Skip to main content

Full text of "Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900"

See other formats


i^it^t;: 


m 

m 


'^ 


m 


t-«i^^: 


mm 


m 


■m^£ 


^^. 

**.^: 


?>ï^J''; 


i^l 


.-^' 


M 


«y^ 


^^ 


<Zifc 


\^ 


'n  , 


^>k 


ccr 


W-»*^  iiP'x 


c  <rç:  ^ 


'^. 


AM^ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/histoiredelalan07peti 


4 


Histoire  de  la  Latigue 


et  de  la 


Littérature  française 

des  Origines  à  1900 


71 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  Brodaud. 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  les  pays, 
y  compris  la  Hollande,  la  Suède  et  la  Norvège 


Histoire  de  la  Langue 


et  de  Ja 


Littérature  française 


des  Origines   à   1900 

PUBLIÉE    SOUS    LA    DIRECTION    DE 

L.   PETIT   DE   JULLEVILLE 

Professeur  à  la  Faculté  des  letlres  de  rUiiiversilé  de  Paris. 


TOME    VII 

Dix-neuvième    siècle 

Période  romantique 

(1800-1850) 


Armand  Colin    c^    C%    Éditeurs 

Paris,  5,  rue  de  Mézières 


1899 

Tous  droits  réservés. 


DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE 


PERIODE    ROMANTIQUE 


(1800-1850) 


INTRODUCTION 

AUX   TOMES    VU    ET    VIII 
(Dix-neuvième  siècle. 


Le  xix"  siècle  intellectuel,  du  moins  à  le  considérer  jusqu'en 
1870,  et  très  probablement  à  le  considérer  tout  entier,  est  un 
produit  direct  de  la  Révolution  française  et  de  TEmpire,  et  de 
la  société  toute  nouvelle  (jue  ces  grands  changements  ont  créée 
en  France. 

La  première  chose  nouvelle  que  la  Révolution  française  et  le 
Premier  Empire  ont  créée,  c'est  un  public  tout  différent  de  ce 
qu'on  appelait  ainsi  avant  1789;  et  le  public  auquel  on  s'adresse 
chang-e,  comme  on  sait,  la  littérature,  exactement  comme  l'au- 
ditoire change  l'orateur.  Or  le  public  d'après  1815  est  essen- 
tiellement différent  du  public  d'avant  80. 

Avant  89,  l'auteur  s'adressait  à  un  public  très  restreint  et  très 
connu  de  lui,  parce  qu'il  était,  sinon  formé  de  cinq  ou  six 
salons  littéraires  de  Paris,  du  moins  très  suffisamment  et  exac- 
tement représenté  par  eux.  C'était  donc  à  des  gens  qu'il  con- 
naissait, à  des  figures  connues  et  qu'il  voyait  de  ses  yeux  quand 
il  écrivait,  que  l'auteur  s'adressait  directement  quand  il  compo- 
sait son  ouvrage.  La  littérature  d'avant  89  est  dans  son  ensemble 
une  littérature  de  société. 

Depuis  1815  \e  public  est  toute  une  nation,  moins  nomltreuse 
sans  doute  que  la  nation  française  elle-même;  mais  il  est  tout 
un  [)euple,  considérable,  dispersé,  vaste,  et,  remarquez-le.  non 

Histoire  de  la  langue.  VII.  U 


II  iN'TRonrnTioN  aux  tomrs  vu  et  viii 

hiérarchisé,  non  discijdiiié,  et  Jie  prenant  phis  son  mot  d'ordre 
de  quelques  comités  littéraires  parisiens. 

La  iirande  dilïérence  est  là,  la  plus  grande  de  toutes.  Gela  va 
rendre  la  liltt-iaturc  plus  générale,  plus  large,  plus  compréhen- 
sive...  lN»iril  du  tout.  Cela  va  la  rendre  personnelle  et  indivi- 
duelle, au  contraire.  Lamartine  dit  magnifiquement,  en  parlant 
de  la  manière  dont  il  prie  Dieu  :  «  Je  le  prie  dans  la  langue 
mystérieuse  et  indistincte  qui  s'adresse  partout  et  à  fout,  celle  des' 
aveugles  qui  parlent  à  «juehju'un  (ju'ils  ne  voient  pas  ».  C'est  de 
cette  même  manière  que  l'auteur,  à  partir  de  1815,  parle  à  son 
public.  Il  ne  le  connaît  pas,  il  ne  le  voit  pas.  Il  est  trop  grand  et 
il  est  trop  loin.  Que  reste-t-il  à  faire  à  l'auteur?  A  parler  pour 
lui-même,  à  écrire  pour  se  satisfaire,  à  dire  ses  sentimenis,  ses 
passions,  ses  idées  propres  et  ses  rêves,  à  penser  tout  haut. 
Sans  doute  il  s'adresse  à  un  j)ublic,  mais  il  ne  s'y  soumet  plus; 
il  ne  cherche  plus  à  s'y  accommoder,  par  la  raison  qu'il  n'a 
|)lus  de  contact  avec  lui.  La  Wilvvàluvc  personnelle  d'une  société 
démocratique  est  la  littérature  naturelle  d'un  public  nombreux, 
dispersé,  non  hiérarchisé,  non  discipliné,  et  inconnu  des  au- 
teurs. 

Et  il  ne  faut  pas  entendre  par  littérature  personnelle  seule- 
ment une  littérature  élégiaque,  soit  en  Aers,  soit  en  prose,  une 
littérature  d'épanchement,  de  confessions  et  de  confidences.  Il 
faut  entendre  par  littérature  personnelle  une  littérature  indivi- 
dualiste, où  chaque  auteur,  sans  se  soucier  des  opinions  proba- 
Idis  (lu  public,  parce  (|u"il  ne  peut  |ias  s'en  soucier,  suit  la  pente 
naturelle  <le  son  esprit,  une  littérature  par  conséquent  très 
variée,  très  divergente,  très  aventureuse,  très  accidentée,  qui 
aura  ses  modes  encore,  sans  doute,  parce  que  la  littérature  est 
elle-même  ime  petite  société  où  I'cju  s'imite  et  oii  l'on  se  copie, 
mais,  du  moins,  1res  favorable  à  l'originalité,  et  où  toutes  les 
originalités  vraies  se  feront  leur  place  et  se  sentiront  plutôt 
encouragées  que  réprimées. 

Aussi  n'est-ce  pas  seulement  la  littérature  poétique,  au 
xix"  siècle,  (jiii  est  |)ersonn(dle.  Est  personnelle,  en  ce  sens 
qu'elle  est  individualiste,  profondément  marquée  de  l'empreinte 
in<lividu(dle,  la  littérature  historique,  la  littérature  philoso- 
(ihi<jue,    la    littérature    politique,    la   littérature   critique;  et  il 


INTRODUCTION   AUX  TOMES   VII   KT   VIII  III 

faudra,  vers  la  lin  du  siècle,  |»oui-  ré[)rini(;r  uu  peu  ses  ten- 
dances, au  moins  en  ce  ijui  concerne  l'histoire  et  la  politique, 
peut-être  la  critique,  le  souci  qu'auront  ces  différents  arts  de 
se  transformer  en  sciences,  de  s'imposer  une  méthode  rigou- 
reuse et  de  diminuer  ainsi,  dans  une  certaine  mesure,  la  part 
d'originalité  et  de  personnalité  qu'ils  avaient  dans  chacun  des 
auteurs  qui  les  pratiquaient. 

La  littérature  personnelle,  et,  partant,  la  littérature  plus  ori- 
ginale et  plus  variée,  est  le  premier  effet,  que,  en  créant  un- 
public  nouveau,  la  grande  perturbation  du  commencement  du 
siècle  a  produit  dans  le  domaine  des  choses  de  lettres. 

Second  eiï'et  :  la  Révolution  et  l'Empire  et  tous  les  événe- 
ments prodigieux  de  cette  période  ont  rendu  la  nation  française 
plus  sérieuse,  ou,  si  l'on  veut,  plus  méditative.  Ils  l'ont  habi- 
tuée à  réfléchir  gravement  et  tristement  sur  les  grands  pro- 
blèmes des  destinées  de  l'humanité  et  des  destinées  des  nations. 
Ils  ont,  par  là,  imprimé  un  mouvement  très  vif  aux  études 
philosophiques  et  aux  études  historiques. 

—  Ne  s'a}»pliquait-on  ni  à  l'histoire  ni  à  la  philosophie 
avant  1789? 

—  Si  vraiment;  mais  il  était  relativement  assez  rare  qu'on 
s'y  appliquât  avec  impartialité  et  qu'on  les  étudiât  véritable- 
ment pour  elles-mêmes.  L'histoire  était,  aux  mains  de  Voltaire 
une  arme  de  combat,  aux  mains  de  Montesquieu  un  instru- 
ment de  démonstration  au  profit  d'un  système  politique;  la  phi- 
losophie était  aux  mains  de  tous  ceux  qui  s'en  occupaient  une 
arme  aussi  et  un  outil  de  destruction,  à  ce  point  que,  ce  qui  est 
singulier  quand  on  y  songe,  le  mot  même  de  «  philosophes  »  a 
longtemps  désigné  un  parti  politique  et  ne  désignait  pas  autre 
chose. 

La  philosophie  et  l'histoire  étudiées  pour  elles-mêmes  et  en 
elles-mêmes,  sans  préoccupations,  ou  avec  moins  de  préoccu- 
pations actuelles,  immédiates  et  passionnées;  la  philosophie  et 
l'histoire  étudiées  pour  les  connaître  et  non  pour  les  consulter 
et  en  obtenir  les  réponses  qu'on  leur  dictait;  étudiées  selon  leur 
objet  et  non  selon  le  profit  qu'on  en  pouvait  tirer;  étudiées  pour 
tâcher  de  savoir  où  va  l'humanité  et  comment  elle  doit  mar- 
cher, pour  tâcher  de  savoir  ce  qu'est  vraiment  l'homme  et  quels 


IV  INTRODUCTION   AUX  TOMES  VII  ET   VIII 

rapports  il  soutient  avoc  FUiiivcrs;  étudiées  dans  un  esprit 
sérieux,  lari»e,  élevé,  consciencieux  et  scrupuleux,  comme  des 
sciences  qui  contiennent,  sinon  le  mot  de  l'éiiig^me,  du  moins 
les  premiers  mots  de  la  solution;  ce  n'était  pas,  sans  doute, 
chose  nouvelle  on  France,  et  c'était  plutôt  chose  renou- 
velée; mais  c'était  chose  qui  disting'uait  singulièrement  le 
xix"  siècle  du  xvm"  et  qui  lui  a  donné  un  caractère  tout  à  fait 
particulier. 

Cela  se  marque  assez  à  ce  (jue  l'histoire,  au  moins  pendant 
les  trois  premiers  quarts  du  siècle,  a  été  si  philosophique,  parce 
qu'elle  était  sérieuse  et  ambitieuse,  qu'elle  a  essayé  de  fonder 
une  science  nouvelle,  la  «  philosophie  de  l'histoire  »,  tentative 
qu'on  peut  considérer  comme  ayant  avorté,  mais  qui  indi- 
quait bien  le  caractère  profondément  méditatif  que  l'histoire 
avait  pris,  même  chez  nous. 

Et  cela  se  marque  assez,  d'autre  part,  à  ce  que  la  philosophie, 
de  son  côté,  se  faisait  historique  et  —  si  loin  d'être  militante 
qu'elle  ne  voulait  plus  môme  être  uniquement  dogmatique  — 
essayait  d'être  en  môme  temps  que  la  recherche  des  grands 
problèmes,  l'histoire  même,  le  résumé  historique  de  l'efï'ort  de 
l'esprit  humain. 

Et  où  se  mesure  encore,  mieux  encore  peut-être,  l'influence 
de  l'esprit  philosophique  sur  les  âmes  françaises  du  xix"  siècle, 
c'est  à  ceci  que  toutes  les  littératures  qui  n'étaient  ni  la  littéra- 
ture historique!  ni  la  littérature  philosophique,  furent  comme 
pénétrées  d'histoire  et  de  philosophie.  La  poésie  des  romanti- 
ques eut  des  ambitions  et  des  prétentions  pliilosophiques,  que 
n'avait  jamais  eues,  sauf  de  très  légères  exceptions,  \a  poésie 
française  depuis  ses  origines;  la  poésie  des  romantiques  s'in- 
quiéta d'histoire,  et  particulièrement  d'histoire  du  moyen  âge, 
plus  que  la  poésie  n'avait  jamais  accoutumé  de  faire  chez  nous; 
et  la  fameu.se  invention  de  la  «  couleur  locale  »  dans  les  drames 
romanli(|ues  n'est  pas  autre  chose  qu'une  préoccupation  de  l'his- 
toire toute  nouvelle  dans  notre  littérature  dramatique. 

La  «-ritique  littéraire,  qui  n'était  autrefois  cju'uu  art  très 
secondaire,  moitié  grammaire,  moitié  esthétique  élémentaire,  se 
piqua  peu  à  peu,  d'abord  d'être  une  véritable  [»hilosophie  de  la 
littérature,  ensuite,  et  à  peu  près  en  même  temps,  non  seule- 


INTRODUCTION   AUX  TOMES  VII   ET    VIII  v 

ment  de  s'appuyer  sur  Thistoire  et  de  s'éclairer  par  elle,  mais 
d'être,  à  proprement  parler,  une  forme  même  de  l'histoire  et  de 
décrire  par  la  littérature  la  courbe  du  mouvement  intellectuel  et 
moral  de  l'humanité. 

L'histoire  renouvelée,  la  philosophie  renouvelée;  l'esprit  his- 
torique partout  et  même  où  peut-être  n'était-il  pas  à  sa  place, 
ou  en  prenait  une  trop  grande;  l'esprit  philosophique  partout  et 
même  où  peut-être  il  était  sinon  superflu,  puisqu'il  ne  l'est  nulle 
part,  mais  un  peu  indiscrètement  appelé  et  retenu;  ces  deux 
grandes  caractéristiques  du  mouvement  intellectuel  au  xix^  siè- 
cle, sont  dues  sans  doute  à  la  perturbation  européenne  de 
1789-1813,  qui  avait  autant  frappé  les  esprits  qu'ébranlé  les 
imaginations,  et  <{ui  a  incliné  fortement  les  intelligences  à  la 
recherche  et  à  la  méditation  des  grands  problèmes. 

La  Révolution  et  l'Empire  ont  eu  d'autres  effets  encore.  Ils 
ont  mêlé  les  races  et  mêlé  les  classes. 

Ils  ont  mêlé  les  classes,  non  point  complètement,  ce  qui  est 
impossible,  et  l'on  peut  même  dire  qu'ils  ne  les  ont  point 
rapprochées  et  qu'elles  sont  plus  éloignées  que  jamais;  mais 
ils  les  ont  mêlées,  en  ce  sens  qu'ils  ont  fait  descendre  beaucoup 
plus  bas  dans  la  hiérarchie  sociale  la  possibilité,  le  goût  et  l'ha- 
bitude de  la  lecture,  qu'ils  ont  appelé  un  beaucoup  plus  grand 
nombre  d'êtres  humains  à  la  pratique  du  papier  imprimé,  que, 
par  suite,  la  ligne  de  démarcation  entre  un  petit  groupe  qui 
lisait  beaucoup  et  une  immense  multitude  qui  ne  lisait  rien  a 
disparu. 

Les  conséquences,  seulement  au  point  de  vue  littéraire,  sont 
considérables,  et  c'est  même  une  révolution  littéraire  aussi 
profonde  que  celle  de  looO,  et  à  mon  avis  plus  profonde,  qui 
s'est  suivie  de  ce  nouvel  état  de  choses.  Ce  qui  a  disparu  avec 
la  ligne  de  démarcation  que  j'indiquais  tout  à  l'heure,  c'est  ce 
qu'on  appelait  autrefois  le  goût. 

«  Le  goût  »  n'existe  pas  ;  c'est  un  pur  préjugé,  et  qu'il  y  ait  «  un 
bon  et  un  mauvais  goût  »,  comme  on  disait  du  temps  du  che- 
valier de  Méré,  c'est  ce  que  l'on  n'a  jamais  pu  démontrer;  mais 
il  peut  exister  un  goût  littéraire  et  artistique,  très  fixé,  très 
précis,  très  d'accord  avec  lui-même,  très  constant,  qui  est  la 
moyenne  des  goûts  et  des  habitudes  d'esprit  dans  un  public  très 


VI  INTRODUCTION  AUX  TOMES  VIL  ET  VIII 

restreint,  très  concentré,  qui  se  connaît  et  qui  a  pris  conscience 
«le  lui-même.  Et  c'est  cette  moyenne,  assez  facilement  délinis- 
sable,  que  ce  public  précisément,  constitué  comme  je  viens  de 
le  (lire,  se  plaît,  (inainl  il  existe,  à  appeler  le  goût. 

Il  existait  donc  un  bon  goût,  un  «  goût  »,  avant  1789.  Il  ne 
peut  plus  y  avoir  de  goût  et  il  n'y  en  a  plus  depuis  1815.  Le 
j»ublic  est  trop  vaste  pour  qu'il  y  ait  un  goût  et  il  est  assez  vaste 
pour  qu'il  y  en  ait  vingt,  et  ces  vingt  sont  Irop  difTérents  et  trop 
contraires  pour  qu'il  y  ait  entre  eux  une  moyenne  possible.  Il 
n'v  a  plus  de  goût,  et  le  mot,  avec  son  ancien  sens,  disparaît  de 
la  langue. 

Ceci  change  complètement  les  habitudes  littéraires.  L'auteur 
de  l'ancien  régime  était  persuadé  qu'il  y  avait  un  point  d'excel- 
lence en  art  «  comme  de  bonté  et  de  maturité  dans  la  nature  »  ; 
qu'il  était  glorieux  de  l'atteindre  ou  <le  s'en  rapprocher  le  plus 
possible,  déshonorant  et  du  reste  dangereux  de  rester  en  deçà 
ou  de  se  porter  au  delà.  Il  cherchait  à  y  toucher  au  plus  juste. 
Mais  remarquez  que  ce  point,  il  le  voyait  ou  croyait  le  voir  en 
dehors  de  lui,  il  le  tenait  pour  extérieur;  il  le  cherchait  dans 
les  témoignages  du  public  éclairé,  des  connaisseurs,  des  bons 
juges;  —  et  voyez  déjà,  par  provision  de  ce  que  je  veux  prouver, 
comme  tous  ces  mots  sont  surannés  ;  —  il  avait  les  yeux  fixés 
sur  un  objet  qu'il  tenait  pour  être  hors  de  lui  et  éloigné  de 
lui.  Son  travail,  son  art  avait  donc  toujours  quelque  chose 
d'objectif.  Il  travaillait  y)o»r/e  rjoût,  et  le  goût  était  un  je  ne  sais 
quoi  qui  n'était  pas  en  lui-même. 

Le  goût  une  fois  disparu,  la  croyance  au  goût  une  fois  abolie, 
que  fait  l'auteur,  que  fait  l'artiste?  Il  travaille  non  plus  pour  le 
fjoûl,  mais  bien  selon  son  goût  à  lui-même.  Plus  ou  moins  con- 
sciemment, il  ne  cherche  qu'à  se  satisfaire,  qu'à  tirer  de  soi  la 
création  la  plus  conforme  à  sa  nature  et  la  plus  expressive  de 
sa  nature,  qu'à  tirer  de  lui-même  l'expression  la  plus  satisfai- 
sante de  lui-même,  qui  deviendra  sa  règle  et  à  laquelle  se  con- 
formeront, sur  laquelle  se  modèleront  ses  œuvres  postérieures. 
Tout  son  travail,  tout  son  art  prendront  un  caractère  subjectif. 

De  là,  f't  par  un  nouveau  chemin  nous  y  revenons,  la  physio- 
nomie personnelle  de  la  littérature  moderne,  et  son  originalité 
et  ses  tendances  à  l'excentricité;  de  là,  et  ceci  est  une  considé- 


INTRODUCTION  AUX  TOMES  VII   ET   VllI  vu 

ration  nouvelle,  ce  (jue  jajipellcrai  son  dérèr/lcnieiil,  sans  attadirr 
à  ce  mot  aucune  signification  défavorahle .  La  liltéiainn' 
moderne,  de  par  ce  qui  précède,  ne  peut  plus  avoir  de  règles,  et 
n'en  a  plus.  Elle  n'a  du  moins  que  celles,  qui  sont  très  larges  et 
très  peu  rigides,  de  la  nature  humaine  elle-même.  Un  auteur 
n'est  tenu  qu'à  n'être  pas  fou  d  une  manière  ti"0[(  (''vidcnte.  Kn 
deçà  de  ceci,  il  est  libre  de  s'exprimer  lui  même  et  de  prendre 
son  objet,  par  suite  sa  règle,  par  suite  sa  méthode,  au  dedans 
de  lui-même. 

Brusquement,  après  avoir  dit  assez  longtemps  le  contraire, 
Hugo  s'est  avisé  que  «  le  romantisme  c'était  le  libéralisme  en 
littérature  ».  Rien  de  plus  vrai.  Libéralisme  et  romantisme  sont 
synonymes  en  ce  sens  qu'ils  sont  tous  deux  synonymes  de  sup- 
pression des  règles  ou  de  suppression  du  plus  grand  nombre 
possible  de  règles. 

Quoi  d'étonnant,  dès  lors,  que  ces  deux  facultés,  sensibilité, 
imagination,  aient  pris  dans  la  littérature  la  place  et  l'empire 
qu'y  avait  auparavant  la  raison?  La  raison  aussi,  quoi  qu'on 
en  ait  dit,  est  chose  personnelle,  et  c'est  le  raisonnement  seul, 
c'est  la  logique  qui  est  chose  impersonnelle;  mais  encore  la 
raison  a  un  caractère  moins  strictement  personnel  que  l'imagi- 
nation et  la  sensibilité.  Les  hommes  n'ont  pas  tous  les  mêmes 
idées  générales,  il  s'en  faut;  mais  ils  sentent  si  bien  que  leurs 
idées  générales  sont  moins  choses  individuelles  que  leurs  senti- 
ments ou  leurs  fantaisies,  qu'ils  discutent  sur  leurs  idées  géné- 
rales et  cherchent  à  les  réduire  les  unes  aux  autres,  tandis  que 
sur  leurs  sentiments  et  leurs  fantaisies,  ils  discutent  aussi,  à 
vrai  dire,  mais  confessent,  de  temps  en  temps,  qu'ils  n'en 
devraient  pas  discuter  et  qu'en  discuter  est  une  sottise. 

Une  littérature  individuelle,  une  littérature  où  chaque  auteur 
vise  un  objet  qui  n'est  pas  ou  qu'il  ne  croit  pas  extérieur  à  lui, 
mais  en  lui,  est  donc  comme  dominée  par  l'imagination  et  la  sen- 
sibilité. Elle  ne  l'est  plus  par  la  raison,  elle  ne  l'est  plus  par  le 
goût,  c'est-à-dire  par  le  sentiment  qu'il  y  a  quelque  part,  en 
dehors  de  lui,  quelque  chose  que  l'auteur  doit  comprendre,  doit 
sentir  et  doit  atteindre  :  elle  ne  l'est  plus  par  les  règles,  qui  ne 
sont  pas  autre  chose  que  le  goût  général  d'une  nation  résumé  et 
ramassé  dans  un  certain  nombre  de  préceptes,  de  conseils  et  de 


VIII  INTIlODrCTION   AUX  TOMES   VII   ET   VIII 

inaxiincs.  Le  «  déroglement  »,  c'est-à-dire  raflraiichissemeiit  de 
la  littérature,  avec  tous  ses  avantai^es  :  hardiesse,  curiosité, 
recherche  ardente  du  nouveau,  candeur,  sincérité,  naïveté;  avec 
tous  ses  inconvénients  :  excentricité,  bizarrerie,  audaces  faciles, 
divagation,  inconvenance,  étalage  du  moi,  cynisme;  est  la  suite 
nalurelle  de  la  disparition  de  l'idée  du  g"0Ût,  qui  est  l'elTet, 
naturel  aussi,  du  mélange  des  classes  survenu  à  la  suite  de  la 
Révolution  et  de  l'Empire. 

Et  la  perturbation  européenne  de  1789-1815  n'a  pas  seule- 
iiKMit  mélangé,  jusqu'à  un  certain  point,  les  classes  dans  la 
nation  française;  elle  a,  dans  une  certaine  mesure  aussi, 
mélangé  les  races  européennes,  abaissé  les  barrières  qui  exis- 
taient entre  elles,  rendu  plus  faciles  les  communications  et  les 
iiidltrations  de  l'une  à  l'autre  (surtout  si  à  cette  première  cause, 
la  France  envahissante  et  portant  partout  quelque  chose  du 
g-énie  français,  la  France  envahie  et  l'Europe  prenant  chez  elle 
et  remportant  chez  soi  quelque  chose  de  l'esprit  français,  on 
ajoute  cette  autre  cause,  permanente  et  continue  :  la  facilité  et 
la  rapidité  de  plus  en  plus  grande  des  voyages,  des  échang'es 
intellectuels,  des  communications  de  toute  nature  de  peuple  à 
peuple).  Les  races  se  sont  mêlées  en  ce  siècle,  beaucoup  moins, 
certes,  qu'on  ne  le  croit,  mais  beaucoup  plus  qu'elles  ne  l'ont 
jamais  été  depuis  l'Empire  romain.  Les  esprits  nationaux,  si 
divers,  si  profondément  diiïérents,  se  sont  un  peu  pénétrés  les 
uns  les  autres.  Le  mot,  extraordinaire  à  sa  date,  de  M""  de  Staël  : 
«  11  faut  désormais  avoir  l'esprit  européen  »  s'est  presque 
vérifié;  il  s'est  vérifié,  du  moins,  beaucoup  plus  que  ne  l'aurait 
certainement  supposé  son  auteur. 

Ce  qu'on  appelle  le  cosmopolitisme  littéraire,  d'un  mot 
excessif  et  qui  ne  doit  pas  rester,  ce  qu'on  appelait  autrefois 
l'influence  réciproque  des  littératures  les  unes  sur  les  autres,  fut 
toujours  un  fait,  au  moins  depuis  le  xv"  siècle,  mais  a  été  dans 
le  siècle  qui  va  finir  un  fait  beaucoup  plus  considérable  qu'en 
aucun  autre. 

Non  pas,  —  et  il  va  ici  une  demi-vérité,  c'est-à-dire  une  demi- 
erreur,  qu'il  faudra  tirer  au  clair,  —  non  pas  que  la  littérature 
française  au  xix"  siècle  ait  beaucoup  imité  les  littératures  étran- 
g-ères.  Ni   la   littérature  historique,   ni  la  littérature  philoso- 


INTRODUCTION   AUX  TOMES   VII  ET   VII [  IX 

phique,  ni  la  litt<''raliire  critique,  encore  moins  la  littérature 
morale,  n'ont  été  chez  nous,  en  ce  siècle,  très  pénétrées  d'esprit 
étranger;  et  la  littérature  poétiipie,  le  romantisme  pour  plus  de 
précision  et  pour  une  délimitation  plus  nette,  le  romantisme 
lui-même,  assez  ignorant,  peu  versé  dans  la  connaissance  des 
langues  étrangères,  au  fond  ne  connaissant  guère  ou  au  moins 
ne  pratiquant  guère  que  Shakespeare  et  Walter  Scott,  a  très 
peu,  tout  compte  fait,  imité  les  auteurs  étrangers.  Mais  ce  n'est 
pas  là  la  question,  et  quand  on  la  met  là  on  la  pose  mal.  Lin-, 
fluence  des  littératures  étrangères  a  été  énorme  chez  nous  sans 
que  l'imitation  des  littératures  étrangères  par  nous  ait  été  con- 
sidérable. L'influence  des  littératures  étrangères  sur  nous  a  été 
une  influence  morale. 

Elle  a  consisté  en  ce  que  nos  auteurs,  sans  pratiquer  beau- 
coup les  auteurs  étrangers,  ont  été  frappés  de  cette  idée  qu'il 
existait  des  auteurs  qui  n'avaient  nullement  le  goût  français,  ni 
le  goût  antique  et  qui  étaient  des  auteurs  admirables;  et  que  par 
►  conséquent  le  goût  français  ou  le  goût  antique  n'était  pas  le  seul 
bon  goût,  et  que  peut-être  ni  lun  ni  l'autre  n'était  le  goût  bon. 

C'est  là  ce  qu'était  une  idée  nouvelle.  Du  xvi*  siècle  au 
xix^  siècle  les  Français  ont  toujours,  plus  ou  moins,  mais  tou- 
jours, sauf  une  période  de  quarante  ans  environ  (i6GU-n00) 
imité  les  littératures  étrangères;  mais  ils  les  imitaient  avec  la 
conviction  qu'en  les  transposant  ils  les  rendaient  meilleures,  que 
c'étaient  emprunts  de  riche  à  pauvre,  et  que  les  Français,  quand 
ils  empruntaient,  devaient  être  remerciés,  et  que  le  goût  fran- 
çais était  le  meilleur  goût  du  monde.  A  partir  de  1815,  l'idée 
générale  est  plutôt  contraire:  et  ce  que  se  demandent  les  nova- 
teurs c'est  si  les  Allemands,  les  Anglais  et  quelques  Italiens  ne 
sont  pas  très  supérieurs  à  tout  ce  que  notre  littérature  a  donné 
au  monde. 

Dès  lors,  il  y  a  comme  une  émulation  qui  consiste  à  vouloir 
montrer  que  le  génie  français  est  aussi  capable  soit  d'imagina- 
tion, soit  de  sensibilité,  soit  de  mélancolie,  soit  de  profondeur, 
même  obscure,  que  le  peuvent  être  les  génies  des  autres 
nations.  Dès  lors,  il  y  a,  inconsciemment  inspirateur  des  esprits 
français  même  les  plus  distingués,  je  ne  dirai  pas  un  goût  euro- 
péen, ce  qui  n'aurait  guère  de  sens,  mais  un  goût  des  choses 


X  INTRODUCTION   AUX  TOMES  YII  ET   VIII 

(]ui  ne  sont  pas  clans  la  tradition  française  et  qui  sont  jugées  ou 
bonnes,  ou  belles  ou  au  moins  intéressantes,  àproportion  qu'elles 
s'en  écartent;  —  et  voilà  précisément,  à  mon  avis,  Tinfluence 
(les  littératures  étrangères  sur  nous  au  xix"  siècle. 

C'est  une  inHuenro  morale,  et,  indirectement  et  par  contre- 
coup, littéraire. 

On  pourrait  dire  que  cette  influence  est  juste  à  l'inverse  de 
celle  qu'avaient  exercée  les  littératures  anciennes  sur  nos  auteurs 
du  xvi"  siècle.  Nos  auteurs  du  xvi"  siècle  lisaient  les  écrivains 
anciens  et  les  imitaient  directement  et  auraient  voulu  les  faire 
passer  tout  entiers  dans  leurs  œuvres;  mais  ils  avaient  une  très 
baulc  id<''e  (hi  gt-nie  français,  de  la  «  b'rance,  mère  des  arts, 
des  armes  et  des  lois  »  et  ne  désespéraient  point  de  hausser  la 
littérature  française  au  rang  de  la  grecque  ou  de  la  latine.  Nos 
auteurs  du  xix"  siècle,  et  je  ne  dis  pas  qu'en  cela  ils  fussent 
moins  bien  inspirés,  sans  lire  beaucoup  les  auteurs  étrangers, 
sans  les  imiter  souvent,  sans  s'acharner  à  les  transplanter  dans 
leurs  livres,  étaient  pénétrés  du  désir  d'avoir  un  génie  analogue» 
au  leur,  et  d'un  certain  désespoir  de  pouvoir  les  égaler.  On 
a  dit  qu'ils  avaient  les  yeux  fixés  beaucoup  moins  sur  Goethe, 
Schiller  et  Shakespeare  que  sur  t Allemagne  de  M""  de  Staël,  et 
pour  mon  compte  j'en  suis  persuadé;  mais  l'elTet  fut  le  même, 
si  même  il  ne  fut  pas  meilleur;  car  ce  n'est  pas  l'imitation  qui 
est  une  bonne  chose;  et  nos  auteurs  furent  jaloux  des  grands 
génies  étrangers  bien  plus  cpjils  ne  les  imitèrent,  ni  même 
,  qu'ils  ne  les  connurent. 

La  direction  des  esprits  n'en  fut  pas  moins  changée,  puisque, 
oîi  visèrent  le  jilus  attentivement,  le  plus  passionnément  nos 
écrivains,  ce  fut  à  se  (b)nnei"  ou  ù  développer  en  eux  les  qualités 
qui  n'étaient  pas  celles  qui  étaient  familières  à  leur  race.  Il  n'y 
eut  pas  à  prc^prement  parler,  un  esprit  européen;  mais  il  y  eut 
un  esj>rit  français  prenant  plaisir  à  se  dépayser  et  réussissant 
souvent  à  s'élargir. 

Public  nouveau  plus  vaste,  très  favorable  à  la  littérature  per- 
sonnelle ou  à  rindi\  idualisme  en  littérature;  —  })réoccupations 
graves,  très  favorable  au  développement  du  véritable  esprit  histo- 
rique et  du  véritable  esprit  philosophique  ;  —  mélange  des  classes 
suji|)riiiiaiit  l'idée  du  noiU  et  très  favorable  encore  à  la  liltéra- 


INTRODUCTION   AUX   TOMP]S   VII   ET    VU!  xi 

turc  porsoimcllo  cl  à  un  certain  ou  Mi  des  règles  et  de  la  litté- 
rature régulière;  —  mélange  des  races  donnant  aux  écrivains  la 
pensée  et  la  préoccupation  dun  nouvel  idéal  ou  d'un  idéal,  |)Oui' 
ainsi  parler,  élari^i  :  tels  sont  les  effets  sur  la  littérature  fran- 
çaise de  la  Révolution  et  de  TEmpire,  et  telles  sont,  non  pas 
les  causes,  que  l'on  ne  connaît  jamais,  de  la  littérature  française 
au  xix'  siècle,  mais  les  conditions,  dans  lesquelles  l'évolution  de 
la  littérature  française  au  xix'  siècle  s'est,  à  notre  sens,  accom- 
plie. 

Emile  F  a  guet. 


CHAPITRE  1 
CHATEAUBRIAND 


La  renommée  de  Chateaubriand  a  pendant  une  douzaine 
d'années,  de  1848  à  1860,  traversé  Tune  de  ces  périodes  de  cré- 
puscule auxquelles  n'ont  échappé  ni  la  gloire  de  Lamartine  ni 
le  génie  plus  radieux  peut-être  de  Victor  Hugo.  Nous  nous  sou- 
venons du  temps  où  ïaine,  Edmond  About  et  bien  d'autres  à 
leur  suite,  parlaient  ironiquement  du  grand  aïeul;  où  Michelet 
lui-même  leur  donnait  l'exemple  du  dédain;  où  Sainte-Beuve 
mêlait  à  l'étude  la  plus  judicieuse  des  résipiscences  parfois 
injustes.  Cette  renommée  a  été  remise  en  lumière  vers  la  tin  du 
second  empire  par  Théophile  Gautier,  Paul  de  Saint-Victor, 
Gustave  Flaubert,  Emile  Montégut,  puis  par  les  poètes  de  l'école 
parnassienne,  enfin  par  tous  les  critiques  et  les  écrivains  d'ima- 
gination qu'a  produits  la  troisième  Répuldique.  Elle  est  aujour- 
d'hui au  plus  haut  point  de  splendeur.  On  ne  la  conteste  pas 
plus  que  l'on  ne  conteste  l'urgence  et  pour  ainsi  dire  la  fatalité 
de  la  Renaissance  romantique  dont  Chateaubriand  fut  le  promo- 
teur. Une  révolution  littéraire  au  commencement  du  xix'  siècle, 
nul  ne  le  nie  maintenant,  était  la  conséquence  et  le  corollaire 
de  la  révolution  jiolitique  dont  est  née  la  France  moderne. 

Celte  révolution,  inséparable  de  son  aînée.  Chateaubriand  ne 
l'a  pas  faite  à  lui  seul,  mais  il  l'a  l'utreprise  et  pttur  ainsi  diie 

1.  Par  M.  Emmaïuiel  des  Essaris,  doyci»  do  la  Faculté  de*  lollivs  de  rUiiiver- 
silé  de  Clermont. 

Histoire  de  la  langue.  VII.  1 


■2  CHATEAUBRIAND 

laiiciH'.  |-]ii  cllrl.  lils  (lu  passe''  par  sa  naissance,  écrivain  du 
xviu'"  sircir  par  son  éducation,  c'est  lui  qui  en  prit  l'initiative, 
lui  (jiii  rompit  avec  la  routine  pseudo-classique  du  siècle  pré- 
cétlent  et,  par  un  franc  retour  au  xvu"  siècle  mal  compris  comme 
à  l'antiquité  méconnue,  créa  toute  une  littérature  énumcipée  du 
présent,  mais  fortement  appuyée  sur  le  passé,  fondée  sur  la  tra- 
dition nationale  et  destinée  à  s'ouvrir  larjiement  les  voies  dans 
toutes  les  directions  de  l'avenir. 


/.   —  Chateaubriand,   de  sa  naissance 
au  ((    Génie   du    Christianisme  »    fi '-"68-1802). 

Origines  de  Chateaubriand.  —  Ce  grand  novateur,  à  la 
veille  de  ses  audaces  était  un  homme  obscur,  un  pauvre  émigré 
per<lu  dans  les  brumes  de  Lomlres.  Mais  sa  vocation  au  génie 
avait  été  servie  pour  ainsi  ilire  et  conduite  par  les  circonstances. 
Sa  destinée  fut  conune  arrangée  et  composée,  mêlée  d'imprévu, 
relevée  de  souffrance,  pour  faire  de  lui  un  de  ces  êtres  singuliers 
qui  passent  en  emportant  le  cœur  des  générations  conquises. 
Tout  vint  en  aide  à  sa  création,  tout  se  concerta  pour  la  faire 
épanouir  à  son  heure  de  parfaite  maturité.  Telle  est  l'histoire 
des  premières  années  de  Chateaubriand.  Rien  ne  pouvait  être 
|dus  aisément  refoulé  (pie  ses  inclinations  naissantes.  L'adage 
a  beau  dire  :  «  On  naît  poète  »,  l'adage  n'a  raison  qu'à  moitié. 
Oui!  l'on  naît  poète,  mais  on  ne  peut  être  grand  poète  si  les 
circonstances  n'y  conspirent  pas.  Autrement  il  en  est  comme 
du  grain  sur  la  pierre  dans  la  parabole  évangélique  :  inutile  au 
sol,  il  est  enlevé  par  les  oiseaux  du  ciel. 

Ici  les  circonstances,  ces  alliées  ou  ces  ennemies  des  an^bitions 
humaines,  furent  d'une  merveilleuse  complaisance  pour  le  futur 
génie.  Celui  qui  devait  être  le  poète  à'Atala  eut  pour  pays  natal 
un  coin  sauvage  de  la  Bretagne  et  tut  dans  son  berceau  visité 
par  les  fées  du  Rêve.  Il  nous  a  dit  lui-même  qu'il  était  venu  au 
monde  par  une  luorne  journée  d'automne,  au  bruit  des  vagues 
mugissantes  soulevées  par  une  bourrasque,  lugubre  avant- 
conrrière  de  Téquinoxe.  Ce  fut  dans  cette  tristesse  universelle 
que  commença  la  vie  de  ce  maître  des  tristes.  Son  existence  ne 


DE  SA   NAISSANCE  AU   «  GENIE  DU  CHRISTIANISME  »  :$ 

pouvait  mieux  s'ouvrir.  Entre  ce  deuil  de  la  mer  désolée  et 
cette  àme  marqué*»  pour  la  désolation  et  le  deuil  il  y  avait 
comme  le  pressentiment  d'une  entente  ultérieure;  un  lien  sem- 
blait unir  tout  ce  qui  est  sombre  et  plaintif  dans  la  création  et 
la  créature. 

Enfant  cbétif  d'une  famille  aux  origines  féodales,  mais 
appauvrie  et  amoindrie  dans  l'éloignement  de  la  cour,  fils  de 
René  de  Chateaubriand  et  de  Pauline-Suzanne  de  Bédée,  Fran- 
çois-René naquit  à  Saint-Malo  le  4  septembre  1768.  Il  se  trou- 
vait le  dernier  né  d'une  famille  de  dix  enfants  dont  six  vécurent, 
et,  comme  les  cadets  de  Bretagne,  il  était  destiné  dès  sa  naissance 
à  entrer  dans  la  marine  royale.  Il  grandit  dans  les  conditions  les 
plus  propres  à  réprimer  l'ambition,  mais  en  même  temps  à  sus- 
citer l'essor  poétique.  La  vie  trop  active  des  familles  de  la  ville 
eût  fait  échec  à  sa  vocation.  Un  père  taciturne,  menaçant,  par- 
fois farouche,  une  mère  chimérique,  grande  conteuse  et  «  ne 
sachant  que  soupirer  »,  des  sœurs  telles  que  Julie  de  Farcy  et 
Lucile  de  Gaud,  furent  des  auxiliaires  pour  sa  préparation  à  la 
poésie.  Il  fallait  à  ce  poète  rénovateur  une  nature  abrupte, 
excellente  inspiratrice  d'un  génie  qui  fut  orageux.  Chateaubriand 
n"a-t-il  pas  proclamé  qu'il  «  devait  beaucoup  au  rocher  natal  »? 
Ce  rocher  de  Saint-Malo,  tant  de  fois  foulé  par  ses  pas  adoles- 
cents, fut  comme  le  trépied  d'oii  son  imagination  prit  son  pre- 
mier élan  d'audace.  C'était  sur  ces  falaises,  parmi  ces  forts  et 
ces  îlots,  à  travers  la  chaussée  du  Sillon,  sur  la  butte  sinistre  de 
la  Hoguette  surmontée  de  gibets,  sur  ces  sommets  de  la  Couchée, 
de  Lézembé,  du  Grand  Bé,  aujourd'hui  consacré  par  son  tombeau, 
que  René  tout  enfant  s'initiait  au  charme  grave  d'un  paysage 
sévère  et  à  cette  sombre  grandeur  plus  tard  si  familière  à  son 
pinceau  fiévreux.  A  neuf  ans  il  s'occupait  à  voir  voler  les  goé- 
lands et  les  mouettes,  à  contempler  «  les  lointains  bleuâtres  », 
jeux  étranges  pour  cet  âge,  mais  oij  déjà  circulait  une  sève  de 
poésie  cachée.  Plus  tard  le  donjon  de  Combourg,  pour  lequel  il 
échangeait  avec  sa  famille  le  séjour  de  Saint  Malo,  dut  exercer 
sur  son  àme  la  même  influence  pénétrante.  Cette  vision  d'un 
château  de  jadis  suggéra  sans  doute  à  cet  esprit  où  tout  se  gra- 
vait la  curiosité  des  ruines  et  le  goût  du  passé.  L'isolement 
presque  alisolu  où  coulèrent  ses   années  d'enfance   développa 


4  CHATEAUBRIAND 

par  la  concentration  solitaire  ce  qu'il  y  avait  de  méditatif  et  de 
rêveur  on  Franrois-René.  Sa  sensibilité  ne  devait  dans  l'avenir 
<jue  déborder  j)lus  brûlante  et  plus  contagieuse. 

La  première  inspiratrice  du  poète  à  venir,  sa  pi'omière  nmse 
fut  sa  sœur  Lucile.  Nul  doute  que  les  années  passées  auprès  de 
cet  être  de  rêverie  et  de  prière  n'aient  laissé  leur  trace  dans  le 
cœur  du  jeune  homme  ému,  comme  il  le  rappelle,  par  les  sou- 
dains abattements  de  cette  nature  extati(jue  et  désolée.  Cette 
jeune  fille  mystérieuse,  à  demi  somnambule,  presque  douée  de  la 
seconde  vue  comme  une  habitante  des  îles  Hébrides,  traversa 
l'enfance  de  Chateaubriand  ainsi  (|ue  l'apparition  de  la  Douleur. 
Elle  communiqua  son  poétique  malaise  à  ce  frère  déjà  si  tour- 
menté; c'est  ainsi  qu'elle  fut  de  moitié  dans  toutes  les  concep- 
tions du  poète.  En  ce  chœur  de  blanches  visions  nous  la 
retrouvons  partout,  et  parlout  nous  la  voyons  prêtant  quelques- 
uns  de  ses  traits  à  ces  Iiéroïnes  infortunées.  Qui  oserait  la 
reconnaître  dans  Amélie?  cependant  son  inconstance  rêveuse, 
son  délire  mystique  palpitent  à  chaque  page  du  poème.  Cha- 
teaubriand j)lus  tard  en  appliquant  à  des  passions  coupables  ce 
langage  d'une  àme  pure  mais  agitée,  n'a  fait  sûrement  que  se 
souvenir.  Ne  lui  a-t-elle  pas  appris  l'éloquence  enflammée  d'une 
Alala  et  ces  fébriles  accents  des  alarmes  religieuses  qui  torturè- 
rent l'amour  de  Chactas  après  avoir  désolé  la  sollicitude  d'un 
frère?  Ses  prédictions  bizarres  ne  lui  ont-elles  pas  fait  entrevoir 
le  tvpe  d'une  Yelléda?  Elle  le  menait  en  hiver  promener  sur  le 
-  grand  mail,  de  préférence  par  les  jours  de  neige,  et  là  tous  deux, 
tristes  comme  la  feuille  séchée,  «  rêvaient  »,  et  rêvaient  long- 
temps. Les  voix  confuses  de  la  solitude  tressaillaient  dans  ces 
deux  cœurs.  Un  jour  qu'ils  étaient  perdus  dans  l'extase,  la  sa^ur 
(lit  au  frère  :  «  Tu  devrais  peindre  cela.  »  Faire  admirer  à  Cha- 
teaubriand les  beautés  mélancoliques  de  la  nature,  lui  faire 
compiciKlre  le  charme  de  la  tristesse,  voilà  ce  (pie  Lucile  fit 
pour  son  frère.  Elle  peut  réclamer  une  part,  et  des  plus  glo- 
rieuses, dans  la  naissance  de  ce  génie. 

Contempler,  rêver,  rélléchir,  c'est  là  que  réside  la  poésie. 
Saint-Malo  avec  ses  rochers,  Combourg,  château  désert,  tels 
furent  les  heureux  cadres  de  cette  enfance,  de  cette  adolescence 
où  la  vue  de  la  nature  triste,  la  faculté  de  s'abstraire  et  la  société 


dE   SA   NAISSANCE   AU   «  GÉNIE  DU   CllIUSTIANISME  »  S 

d'une  sœur  pénétréo  de  poésie  ont  été  les  occasions  premiî'res 
de  la  vocation  de  Chateaubriand. 

Éléments  du  génie  de  Chateaubriand.  —  Sainte- 
Beuve  a  de  plus  démêlé  trois  éléments  dans  ce  génie  en  éclo- 
sioniTennui,  que  Chateaubriand  s'attribuait  comme  une  seconde 
nature'  et  qui  a  produit  le  mal  de  René,  ce  mal  toujours  renais- 
sant dans  les  générations  successives  devant  la  disproportion  du 
rêve  et  de  la  réalité  :  l'illusion  romanesque  sattachant  jusqu'au 
bout  à  la  jeunesse  fugitive  et  s'attestant  dans  la  vie  privée  du 
poète;  l'honneur  qui  le  soutint  dans  les  vicissitudes  de  son  exis- 
tence littéraire  et  politique.  Cette  triple  observation  est  de  la 
plus  grande  exactitude.  Il  y  eut  toujours  dans  l'auteur  des 
Martyrs  un  mélancolique,  un  amoureux,  un  chevalier.  Sa  poli- 
tique parfois  contestable  sera  pleine  de  courage  et  de  grandeur; 
elle  n'a  jamais  été  mesquine  et  perfide  comme  presque  toutes 
les  politiques  de  parti.  Chateaubriand,  ainsi  que  Lamartine, 
échappe  par  le  principe  et  le  sentiment  de  l'honneur  à  des 
palinodies,  à  des  compromissions  dont  les  meilleurs  des  hommes 
d'Etat  professionnels  n'ont  pas  été  exempts  dans  notre  siècle. 

Chateaubriand  à  Paris.  —  Au  sortir  du  collège  de  Dol,  où 
il  avait  lu  le  quatrième  livre  de  VEnéide  et  les  ardeurs  de 
Catulle  et  les  tendresses  tibulliennes,  avec  le  Télémaque  et  les 
sermons  de  Massillon,  pleins  de  trouble  et  de  passions  mon- 
daines; du  collège  de  Rennes,  où  pour  condisciples  il  avait  eu 
Moreau,  le  futur  vainqueur  de  Hohenlinden,  et  le  Limoëlan  de  la 
machine  infernale:  du  collège  de  Dinan,  où  il  acheva  ses  huma- 
nités, François-René  se  disposait  à  partir  pour  les  Grandes 
Indes,  quand  il  reçut  un  brevet  de  sous-lieutenant  au  régiment 
de  Navarre.  On  l'envoyait  à  Cambrai.  Il  put.  à  la  faveur  d'un 
congé,  sur  l'appel  d'un  de  ses  frères  marié  à  Paris,  se  risquer  et 
se  produire  dans  la  capitale.  Il  vit  le  monde  des  lettres.  Les 
impressions  qu'il  y  recueillit  se  sont  énoncées  d'une  manière  sou- 
vent contradictoire  dans  son  premier  ouvrage,  VEssai  sur  les 
Révolutions,  et  dans  les  Mémoires  (Toulre-tornhe.  Sainte-Beuve  a 
été  sévère  pour  ces  contradictions  :  il  eut  été  juste  en  reconnais- 
sant que,  depuis  la  venue  de  Chateaubriand  à  Paris,  la  Terreur 
avait  passé  comme  un  fleuve  et  pu  dans  son  courant  emporter 

1.  •  Je  m'ennuie  de  vivre,  l'ennui  m'a  toujours  dévoré.  •  (Salchez.) 


6  CIIATEAUliRIANI) 

les  illusions  jthilosopiiiqucs  <lii  jeune  entiiousiasle,  adepte  de 
Jean-Jacques  et  discijde  de  Bernardin.  11  a[)pelait  alors  Jean- 
Jacques  «  le  grand  Rousseau  ».  Jean-Jac({ues  n'a  pas  cessé 
d'être  grand,  mais  les  Jacobins  dans  l'intervalle  avaient  démon- 
tré, même  aux  esprits  les  [»lus  libéraux,  les  parties  paradoxales 
<lu  Contrai  social.  On  pouvait  de  même  à  distance  juger  l'opti- 
misme révolutiomiaiie  de  Chamfort  et  de  Ginguené  d'une  autre 
façon  qu'en  1788 . 

Quoi  (|u'il  en  soit,  le  sous-lieu lenani  amateur  visait  à  se  faire 
connaître;  il  lit  insérer  une  idylle  très  banale  dans  Y Almanach 
des  Muses.  Il  consultait  La  Harpe,  qui  l'encourageait;  il  allait 
voir  Parny  qu'il  qualifiait  de  Tibulle  français  et  dont  il  admira 
jusqu'au  bout  les  incolores  élégies;  il  se  liait  avec  Fontanes  qui 
avait  l'éloITe  d'un  vrai  poète  et  n'a  donné  que  de  beaux  vers  dissé- 
minés dans  des  poèmes  monotones;  il  confondait  comme  tous 
les  jeunes  gens  la  notoriété  médiocre  avec  le  vrai  renom  et  pré- 
conisait le  versificateur  Fliiis  comme  un  second  Voltaire  et  le 
|diilosoplie  Delislede  Sales  connue  un  émule  de  BulTon.  Il  voyait 
fréquemment  Ginguené  qui  lui  avait  fait  connaître  Chamfort,  le 
moraliste  amer  pour  les  grands  et  complaisant  pour  la  foule.  Il 
cultivait  Le  Brun,  le  guide  et  l'ami  d'un  autre  novateur,  non 
moins  fécond  pour  l'avenir  des  lettres  françaises  que  le  fut 
François-René,  d'un  jeune  officier  dans  un  régiment  de  Stras- 
bourg qui  s'appelait  André  Chénier.  Chateaubriand  avait  été 
mis  pareillement  en  relalions  avec  un  ministre  de  la  veille, 
réformateur  et  patriote,  M.  de  Malesherbes,  dont  son  frère  aîné 
était  le  ]>elil-gendre.  Ce  fut  sous  ses  auspices  et  avec  ses  lettres 
d  inlio(hj(tion  (ju'il  partit  pour  l  Amérique  après  avoir  assisté 
dans  le  public  aux  |iiemières  tourmentes  de  la  Révolution.  Le 
goût  des  grands  voyages  était  venu  logiquement  à  cette  nature 
iufpiièlc  f't  instable.  Il  piit  la  fantaisie  d'aller  en  Amérique  sous 
un  prétexte  d'explorations,  mais  en  réalité  pour  y  chercher  un 
monde  de  sensations  et  d'images,  tout  un  infini  de  nouveauté. 
Iinliii  d';iill('ur>  ib-s  données  de  Rousseau,  de  Diderot,  de  Mar- 
monlel,  de  Saint-Lambert,  des  philosophes  du  siècle,  sur  la  vie 
sauvage,  il  croyait  trouver  dans  les  déserts  un  idéal  inconnu.  Il 
y  voyait  surtout  la  perspective  d'une  épopée  américaine,  de  son 
poème  à  venir  des  Nalchez. 


])E  SA   NAISSANCE  AU  «  GÉNIE  DU  CHRISTIANISME  »  7 

L'Amérique.  —  (le  lui  au  printemps  do  JTJl  (ju'à  Saiiil- 
.Vlalo  Chateaultriand  s'embarqua  pour  les  États-Unis;  il  y  revint 
en  juillet  1792,  après  y  avoir  passé  huit  mois  (pii  l'ui-ent  bien 
i'emj)lis.  Dans  SCS  3/émo/r(?&'  cl' outre-tombe  il  nous  a  donné  Titi- 
néraire  qu'il  a  suivi,  sa  traversée,  son  débarquement  à  Balti- 
more, son  séjour  à  Philadelphie,  sa  rencontre  avec  Wasbinf;  ton, 
dont  il  comprit  la  grandeur  simple,  ses  courses  à  New- York, 
puis  à  Boston,  à  Lexington,  sur  «  les  champs  de  bataille  de  la 
liberté  »,  enfin  son  introduction  dans  la  vie  des  sauvages  et  ses 
rapports  avec  eux.  C'est  du  reste  une  partie  fort  sèche  des 
admirables  Mémoires  :  Chateaubriand  avait  tout  dit  ailleurs.  En 
Amérique  la  nature,  sa  ])remière  conseillère,  s'était  montrée  à 
lui  grandie  et  comme  transfigurée.  Cet  éveil  que  la  nature  avait 
provoqué,  le  malheur  le  hâta.  Rappelé  d'Amérique  par  les 
nouvelles  de  France,  telles  que  l'arrestation  de  Louis  XVI  à 
Varennes,  croyant  de  bonne  foi  comme  tant  d'autres  gentils- 
hommes que  l'émigration  pouvait  servir  les  intérêts  de  la 
royauté,  le  jeune  Breton  revint  chercher  spontanément  l'exil, 
la  ruine,  la  misère.  Heureux  choix  pour  la  postérité!  Chateau- 
briand n'avait  pas  assez  souffert  pour  exprimer  la  souffrance 
(ce  qui  devait  être  le  grand  besoin  du  siècle  prochain).  La  des- 
tinée qu'il  allait  accepter  lui  fit  éprouver  en  peu  d'années  toutes 
les  amertumes  et  toutes  les  angoisses  :  elle  soumit  sa  vocation 
poétique  au  rude  et  salutaire  noviciat  du  malheur. 

L'émigration.  —  A  peine  arrivé  en  France,  presque  à  la 
veille  d'en  repartir,  Chateaubriand  fut  marié,  sur  les  instances 
de  sa  mère  et  de  sa  sœur  Lucile,  comme  par  surprise.  Il  épousa 
une  jeune  fille  accomplie  qui  devait  être  une  sainte  femme  et 
pour  laquelle  il  fut  toujours  respectueux  et  à  peu  près  indiffé- 
rent. Il  a  pourtant  rendu  dans  ses  Mémoires  un  légitime  hom- 
mage aux  vertus  de  cette  digne  épouse.  Marié  à  la  fin  de 
mars  1792,  après  un  court  séjour  à  Paris,  dont  il  a  retracé  la 
physionomie  révolutionnaire,  il  quitta  cette  ville  le  lo  juillet 
et  passa  la  frontière.  Chateaubriand  nous  a  raconté,  toujours 
dans  ses  Mémoires  et  magistralement,  cette  brève  campagne,  en 
y  mêlant  des  observations  judicieuses  sur  le  monde  de  l'émi- 
gration, sur  ses  convictions  respectables  et  ses  illusions  parfois 
puériles.  Il  prit  part  au  siège  <le  Thionville,  à  des  périls  infVuc- 


8  CUATEAIBRIANI) 

luc-u\,  aile  stériles  fali^uos.  Il  cliannail  ses  rares  loisirs  parla 
revision  iWitala,  qu'il  i)ortait  dans  sou  sac,  et  par  la  lecture 
iTHomère.  Il  voyait  déjà  se  dessiuer  la  fii^ure  iTuu  Eudore  «  exilé 
des  paysages  éclatants  de  la  Gr«'ce  sous  un  ciel  sans  lumière  qui 
semble  nous  écraser  de  sa  voûte  abaissée  ». 

Larmée  des  princes  fut  promptement  licenciée.  Ainsi  Cha- 
teauliriaml  d('((>urai;é.  uialade,  revint  à  Bruxelles  où  il  lit  ses 
adieux  à  son  frère  retournant  en  France,  et  qu'il  ne  devait  plus 
revoir.  11  lit  une  station  à  Jersey,  dans  cette  île  qui  devait  rece- 
voir le  second  fondateur  du  Romantisme.  De  Jersey  il  passa 
directement  à  Londres.  11  y  retrouva  la  détresse  de  l'émigration 
et  aussi  sa  frivolité,  dont  il  nous  a  fourni  de  curieux  témoi- 
irnages,  com})a râbles  à  ceux  que  renferment  les  mémoires  iné- 
dits de  ce  Montlosier  dont  M.  Bardoux  a  été  l'éminent  historien. 
Aux  difficultés  de  la  vie,  à  son  indigence  parfois  cruelle,  vint 
s'ajouter  la  ti-islesse  réelle  et  pénétrante  de  l'exil.  François- 
René  par  une  dure  expérience  apprit  à  chanter  l'une  des  plus 
grandes  douleurs  de  son  siècle;  nul  ne  l'a  mieux  comprise, 
mieux  dépeinte  que  lui  dans  ses  œuvres  où  il  a  dispersé  toute 
une  poésie  de  l'exil.  Oui  mieux  que  lui  devait  retracer  l'exis- 
tence du  banni? 

«  Le  mortel  cbassé  de  ses  foyers  y  rentre-t-il  jamais?  aus- 
sitôt qu'il  est  malheureux  tout  le  persécute...  Il  ne  trouve  pas 
ainsi  que  l'oiseau  l'hospitalité  sur  la  route;  il  frappe  et  l'on 
noiivre  pas,  il  n'a  |iour  appuyer  ses  os  fatigués  que  la  colonne 
'  du  chemin  public  ou  la  borne  de  quelque  héritage...  Gest 
lorsque  nous  sommes  éloignés  de  notre  pays  que  nous  sentons 
le  mieux  l'instinct  qui  nous  y  attache.  A  défaut  de  réalité  on 
elierche  à  se  repaître  de  songes;  le  ((eur  est  expert  en  trom- 
peries... Andromaque  donne  le  nom  de  Simoïs  à  un  ruisseau. 
Et  quelle  touchante  vérité  dans  ce  petit  ruisseau  qui  retrace 
un  grand  lleuvc  de  la  terre  natale!  Loin  des  bords  qui  nous 
ont  vus  naître  la  Nature  est  comme  diminuée  et  ne  nous  paraît 
|ilii>  que  Tombre  de  celle  que  nous  avons  perdue.  »  (Génie  (ht 
C/irisliaiusmf,  liv.  Y,  chap.  xiv.) 

Seul,  pauvre  et  triste,  il  n'eut  d'ailleurs  comme  refuge  que  le 
travail  .irbarné.  Le  journaliste  ou  plutôt  le  pamphlétaire  de 
rémigralidu.  IN  Hier,  lui  avait  procuré  des  traductions  du  latin 


DE  SA  NAISSANCE   AU  «  GENIE  Dl"  CHRISTIANISME  ■■  9 

et  (le  l'anglais,  ressource  précaire,  iiisut'lisante.  Il  y  travaillait 
penflant  le  jour;  le  soir,  la  nuit  même,  il  se  donnait  tout  entier 
à  une  vaste  composition;  il  avait  conçu  le  plan  d'un  ouvrage 
encvclopédique,  Y  Essai  historique  sur  les  Révolutions  où,  selon 
son  expression,  «  il  faisait  entrer  ses  voyages  et  ses  rêveries  ». 
h^Essai  parut  en  179"  à  Paris;  il  n'obtint  un  grand  succès 
et  n'eut  de  retentissement  qu'à  Londres,  dans  te  monde  de 
l'émigration.  Cependant  cet  ouvrage,  incohérent  par  la  pensée 
aussi  bien  que  par  la  forme,  était  fait  pour  choquer  les  préjugés 
et  même  les  croyances  royalistes,  sans  chercher  à  plaire  aux 
révolutionnaires.  François-René  n'était  pas  encore  le  converti 
de  1802.  Il  mêlait  à  des  résipiscences  monarchiques  les  décla- 
mations philosophiques  d'un  pupille  de  Rousseau,  voire  même 
de  Raynal.  Il  leur  avait  emprunté  la  philanthropie  à  grand  éta- 
lage et  la  misanthropie  à  grand  fracas,  la  dialectique  serrée  et 
l'argumentation  sophistique,  la  rhétorique  enflammée  et  la 
rhétorique  refroidie.  Cette  forme  d'emprunt  ne  pouvait  avoir 
aucun  prestige,  car  elle  n'oiTrait  aucune  nouveauté.  Tous  les 
idéologues  de  l'époque  maniaient  à  l'envi  ce  style  laborieux 
et  compassé.  Pour  écrire  supérieurement  il  fallait  autrement 
écrire  que  les  prosateurs  de  second  ordre.  Chateaubriand  ne  se 
distingue  pas  encore  de  Garât  et  de  Cabanis,  de  Suard  et  de 
Ginguené,  voire  même  de  l'abbé  Morellet,  son  futur  antago- 
niste. Il  parlait  encore  dans  VEssai  la  langue  du  xvni'  siècle, 
toute  redondante  de  phraséologie  et  de  déclamation.  Les  expres- 
sions abstraites  lui  étaient  trop  familières  :  «  Ecouter  la  voix  de 
la  vérité  —  les  favoris  de  la  nature  —  les  scènes  tranquilles  de 
l'innocence  ».  Il  disait  sérieusement  :  «  Attendez  que  votre  cœur 
batte  avant  de  commencer  votre  lecture  ».  Les  plus  beaux  mou- 
A'ements  sortaient  toujours  de  l'atelier  de  Genève.  On  pouvait 
de  même  signaler  l'instabilité  des  connaissances  et  le  fréquent 
enfantillage  des  idées.  Rien  n'était  plus  faux  que  ce  parallèle 
entre  les  révolutions  d'Athènes  et  notre  révolution  française  qui 
se  prolonge  pendant  sept  cents  pages.  On  y  surprend  des  rap- 
prochements incroyables  :  Epiménide  comparé  à  Flins,  Saint- 
^lartin  fraternisant  avec  Pythagore,  Solon  qui  s'appareille  à 
Jean-Baptiste  Rousseau.  N'insistons  pas  :  ce  sont  les  enfances 
du  génie. 


lu  CHATEAUBRIAND 

Ce  lui  à  Lomlres  également,  dans  les  journées  pénibles  où 
le  travail  soulageait  la  misère  et  trompait  quelquefois  la  faim, 
que  Clialeaubriand  écrivit  un  plus  grand  ouvrag^e  à  prétentions 
é|)iques,  les  Natcliez,  qu'il  portait  dans  sa  tète  depuis  son 
retour  d'Amérique. 

«  Les  Natchez  » .  —  Les  Natchez  devaient  n'être  publiés  que 
sous  la  Restauration.  Ils  n'oni  |M>ur  nous  (jue  rintérèt  des  pré- 
ludes ;  ce  sont  les  cartons  de  toiles  magnifiques.  Il  faut  songer 
pourtant  que  de  cet  amas  un  peu  confus  Chateaubriand  a  tiré  des 
cliets-d  œuvre,  Atala,  René,  quelques  morceaux  du  Génie  du 
Christianisme,  mais  on  a  peine  à  lire  des  centaines  de  pages  oii 
tous  les  sujets  soni  «  confondus  »,  selon  l'aveu  de  l'auteur,  où 
le  premier  volume  vise  à  l'épopée,  où  le  second  redescend  au  ton 
du  récit.  Cependant,  outre  les  beautés  de  détail  dont  est  néces- 
sairement pourvue  une  œuvre  de  (Chateaubriand,  même  impar- 
faite, il  est  curieux  d'y  déccnivrir  la  première  application  de  ses 
théories  sur  le  merveilleux  chrétien;  il  n'est  pas  sans  intérêt 
d'y  surprendre  une  abondance  de  métaphores  homériques  et 
vii-gilionnes  qui  font  pressentir  assurément  le  poète  desil/ar///rs. 
Ainsi,  dans  le  premier  chant,  Chateaubriand  invoque  la.  Muse, 
«  la  fille  de  Mnémosyne  à  la  longue  mémoire,  âme  poétique 
des  trépieds  de  Delphes  et  des  colombes  de  Dodone  ». 

Il  faut  lire  les  Natchez  pour  en  éviter  les  défauts,  et  pour  y 
discerner  les  commencements  du  génie.  René  et  Chactas  en 
sont  les  héros.  Dans  le  personnage  de  René,  Chateaubriand 
mêle  l'invention  à  l'autobiographie;  il  se  personnifie  en  jtartie 
dans  ce  voyageur  toujours  instable  et  toujours  inassouvi  que 
poursuivent  l'impatience  du  mieux  et  le  dégoût  du  présent. 
René,  condiiii  par  ses  guides,  arrive  au  village  hospitalier  des 
Natchez,  en  pleine  Louisiane.  «  C'était  l'heure  où  les  fleurs  de 
l'hibiscus  commencent  à  s'ouvrir  dans  les  savanes.  »  Il  est  reçu 
par  un  vieillard  aveugle,  Chactas,  qui,  dans  sa  jeunesse,  a  fait 
un  voyag-e  en  France.  «  Plein  de  sagesse  et  de  douceur,  il  res- 
sciiiMail  à  CCS  vieux  chênes  où  les  alteillesont  caché  leur  miel.  » 
Chactas  fait  admettre  René  dans  la  tribu.  Cependant,  à  quelcpie 
distance,  une  garnison  fiançaise  habite  le  fort  de  Rosalie  : 
l'auteur  nous  la  décrit  avec  d'heureux  cou|)s  d(î  pinceau,  mais 
non  sans   un   abus  de  |(ériphrases.  Au  deuxième   livre,    Satan 


DE  SA   NAISSANCE   AU   «  (JENIE  Dr  CHRISTIANISME  "  Il 

intei'viciil;  il  se  piopuse  d  unir  couUc  les  chiélieiis  tous  les 
Indiens  idolâtres,  tandis  que  René  se  laisse  prendre  au  charme 
d'une  jeune  Indienne,  Célula,  nièce  de  Cliaclas.  L(^  troisième 
livre  nous  fait  assister  aux  conseils  des  Français,  il  nous  dit  l.i 
jalousie  des  sauvages  contre  l'étranger  René,  il  se  termine  par 
une  admirable  comparaison  homérique  de  ce  même  René  avec 
un  pécher  «  enveloppé  j)ar  le  vent,  mais  re|>araissant  avec  toutes 
sesg-ràces  quand  le  tourbillon  a  passé  ».  Le  quatrième  livre  nous 
transporte  en  plein  merveilleux,  dans  le  ciel  oii  des  saints  vien- 
nent implorer  Dieu  pour  l'Amérique  contre  les  desseins  de  Satan. 
Au  cinquième  livre,  René  se  voit  adopté  par  les  sauvages,  et 
Chactas  commence  à  lui  raconter  son  voyage  en  France  (|ui  se 
continue  au  sixième  livre.  Il  v  rencontre  tous  les  arands  hommes 
du  siècle  de  Louis  XIV.  Les  beautés  du  style,  quoi  qu'on  en 
ait  dit,  compensent  certaines  étrangetés  d'invention.  11  est  à 
remarquer  que  le  langage  de  Chactas  ne  cesse  pas  d'être  poétique, 
c'est-à-dire  conforme  à  l'origine  des  personnages  et  au  milieu 
dans  lequel  il  a  vécu;  et  l'épisode  semble  plus  vraisemblable 
<|ue  la  rencontre  de  Corneille  et  de  Milton  dans  le  Cinq-Mars 
d'Alfred  de  Yigny.  Le  livre  YII  mène  Chactas  à  Versailles  et 
lui  fait  traverser  la  France;  le  livre  VIII  le  ramène  chez  les 
Natchez  après  une  vérilable  odyssée.  Les  livres  IXetX  nous  font 
assister  aux  combats  entre  les  Français  et  les  Natchez,  entre  ces 
mêmes  Natchez  et  les  Illinois  leurs  rivaux.  Dans  cette  dernière 
lutte  René  est  fait  })risonnier  et  destiné  au  supplice  des  flammes 
où  il  va  mourir,  quand  les  Natchez  le  délivrent.  Il  est  enfin 
sauvé  par  l'Indienne  Céluta,  dont  Cliateaubi-iand  a  fort  bien  tracé 
l'héroïque  et  douce  figure. 

Ici  se  conclut  la  partie  épique  des  Natchez,  le  véritable  poème; 
une  «  suite  »,  narration  inférieure,  l'accompagne.  Ce  n'est  plus 
un  poème,  mais  un  roman  comme  ceux  de  Fenimore  Cooper: 
il  ne  manque  pas  d'intérêt,  mais  n'offre  point  le  même  attrait, 
le  même  prestige.  Les  douze  chants  des  Natchez  ne  sont  pas, 
comme  on  la  prétendu  trop  souvent,  une  imitation  des  Incas 
de  Marmontel  ou  de  telle  ou  telle  production  emphatique  du 
xvuf  siècle.  L'emphase  n'en  est  pas  absente,  mais  à  tout 
moment  une  imagination  originale  et  neuve  se  trahit  par  l'inten- 
sité des  métaphores,  l'imprévu  des  alliances  de  mots,  les  rémi- 


12  CHATEArBUIANI) 

niscciu'os  aiiliqiH's,  pour  loul  diro  par  la  civalioii  du  style  qui 
rcnouvellcia  la  langue  française,  enrichira  notre  littérature  de 
ce  (|u'(»n  n'avait  plus  vu  depuis  le  Télémaque  de  Fénelon  :  une 
œuvre  d'art.  On  pourrait  citer  un  admirable  morceau  sur 
l'étude  des  sciences,  le  tableau  d'une  nuit  d'été  (qui  a  trouvé 
place  dans  le  Génie  du  Christianisme),  une  touchante  invocation 
aux  malheureux.  Ce  n'est  pas  un  ouvraj?e  ordinaire  que  celui 
où  Ton  surprend  cette  définition  de  l'amour  du  pays  :  «  un 
mélang^e  de  tendresse  et  de  mélancolie  »,  où  la  phrase  a  déjà  de 
ces  bonheurs  :  «  la  clarté  de  la  lune  dormait  sur  les  ç^azons  ». 
Nous  ajouterons  que  les  premiers  chants  des  Natchez  présentent 
de  la  variété,  des  qualités  épiques,  et  que  les  caractères  y  sont 
bien  conçus  et  bien  soutenus.  A  notre  avis,  tout  le  génie  de 
Chatraiilniand  est  en  germe  dans  les  Nalchez. 

Conversion  de  Chateaubriand.  —  Le  séjour  en  Angle- 
terre avait  été  fructueux  pour  Chateaubriand  :  il  dut  à  son  exil 
prolongé  comme  à  son  absence  d'occupations  régulières  de 
pouvoir  composer  les  Natchez  et  VEssai.  De  plus  il  s'initia  dès 
lors  à  la  vie  politique  et  privée  des  Anglais  ;  il  prit  une  connais- 
sance, assez  rare  en  ce  temps,  de  la  littérature  anglaise  depuis 
Shakespeare  jusqu'à  Cooper,  Burns  et  Beattie.  11  eut  parmi 
toutes  ses  disgrâces  l'heureuse  fortune  de  retrouver  à  Londres 
dans  un  proscrit  du  18  fructidor  l'une  de  ses  premières- relations  à 
Paris,  Fontanes,  qui  pour  lui  devint  un  ami  de  toute  l'existence, 
et,  ce  qui  vaut  autant,  un  confident  littéraire,  un  conseiller 
[►lein  de  sagesse  et  de  goût.  Le  poète  Emile  Deschamps  a  dit 
plus  tard  avec  une  grande  justesse  : 

Fonlanes,  qui  veillait,  (lambeau  pur  et  brillanl. 
Comme  un  autre  Boileau,  près  de  Chateaubriand. 

N'a  pas  qui  veut  un  Boileau  pour  auditeur  de  ses  œuvres. 
Aussi  bien  Chateaubriand  a-t-il  pu  rappeler  dans  ses  Mémoires 
que  Fontanes  lui  avait  été  secourable  en  acceptant  franchement 
son  originalité,  mais  en  lui  donnant  d'excellents  avis,  en  lui 
imposant  «  le  respect  de  l'oreille  »,  c'est-à-dire  l'harmonie,  en 
r('m[ir(hant  de  tomber  dans  «  l'extravagance  d'invention  et  le 
rocailleux  d'exécution  ». 

Un  événement  imprévu  vint  changer  la  destinée  de  Château- 


DE  SA   NAISSANCE  AU   <^  GENIE  Dl"  CIIIUSTIANISME  »  13 

briand  cl  iil  iln  (It'lmtaiil  de  \Ksf<f(i  le  créateur  du  Génie  du 
Christianisme.  Co  fut  la  mort  de  lu  mère  vénérable  de  François- 
René.  Cette  mort  lui  lut  annoncée  par  une  lettre  deM'""  deFarcy, 
su^ur  aînée  de  Chateaubriand,  qui,  devenue  fort  religieuse  au 
sortir  des  épreuves,  conjurait  son  frère  de  se  ralliera  la  foi  chré- 
tienne. Mais  la  lettre,  datée  du  l'*"  juillet  17'.)8,  arriva  à  Lon- 
dres après  la  mort  de  M'"^  de  Farcy.  C'était  comme  un  double 
avertissement  de  la  mort.  Selon  l'expression  de  Chateaubriand 
dans  la  préface  du  Génie  du  Chrislianisnie,  ce  furent  «  deux 
voix  sorties  du  tombeau  ».  Et  il  ajoutait  :  «  Ma  conviction  est 
sortie  du  cœur.  J'ai  pleuré  et  j'ai  cru.  »  Une  lettre  à  Fontanes, 
retrouvée  par  Sainte-Beuve  dans  les  papiers  de  son  ami,  ne  laisse 
aucun  doute  sur  la  sincérité  de  cette  conviction,  suspecte  aux 
idéologues  parisiens.  «  Dieu,  qui  voyait  que  mon  cœur  ne  mar- 
chait point  dans  les  voies  iniques  de  l'ambition,  ni  dans  les 
abominations  de  l'or,  a  bien  su  trouver  l'endroit  où  il  fallait  le 
frapper,  puisque  c'était  lui  qui  en  avait  pétri  l'argile  et  qu'il 
connaissait  le  fort  et  le  faible  de  son  ouvrage.  Il  savait  que  j'ai- 
mais mes  parents  et  que  là  était  ma  vanité  :  il  m'en  a  privé  afin 
que  j'élevasse  les  yeux  vers  lui.  Il  aura  désormais  avec  vous 
toutes  mes  pensées.  Je  dirigerai  le  peu  de  forces  qu'il  m'a  don- 
nées vers  sa  gloire.  » 

En  1800,  au  moment  où  il  rentra  en  France,  Chateaubriand 
avait  presque  terminé  son  Génie  du.  Christianisme,  dont  les  pre- 
mières feuilles  avaient  été  tirées  à  Londres.  Il  hasarda  des  lec- 
turesde  sonouvrage  etle  refit  tout  autrement.  C'est  qu'en  France 
il  retrouvait  toute  une  société  d'élite  et  un  aréopage  de  gens 
de  goût.  Fontanes  le  mit  en  relations  avec  Joubert,  esprit 
exquis,  à  la  fois  curieux  d'innovation  et  pénétré  de  la  pure 
antiquité.  Dans  Joubert  il  eut  un  second  conseiller,  plus  favo- 
rable à  la  nouveauté  que  Fontanes  et  par  là  même  destiné  à 
concourir  harmonieusement  au  développement  de  son  génie. 
Joubert,  aussi  fin  que  doux,  imagination  ingénieuse  et  tendre 
(disciple  de  Platon  perdu  dans  le  bruit  des  victoires),  recherchait 
l'originalité  dans  l'art.  Admirateur  des  classiques,  mais  sans 
superstition,  définissant  le  poète  :  «  celui  qui  se  bâtit  des  édi- 
fices enchantés  avec  le  charme  des  paroles  »,  il  devait  faire  ses 
délices  de  Chateaubriand,  qu'il  seconda   par  ses  conseils,  ses 


14  CHATRAUBRIÂNI) 

paroles,  ses  prévenances  Fraternelles.  C  est  lui  (|ui,  dans  une  de 
ses  lettres,  exhortant  le  poète  à  se  montrer  plus  original  que 
jamais,  ajduhiit  :  «  L'essentiel  est  d'être  naturel  pour  soi;  on 
le  i>arair  hicutot  aux  autres.  »  Par  Fontanes  et  par  Joubert 
Chateaubriand  eut  accès  dans  les  salons  parisiens  rouverts  à  la 
faveur  du  Consulat  et  où  l'on  rencontrait  une  M""'  de  Staël, 
un  Benjamin  i'onstanl,  une  M""  Récamier,  un  Christian  de 
lîouftlers.  un  comte  de  Narbonne.  Mais  toutes  ces  brillantes 
réunions  n'eurent  pas  pour  Chateaubriand  l'attrait  et  l'influence 
qu  exerça  sur  lui  le  modeste  salon  d'une  femme  d'imagination 
charmante  et  d'àmc  i-acinienne,  M'""  tie  Beaumont,  qui  devait 
occuper  une  si  grande  place  dans  sa  vie  :  on  sait  quel  parti 
M.  Bardoux  a  tiré  dans  son  beau  livre  des  poétiques  et  malheu- 
reuses amours  de  Pauline  de  Beaumont  et  de  François-René 
de  Chateaubriand.  Il  rencontra  dans  cette  société  reconstituée 
Pasquier  et  Mole,  héritiers  de  grands  noms  parlementaires,  et 
qui  devaient  jouer  promptement  un  grand  rôle;  Berlin,  le  jour- 
naliste courageux  et  avisé  (|ui  fut  l'àme  des  Débals,  Guéneau 
de  Mussy,  le  futur  universitaire,  Chénedollé,  le  poète  précur- 
seur de  Lamartine. 

«  Atala  » .  —  Chateaubriand  fit  ses  débuts  dans  la  publicité 
parisienne  par  une  lettre  fort  discutable,  imprimée  dans  le  Mer- 
cure et  dirigée  contre  la  doctrine  de  la  pei'fectibilité  que  M™"  de 
Staël  avait  soutenue  dans  son  livre  delà  Littérature.  En  1801,  il 
|iubliait^/«/«  qu'il  avait  détachée  de  son  Génie  du  Christianisme 
ft  tpii  devait  être  d'altord  un  épisode  des  Natchez.  Atala  rem- 
porta le  succès  d'un  roman.  Eu  réalité  c'était  un  poème,  et  l'un 
<b's  plus  beaux  poèmes  de  la  littérature  française.  Toute  une 
poétique  s'annonçait  dans  la  préface  :  «  Les  vraies  larmes  sont 
celles  (|ue  fait  couler  une  belle  poésie;  il  faut  qu'il  s'y  mêle 
autant  d'admiration  que  de  douleur...  Les  Muses  sont  des 
femmes  célestes  qui  ne  défigurent  point  leurs  traits  par  des 
grimaces;  quand  elles  pleurent,  c'est  avec  un  secret  dessein  de 
s'embellir.  «  Sainte-Beuve  fait  observer  avec  raison  que  Cha- 
teaubriand rompait  avec  le  pathétique  vulgaire  du  xvui®  siè- 
cle, revenait  à  l'art  élevé,  ramenait  la  littérature  à  l'idéal 
aiiliquc. 

Atala  réussit  à  la  fois  auprès  du  petit   et  du  grand  public, 


DE  SA   NAISSANCE   AU   «  GENIE  Dl     CHRISTIANISME»  \:> 

tout  en  soult'v.iiil  les  critiques,  les  (liatril)es  même  de  l'école 
pseudo-classique  représentée  par  les  survivants  du  xviii^  sirclc. 
Les  malheureux  ne  coiuprenaient  rien  à  cette  merveille  de 
poésie  éloquente  et  colorée.  L'abbé  Morellet,  un  revenant  des 
soupers  du  baron  d'Holbach  oîi  il  avait  le  surnom  de  Panurg<;, 
fît  paraître  des  observations  critiques  contre  Afahi  (\m  semblent 
l'œuvre  d'un  plaisantin  inintelliiient,  d'un  sot  spiritu(d,  la  plus 
triste  espèce  de  lettré.  11  raillait  lourdement  les  plus  neuves, 
les  plus  rares  beautés,  «  le  i^rand  secret  de  mélancolie  que  la  ■ 
lune  raconte  aux  chênes  »,  l'exclamation  :  «  ()rag"es  du  cœur, 
est-ce  une  goutte  de  votre  pluie?  y>  et  cette  autre  adjuration  de 
Chactas  :  «  Superbes  forets  ([ui  agitez  vos  lianes...  »  Joseph 
Chénier  ne  fut  ni  moins  injuste  ni  moins  inique  dans  les  pages 
ironiques  de  son  Tableau  de  la  littérature.  Joubert,  en  cette 
occasion  autant  poète  que  critique,  faisait  ressortir  avec  plus  de 
justice  l'originalité  du  génie  de  Chateaubriand  et  sa  précellence 
même  sur  celui  de  Bernardin  :  «  Le  style  <le  Saint-Pierre  a 
l'air  ])lus  frais  et  plus  jeune;  celui  de  l'autre  a  lair  plus  ancien; 
il  a  l'air  d'être  de  tous  les  temps.  » 

C'est  (\\iAtala  révélait  la  poésie  attendue  par  Joubert  comme 
par  tous  les  esprits  lassés  des  routines  et  des  redites,  capables  de 
rajeunissement,  ambitieux  d'innovation.  Ce  ne  fut  pas  seule- 
ment un  chef-d'œuvre  d'émotion  et  d'éloquence,  mais  comme 
le  manifeste  de  la  révolution  littéraire  dont  ce  poème,  puis  René. 
puis  le  Génie  du  Christianisme  nous  offrent  les  trois  premières 
expressions.  Ce  sont  les  trois  phases  d'un  même  développement 
d'idées  morales  et  de  réformes  littéraires.  La  poésie  personnelle, 
c'est-à-dire  l'introduction  du  moi  de  l'auteur  dans  les  ouvrages 
d'imagination,  l'intelligence  élargie  de  la  nature,  telles  étaient 
les  nouveautés  que  mettaient  en  œuvre  Atala  et  René;  dans  le 
Génie  du  Christianisme  il  y  avait  bien  d'autres  conquêtes. 
Chateaubriand  lui-même  définissait  ainsi  l'avènement  d'Atala 
«  tombant  au  milieu  de  cette  école  classique,  dont  la  seule  vue 
inspirait  l'ennui,  comme  une  sorte  de  production  d'un  genre 
inconnu.  Le  vieux  siècle  la  repoussa,  le  nouveau  l'accueillit.  » 

«  René  ».  — René,  qui  parut  en  1802,  se  lie  intimement  à 
Atala;  il  procède  de  la  même  pensée  ;  il  exprime  les  mêmes  senti- 
ments, il  comporte  la  même  couleur  descriptive  et  donne  la  même 


10  CHATEAUBRIAND 

intonation  portique.  Le  moi  de  Chateaubriand  se  personnifie 
dans  son  lirros;  ce  héros  est  un  mélancolique  et  sa  niédancolie 
se  déploie  en  harmonie  avec  le  paysage,  avec  la  nature.  En  eflet 
René,  le  lîcné  dos  Nalchez,  n'est  pas  seulement,  du  point  de  vue 
moral,  un  frère  de  Chactas  comme  le  seront  tous  les  personnages 
de  Chateaubriand,  c'est  par  bien  des  côtés  Chateaubriand  lui- 
même.  Entre  leurs  deux  enfances  existe  une  profonde  analogie  : 
même  vie  solitaire  et  triste,  mêmes  habitudes  de  contempla- 
tion. «  J'allais  »,  nous  dit  René,  «  m'asseoir  à  l'écart  pour 
contem|)ler  la  nue  fugitive  et  entendre  la  pluie  tomber  sur  le 
feuillage.  »  Une  sœur  également  s'associe  à  ses  promenades 
rêveuses,  aussi  poétique  que  Lucile,  mais  douée  d'un  charme 
moins  bienfaisant.  Amélie  et  René  sont  brusquement  séparés 
à  la  mort  de  leur  père.  René  se  décide  à  voyager.  L'inconstance 
et  le  dégoût  le  prennent  au  dé|iart.  Il  les  traînera  partout 
avec  lui.  C'est  qu'il  est  malade  du  mal  de  toute  une  génération 
vouée  ;iu  noir.  Le  voyage  de  René  est  admirable  dans  tous 
ses  détails  ;  c'est  l'itinéraire  d'un  poète,  mais  c'est  aussi 
l'odyssée  d'un  désenchanté.  Il  ne  rapporte  de  tous  ses  voyages 
(]ue  la  nostalgie  et  la  lassitude  qui  le  ramènent  dans  les 
déserts  américains  où  il  rencontrera  Chactas.  C'est  l'aigle 
blessé,  le  cygne  séparé  de  ses  compagnons  et  gémissant  dans 
la  nuit.  Aussi  fait-il  entendre  des  cris  inconnus  dans  la  litté- 
rature française  avant  Chateaubriand.  Ces  cris,  (|ui  pour  la 
première  fois  dans  la  prose  font  vibrer  la  note  du  lyrisme, 
«•ar.ictérisent  la  rénovation  littéraire  de  notre  siècle.  C'est 
l'expression  exaltée  du  sentiment  qui  se  traduit  par  ces  excla- 
mations :  «  Levez-vous,  orages  désirés  qui  devez  emporter  René 
dans  les  espaces  d'une  autre  vie!  »  11  y  a  bien  là  de  l'ameiiume, 
une  sorte  de  découragement  qui  se  refuse  au  bonhcui-,  mnis  ((ui 
n'a  rien  de  commun  avec  la  misanthropie  classique  d'Alceste 
et  de  Timon.  Chez  René  comme  chez  Chactas  le  dégoût  des 
hommes  naît  du  <lésir  de  les  trouver  meilleurs  (|u'ils  ne  sont. 
L;i  mélancolie  moderne  est  aimante;  elle  est  tourmentée  par 
une  soif  incessante  d'alVection  qui  n'est  pas  satisfaite  et  qui 
crée  l'impossibilité  d'être  heureux.  En  ce  sens  les  aveux  de 
René  sont  décisifs  :  «  Je  cherche  ailleurs  un  bien  inconnu  dont 
l'iustirict  me  poursuit.   Est-ce  ma  faute   si   je    trouve    partout 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.  FR.  T.  VU,  Cil.  I 


Armand  Coliu  &  Cic,  Editeurs,  Paris. 


CHATEAUBRIAND 

D'APRÈS     UNE     PEINTURE     DE     GUÉRIN 
Appartenant  à  M""  de  Chateaubriand 


!)!•:   SA    NAISSANCK   AT   "  GEMK    1)1     CHRISTIANISME»  17 

ilo  Ikuiics,  si  loul  ••<>  (|ui  est  liiii  ii  .1  pour  moi  .lucuiie  valeur?  » 
i.oite  passidii  de  riiiroiuiu.  (jiii  sera  comimine  à  tous  les 
roiiianti(|ues,  est  daiiiiereuse,  mais  ell<>  n'est,  j)as  sans  valeur. 
On  peut  lui  préférer  la  doetrine  de  létiuilihre,  de  la  maîtrise  de 
soi-même,  de  l'idéal  (dierelié  dans  le  possible  et  le  fini,  à  la 
façon  de  l'antiquité  et  de  la  Renaissance:  mais  on  ne  saurait 
méconnaître  ce  qu'elle  a  suscité  d'ardente  et  île  |»rofonde  poésie. 
De  la  nostalgie  mélancolique,  née  elle-même  de  l'amour  des 
hommes,  le  romantisme  chez  Chateaubriand  et  ses  continua- 
teurs s'est  élevé  jusqu'à  la  sympathie,  et  toute  leur  œuvre  est 
pleine  de  pitié  comme  de  tendresse,  frémissante  rl'amour  d 
d'hunianit»'. 

Les  innovations  de  Chateaubriand.  —  Le  «  moi  ».  — 
L'originalité  de  Chateaubriand,  sa  faculté  d'innovation  était 
faite  de  son  àme  même.  Il  pouvait  lui  appliquer  un  nom  déjà 
employé  en  France  au  temps  de  Pascal  et  récemment  rapporté 
dAllemapne.  11  pouvait  l'appeler  son  inoi.  En  effet  son  génie 
ne  se  contentait  pas  de  se  révéler  dans  ses  œuvres;  il  interve- 
nait dans  ses  poèmes  et  nous  livrait  ses  contidences  à  travers  les 
aveux  de  Chactas,  de  René,  bientôt  d'Eudore.  C  est  la  première 
et  la  plus  significative  innovation  de  Chateaubriaml,  la  plus 
décisive  conquête  du  romantisme.  Une  révolution  littéraire  a 
été  accomplie  du  jour  où  cet  audacieux  Breton  a  pu  se  permettre 
ce  que  n'avaient  osé  ni  Calderon;  ni  Shakespeare,  c'est-à-dire 
faire  entrer  dans  le  chœur  de  ses  héros  le  poète  même  comme 
le  plus  agissant  et  le  plus  soulTrant  d'entre  eux.  Cette  substitu- 
tion du  subjectif  à  l'objectif  dans  l'œuvre  d'art,  vraie  rupture 
avec  le  passé,  nous  paraît  la  plus  hardie  et  la  plus  heureuse  des 
tentatives  île  notre  siècle.  L'innovation  de  la  poésie  person- 
nelle, contre  laquelle  se  sont  élevés  Nisard,  Saint-Marc  Girardin, 
d'autres  plus  récents  et  non  moindres,  nous  semble  justifiée 
par  une  suite  de  chefs-d'œuvre.  Une  formule  d'art  qui  a  donné 
au  monde  Werther,  René.  Obermann,  Adolphe,  et  sous  des 
noms  fictifs  l'àme  même  des  poètes  dans  Volupté,  la  Confession 
d'un  enfant  dv  siècle,  le  Stello  de  Vigny,  tant  de  poèmes  de 
Lamartine  et  de  Hugo,  n'en  est  plus  à  faire  ses  preuves.  Le  moi 
n'est  haïssable  que  chez  les  auteurs  médiocres.  Le  génie  la 
rendu  captivant,  sym|)athique,  délicieux. 

HlSTOinE   DE    LA    LANCLE.    VII.  "2 


18  nilATKAlHRIANli 

La  mélancolie.  —  Dans  Atala  <le  mOMiic,  et  dans  Renr  se 
retrouvèrent  toutes  les  inclinations,  toutes  les  aspirations  des 
contemporains,  d'une  jeunesse-  é|»rouvée  par  les  secousses  de  la 
Uévolution,  vaguement  éprise  du  passé,  souvent  lasse  du  pré- 
sent, très  incertaine  de  l'avenir. 

La  mélancolie,  si  fréquente  alors  même  chez  les  hommes 
d'action,  mais  qui  s'ignorait,  découvrit  dans  ces  heaux  poèmes 
sa  l'orme  jirécise. 

Chateaubriand,  sous  les  traits  de  Chactas  et  de  René,  donna 
l'exemple  d'être  mélancolique  avec  certitude,  avec  puissance, 
avec  grandeur.  Il  fut  mélancolique  et  passiojuié  comme  l'ont  été 
les  meilleurs  de  notre  jeunesse  française  [>eudnnt  les  trente 
premières  années  du  siècle.  Le  temps  n'est  plus  de  cette  passion 
à  outrance,  de  cette  mélancolie  parfois  excessive  ;  mais,  ne 
nous  y  trompons  pas,  leur  dictature  ne  fut  ni  sans  honneur  ni 
sans  profit  j)our  nos  pères.  Elle  ne  produisit  ni  des  âmes  mau- 
vaises ni  des  âmes  médiocres.  On  leur  a  fait  une  guerre  ter- 
rible, mais  souvent  en  invoquant  les  intérêts  mesquins,  en 
suscitant  les  hasses  défiances.  On  leur  en  voulait,  non  pas  de 
rendre  les  âmes  faibles,  ce  qui  était  le  prétexte,  mais  de  les 
'rendre  héroïquement  ardentes. 

En  quoi  la  «  race  de  René  »,  (|u  on  a  tant  de  fois  dénoncée, 
a-t-elle  été  nuisible  à  l'énergie  de  nos  pères?  Les  générations 
qui  se  sont  formées  à  l'école  de  Chateaubriand,  de  Lamartine, 
ont  fait  à  leur  moment  d'éclatantes  pieuves  de  décision  et  de 
courage,  depuis  les  guerres  de  l'Empire  jusqu'aux  luttes  poli- 
tiques de  In  Restauration.  Nous  ne  voyons  pas  surtout  qu'elles 
se  soient  montrées  inférieures  à  celles  (jui  depuis  sont  entrées 
dans  la  vie  sous  des  influences  plus  prosaïques.  Leurs  poètes, 
Chateaubriand  d'abord,  puis  Lamartine,  Hugo,  Michelet,  Quinet, 
George  Sand,  Victor  de  Laprade,  ont  été  les  archers  les  plus 
résolus  du  combat  civique,  el  l'on  peut  dire  que  l'école  de  la 
mélancolie  et  de  la  passion  romantiques  fut  assurément  une 
école  d'héroïsme  et  de  grandeur. 

Le  sentiment  de  la  nature.  —  Une  troisième  innovation 
vini  soutenir  les  deux  précédentes.  Dans  le  cœur  de  l'homme  si 
violemment  remué,  le  poète  (V Atala  et  de  B.ené  découvrait  un 
(ndsième  élément  de  sensibilité  et  d'imagination.  Ce  fut  l'intel- 


DE  SA. NAISSANCE  AU   «  GENIE  Dl    (JIIKISTIANISME  »  19 

ligence  de  la  nature,  longtemps  négligée  par  les  plus  grantis 
écrivains  de  notre  pays.  Il  y  eut  comme  un  retour  à  la  tradition 
classique  dans  cette  rupture  avec  le  préjugé  français.  Jamais 
les  Grecs,  ni  les  Romains,  épris  de  proportion  et  d'harmonie, 
n'avaient  séparé  la  nature  de  l'homme  dans  leurs  épopées,  dans 
leur  lyrisme,  dans  leur  art  dramatique.  Chez  nous,  si  les 
poètes  de  la  Pléiade,  si  La  Fontaine,  avaient  excellemment 
exprimé  le  charme  et  l'attrait  de  la  campagne,  on  peut  dire  que 
la  nature  mêlée  à  l'homme  attendait  encore  ses  interprètes. 
Rousseau,  Bernardin,  n'avaient  en  ce  sens  donné  que  des  indi- 
cations. Chateaubriand,  le  contemplateur  de  l'Océan,  le  pèlerin 
de  la  Louisiane,  reprit  l'observation  poétique  de  la  nature  au 
point  où  les  Grecs  et  les  Latins  l'avaient  laissée.  Il  sut  tout 
voir  et  tout  peindre.  Proscrivant  de  son  vocabulaire  descriptii 
les  épithètes  vagues  et  communes,  il  refit  de  l'épithète,  comme 
dans  Homère,  une  marque  caractéristique  destinée  à  fixer  les 
nuances,  à  distinguer  deux  montagnes  l'une  de  l'autre,  à  faire 
comprendre  qu'un  bois  à  midi  n'offre  pas  le  même  aspect  qu'au 
baisser  du  soleil  et  qu'une  rivière  peat  avoir  son  caractère  phy- 
sique aussi  bien  qu'un  héros  de  tragédie  a  sa  nature  déterminée. 
Le  spectacle  des  champs  et  des  flots  n'est  qu'une  succession  de 
scènes  changeantes  quoique  soumises  à  des  lois  immuables.  Le 
peintre  nouveau  dut  rendre  à  l'aide  d'expressions  fidèles  ce 
qu'il  y  a  de  plus  fugitif  dans  la  création,  jusqu'à  des  effets  de 
lumière. 

Dès  la  ]>remière  page  dWfala  l'épithète  devient  spéciale  :  «  les 
gazons  rougis  par  les  fraises,  les  collines  pluvieuses,  le  soleil 
humide  de  rosée,  le  jour  bleuâtre  et  velouté,  les  fleuves  nour- 
riciers des  beaux  ombrages  ».  Voici  maintenant  les  comparaisons 
pindariques  :  «  Les  yeux  éteints  du  vieux  Chactas  inondèrent  de 
larmes  des  joues  flétries  :  telles  deux  sources  cachées  dans  la 
profonde  nuit  de  la  terre  se  décèlent  parles  eaux  qu'elles  laissent 
filtrer  entre  les  rochers  » . 

Chateaubriand  suivait  encore  les  modèles  antiques  en  excel- 
lant comme  eux  dans  les  descriptions  brèves,  en  groupant  à 
merveille  les  antres,  les  animaux,  les  plantes,  les  flots  même 
en  tableaux  composés  pour  la  joie  des  yeux.  Tels  plus  tard, 
dans  les  Marlym,  le  paysage  de   Sparte,  le  réveil   d'un   camp 


20  CHATEAUBRIAND 

ruinaiii,  les  ruines  égyptiennes,  la  fameuse  nuit  de  Messénie  et 
la  peinture  ardente  du  désert.  Nul  avant  lui  depuis  les  Anciens 
n'avait  j)ossédé  le  choix  des  comparaisons,  les  couleurs  chaudes, 
les  mots  de  llamme,  Temploi  des  épithètes  vivantes,  l'entente 
de  toutes  les  nuances  matérielles  et  morales.  Décrire  ainsi 
c'était  la  plupart  du  temps  définir.  Aussi  nos  grands  peintres 
en  ce  siècle  ont-ils  été  les  disciples  du  vieux  maître  autant  que 
ses  continuateurs.  C'est  encore  non  seulement  Lamartine,  Hugo, 
Sand,  Michelet,  Quinet,  Laprade,  mais  Flauhert,  Théophile 
(iautier,  Banville,  Leconte  de  Liste,  qu'il  faut  citer.  Encore 
aujourd'hui  la  tradition  descriptive  d'Atala,  de  Bené,  des  Mar- 
tyrs, se  renoue  dans  les  sonnets  d'un  Hérédia,  dans  la  prose 
magique  et  colorée  d'un  Pierre  Loti,  d'une  Judith  Gautier,  d'un 
Gilhert-Augustin  Thierry,  d'un  André  Chevrillon.  Par  cette  école 
de  Chateauhriand  la  nature  revit  sans  cesse  comme  une  Isis 
dévoilée,  et  l'on  |»eut  dire  que  le  grand  Pan  n'est  pas  mort. 


//,  —  Du  a  Génie  du  Christianisme  » 
à   la   mort  de  Chateaubriand  (1802— 1848). 

Le  «  Génie  du  Christianisme  ».  Opportunité  de  cet 

ouvrage.  —  C'est  en  1802  que  parut  le  Génie  du  Christia- 
nisme, au  jour  de  Pâques.  La  puhlication  avait  été  annoncée 
]>ar  un  article  de  Fontanes  dans  le  Moniteur.  L'article  de 
Fontanes  portait  pour  épigraphe  la  parole  de  Montesquieu  : 
«  Chose  admirable!  la  Religion  chrétienne,  qui  ne  semble  avoir 
d'objet  que  la  félicité  de  l'autre  vie,  fait  encore  notre  bonheur 
dans  celle-ci.  »  Et  Fontanes  n'hésitait  pas  à  dire  :  «  Cet 
ouvrage  longtemps  attendu,  commencé  dans  des  jours  d'op- 
pression et  de  douleur,  paraît  quand  Ions  les  maux  se  réparent 
cl  «juand  toutes  les  persécutions  finissent.  Il  ne  pouvait  être 
publié  dans  des  circonstances  plus  favorables...  Le  nouvel 
orateur, du  christianisme  va  retrouver  tout  ce  qu'il  regrettait. 
Du  fond  de  la  solitude  où  son  imagination  s'était  réfug^iée  il  enten- 
dait naguère  la  chute  de  nos  autels  :  il  peut  assister  maintenant 
à   leurs   solennités  reuouvfdécs.   La    Hfdigion,  dont  la  majesté 


DU   «  GÉNIE   1)1'  CHRISTIANISME  >'   A  SA   MOUT  21 

s\'sl  accriic  [lar  ses  souflVanccs,  revient  d'un  lon^  exil  dans 
ses  sanctuaires  déserts,  au  milieu  de  la  victoire  et  de  la  paix 
dont  elle  atîerniit  l'ouvrage...  On  accueillera  donc  avec  un 
intérèl  universel  le  jeune  écrivain  qui  ose  rétablir  l'autorité 
des  ancêtres  et  les  traditions  des  âges.  Son  entreprise  doit 
plaire  à  tous  et  n'alarmer  personne;  car  il  s'occupe  encore 
[dus  dattacher  l'ànie  que  de  forcer  la  conviction.  Il  sent  et  ne 
dispute  pas,  il  veut  unir  tous  les  cœurs  par  le  charme  de  toutes 
les  émotions  et  non  séparer  les  esprits  par  des  controverses 
interminables;  en  un  mot  on  dirait  que  le  premier  livre  offert 
en  hommag-e  à  la  Religion  renaissante  fut  inspiré  par  cet  esprit 
dr  paix  qui  vient  de  rapprocher  toutes  les  consciences.  » 

Ce  fut  l'impression  générale.  Cette  publication  coïncidait  avec 
la  réconciliation  ofticielle  de  l'Église  et  de  l'État,  appelée,  on 
ne  peut  en  douter,  par  la  majeure  partie  de  la  société  renais- 
sante. Il  y  eut  pour  l'ouvrage  de  Chateaubriand  accord  des 
esprits  en  même  temps  que  coup  de  surprise  et  mise  en  scène 
très  favorable  au  succès.  Quatre  éditions  étaient  enlevées  déjà  dès 
mars  4803;  c'était  beaucoup  pour  cette  époque.  Cet  ouvrage 
étendu,  varié,  semblait  à  première  vue  uniquement  une  apo- 
logie de  la  religion  rétablie  ;  ce  fut  en  réalité  tout  un  réper- 
toire d'idées  et  de  doctrines,  le  premier  manifeste  du  Roman- 
tisme. On  y  trouve  déjà  toutes  les  nouveautés  de  l'école,  comme 
il  est  aisé  de  s'en  convaincre  sans  entrer  dans  une  minutieuse 
analyse.  La  partie  apologétique  de  l'œuvre  peut  être  aujour- 
d'hui contestée;  elle  n'était  pas  alors  aussi  négligeable  que 
l'ont  prétendu  les  détracteurs  de  Chateaubriand  ;  car  elle 
répondait  à  un  sentiment  vrai,  à  un  élan  de  l'âme  française  vers 
le  christianisme  longtemps  persécuté.  Cet  élan,  les  voltairiens 
plus  ou  moins  ralliés  au  régime  impérial  ont  pu  le  combattre  : 
ils  n'ont  pu  le  supprimer  à  son  jour.  On  ne  saurait  trop  pro- 
clamer l'opportunité  de  cet  ouvrage  comme  son  efficacité  sociale 
et  son  action  bienfaisante.  Il  marque  une  double  renaissance 
de  l'esprit  chrétien  et  de  la  poésie  française. 

La  première  partie  est  à  la  fois  religieuse  et  descriptive. 
Nous  n'avons  pas  à  juger  Chateaubriand  comme  théologien.  Il 
s'agit  d'ailleurs  d'une  apologie;  et,  même  aux  premiers  siècles 
de  l'Église,  tous  les  apologistes  n'ont  pas  été  des  théologiens  de 


22  CHATEAUBRIAND 

profession.  (Juc  vcul-il  prouver  du  reste  V  rexcelleiiee  morale 
(les  (log^mes  chrétiens,  la  pénétrante  poésie  de  ces  dogmes  : 
il  nous  semi)le  y  avoir  pleinement  réussi. 

Dans  la  première  partie,  qui  porte  ce  litre  :  (iof/mes  et  doctrine, 
Cliateaubriand  traite  d'abord  des  «  mystères  et  des  sacrements  ». 
Sainte-Beuve  lui  reprocha  d'avoir  cherché  à  démontrer  des 
dogmes  et  à  confirmer  des  sacrements  à  l'aide  d'images.  Ce 
grief  ne  nous  paraît  pas  fondé.  Chateaubriand  l'a  relevé  par 
avance.  11  a  dit  lui-même  :  «  Ces  images  ne  sont  pas  des  rai- 
sons ».  Ce  qu'il  veut  établir,  et  cela  suffit  à  la  cause,  c'est  la 
grandeur  de  ces  dogmes  que  bnirs  adversaires  avaient  qualifiés 
d'absurdes,  c'est  la  beauté  touchante  de  ces  sacrements.  Il  veut 
gagner  l'imagination  et  le  sentiment  à  la  cause  du  christianisme, 
et  il  y  parvient  aisément.  D'autres  que  lui  ont  fonction  de 
s'adresser  à  la  raison.  Mais  ce  que  Chateaubriand  veut  obtenir 
(lès  le  début,  ce  qu'il  fait  à  merveille,  c'est  ce  qu'il  annonce 
dans  son  introduction.  «  Les  autres  genres  d'apologie  sont 
épuisés,  et  peut-être  seraient-ils  inutiles  aujourd'hui.  Il  est  temps 
de  montrer  que,  loin  de  rapetisser  la  pensée,  le  christianisme 
se  prête  merveilleusement  aux  élans  de  l'âme  et  peut  enchanter 
l'esprit  aussi  divinement  que  les  dieux  de  Virgile  et  d'Homère; 
nos  raisons  auront  du  moins  cet  avantage  qu'elles  seront  à  la 
portée  de  tout  le  monde  et  qu'il  ne  faudra  qu'un  bon  sens  pour 
en  juger.  On  néglige  peut-être  un  peu  trop  dans  les  ouvrages  de 
ce  genre  de  parler  la  langue  de  ses  lecteurs  :  il  faut  être  docteur 
avec  le  docteur  et  poète  avec  le  poète.  Dieu  ne  défend  pas  les 
routes  lleuries  quand  elles  servent  à  revenir  à  lui,  et  ce  n'est 
(tas  toujours  par  les  sentiers  rudes  et  sublimes  de  la  montagne 
«px;  1.1  Jirebis  (''garée  retourne  au  bercail...  Nous  osons  croire 
(pie  cfdte  manière  d'envisager  le  christianisme  présente  des 
rapports  peu  connus.  » 

('hateaubriand  rattache  ainsi  le  christianisme  à  la  poésie  (^t 
par  la  |)oésie  il  i;iinène  au  christianisme.  Une  page  comme 
celle  qu'il  consacrait  à  l' extrême-onction  ne  pouvait  que  pro- 
duire r<;llet  [lar  lui  souhaité,  remuei"  et  bouleverser  les  cœurs, 
<'t,  (|noi  (pi'f'n  [)uissent  dire  .ses  adversîiircs,  faire  réfléchir  les 
esprits  :  «  Le  piètre  s'entretient  avec  l'agonisant  de  l'immor- 
hilitf'  de  son  Ame.  ci   le  poème  sublime  (pie  l'antiquité  entière 


DU   «  GÉNIE  Ur  CHRISTIANISME  »  A  SA   MORT  lli 

Il  a  présenté  (]u  une  xiilc  lois  dans  le  prciiiici'  de  ses  philoso- 
phes mourants,  cette  scène  se  renouvelle  chaque  jour  sur 
l'humble  grabat  (lu  dernier  des  chrétiens  (jiii  cxpir*'  ». 

Il  ne  lui  a  pas  été  difficile  de  prouver,  avec  la  même  admi- 
rable éloquence,  le  même  éclat  de  langage,  que  le  christia- 
nisme était  plus  exigeant  et  plus  délicat  en  fait  de  morale  et  de 
vertus  que  les  religions  antiques  et  surtout  que  labsence  de 
religion.  Chaleaubriand  faiblit,  il  faut  l'avouer,  dans  les  pas- 
sages relatifs  à  la  cosmogonie  des  Ecritures  (la  science  géolo- 
g'ique  n'était  pas  vejuie  prêter  son  appui  à  la  tradition  bit)lique), 
mais  comme  il  prend  sa  revanche  dans  la  démonstration  spiri- 
tualiste,  qui  d'ailleurs  n  est  pas  spéciale  au  christianisme,  de 
l'existence  de  Dieu  et  de  limmortalité  de  lame! 

Comme  avant  lui  Bossuet  et  Fénelon,  il  veut  prouver  l'exis- 
tence de  Dieu  par  les  merveilles  de  la  nature.  11  ne  dit  pas  seu- 
lement avec  le  Psalmiste  que  «  les  cieux  racontent  la  gloire  de 
Dieu  »,  mais  que  toute  la  nature  le  chante.  Là  se  déroulent  des 
morceaux  merveilleux,  qui  introduisaient  dans  la  langfue  fran- 
çaise, mieux  que  tout  ce  qu'on  avait  lu  jusque-là,  l'intelligence 
du  monde  extérieur  :  telle  est  la  peinture  du  chant  du  rossignol, 
la  description  du  nid  de  bouvreuil  dans  un  rosier,  la  vision  des 
cygnes  voyageurs.  Ce  sont  d'incomparables  pages  de  poésie  pit- 
toresque et  pensive  à  la  fois,  pages  divines  d'un  temps  où  la 
littérature  avait  de  la  me! 

Revendication  de  la  poésie  chrétienne.  —  La  partie 
littéraire  de  l'apologie  correspond  essentiellement  à  la  création 
de  l'école  romantique  dont  Chateaubriand  est  le  fondateur,  dans 
les  nouveautés  et  les  institutions  que  l'on  doit  à  son  initiative, 
à  son  exemple. 

Avant  Chateaubriand  on  avait  néglig-é  l'influence  littéraire, 
l'inspiration  poétique  du  christianisme.  Après  lui  cette  influence 
s'étendra  sur  tous  les  grands  noAateurs.  Comment  ce  phénomène 
s'est-il  accompli?  nous  le  verrons  à  l'argumentation  du  Gniic 
du  Christianisme,  à  hi  doctrine  esthétique  qui  s'en  dégage,  à  la 
poétique  qui  en  jaillit. 

On  ne  peut  se  dispenser  d"a|iitlaiidir  à  l'introduction  du  sen- 
timent chrétien  dans  notre  littérature  nationale.  Le  christia- 
nisme, qui  a  concouru  à  créer  la  France,  avait  à  peine  droit  de 


24  CIIATEAIBRIANI) 

fik''  chiiis  la  |»;ilii('  liaiiraisc.  (hilic  (H'iiaiiis  iiiorcoaux  notables 
<lii  moyen  àiic.  il  avail  sans  donlc  ins|)iré  Uonsard,  d'Aultigné, 
(In  liartas,  le  Saint-iJcneHl  de  Uotrou,  le  Polyencte  et  V Imitation 
de  Corneille.  Mais,  surtout  depuis  le  xvin"  siècle,  la  poésie  de 
noire  pays  était  généralement  demeurée  étrang^ère  à  lun  des 
plus  grands  modes  d  ins|iirali(>n  |i(M'li(|iie,  ot'liciellement  rejeté 
|iar  Boileau  : 

De  lu  foi  d'un  (Ihrétien  les  mystères  terribles 
D'ornenicnls  égayés  ne  sont  pas  susceptibles. 

Tel  était  ce  préjugé,  inconnu  des  autres  [teuples,  exclusive- 
ment français,  issu  d'un  système  que  Chateaubriand  renversa 
|>"ar  l'autorité  du  Génie  du  Christianisme  et  des  Mai'ti/rs.  Par  son 
initiative  la  beauté  poétique  du  christianisme  et  sa  puissance 
inspiratrice  se  sojit  inqjosées  à  tous  les  écrivains  illustres  de 
notre  âge,  depuis  le  Lamartine  des  Harmonies  jusqu'au  Musset 
de  l'Espoir  f^n  Dieu,  depuis  le  Vigny  (VEloa  Jusqu'au  Yictoi' 
Hugo  de  la  Légende  des  siècles. 

Dans  la  deuxième  partie  de  son  ouvrage  Chateaubriand  entre 
prend  donc  de  comparer  les  œuvies  littéraires  suscitées  par  le 
christianisme  avec  celles  qu'a  produites  <lans  un  large  épa- 
nouissement la  belle  antiquité.  Ses  raj)[)rochements  ne  sont  pas 
toujours  sullisamment  étendus.  Il  aurait,  par  exemple,  pu  tirer 
un  meilleur  parti  des  épopées  chrétiennes,  mais  il  ne  connais- 
sait pas  la  Chansoti  de  Roland;  il  n'avait  pu  suffisamment  pra- 
tiquer Dante  dont  les  beautés  rivalisent  avec  les  Anciens.  En 
revanche  il  est  plus  à  son  aise  avec  Milton  et  sait  faire  ressortir 
ces  beautés  cpii  font  passer  le  grandiose  dans  le  sentiment  et 
tiennent  certainement  à  la  profondeui'  du  génie  chrétien.  Il 
n'a  pas  assez  mis  à  profil  le  sublime  de  Klo|)stocU.  11  est  plus 
heureux  dans  la  conqiaraison  de  ce  qu'on  ]»ourrait  appeler  les 
types  poétiques.  Il  prend  d'abord  les  époux.  11  met  la  Pénélope 
et  l'Ulysse  de  {'(hli/ssée  en  parallèle  avec  l'Adam  et  IKve  de 
Milton.  Chez  le  cou|de  biblique  il  fait  ressortir  une  supériorité 
de  sentiments  due  à  une  conception  plus  haute  du  mariage. 
Lr  ly|.e  du  |ȏre  vient  ensuite.  Cdiateaubriand  cite  l'admirable 
épisode  df  Priani  venant  i-edemander  au  vainqueur  Achille  le 
corps  d'Hectcu-.  D<'  <e  Priam  si  vénérable  et  si  toncbant  il  rap- 


DU  «  GÉNIP]  UU  CHRISTIANISME  »   A  SA   MOUT  2:; 

inoclic  le  Lusigiiaii  de  Voltaire  redciiiaiidaMt  sa  fille.  La  scène 
de  Za'ire  lui  semble  plus  siildiine  en  mêlant  les  grands  souvenirs 
de  la  relif^ion  à  l'autorité  paternelle.  Cette  supériorité  ne  nous 
fra|)pe  pas  autant.  En  eherchant  Lien  il  eût  \m  trouver  un  père 
chrétien  égal  à  l'antique  paternité.  Encore  l'amour  paternel  est- 
il  un  des  sentiments  que  le  christianisme  a  le  moins  trans- 
formés. Il  Ta  rendu  plus  doux  et  |)lus  éclairé,  mais  non  |dus 
respectable  et  plus  imposant. 

Au  contraire,  la  mère  est  plus  noble  et  plus  tendre  dans  V An- 
dromaque  àe  Racine  que  dans  V Andromaqne  d'Homère,  d'Euri- 
pide, de  Virg-ile.  La  fille  dans  Vlphigénie  moderne  est  plus  res- 
pectueuse et  plus  aimante,  plus  courageuse  aussi  dans  son 
sacrifice.  Ce  sont  autant  de  supériorités  dues  au  christianisme. 
Chateaubriand  étudie  encore  le  prêtre  dans  Joad,  le  guerrier 
dans  le  Godefroy  du  Tasse.  Et  dans  ces  deux  exemples  il  con- 
clut avec  raison  à  la  supériorité  morale  du  christianisme.  Nous 
regrettons  qu'il  n'ait  pas  songé  au  Polyeucte  de  Corneille,  au 
héros  de  l'enthousiasme  religfieux.  Quelle  belle  page  il  nous  a 
fait  perdre!  la  conviction  allant  jusqu'au  martyre,  l'extase  dans 
l'immolation  de  soi-même,  le  lyrisme  dans  le  sacrifice,  voilà  ce 
qu'aucun  auteur  ancien  ne  nous  avait  offert,  ce  que  Corneille  a 
fait  éclater  dans  la  plus  sublime  des  transfig"urations. 

Le  critique  apologiste  examine  les  diverses  passions  et  n  a 
point  de  peine  à  démontrer  que  le  christianisme  par  ses  inter- 
dictions de  morale  et  par  ses  influences  de  tendresse  et  de 
pureté  a  donné  un  grand  essor  au  sentiment  de  l'amour.  Il  l'a 
spiritualisé  et  purifié,  quand  il  ne  l'a  pas  rendu  plus  contagieux 
et  plus  brûlant  par  les  conflits  de  la  conscience.  En  effet  la 
Phèdre  de  Racine,  Julie  d'Étangres,  Clémentine,  auparavant 
riléloïse  du  moyen  âge,  Paul  et  Virginie,  lui  servent  d'exem- 
ples. Combien  il  en  eût  pu  fournir,  s'il  avait  mieux  connu  les 
littératures  du  Moyen  âgfe  et  de  la  Renaissance.  Quoi  «[u'il  en 
soit,  la  passion,  dont  le  développement  moderne  commence  dans 
notre  littérature  à  Y Atala  et  au  René  de  Chateaubriand  (après 
les  indications  de  Jean-Jacques  et  de  liernardin).  a  ses  origines  et 
ses  freins  à  la  fois  dans  le  christianisme.  Puis  elle  y  trouve  son 
ennoblissement  coupable,  son  horreur  saisissante  et  tragique. 

Chateaubriand  arrive  ensuite  au  merveilleux.  Tl   parviiMil 


•26  CHATEAUBRIAND 

di'iiKiiiln'i'.  sritiii  iMiii^,  (|uele  merveilleux  chrétien  vaiiL  le  uier- 
vrillciix  ;tii(i(iii('.  Un  l'avait  nié.  La  Divine  Comédie,  le  théâtre  de 
(liildcioii,  Milloii.  Ivlopstork,  répondent  par  des  exemples  <|ui  sont 
autant  de  réfulalions  vivantes.  L'argumentation  de  (^hateau- 
hriand  nous  semhle  donc  serrée  et  nourrie.  En  eflet,  si  le  poly- 
llK'isnir  parle  plus  ;i  l'imajiinatioji,  le  christianisme  n'en  a  pas 
moins  des  ressources  inlinies  et  sur  certains  points  une  large 
supériorité.  Les  dieux  et  les  déesses  ne  sont  «|ue  des  hommes  (;t 
des  femm(\s  surnaturcds.  Les  êtres  divins  du  christianisme  ont 
un  caractèir  à  p.iit.  plus  relevé,  très  symbolique  <d  très  mysté- 
rieux, lis  di'ploiciil  des  passions,  mais  ce  ne  sont  (jue  des  pas- 
sif>ns  pures.  Aous  ne  parlons  j)as  ici  de  l'excellence  du  Dieu 
chrétien  sur  Jupiter;  des  poètes  ont  pu  parvenir  à  rendre  cette 
excellence  autant  que  le  langage  humain  le  permet,  et  non  seu- 
lement Milton  et  Klopstock,  mais  Hugo,  mais  Soumet  dans  la 
Divine  Ejiopée.  Laprade  en  ses  Poèmes  évanf^éliques,  ont  fait 
dignement  parler  Jésus-Christ.  De  même  les  anges,  les  démons, 
les  séraphins  de  la  Bible,  les  saints,  fournissent  un  merveilleux 
rhrélien  dont  on  peut  toujours  faire  usage.  Le  Satan  de  Milton 
dépasse  l'Ajax  d'Homère  et  le  Mézence  de  Virgile.  L'Enfer  de 
Dante  laisse  loin  de  lui  l'Hadès  et  le  Tartare.  Le  Paradis  chré- 
tien interprété  par  un  grand  poète  surpasse  les  tristes  plaines 
d'asphodèles  et  les  vagues  Champs  Elysées  de  l'épopée  antique. 

11  y  a  donc  une  poétique  du  christianisme  comportant,  outre 
les  passions,  un  merveilleux  ample  et  varié.  Cette  poétique  a 
son  chef-d'œuvre  dans  la  Bible.  Chateaubriand  a  su  montier  ce 
que  la  Bible  peut  suggérer  aux  poètes,  et  les  poètes  après  lui, 
L.iuiJirliiie,  Hugo,  Vigny,  Leconte  de  Lisle,  ont  attesté  par 
leurs  ouvrages  quelle  source  jaillissait  de  la  poésie  hébraïque. 

La  troisième  |»iirtie  du  Génie  du  Christianisme  comprend  les 
beaux-arts  et  la  littérature.  Chateaubriand  étudie  l'inlluencc?  du 
ehiisli.iuisme  sur  la  musi(jue,  qui  n'a  grandi  que  dans  les  temps 
modernes;  .sur  la  sculpture,  qui  rivalise  avec  l'antiquité;  sur  la 
peinture,  qui  la  surpasse;  sur  rarchitecture,  avec  cette  magni- 
lique  Ibjraison  de  pierre  des  églises  gothiques  que  le  xvu'^  siecb^ 
av.iil  dédaignées  et  à  laquelle  l'initiateur  rend  hommage  et  fera 
rendre  justice.  A|iiès  lui  xieudioul  le  Victor  Hugo  de  Notre- 
Jhii/ir  fir  J'aris,  Montalenilierl,  Michelet,  chantres  et  défenseurs 


Di:   "  GENIK  DU  CHRISTIANISME  »  A   SA    MOUT  27 

<lcs  (-athédrales.  Tellement  nous  pouvons  diiv  à  hou  dioil  (in*- 
(out  remonte  à  Chateaubriand. 

Les  livres  (juatrième  et  cinquième  sont  consacrés  aux  philo- 
sophes, aux  historiens,  aux  orateurs  chrétiens,  au  culte  dans 
ses  cérémonies,  dans  l'exercice  des  fonctions  sacerdotales,  dans 
les  ordres,  les  missions,  les  œuvres  de  charité,  dans  tous  les 
bienfaits  de  la  charité  chrétienne.  Tout  le  bien  qu'a  fait  le  chris- 
lianisme  est  évoqué  dans  cet  ouvrage.  Les  contemporains  y  ont 
trouvé,  avec  l'attrait  d'un  style  admirable,  des  motifs  sufiisants, 
des  raisons  sérieuses  pour  produire  un  retour  vers  la  religion 
chrétienne.  Toute  la  j)artie  morale  et  historique  de  l'apologie 
subsiste,  et  son  importance  comme  sa  valeur  n'ont  pas  décru. 

La  partie  littéraire  de  cette  œuvre  est  des  plus  remar- 
quables et  des  plus  neuves.  Généralement  tout  y  est  juste  et 
fort  bien  dit,  avec  une  grande  finesse  de  nuances;  et  dit  pour  la 
première  fois.  Jamais  la  critique  n'avait  encore  déployé  cette 
pénétration,  n'avait  parlé  ce  lang-age.  Bien  plus,  cette  œuvre  a 
fait  une  véritable  révolution.  Car  la  poétique  de  Chateaubriand 
a  été  la  poétique  de  ses  successeurs  qui  y  ont  cherché  leurs 
armes  de  défense  dans  la  polémique.  Ils  y  avaient  pris  l'entente 
et  la  mise  en  œuvre  du  sentimen  tet  du  merveilleux  biblique  et 
<'hrétien;  ils  y  ont  encore  découvert,  comme  le  prouveront  (es 
Martt/rs,  la  réelle  compréhension  de  la  poésie  antique  révélée 
par  les  belles  pages  sur  Homère  et  sur  Sophocle  dans  le  Génie 
du  Cfiristio)iisme. 

Intelligence  du  passé.  —  Création  de  la  critique 
moderne.  —  De  même,  avec  le  sens  de  l'architecture  gothique 
Chateaubriand  a  ramené  le  goût  du  moyen  âge  délaissé,  incom- 
pris, presque  inconnu;  par  suite,  l'instinct  et  la  curiosité  de  l'his- 
toire nationale;  il  a  vraiment  provoqué  les  investigations  his- 
toriques de  nos  grands  chercheurs.  On  ne  saurait  trop  rappeler 
l'hommage  qu'à  ce  propos  lui  rendait  Augustin  Thierry.  Guizot, 
Barante,  les  deux  Thierry,  Michelet,  Quinet,  sont  donc,  au 
moins  à  leur  point  de  départ,  les  disciples  de  rincomparable 
initiateur. 

L'intelligence  du  passé,  telle  est  la  grande  conquête  de  Cha- 
teaubriand dans  son  Génie  du  Chrislianisme.  L'on  ne  connais- 
sait pas  avant  lui,  l'on  ne  comprenait  pas  l'originalité  des  époques 


•■iH  CIIATEAUBRIANIJ 

cl  l;i  corir-lalidii  des  [diascs  liltt'M'îiii'es  avec  Ifs  l'ôvolutions  des 
idées.  Le  invinicr  il  a  su  rendre  leur  physionomie  distincte  aux 
âges  successifs  de  l'esprit  humain,  par  là  précurseur  et  chef  de 
toute  notre  école  de  critique  contemporaine,  depuis  Villemain 
jiis(|u"à  ISainte-Beuve,  depuis  Sainte-Beuve  jusqu'à  Taine, 
depuis  Taine  jusqu'à  lirunetière.  Auparavant  le  critique  n'était 
qu'un  j)eseur  de  mots,  un  vérificateur  de  détails,  un  abstracteur 
de  riens  lilléraires,  quand  ce  n'était  pas  un  pédant  étroit  et  for- 
maliste. (Quelques  jolies  pages  de  Marmontel,  de  La  Harpe,  de 
Ginguené,  de  (]liamfort,  n'infirment  rien  de  ce  qu'ici  nous  sou- 
tenons. C'est  seulement  depuis  les  belles  études  du  Génie  du 
Clirhtiaîiisme  que  le  critique  est  devenu  l'explorateur  au  service 
des  intelligences.  Chateaubriand  nctus  a  par  son  propre  exemjde 
enseigné  le  genre  nouveau  de  critique,  maintenant  adopté  dans 
l'Europe  entière,  fait  tout  entier  de  comparaison  et  de  généra- 
lisation, qui  rapproche  les  idées,  groupe  les  faits,  vise  aux  lois, 
et  dans  cette  intention  déplace  sans  cesse  ses  points  de  vue. 
("est  Chateaubriand  qui  le  premier  a  fait  du  critique  le  média- 
teur intellectuel  des  nations.  Rendons  grâces  à  son  œuvre  libé- 
ratrice :  elle  a  ouvert  toutes  les  issues  par  lesquelles  l'esprit 
humain  s'est  élancé  vers  le  nouveau  découvert  et  la  tradition 
retrou'\(''e.  et  depuis  ces  issues  ne  se  sont  pas  refermées. 

Passage  de  Chateaubriand  dans  la  diplomatie.  «  Les 
Martyrs.  »  —  Après  le  succès  d'un  ouvrage  de  reconstruction 
sociale,  l'émigré  d'hier  »''t;iil  bien  vu  du  gouvernement  consu- 
laire. Il  fut  nommé  secrétaire  d'ambassade  à  Home,  où  l'atten- 
dait un  grand  chagrin,  la  mort  de  son  amie  M"'"  de  Beau- 
iiioul.  Une  lettre  où  il  consacre  son  souvenir  renferme  les  plus 
grandes  beautés  sur  la  poésie  de  la  Rome  traditionnelle,  antique 
et  chrétienne.  «  (ï'est  une  belle  chose  que  Rome  »,  disait-il 
plus  tard,  «  pour  tout  oublier,  pour  mépriser  tout  et  mourir  ». 
Lettre  à  M'""  Récamier,  du  15  aviil  182'.).)  En  1804  il  revint 
à  Paris;  il  était  nommé  ministre  dans  le  Valais,  quand  se  pro- 
duisit l'assassinat  politi(|ue  du  malheureux  duc  d'Enghien.  Cha- 
teaubriand attesta  ses  sentiments  d'honneur  en  envoyant  sa 
démission.  A  partir  de  ce  moment  il  appartint  tout  entier  aux 
jet  Ires  et  a  l'opposition  royaliste.  C'est  alors  qu'il  conçut  le 
plan  des  Marliirs.  et  plusieurs  chants  ('daient  déjà  rédigés  quand 


DU   «  (ÎKNIE   Dr   (^JIUISTIAN'ISME    ■    A    SA    MUllT  JV» 

il  |iaiiil  en  juillcl  18UG  jxmr  visilcr  l;i  (ji-rcc,  I  Orient.  J(''iii- 
salein,  el  icvoiiir  par  l'Espagno.  De  ce  fécond  voyage  naquirml 
If's  Marti/rs  en  leur  ciiliiM'.  Iffiiirrairr,  le  Dernier  Ahcncèrafie, 
t(»ute  une  œuvre  (ie  prose  po(''ti(|ii('. 

Injustement  accusé  par  ses  «létractcuis  d  uNuir  sacrilié  svsté- 
matiquement  les  fictions  mytholopriques  à  la  poésie  du  christia- 
nisme, Chateauliriand  a  su  dans  les  Marh/rs  étendre  rintelli- 
gence  du  passé  au  génie  lumineux  de  la  Grèce  et  de  Rome,  à  la 
légende  étincelante  des  anciens  dieux. 

Les  Marti/rs  devaient  «-omidéter  le  Génie  du  Christianisme  en 
nu'ltanf  en  œuvre  tout»'  la  poétique  chrétienne,  en  même  temps 
cpiils  réalisaient  ce  qu'avaient  imparfaitement  essayé  dans  notre 
|)ays  le  Téléinaque  et  \' Anarltarsis^  la  vision  de  Taiiticpiité. 
L'anti(|uité,  imitée  par  la  Pléiade,  par  Racine,  Roileau,  La  Fon- 
taine, avait  été  trop  souvent  (surtout  l'antiquité  grecque)  mal 
comprise  dans  sa  couleur  et  son  véritable  caractère  mytholo- 
gique; au  xvni'  siècle  elle  avait  été  défigurée  et  conspuée,  en 
réalité  tout  aussi  méconnue  que  le  Christianisme.  Ghateauhriand 
la  restaura  dans  les  Marti/rs. 

Les  Marfiirs  ne  sont  pas  un  roman,  mais  un  poème  déroulé 
dans  la  prose  la  plus  rythmi(|ue  et  la  plus  mélodieuse,  dans  celte 
prose  qui  vaut  les  plus  beaux  vers  et  fait  comprendre  que  Denvs 
d'Halicarnasse  ait  dit  par  avance  :  «  Un  discours  en  prose  peut 
ressembler  à  un  beau  poème.  »  Le  ^ujet  repose  sur  la  lutte  du 
christianisme  déjà  fort,  et  accru  par  les  persécutions,  contre  le 
polythéisme  soutenu  par  toute  la  |uiissance  de  l'Empire  romain, 
par  toutes  les  pompes  ofticielles,  mais  ébranlé  dans  l'esprit  des 
masses  et  mal  étayé  par  des  essais  de  rajeunissement  théur- 
gique  dans  l'Orient  ou  la  idiilosophique  Alexandrie.  Tertullien 
avait  pu  dire  aux  païens  :  »  Xous  remplissons  vos  camj)s,  vos 
places,  vos  maisons,  nous  vous  laissons  vos  palais  et  vos  tem- 
ples ». 

L'époque  est  la  fin  du  in^  siècle,  cette  époque  entre  tiuites 
féconde  pour  le  poète  historien,  époijue  où  fermentent  tant  de 
passions,  de  croyances,  de  mystères,  de  rites,  d'hérésies,  de 
doctrines,  dans  le  bouillonnement  de  la  conscience  humaine. 
Dioclétien  est  em|jereur  :  il  serait  V(dontiers  clément,  mais  il  n"a 
pas  craint  d'associer  à  son  autorité  souveraine  Galérius.  cruel. 


30  CHATEAUBRIAND 

avide  Je  persécutions  et  poussé  par  un  sophiste,  Hiéroclès,  type 
(le  l'athée  courtisan,  dont  Chateaubriand  avait  eu  des  modèles 
sous  les  yeux  dans  le  personnel  des  anciens  terroristes  devenus 
grands  dignitaires  de  l'Empire,  presque  tous  ayant  jeté  sur  la 
carmasrnole  de  Fouché  le  manteau  brodé  du  (hic  d'Otrante. 

Le  dernier  des  descendants  d'Homère,  Démodocus,  originaire 
de  l'île  de  Ghio,  est  grand  prêtre  d'une  peuplade  homérique 
réfugiée  en  Messénie.  Homme  vénérable  entre  tous,  il  a  soigneu- 
sement élevé  sa  fille  Gymo(h)cée,  qui  est  l'idéal  de  la  vierge 
antique,  sage  comme  Minerve,  pure  comme  Diane.  H  a  vouhi 
l'enrichir  «  de  toutes  les  vertus  et  de  tous  les  dons  des  Muses  ». 
Cymodocée  rencontre  dans  un  bois,  digne  du  bocag'e  de  Colone, 
un  chasseur  endormi.  Cette  rencontre  décide  de  sa  vie.  C'est  en 
incuie  ((Mups  la  l'encontre  des  deux  religions,  des  deux  arts,  des 
deux  génies.  Eudore,  le  jeune  chasseur,  est  un  Arcadien,  un 
descendant  de  Philopcemen  converti  au  christianisme.  A  la  pein- 
ture de  la  famille  païenne  s'oppose  la  peinture  de  la  famille 
chrétienne.  De  même  un  tableau  de  la  poésie  biblique  tracé  par 
Eudore  vient  répondre  au  tableau  de  la  mythologie  déroulé  pai- 
Cymodocée.  Eudore  raconte  sa  jeunesse.  Il  a  été  élevé  à  Rome 
comme  otage,  de  bonne  heure  introduit  à  la  cour  de  Dioctétien. 
Il  est  chrétien,  mais  il  a  dans  le  désordre  de  la  jeunesse  altéré 
ses  mœurs  et  sa  foi.  D'ailleurs,  son  naturel  est  noble,  capable 
de  généreux  retours.  De  Rome  on  l'envoie  en  Batavie,  rejoindre 
l'armée  de  Constance  bientôt  aux  j)rises  avec  l'armée  des  Francs. 
C'est  l'admirable  récit  de  la  bataille  livrée  entre  Romains 
et  Francs  qui  suscita,  dit-on,  la  vocation  historique  d'Augustin 
Thierry.  Les  Francs  sont  vaincus,  nriais  Eudore  blessé  est  fait 
prisonnier.  La  liberté  lui  est  rendue  et  il  devient  l'intermédiaire 
de  la  paix  entre  les  deux  peuples.  On  le  crée  maître  de  la  cava- 
lerie, puis  commandant  des  contrées  armoricaines.  Là  se  place 
le  fauiciix  épisode  de  Velléda,  <{u'on  ne  fait  pas  entendre  à 
Cymodocée,  très  émue  par  les  récits  d'Eudore  et  attirée  vers  lui 
par  un  timide  et  chaste  penchant.  (iCt  épisode  est  peut-être  le 
chef-d'ceuvre  de  Chateaubriand,  c'est  un  groupede  pages  immor- 
telles. 

Mais  Eudore  a  gardé  le  repentir  de  ses  erreurs  juvéniles.  Il 
fait    pénitence    piildique    et  quitte   l'armée    après   avoir    visité 


DU   «  GKNIE   DU   CHRISTIANISME  »   A    SA   MOltT  .11 

rÉ^y[)te  v[  la  Théhaïde.  Ces  voyages  prêtent  à  de  merveilleuses 
descriptions  (}ui  terminent  son  récit.  Liii-inrnie  est  pénrlr»'-  diiri 
amour  naissant  pour  Cymodocée  :  ce[)enduiit  il  ne  peut  la  rr\ cr 
pour  épouse  qu'en  la  voulant  chrétienne,  et  (lymodocée  promcl 
(!<'  se  faire  instruire.  Tous  deux  sont  exposés  à  une  jalousie 
dangereuse,  celle  de  Iliéroclès,  le  fallacieux  sophisle,  (''[)ris  de 
Cymodocée.  Il  dénonce  Eudore  à  Dioclétien.  Il  s"op|)Ose  même 
par  la  force  à  leur  mariage.  Les  liancés  sont  obligés  de  se 
séparer.  Cymodocée  se  réfugie  à  Jérusalem  auprès  d'Hélène, 
mère  de  Constantin;  Eudore  part  pour  Rome.  II  y  défend  admi- 
raldement  la  cause  du  christianisme,  mais  Iliéroclès  arrache  à 
ri^mpereur  l'édit  de  persécution.  Eudore  est  jeté  dans  les  cachots. 
Cymodocée,  de  retour  à  Rome,  est  pareillement  emprisonnée, 
puis  délivrée,  rendue  à  son  père.  Mais  elle  s'échappe  et  va 
rejoindre  Eudore  dans  l'amphithéâtre.  Epris  l'un  de  l'autre 
dans  les  riants  paysages  de  la  Grèce,  sous  le  sourire  de  la  lune 
argentée,  ils  sont  unis  à  Rome  dans  le  martyre  et  dans  la  mort. 

Dans  tout  le  cours  de  ce  beau  poème  ou  ne  saurait  trop 
estimer  l'art  exquis  avec  lequel  Chateaubriand  juxtapose  sans 
confusion  et  sans  fausse  note  la  tradition  chrétienne  et  la  tradi- 
tion païenne  pour  en  tirer  une  inspiration  égale.  Aucun  livre 
ne  fait  mieux  sentir  la  gloire  du  christianisme,  aucun  ne  fait 
mieux  comprendre  le  génie  de  l'hellénisme. 

Rien  du  reste  dans  la  littérature  antérieure  ne  faisait  pré- 
voir [à.  part  la  gracieuse  mais  un  peu  molle  antiquité  du  Télé- 
maque)  ces  pages  brillantes  des  Marti/rs,  où  la  Grèce  est  peinte 
de  couleurs  si  riantes  et  si  vraies,  où  revit  une  Italie  que  recon- 
naîtraient Martial  et  Pline.  On  rencontre  des  tableaux  comme 
on  en  trouve  dans  le  Phédon  de  Platon  :  «  La  vue  s'étendait  au 
loin  sur  des  campagnes  plantées  de  hauts  cyprès,  arrosées  par 
les  flots  de  l'Amphise,  du  Pamysus  et  du  Balyra  où  l'aveugle 
Thamyris  laissa  tomber  sa  lyre.  »  Rappelons  encore  les  paroles 
de  la  nourrice  de  Cymodocée,  l'hymne  à  Bacchus.  Au  reste 
Démodocus  est  dans  tous  ses  discours  de  pure  race  homérique. 
Son  langage  est  toujours  d'un  vieillard,  mais  d  un  vieillard  de 
\  Iliade  ou  des  chœurs  de  Sophocle,  d  un  prêtre,  mais  d'un  prêtre 
païen,  se  complaisant  comme  Plutarque  et  Apulée  dans  un 
archaïsme  vénérable  : 


32  CHATEAUBRIAND 

«  Les  mortels  el  les  dieux  se  laissent  loncher  à  riiainioiiie. 
Orphée  charme  l'inexorahle  Phiton;  les  Parques  même  vêtues 
«le  hlaiic  et  assises  sur  Fessieu  d'or  du  monde  chantent  la 
mélodie  des  sphères.... 

Ainsi  parlait  Nestor,  ainsi  parlait  Calchas  abondant  en  sou- 
venirs. 

Cymodocée  avant  la  conversion  est  la  sœur  d'Alceste  el  d'Iphi- 
génie.  Telles  les  jeunes  tilles  qu'Euripide  en  ses  chœurs,  Théocrite 
dans  ses  fêtes  pastorales  comparent  aisément  à  des  vols  de 
colonilies.  C'est  Psyché  naïve  à  la  première  aube  de  la  curiosité, 
quand  elle  dit  au  jeune  Eudore  : 

«  Si  tu  n'es  pas  un  dieu  caché  sous  la  forme  d'un  mortel,  tu 
es  sans  doute  un  étranger  que  les  satyres  ont  égaré  comme  moi 
dans  les  bois.  »  Et  auparavant  : 

«  Redoutable  sœur  d'Apollon,  épargnez  une  vierge  impru- 
dente, ne  la  percez  pas  de  vos  llèches.  Mon  père  n'a  qu'une  lîlle 
et  jamais  ma  mère  tombée  sous  vos  coups  ne  fut  orgueilleuse 
de  ma  naissance.  » 

De  telles  pages  abondent  dans  (es  Marlijrs.  C'est  ainsi  que 
Chateaubriand  retrouvait  l'antiquité  grecque.  Découverte  égale  à 
celle  de  Pompéi  ressuscitée,  de  l'Acropole  reprise  sur  le  sol 
jaloux,  de  la  Vénus  de  Milo  reconquise.  Il  fut  un  initiateur 
autant  qu  un  guide. 

Les  meilleurs  ont  répondu  à  son  appel.  Villemain,  qui  l'admira 
si  fidèlement,  lui  devait  emprunter  le  goût  des  rapprochements 
avec  l'antiquité,  des  comparaisons  puisées  à  la  source  d<>  Castalie. 
Michelet  lui  dut  à  son  insu  ses  belles  évocations  de  la  Grèce,  et 
Quinet,  avec  plus  il'affinités,  les  inspirations  de  son  début  et 
de  ses  suprêmes  années.  Laissons  ici  Lamai'tine,  médiocrement 
antique  malgré  la  Mort  de  Socrate;  omettons  Déranger,  quoique 
il  s'écrie  :  «  Oui,  je  suis  Grec,  Pythagore  a  raison  ».  Mais  tous 
les  vrais  r()manti(|ues  sont  |)lus  ou  moins  imbus  à  son  exemple 
du  génie  grec  ou  du  génie  latin.  Vigny  prélude  par  hi  Dri/ade  et 
Si/mètJia,  les  frères  Descbamps  i)ar  des  imitations  d'Horace  ou 
des  idylles;  Sainte-Beuve,  parmi  cent  preuves  de  goût  antique, 
notera,  fixera  Véf/logice  napolitaine.  Barbier,  malgré  ses  ru- 
desses, Brizeux,  malgré  ses  àpretés,  seront  toujours  fidèles  au 
culle  de  ranlitpiilé;  la  nostalgie  de  la  Grèce,  qui  ««nvahit  Théo- 


DU  «  G'ÉNIE  DU  ClilUSTIANISME  »   A  SA   MORT  33 

phile  Gautier,  suscite  les  sonnets  de  Nerval.  L'imafre  de  la 
llellade  poursuit  Musset  jusque  dans  ses  fantaisies  les  plus  capri- 
cieuses. Hassan  ne  pleure-t-il  pas  en  sonjueant  aux  marbres 
divins  broyés  par  les  cimeterres  ottomans?  Mardochc  ne  cher- 
che-t-il  pas  du  regard 

La  blanche  Oloossone  et  la  blanche  Caniyre? 

Rolla  n'invoque-t-il  pas  dans  un  élan  superbe  la  pompe 
triomphale  de  la  mythologie  primitive? 

Regrettez-vous  le  temps  où  le  ciel  sur  la  terre 
Marchait  et  respirait  dans  un  peuple  de  dieux? 

Et  qui  plus  que  Victor  Hugo  a  vérifié  cette  influence  de  l'an- 
tiquité sur  les  disciples  de  Chateaubriand?  N'est-il  pas  plus  près 
de  Pindare  que  tous  les  lyriques  intermédiaires,  plus  voisin 
d'Eschyle  que  tous  les  tragiques  antérieurs  à  son  avènement? 
Mais  Hugo  toutefois  est  un  Latin.  Ses  alliances  de  mots  lui 
viennent  d'Horace,  ses  antithèses  de  Juvénal  et  de  Lucain. 
Le  plus  souvent  il  a  pris,  comme  Dante,  le  divin  Virgile  pour 
conducteur. 

Plus  d'une  fois  sur  les  lèvres  de  Méry,  d'Autran,  du  marquis 
de  Belloy,  d'Arsène  Houssaye,  ont  chanté  les  abeilles  d'or  de  la 
fiction  attique.  Laprade,  ne  l'oublions  pas,  débute  par  Psyché, 
[)ar  Eleusis,  \)q.y  Sunion.  Que  serait--ce  si  nous  dépassions  1840, 
avec  Louis  Bouilhet,  Leconte  de  Lisle,  Théodore  de  Banville, 
Louis  Ménard,  André  Lefèvre  et  tous  les  Parnassiens,  sans  parler 
de  la  prose  orphique  de  Maurice  de  Guérin,  des  Deux  Masques 
de  Sainl-Victor,  de  la  Thaïs  d'Anatole  France  et  du  F^raxitèle 
d'Emile  Gebhart!  On  ne  saura  jamais  tout  ce  dont  nos  pères 
ont  été  redevables  aux  Marh/rs  comme  au  (renie  du  Christia- 
nisme, ces  livres  nourriciers  dos  intelligences. 

L'  «  Itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem  » .  —  Chateaubriand 
nous  dit  dans  la  préface  de  la  première  édition  de  son  Itinéraire 
qu'il  allait  en  Orient  chercher  des  images  pour  son  épopée  des 
Martyrs  et  que  dans  V Itinéraire  même  il  publiait  ses  réflexions. 
C'est  en  eff"et  à  la  fois  l'œuvre  d'un  penseur  et  d'un  peintre.  Les 
voyageurs  récents  ont  admiré  son  exactitude  scrupuleuse.  Aussi 
bien   avait-il   promis  de  ne  rien   omettre.  Son    ouvrage    parut 

Histoire  de  la  langue.    VII.  i 


34  CHATEAUBRIAND 

en  ISl  I.  Il  (Irs.iriiia  la  cri(i([Me  et  l'envie  qui  se  résigneiil  sou- 
vent }»ar  lassitude.  La  fortune  de  cet  ouvrage  devait  être  pro- 
loiip-ée:  car  la  guerre  de  l'indépendance  irrecque  attira  les  regards 
do  IKuropc  avant  de  provoquer  son  intervention. 

Avec  Chateaubriand  voyageur  nous  repassons  ce  qu'il  appelle 
«  les  stations  de  la  gloire  ».  Il  traversa  l'Italie  en  semant  dos 
pensées  profondes  et  dos  images  qui  font  rêver.  Il  s'embarqua 
le  !'■'■  août  180G  à  Trieste.  Chaque  île  g-recque  qu'il  rencontre 
lui  sug-gère  des  réminiscences  inédites  et  comme  une  abondance 
do  poésie  colorée.  Il  explique  par  le  climat  do  la  Grèce  et  la 
pureté  de  son  ciel,  la  grâce  de  ses  sites,  les  heureuses  propor- 
tions du  Parthénon,  la  simplicité  de  la  sculpture  antique,  son 
amour  des  choses  uniformes  et  harmonieuses.  Il  salue  les  mon- 
tagnes par  tous  les  beaux  A^ers  qu'il  sait  à  leur  louange.  En  quel- 
ques lignes,  à  la  façon  des  anciens,  il  fait  tenir  tout  un  paysage. 
C'est  ainsi  qu'il  nous  point  l'intérieur  d'un  cimetière  :  «  Ces 
tombes  étaient  fort  agréables;  le  laurier-rose  y  croissait  au  pied 
des  cyprès  qui  ressemblaient  à  de  grands  obélisques  noirs;  des 
tourterelles  blanches  et  des  pigeons  bleus  voltigeaient  et  rou- 
coulaient dans  ces  arbres;  l'herbe  flottait  autour  de  petites 
colonnes  funèbres  que  surmontait  un  turban;  une  fontaine 
bâtie  par  un  chérif  répandait  son  eau  dans  le  chemin  pour  le 
voyageur;  on  se  serait  volontiers  arrêté  dans  ce  cimetière  où 
le  laurier  de  la  Grèce,  dominé  par  les  cyprès  de  l'Orient,  sem- 
blait rappeler  la  mémoire  des  deux  peuples  dont  la  poussière 
reposait  dans  ce  lieu.  » 

C'est  la  grande  manière  des  maîtres,  purifiée  des  fautes  de 
goût  intermittentes  que  renfermaient  ses  ouvrages  antérieurs. 

Après  avoir  vu  Corfou,  Céphalonie,Zante  «  fleur  du  Levant  », 
Chateaubriand  débai-qua  dans  la  Morée,  l'ancien  Péloponèse. 
Chemin  faisant  il  juge  la  barbarie  des  Turcs  et  plaint  la  misère 
des  Grecs,  dont  il  devait  se  souvenii-  dans  sa  carrière  politique. 
En  même  temps  les  légendes  antiques,  les  citations  de  la  Muse 
grecque,  le  ressaisissent  à  tout  moment,  devant  l'Eurotas,  aux 
flancs  du  Taygète,  sur  l'emplacement  de  Sparte,  où  les  ruines 
même  oui  péri.  Puis  il  visite,  loujours  avec  le  même  bonheur 
d'observation,  donidition  et  de  style,  l'Argolide,  Corintho, 
Mégaro,  Eleusis   et  le   détroit  de  Salamine,  «   ce  lieu  qui  fut 


I 


DU   <<  GÉNIE  DU  CHRISTIANISME  »   A  SA  MORT  r6 

tcMnoiii  <lii   |>lus  Ljr.uid  cITorl  qii';u<nit  jamais  tciil»''!  les  lioimnos 
en  faveur  de  la  liberté.  » 

Il  écrit  sur  les  déitris  du  temple  de  Suiiiiim  :  «  Je  dérouvrais 
au  loin  la  mer  de  rAr<hi|)el  avec  toutes  ses  îles;  le  soleil  cou- 
chant rougissait  les  cotes  de  Zéa  et  les  (|uatorze  colonnes  de 
marbre  lilanc  au  pied  desquelles  je  m'étais  assis.  Les  sauges  et 
les  genévriers  répamlaient  autoui"  des  ruines  une  odeur  aroma- 
tique et  le  bruit  des  vagues  montait  h  peine  jusqu'à  moi.  » 

La  deuxième  partie  contient  le  voyag^e  de  l'Archipel,  de 
l'Anatolie  et  de  Constantinople;  les  mêmes  qualités  le  suivent, 
couleur,  pensée,  érudition  ing-énieuse  et  variée.  La  troisième 
partie  est  consacrée  à  Rhodes,  à  JafTa,  à  Bethléem,  à  la  mer 
Morte.  La  quatrième  et  la  cinquième  partie  sont  occupées  par 
le  voyage  à  Jérusalem.  C'est  à  Jérusalem  qu'il  éprouvera,  qu'il 
fera  éprouver  les  plus  vives  et  les  plus  nobles  émotions,  «  sur 
la  terre  des  prodiges,  aux  sources  de  la  plus  éclatante  poésie  ». 
On  ne  peut  reprocher  à  Chateaubriand  dans  cet  ouvrage  que 
parfois  un  éparpillement  de  détails  trop  minutieux.  On  ne  se 
plaint  pas  des  réflexions  toujours  élevées  et  souvent  profondes, 
comme  par  exemple  à  propos  de  la  juxtaposition  des  juifs  et 
des  chrétiens  à  Jérusalem  :  «  Si  quelque  chose  parmi  les 
nations  porte  le  caractère  du  miracle,  nous  pensons  que  ce 
caractère  est  ici.  Et  qu'y  a-t-il  de  plus  merveilleux,  même  aux 
yeux  du  philosophe,  que  cette  rencontre  de  l'antique  et  de  la 
nouvelle  Jérusalem  au  pied  du  Calvaire,  la  première  s'affligeant 
à  l'aspect  du  sépulcre  de  Jésus-Christ  ressuscité,  la  seconde  se 
consolant  auprès  du  seul  tombeau  qui  n'aura  rien  à  rendre  à  la 
lin  du  siècle.  » 

La  sixième  partie  nous  promène  en  Egypte  et  nous  amène  à 
Tunis.  C'est  de  là  que  le  voyageur-poète,  dans  la  septième  et 
dernière  partie,  après  une  station  aux  lieux  où  fut  Carthage, 
revient  en  France.  Son  livre  est  beau,  brillant  et  substantiel  à  la 
fois,  d'une  ordonnance  parfaite,  du  style  le  plus  pur  et  le  plus 
relevé.  Ce  n'est  pas  l'ouvrage  le  plus  génial  de  Chateaubriand, 
c'est  à  coup  sûr  le  plus  classique.  Ajoutons  que  dans  cette  œuvre 
achevée  l'on  sent  un  souffle  avant-coureur  de  la  délivrance  pro- 
mise à  la  Grèce  moderne  :  c'est  déjà  le  rêve  et  le  vœu  de  Cha- 
teaubriand, qu'au  faîte  lie  la  politique  il  devait  concourir  à  réaliser. 


36  CHATEAUBRIAND 

La  note  sur  la  Grèce  que  Chateaubriand  publia,  sous  la  Res- 
tauration, au  nom  du  Comité  franco-grec,  fut  comme  le  dernier 
chapitre  de  V Itinéraire.  Certains  passages  de  ce  morceau  d'une 
éloquence  énergique  pourraient  encore  trouver  leurs  applica- 
tions de  nos  jours  :  «  11  y  a  dans  une  nation  chrétienne,  parce 
qu'elle  est  chrétienne,  plus  de  principes  d'ordre  et  de  civilisation 
que  dans  une  nation  mahométane.  L'Europe  doit  préférer  un 
peuple  qui  se  conduit  d'après  les  lois  régénératrices  dos  lumières 
à  un  peuple  qui  détruit  partout  la  civilisation...  Non!  elles  ne 
seraient  pas  admises  à  se  dire  chrétiennes,  ces  générations  qui 
auraient  vu  sans  l'arrêter  le  massacre  de  tout  un  peuple  chré- 
tien. » 

«  Le  Dernier  Abencérage.  »  —  Le  Dernier  Abencérage, 
titre  adopté  par  les  habitudes  littéraires  (car  le  titre  véritable  n'est 
autre  que  Les  aventures  du  dernier  Abencérage),  ne  fut  publié  que 
quinze  ans  plus  tard,  à  cause  de  l'ombrageuse  censure  de  Napo- 
léon, qui  faisait  alors  la  guerre  en  Espagne.  On  y  eut  cherché  des 
allusions  à  l'héroïsme  des  Espagnols,  et,  comme  le  dit  Chateau- 
briand, «  les  ruines  de  Saragosse  fumaient  encore,  les  morts 
faisaient  trop  penser  aux  vivants  ».  Il  ajoutait  :  «  On  s'apercevra 
facilement  que  cette  nouvelle  est  l'ouvrage  d'un  homme  qui  a 
senti  les  chagrins  de  l'exil  et  dont  le  cœur  est  tout  à  sa  patrie  ». 
Ce  livre  se  rattache  par  sa  composition  à  l'époque  des  Martyrs 
et  de  V Itinéraire.  C'est  une  œuvre  brève  qui,  visant  à^'intensilé, 
quelquefois  incline  à  la  raideur,  à  la  sécheresse  ;  c'est  pourtant 
encore  un  beau  poème,  quoique  inférieur  aux  précédents. 

Le  sujet  est  puisé  dans  l'histoire  des  Maures  chassés  d'Es- 
pagne avec  Boabdil  et  fixés  en  Afrique  dans  les  environs  de 
Tunis.  Chateaubriand,  parmi  ces  Maures,  met  en  scène  la  famille 
des  Abencérages.  Il  a  cherché,  dit-il  dans  son  avertissement,  à 
peindre  trois  hommes  et  une  femme  d'un  caractère  également 
élevé.  L' Abencérage  Aben-Hamet,  l'Espagnole  Bianca,  descen- 
dante du  Cid,  son  père  don  Carlos,  le  Français  Lautrec,  sont 
autant  de  modèles  d'honneur  chevaleresque,  sans  exagération, 
sans  hyperbole  chimérique.  Car  le  sacrifice  final  d'Aben-IIamet, 
si  grand  (ju  il  soit,  ne  dépasse  pas  la  mesure  des  nobles  cœurs. 
Ce  héros  est  plein  d'abnégation,  mais  digne  et  logique,  en  ne 
voulant  pas,  comme  il  le  dit,  «  mêler  le  sang  des  persécuteurs 


DU  «  GENIE  DU  CHRISTIANISME  »   A   SA   MORT  37 

et  (les  persécutés  »,  quand  il  a|)[»reii(l  (juc  l'un  des  ancêtres  de 
Bianca  a  ésroreé  l'un  des  siens,  (i'est  là  de  l'idéal  et  non  du 
romanesque. 

Sainte-Beuve,  comme  il  lui  arrive  souvent,  s'est  montré 
médiocrement  juste  pour  cette  dernière  prouesse  d'invention 
chez  Chateaubriand.  Il  la  qualifie  de  «  tableau  Empire  », 
comme  s'il  avait  affaire  à  la  raideur  de  Girodet  et  de  Guérin. 
Mais  il  oublie  de  dire  (jue  chez  les  peintres  du  premior  Em[)ire 
la  raideur  des  formes  était  compensée  par  la  beauté  des  liirnes 
et  la  pureté  du  dessin.  Il  a  été  plus  équitable  en  rappelant,  à 
propos  du  discours  de  réception  que  l'auteur  à'Atala  destinait  à 
l'Institut,  ce  témoignage  si  vrai,  si  juste  du  vieux  Ducis  :  «  Il  a 
le  secret  des  mots  puissants  et  son  suffrage  est  une  puissance 
encore  ».  Sainte-Beuve  a  été  juste  en  ajoutant  :  «  Tout  le  talent 
de  Chateaubriand  est  défini  par  cette  parole  ». 

Le  style  de  Chateaubriand.  —  Les  innovations  de  Cha- 
teaubriand n'eussent  été  parfois  que  des  témérités,  si  la  haute 
originalité  du  style  n'avait  répondu  à  toutes  les  autres  nouveautés. 
Le  sentiment  et  l'idée,  si  vrais,  si  neufs  qu'ils  soient,  ne  valent 
et  n'excellent  que  par  la  forme.  Ce  n'est  pas  en  vain  que  l'on 
dit  :  «  la  langue  de  Bossuet,  la  langue  de  Corneille  ».  Tant  le 
style  est  le  corps  de  la  pensée  uni  à  son  àme.Les  formes  élé- 
gantes ou  lyriques  servent  la  pensée  comme  les  organes  servent 
l'âme.  Aussi  bien  le  véritable  novateur  sait-il  créer  son  style. 
Chateaubriand  apporta  donc  un  style  tout  créé,  prose  de  poète, 
assouplie  aux  exigences  de  la  pensée  renouvelée  et  du  sentiment 
agrandi.  Le  moule  du  xvui'^  siècle  eût  été  trop  étroit  pour  con- 
tenir ces  élans  d'amour,  ces  impressions  de  tristesse,  ce  flot 
d'idées  religieuses  et  littéraires  qui  allait  et  venait  entre  l'àme  du 
poète  et  les  âmes  de  ses  contemporains.  La  nécessité  d'un  mode 
nouveau  s'imposait  à  Chateaubriand  :  ce  mode  fut  le  poème  en 
prose. 

Ce  genre  inauguré  par  Atala  rencontra  sans  doute  bien  des 
détracteurs.  Mais  la  cause  est  certainement  gagnée  par  les  chefs- 
d'œuvre  écrits  en  prose  poétique  depuis  Chateaubriand  jusqu'à 
Melchior  de  Vogiié.  La  moitié  des  grands  écrivains  du  siècle, 
suivant  les  traces  de  leur  vieux  maître,  n'ont  pas  craint  d'adop- 
ter ces  mouvements  de  l'âme  et   ces  expressions  lyriques  qui 


38  CHATEAUBRIAND 

l'oiulciit  nieneilleusement  l'exaltation  de  la  pensée.  Que  de 
jiages  adniii'.ihlos  fixées  de  nos  jours  dans  une  laniiue  aussi 
cadencée,  aussi  périodique  assurément  que  celle  des  A'ers  et  où 
certains  morceaux  se  déroulent,  comme  dans  les  Martyrs,  pareils 
à  des  odes,  avec  la  même  précision  de  rythme  et  de  nombre  et 
comme  sous  l'empire  d'un  métré  invisible. 

D'immortelles  élégies,  le  Lac,  la  Tristesse  d'Olympio,  le  Sou- 
venir, n'ont  vraiment  ni  plus  d'intensité  passionnée,  ni  plus  de 
tendresse  communicative,  ni  plus  de  mélodie  que  les  pages 
immortelles  iVAtala.  Ces  illustres  exemples  donnés  par  Cha- 
teaubriand et  ses  émules  démontrent  suffisamment  que  la  prose 
peut  èfre  aussi  souple  que  l'idiome  rival  et  que  son  vocabulaire 
doit  être  aussi  riche. 

Le  style  de  Chateaubriand  peut  se  décomposer  comme  celui 
d'un  poète.  La  période  usitée  chez  l'auteur  de  liené  n'est-elle 
})oinl  une  période  poétique?  Qu'on  nous  permette  de  citer  un 
modèle,  tiré  iVAtala.  Voici  deux  véritables  strophes  dans  le 
chant  merveilleux  de  «  la  fille  de  l'exilé  »  : 

«  Heureux  ceux  qui  n'ont  point  vu  la  fumée  des  fêtes  de 
l'étranger  et  qui  ne  se  sont  assis  qu'aux  festins  de  leurs 
pères!  » 

«  Si  le  geai  bleu  du  Meschacebé  disait  à  la  non-pareille  des 
Florides  :  «  Pourquoi  vous  plaignez-vous  si  tristement?  n'avez- 
vous  pas  de  belles  eaux  et  de  beaux  ombrages  et  toutes  sortes 
de  })àture  comme  dans  les  forets?...  Oui,  répondrait  la  non- 
pareille  fugitive,  mais  mon  nid  est  dans  le  jasmin;  qui  me 
l'apportera?  et  le  soleil  de  ma  savane,  l'avez-vous?  » 

Que  man([ue-t-il  à  ces  lignes  de  prose  pour  rivaliser  avec  les 
vers  les  plus  harmonieux?  ce  n'est  pas  le  charme  de  la  douceur 
musicale,  ce  n'est  point  le  mélodieux  balancement  des  phrases 
euphoniques. 

On  ne  saurait  tro|)  insister  sur  les  expressions  créées  (jui  sont 
la  |irin(ipale  nouveauté  du  style  de  Chateaubriand,  telles  que 
«  l'àuK'dela  solitude,  le  secret  des  bois,  la  fidélité  des  ombres  ». 
Telle  cette  expression  si  juste,  si  profonde,  et  si  critiquée  par  les 
détracteurs  vulgaires  :  «  La  lune  répandit  dans  les  bois  ce  grand 
secret  de  mélancolie  qu'elle  aime  à  raconter  aux  vieux  chênes 
et  aux  l'ivages  antiques  ».  Que  de  sensations  dans  cette  alliance 


DU  «  GÉNIK  DU  CHRISTIANISME  »   A  SA   MOUT  39 

(le  mots  :  «  la  jeunesse  de  la  liimirre  »  !  Parmi  les  iMiiomltraljlcs 
épithètes  rares  el  significatives  dont  Ghaleauhriaiid  a  ijolc'  notre 
prose  fraiieaise,  nous  n'en  citerons  qu'une,  mais  pleine  de  lou- 
chante beauté,  «  le  marbre  tragique  »,  à  propos  de  la  statue  de 
Charles  I". 

L'invention  des  images,  l'une  des  principales  qualités  du  style 
poétique,  est  encore  un  don  royal  chez  Chateaubriand.  L'imag'e 
à  tout  moment  jaillit  de  son  cerveau  comme  la  Pallas  hellé- 
nique. Tantôt  elle  est  uniquement  pittoresque  :  telle  cette  com- 
paraison des  mousses  blanches  couvertes  de  papillons  et  de 
colibris  avec  une  tapisserie  brodée  et  peinte  de  mille  couleurs. 
Tantôt  elle  est  à  la  fois  pittoresque  et  sug-gestive.  Ainsi  : 
«  Port-Roval  sublime  à  sa  naissance  changea  et  s'altéra  tout  à 
coup  comme  ces  emblèmes  antiques  qui  n'ont  (fue  la  tête 
d'aig-le  ».  Et  ailleurs  :  «  La  vie  est  trop  courte;  elle  ressemble 
à  ces  carrières  où  l'on  célébrait  les  jeux  funèbres  chez  les 
Anciens  et  au  bout  desquelles  apparaissait  un  tombeau  ».  Heu- 
reux les  poètes  chez  qui  l'image  est  le  vêtement  glorieux  du  sen- 
timent et  de  la  pensée.  Ceux-là  sont  les  vrais  maîtres  du  style, 
les  écrivains  de  race  ! 

Par  ce  don  créateur  de  l'alliance  de  mots,  de  l'épithète  et  de 
l'image,  Chateaubriand,  novateur  classique,  rejoignant  Tacite  et 
Sénèque  à  travers  Bossuet,  Pascal  et  Montaigne,  reliait  Tàge 
moderne  à  l'antiquité. 

Écrits  politiques  de  Chateaubriand.  —  La  vie  littéraire 
de  Chateaubriand  ne  se  termine  pas  au  Dernier  Ahencérage.  Il 
allait  reparaître  comme  écrivain  sur  la  scène  politique  avec  la 
chute  de  l'Empire  et  le  retour  des  Bourbons.  Dans  l'intervalle 
il  avait  provoqué  et  subi  l'incident  de  ce  discours  de  réception  à 
l'Institut,  supprimé  par  le  mécontentement  de  Napoléon.  Quoique 
[dus  favorable  que  Chateaubriand  ne  pouvait  l'être  à  la  mémoire 
de  Marie-Joseph  Chénier,  son  prédécesseur  au  fauteuil  acadé- 
mique, nous  devons  lui  faire  un  mérite  d'avoir  conclu  par  un 
hommage,  on  pourrait  dire  même  un  appel  à  la  liberté  :  «  M.  de 
Chénier  adora  la  liberté.  Peut-on  lui  en  faire  un  crime?  Les 
chevaliers  eux-mêmes,  s'ils  sortaient  aujourd'hui  de  leurs  tom- 
beaux, suivraient  la  lumière  de  notre  siècle.  On  verrait  se  former 
cette  illustre  alliance  entre  l'honneur  et  la  liberté,  comme  sous 


40  CHATEAUBRIAND 

le  règne  des  Valois  les  créneaux  gothiques  couronnaient  avec 
une  grâce  infinie  dans  nos  monuments  les  ordres  empruntés  de 
la  Grèce  ». 

La  liberté  allait  devenir  raiine  de  combat  du  poète  contre 
l'Empereur  d'abord,  puis,  sous  la  Restauration,  contre  des  minis- 
tres même  modérés.  Il  est  juste  de  dire  que  cette  arme  ne  se 
faussa  pas  entre  ses  mains.  Au  pouvoir  comme  dans  l'opposi- 
tion, Chateaubriand  devait  être  plus  libéral  que  ceux  qui  ne  se 
paraient  de  ce  titre  qu'après  avoir  été  les  serviteurs  trop  dociles 
du  despotisme  impérial. 

A  partir  de  1811,  Chateaubriand  devait  apparaître,  à  peu 
d'exce})tions  près,  surtout  comme  un  admirable  prosateur  poli- 
tique, en  dehors  des  Mémoires  <£ outre-tombe  qu'il  avait  com- 
mencés sous  l'Empire  et  qu'il  continua  jusqu'à  sa  mort.  Depuis 
l'incident  académique,  l'illustre  écrivain  vivait  dans  la  retraite, 
à  Aulnay,  dans  sa  petite  maison  de  la  Vallée  aux  Loups.  Il  ne 
revint  habiter  Paris  qu'en  1814.  Un  vent  de  défaite  soufflait 
sur  l'Empire.  Les  désastres  de  Russie,  les  revers  en  Espagne,  la 
conspiration  de  Malet,  la  journée  de  Leipzig,  s'étaient  succédé 
comme  autant  de  sinistres  avertissements.  L'invasion  allait  con- 
clure cette  série  de  malheurs  amenés  par  l'ambition  et  l'égoïsme 
de  Napoléon,  qui  pouvait  obtenir  la  paix  aux  conditions  les  plus 
honorables.  Pendant  ce  temps  Chateaubriand  commençait  ses 
Mémoires  et  préparait  un  ouvrage  de  combat  intitulé  :  De  Buo- 
naparte  et  des  Bourbons.  Il  a  dit,  en  parlant  de  lui-même  à  ce 
moment  :  «  Le  livre  tremble  sous  les  pas  du  soldat  étranger; 
j'écris  comme  les  derniers  Romains,  au  bruit  de  l'invasion  des 
Barbares  ». 

De  Bnonaparteetdes  Bourbons  fut  un  pamphlet  de  génie,  mais 
on  ne  peut  l'accepter  saiis  réserve,  comme  tous  les  écrits  insj)irés 
par  la  passion  politique.  Dans  sa  préface  de  1828  Chateaubriand 
nous  dit  avec  justice  :  «  La  patrie  était  écrasée  par  le  despo- 
tisme et  livrée  par  l'ambition  insensée  de  ce  despotisme  à  l'in- 
vasion étrangère...  tous  les  abus  de  l'arbitraire,  toutes  les  vexa- 
tions du  gouvernement  de  l'Empire  ne  laissaient  à  personne  le 
sang-froid  nécessaire  pour  prononcer  un  jugement  impartial. 
On  ne  voyait  que  la  moitié  du  tableau  ;  les  défauts  étaient  en 
saillie  dans  la  lumière,  les  qualités  plongées  dans  l'ombre.   » 


l)i:  «  GENIE  DU  CHRISTIANISME  »  A   SA   MORT  41 

Mais  que  de  traits  vérifiés  par  riiistoire!  Comiiio  eût  prononcé 
le  vieux  satiri(jue  :  «  Our  dalVreuses  vérités!  » 

Sous  la  Restauration,  ChateauljrianJ  devait  jouer  un  grand 
rôle  jiolitique.  Ses  Réflexions  publiées  en  décembre  181  i-  renfer- 
ment en  excellent  style  de  discussion  des  idées  contestables, 
mêlées  à  beaucoup  de  considérations  judicieuses  inspirées  par  le 
zèle  monarchique  et  le  sens  des  événements.  Le  sentiment  est 
des  jtlus  constitutionnels  et  des  plus  libéraux.  Voici  la  conclu- 
sion d'un  des  principaux  chapitres  :  «  Ceux  qui  regrettent  l'an- 
cien gouvernement  (celui  d'avant  89)  doivent  s'attacher  au 
nouveau  parce  qu'il  est  très  bon  en  soi,  parce  qu'il  est  le 
résultat  obligé  des  mœurs  du  siècle,  parce  qu'enfin  la  fatale 
nécessité  a  détruit  l'autre,  et  (|u'on  ne  se  soustrait  point  à  la 

nécessité Une   monarchie  limitée  est  le  gouvernement  qui 

convient  le  mieux  à  notre  dignité  comme  à  notre  bonheur.  » 
Notons  encore  ces  belles  et  sages  paroles,  applicables  à  tous 
les  régimes  :  «  Donnons  l'exemple  de  l'ordre  et  de  la  justice, 
comme  nous  avons  donné  celui  de  la  gloire.  Les  révolutions  et 
les  malheurs  ont  des  résultats  heureux,  quand  on  sait  profiter 
des  leçons  de  l'infortune.  » 

Le  Rapport  sur  Cétal  de  la  France  au  i'2  mai  1815  fut  pré- 
senté au  roi  Louis  XYIIIdans  son  conseil  à  Gand;  il  ne  contient 
pas  de  propositions  contraires  aux  nouvelles  libertés.  C'était 
donc  une  injustice  que  de  faire  de  Chateaubriand  un  contre- 
révolutionnaire,  bien  qu'il  ait  été  l'un  des  chefs  de  la  droite  à  la 
Chambre  des  pairs  de  la  seconde  Restauration.  Il  voulait  sin- 
cèrement amener  le  parti  royaliste  au  respect  de  la  Charte,  tout 
en  lui  assurant  le  gouvernement  de  préférence  aux  impérialistes 
ralliés.  N'était-il  pas  conséquent  avec  lui-même?  S'il  combattait 
à  l'excès  le  ministère  modéré  du  duc  Decazes  dans  ses  articles 
de  journaux  et  dans  La  Monarchie  selon  la  Charte,  qui  lui 
valut  une  disgrâce,  c'était  en  soutenant  toutes  les  libertés,  en 
affirmant  toutes  les  conditions  d'un  régime  franchement 
représentatif,  en  réclamant  l'initiative  des  lois  pour  les  Cham- 
bres, leur  droit  de  déterminer  le  maintien  ou  le  remplace- 
ment des  cabinets,  la  suppression  du  ministère  de  la  police 
générale,  en  un  mot  l'intégrité  du  parlementarisme.  A  ne  voir  les 
choses  que  du  point  de  vue  littéraire,  ce  traité  De  la  Monarchie 


42  CHATEAUBRIAND 

selon  la  Charfr  est  du  reste  un  chc^f-d'œuvre  d'arg-umentation 
et  de  style,  comme  les  meilleures  parlies  du  Génie  du  Christia- 
nis)ne. 

Tous  les  ouvrages  jtolitiqucs  se  valent  :  l'opuscule  sur  la 
Presse,  en  1822,  est  doué  de  la  même  force  et  du  même  éclat. 
Ainsi  de  tous  les  articles  de  polémique  publiés  dans  les  journaux 
de  Paris  et  réunis  dans  les  œuvres  complètes.  On  y  trouverait 
les  éléments  d'un  Conciones  politique,  utile  même  aux  députés 
d'une  république.  Chateaubriand,  trop  justifié  par  les  événe- 
ments, a  pu  dire  de  son  rcMe  sous  la  Restauration  comme  sous 
l'Empire  :  «  Il  y  a  tantôt  une  vingtaine  d'années  que  les  cham- 
pions de  l'arbitraire  ministériel  nous  insultent  pour  notre  atta- 
chement à  des  principes  généreux.  » 

Le  premier  des  poètes  modernes  a  été  le  premier  journaliste 
de  son  époque,  surtout  dans  ses  campagnes  des  Débats,  à  la  fin 
de  la  Restauration,  quand  il  se  sépara  du  ministère  Villèle 
ingrat  envers  lui  jusqu'à  l'injure.  Chateaubriand  ne  cesse 
jamais  d'être  le  prince  des  prosateurs.  Mais  il  n'a  été  mieux  ins- 
piré à  aucun  moment  qu'en  défendant  la  cause  des  Grecs,  en 
soutenant  l'intervention  en  Espagne  si  utile  au  prestige  de  sa 
dynastie  préférée.  Il  avait  partout  revendiqué  l'intérêt  français 
contre  Canniug  et  Metternich.  A  la  tribune  des  Pairs,  ses 
harangues  médit<''es  furent  aussi  pures  de  forme,  aussi  nobles 
que  ses  articles.  Peut-être  devait-il  se  montrer  supérieur  à 
lui-même  dans  le  dernier  discours,  du  7  août  1830,  où  il  jeta 
le  cri  suprême  en  faveur  du  duc  de  Bordeaux,  héritier  d'une 
monarchie  découronnée  par  l'aveuglement  de  ses  conseillers. 
Nous  ne  savons  rien  de  (dus  éloquent,  dé  plus  ])énétré  d'émo- 
tion chaleureuse,  que  ce  discours  jeté  à  la  face  des  vainqueurs 
du  jour  par  la  fidélité  courageuse  :  «  Inutile  Cassandre,  j'ai 
assez  fatigué  le  trône  et  la  pairie  de  mes  avertissements  dé(hii- 
gnés;  il  ne  me  reste  qu'à  m'asseoir  sur  les  débris  il'un  nau- 
frage que  j'ai  tant  de  fois  prédit...  Je  ne  demande  à  conserver 
que  la  liberté  de  ma  conscience  et  le  droit  d'aller  mourir  par- 
tout où  je  trouverai  inibqtendance  et  repos.  » 

Ce  grand  écrivain  politique,  cet  orateur  était  également  un 
grand  homme  d'État,  démontrant  par  son  exemple  combien  la 
haute    intelligence    des    poètes,    appliquée   à   la    direction  des 


Dr  «  GÉNIE  DU  CHIUSTIANISME  »  A  SA   MORT  43 

alîaircs  dr  ce  nioiule,  est  supri-ieuro  au  Imii  sens  à  cdurtc  viir 
des  liuimiics  (jiii  se  disent  prati(|uos,  et  inèine  à  riiilaliiatitui  des 
doctrinaires.  Quand  Chateaubriand  fut  appelé  au  gouverne- 
ment, au  ministère  des  AITaires  étrangères,  en  1822,  ce  ne  fui 
que  pour  être  renvoyé  liifMilot  avec  dédain  par  M.  de  Villèle 
et  M.  de  Corbière. 

Et  pourtant  comme  ambassadeur  il  avait  bien  servi  les  inté- 
rêts du  pays  à  Berlin,  à  Londres,  au  congrès  de  Vérone. 
Ministre  il  soutint  la  grandeur  de  la  France  en  prévoyant  l'ave- 
nir; car  ii  a  su  voir  le  danger  de  l'établissement  de  la  Prusse 
dans  TAllemagne  rhénane,  établissement  dû  par  malheur  aux 
funestes  conceptions  de  Talleyrand;  et  d'autre  paît  il  a  de  ses 
vœux  appelé  l'alliance  russe,  notamment  dans  le  mémoire 
adressé  de  son  ambassade  de  Rome  à  M.  de  la  Ferronnays,  alors 
ministre  des  relations  extérieures.  Il  ne  méditait  pas  moins 
pour  la  France,  à  la  faveur  de  cette  alliance,  que  la  frontière  du 
Rhin  depuis  Strasbourg  jusqu'à  Cologne.  Il  sut  obtenir  pen- 
dant la  guerre  d'Espagne  le  continuel  et  fidèle  concours  du  tsar 
Alexandre. 

La  vieillesse.  Dernières  œuvres.  Les  «  Mémoires  >^.  — 
La  révolution  de  1830  avait  éclaté  comme  un  coup  de  foudre. 
Atteint  dans  ses  convictions.  Chateaubriand  se  conduisit  en 
homme  d'honneur.  Après  la  protestation  solennelle  que  nous 
avons  mentionnée  il  renonça  résolument  à  la  pairie  pour  faire 
à  Louis-Philip[»e  une  opposition  irréconciliable,  encouragea  la 
duchesse  de  Berry  dans  ses  entreprises  aventureuses  et  visita  la 
vieillesse  exilée  de  Charles  Xà  Prague.  Dégoûté  par  les  fautes 
de  son  parti,  auquel  il  reprochait  surtout  le  manque  invétéré 
d'esprit  politique,  il  s'était  lié.  trop  ostensiblement  peut-être  et 
comme  par  une  sorte  de  dilettantisme,  avec  Déranger,  Lamen- 
nais et  Carrel.  Les  soins  dévoués  de  sa  femme,  la  gracieuse 
amitié  de  M"^  Récamier,  qui  lui  avait  installé  unecourà  l'Abbaye- 
aux-Bois,  les  témoignages  enthousiastes  des  générations  roman- 
tiques, consolèrent  ses  vieux  jours  jusqu'à  sa  mort  *. 

Durant  le  règne  de  Louis-Philippe,  Chateaubriand  ne  cessa  de 
travailler.  11  acheva  ses  Mémoires  cC outre-tombe.  Il  produisit  des 

1.  Chate-iiubriand  nioiiriit  à  Paris,  le  4  juillet  1S48,  ilans  sa  quatre-vingtièiiie 
année.  11  fui  enseveli  sur  lilot  du  tirand-Bé,  en  face  de  Saint-Malo. 


44  CHATEAUBRIAND 

ouvrages  inégaux,  mais  où  le  génie  se  fait  toujours  sentir.  Dans 
ses  mélanges  littéraires,  qu'il  avait  publiés  dans  l'édition  de  1827, 
il  avait  compris  une  étude  sur  l'Angleterre  et  les  Anglais  où  il 
avait  insisté  sur  la  mélancolie  poétique  de  Younget  disserté  sur 
Shakespeare  avec  les  plus  grandes  réserves.  Il  disait  en  propres 
termes  :  «  Si  nous  jugeons  avec  impartialité  les  ouvrages  étran- 
gers et  les  nôtres,  nous  trouverons  toujours  une  immense 
supériorité  du  côté  de  la  littérature  française  ;  au  moins  égaux 
par  la  force  de  la  pensée,  nous  remportons  toujours  par  le 
goût.  On  ne  doit  jamais  perdre  de  vue  que,  si  le  génie  enfante, 
c'est  le  goût  qui  conserve.  Le  goût  est  le  l)on  sens  du  génie; 
sans  le  goût  le  génie  n'est  qu'une  sublime  folie.  » 

C'est  l'idée  qui  domine  dans  les  premiers  jugements  de  Cha- 
teaubriand sur  Shakespeare.  Mais  il  a  été  plus  large  dans  son 
long  Essai  sur  la  littérature  anglaise  que  dans  l'ébauche  de  sa 
jeunesse.  Cet  Essai,  que  dédaigne  Sainte-Beuve,  n'est  ni  sans 
valeur,  ni  sans  fruit.  11  se  divise  en  cinq  époques.  Le  moyen 
âge  renferme  bien  des  détails  curieux.  Il  est  apprécié  comme 
dans  le  Génie  du  Christianisme  avec  une  sympathie  impartiale. 
L'âge  des  Tudors  est  ensuite  déroulé  ;  les  poètes  de  cette  époque 
pour  la  première  fois  étaient  divulgués  en  France.  Mais  ce  qu'il 
y  a  de  pins  notable,  c'est  que  Chateaubriand  revenait  sur  sa 
première  appréciation  de  Shakespeare.  Trop  frappé  d'abord  par 
ses  défauts,  sans  les  méconnaître  maintenant,  il  faisait  la  plus 
grande  part  à  ses  sublimes  qualités.  Il  reconnaissait  que  ses 
défauts  tiennent  au  siècle  et  ses  qualités  à  l'homme  même. 
Peut-être  eût-il  pu  faire  plus  de  concessions  aux  prétendues 
irrégularités  de  l'auteur  d'IIamlet  et  taxer  moins  sévèrement 
le  drame  romantique,  œuvre  de  ses  fils  en  littérature.  D'ail- 
leurs il  eût  pu  se  rassurer  en  voyant  avec  quelle  prudence, 
quelle  réserve,  les  chefs  de  l'école  nouvelle  ont  porté  sur  notre 
scène  les  beautés  shakespeariennes.  En  elîet  les  plus  grandes 
audaces  de  Victor  Hugo,  d'Alexandre  Dumas,  d'Alfred  de 
Musset,  de  Yigny,  demeurent  timides  auprès  des  hardiesses  de 
Shakespeare  et  de  tout  le  théâtre  étranger.  En  définitive, 
quoique  s'étant  amendé  sur  ce  point.  Chateaubriand  nous  semble 
avoir  encore  manqué  de  clairvoyance  et  de  largeur  :  admirer 
pleinement  Shakespeare,  ne  l'imiter  qu'avec  réserve,  voilà  le  vrai 


DU   «  GÉNIE   DU   CHRISTIANISME  »   A   SA  MOUT  45 

teinpéramenl,  lu  mesure  exacte.  En  écartant  les  préjugés  pseudo- 
classiques du  promoteur  de  la  littérature  nouvelle,  nous  aimons 
mieux  emprunter  ces  belles  et  décisives  paroles  :  «  Shakespeare 
est  au  nomhre  des  cinq  ou  six  écrivains  qui  ont  suffi  aux  besoins 
et  à  l'aliment  de  la  pensée  :  ces  iiénies  mères  semblent  avoir 
enfanté  et  allaité  les  autres  :  de  tels  génies  occui>enl  !<■  |iirinicr 
rang.  » 

Cet  Essai,  qui  tient  sa  place  dans  riiisloire  de  la  littérature 
étrangère,  à  un  moment  où  ni  Philarète  Chastes,  ni  Marmier, 
ni  Ampère  n'avaient  donné  leurs  travaux  initiateurs,  accompa- 
gnait une  traduction  du  Paradis  perdu  de  Milton,  qui,  dans  son 
audacieuse  littéralité,  sa  lutte  de  précision  pittoresque  avec  le 
texte,  nous  semble  un  des  chefs-d'œuvre  de  notre  siècle.  Elle  a 
frayé  la  voie  aux  belles  traductions  de  Taine  dans  son  Histoire 
de  la  littérature  anglaise. 

Il  restait  à  Chateaubriand  à  déployer  sa  puissance  d'innova- 
tion et  de  style  dans  une  œuvre  d'histoire.  En  18.j0,  celui  qui 
avait  désig^né  aux  historiens  les  routes  du  passé  fut  historien 
lui-même,  et  de  haut  vol,  dans  une  suite  A' Etudes  historiques,  dis- 
cours accompagnés  d'un  essai  àWnahise  raisonnée  de  Vhistoire  de 
France.  On  a  souvent  profité  de  ces  pages  parfois  admirables 
sans  avoir  la  bonne  foi  de  citer  les  emprunts.  Que  d'aperçus! 
que  de  vues!  on  croirait  souvent  lire  Montesquieu  complété  par 
un  grand  poète. 

La  préface  seule  vaut  des  volumes.  Tous  les  historiens  de  la 
France  y  sont  passés  en  reA-ue  avec  une  rare  sûreté  de  coup  d'œil; 
bien  des  défauts  de  l'histoire  moderne,  que  nous  reconnaissons 
maintenant,  y  sont  déjà  démêlés.  Le  premier.  Chateaubriand  a 
trouvé  ce  qu'il  y  avait  de  systématique,  d'hypothétique  dans 
les  théories  de  Guizot  et  dAugustin  Thierry.  Il  a  été  jusqu'à  un 
certain  point  le  précurseur  de  Fustel  de  Coulanges,  comme  il 
s'est  montré  le  devancier  d'Edgar  Quinet  dans  ses  réserves 
contre  la  philosophie  de  l'histoire  hégélienne  et  ses  protesta- 
tions de  conscience  contre  l'école  fataliste  et  le  néo-jacobinisme. 

Les  plus  belles  parties  de  cet  ouvrag-e  sont  consacrées  à 
TEmpire  romain.  Les  traits  merveilleux  y  sont  jetés  avec  la 
profusion  d'un  maître  :  «  Claude  consterné  ne  demandait  que  la 
vie;  on  y  ajouta  l'empire,  et  il  pleurait  du  présent  ». 


46  CHATEAUBRIAND 

«  Les  barbares  introduits  dans  l'armée  s'accoutumèrent  à  faire 
des  empereurs.  Quand  ils  furent  las  de  donner  l'empire,  ils  le 
gardèrent.  » 

«  Tacite  parut  derrière  les  tyrans  pour  les  punir,  comme  le 
remords  à  la  suite  du  crime.  » 

«  Dans  le  despotisme  électif  chaque  chef  surgit  à  la  souve- 
raineté avec  la  force  du  premier-né  de  sa  race  et  se  porte  à  l'op- 
pression de  toute  l'ardeur  du  parvenu  à  la  puissance.  » 

«  La  tentative  rétrograde  de  Julien,  événement  unique  dans 
l'histoire  ancienne,  n'est  pas  sans  exemple  dans  l'histoire 
moderne  :  toutes  les  fois  qu'ils  ont  voulu  rebrousser  le  cours  du 
temps,  ces  navigateurs  en  amont,  bientôt  submergés,  n'ont  fait 
que  hâter  leur  naufrage.  » 

Tels  sont  les  fragments  d'histoire,  pleins  de  couleur,  d'éclat, 
pleins  aussi  de  vie  et  de  pensées,  égaux  par  le  style,  parfois 
supérieurs  par  la  profondeur  des  idées  et  la  pénétration  des 
vues,  aux  chefs-d'œuvre  antérieurs  du  maître.  On  peut  seule- 
ment regretter  que  cette  œuvre  ne  soit  pas  complète  et  défini- 
tive. Chateaubriand  avait  en  lui  la  puissance  d'un  grand  histo- 
rien comme  il  avait  déployé  tout  le  génie  d'un  grcind  poète  et 
l'envergure  d'un  grand  politique. 

Il  conserva  jusqu'à  la  fin  un  véritable  don  de  clairvoyance  et 
même  de  divination.  En  plein  règne  de  Louis-Philippe,  sous  un 
régime  censitaire  et  bourgeois  qui  se  croyait  indestructible,  il 
eut  rintelligence  de  prévoir  l'avènement  de  la  Démocratie  en 
France  et  en  Europe.  Il  le  prévit  sans  interruption,  partageant 
avec  ses  continuateurs  Lamartine  et  Victor  Hugo  cette  gloire, 
qui  n'appartient  qu'aux  poètes  souverains,  de  voir  loin  dans 
l'avenir,  là  oii  le  plus  souvent  les  prétendus  hommes  d'Etat,  les 
politiciens  de  tous  les  temps,  limitent  à  l'heure  présente  la  vision 
éphémère  de  leurs  horizons  bornés. 

Du  vivant  de  Chateaubriand  devaient  encore  paraître  les  docu- 
ments sur  le  Congrès  de  Vérone,  un  essai  sur  les  quatre  Sluarts, 
et  une  17e  de  liancé  pleine  de  fautes  de  goût.  Il  semblait  se 
survivre.  Mais  au  lendemain  de  sa  mort  il  ressuscita  pour  ainsi 
dire  dans  ses  Mémoires  lV outre-tombe ,  (pii  surgirent  non  seu- 
lement comme  un  de  ses  chefs-d'œ'uvre,  mais  comme  un  des 
chefs-d'œuvre  de  la  littérature  française.  C'est  un  merveilleux 


DU   «  GENIE  DU  CHRISTIANISME  »  A   SA   MOIIT  47 

ouvrage,  revue  de  ciiiquautc  années,  on  r.nilcur  t''vo(|ii('  los 
lig'ures  contemporaines  avec  le  pittoresque  incisif  de  Montaigne 
et  la  verve  coloria  de  Saint-Simon.  Nous  ne  craindrions  pas 
d'avancer  qu'avec  l'épopée  héroï-comique  de  Kahelais  et  la 
Comédie  humaine  de  Balzac,  c'est  l'œuvre  en  prose  la  plus 
puissante  de  notre  littérature,  la  plus  variée  également;  car 
là  sans  cesse  de  fraîches  peintures  alternent  avec  des  tai)leaux 
saisissants;  le  charme  se  marie  à  l'ironie  vengeresse,  et  la  grâce 
à  tout  moment  s'allie  à  la  force,  comme  ces  floraisons  qui  atta- 
chent leurs  draperies  aux  sévères  murailles  des  vieux  châteaux. 

Conclusion.  —  Tout  graud  écrivain  entreprend  une  lutte 
contre  la  routine  et  l'envie.  Chateaubriand,  on  peut  le  dire,  en 
est  sorti  triomphant.  Ses  doctrines  littéraires  ont  prévalu;  ses 
ouvrages,  tels  que  des  Victoires,  lauriers  au  front,  ont  conduit 
au  combat  les  jeunes  généraux  du  Romantisme;  et,  sagement 
mêlées  de  tradition,  ses  innovations  ont  fait  loi.  L'on  ne  discute 
plus,  car  ce  sont  des  faits  acquis,  l'introduction  du  moi  dans 
l'œuvre  d'art,  la  légitimité  de  la  mélancolie,  la  part  de  la  nature, 
les  droits  et  la  valeur  du  sentiment  chrétien,  le  souci  continu 
de  la  forme,  la  nécessité  de  la  couleur,  la  vérité  pittoresque 
dans  l'histoire,  le  retour  à  l'antiquité  épique  et  lyrique,  l'intérêt 
offert  par  le  moyen  âge,  la  recherche  des  beautés  substituée  dans 
la  critique  à  l'inquisition  des  défauts. 

En  avant  sur  tous  les  chemins  de  l'imagination  et  de  la 
pensée.  Chateaubriand  le  premier  se  mit  en  marche;  il  fut  dépassé 
sans  doute,  mais  non  devancé.  Précurseur  des  poètes  et  des 
romanciers,  des  historiens  et  des  critiques,  il  nous  apparaît 
comme  le  maître  de  Renan  et  de  Taine,  de  Flaubert  et  de 
Saint- Victor,  tout  aussi  bien  que  de  Lamartine,  d'Eilgar  Quinet 
et  de  Victor  Hugo.  Il  aura  été  l'initiateur  de  toutes  les  belles 
œuvres,  le  génie  créateur  des  génies! 

Ce  siècle,  qui  fut  dès  son  aurore  le  disciple  de  Chateaubriand, 
peut  encore  à  son  décliii  prendre  d'uliles  leçons  du  vieux 
maître,  et  les  transmettre  à  l'âge  prochain,  n'apprît-il  à  cette 
école  qu'à  mépriser  toutes  les  œuvres  rebelles  à  la  Beauté,  que 
la  vogue  un  moment  caresse  d'une  brise  complaisante.  L'en- 
thousiasme du  Beau,  le  zèle  de  l'art  antique,  l'amour  du  Arai 
classique,  si  facile  à  concilier  en  tout  tem|>s  avec  toutes  les  bar- 


48  CHATEAUBRIAND 

(liesses  de  la  nouveauté,  ce  sont  là  les  vertus  littéraires  (lont 
Chateaubriand  nous  transmetira  toujours  le  secret.  Nous  irons 
le  cherclKH-  dans  son  œuvre  immortelle,  au  pied  de  cette  tombe 
que  le  vieillard  épique  s'est  si  bien  choisie,  tombe  solennelle 
et  mystérieuse  qui  a  la  mer  pour  compagne  de  solitude,  pour 
sentinelle  d'éternité. 

Je  voudrais  que  pour  les  poètes,  pour  les  âmes  éprises 
d'impérissable  idéal,  le  Grand-Bé  devînt  le  pieux  rendez-vous 
de  l'enthousiasme;  je  voudrais  que  ce  rocher,  consacré  par 
les  reliques  du  poète,  vît  se  perpétuer  le  pèlerinag-e  des  généra- 
tions reconnaissantes.  Car  c'est  là  que  plane  l'àme  immense  du 
mélancolitpie  René.  C'est  de  là  qu'il  nous  apparaît  dominant 
notre  siècle,  dans  le  seul  voisinage  digne  de  sa  dépouille,  entre 
deux  infinis,  le  Ciel  et  l'Océan. 

BIBLIOGRAPHIE 

CEuvres. —  Du  vivant  de  Chateaubriand  parut  Fédilion  de  ses  Œuvres 
complètes,  en  36  volumes,  Paris,  Pourrat,  1836-1839,  in-8.  Il  y  faut  joindre  : 
1°  Le  Congrès  de  Vérone,  publié  en  1838;  2»  la  Vie  de  Runcé,  publiée  en  18 1-4  ; 
3°  les  Mémoires  d' outre-tombe,  publication  posthume  (1849),  12  vol.  in-12. 

A  consulter:  l'Essai  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Chateaubriand  {œnwe  de 
Fauteur  lui-même  placée  par  lui  en  têle  de  l'édition  Pourrat);  les  diverses 
Préfaces  rédigées  par  Chateaubriand  pour  la  plupart  de  ses  ouvrages  et 
rassemblées  dans  la  même  édition.  En  outre  :  Sainte-Beuve,  Portraits 
Contemporains,  t.  I,  1834  et  1844  (2  articles);  t.  11,  Errata;  Causeries  du 
lundi,  t.  I  (1850);  t.  II  (18o0);  t.  X  (1854);  Chateaubriand  et  son  groupe  lit- 
téraire sous  VEmpire,  2  vol.  i'Sfii);  Nouveaux  Lundis,  t.  111,  1862  (2  articles); 
Premiers  Lundis,  t.  III  (1865).  —  A.  Vinet,  Madame  de  Staël  et  Chateau- 
briand, 1844;  Etudes  sur  la  littérature  française  au  XIX^  siècle,  1849,  2  vol. 
—  Villemain,  Chatcaiûjriand,  sa  vie,  ses  ouvrages  et  son  influence,  1858;  et 
Revue  des  Deux  Mondes,  l'ornai  1854.  —  Le  comte  de  Marceilus,  Chateau- 
briand et  son  temps,  1850.  —  L.  de  Loménie,  Galerie  des  contemporains 
illustres,  t.  I;  Revue  des  Deux  Mo)ides,  15  juillet  et  l'""  septembre  1848.  Article 
dans  \Si  Nouvelle  Riogniphie  générale,  1855.  —  J.  Danielo,  Les  Conversations 
de  M.  de  Chateaubriaiui,  1864.  —  H.  de  Bornier,  Eloge  de  Chateaubriand 
(couronné  par  l'Académie),  1864.  — Anatole  France,  Lucile  de  Chateau- 
briand, 1879.  —  Gustave  Merlet,  Tablnin  de  la  littérature  française  sous 
le  premier  Empire,  1M77.  —  P.  de  Raynal,  Les  correspondants  de  Joubert, 
1883.  — A.  Bardoux,  Madame  de  Beauniont  (I88'i-);  Madame  de  Duras  (IHi)^); 
Madame  de  Custine  (ISSiS);  Chuleanbriaiul  (Collection  des  classiques  po|)U- 
laires.  1^^93).  —  E.  Faguet,  Le  XLV  siècle  (Chateaidiriand),  1887.  —  G.  Pel- 
lissier,  Le  mourcinent  littéraire  au  XLX''  siècle,  1889.  — •  Brunetière,  L'évo- 
lution des  genres,  t.  I  (sixième  leçon).  M""^  de  Stacl  et  Chateauljviand,  1890; 
Revue  bleue,  4  févr.  1893.  —  De  Lescura,  Chateaubriand  (Collection  des 
Grands  Ecrivains  français),  1892.  —  G.  Pailhès,  Chateaubriand,  sa  femme 
et  ses  amis,  1896. 


CHAPITRE    II 
JOSEPH    DE    MAISTRE.    M""    DE    STAËL 


/.  —  Joseph  de  Maistre. 

Jeunesse  et  éducation  de  Joseph  de  Maistre.  —  Si 

Chateaubriand  a  contribué  plus  que  personne  à  faire  renaître 
dans  l'àme  française  le  sentiment  des  beautés  de  la  religion 
catholique,  Joseph  de  Maistre  tient  le  premier  rang  parmi 
les  apologistes  qui  ont  consacré  leurs  efforts  à  en  exposer  et 
à  en  défendre  les  dogmes  dans  leur  pureté  rigoureuse,  et 
avec  tout  renchaînement  de  leurs  conséquences.  Reprenant 
contre  la  philosophie  du  xvni"  siècle  les  armes  dont  elle  avait 
seule  prétendu  faire  usage,  il  attaque  à  son  tour,  au  nom  d'une 
raison  mieux  éclairée,  fortifiée  non  seulement  par  la  réflexion, 
mais  par  l'expérience,  les  raisonnements  plus  présomptueux 
que  profonds,  à  son  gré,  du  déisme  et  du  matérialisme,  disons 
mieux  :  l'esprit  raisonneur  lui-même,  l'esprit  de  libre  examen, 
et  de  p7'otestalion,  dans  toutes  les  matières  qui  touchent  à  la 
foi. 

Nul  penseur  n'a  plus  aimé  la  France,  plus  souvent  et  mieux 
parlé  de  son  génie,  de  sa  mission  civilisatrice;  peu  d'écrivains 
ont  fait  plus  d'honneur  à  sa  langue;  et  pourtant  Joseph  de 
Maistre  n'est  pas  Français.  Né  en  Savoie,  il  était  et  il  a  voulu 
rester  toute  sa  vie  sujet  du  roi  de  Sardaigne  :  il  est  vrai  que  sa 

1.  Par  M.  Albert  Cahen,  professeur  au  lycée  Louis  le  Grand. 

Histoire  de  la  langue.  VII.  ^ 


oO  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""*^  DE  STAËL 

fidélité  est  faite  de  raison  et  de  vertu  plutôt  que  d'affection  et 
de  sympathie.  D'ailleurs  les  hasards  de  la  politique,  qui  avaient 
fini  par  faire  de  la  Savoie,  berceau  de  la  maison  royale  de 
Sardaigne,  comme  une  simple  annexe  d'un  royaume  sans  unité, 
ne  pouvaient  prévaloir  sans  doute  dans  le  cœur  des  habitants 
contre  des  inclinations  héréditaires  :  on  ne  peut  en  efîet,  sans 
même  évoquer  d'autres  souvenirs  qui  touchent  davantage  à 
l'histoire  politique  des  deux  pays,  oublier  que  la  Savoie  avait 
déjà  donné  à  la  France  deux  écrivains  célèbres,  saint  François 
de  Sales  et  Vaugelas.  —  Ajoutons  que  la  famille  de  Maistre 
était  d'origine  languedocienne  :  Joseph  de  Maistre  se  vantait  de 
tenir  de  son  père  ce  «  je  ne  sais  quel  élément  gaulois  »  qu'il  se 
plut  toujours  à  reconnaître  en  lui-môme. 

Il  naquit  à  Chambéry  le  i"  avril  1753'.  Il  était  l'aîné  de  dix 
enfants,  cinq  filles  et  cinq  fils  :  de  ses  quatre  frères,  deux  furent 
soldats  et  moururent  jeunes;  l'un  entra  dans  l'Eglise,  et  mourut 
en  1818,  évêque  d'Aoste  ;  les  trois  autres  —  et,  parmi  eux, 
l'aimable  Xavier,  qui,  plus  jeune  que  Joseph  de  dix  ans,  mourut 
près  de  quarante  ans  après  lui,  — les  trois  autres  furent  soldats. 

Son  père,  le  comte  François-Xavier  était  président  du  sénat 
de  Savoie,  et  Joseph,  en  sa  qualité  de  fils  aîné,  était  destiné 
à  faire  également  partie  de  cette  compagnie.  Le  sénat  de  Savoie, 
comme  nos  parlements,  rendait  la  justice  en  dernier  ressort, 
enregistrait  les  édits  royaux  et  jouissait  du  droit  "de  remon- 
trance. Mais,  dans  cette  petite  ville  oii  la  bourgeoisie  végétait 
sans  ambition  et  sans  éclat  et  oii  le  roi  n'était  représenté  que 
par  des  officiers  piémontais  dont  on  haïssait  l'insolence  et  l'hu- 
mour tvrannique,  les  sénateurs  voyaient  sans  doute  leur  autorité 
encore  plus  resj)ectéc  que  celle  de  nos  magistrats  et  devaient 
garder  eux-mêmes  une  conscience  bien  plus  nette,  bien  plus 
présente,  des  devoirs  essentiels  de  la  magistrature  et  du  patriciat. 
Il  n'est  pas  difficile  de  comprendre  dès  lors  comment  Joseph  de 
Maistre  fut,  toute  sa  vie,  si  pénétré  du  rôle  social  de  la  noblesse, 
contre-poids  naturel  à  l'autorité  absolue  des  rois,  intermédiaire 
nécessaire,    indépendant    et  impartial,    entre   le  gouvernement 

1.  Date  rectifiée  par  Descostes  (voir  à  la  Bibliographù;).  —  Le  comte  Rodolphe 
de  Maistre,  dans  sa  notice  sur  son  père,  cl  Joseph  de  Maistre,  lui-même,  dans 
sa  correspondance,  donnent  la  date  du  1"  avril  1754. 


JOSEPH   DK  MAISTRE  51 

conli-al  vl  la  iialion,  aussi  respectueux  des  droits  de  l'uu  que 
dévoué  aux  intérêts  de  l'autre  :  ses  réflexions  ne  firent  sur  ce 
point  que  conliriner  l'expérience  qu'il  avait,  dès  son  enfance, 
puisée  dans  la  vie  domestique  et  dans  les  entretiens  de  la  mai- 
son paternelle. 

C'est  encore  aux  leçons  de  sa  famille  et  particulièrement  de 
sa  mère  dont  il  ne  put  jamais  se  rappeler  sans  attendrissement 
limage  vénérée',  la  physionomie  à  la  fois  douce  et  grave,  qu'il 
dut  de  considérer,  dès  son  enfance  et  pour  ainsi  dire  instinctive- 
iiicnl.  la  morale  comme  un  rode  et  non  comme  une  thèse-  :  ce 
sont  ses  propres  expressions.  Son  fils  nous  a  d'ailleurs  permis 
de  juger,  par  un  trait  bien  choisi,  de  ce  qu'il  y  eut  de  candeur, 
de  sincérité  dans  sa  «  soumission  amoureuse  »  à  l'autorité  de  ses 
parents  :  il  ne  se  permit  jamais,  dit-on,  et  même  quand  il  se 
fut  éloigné  de  sa  famille  pour  aller  suivre  les  cours  de  droit  à 
l'université  de  Turin,  de  lire  un  livre  sans  avoir  écrit  à  son  père 
ou  à  sa  mère  afin  d'obtenir  leur  aveu. 

Après  ses  parents,  il  faut  dire  un  mot  des  Jésuites,  dont  il 
fut  l'élève,  en  dépit  des  mesures  qui  frappaient  alors  leur 
société.  Joseph  de  Maistre  témoigna  toute  sa  vie  de  sa  recon- 
naissance à  leur  égard.  En  réalité  tout  n'est  peut-être  pas  à 
louer  dans  l'éducation  qu'il  reçut  d'eux,  et  l'on  peut  croire  qu'il 
en  emporta  deux  fâcheux  travers  :  une  certaine  partialité  dans 
l'appréciation  des  talents  et  des  œuvres,  et  une  intrépidité  dans 
l'affirmation  qui  n'est  pas  toujours  justifiée  par  des  recherches 
assez  exactes  et  assez  méthodiques.  L'érudition  de  Joseph  de 
Maistre,  sauf  en  ce  qui  concerne  l'histoire  ecclésiastique,  a  tou- 
jours été  plus  abondante  que  sûre;  et  la  naïveté  de  ses  erreurs 
contraste  trop  souvent  avec  la  dureté  de  ses  attaques  contre  des 
hommes  qui  ne  se  sont  certes  pas  trompés  plus  gravement  que 
lui.  —  Cependant  il  doit  beaucoup  à  ses  maîtres  :  «  Je  leur 
dois,  disait-il  lui-même,  de  n'avoir  pas  été  un  orateur  de  l'As- 
semblée constituante  ^  »  Entendons  que  leur  enseignement  lui 
apprit  par-dessus  toute  chose,  et  à  l'encontre  du  mouvement  qui 
avait  emporté  presque  tout  le  xvni"  siècle,  à  se  défier  des  séduc- 

1.  Ma  sublime  mère,  écrit-il  dans  une  lettre  de  1816. 

•1.  Discours  à  .1/""  la  ynan/uise  de  Costa. 

3.  Lellre  du  21  décembre  ISlo/S  janvier  1816. 


32  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""  DE  STAËL 

lions  (lu  rationalisme.  Prouver  en  effet  que  la  science  ne  peut 
établir  que  des  hypothi^ses  et  la  combattre  dès  lors  au  nom  du^ 
besoin  de  certitude  qui  semble  inhérent  à  la  nature  de  l'homme, 
railler  la  vanité  de  ses  efforts  et  de  ses  prétentions,  telle  avait  été, 
dans  la  dernière  partie  du  siècle,  la  tactique  des  apologistes  les 
plus  distingués  de  la  Société  de  Jésus,  un  Barruel,  un  Feller.  Et 
c'est  bien  l'écho  d'une  telle  doctrine  que  nous  retrouvons  chez. 
le  précepteur  de  Joseph,  cet  abbé  Roncolotti  dont  il  nous  a 
laissé  un  portrait  si  piquant  : 

«  Petit  homme  droit  et  sec;  attitude  ferme,  gravité  imperturbable,  air 
réilochi,  même  lorsqu'il  essayait  de  badiner;  soutane  râpée,  collet  bâillant, 
barbe  courroucée,  cheveux  noirs  et  lisses,  œil  caverneux,  regard  fulmi- 
nant, sourcil  hyperbolique,  front  large  et  tanné,  où  les  rides  se  dessinaient 
d'une  manière  qui  avait  quelque  chose  d'algébrique.  C'était  un  rude 
homme,  madame,  je  vous  l'assure  :  lorsque  avant  de  parler,  il  commençait 
à  brandir  le  syllogisme  avec  ses  trois  premiers  doigts  élevés  et  balancés  à 
l'italienne,  il  faisait  trembler.  Ah  !  si  cet  esprit,  dégagé  de  son  étui  scolas- 
tique,  avait  passé  par  métempsycose  dans  le  corps  d'un  joli  Parisien,  nous 
en  aurions  entendu  de  belles!  —  Enfin,  madame,  tel  qu'il  était  je  m'avisai 
de  lui  dire  un  jour  :  Caro  don  Roncolotti!  siam  soli!  mi  dica  per  curità,  ma 
du  galanttiomo,  il  suo  sentiinento  sovra  il  grau  Buffone.  A  ces  mots,  haus- 
sant les  épaules  au  point  que  la  tangente  eût  passé  par  les  yeux,  il  me 
répondit  en  riant  d'une  oreille  à  l'autre  :  Gran  Buffone  ' .'  » 

Joseph  de  Maistre  hérita  de  la  défiance  railleuse  de  ses  maîtres 
à  l'égard  de  la  science,  et  l'on  peut  voir  en  lui  le  plus  illustre 
adepte  de  ce  «  scepticisme  théologique  »,  que  Daniel-Huet,  avait, 
au  xvu*  siècle,  professé  d'une  manière  doctrinale,  et  qui  fonde 
la  nécessité  de  la  croyance  sur  l'impuissance  de  la  raison 
humaine  à  établir  aucun  principe. 

Appliquée  par  des  maîtres  et  des  parents  indiscrets  à  l'éduca- 
tion d'un  esprit  médiocre,  une  telle  discipline  eût  été  cai)able 
d'en  affaiblir,  d'en  briser  pour  jamais  le  ressort.  Elle  ne  fit  que 
donner  sa  forme  et  fournir  son  point  de  départ  au  génie  de 
Joseph  de  Maistre,  naturellement  aussi  avide  de  connaître  et  de 
comprendre  que  dédaigneux  des  solutions  vulgaires.  Il  a  contre 
le  dogmatisme  confiant  des  hommes  du  xvni^  siècle  un  mot  qui, 
par  contraste,  fait  bien  juger  des  tendances  de  son  esprit  :  «  Ils 

1.  Cint/  paradoxes  à  Madame  la  marquise,  de  Sav...,  V"  paradoxe.  —  <■  Cher 
monsieur  Roncolotti,  nous  sommes  seuls  :  dites-moi,  je  vous  en  prie,  mais  en, 
toute  sincérité,  votre  sentiment  sur  le  grand  Buiron"?—  Grand  BulTon  (ou  grand' 
bou/l'on)  !  » 


JOSEPH   DE   MAISTRE  53 

ne  (luuli'iil  lie  rien,  dit-il,  ji;irc<-  (juils  ne  se  cloutent  de  rien'.  » 
C'est  ;i  celte  destinée  misérable  (jnil  a  [irétendu  échapper. 

N'allons  pas  croire  cependant  ([ue  l'étude  solitaire  et  désinté- 
ressée suffise  à  remplir  toute  l'amiiition  de  Joseph  deMaistre,  et 
ne  le  regardons  pas  comme  une  sorte  de  Bayle  chrétien,  content 
<le  conquérir  pour  lui-même  la  vérité  et  se  souciant  peu  du  che- 
min qu'après  cela  elle  pourra  faire  dans  le  monde.  C'est  au 
contraire  de  l'avenir  du  monde  qu'il  s'inquiète.  Persuadé  que, 
dans  Tordre  de  la  vérité,  tout  se  tient,  et  que  Tédifice  des  sociétés 
s'ébranle  pour  peu  que  les  hommes  se  désintéressent  de  la  vérité 
initiale,  sur  laquelle  tout  repose,  d'oii  tout  le  reste  déroule,  c'est 
de  là  qu'il  tire  la  passion  qui  l'anime.  Que  la  thèse  qu'il  sou- 
tient triomphe  ou  soit  vaincue,  ce  n'est  rien  moins  pour  la  société 
humaine  qu'une  question  de  vie  ou  de  mort.  Et  voilà  sans  doute 
•ce  qui,  avant  même  qu'on  en  vienne  à  l'étude  approfondie  de 
son  œuvre,  commence  à  nous  faire  comprendre  l'originalité  de 
Joseph  de  Maistre.  Même  lorsqu'il  s'inspire  de  théories  qu'il 
n'invente  pas,  il  n'établit  rien  froidement,  il  ne  peut  pas  ne  pas 
instituer  sur  toute  matière  une  discussion,  comme  un  homme 
qui  sait  que  la  lutte  est  ouverte,  l'adversaire  pressant  et  l'enjeu 
capital. 

Joseph  de  Maistre  ,  depuis  son  entrée  dans  la 
magistrature  (1774)  jusqu'à  sa  mort  (1821).  —  C'est 
assez  dire  que  la  vie  resserrée  de  Chambéry  ne  pouvait  con- 
tenter ce  génie  auquel  «  le  tumulte  des  capitales  et  le  choc 
<les  esprits  »  étaient  comme  nécessaires  -.  Il  n'en  serait  cepen- 
dant peut-être  jamais  sorti  sans  la  révolution.  En  1774,  il  était 
entré  dans  la  magistrature;  en  1780,  de  surnuméraire  qu'il  était 
d'abord,  il  devint  substitut  effectif  de  l'avocat  fiscal  grénéral; 
enfin  en  1788  il  fut  nommé  sénateur  ^  On  pouvait  espérer  dès 
lors  qu'il  arriverait  rapidement  à  occuper  cette  place  de  président 
que  son  père  avait  remplie  avec  éclat.  Une  accusation  imprévue 
ne  permit  pas  qu'il  y  fût  élevé. 

Joseph  de  Maistre,  tout  en  se  résignant  à  la  morne  destinée 

1.  Principe  générateur,  VIII. 

2.  Conversation  de  Xavier  de  Maislre  et  du  comte  de  Marcelliis,  rapportée 
par  Réaume,  Œuvres  de  Xavier  de  Maistre. 

3.  En  178",  le  roi  lavait  fait  membre  du  conseil  de  la  Réforme  des  éludes  en 
Savoie. 


54  JOSEPH   DE  MAISTIIE.   M'""   DE  STAËL 

qui  le  condamnait  à  vivre  dans  une  petite  ville,  n'avait  peut-être 
pas  assez  cadié  qu'il  en  souffrait  :  «  Suis-je  donc,  disait-il,  con- 
damné à  vivre  et  à  mourir  ici,  comme  une  huître  attachée  à  son 
rocher'?  »  Aussi  ses  concitoyens  devaient-ils  se  défier  de  ce 
penseur  dédaigneux  et  solitaire  qui  «  voulait  en  savoir  plus  » 
que  les  autres^.  Sans  se  soucier  des  rumeurs,  avide  de  connaître 
toutes  choses,  Joseph  de  Maistre  alla  jusqu'à  entretenir  des 
rapports  avec  les  nouveaux  mystiques,  disciples  du  théosophe 
Saint-Martin,  qui  en  comptait  beaucoup  dans  la  région  lyon- 
naise ;  il  se  mêla  à  leurs  assemljlées  de  Lyon;  il  fit  même  partie 
d'une  loge  de  francs-maçons  qui  s'était  établie  h  Chambéry.  A 
la  vérité,  il  s'empressa  de  s'en  retirer  dès  que  la  révolution 
française  eut  éclaté  et  que  le  roi  de  Sardaigne  eut  fait  connaître 
son  peu  de  goût  pour  les  associations  de  ce  genre.  Il  n'en  resta 
pas  moins  suspect  aux  gens  de  la  cour,  qui  l'appelèrent  d'abord 
philosophe,  et  un  peu  plus  tard  jacobine 

Aveuglement  invraisemblable!  Ces  préventions,  Joseph  de 
Maistre  ne  devait  jamais  parvenir  à  les  dissiper  entièrement. 
Quoi  qu'il  en  soit,  les  événements  de  la  révolution  lui  fournirent 
enfin  l'occasion  de  faire  connaître  à  l'Europe  la  fermeté  de  son 
âme  et  de  son  génie. 

Lorsque  les  armées  françaises  furent  entrées  en  Savoie  et  que 
la  réunion  de  ce  pays  à  la  France  eut  été  proclamée,  le  comte 
se  réfugia  à  Aoste  avec  sa  femme  'et  ses  deux  enfants,  Rodolphe 
et  Adèle  (décembre  1792).  Mais  le  gouvernement  révolutionnaire 
établi  à  Chambéry  avait  décrété  la  confiscation  des  biens  des 
nobles  émigrés  qui  ne  seraient  pas  rentrés  en  Savoie  avant 
le  25  janvier  1793,  et  la  comtesse  de  Maistre,  qui  était  enceinte 
et  près  d'accoucher,  profita  d'un  voyage  du  comte  à  la  cour  de 
Turin  pour  tromper  sa  sollicitude  et  retourner  à  Chambéry,  afin 
de  défendre  le  patrimoine  de  ses  enfants.  Son  mari  l'y  rejoint 
peu  après.  Là,  les  émotions  d'une  visite  domiciliaire  provoquée 
par  la  fière    attitude    du   comte   précipitent  la   délivrance   de 


\.  Lettre  du  M  février  1803. 

2.  Lettre  du  24  octobre/3  noveml)re  1808. 

3.  Albert  Blanc,  Mémoires  politiques  et  correspondance  diplomatique  de  Joseph 
de  Maistre,  chap.  i,  p.  1  i.  —  Rodolphe  de  Maistre,  Notice  biographique  de  M.  le 
comte  J.  de  Maistre. 

4.  Françoise  de  Morand,  qu'il  avait  épousée  en  1780. 


JOSEPH   l)K   MAISTRE  55 

M"""  (lo  Maistre.  Dos  le  Iciideiiiaiii,  elle  acconcli.iil  iriiiic  lillc, 
Constance,  ot  le  ronili',  (jui  ne  devait  revoir  c<'tl('  ciil.iiit  t|iic 
A'ingt  et  un  ans  plus  lard,  (juilte  la  Savoie  pour  aller  remplir  à 
Lausanne  une  sorte  de  mission  conlidenlielle  :  il  devait  s'occuper 
de  faire  passer  à  la  cour  de  Turin  tous  les  renseignements  qu'il 
pourrait  recueillir  sur  la  situation  politique  et,  en  m^'uie  temps, 
s'entremettre  auprès  des  autorités  helvétiques  pour  la  protection 
des  jeunes  nobles  savoisiens  qui  traversaient  secrètement  la 
Suisse  afin  de  se  remlre  en  Piémont. 

Après  quatre  ans  passés  à  Lausanne  (1793-1797),  le  comte  de 
Maistre  rentrait  à  Turin;  puis  la  prise  de  cette  ville  le  forçait 
d'aller  vivre  misérablement  à  Venise.  Peu  après,  le  roi,  rétabli 
par  Souwarow  dans  ses  Etats,  sinon  dans  sa  capitale,  l'envoyait 
en  Sardaigne  (novembre  1799)  pour  y  exercer  les  fonctions  très 
honorables,  mais  trèspénibles,  de  régent  de  la  grande  chancellerie. 
Trois  ans  plus  tard  eniln,  il  partait  pour  Saint-Pétersbourg,  afin 
de  représenter  le  royaume  de  Sardaigne  en  qualité  de  ministre 
plénipotentiaire  auprès  du  tsar  Alexandre.  Cette  ambassade  dura 
quatorze  ans  (mai  1803-mai  1817).  Ce  fut  la  période  la  plus  glo- 
rieuse de  sa  vie  politique;  non  qu'il  ait  réussi  à  faire  toujours 
applaudir  ses  efforts  }iar  le  gouvernement  qu'il  représentait  et 
dont  la  mesquinerie  soupçonneuse  s'accommodait  mal  parfois  de 
la  franchise  hardie  (ki  comte  de  Maistre  :  mais,  en  dépit  de  ce 
mauvais  vouloir,  en  dépit  aussi  de  la  pauvreté  dont  le  comte  eut 
à  soufl'rir  en  vivant  au  milieu  de  l'aristocratie  la  plus  dépensière 
de  l'Europe,  si  les  affaires  du  royaume  de  Sardaigne  ne  cessèrent 
pas  entièrement  d'occuper  l'attention  du  tsar  Alexandre,  et  par 
conséquent  «le  rEuroi)e,  il  faut  l'attribuer  à  l'autorité  person- 
nelle de  son  représentant  et  à  l'estime  universelle  que  lui  avaient 
attirée  son  caractère  et  son  génie.  A  la  longue  cependant  l'opi- 
nion publique,  très  chatouilleuse  en  Russie  sur  tout  ce  qui 
touche  à  la  religion  nationale,  s'émut  de  quelques  conversions 
au  catholicisme  auxquelles  les  prédications,  la  dialectique  séduc- 
trice du  comte  n'avaient  pas  dû  rester  étrangères,  et  Alexandre, 
en  lui  témoignant  qu'il  l'estimait  toujours,  fit  en  sorte  qu'il 
demandât  lui-même  à  son  gouvernement  de  le  rappeler  (1817). 

En  revenant  de  Saint-Pétersbourg,  il  passa  par  Paris,  où  il  ne 
se  plut  guère  et  fut  à  peine  remarqué  d'une  société  élégante,  sur 


56  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""  DE  STAËL 

laquelle  Chateaubriand  régnait  en  maître  jaloux.  De  retour  à 
Turin,  où  il  remplit  la  charge  de  ministre  d'Etat  régent  de  la 
grande  chancellerie,  il  s'occupa  de  la  publication  du  livre  du 
Pape.  Quand  l'ouvrage  parut  (1819),  les  Français  l'accueillirent 
avec  indifîérence.  Le  comte  en  souffrit  d'autant  plus  qu'il  était 
à  la  même  époque  frappé  par  d'autres  épreuves  plus  cruelles 
encore.  Il  avait,  l'année  précédente,  perdu  son  frère  André, 
évêque  d'Aoste,  qu'il  aimait  tendrement.  Les  décrets  nécessaires 
qui  sanctionnaient  la  vente  des  biens  des  émigrés  venaient  d'être 
publiés,  appauvrissant  définitivement  sa  famille.  Enfin  la 
maladie  commençait  à  triompher  d'une  constitution  dont  on  avait 
admiré  jusque-là  la  vigueur.  Toutefois  l'affaiblissement  de  ses 
forces  ne  lui  faisait  rien  perdre  de  son  intelligence.  La  veille  de 
sa  mort  il  signait  encore  plusieurs  pièces  de  la  chancellerie; 
quelques  jours  auparavant,  il  avait,  au  conseil  des  ministres, 
improvisé,  sur  la  situation  menaçante  des  affaires  et  les  projets 
de  réforme  de  ses  collègues,  un  discours  dont  son  fils  nous  a  con- 
servé ces  derniers  mots  :  «  Messieurs,  la  terre  tremble,  et  vous 
voulez  bâtir!  »  —  Il  mourut  dans  sa  soixante-huitième  année, 
le  26  février  1821. 

L'œuvre.  Premiers  écrits.  —  A  l'exception  de  Bossuet, 
il  n'est  pas  d'écrivain  français  dont  l'œuvre  soit  d'une  unité  plus 
frappante  que  celle  de  Joseph  de  Maistre.  Nul  doute  qu'à  l'époque 
où  la  Révolution  pénètre  en  Savoie  et  où  le  comte  de  Maistre 
abandonne  son  pays  après  dix-huit  ans  de  recueillement,  tout 
l'édifice  de  ses  théories  ne  soit  achevé  dans  son  esprit.  Le  sujet 
de  chacun  de  ses  ouvrages  pourra  bien  être  nettement  délimité; 
mais  il  n'en  sera  pas  un  seul  dont  il  ne  soit  facile  de  dégager 
sa  doctrine  tout  entière.  C'est  ce  qu'une  énumération  et  des 
analyses  rapides  montreront  aisément. 

Laissons  naturellement  de  côté,  en  nous  bornant  à  les  men- 
tionner, les  deux  seules  productions  de  Joseph  de  Maistre  anté- 
rieures à  la  Révolution.  Ce  sont  deux  discours  d'apparat  pro- 
noncés dans  des  cérémonies  officielles,  le  premier,  un  Eloge  de 
Victor- Amédée  III,  à  l'occasion  du  mariage  du  prince  royal 
(1775)  ;  le  second,  sur  le  caractère  extérieur  du  magistrat  (1777). 
Sainte-Beuve,  qui  les  a  eus  l'un  et  l'autre  sous  les  yeux',  s'est  plu 

1.  L'édition  définitive  des  œuvres  (voir  la  Bibliographie)  ne  contient  que  le 


JOSEPH  DE  MAISTRE  :J7 

ù  relever  dans  le  premier  une  protestation  fiénéreuse  contre  l'an- 
cienne intolérance  et  les  bûchers  élevés  au  nom  de  la  foi,  ainsi 
(prun  beau  mouvement  |iar  leipiel  le  jeune  orateur,  s'associant 
à  l'enthousiasme  libéral  (pii  enllammait  alors  la  noblesse  fran- 
(;aise,  célèbre  la  guerre  entreprise  par  les  Américains  contre 
une  métropole  tyrannique.  —  Le  second  contient  un  curieux 
passage  sur  l'origine  des  sociétés,  qui  paraît  inspiré  des  lieux 
communs  que  le  Contrat  social  avait  mis  à  la  mode. 

Ces  juvenilia  sont  séparés  par  un  intervalle  de  quinze  années 
des  premiers  opuscules  auxquels  la  Révolution  donna  naissance, 
et  dans  lesquels  Joseph  de  Maistre  se  révèle  enfin,  sinon  dans 
toute  sa  puissance,  du  moins  avec  son  orig-inalité  et  sa  pro- 
fondeur. 

C'est  en  1793,  au  moment  de  quitter  la  Savoie,  qu'il  rédig-ea 
son  Adresse  de  quelques  parents  des  militaires  savoisiens  à  la 
Convention  nationale  des  Français,  bientôt  publiée  par  les  soins 
de  Mallet-Dupan  à  Lausanne.  Cette  composition  de  forme  ora- 
toire n'est  pas  assez  exempte  de  rhétorique  et  de  mauvais  goût. 
Mais  l'auteur,  qui  d'ailleurs  est  inspiré  par  la  pensée  de  ses 
trois  frères  combattant  dans  les  rangs  de  l'armée  sarde,  fait 
toucher  du  doigt  à  ses  adversaires  le  véritable  fond  du  débat, 
en  les  amenant  à  se  poser  avec  lui  cette  redoutable  question  :  de 
quel  côté  faut-il  penser  que  soit  le  devoir  d'un  soldat,  ou,  plus 
généralement,  d'un  citoyen  dont  la  patrie  vient  d'être  conquise, 
d'un  sujet  dont  le  souverain  vient  d'être  détrôné? 

La  même  année,  Joseph  de  Maistre  fit  paraître  successive- 
ment quatre  lettres  d'un  royaliste  savoisien  à  ses  compatriotes. 
Tout  en  y  prêchant  le  retour  à  l'ordre  légitime  et  en  y  vantant  la 
douceur  du  gouvernement  des  rois  de  Sardaigne,  il  ne  s'in- 
terdit pas,  fidèle  à  ce  qu'il  considère,  nous  l'avons  dit,  comme 
le  Aéritable  devoir  du  magistrat  et  du  patricien,  de  rappeler, 
avec  les  griefs  trop  légitimes  des  populations  savoisiennes 
contre  les  officiers  piémontais  qui  les  ont  opprimées,  son  hor- 
reur pour  le  gouvernement  militaire'. 

Plus  intéressant  encore,  et  de   beaucoup,  est  le  Ih'scours  à 

second.  On  trouvera  une  analyse  et  <lcs  citations  étendues  <Ui  premier  dans 
Dcscostes,  op.  cit.,  X. 

1.  Cf.  la  fin  de  la  lettre  du  28  octobre  1"94  à  Visrnet  des  Etoiles. 


58  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M"'"  DE  STAËL 

M"*  la  marquise  de  Costa  sur  la  vie  et  la  mort  de  son  j'ils.  Ce  jeune 
homme  était  mort  à  l'àiic  de  seize  ans  (1794),  en  combattant 
dans  les  rangs  de  larmée  sarde.  A  la  prière  du  marquis  Costa 
de  Beauregard,  avec  lequel  il  était  très  lié',  Joseph  de  Maistre 
composa,  pour  essayer  d'atténuer  la  douleur  de  la  marquise, 
une  oraison  funèbre  dont  la  classique  élégance'  peut  sembler 
parfois  trop  apprêtée,  mais  oij  abondent  les  pensées  fortes  et 
neuves,  notamment  au  sujet  de  l'éducation  des  enfants  et  <le  la 
nécessité  de  fonder  la  morale  sur  l'idée  de  Dieu  pour  la  pré- 
server des  atteintes  de  l'esprit  d'examen  :  «  Les  tempêtes  souf- 
flent plus  que  jamais;  jetons  V ancre  au  milien  des  incertitudes 
humaines,  et  ne  permettons  point  qu'on  nous  arrache  nos 
vertus  ». 

\j'  Adresse  de  Jean-Claude  Têtu, suaire  de  Montagriole,  uses  conci- 
toyens, les  habitants  du  Mont-Blanc  est  une  sorte  de  pamphlet  à 
l'allure  bonhomme,  que  Joseph  de  Maistre  composa  à  la  prière 
et  en  faveur  des  prêtres  qui  rentraient  alors  (1795)  «  en  foule 
dans  le  duché  de  Savoie  comme  dans  toute  la  France  ».  Le  sel 
en  est  moins  attique  que  celui  dont  le  vigneron  de  Yéretz  relèvera 
ses  mordantes  gazettes.  Il  n'est  pas  inutile  toutefois  d'y  saisir  au 
passage  une  pensée  qui  se  rattache  étroitement  à  ce  que  Joseph 
de  Maistre  nous  disait  naguère  de  l'enseignement  des  vérités 
fondamentales,  qui  ne  sont  pas,  suivant  lui,  objet  de  science, 
mais  de  conscience  et  d'intuition  :  «  Quelle  apparence,  dit 
Jean-Claude  à  propos  de  l'évêque  Grégoire  et  de  ceux  qui 
comme  lui  se  sont  cfîorcés  de  prouver  que  l'église  constitution- 
nelle était  catholique,  quelle  apparence  que  le  bon  Dieu  n'ait 
fait  la  religion  que  pour  les  esprits  pointus  et  qu'il  n'y  ait  pas 
quelque  manière  facile  de  connaître  ce  qui  est  faux^?  » 

Quoique  les  ci^iq  paradoxes  à  la  marquise  de  Nav....  (4795) 
n'aient  été  pour  le  comte  de  Maistre  qu'une  sorte  de  divertisse- 


1.  C'est  à  Heaiiregard  même,  sur  le  lac  de  Genève,  chez  les  Costa,  que  fut 
composé  ce  discours.  —  Sur  le  marciuis,  voir  Un  homme  d'autrefois,  par  M.  le 
marquis  de  Costa  de  Bcauretjard  (Paris  :  Pion,  Nourrit  et  C"). 

2.  Dans  toute  la  dernière  partie,  citations  et  réminiscences  fréquentes  de 
^Agricolu  de  Tacite. 

3.  Dans  le  genre  satirique,  Joseph  de  Maistre  écrivit  encore  à  Venise,  en  179'J, 
une  sorte  de  parodie  des  discours  révolulionnaires,  dans  la  composition  de 
laquelle  entrent  en  efTet  un  certain  nombre  de  centons  de  harangues  véritables, 
Discours  du  citoyen  Cherchetyiot. 


JOSEPH  DE  MAISTRE  59 

ment,  on  ne  les  lira  pas  sans  intérêt  ot  sans  |ir(»lil.  \j'  ilrvcloj)- 
pement  du  premier  notamment  en  (l(''|»ass('  le  snjet  a|>parent 
{sur  le  duel),  et  Joseph  de  Maistre,  comme  en  se  jouant  et  par 
plaisanterie,  y  prend  nettement  position  contre  la  philosophie 
du  XYiif  siècle  sui'  la  doulde  question  de  l'origine  des  sociét<'*s  et 
de  l'origine  du  langage.  —  Le  quatrième  n'est  pas  moins  digne 
d'attention  :  «  Le  heau,  y  est-il  dit,  est  alTaire  de  convention  et 
d'habitude.  »  C'est,  au  fond,  l'opinion  de  l'auteur,  qui  n'a  jamais 
été  plus  sensible  aux  beautés  de  l'art  qu'à  celles  de  la  nature  : 
les  principes  de  l'esthétique  ne  sont  point  assez  fermes  et  l'indi- 
viduel tient  là  trop  de  place  :  Joseph  de  Maistre  ne  s'intéresse 
qu'aux  vérités  universelles  '. 

Le  traité  «  De  la  souveraineté  »,  les  «  Considé- 
rations sur  la  France  »  et  1'  «  Essai  sur  le  principe 
générateur  des  constitutions  politiques  ».  —  Cepen- 
dant le  comte  de  Maistre  méditait  un  plus  grand  ouvrage, 
d'un  intérêt  plus  général,  une  exposition  suivie  de  toute  sa 
doctrine  politique,  et  il  commença  à  écrire  en  1794  un  traité 
De  la  souveraineté.  Ce  traité  devait  comprendre  deux  livres  : 
Origine  de  la  souveraineté,  Nature  de  la  souveraineté.  Nous  en 
avons  conservé  l'esquisse,  qui  est  elle-même  assez  étendue  et 
renferme  plus  d'un  développement  que  l'auteur  reprendra  par  la 
suite.  Cependant,  dès  1796,  Joseph  de  Maistre  abandonnait  le 
livre,  encore  très  imparfait,  et  il  n'y  revint  jamais.  Comment 
expliquer  qu'il  ait  renoncé  si  brusquement  à  son  entreprise?  — 
Il  est  difficile  d'affirmer,  mais  on  peut  croire  que  le  caractère 
abstrait  et  didactique  de  l'ouvrage  ne  donnait  pas  entièrement 
satisfaction  à  son  esprit  d'homme  né  pour  la  lutte  et  la  discus- 
sion. La  promulgation  de  la  constitution  de  l'an  III  et  la  décla- 
ration de  Louis  XVIII  aux  Français  du  mois  de  juillet  1793 
durent  faire  naître  dans  son  esprit  le  projet  d'un  autre  livre,  bien 
plus  intéressant  sans  doute  et  bien  plus  vivant  :  car  la  discus- 
sion s'y  appuyait  sur  l'histoire  même  des  événements  qui  s'ac- 
complissaient ou  venaient  de  s'accomplir  en  France  :  ce  sont  les 

1.  Voici  le  sujet  des  (rois  autres  paradoxes  :  II.  les  femmes  sont  plus  propres 
que  les  hommes  au  gouvememeiif  des  États;  — III,  la  chose  la  plus  utile  aiu- 
hommes  c'est  le  jeu;  — V.  la  réputation  des  livres  ne  dépend  point  de  leur  mérite. 
—  A  ajouter  à  la  liste  des  opuscules  publiés  vers  la  même  époque  un  Mémoire 
sur  tes  prétendus  émigrés  savoisiens  (l~9o),  adressé  au  gouvernement  français. 


60  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""^'  DE  STAËL 

Considérations  sur  la  Fratice  qui  parurent  en  1796',  œuvre  pro- 
fonde et  passionnée,  sobre  et  forte  dans  les  premiers  chapitres  ^ 
et  dont  les  derniers'  ressemblent  à  quelque  brochure  d'un  jour- 
naliste qui  serait  bon  dialecticien,  assez  savant  et  très  spirituel. 

Louis  XVIII  félicita  chaleureusement  le  comte  de  Maistre  de 
la  publication  d'un  livre  dont  le  succès  était  d'un  bon  présage 
pour  la  cause  royaliste  :  ce  livre  n'en  est  pas  moins  l'œuvre  d'un 
indépendant,  et,  si  les  libéraux  durent  en  juger  l'esprit  surpre- 
nant et  hardi,  plus  d'un  contre-révolutionnaire,  plus  d'un  émigré 
y  trouva  sans  doute  l'occasion  d'un  retour  amer  sur  lui-même. 

La  révolution,  dit  Joseph  de  Maistre,  est  un  pur  miracle,  et 
tous  l'avouent  implicitement  lorsqu'ils  prononcent,  à  propos  des 
événements  qui  se  déroulent,  ce  mot,  le  f/rand  mot  du  Jour  :  «  Je 
n'y  comprends  rien.  »  En  effet  les  lois  de  la  logique  et  de  la 
morale,  les  calculs  des  politiques,  l'expérience  des  militaires  se 
trouvent  également  déjoués  par  les  succès  de  la  Révolution. 
Notez  que  cette  révolution  n'a  point  de  chefs  :  ceux  qui  ont 
aspiré  à  le  devenir  sont  tombés;  ils  n'ont  point  mené  la  révo- 
lution, mais  la  révolution  les  a  menés.  Sans  arriver  à  en  tirer 
aucun  profit  personnel  et  en  dépit  des  prévisions  les  plus  rai- 
sonnables, ils  ont  fait  leur  œuvre  en  instruments  dociles,  animés 
(l'une  foi  infaillible.  «  Ils  n'ont  pas  fait  de  faute  dans  leur  car- 
rière révolutionnaire  par  la  raison  que  le  flûteur  de  Vaucanson 
ne  fît  jamais  de  notes  fausses.  » 

Mais,  si  la  révolution  est  un  événement  providentiel,  quel  a 
été  le  dessein  de  la  Providence,  qui  l'a  déchaînée?  On  ne  peut 
faire  ici  que  des  conjectures;  mais  ne  serait-il  pas  vrai  que  les 
hécatombes  qui  ont  ensanglanté  la  France  tout  entière  sont  la 
punition,  ou,  si  l'on  veut,  la  conséquence  (c'est  la  même  chose) 
des  crimes  dont  la  France  tout  entière  s'est  rendue  coupable. 
Car  d'abord,  fille  aînée  de  l'Église,  elle  a  abusé  pour  démora- 
liser l'Europe  de  la  magistrature  que  la  Providence  lui  avait 
accordé  d'exercer  en  Europe.  Puis,  sans  sortir  des  limites  du 
pays,  le  régicide  qui  s'y  est  accompli  est  vraiment  un  crime 
national,   non   seulement  parce   qu'il   a  tranché    les  jours   de 

1.  Londres  (Lausanne),  in-8.  —  2"  édit.,  revue  et  corrigée,  Londres  (Bàle),  1T97. 
—  Entre  les  deux,  d'autres  éditions  avaient  paru,  mais  sans  l'aveu  de  l'auteur. 

2.  Chap.  i-viii. 

3.  G  lia  p.  ix-xi. 


JOSEPH  DE  MAISTRE  61 

riiomme  en  qui  la  France  se  symbolisait,  (|ui  la  constituait  en 
nation,  mais  encore  parce  (jur  jamais  plus  g^raml  crime  n'eut 
plus  de  comi)lices  :  complices  en  efïet,  ces  citoyens  innombra- 
bles dont  les  làcbetés  successives  ont  permis  enfin  au  dernier 
attentat  de  s'accomplir;  complices  tous  ces  nobles,  qui,  mas- 
quant sous  des  prétextes  spécieux  des  sentiments  inspirés  peut- 
être  par  les  mobiles  les  plus  mesquins,  le  rendirent  possible  en 
se  faisant,  dans  tout  le  cours  du  xvni"  siècle,  les  auxiliaires  de 
la  philosophie.  Aussi  y  a-t-il  eu  des  innocents  sans  doute  parmi 
les  malheureuses  victimes  de  la  Révolution  (et  c'est,  suivant 
Joseph  de  Maistre,  on  le  verra  plus  loin,  relie t  d'une  loi  du 
monde);  mais  «  il  y  en  a  bien  moins  qu'on  ne  l'imagine  com- 
munément ».  Le  jacobinisme  a  été  l'instrument  de  la  vengeance 
divine,  il  a  fait  ce  que  la  contre-révolution  n'eût  pu  faire,  n'eût 
[tu  même  essayer  sans  se  rendre  odieuse.  —  Maintenant  l'œuvre 
est  sans  doute  accompli,  et  comme  le  gouvernement  républicain 
que  la  constitution  de  l'an  III  vient  d'établir  ne  peut  durer  (on 
en  verra  tout  à  l'heure  la  principale  raison),  le  moment  est  venu 
pour  le  roi  de  rentrer  en  France  et  d'y  faire  rentrer  l'ordre  avec 
lui.  Comment  ce  retour  s'accomplira-t-il,  c'est  ce  que  Joseph  de 
Maistre  explique  dans  deux  chapitres  '  ironiques  et  piquants, 
ingénieuse  satire  de  la  mobilité  de  ce  peuple  souverain,  auquel 
on  arrive  sans  trop  de  peine  à  faire  exprimer  coup  sur  coup 
les  volontés  les  plus  contradictoires. 

Ce  mélange  de  tons  si  différents  et  cette  allure  si  personnelle 
suffiraient  à  distinguer  les  Considérations  de  deux  livres  que 
Joseph  de  Maistre  connaissait,  et  dont  il  s'est,  dans  une  certaine 
mesure,  inspiré,  les  Réflexions  de  Burke  (1790)  et  la  Lettre  à  un 
ami  sur  la  Révolution  française  par  Saint-Martin  (l'9o).  Mais, 
sans  pénétrer  dans  l'étude  approfondie  de  ces  deux  ouvrages 
pour  montrer  combien  les  Considérations  en  diffèrent,  on  peut 
du  moins  indiquer  que  le  premier  a  sans  doute  attaqué  le  ratio- 
nalisme abstrait  et  généralisateur  des  hommes  de  la  Consti- 
tuante: il  a  montré  que  la  constitution  d'un  peuple  devait  résulter 
de  son  histoire  et  ne  pouvait  s'improviser,  et  c'est  là,  nous 
Talions  voir,  un  argument  dont  Joseph  de  Maistre  s'est  beaucoup 

1.  IX  et  XI. 


G2  JOSEPH   DE  MAISTRE.   M""  DE  STAËL 

servi  :  mais  le  livre  de  l'orateur  anglais  est  Fouvrage  d'un  poli- 
tique hostile  à  la  France  et  d'ailleurs  fin  et  sagace  :  ses  déduc- 
tions ne  procèdent  que  de  la  raison  et  de  l'expérience.  Joseph 
de  Maistre  est  plein  d'admiration  pour  l'histoire  et  pour  le  génie, 
pour  la  mission  de  la  France,  et  toute  son  argumentation  repose 
sur  la  notion  chrétienne  de  la  Providence.  —  Quant  à  Saint- 
Martin,  qui  a  vu,  lui  aussi,  dans  la  Révolution,  une  sorte  de 
châtiment  providentiel,  il  suffira  de  dire,  pour  le  distinguer  de 
Joseph  de  Maistre,  qu'il  est  un  adversaire  résolu  de  l'ancien 
régime  et  du  sacerdoce  catholique  :  dans  le  roi,  les  nobles  et 
les  prêtres,  Joseph  de  Maistre  révère  les  pouvoirs  constitutifs  et 
conservateurs  de  toute  société;  Saint-Martin  ne  voit  en  eux  que 
les  bénéficiaires  menteurs  d'une  prévarication  qui  empiète  sur 
les  droits  de  Dieu. 

11  faut  rattacher  aux  Considérations  YEssai  sur  le  jjrincipe 
gcnérateur  des  constitutions  politiques  et'  des  autres  institntiotis 
humaines  composé  en  1809  :  l'auteur  se  propose  d'y  généraliser, 
c(  en  la  dégageant  de  toutes  les  circonstances  particulières  qui 
semblaient  l'appliquer  uniquement  à  la  révolution  française'  », 
une  assertion  déjà  développée  dans  son  premier  ouvrage  à  propos 
de  la  constitution  de  l'an  III.  —  Ce  petit  ouvrage,  espèce  d'an- 
nexé aux  chapitres  vi  et  vni  des  Considérations,  est  lui-même 
divisé  en  soixante-sept  alinéas.  Comme  tous  les  livres  du  comte 
de  Maistre,  il  fourmille  de  pensées  profondes,  de  vues  nouvelles, 
dans  le  détail  desquelles  il  est  impossible  d'entrer  ici.  Mais  il 
faut  indi([uer  la  thèse  principale  que  l'auteur  se  propose  de 
démontrer  :  c'est  que  les  constitutions  ne  sont  pas,  ainsi  que  se 
le  sont  imaginé  les  philosophes  du  xvni^  siècle,  des  œuvres  de 
l'esprit,  qui  se  composent  dans  le  silence  du  cabinet  ou  sortent 
des  délibérations  de  quehjues  théoriciens.  Elles  sont  d'essence 
divine,  non  pas  que  Dieu  emploie  aucun  moyen  surnaturel  pour 
nous  les  imposer  :  ce  sont  les  hommes  qui  lui  servent  d'instru- 
ments, et  c'est  le  temi)S  qui  est  son  ministre  '-. 

1.  Averlissemenl  de  l'éditeur. 

2.  Celle  théorie,  qui,  dépouillée  du  senliiucnl  chrétien  qui  l'anime  ici,  ferait 
songer  au  système  politique  de  lle;,'el,  se  trouve  déjà  exposée  dans  Saint-Martin. 
C'est  encore  dans  Saint-Martin  que  de  Maistre  a  pu  puiser  cette  idée  que  le 
léfjislaleui',  si,  dans  des  circonstances  exceptionnelles,  il  vient  à  s'en  ]jroduire 
un,  est,  non  un  [ihilosophe,  mais  un  homme  extraordinaire,  créé  par  un  décret 
exprès  de  la  Providence. 


JOSEPH  DE  MAISTRE  C:j 

«  Considérons  une  constitution  politique  quelconque,  celle  de  TAngle- 
terre,  par  exemple.  Certainement  elle  n'a  pas  été  laite  à  priori.  Jamais  des 
hommes  d'Elal  ne  se  sont  assemblés  et  n'ont  dit  :  Créons  Iroh  pouvoirs; 
ialaitçons-les  de  telle  manière;  etc.;  personne  n'y  a  pensé.  La  constitution 
est  l'ouvrage  des  circonstances,  et  le  nombre  des  circonstances  est  infini. 
Les  lois  romaines,  les  lois  ecclésiastiques,  les  lois  IV-odales;  les  coutumes 
saxonnes,  normandes  et  danoises;  les  privilèges,  les  préjugés  et  les  prr-ten- 
tions  de  tous  les  ordres;  les  guerres,  les  révoltes,  les  révolutions,  la  con- 
quête, les  croisades;  toutes  les  vertus,  tous  les  vices,  toutes  les  connais- 
sances, toutes  les  erreurs,  toutes  les  passions;  tous  ces  ('■b'menls  enfin, 
agissant  ensemble  et  formant  par  leur  mélange  et  leur  action  réciproque 
des  combinaisons  multipliées  par  myriades  de  millions,  ont  produit  enfin, 
après  plusieurs  siècles,  l'unité  la  plus  compliquée  et  le  plus  bel  équilibre 
de  forces  politiques  qu'on  ait  jamais  vu  dans  le  monde  '.  d 

Aussi  peul-on  suivre  une  constitution  dans  son  développement 
historique,  dans  ce  progrès  insensible  et  continu  qui  en  fait  la 
légitimité;  mais  lui  assigner  une  date,  un  auteur,  c'est  ce  qui 
est  impossible.  Une  constitution  improvisée  tout  d'un  coup  et  de 
toutes  pièces  serait  un  monstre,  comme  un  homme  qui  naîtrait 
adulte.  Une  telle  constitution  ne  peut  être  faite  que  pour  un  être 
de  raison,  pour  Yhomme,  comme  disent  les  philosophes  :  «  Or, 
écrivait  déjà  Joseph  de  Maistre  dans  les  Considérations  ^  il  n'v 
a  point  àliomme  dans  le  monde.  J'ai  vu  dans  ma  vie  des  Fran- 
çais, des  Italiens,  des  Russes,  etc.  ;  je  sais  même,  grâce  à  Mon- 
tesquieu, qiion  peut  être  Persan  :  mais  quant  à  Y/ionnne,  je 
déclare  ne  l'avoir  rencontré  de  ma  vie;  s'il  existe,  c'est  bien  à 
mon  insu.  » 

Les  livres  «Du  pape  »  et  «  De  l'Église  gallicane  ». 
—  On  l'a  compris  par  ce  qui  précède  :  Joseph  de  Maistre,  loin 
de  considérer,  ainsi  que  Rousseau,  la  société  comme  une  cons- 
truction factice  et  l'État  comme  un  être  de  raison,  observe  au 
contraire  que  partout  l'homme  naît  membre  d'une  société,  d'un 
groupe  dont  tous  les  membres,  le  plus  souvent  habitant  la  même 
terre  et  parlant  la  même  langue,  sont,  comme  l'étaient  leurs 
pères,  unis  ensemble  par  des  croyances  et  des  traditions  com- 
munes :  ces  groupes,  ce  sont  les  nations,  êtres  réels,  qui  nais- 
sent, se  développent  et  périssent  comme  les  individus  :  en  cha- 
cune d'elles  respire  une  âme  qui  fait  son  unité.  On  parle  sou- 

i.  Principe  fjéné râleur,  xu. 
2.  Chap.  VI. 


64  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M-""  DE   STAËL 

vent  du  génie,  de  Yesprit  d'un  peuple  :  ce  ne  sont  point  là  tout  à 
fait  des  métaphores.  Or  ce  génie,  cet  esprit  public,  le  g-ouverne- 
ment,  qui,  comme  lui,  résulte  de  l'histoire  de  la  nation,  en  est 
l'expression  vivante.  De  ce  g-ouvernement  lui-môme,  qui  cons- 
titue l'existence  sociale  de  la  nation,  les  formes  peuvent  être 
diverses;  mais,  quel  qu'il  soit,  et  en  qui  que  ce  soit  qu'il  réside, 
il  ne  peut  être  qu'une  puissance  souveraine,  c'est-à-dire  une 
puissance  qui  domine  toutes  les  autres,  dont  toutes  les  autres 
dépendent,  qui  g-ouverne  et  n'est  pas  gouvernée,  qui  juge  et 
n'est  pas  jugée. 

Ces  théories  fondamentales  de  Joseph  de  Maistre  sur  la  sou- 
veraineté, qui  se  lient  étroitement  à  celles  qu'il  professe  sur  les 
constitutions,  il  les  avait  déjà  conçues  avant  d'écrire  les  Consi- 
dérations. Il  ne  publia  pas,  nous  l'avons  vu,  l'ouvrage  où  il  en 
traitait.  Mais  il  se  réservait  de  les  reprendre,  non  plus  in  abstracto, 
mais  en  les  appliquant  à  un  objet  réel,  la  souveraineté  du  pape. 

Cependant  cette  fois  il  ne  semble  pas  que  la  curiosité  des  con- 
temporains ait  été  aussi  vivement  émue  qu'elle  l'avait  été  jadis 
par  l'apparition  des  Considérations.  Mais  l'on  peut  presque  dire 
que  la  gloire  de  Joseph  de  Maistre  en  est  augmentée.  La  pro- 
mulgation du  Concordat  avait,  on  le  sait,  provoqué  bien  des 
mécontentements  chez  plusieurs  des  membres  mêmes  du  clergé 
français  qui  avaient  été  les  plus  énergiques  dans  leur  résistance 
à  la  Révolution.  Joseph  de  Maistre  craignait  de  voir  renaître,  au 
grand  détriment  de  l'Eglise,  l'ancien  gallicanisme  avec  ses  sen- 
timents hostiles  contre  la  souveraineté  et  l'infaillibilité  du  Saint- 
Siège,  et  le  premier  trait  de  génie  dont  il  y  ait  lieu  de  le  louer, 
c'est  assurément  d'avoir  distingué,  parmi  toutes  les  questions 
qui  pouvaient  alors  attirer  l'attention  des  esprits  soucieux  de 
l'avenir  de  la  religion,  la  question  capitale  dont  l'examen  devait 
faire  l'objet,  cinquante  ans  plus  tard,  des  plus  solennelles  assises 
que  le  catholicisme  ait  tenues  depuis  le  concile  de  Trente. 

De  quelque  manière  qu'on  l'envisage  d'ailleurs,  le  livre  Du 
pape  (1819)  est  le  chef-d'œuvre  de  Joseph  de  Maistre.  Il  est 
divisé  en  quatre  parties,  où  l'on  peut  dire  que  le  sujet  est  traité 
sous  toutes  ses  faces.  A  la  rigueur  en  eflet,  l'auteur  eût  pu  se 
borner  à  la  première,  dans  laquelle  il  établit  (jue  le  pape,  s'il  est 
souverain,  est  infaillible  en  droit,  car  infaillibiUté  et  soiiverai- 


JOSEPH    DE    MAISTRE 

D-APRÈS  UN  PORTRAIT  DE  BOUILLON,  LITHOGRAPHIE  PAR  VILLAIN 


Hist.  de  la  Langue  &  de  U  Litt.  Fr.  T.  v.i,  Cl.,  ii  Annan.!  Colin  i  Cio,  Éditeurs,  l'arls 


JOSEPH  DE  MÂISTRE  65 

neté  sont  mêmes  choses,  n'y  ayant  (I(;  luiissanf-e  souveraine  que 
celle  dont  on  n'appelle  pas.  Or  que  l'Kglise  soit  constituée 
comme  une  monarchie,  dont  les  conciles  seront,  si  l'on  veut,  les 
états  généraux,  mais  dont  le  pape  est  le  souverain,  c'est  ce  qui 
non  seulement  ressort,  suivant  Joseph  de  Maistre,  de  la  nature 
des  choses,  mais  encore  est  attesté  par  une  accumulation  de 
témoignag-es  unanimes  :  les  aveux  de  l'Eglise  gallicane  elle- 
même  et  des  dissidents  jansénistes,  protestants,  russes,  grecs, 
s'accordent  ici  avec  les  autorités  les  plus  hautes  du  catholicisme. 
Mais  de  plus  (et  c'est  ici  ce  qui  distingue  l'autorité  du  pape  de 
celle  des  autres  souverains)  le  pape  est  infaillible  en  fait  :  en 
fait  on  peut  établir,  l'histoire  en  main,  que  le  «  Souverain  Pon- 
tife, parlant  à  l'Eglise  librement,  et,  comme  dit  l'école,  ex 
cathedra,  ne  s'est  jamais  trompé  et  ne  se  trompera  jamais  sur 
la  foi*  ».  Et  ne  pouvant,  dit-il,  entrer  dans  le  détail  de  toutes  les 
objections,  il  s'attache  à  réfuter  les  trois  principales,  tirées  de 
la  chute  de  saint  Pierre,  de  l'adhésion  du  pape  Libère  à  la  troi- 
sième formule  de  Sirmium,  c'est-à-dire  à  l'arianisme,  enfin  de 
la  condamnation  d'Honorius  accusé  par  le  concile  de  Gonstanti- 
nople  de  680  d'avoir  favorisé  les  monothélites.  —  Joseph  de 
Maistre  apporte  à  cette  réfutation  les  arguments  traditionnels, 
qu'on  semble  affaiblir  un  peu,  il  faut  l'avouer,  plutôt  que  ren- 
forcer, quand  on  essaie,  comme  il  l'a  fait,  après  d'autres  contro- 
versistes,  mais  avec  une  sorte  d'insistance  éloquente,  de  sou- 
lever des  doutes  sur  l'authenticité  des  textes,  ou  qu'on  déclare 
qu'après  tout  «  un  petit  nombre  d,e  faits  équivoques  »  ne  sau- 
raient prévaloir  contre  l'accumulation  des  faits  incontestables. 
Dans  les  autres  parties,  Joseph  de  Maistre  étudie  successive- 
ment le  pape  dans  son  rapport  avec  les  souverainetés  tempo- 
relles; —  avec  la  civilisation  et  le  bonheur  des  peuples;  —  avec 
les  Eglises  nommées  schismatiques.  Pour  comprendre  toute  la 
force  du  livre  II  et  du  livre  III,  il  faut  se  rappeler  que  Joseph  de 
Maistre  y  combat  une  doctrine  précise,  celle  des  voltairiens, 
qui,  désireux  de  prouver  que  l'intérêt  des  peuples  et  dos  rois 
était,  non  d'accepter,  mais  de  repousser  la  tutelle  ou  l'alliance 
de  l'Église,  prétendaient  trouver  dans  l'histoire  du  moyen  âge 

1.  Liv.  I.  chap.  xv. 

HiSTOIRK    DE    LA    LANGUE.    VH.  5 


60  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M"^"  DE  STAËL 

et  (lu  xvi'^  siècle  des  preuves  inultipliées  de  l'ambition  et  de 
riiumciir  usurpatrice  des  souverains  pontifes. 

Joseph  de  Maistre  fait  voir  au  contraire  que  les  papes,  qui 
n'ont  possédé  de  territoire  que  ce  qui  était  nécessaire  pour 
assurer  leur  indépendance,  qui  n'ont  jamais  pu  être  tentés 
d'entrer,  pour  agrandir  ce  domaine,  eu  lutte  avec  les  souverai- 
netés temporelles,  ont  été  admirablement  placés  pour  se  faire  à 
la  fois  les  modérateurs  du  pouvoir  des  rois  et  les  soutiens  de 
leur  autorité  :  aussi  les  appelle-t-il  les  instituteurs,  les  tuteurs, 
les  sauveurs  et  les  véritables  génies  constituants  de  l'Europe'. 
Et  sans  vouloir  accepter  la  doctrine  dans  son  intégrité,  on  peut 
dire  que  l'auteur  du  Pape  montre  ici  le  chemin  aux  historiens 
du  xix°  siècle  qui,  plus  impartiaux,  plus  avisés,  mieux  éclairés 
que  ne  pouvait  l'être  Voltaire,  ont  vengé  la  papauté  du  moyen 
âge  du  discrédit  oii  l'avaient  fait  tomber,  au  xvm^  siècle,  les 
théories  des  historiens  philosophes. 

Le  livre  IV,  inspiré  particulièrement  à  Joseph  de  Maistre  par 
les  souvenirs  de  son  séjour  en  Russie,  établit  avec  une  force 
extrême  ce  point  capital  que  toute  église  schismatique  est  pro- 
testante ou  fatalement  destinée  à  le  devenir,  avec  les  progrès  de 
la  science,  pour  aller  ensuite  du  protestantisme  au  socinianisme, 
et  tomber  de  là  dans  TinditTérence  philosophique.  Car  «  aucune 
religion  ne  peut  supporter  l'épreuve  de  la  science  sauf  une  », 
celle  fpii,  par  son  principe  même,  se  met  hors  des  atteintes  de 
la  science  et  de  l'esprit  d'examen.  «  Cet  oracle,  ajoute  Joseph 
de  Maistre,  est  plus  sûr  que  celui  de  Calchas  :  la  science  est 
une  espèce  d'acide,  qui  dissout  tous  les  métaux,  excepté  l'or  -.  » 

L'ouvrage  se  termine  enfin  par  une  longue  et  admirable  Con- 
clusion, appel  chaleureux  aux  dissidents,  que  Joseph  de  Maistre 
cherche  à  convaincre  une  dernière  fois  par  tous  les  arguments 
élo(pients  et  serrés  que  peuvent  lui  suggérer  et  la  logique  ou 
l'histoire,  et  son  mépris  de  l'esprit  d'orgueil  et  d'innovation,  et 
sa  charité    à  l'égard   des  chrétiens  séparés  et  son   admiration 


1.  11  vaut,  la  peine  de  reman|iici-  (jii'au  nombre  des  grandes  (l'uvres  pour- 
suivies par  la  papaulé  Joseph  de  Maistre  fait  ligurer  la  liberté  de  l'Italie.  Ceux 
qui  alTeclèrent  plus  lard  de  considérer  rillustre  Savoisien  comme  l'un  des 
hommes  qui  ont  souhaité  le  plus  vivement  de  voir  l'Italie  libre  et  une  sont  très 
loin  de  s'être  trompés  tout  à  fait. 

■2.  Liv.  IV,  chap.  n. 


JOSEPH   DE   MAISTRE  07 

filiale  |)(»ur  la  Sainte  l!]i:lisc  de  Uoiik^  «  mère  iiiimoilelle  île  la 
science  et  de  la  sainteté  ». 

Telle  est  cette  grande  œuvre  qui  n'a  pas,  il  faut  Tavoucr, 
cette  sérénité,  cette  candeur  qui  s'allie  si  bien,  |)resque  tou- 
jours, chez  un  liossuet,  avec  le  zèle  passionné  de  la  vérité.  On 
relève  trop  chez  Joseph  de  Maistre,  de  ces  mots  éclatants  et 
paradoxaux  ,  de  ces  mots  de  journaliste,  trouvailles  d'im 
homme  {\c  talent  (pii,  par  vocation  ou  par  métier,  se  serait  fait 
une  hahitude  et  presque  une  gloire  de  la  partialité  et  de  l'ou- 
trage '.  ,  . 

Il  est  juste  d'observer  qu'en  revanche,  ce  livre  de  polémique 
et  de  doctrine  est  non  seulement  vivant,  mais  plein  d'entrain, 
de  bonne  humeur,  d'esprit,  et  d'un  esprit  qui  certes  ne  doit  rien 
à  la  fadeur  \ 

Mais  à  considérer  surtout  l'aisance  de  l'exposition,  l'abon- 
dance de  l'érudition,  la  sûreté  et  la  netteté  de  la  doctrine,  la 
force  de  l'argumentation,  la  justesse  perspicace  des  vues,  on 
avouera  que  la  polémique  religieuse  n'a  produit  en  France 
qu'un  seul  livre  qu'on  puisse  mettre  au-dessus  de  celui  de 
Joseph  de  Maistre,  c'esiï Histoire  des  variations. 

Le    livre  Du  pape   comprenait,    dans   le   plan  primitif,   une 


1.  Voir,  par  exemple,  les  chapitres  du  livre  lY  sur  les  Grecs,  avec  des  mots 
comme  ceux-ci  :  ■■  Le  sj^énie  grec,  dont  ils  (les  historiens  Lanzi  et  GihiKm  ont 
reconnu  tout  à  la  fois  réiégancc  et  la  stérilité.  »  —  «  La  tribune  (rAthènes  eût 
clé  la  honle  de  l'espèce  humaine,  si  Phocion  et  ses  pareils,  en  y  montant  quel- 
quefois avant  de  boire  la  ciguë  ou  de  partir  pour  l'exil,  n'avaient  pas  fait  un 
peu  d'étpiilibre  à  tant  de  loquacité,  d'extravagance  et  de  cruauté.  -  —  Voir 
aussi  dans  la  Conclusion  (§  ix)  la  profession  de  foi  que  Joseph  de  ^laistre  prête 
ironiquement  au  protestantisme. 

i.  En  réponse  à  ceux  qui  blâment  l'Église  de  continuer  à  préférer  le  latin 
à  la  langue  vulgaire  (I,  xx)  :  <•  Quant  au  peuple  proprement  dit,  s'il  n'entend 
pas  les  mots,  c'est  tant  mieux.  Le  respect  y  gagne  et  l'intelligence  n'y  perd  rien. 
Celui  qui  ne  comprend  point,  comprend  mieux  que  celui  qui  comprenrl  mal.  » 
—  Sur  ce  qu'on  appelle  despotisme  et  gouvernement  absolu  (II,  ix)  :  ■•  11  n'y  a 
point  de  gouvernement  qui  puisse  tout.  En  vertu  d'une  loi  divine,  il  y  a  toujours 
il  côté  de  toute  souveraineté  une  force  quelconque,  qui  lui  sert  de  frein.  C'est 
une  loi,  c'est  une  coutunu\  c'est  la  conscience,  c'est  une  tiare,  c'est  un  poi- 
gnard; mais  c'est  toujours  quelque  chose.  ■•  —  A  propos  du  célibat  des  prêtres 
illl.  ni,  2)  :  ■•  Qu'est-ce  qu'un  ministre  du  culte  qui  se  nomme  ré  formel  C'est  un 
homme  habillé  de  noir,  qui  monte  tous  les  dimanches  en  chaire  pour  y  tenir 
des  propos  honnêtes.  A  ce  métier  tout  honnête  homme  jieut  réussir,  et  il 
n'exclut  aucune  faiblesse  de  Vhonnéle  liomme.  ••  —  Sur  le  même  sujet  (ibid.),  et 
par  allusion  à  un  vers  de  Dante  {Enfer,  XIII,  25)  :  «  Lorsqu'un  de  ces  prédi- 
cateurs (protestants)  prend  la  parole,  quels  moyens  a-t-il  de  prouver  qu'en  bas 
on  ne  se  mo(pie  pas  de  lui?  H  me  semble  entendre  chacun  de  ses  auditeurs  lui 
dire  avec  un  sourire  scepticiue  :  En  vérité,  je  crois  qu'il  croit  que  je  le  crois. 


68  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""  DE  STAËL 

cinquième  partie  qu'au  dernier  moment,  et  cédant  à  des  con- 
seils amicaux,  Joseph  de  Maistre  se  résolut  à  détacher  de  l'ou- 
vrage pour  la  publier  à  part  :  sous  sa  forme  nouvelle,  le  traité 
de  ÏEijlise  gallicane  dans  so)i  iripjwrt  avec  le  Saint-Siège  com- 
prend deux  livres;  le  second  seul  est  consacré  à  la  discussion 
de  la  déclaration  de  1682.  Le  premier  est  une  espèce  d'intro- 
duction qui  «  traite  de  l'esprit  d'opi)Osition  nourri  en  France 
contre  le  Saint-Siège  et  de  ses  causes  ».  Et  à  vrai  dire  c'est 
cette  première  partie,  dans  laquelle  l'auteur  s'en  prend  tour  à 
tour  au  calvinisme,  à  l'esprit  parlementaire,  enfin  et  surtout  au 
jansénisme,  qui  donne  à  l'ouvrage  tout  entier  son  vrai  carac- 
tère. 

C'est  une  nouvelle  manifestation  contre  l'esprit  particuliariste, 
individuel,  en  faveur  de  l'esprit  universel  catholique.  «  Le  mot 
de  nous,  dit-il  quelque  part  dans  l'ouvrage  ',  n'a  point  de  sens 
dans  l'association  catholique,  à  moins  qu'il  ne  se  rapporte  à  tous.  » 

—  «  La  véritable  morale  relâchée  de  l'Eglise  catholique,  écrit-il 
plus  loin  à  propos  des  Jansénistes  %  c'est  la  désobéissance.  » 
C'est  par  de  telles  citations  que  se  résume  le  mieux  l'esprit  de 
cet  ouvrage,  très  sagace  et  très  serré  ^  dans  lequel  on  a  tou- 
tefois le  regret  de  rencontrer  quelques-unes  des  duretés  les  plus 
choquantes  que  l'ardeur  de  la  lutte  ait  inspirées  à  Joseph  de 
Maistre  ''. 

Les  œuvres  posthumes  :  F  «  Examen  de  la  jphilosophie 
de  Bacon  »  et  les  «  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  ». 

—  Joseph   de   Maistre  a  laissé   deux   ouvrages    posthumes  de 

1.  Liv.  I.  chap.  i. 

2.  Liv.  1,  chap.  xi. 

3.  Voir,  par  exemple,  le  chapitre  m  du  livre  II  sur  l'état  d'esprit  de  l'Assemblée 
de  1682  et  les  scrupules  de  Bossuet,  et,  d'une  manière  générale,  tout  ce  que  dit 
Joseph  de  Maistre  sur  les  doctrines  mêmes  de  cette  assemblée,  et  tout  d'abord 
sur  l'espèce  d'abus  (pii  fait  sortir  d'une  discussion  sur  la  régale  une  déclaration 
touchant  la  question  de  l'infaillibilité  pontificale.  — Voir  encore  le  beau  chapitre 
De  la  vertu  hors  de  l'Eglise  (I,  xi). 

\.  Voir  tous  les  chapitres  de  la  première  partie  relatifs  à  Port-Royal,  dont  il 
faut  bien  reconnaître  que  Joseph  de  Maistre  attaque  les  doctrines  et  l'attitude 
non  sine  causa,  sed  sine  modo.  Quelques  mots  sont  odieux;  à  propos  d'un 
ouvrage  de  la  mère  Agnès  Arnauld  :  «  Ce  beau  livre  pondu  par  une  des  plus 
grandes  femelles  de  l'ordre.  >■  (I,  x,  notes.)  —  Ailleurs  (I,  vi,  notes)  :  «  11  ne 
suffit  pas  (le  rire  (de  la  protestation  de  la  mère  Agnès  contre  l'arrêt  qui 
supprime  le  monastère);  il  faut  encore  voir  dans  ce  passage,  l'orgueil  de  la  secte, 
immense  sous  le  bandeau  de  la  mère  Agnès  comme  sous  la  lugubre  calotte 
d'Arnauld  ou  de  Quesnel  ■■;  —  et  tout  ce  chapitre,  sur  la  modération  de 
Louis  XIV  à  l'égard  des  religieuses. 


JOSEPH  DE  MAISTRE  69 

viilcurtrès  inégale.  ^j\miosIV Examen  de  laphllosoplne  de  Bacon. 
C'est  assurément  lo  plus  médiocre  de  ses  livres,  e(  l'on  com- 
prend aisément  pourquoi.  C'est  d'abord  sans  doute  que,  très  bien 
informé  de  tout  ce  qui  concerne  l'histoire  de  l'Eg^lise,  Joseph 
de  Maistre  est  moins  préparé  à  traiter  de  l'histoire  de  la  philo- 
sophie. Mais  surtout  c'est  que  son  examen  nest  ni  impartial,  ni 
désintéressé.  Au  lieu  d'étudier  Bacon  en  lui-même,  il  le  voit  à 
travers  la  haine  qu'il  a  conçue  pour  ceux  qu'il  reg^arde  comme 
ses  disciples  et  ses  continuateurs,  Locke  et  Condillac.  et  ce  pré- 
tendu examen  de  sa  philosophie  n'est  qu'une  diatribe  prolixe  et 
mesquine  contre  les  principes  et  la  méthode  des  philosophes 
français  du  xvni''  siècle. 

Les  Soirées  de  Sainl-Pétershourg  font  bien  plus  dhonneur  à 
leur  auteur.  C'est  une  suite  de  onze  entretiens  :  Joseph  deMaistre 
tient  au  mot,  qu'il  distingue  de  ceux  de  conversation  et  de 
dialogue.  Le  dialogue  n'est  suivant  lui  qu'une  forme  de  compo- 
sition littéraire;  la  conversation  n'est  pas  faite  pour  être 
imprimée  :  «  elle  divague  de  sa  nature  ;  elle  n'a  jamais  de  but 
antérieur;  elle  dépend  des  circonstances;  elle  admet  un  nombre 
illimité  d'interlocuteurs  »  ;  et  les  pensées  s'y  mêlent  et  s'y  heur- 
tent plutôt  qu'elles  ne  s'y  enchaînent.  "U entretien  est  «  plus  sage  : 
il  suppose  un  sujet,  et  par  là  même,  subordonné  aux  mêmes 
règles  que  l'art  dramatique  classique,  n'admet  guère  plus  de 
trois  personnages '.  » 

Les  trois  personnages  qui  discutent  ici  sont  le  comte  de 
Maistre  lui-même  et  deux  de  ses  amis,  un  sénateur  de  Saint- 
Pétersbourg,  M.  de  T.  (Tamara),  et  un  jeune  chevalier  français, 
M.  de  B.  (de  Bray).  Au  sénateur  est  réservée  l'exposition  de  cer- 
taines théories  d'un  mysticisme  hasardé,  que  le  comte  essaie  par- 
fois de  réfréner  tout  en  confessant  presque  toujours  sa  sympathie 
pour  les  doctrines  de  son  interlocuteur;  toutefois  il  représente 
lui-même,  avec  autant  d'autorité  que  de  pénétration  et  d'éru- 
dition, le  catholicisme  romain  dans  toute  son  assurance,  toute  sa 
fermeté,  toute  sa  quiétude.  Le  chevalier,  qui  unit  l'esprit  mili- 
taire aux  sentiments  pieux  du  chrétien,  est,  aux  yeux  de  Josej»h  de 
Maistre,  le  type  du  gentilhomme  soldat,  qui  ne  se  pique  point 

I.  Huiliêine  enlrolien,  au  début. 


70  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M"""  DE  STAËL 

de  science,  mais  qui  regarde  comme  son  premier  devoir  d'ac- 
cepter docilement  et  de  défendre  les  «  dogmes  nationaux  ». 

L'ouvrage  débute  par  une  description  délicieuse  [un  soir  d'été 
sur  la  Neva),  qui  est  l'œuvre  do  Xavier  de  Maistre.  —  Il  devait 
se  terminer  par  une  sorte  d'adieu  adressé  par  le  comte  à  ses 
amis,  au  moment  où  lui-même  allait  (juitter  la  Russie,  et  par  les 
vœux  qu'il  formait  pour  l'avenir  de  ce  pays  menacé,  suivant  lui, 
par  l'esprit  d'innovation.  Mais  Joseph  de  Maistre  n'eut  pas  le  temps 
de  mettre  la  dernière  main  à  son  œuvre,  et,  si  l'esquisse  du  mor- 
ceau final  des  Soirées  de  Sainl-Pélershour;!  a  été  retrouvée  et 
publiée  parmi  ses  opuscules,  le  onzième  entretien  n'a  pas  été 
terminé.  Tel  qu'il  est  cependant  le  livre  traite,  on  peut  le  dire, 
complètement  la  question  que  l'auteur  s'était  proposé  d'aborder 
et  d'épuiser  :  la  philosophie  tire  de  l'existence  du  mal  l'objec- 
tion qu'elle  croit  la  plus  redoutable  contre  la  Providence;  c'est 
par  là  au  contraire,  suivant  le  comte  de  Maistre,  que  les  desseins 
de  Dieu  et  les  enseignements  de  l'Ecriture  s'éclaircissent  à  nos 
yeux.  Le  monde  physique,  en  effet,  et  le  monde  moral  sont 
unis  par  des  rapports  constants  et  le  mal  physique  n'a  paru  dans 
l'univers  que  comme  une  suite,  une  expiation,  et  en  même 
temps  comme  un  signe  de  notre  dégradation  morale.  Le  crime 
de  nos  premiers  parents  a  vicié  toute  leur  descendance;  l'expé- 
rience de  tous  les  jours  nous  fait  juger  nous-mêmes  des  effets 
terribles  de  ce*  qu'on  peut  appeler  «  les  péchés  originels  du 
second  ordre  »  :  les  enfants  n'ont-ils  pas  à  souffrir  dans  leur 
corps  et  dans  leur  honneur  du  crime  des  parents^? 

Le  mal  étant  la  conséquence  nécessaire  d'une  dégradation 
volontaire,  il  reste  aux  hommes  deux  moyens  de  l'atténuer  ou 
de  le  détourner,  deux  moyens  à  l'efficacité  desquels  l'humanité 
tout  entière  a  cru  dans  tous  les  temps  :  or  toute  croyance  univer- 
selle est  toujours  fondée  en  quelque  manière  :  car  sous  les 
erreurs  locales  dont  l'homme  a  pu  couvrir,  encrûûter  la  vérité, 
cette  vérité  universelle  se  retrouve  toujours.  Ces  deux  moyens 
sont  :  1°  la  prière,  2°  le  sacrifice,  l'effusion  du  sang  et  particu- 
lièrement du  sang  innocent. 

1.  Ce  qui  est  vrai  dos  familles  l'est  aussi,  suivant  Joseph  de  Maistre,  des  nations  -, 
Tabrutissenient  des  peuples  sauvages,  capables  de  toutes  les  turpitudes,  rebelles 
à  toute  culture,  n'est  sans  doute  pas  autre  chose  (|ue  l'clTet  d'une  malédiction 
qui  jadis  a  dû  les  frapper  à  la  suile  de  (juelque  grand  crime  national. 


JOSEPH   UE  MAISTIIE  71 

La  Ihéorie  de  la  |»rirr('  (|ii<'  ilrveloppc  le  comte  de  Maistre  esl 
d'une  extrême  précision  et  lui  fournit  quel(|ues-unes  des  pag^es 
à  la  fois  les  plus  élevées  et  les  plus  satisfaisantes  pour  l'esprit 
qu'il  ait  écrites.  —  Quant  à  cette  loi  de  l'cITusion  du  sanji-  et  de 
la  réversibilité  du  mérite  des  innocents  sur  les  coupables,  par 
laquelle  s'explique,  suivant  lui',  cette  existence,  cette  perpé- 
tuité de  la  guerre  qui  confond  la  raison,  elle  est  aussi  mysté- 
rieuse qu'incontestable,  et,  renonçant  à  l'explifjuer,  Jose[th  <b> 
Maistre  sent  du  moins  qu'il  est  nécessaire  de  l'établir  avec  insis- 
tance :  c'est  l'objet  d'une  sorte  d'appendice  aux  Soirées,  Y  Eclair- 
cissement sur  les  sacrifices. 

Cet  opuscule,  l'un  des  plus  courts  de  Joseph  de  Maistre,  est  aussi 
l'un  des  plus  hardis.  Mais  on  remarquera  que  la  théorie  qu'il  y 
développe,  il  l'avait  déjà,  plus  de  vingt  ans  auparavant,  som- 
mairement exposée  dans  ses  Considérations  sur  la  France,  et 
c'est  peut-être  là  la  preuve  la  plus  sensible  qu'on  puisse  donner 
de  l'unité  de  sa  doctrine  et  du  travail  de  son  esprit. 

La  Correspondance.  —  Cette  impression  d'unité  qu'on 
emporte  de  la  lecture  des  œuvres  de  Joseph  de  Maistre  n'est 
nullement  affaiblie  par  la  lecture  de  ses  lettres.  Lorsqu'en 
1851  son  fils  en  donna  un  premier  recueil,  le  public  fut  frappé 
comme  d'un  contraste  inattendu.  On  s'étonna  que  celui  qu'on 
regardait  ordinairement,  et  peut-être  sans  bien  le  connaître, 
comme  le  champion  intransigeant  des  doctrines  excessives,  fût 
en  même  temps  un  père  si  tendre,  un  ami  si  cordial  et  si  gai.  Une 
étude  plus  approfondie  de  la  vie,  du  caractère,  de  l'œuvre  du 
comte  de  Maistre  ne  nous  permet  plus  d'en  rester  à  ce  sentiment. 

Nous  possédons  aujourd'hui  près  de  600  lettres  de  Joseph  de 
Maistre.  La  première  est  du  20  février  1786,  la  dernière  du 
21  février  1821  -,  antérieure  par  conséquent  de  cinq  jours  à  sa 
mort;  et  à  qui  les  lira  après  avoir  lu  les  œuvres,  l'accord  sem- 
blera parfait  entre  l'homme  et  l'écrivain.  Il  n'est  pas  besoin  de 
dire  sans  doute  que  les  doctrines  qui  ont  inspiré  les  livres  se 

1.  Toulefois  on  reinarciucra  que  la  célèbre  théorie  de  la  guerre  est  placée 
dans  la  bouche,  non  du  comte,  mais  du  sénateur. 

2.  Nous  n'avons  point  de  lettres  des  années  1787,  1788,  1789,  1798,  1799.  1800. 
Le  recueil  de  l'édition  des  Œuvres  complèfp.<^  est  d'ailleurs  peu  abondant  pour 
les  années  antérieures  au  séjour  à  Saint-Pétersbourg.  Quelques-unes  des  lettres 
publiées  dans  celte  édition  ne  paraissent  pas  complètes. 


72  JOSEPH   DE  MAISTUE.   M""=  DE  STAËL 

trouvent,  à  l'occasion,  exposées  dans  les  lettres,  et  sans  que  la 
rigueur  en  soit  atténuée.  Mais  faut-il  rappeler  que  la  bonne 
humeur  qui  faisait  un  des  grands  charmes  de  son  commerce  ne 
l'abandonnait  point  aux  heures  de  travail  et  de  méditation,  et 
que,  si  c'est  dans  ses  lettres,  diplomatiques  ou  familières,  qu'il 
y  donne  le  plus  libre  cours,  on  en  retrouverait  des  traces  nom- 
breuses jusque  dans  ses  œuvres  les  plus  graves? 

De  place  en  jdace  les  grands  ouvrages  peuvent  se  trouver 
déparés  non  seulement  par  quelques  termes  insolites  ou  quel- 
ques tours  |)eu  corrects,  mais,  ce  qui  est  plus  grave,  par  un  cer- 
tain penchant  (c'est,  en  dépit  qu'en  ait  l'auteur,  un  héritage  de 
ce  xvui''  siècle  qu'il  croyait  tant  haïr)  à  l'emphase  et  la  décla- 
mation :  les  lettres  en  sont  exemptes  et  abondent  davantage,  en 
revanche,  en  anecdotes  piquantes  et  même  plaisantes,  en  récits 
et  en  portraits  d'une  grande  netteté  et  tour  à  tour  pleins  de 
verve  ou  d'émotion.  Différences  légères  et  superficielles,  qui 
n'empêchent  pas  qu'au  fond  l'esprit  et  la  manière  d'écrire  ne 
soient  les  mêmes  des  deux  parts.  Se  représenter  en  effet  le 
comte  de  Maistre  comme  une  sorte  de  prophète  ou  de  théologien 
austère  et  sombre,  ce  serait  se  tromper  du  tout  au  tout.  Il  a 
connu,  comme  tous  les  hommes,  des  heures  de  tristesse,  et  peu 
d'àmes  ont  été  plus  anxieuses  que  la  sienne  de  l'avenir  de 
l'Europe  et  de  la  société  chrétienne.  Mais,  sauf  Bossuet,  qui  a 
eu  le  privilège  de  passer  toute  sa  vie  dans  la  société  la  plus 
ordonnée,  la  moins  inquiète  qui  fut  jamais,  il  n'est  point 
d'homme  peut-être  qui  ait  mieux  représenté  que  le  comte  de 
Maistre  l'équilibre  parfait  de  la  bonne  santé  morale.  Il  a  connu 
cette  joie  du  cœur,  robuste,  inépuisable,  qui  résulte,  non  de 
l'inaction,  mais  de  la  sécurité  de  l'esprit.  On  a  parlé  de  l'ingé- 
nuité de  ses  vertus  et  le  mot  ne  convient  pas  moins  à  son  talent. 
Enfin  s'il  est  au  nombre  de  nos  plus  grands  écrivains  c'est, 
comme  toujours,  qu'à  travers  cette  œuvre  consacrée  à  l'étude 
des  problèmes  qui  passionnent  le  plus  les  hommes,  l'àme  d'un 
homme  transparaît'. 

1.  C'est  ce  dont  on  s'apercevra  l)icn,  pour  peu  que  l'on  essaie  de  rapprocher 
les  écrits  du  comte  de  Maistre  de  ceux  du  vicomte  de  Bonald.  Chez  celui-ci  rien 
de  l'homme  ne  se  trahit,  que  la  nature  de  son  esjirit.  Rarement  partisans  d'une 
même  cause  furent  plus  d'accord  en  apparence,  plus  dissemblables  en  réalité. 
—  Sur  Bonald,  voir  le  cliapitre  des  Orateurs  et  écrivaùis  politiques. 


M™'=  DE  STAËL  73 


//.  —  AT'"^  de  Stacl. 

Enfance  et  jeunesse  de  M    de  Staël.  Premiers  écrits. 

—  Il  est  peu  d'auteurs  célèbres  dont  la  vie  ait  été,  dans  le  bon- 
heur ou  dans  l'infortune,  plus  éclatante  que  celle  de  M^^de  Staël. 
Dès  son  enfance,  elle  vécut  de  la  vie  mondaine.  Quand  elle 
naquit,  le  22  août  1766,  son  père,  le  banquier  Necker,  était 
déjà  fort  riche.  L'illustration  et  la  puissance  devaient,  on  le  sait, 
suivre  la  richesse.  En  1""3,  l'Académie  française  couronnait 
son  Éloge  de  CoJbert.  En  1775,  il  publiait  son  célèbre  Easai  sur 
(a  législation  et  le  commerce  des  grains.  L'année  suivante,  ce 
protestant  de  Genève,  regardé  désormais  comme  le  seul  homme 
qui  fût  capable  de  remédier  aux  désordres  des  finances  de  la 
France,  fut  nommé  directeur  du  Trésor,  puis,  en  1777,  direc- 
teur général  des  finances. 

M'"'  de  Staël  s'est  peut-être  aveuglée  sur  l'étendue  du  génie 
de  son  père.  Ce  qu'on  ne  peut  nier  du  moins,  c'est  que  ce  très 
habile  homme  d'affaires  était  en  même  temps  un  esprit  éclairé 
et  un  cœur  généreux.  Ses  ouvrages  montrent  qu'il  unissait  la 
finesse  de  l'observateur  au  bon  vouloir  du  philanthrope.  Et  il 
se  peut,  puisqu'on  la  dit,  que  ce  ne  soient  point  là  les  vertus 
essentielles  de  l'homme  d'État;  du.  moins  Necker  dut-il  être 
regardé  par  les  philosophes  et  les  hommes  de  lettres  de  son 
temps,  depuis  Voltaire  jusqu'à  Buffon,  comme  tout  autre  chose 
qu'un  de  ces  Mécènes  prodigues,  mais  hautains  et  fermés,  qui 
ont  excité  si  souvent  au  xvni"  siècle  les  railleries  ou  la  colère 
des  écrivains.  Toutefois,  assez  désireux,  semble-t-il,  de  goûter, 
les  affaires  finies,  les  charmes  d'une  vie  tranquille  et  simple, 
il  eût  peut-être  volontiers  sacrifié  la  gloire  d'avoir  un  «  salon  » 
avec  une  table  renommée  et  de  recevoir  chez  lui  les  plus  beaux 
esprits  du  temps. 

A  cette  gloire  toute  mondaine  au  contraire,  M™"  Xeckor 
tenait  beaucoup. 

Il  y  a  sans  doute  bien  de  la  dilTérence  entre  une  M'"<=  Necker 
et  une  M"'  de  Maintenon,  et  certes  il  y  aurait  quelque  ridicule  à 
poursuivre  entre  elles  un  parallèle  prolongé.  Cependant,  par  un 


74  JOSEPH   DE  MAISTRE.   M'""  DE  STAËL 

point  au  moins,  ces  deux  âmes  d'institutrices  se  ressemblent  : 
il  y  a  dans  leur  vie,  dans  leur  attitude,  quelque  chose  de  com- 
passé, d'étudié,  et  comme  une  volonté  arrêtée  de  ne  pas  nous 
laisser  voir  par  oîi  se  soudent,  comment  se  concilient  certains 
traits  de  leur  caractère,  en  apparence  contradictoires,  et  qu'on 
ne  rapproche  pas  sans  malaise. 

Fille  d'un  pasteur  de  Lausanne  et  tout  ensemble  austère  et 
sentimentale,  Suzanne  Curchod  avait  eu  son  roman  avant 
d'épouser  Necker.  Elle  avait  aimé  le  célèbre  historien  Gibbon, 
(|iii,  après  avoir  témoigné  à  son  égard  d'un  amour  très  respec- 
tueux, ne  s'était  point,  en  définitive,  soucié  d'épouser  une  fille 
pauvre.  Mariée  avec  Necker,  elle  fut  le  modèle  des  épouses  et 
des  mères,  passionnée  pour  la  gloire  de  son  mari  et  avide 
d'assurer  à  sa  fille,  en  dirigeant  elle-même  ses  progrès,  les 
avantages  de  l'éducation  la  plus  brillante.  Mais  sa  tendresse  eut 
toujours  plus  de  ferveur  que  d'abandon  :  c'était  un  souci  pour 
elle  que  de  ne  pas  laisser  trop  voir  à  sa  fille  encore  enfant  toute 
l'étendue  de  son  amour  maternel.  Puis,  quand  Germaine  fut  plus 
âgée,  un  nouveau  sentiment  vint  encore  gêner  les  inclinations 
naturelles  de  M""'  Necker  :  elle  ne  pouvait  méconnaître,  qu'avec 
un  cœur  aussi  sensible  que  le  sien,  un  esprit  aussi  étendu,  sa 
fille  avait,  dans  les  manières,  plus  d'aisance  qu'elle-même,  plus 
de  vivacité  et  de  gaieté;  elle  la  sentait  plus  en  communion 
avec  Necker  et  il  semble  qu'elle  en  ait  souffert  silencieusement. 
Enfin,  et  c'est  le  dernier  trait,  son  austérité  genevoise  n'em- 
pêcha pas  qu'elle  ne  fût  à  la  fois  séduite  par  le  charme  délicat 
de  l'esprit  français,  et  très  frappée  du  surcroît  d'influence,  de 
popularité,  qu'elle  assurerait  à  son  mari  en  réunissant  chez  elle 
les  écrivains  dont  les  jugements  servaient  de  guide  à  l'opinion 
])ublique.  Ainsi  le  plaisir  et  la  politique  furent  de  moitié  dans 
le  dessein  qu'elle  conçut  et  qu'elle  réalisa  d'avoir  un  «  salon  », 
et  le  plus  brillant  de  Paris. 

L'entreprise  demandait  infiniment  d'esprit  de  suite,  une  atten- 
tion qui  ne  se  relâchât  pas  ou  qui  fût  prête  à  se  reprendre,  à 
j)eine  s'était-elle  abandonnée  :  M""'  Necker  portait  avec  elle  des 
tablettes,  sur  lesquelles  elle  écrivait  tous  les  matins  la  destina- 
tion de  chacune  de  ses  heures.  Elle  les  avait  un  jour  égarées 
et  Necker,    qui   les   retrouva,  s'amusa   d'y  lire   ce   mémento   : 


i 


M""    DE   STAËL  78 

«  Relouer  plus  l'oit  ^1.   Iliouias  sur  le  cliunl  de  l.i  1*  riiiicc  de  son 
[loèuic  (le  Pierre  le  Grand  ». 

Au  reste  M'"®  Neckcr  sentait  bien  elle-inèine  ce  qu'il  y  avait 
de  contradictoire  dans  cette  vie  toute  d'étude,  qui  devait  avoir 
l'air  d'une  vie  de  plaisir,  dans  cette  recherche  minutieuse  des 
attitudes  aisées  et  naturelles.  «  J'emploie  trop  exactement  mon 
loisir,  disait-elle,  pour  pouvoir  en  jouir  à  mon  aise.  » 

Mais  cette  vie  factice,  qui  ne  pouvait  assurer  le  honheur  de 
M'""  Necker,  fut  pour  Germaine  comtne  l'atmosphère  natuj-elle 
au  milieu  de  laquelle  se  développa  son  jeune  génie.  Dès  qu'elle 
se  connut,  elle  se  vit  au  milieu  du  monde,  entourée,  adulée, 
comme  une  jeune  reine,  et  la  nature,  pour  elle,  son  l^ausanne, 
ses  montap^nes  du  Valais,  ce  fut  le  salon  de  sa  mère,  avec  ses 
grâces  brillantes  et  superficielles.  Une  intelligence  moins  ferme 
que  celle  de  W^''  de  Staël  eût  pu  s'y  gâter. 

Si  pourtant,  comme  il  est  vraisemblable,  M™'' Necker  n'exposa 
sa  fille  aux  périls  de  la  vanité  que  parce  qu'elle  la  vit  assez  forte 
pour  y  résister,  il  n'est  pas  difficile  de  comprendre  quel  profit 
un  esprit  si  bien  doué  pouvait  tirer  d'une  telle  éducation.  C'est 
sans  doute  en  écoutant  discuter  tant  de  raisonneurs  ingénieux  et 
délicats  qui  fréquentaient  chez  ses  parents,  que  la  jeune  fille 
prit  elle-même  cette  habitude  de  pénétrer  les  choses  et  de  les 
considérer,  qui  devait  lui  inspirer  plus  tard  des  livres  au  titre 
un  peu  pédantesque,  mais  abondants  en  remarques  justes  et 
])rofondes. 

D'ailleurs,  en  même  temps  que  l'esprit  de  sa  fille,  M"'^  Necker 
avait  songé  à  former  et  à  diriger  son  cœur.  Le  grand  maître  de 
la  sensibilité  à  cette  époque,  c'était  Jean-Jacques,  et  lame  natu- 
rellement ardente  de  Germaine  devait  d'autant  plus  docile- 
ment se  prêter  à  ses  leçons  que  ses  parents  ne  pouvaient  se 
cacher  de  sympathiser  avec  ce  compatriote,  ce  coreligionnaire 
illustre,  qui  savait  unir  la  liberté  de  l'esprit  philosophique  avec 
le  respect  et  l'amour  de  la  divinité.  Mais  M'""  Necker  n'ignorait 
pas  non  plus  qu'il  est  nécessaire  de  trouver  en  soi-même  une 
règle  plus  ferme  que  les  suggestions  inconstantes  du  sentiment. 
D'autre  part,  l'habitude  des  aiïaires,  le  souci  de  ne  pas  voir  com- 
promettre par  d'incertaines  théories  la  stabilité  de  l'ordre  social, 
le  goût  des  plaisirs  mondains  et  des  jouissances  délicates  qui 


76  JOSEPH  DE  MAISÏRE.   M""^  DE  STAËL 

sont  le  fruit  delà  civilisation  tenaient  les  Necker  en  garde  contre 
les  excès  du  philosophe  de  Genève  ;  et,  si  Germaine  ne  sut  pas 
toujours  se  défondre  contre  les  impulsions  de  son  cœur,  elle  fut 
toujours,  et  d'elle-même,  rebelle  à  Tespritjacobin  et  aux  théories 
anti-sociales. 

C'est  peut-être  de  ses  sentiments  religieux  qu'elle  fut  le  plus 
particulièrement  redevable  à  son  père.  Non  que  les  grands  pro- 
blèmes de  la  religion  l'aient  également  occupée  pendant  tout  le 
cours  de  sa  vie,  mais  ils  ne  l'ont  jamais  laissée  indifférente. 

Or,  sans  descendre  jusqu'aux  détails  précis  des  doctrines  que 
Necker  exposa  dans  son  traité  de  V hnjwrtance  des  opinions 
religieuses,  publié  à  la  veille  même  de  la  révolution  (1788),  on 
peut  dire  que  Germaine  apprit  de  son  père  ce  que  c'est  que  la 
vraie  tolérance  en  matière  de  religion,  celle  qui  ne  vient  pas  du 
mépris  des  opinions  religieuses  ;  elle  apprit  surtout  et  se  trouva 
toute  disposée  par  elle-même  à  ne  jamais  séparer  la  foi  de  Fac- 
tion, et  à  détester  également,  chez  les  catholiques  ou  chez  les 
protestants,  cette  dévotion  sèche  et  glacée  qui  naît  de  la  docilité 
servile  ou  de  l'abus  du  raisonnement. 

Mais  Germaine  Necker  ne  puisa  pas  seulement  une  règle  de 
vie  dans  les  enseignements  de  la  maison  paternelle  :  elle  y  con- 
templa tous  les  jours  le  spectacle  le  mieux  fait  pour  contenter 
un  esprit  droit  et  un  cœur  sensible.  Ses  parents  étaient  très  ver- 
tueux, et  la  vie  les  avait  comblés  de  tous  les  bonheurs  qu'elle 
peut  donner;  par-dessus  tout,  ils  s'étaient  mariés  par  l'effet  d'un 
libre  choix  et  les  années,  en  s'écoulant,  n'avaient  fait  que  res- 
serrer l'union  inaltérable  de  leurs  cœurs.  La  jeune  fille  s'éprit 
ainsi  tout  naturellement  d'un  idéal  qui  lui  parut  sans  doute  trop 
aisément  réalisable,  et  qui  conciliait  le  bonheur  avec  le  devoir  : 
il  lui  parut  évident  que  l'amour  dans  le  mariage  était  le  but  de 
la  vie  d'une  femme;  si  elle  l'atteint,  elle  n'a  plus  rien  à  souhaiter; 
si  elle  le  manque,  rien  à  espérer. 

Tels  sont  les  sentiments  qui  inspirèrent  à  Germaine  Necker 
deux  œuvres  dramatiques  qu'elle  composa  vers  sa  vingtième 
année,  Jane  Grey,  tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers,  et  Sojjhie 
ou  les  sentiments  secrets,  pièce  en  trois  actes  et  en  vers. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  ni  Tune  ni  l'autre  ne  sont  des 
chefs-d'œuvre;  la  langue  embarrassée  et  peu  nette  en  est  plus 


I 


M"'"  DE  STAËL  77 

(léfecteuse  encore  que  la  composition;  ce  soiil  du  moins,  sur 
l'âme  (le  l'auteur,  d'intéressantes,  de  précieuses  confiilences. 

C'est  du  même  })oint  d(î  vue  qu'il  faut  considérer  un  opuscule 
qui  date  de  la  même  époque,  les  Lettres  sur  les  écrits  et  le  carac- 
tère de  J.-J.  Rousseau.  Le  style  en  est  emphatique  et  les  juge- 
ments superficiels.  Mais  si,  pour  avoir  lu  ces  pages,  nous  ne 
savons  sur  Rousseau  que  très  peu  de  cliose,  nous  connaissons 
mieux  M'""  de  Staël,  du  moins  au  début  de  sa  carrière,  puisque 
nous  savons  pourquoi  elle  ailmire  Rousseau  :  et  ce  qu'elle  aime 
en  lui,  ce  n'est  ni  le  politique,  ni  môme  le  peintre  ou  l'écrivain  : 
c'est  l'apôtre  de  la  «  morale  du  sentiment  »,  c'est  l'infortuné 
qui,  sans  trouver  personne  autour  de  lui  pour  le  comprendre, 
soufï'rit  toute  sa  vie  du  besoin  d'aimer  et  de  se  sentir  aimé. 

Son  mariage  :  le  baron  de  Staël-Holstein.  —  Quand 
parurent  les  Lettres  sur  J.-J.  Rousseau  (car  Jane  Greij  et  Sophie, 
composées  un  peu  plus  tôt,  ne  furent  publiées  qu'en  i"90), 
Germaine  Necker  était  mariée  depuis  deux  ans,  et  ce  mariage 
il  faut  le  dire,  n'était  pas  pour  satisfaire  aux  aspirations  de  la 
jeune  fille.  C'est  le  14  janvier  1786  qu'elle  épousa  le  baron  de 
Staël-Holstein,  ambassadeur  du  roi  de  Suède  à  Paris. 

M.  de  Staël  était  protestant  et  jouissait  dans  le  monde  d'une 
grande  situation,  rencontre  rare  en  France,  et  qui  devait  fixer 
le  choix  de  Necker.  Mais  le  nouvel  époux  avait  dix-sept  ans 
de  plus  que  sa  femme,  et  quoique  ce  fût  un  fort  honnête  homme, 
et  de  très  grand  air,  quoiqu'il  véciit  à  Paris  déjà  depuis  plusieurs 
années,  il  n'était  point  de  ces  esprits  brillants  dont  la  conversa- 
tion faisait  les  délices  de  M"^  Necker. 

Le  mariage  permit  du  moins  à  M™''  de  Staël  de  se  produire 
librement,  d'avoir  un  salon  à  son  tour,  de  jouir  de  l'éclat  éblouis- 
sant de  sa  jeune  renommée.  Elle  recueillit  partout  sur  son 
passage  les  témoignages  de  l'admiration  et  de  l'envie,  sans  se 
défendre  peut-être  assez  elle-même  contre  la  sympathie  que 
lui  inspirèrent  deux  de  ses  plus  brillants  adorateurs,  l'abbé  de 
Périgord  (Talleyrand)  et  surtout  le  comte  de  Narbonne,  qui 
devait  être,  en  1791,  ministre  de  la  guerre.  D'ailleurs,  avant 
même  d'être  mariée,  Germaine  Necker  avait  déjà  cru  trouver 
son  idéal  dans  ce  comte  de  Guibert,  que  M"'  de  Lespinasse 
avait  jadis  aimé  :   officier  et  écrivain,  philosophe  et  réforma- 


78  JOSEPH   DE  MAJSTRE.   M'"'-  DE   STAËL 

leur  applaudi  dans  les  salons,  membre  de  l'Académie  française, 
maréchal  de  camp,  le  sort  n'avait  cessé  de  lui  prodiguer  ses 
faveurs,  jusqu'au  moment  où  il  était  venu  échouer,  lors  des 
élections  aux  états  généraux ,  contre  l'opposition  des  trois 
ordres  du  bailliage  de  Bourges  :  ce  fut  un  cruel  déboire;  sa 
santé  déjà  compromise  s'en  ressentit.  Il  mourut  peu  de  temps 
après  et  M""'  de  Staël  composa  son  Éloge.  Or,  M.  de  Staël  ne 
ressemblait  ni  au  comte  de  Guibert,  ni  au  comte  de  Narbonne. 
Il  soudVit  sans  doute  de  la  disparate  que  les  goûts  et  le  génie 
de  sa  femme  créaient  entre  eux  deux,  et  son  chagrin  ne  fut  pro- 
bablement pas  étranger  au  penchant  qui  l'entraîna  vers  un  cer- 
tain mysticisme  assez  ea  honneur  dans  son  pays,  et  auquel 
-M'"^  de  Staël  ne  se  laissa  pas  gagner. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  mariage  mal  assorti  n'entraîna  pas  de 
fâcheux  éclat.  Contentons-nous  ici  d'en  marquer  rapidement  les 
vicissitudes. 

En  février  1792,  M.  de  Staël  dut  quitter  Paris  sur  l'ordre  de 
son  souverain.  M'""  de  Staël  partit  elle-même  quelques  semaines 
après  le  10  août,  pour  se  rendre  à  Goppet,  propriété  de  M.  et 
M™"  Necker,  sur  le  lac  de  Genève,  puis,  de  là,  en  Angleterre. 

Dès  le  mois  de  février  1793,  M.  de  Staël  était  renvoyé  à  Paris 
par  son  gouvernement.  Il  n'en  fut  rappelé  qu'en  1797.  Il  fit  pen- 
dant ce  temps  quelques  séjours  à  Coppet  auprès  de  sa  femme, 
qui,  en  mai  1795,  put  rentrer  à  Paris  et  y  rouvrir  à  la  société 
polie,  qui  commençait  à  se  reformer,  les  salons  de  l'ambassade. 

Le  gouvernement  du  Directoire  en  ayant  pris  quelque  ombrage, 
elle  dut  de  nouveau  se  retirer  à  Coppet  jusqu'au  mois  d'avril  1797. 
C'est  à  cette  époque  que  M.  de  Staël  fut  rappelé  définitivement 
de  l'ambassade  de  Paris.  Dès  les  débuts  de  son  mariage  il  s'était 
fait  accuser  de  prodigalité  :  M'""  de  Staël  n'eut  pas  de  peine  à 
montrer  que  ce  fâcheux  penchant  allait  bientôt  compromettre 
d'une  manière  irrémédiable  la  fortune  de  ses  enfants  (elle  en 
avait  trois,  doux  fils  Agés  alors  de  cinq  et  de  sept  ans,  et  une 
fille  qui  venait  de  naître)  ;  elle  obtint  enfin  une  séparation  régu- 
lière en  1798.  Quatre  ans  plus  tard,  M.  de  Staël,  sentant  peut- 
être  sa  fin  prochaine,  demanda  de  revoir  ses  enfants  :  M"^  de 
Staël  qui  était  alors  à  Paris  décida  de  se  rendre  avec  lui  à 
Coppet;  il  mourut  avant  latin  du  voyage,  au  mois  de  mai  1802. 


I 


M"'"  DE  STAËL  79 

A  cette  époque,  M"'"  de  Stai'l  était  dans  tout»'  la  l'orcr  dr  la 
passion  violente  qui  la  liait  à  Benjamin  Constant  depuis  près  de 
luiil  ans,  passion  vraiment  douloureuse,  et  qui  lit  longtemps  le 
malheur  de  ces  deux  âmes  éealcment  incajiaMes  de  supporter  le 
joug"  ou  l'abandon.  Elle  se  dénoua  cependant  (après  combien  de 
crises!)  de  la  manière  la  plus  simple  du  monde:  ils  se  marièrent, 
chacun  do  son  coté,  lui  en  1808,  à  une  Allemande,  dont  les 
charmes  ne  suffirent  pas  à  le  préserver  dune  rechute  momen- 
tanée; elle,  en  1811,  sans  esprit  de  retour,  à  un  officier  d'origine 
genevoise,  Albert  de  Rocca  ',  qui  avait  vingt  ans  de  moins  qu'elle, 
mais  dont  elle  se  savait  passionnément  aimée,  et  qui  la  rendit 
parfaitement  heureuse. 

Opuscules  politiques.  Les  «  Réflexions  sur  la 
paix  »  et  «  sur  la  paix  intérieure  ».  —  Cependant,  les 
soucis  de  lamour  n'avaient  pas  seuls  occupé  M"®  de  Staël.  Par 
ses  ouvrages,  et  par  le  cbarme  de  sa  conversation,  elle  avait 
aspiré  sans  relâche  à  jouer  un  rôle  non  seulement  dans  l'histoire 
des  lettres,  mais  encore  dans  la  politique  française.  Elle  y  réussit 
en  partie,  et,  après  avoir  quitté  la  France  quand  on  put  craindre 
tous  les  excès  de  la  démocratie  triomphante,  à  son  tour  elle 
inquiéta  le  Directoire  et  irrita  Bonaparte  ;  mais,  ce  ne  fut  pas 
impunément  :  sa  vie,  depuis  la  Terreur  jusqu'à  la  chute,  et  sur- 
tout pendant  la  durée  de  l'empire,  fut  dans  une  perpétuelle 
agitation.  Elle  s'en  plaig^nit  amèrement,  et  plus  peut-être  qu'elle 
ne  se  trouvait  à  plaindre. 

On  peut  suivre  à  travers  les  péripéties  de  son  existence,  l'his- 
toire de  la  composition  de  ses  ouvrages. 

Sa  première  œuvre  politique,  ce  sont  ces  Bé flexions  sur  le 
procès  de  la  reine,  qu'elle  fît  paraître  sans  nom  d'auteur  au  mois 
d'août  nos.  Elle  s'efforce  non  seulement  d'y  faire  ap[)el  aux 
sentiments  généreux  du  peuple  français  et  particulièrement  <les 
femmes,  en  faveur  de  la  reine,  de  rappeler,  en  la  défendant 
contre  la  calomnie,  sa  bonté  naturelle,  l'honnêteté  de  ses  mœurs, 
la  force  de  son  amour  conjug^al  et  de  son  amour  maternel,  son 
héroïsme  dans  le  péril,  mais  encore  de  prouver  ou  que  ses  con- 
seils n'ont  pesé  d'aucun  poids  sur  la  politique  du  roi,  ou  que 

1.  Il  avait  l'ait  la  guerre  d'Espagne,  cl  il  a  laissé  sur  cette  guerre  des  Méynoires, 
qui  ont  clé  réédités  de  nos  jours  (1887,  Paris  et  Genève,  Revilliod). 


80  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M'""  DE  STAËL 

son  influence  s'est  exercée  en  faveur  de  la  liberté.  Enfin  elle 
avertit  les  Français  de  ne  pas  soulever  contre  eux,  en  mettant 
à  mort  la  fille  de  Marie-Thérèse,  le  patriotisme  indigné  des 
Autrichiens  et  des  Hongrois. 

La  rhétorique  et  le  sophisme  tiennent  trop  de  place  dans  ce 
petit  écrit;  mais  il  fait  d'ailleurs  honneur  au  cœur  de  M""  de 
Staël  :  elle  n'avait  aucun  intérêt  personnel  à  défendre  la  reine; 
comme  elle  le  dit  elle-même,  de  toutes  les  femmes  qui  avaient 
été  appelées  à  approcher  Marie-Antoinette,  elle  était  assurément 
une  de  celles  qui  avaient  eu  avec  elle  le  moins  de  relations. 

La  chute  de  la  Terreur  rendait  M"®  de  Staël  à  ce  qu'elle  regar- 
dait comme  sa  véritable  destinée  :  elle  put  consacrer  son  talent 
à  soutenir  les  principes  du  parti  modéré  dont  elle  se  reprenait  à 
souhaiter  l'établissement,  après  avoir  douté  un  moment  qu'il 
pût  jamais  se  constituer.  Les  deux  opuscules  qu'elle  publia  en 
1794  et  en  1795,  Réflexions  sur  la  paix  adressées  à  M.  Pitt  et 
aux  Français  et  Réflexions  sur  la  paix  intérieure,  sont  extrême- 
ment remarquables,  et  non  pas  seulement  parla  force  philoso- 
phique ou  la  justesse  prophétique  de  certaines  des  pensées  qui 
y  sont  exprimées;  mais  à  un  moment  où  il  semble  que  la  situa- 
tion soit,  pour  ainsi  dire,  entière,  et  que,  le  roi  étant  mort  et 
la  Terreur  vaincue,  la  France  soit  libre  de  choisir  entre  les 
différentes  constitutions  possibles,  M™®  de  Staël  peut  sans  réti- 
cence exposer  le  système  qu'elle  préfère.  Aussi  n'a-t-elle  nulle 
part  exprimé  ses  sentiments  politiques  avec  plus  de  sincérité. 

Elle  démontre  d'abord  l'intérêt  que  la  France  et  l'Europe  ont 
à  conclure  enfin  la  paix,  et  la  France  plus  peut-être  encore  que 
l'Europe  :  car  il  ne  suffit  pas  de  vaincre,  il  faut  organiser; 
qu'importent  les  territoires  conquis,  si  la  France  ne  reconquiert 
pas  elle-même  son  rang  dans  le  monde  en  fondant  enfin  un 
gouvernement  qui  réconcilie  tous  les  Français  dans  la  paix  et 
dans  la  justice? 

Tel  est  lobjet  du  premier  opuscule,  qui  fait,  pour  ainsi  dire, 
attendre  le  second.  Dans  celui-ci  M""  de  Staël  se  prononce  net- 
tement pour  un  gouvernement  qui  s'appuiera  sur  une  majorité 
composée  des  royalistes  amis  de  la  liberté,  et  des  républicains 
amis  de  l'ordre;  ces  deux  partis,  en  eflet,  ont  même  esprit  et 
mêmes  intérêts  et  ne  sont  séparés  que  par  des  préjugés  et  des 


I 


M'"'   ne  STAËL  81 

maleiilondus.  Ce  eouveriieiiicnt  dwilleurs  sera  fondé  sur  les 
règles  ordinaires  de  tout  iioiivernenienl  conslilutionnel,  et  le 
droit  électoral  y  sera  réservé  aux  propriétaires.  Sur  ce  dernier 
point.  M""  de  Staël  insiste  plus  que  sur  tous  les  autres,  et  plus 
(juelle  ne  le  fera  jamais  dans  la  suite. 

C'est  donc  une  répui)li(pie  aristocratique,  libérale  et  paci- 
fique, qui.  suivant  (die.  allait  enfin  s'établir  en  France.  On  sait 
comment  son  espoir  devait  être  déçu.  C'est  peut-être  qu'elle 
eut  toujours  les  yeux  uniquement  tournés  vers  lAngleterre  et 
vers  l'Amérique,  et  que  la  force  de  certaines  tendances  qui  sont 
au  fond  de  l'àme  des  Français  lui  échappe.  Ainsi  que  le 
remarque  un  bon  jug-e,  elle  n"a  jamais  été  frappée  ni  du  carac- 
tère social,  ni  du  caractère  national  de  la  Révolution.  «  L'esprit 
de  prosélytisme,  l'esprit  de  propagande  humanitaire,  l'esfu-it 
d'extension  et  de  conquêtes,  tout  gaulois  et  tout  romain,  lui 
apparaissent  comme  des  déviations  du  pur  esprit  de  1789...  Le 
point  de  départ  de  la  guerre  de  d702  demeure  très  confus  à  ses 
yeux.  Tout  ce  qui  s'ensuit,  la  grande  épopée  française,  reste 
fermé  à  son  imagination  comme  à  son  cœur.  Elle  n'aime  pas 
la  guerre;  elle  craint  le  prestige  et  les  usurpations  du  sabre; 
elle  pense  sur  la  gloire  militaire  en  Genevoise  cosmopolite  et  en 
Européenne  idiilosophe  *.  » 

Opuscules  moraux  et  littéraires.  —  Quoi  qu'il  en  soit, 
les  Réflexions  sur  la  paix  intérieure ,  véritable  manifeste  de  la 
société  qui  se  réunissait  chez  M"''  de  Staël,  achevèrent  de  lui 
aliéner  l'opinion  publique  toujours  soupçonneuse  et  la  bien- 
veillance du  gouvernement  de  Fan  IIL  Elle  partit,  nous  l'avons 
dit,  pour  Coppet  à  la  fin  de  l'année  1795  et  y  resta  jusqu'en 
avril  1797;  avant  son  départ,  elle  avait  publié  trois  nouvelles, 
œuvres  de  sa  première  jeunesse  iMirza,  Adélaïde  et  Théodore, 
Histoire  de  Pauline,  contes  tragiques,  qui  se  terminent  tous, 
ainsi  que  plus  tard  se  termineront  Delphine  et  Corinne,  par  la 
mort  de  l'héroïne. 

Ces  trois  nouvelles  étaient  précédées  d'une  Epitre  au  malheur 
(ou  Adèle  et  Edouard)  en  vers  très  prosaïques,  sur  les  victimes 
de   la  Révolution,  et   d'une   espèce   de  préface.  Essai  sur  les 

l.  Albert  Sorcl,  iW°"  de  Slaël.  chap.  ii. 

Histoire  de  la  langue.  VU.  G 


82  .JOSEPH  DR   MAISTRE.   M""^  DE   STAËL 

fictions,  dans  laquelle  W'  de  Staël,  qui  met  le  roinau  senti- 
mental au-dessus  de  tous  les  autres  genres  de  fiction,  met  la 
Nouvelle  Héloïse  au-dessus  de  tous  les  autres  romans;  elle  ne 
laisse  pas  d'ailleurs  d'admirer  et  la  Princesse  de  Clèms  et  Paul 
cl  Virginie  et  les  romans  ani;lais,  et,  avec  le  Werther  do  Gœthe, 
plusieurs  productions  de  la  liltrrature  allemande  «  dont  la  supé- 
riorité, dit-elle,  s'accroît  chaque  jour  ». 

A  cette  publication,  succède,  en  1796,  un  ouvrage  beaucoup 
plus  important,  quoique  la  conception  même  en  soit  aussi  vaine 
que  le  titre  en  est  présomptueux  :  De  V influence  des  passio7îs 
sur  le  bonheur  des  individus  et  des  nations. 

Comme  ce  titre  l'indique,  l'ouvrage  devait  avoir  deux  parties; 

.  mais  la  seconde  ne  fut  jamais  écrite.  Il  serait  difficile  de  s'en 
étonner;  la  première  partie  ne  devait  guère  être,  comme  elle 
est  en  effet,  qu'une  série  de  tableaux  et  des  passions  elles-mêmes 
et  des  occupations  qui  sont  comme  une  ressource  contre  leur 
empire;  mais  qu'eût  pu  contenir  la  seconde,  si  ce  n'est  quel- 
ques réflexions  sur  les  moyens  de  concilier  la  liberté  indivi- 
duelle avec  l'institution  sociale,  et  la  peinture  des  passions  qui 
trouvent  particulièrement  leur  aliment  dans  les  agitations  de  la 
vie  publique?  Or,  au  premier  objet  suffit  la  longue  introduction 
que  M""  de  Staël  a  mise  en  tête  de  son  ouvrage  ;  et  le  second  est 
rempli  par  certains  chapitres  de  la  première  partie  sur  V amour 
de  la  gloire,  sur  T ambition ,  sur  C envie  et  la  vengeance,  sur 
r esprit  de  parti. 

Mais  ces  chapitres  eux-mêmes  nous  font  voir  du  moins  que 
^l""  de  Staël  s'est  en  vain  éloignée  de  Paris;  en  vain  elle  semble 
Jie  méditer  dans  la  retraite  que  sur  les  belles-lettres  et  sur  la 
morale;  la  politique  n'a  pas  cessé  de  l'occuper  et  de  l'inspirer. 
Au  reste  nous  n'apprendrons  guère,  du  nouveau  livre,  rien 
que  nous  ne  connaissions  déjà  sur  la  possibilité  de  constituer 
en  France  une  république  conservatrice  et  constitutionnelle,  qui 
sache  se  servir  de  l'ambition  des  meilleurs  et  réprimer  les  ten- 
tatives des  brouillons  et  des  factieux. 

Et  c'est  pourquoi  les  parties  politiques  du  traité  De  rinflueiice 
des  passions  le  cèdent,  il  faut  l'avouer,  en  intérêt  au  chapitre 
De    Vamour,    l'un   des   plus    longs  de   tout  l'ouvrage;    encore 

l'auteur  le  fait-il  précéder  d'une  note  très  étendue    «  qu'il  faut 


I 


M'""   DE   STAËL  83 

lire  avant  le  chapitre  «.  Pour  liieii  coiniirciKlrc  cotte  [lartie  du 
livre,  on  doit  songer  que  M"""  de  Stai'd  était  alors  d.ins  tout  le 
feu  de  sa  passion  pour  Benjamin  Constant;  non  qu'on  puisse 
dire  qu'elle  ait  pensé  à  sa  propre  situation  et  qu'il  faille  cher- 
cher dans  ce  chapitre  une  confidence  continue  et  précise;  mais 
elle  y  exprime  du  moins  des  sentiments  qui  l'ont  toujours 
agitée,  et  qui  sans  doute  alors  la  possèdent  et  s'imposent  à  ses 
méditations  j)lus  impérieusement  que  jamais.  L'amour,  dit-elle, 
peut  engendrer  le  honheur,  et  le  honheur  le  plus  grand  qui  soit 
au  monde;  l'amour  dans  le  mariage  réalise  la  félicité  parfaite 
(c'était  déjà,  on  s'en  souvient,  la  pensée  qui  avait  inspiré  à 
Germaine  Necker  ses  premiers  essais  dramatiques).  Mais,  en 
dehors  de  cet  accord  si  souhaitahle  et  si  rare  de  l'amour  avec  le 
devoir,  l'amour,  l'amour  vrai,  celui  qui  ne  se  confond  ni  avec  le 
caprice,  ni  avec  le  désir  de  s'attirer  des  hommages,  est  la  plus 
tragique  des  passions,  la  plus  fertile  en  malheurs.  C'est  ce  que 
prouvaient  déjà  les  trois  nouvelles  que  M'""  de  Staël  puhlia  avec 
ï Essai  sur  les  fictions;  c'est  ce  que  devait  montrer  avec  plus  de 
force  encore,  à  son  gré,  un  récit  qu'elle  avait  d'ahord  composé 
pour  tenir,  dans  son  traité  des  passions,  la  place  du  chapitre 
même  de  ra)nom\  Zubna  :  trahie  par  celui  qu'elle  aime,  l'héroïne 
de  cette  histoire  le  tue  et  se  tue  après  lui. 

M*""  de  Staël  sous  le  Consulat  et  l'Empire.  —  Mais 
la  composition  et  la  publication  de  ces  opuscules  ne  pouvait 
suffire  à  contenter  l'ambition  de  M'"*'  de  Staël.  Elle  dut  accueillir 
avec  joie  la  nouvelle  de  la  chute  du  Directoire,  dont  la  politique 
inquiète  et  tracassière  la  condamnait  au  silence. 

Le  gouvernement  consulaire,  issu  du  coup  d'Etat  du  18  bru- 
maire, n'avait  d'ailleurs  rien  en  lui-même  qui  pût  lui  déplaire, 
non  plus  qu'à  ses  amis.  Mais  elle  ne  put  s'abuser  longtemps. 
Qu'elle  eût  à  un  certain  moment  conçu  ou  non  la  pensée 
d'exercer  sur  le  Premier  Consul  les  séductions  de  son  esprit,  il 
était  impossible  que  le  gouvernement  personnel,  même  déguisé 
sous  des  formes  constitutionnelles,  même  paré  de  l'éclat  des 
victoires,  conquît  jamais  ses  sympathies. 

Bonaparte,  d'autre  part,  ne  pouvait  pas  ne  pas  détester,  dans 
M'""  de  Staël,  le  type  le  plus  accompli  de  cet  esprit  raisonneur 
qui  lui  paraissait  si  opposé  au  véritable  génie  des  atTaires.  On 


84  JOSEPH   DE  MAISTRE.   M""'  DE  STAËL 

[leut  (lune  bl.'imcr  les  violences  excessives  et  ridicules  auxquelles 
il  se  laissca  emporter;  mais  on  s'explique  sa  conduite  à  l'égard 
de  M™"  tie  Staël,  et,  pour  peu  qu'on  songe  à  ce  que  fut  l'homme, 
à  sa  méthode  et  à  ses  desseins,  on  ne  peut  entièrement  le  con- 
damner. Bien  plus  dignes  de  blâme  sans  doute  furent  ces  roya- 
listes ralliés  au  nouveau  régime,  qui  se  vengèrent  du  génie  et  de 
la  gloire  de  M'""  de  Staël  en  lançant  contre  elle  les  insinuations 
les  plus  fâcheuses. 

Nous  reparlerons  plus  loin  du  beau  livre  sur  la  Littérature 
considérée  dans  ses  rapports  avec  les  institutions  sociales.  Ce 
qu'il  importe  seulement  de  rappeler  ici,  c'est  la  partialité  inté- 
ressée des  reproches  dirigés  contre  l'ouvrage  par  Fontanes  dans 
le  Mercure,  i)a.v  Chateaubriand  dans  sa  célèbre  lettre  à  Fontanes. 

Ils  appuyèrent  sur  le  caractère  philosophique  de  cet  ouvrage,, 
qui  devait  faire  é|)oque  dans  l'histoire  de  la  critique  littéraire, 
et,  s'attachant  moins  au  détail  des  vues  nouvelles  qui  en  font  le 
prix,  qu'à  la  thèse  sur  laquelle  il  est  fondé,  la  croyance  au 
progrès  indéfini  de  l'esprit  humain,  ils  dénoncèrent  dans 
l'auteur  un  partisan  des  doctrines  du  xvni"  siècle,  un  adversaire- 
du  gouvernement  qui  venait  de  s'établir  et  du  christianisme, 
qu'il  s'apprêtait  à  restaurer. 

Dès  lors  commença  pour  M'"°  de  Staël  cette  ère  de  persécutions^ 
(pii  ne  devait  se  fermer  pour  elle  qu'à  la  chute  de  l'empire.  La 
publication  de  son  roman  de  Delphine  en  1802  fut  le  prétexte 
de  nouvelles  attaques  de  la  part  de  ses  ennemis. 

Peu  de  temps  auparavant,  le  vieux  Necker  avait  lui-même 
fait  paraître  ses  Dernières  vues  de  politique  et  de  finance,  livre 
tout  à  fait  lîostile  au  Premier  Consul,  et  Bonaparte  pouvait 
soupçonner  sa  fille  de  l'avoir  inspiré.  Enfin  M"'"  de  Staël  et  ses- 
amis  afTectaient  de  se  grouper  autour  du  général  Bernadotte, 
de  le  regarder  comme  leur  soutien  et  leur  espoir.  C'en  était 
trop.  Au  mois  d'octobre  1803  (elle  était  revenue  depuis  peu  de 
Coppet),  elle  reçut  l'ordre  de  s'éloigner  à  quarante  lieues  de 
Paris;  elle  fit  demander  seulement  au  Premier  Consul  et  obtint 
la  permission  de  partir  pour  l'Allemagne  et  se  mit  en  route  au 
mois  de  décembre. 

Elle  visita  Weimar,  oii  Goethe  et  Schiller  étaient  dans  tout 
leur    éclat,    |)uis    Berlin.    De   là,    mandée  en    toute    hâte,  elle 


J 


M""'   DE   STAKL  «o 

relourno  à  Cnppct  et  y  arrive  trop  tanl  j»our  revoir  son  pi'-re  : 
Xeck«'r  ('fait    muil   1."    10  avril   ISOi. 

Ce  fut  pour  M"""  de  Staël  un  coup  terrible;  elle  l'a  rép»''té 
bien  des  fuis  et  n'a  rien  exagéré.  Elle  avait  toujours  témoig-né 
à  l'égard  de  son  père  d'une  tendresse  et  d'une  admiration  pas- 
sionnée. Mais  le  souvenir  de  Neeker  prit  sur  sa  pensée  [ilus 
d'empire  que  les  leçons  mêmes  et  les  conseils  de  ce  père  si  res- 
^)ecté  n'en  avaient  exercé  pendant  sa  vie  :  ce  souvenir  anime 
en  quelque  sorte  tous  les  livres  que  M""  de  Staël  publia  depuis 
lors. 

Ce  qu'elle  revit  surtout  dans  sa  mémoire,  d'ailleurs,  au  len- 
<lemain  de  cette  perte  cruelle,  ce  fut  moins  le  ministre  et  le 
tînancier,  on  le  comprend,  que  l'homme  et  le  chrétien.  Par  son 
Cours  de  morale  religieuse,  fruit  des  dernières  années  de  sa  vie, 
Neeker  présidait  encore  à  l'éducation  de  ses  petits-enfants  :  ce 
sont  là  les  propres  termes  de  M'"^  de  Staël;  mais  elle-même,  à 
<le  telles  méditations,  puisa  des  sentiments  religieux  plus  fer- 
vents et  plus  j)récis  que  ceux  qui  lavaient  animée  jusque-là. 

Aussi  peut-on  dire  que  son  opuscule  Z>m  caractère  de  M .  I\ecker 
et  de  sa  vie  privée,  dont  elle  fît  précéder,  cette  année-là  même, 
le  recueil  des  œuvres  inédites  de  son  ])ère,  n'est  pas  seulement 
le  plus  touchant  de  ses  écrits  :  il  en  faut  considérer  la  publica- 
tion comme  une  date  dans  l'histoire  de  sa  vie  et  de  son  génie. 

La  fin  de  l'année  1804  et  les  premiers  mois  de  1805  furent 
occupés  par  un  voyage  en  Italie,  dont  son  amour-propre  eut  lieu 
de  se  tenir  pour  satisfait,  et  qui  lui  inspira  son  roman  de  Corinne. 
Au  moment  où  il  allait  paraître,  elle  essaya  de  rentrer  dans 
Paris  :  Napoléon  lui  fit  donner  l'ordre  de  repartir  pour  Coppet. 
5on  séjour,  coupé  seulement  par  un  voyage  de  quelques  mois 
en  Allemagne  (fin  de  1807  —  juillet  1808),  s'y  prolongea  jus- 
qu'en 1810.  C'est  là  qu'elle  écrivit  son  livre  de  rAltemafjne. 
Quand  il  fut  achevé,  M"'=  de  Staël  alla  s'établir,  pour  en  sur- 
veiller l'impression,  à  Chaumont-sur-Loire,  près  de  Blois,  à 
«•inquante  lieues  de  Paris  environ.  Elle  annonçait  d'ailleurs 
l'intention  d'aller  faire  un  voyage  en  Amérique.  Au  fond,  elle 
-espérait  que  le  renouveau  de  gloire  que  son  livre  allait  lui 
apporter  fléchirait  ou  forcerait  b^s  mauvaises  dispositions  du 
maître.  La  pensée  de  la  France  n'est  jamais  absente  du  livre  De 


86  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""    DE  STAËL 

C Allemagne  :  ce  (|ui  en  fait  le  fond  c'est  une  comparaison  expli- 
cite ou  latente  entre  le  génie  des  deux  pays.  C'était  donc  encore, 
à  son  gré,  servir  la  France  que  de  lui  présenter  un  tel  tableau 
et  de  louer  son  génie  en  lui  en  marquant  les  lacunes. 

La  censure  impériale  en  jugea  tout  autrement.  L'admiration 
de  l'auteur  pour  le  génie  allemand,  son  obstination  à  rappeler, 
à  exalter  l'individualité  nationale  d'un  peuple  que  Napoléon 
prétendait  fondre  dans  son  immense  empire,  son  silence  sur  les 
conquêtes  des  Français  et  sur  l'organisation  nouvelle  imposée 
aux  États  de  l'Allemagne,  c'étaient  autant  de  motifs  pour  que 
le  nouveau  livre  de  M"""  de  Staël,  loin  d'assoupir  les  défiances 
et  les  susceptibilités  du  gouvernement  français,  les  réveillât  au 
contraire,  et  plus  fortement  que  jamais.  A  la  fin  du  mois  de 
septembre  1810,  M'""  de  Staël  quittait  Chaumont  après  avoir 
corrigé  la  dernière  épreuve  de  CAllemaone,  et  allait  s'étaljlir  chez 
le  plus  cher  et  le  plus  resjiectable  de  ses  amis,  Mathieu  de 
Montmorency,  qui  lui  offrait  l'hospitalité  sur  une  de  ses  terres 
située  dans  le  pays  même  oii  elle  se  trouvait;  quelques  jours 
après,  elle  recevait  l'avis  que  le  ministre  de  la  police  avait  fait 
saisir,  pour  les  mettre  en  pièces,  les  dix  mille  exemplaires 
qu'on  avait  tirés  de  son  livre,  et  qu'il  lui  était  enjoint  de  quitter 
la  France  sous  trois  jours. 

«  CeUe  nouvelle  douleur  (écrit-elle  elle-même)  me  prit  l'àme  avec  une 
grande  force.  Je  m'étais  flattée  d'un  succès  honorable  par  la  publication  de 
mon  livre  :  si  les  censeurs  m'eussent  refusé  raulorisation  de  l'imprimer 
cela  m'aurait  paru  simple;  mais  après  avoir  subi  toutes  leurs  observations, 
après  avoir  fait  tous  les  changements  qu'ils  exigeaient  de  moi,  apprendre 
que  mon  livre  était  mis  au  pilon  et  qu'il  fallait  me  séparer  des  amis  qui 
soutenaient  mon  courage,  cela  me  Ut  verser  des  larmes.  J'essayai  cependant 
encore  celte  fois  de  me  surmonter,  pour  réfléchir  à  ce  qu'il  fallait  faire 
dans  une  situation  où  le  parti  que  j'allais  prendre  pouvait  tant  influer  sur 
le  sort  de  ma  famille...  Je  vis  dans  les  papiers  que  les  vaisseaux  améri- 
cains étaient  arrivés  dans  les  ports  de  la  Manche,  et  je  me  décidai  à  faire 
usage  de  mon  passeport  pour  rAmérique,  espérant  qu"il  me  serait  possible 
de  relâcher  en  Angleterre.  11  me  fallait  quelques  jours,  dans  tous  les  cas, 
pour  me  préparer  à  ce  voyage,  et  je  fus  obligée  de  m'adresser  au  ministre 
de  la  police  pour  demander  ce  peu  de  jours  '.  » 

La  réponse  que  M™"  de  Staël  reçut  du  ministre,  et  qu'elle 
a   elle-même  reproduite  deux  fois-   dans  ses   ouvrages,   était 

t.  Dix  années  cVexil,  seconde  partie,  chap.  i. 

i.  Dix  annces  d'exil,  lue.  cil.,  et  De  l'Allenuif/ne,  préface. 


M""-  DE   STAHL  87 

(ruiic  rudesse  exii'rinc  :  on  lui  laissait  (railleurs  liuil  join's 
(le  iv[iil,  uiais  ou  lui  Taisait  euteudre  qu'il  lui  «'lail  iulcnlil  de 
se  rendre  en  Angleterre.  11  fallait  choisir  cuire  rAiuéii(|ue  et 
Coppet  :  c'est  pour  Co})pet  qu'elle  se  décida. 

Le  séjour  à  Coppel  menaçait  d'être  bien  triste  :  l'arrivée 
d'Albert  de  Rocca,  qu'elle  devait  épouser  quelques  nujis  |)lus 
tard,  changea  les  dispositions  de  M""  de  Staël. 

De  cette  époque  datent  trois  petites  comédies,  médiocres, 
mais  joyeuses,  qu'elle  composa  pour  son  théâtre  de  Coppet, 
le  Capitaine  Keniadec  (1810),  la  Signora  Fanlastici^  et  le 
Mannequin  (1811);  c'est  pour  le  même  théâtre  qu'elle  écrivit, 
en  1811,  son  drame  en  prose  de  Sapho,  qui  ne  fut  pas  repré- 
senté. Dès  1800  elle  avait  composé  pour  ses  enfants  une 
«  scène  lyrique  »  en  prose,  Agar  dans  le  désert,  et  y  avait  joint 
en  1808  deux  autres  essais  destinés  au  même  public,  Geneviève 
de  Brabant  et  la  Sunaniite,  drames  en  trois  actes  et  en  prose. 
En  même  temps,  elle  commençait  (sous  le  titre  de  Dix  années 
d'exil)  le  récit  des  persécutions  qu'elle  avait  souffertes  et, 
remontant  pour  écrire  cette  histoire  jusqu'aux  débuts  du  con- 
sulat, elle  la  menait,  en  dix-huit  chapitres,  jusqu'à  la  prcMiiière 
année  de  l'empire  (1800-1801). 

Dernières  années  (1812-1817).  —  Cependant,  bien 
loin  que  l'exil  de  ^l"""  de  Staël  eût  assouvi  la  colère  de  l'empe- 
reur, il  semblait  qu'il  ne  pût  être  satisfait  qu'en  la  sachant 
malheureuse  et  délaissée.  Il  frappa  d'exil  tour  à  tour  et  Mathieu 
de  Montmorency  et  M'""  Récamier,  qui  étaient  venus  voir  leur 
amie  à  Coppet.  Alors  M'""  de  Staël  résolut  de  s'enfuir.  Elle  dut 
attendre  quelque  temps,  se  trouvant  enceinte.  Après  l'accou- 
chement, elle  partit,  le  22  mai  1812,  en  cachant  son  projet 
même  à  la  plupart  de  ses  gens. 

Elle  traversa  l'Autriche,  séjourna   quelque  temps  à  Vienne, 
s'y  sentit  surveillée,  et,  à  travers  la  Pologne,   gagna  la  Russie 
Elle  y  demeura  depuis  le  milieu  de  juillet  jusqu'à  la   fin  de 
septembre,  visitant  Kiew,  Moscou,  Saint-Péterbourg-,  heureuse 
de  l'accueil  que  lui  fit  dans  cette  ville  la  famille  impériale  et, 


1.  Lady  Blenerrhassct  (voir  la  l!il)liographio;  croit  devoir  fixera  ISii'.i  la  date 
de  cette  pièce. 


88  JUSKl'II   UE  MAISTIIE.   M""'  DE  STAËL 

il  faut  le  dire  avec  regret,  unissant  contre  l'armée  do  Napoléon 
ses  vœux  à  ceux  de  Koutousof  et  de  toute  la  Russie. 

Elle  porta  les  mômes  sentiments  à  Stockholm,  oîi  elle  alla 
s'établir,  du  mois  d'octobre  1812  au  mois  de  juin  1813,  et  où 
elle  fut  reçue  avec  d'autant  plus  d'empressement  que  ses  enfants 
étaient  Suédois,  et  qu'elle  retrouvait  là  le  général  Bernadotte, 
maintenant  prince  héritier  du  royaume  de  Suède  et  désormais 
adversaire  déclaré  de  Napoléon.  C'est  à  Stockholm  qu'elle  se 
remit  à  la  composition  de  son  journal  d'exil.  Mais  elle  se  borna 
à  fixer  le  souvenir  des  événements  les  plus  récents  de  sa  vie  : 
au  lieu  de  reprendre  son  récit  au  point  oii  elle  l'avait  inter- 
rompu, c'est-à-dire  à  l'année  480i,  elle  ne  remonte  qu'à  l'épo- 
que de  la  suppression  du  livre  De C Allemagne  (septembre  4810), 
pour  s'arrêter  de  nouveau  brusquement  au  moment  oîi  elle 
quitte  la  Russie  (fin  septembre  1812).  Elle  est  morte  sans  avoir 
pu  mettre  la  dernière  main  à  son  ouvrag-e,  sans  même  l'avoir 
complété. 

Enfin,  en  juin  181.3,  elle  passa  en  Angleterre;  c'est  là  qu'elle 
publia  son  livre  De  rAllemaf/ne,  là  qu'elle  apprit  l'invasion  de 
la  France  et  l'abdication  de  Napoléon.  Elle  put  donc  enfin 
quitter  la  terre  d'exil  :  mais  ce  n'est  ni  sans  tristesse  ni  sans 
appréhension  qu'elle  revit  la  France  et  Paris.  Elle  eût  souhaité, 
dit-elle,  quand  les  alliés  franchirent  le  Rhin,  de  voir  Napoléon 
victorieux  et  tué.  Les  événements  trompèrent  son  désir,  et  la 
confiance  que  lui  inspirait  la  sagesse  d'Alexandre  ne  parvenait 
à  triompher  ni  de  ses  déceptions,  ni  de  sa  douleur.  L'attitude 
des  émig"rés  fut  pour  elle  un  nouveau  sujet  d'irritation.  Aussi 
le  retour  de  Bonaparte  ne  la  surprit-il  pas  ;  mais  elle  trembla 
qu'il  n'entraînât  les  pires  catastrophes.  Enfin  sa  chute  définitive 
rend  la  France  à  sa  destinée  véritable;  car  quoi  qu'en  disent 
les  gens  intéressés  à  faire  croire  le  contraire,  la  France,  sui- 
vant M™"  de  Staël,  est  faite  pour  être  libre,  et  c'est  à  lui 
enseigner,  par  l'exemple  de  l'Angleterre,  les  conditions  et  les 
mœurs  de  la  liberté  qu'elle  consacrera  les  derniers  chapitres 
des  Considéralions  sur  la  Résolution  frcun-aise. 

La  composition  de  ce  livre  était  achevée  dès  les  premiers 
jours  de  481G.  M""  de  Staël  était  alors  en  Italie,  où  fut  célébré 
le  mariaae  de  sa  fille  Alijcrtine  avec  le  duc  de  Broglie. 


M'""  DK   STAKL  «9 

Au  mois  (le  juin,  elle  riait  de  rclour  à  Coppet  et  rciilia  à 
Paris  à  rautoniuo.  Alors  elle  se  jiai'laiica  de  nouveau  ciilic  le 
monde  et  son  livre,  dont  elle  put  revoir  plus  des  deux  tiirs.  Mais 
ses  forces  s'alTaiblissaient;  elle  le  sentait;  au  mois  de  février 
«lie  fut  frappée  de  paralysie,  et,  après  quelques  mois  de  souf- 
frances, (piClle  suppoila  avec  une  sorte  de  résignation  doulou- 
reuse, elle  s'éteignit  doucement  le  13  juillet  1817. 

Les  grandes  œuvres  :  «  Delphine  ».  —  Pour  jui^er  plei- 
nement du  génie  de  M'""  de  Staël,  il  eût  fallu  l'entendre  causer, 
jouir  comme  les  eojitemporains  de  cette  conversation  pleine  de 
noblesse  et  d'enjouement,  d'éclat  et  de  netteté,  dans  laquelle 
cependant  peut-être  sentait-on  un  peu  trop  le  désir  arrêté  de 
Lriller  et  d'éblouir.  Puisque  nous  ne  pouvons  plus  la  connaître 
que  par  ses  livres  ',  il  faut  nous  arrêter  du  moins,  après  nous 
-être  contentés  jus([u"ici  de  mentionner  ses  écrits,  aux  cinq 
lirands  ouvrag-cs  sur  lesquels  sa  gloire  est  fondée  :  deux  romans, 
Delphine  et  Corinne,  le  livre  De  la  Littèralure  et  celui  De  l'Alle- 
magne, enfin  les  Considérations. 

Delphine  parut  en  1802,  la  même  année  que  le  Génie  du  chris- 
tianisme, un  an  après  Alala.  Le  rapprochement  du  nom  de 
M"""  de  Staël  et  de  celui  de  Chateaubriand  n'a  rien  ici  de  forcé  : 
M""  de  Staël  nous  le  suggère  elle-même  dans  la  préface  de 
Delphine,  sorte  de  réponse  éloquente  à  la  dissertation  malveil- 

i.  Les  Icllres  de  .M"""  de  Staël  n'ont  pas  été  insùrées  dans  l'édition  comiilèle 
■que  le  baron  de  Staël  a  donné  des  œuvres  de  sa  mère.  —  M""  Nccker  de  Saus- 
jiure  fait  un  grand  éloge  des  lettres  très  nombreuses  qu'elle  avait  écrites  à 
Necker.  «  Ces  lettres,  ajoule-t-elle,  ont  mallieureusement  été  brûlées.  ■•  Mais, 
■cette  partie  de  sa  correspondance  étant  exceptée,  elle  avoue  que  .M'"°  de  Staël 
n'avait  pas  ••  comme  M°"=  de  Sévigné,  pour  le  style  épistolaire,  un  talent  parti- 
culier »,  et  que  «  ses  lettres,  pour  le  feu  el  la  verve,  n'égalaient  pas  sa  conver- 
sation ».  Elle  loue  cependant  encore  les  lettres  écrites  dans  l'intiniilé  ••  el  celles 
<iue  M^e  de  Staël  écrivait  «  au  moment  de  l'inquiétude,  de  l'indignation  ou  de 
■{a  douleur  ».  Mais  celles  qui  ont  été  ■■  tracées  dans  un  mouvement  d'enlllou^iasme 
passager  ou  sans  mouvement  véritable  »  iiaraissent,  d'après  ce  qu'on  nous  en 
dit,  avoir  été  fort  déclamaloires.  —  Plus  que  la  perle  de  toutes  ces  lettres,  il  faut 
regretter  sans  doute  celle  de  la  correspondance  de  M""-'  de  Staël  et  de  Benjamin 
Constant,  si  tant  est  qu'elle  ait  été  détruite;  ce  (pi'on  sait,  c'est  qu'après  la 
mort  de  Benjamin  Constant  les  lettres  que  M""  de  Staël  lui  avait  écrites  turent 
restituées  à  la  duchesse  de  Broglie,  sa  1111e.  —  On  trouvera  dans  l'ouvrage  de 
lady  Blennerliasset  (voira  la  BUdioyrapliie)  ùe%  citations  d'un  très  grand  nombre 
de  lettres  de  M""=  de  Staël,  les  unes  empruntées  à  diverses  publications  dans 
lesquelles  elles  se  trouvent  éparses,  les  autres  inédites  el  tirées  de  deux 
collections,  l'une  appartenant  à  la  bibliothèque  ilc  l'Université  d'Upsal,  l'autre* 
•à  M.  le  D'  Th.  Beiuhart  de  Winterlhur.  —  M.  Dejob  (voir  à  la  Uihliorjrapliie) 
signale  également  l'existence  en  Italie  de  quelques  lettres  isolées  de  M""  de  Staël 
et  d'une  correspondance  inétlite  avec  M.  Rusclii,  maire  de  Pise  sous  Napoléon  1". 


flO  JOSEPH   DH   MAISTIIE.    M""'  DE  STAËL 

lantc  que  Chateaubriand  avai!  adressée,  sous  forme  de  lettre,  à 
Fontanes  au  sujet  du  livre  De  la  Littéralure.  Mais  en  s'opposant 
à  son  brillant  rival,  M""  de  Staël  fournit  elle-même  ses  premiers 
traits  à  la  critique  :  Atala,  ce  r(k-it  passionné,  très  court  et  très 
coloré,  donne  l'idée  d'un  art  tout  à  fait  nouveau,  en  déi)it  du 
souvenir  de  Paul  et  Virginie^  dont  il  diffère  presque  de  toute 
manière;  Delphine  est  un  roman  par  lettres,  et  très  long-;  et,  par 
la  forme  déjà,  autant  que  par  l'esprit  philosophique  qui  l'anime, 
Dalplihw  se  rattache  à  la  ti-adition  de  la  Nouvelle  Héloïse. 

Elle  s'en  éloigne  aussi,  et  précisément  autant  et  d(>  la  môme 
façon  que  M™"  de  Staël  elle-même  se  distingue  de  Rousseau.  Les 
héros  du  livre  appartiennent  tous  aux  rangs  les  plus  élevés  de 
.la  société  :  c'est  donc  aux  gens  du  monde  les  plus  cultivés,  les 
|)lus  laflinés  que  s'adresse  surtout  le  récit  de  leurs  aventures. 
Or,  tandis  que  M""  de  Staël  en  est  restée  à  la  conception  d'une 
aristocratie  libérale  telle  que  celle  qui  peuplait  et  qui  animait 
de  ses  discussions  les  salons  de  la  fin  du  xvm°  siècle,  la  haute 
société,  qui  se  reforme  sous  le  consulat  et  que  les  excès  de  la 
Révolution  ont  éclairée  sur  ses  propres  intérêts,  a  bien  plus 
de  tendances  à  penser  maintenant  avec  Chateaubriand  qu'avec 
M"'"  de  Staël;  encore  ne  parlons-nous  pas  de  l'influence  que 
l'aversion  déclarée  de  Bonaparte  à  l'égard  de  l'idéologie  et  de 
tout  ce  qui  en  empruntait  quelque  chose  devait  exercer  sur  les 
modes  littéraires  et  sur  le  goût  du  public.  Le  style  même  de 
Delphine,  qui  nous  paraît  souvent  vieillot  aujourd'hui,  n'était 
déjà  plus,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  satisfaisant  au  gré  des  lecteurs  de 
1802  :  dès  cette  époque  on  pouvait  être  choqué  de  ce  que  l'ex- 
pression des  sentiments  chez  M'""  de  Staël,  qui  pense  si  profon- 
dément, a  toujours  gardé  d'un  peu  gauche  et  d'impropre.  Enfin 
les  personnages  de  Delphine  s'analysent  trop  eux-mêmes  et  trop 
naïvement,  quoique  avec  délicatesse  et  sagacité;  ils  dissertent 
trop  volontiers  et  trop  longuement,  et,  par  là  encore,  ils  sentent 
un  peu  leur  vieux  temps. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'à  les  prendre  en  eux-mêmes, 
ces  personnages  forment  une  galerie  très  intéressante  \  Ils  sont 

1.  11  (!sl  vraisemblal)lc  que  ])lusieiirs  per.sontinfj;es  sont  des  porlraits  :  citons 
particuliôrcmenl  Tallcyrand,  dont  M'"°  de  Staël  peint  le  caractère  sous  le  masque 
de  M""^^  (le  Vernon,  et  lUsnjamin  Constant  qui  parait  être  représenté  à  son  avan- 
tage sous  les  nul)lcs  traits  de  Henri  de  Lcbensci. 


I 


M""    DE   STAËL  01 

assez  iKtinltreux  :  on  en  jxmiL  compt(?r  vinfjl  et  un,  qui  npré- 
senlcnt  chacun  un  sont i mont  ou  une  tliéorio  :  la  dévotion  froide 
et  méticuleuse,  fruit  d'une  éducation  trop  étroite,  et  l'austéi-ité' 
excessive  et  fervente,  qui  naît  du  repentir;  —  le  scepticisme 
aimable  et  sans  scrupule  du  mondain  égoïste  et  respectueux  de 
toutes  les  convenances,  et  l'orgueil  cruel  du  pahicicn  intolé- 
rant; —  l'assurance  de  l'honnètc  homme  qui  ne  reconnaît  d'au- 
tre juge  de  ses  actions  que  sa  pro])re  conscience,  et  les  incerti- 
tudes de  l'àme  faible  toujours  inquiète  de  l'opinion  du  monde. 
On  s'est  plaint  que  ces  caractères  ne  fussent  d'ailleurs  vrais 
que  d'une  vérité  toute  générale,  et  qu'on  ne  sentît  rien,  chez  ces 
personnages,  de  l'époque  à  laquelle  ils  appartenaient.  M""  de 
Staël  elle-même  semble  prêter  la  main  à  ce  reproche,  en  par- 
lant de  la  situation  «  tout  idéale  »  au  milieu  de  laquelle  s'agitent 
les  personnages  de  Delphine.  Mais  il  ne  faut  pas  trop  l'en  croire 
elle-même.  L'action  du  roman  se  déroule  du  milieu  d'avril  1790 
à  la  lîn  de  septembre  1792;  et  certes  les  événements  de  l'his- 
toire n'en  forment  pas  l'arrière-fond  vivant,  épique,  comme  il 
arrive  par  exemple  dans  le  poème  à" Hermann  et  Dorothée  :  mais, 
autant  qu'il  est  possible  dans  un  roman  oîi  l'invention  des  faits 
tient  peu  de  place  et  dont  l'auteur  s'efforce  surtout  de  peindre 
des  sentiments,  la  pensée  de  la  Révolution  est  partout  présente, 
et,  dans  tout  le  cours  du  roman,  on  peut  dire  que  la  lutîe  ne 
s'établit  pas  plus  entre  des  passions  qu'entre  des  théories  oppo- 
sées, pas  plus  entre  les  bons  et  les  perfides  ou  les  égarés,  qu'entre 
les  préjugés  de  l'ancienne  société  et  les  revendications  de  la 
nouvelle,  telle  du  moins  que  M""  de  Staël  la  conçoit. 

Aussi  peut-on  dire  que  la  moralité  de  Delphine  dépasse 
le  but  que  M""  de  Staël  semblait  d'abord  s'être  seulement 
fixé.  L'épigraphe  du  roman  est  empruntée  aux  Mélanges  de 
M""  Necker  :  «  Un  homme  doit  savoir  braver  l'opinion,  une 
femme  s'y  soumettre.  »  Et  c'est  parce  que  les  rôles  naturels  de 
l'homme  et  de  la  femme  se  trouvent  renversés  chez  Delphine 
d'Albémar  et  chez  son  amant,  le  séduisant  et  médiocre  Léonce 
de  Mondoville,  que  leur  passion  a  fait  leur  malheur.  Mais  la  vraie 
morale  du  roman  est  plus  profonde,  puisqu'à  l'exemple  de  la 
Nouvelle  Héloïse,  mais  avec  plus  de  précision  et  partant  de  jus- 
tesse, elle  pose  une  fois  de  })lus  la  redoutable  antinomie  des  lois 


92  .inSEPU   DE  MAISTIIE.   M""'  DE   STAËL 

nécessaires  de  la  société  et  des  droits  de  l'individu.  Et  c'est  ce 
que  M""  de  Staël  a  marqué,  sinon  dans  la  préface  de  son  livre, 
du  moins  dans  ses  Quelques  re//rxio7is  sur  le  but  moral  de 
Delphine. 

Ce  livre  (y  écril-cUe)  dit  aux  femmes  :  «t  Ne  vous  liez  pas  à  vos  qualités, 
à  vos  agréments;  si  vous  ne  respectez  pas  l'opinion,  elle  vous  écrasera  ».  U 
(lit  à  la  société  :  «  Ménagez  davantage  la  supériorité  de  l'esprit  et  de  l'âme; 
vous  ne  savez  pas  le  mal  que  vous  laites  et  l'injustice  que  vous  commettez, 
quand  vous  vous  laissez  aller  à  votre  haine  contre  la  supériorité,  parce 
qu'elle  ne  se  soumet  pas  à  toutes  vos  lois  :  vos  punitions  sont  bien  dispro- 
portionnées avec  la  faute;  vous  brisez  des  cœurs,  vous  renversez  des  desti- 
nées qui  auraient  l'ait  l'ornement  du  monde  '.  » 

A  de  telles  revendications,  on  sent  ce  que  M'"'  de  Staël  a  mis 
d'elle-même  dans  ce  roman  àç:  Delphine;  et,  pour  quiconque  a 
suivi  le  développement  de  son  génie,  les  pensées  qui  lui  ont  été 
les  plus  chères  dès  sa  jeunesse  se  retrouvent  toutes  exprimées 
dans  ce  livre  :  la  vie  des  femmes,  pense-t-elle,  ne  peut  être 
remplie  que  par  l'amour;  quand  l'amour  est  brisé,  c'en  est  fini 
de  la  vie.  Aussi  ne  peut-on  concevoir  pour  elles  de  plus  grand 
bonheur  que  celui  d'une  union  parfaite.  Une  telle  félicité  pro- 
duit une  sorte  d'exaltation  constante,  qui  ne  souffre  l'idée 
d'aucune  limitation,  qui  donne  à  l'àme  l'irrésistible  sentiment 
de  l'existence  d'un  Dieu  et  de  sa  })ropre  immortalité. 

Cette  religion,  si  c'en  est  une,  est,  il  faut  l'avouer,  un  peu 
fragile,  en  môme  temps  qu'assez  vague.  Ce  fut  celle  de  M""'  de 
Staël  jusqu'à  l'époque  (hi  la  mort  de  son  père  :  ses  affirmations 
sont  alors  assez  chancelantes;  son  aversion  pour  le  catholicisme 
et  ses  dogmes  paraît  très  décidée. 

Au  contraire,  entre  la  publication  de  Delphine  {iS02)  et  celle 
de  Corinne  (1807)  se  place  cette  période  de  méditation  religieuse 
qui  a  suivi  la  mort  de  Necker  et  dont  nous  avons  parlé  ;  et  l'on 
jugera  bien  du  changement  qui  s'opéra  alors  dans  l'esprit  de 
M'""  de  Staël  si  l'on  compare  son  second  roman  au  premier. 

«  Corinne.  »  —  Corinne  diffère  de  Delphine  d'abord  par  la 
composition,  qui  est  ici  plus  originale,  sinon  plus  heureuse. 

d.  Vuir  encore  la  lellre  de  Léonce  à  Delphine  (111°  partie,  lettre  I)  :  «  0  Del- 
phine! les  lois  (le  la  société  ont  été  faites  pour  l'universalité  des  hommes.  Mais, 
(piand  un  amour  sans  exemple  dévore  le  eojur,  quand  une  perfidie  presque  aussi 
rare  a  séparé  deux  êtres  ipii  s'étaient  choisis,  qui  s'étaient  aimés,  qui  s'étaient 
l)romis  l'un  à  l'autre,  penses-tu  qu'aucune  de  ces  lois,  calculées  pour  les  cir- 
constances ordinaires  de  la  vie,  doive  sul\iufj;uer  de  tels  senlimenls?  >• 


M'""  DE   STAKL  03 

M""  de  Staël  iinagiiie,  en  elTet,  de  mêler  au  récit  des  aven- 
tures de  (Corinne  et  d'Oswald  et  à  la  peintiiic  d<'  leur  amour  la 
description  étendue  de  Tltalie,  de  ses  villes,  <le  ses  monumenis, 
de  ses  mœurs.  L'exemple  qu'elle  a  voulu  donner  n'a  point  été 
suivi,  et  il  n'est  pas  malaisé  de  comprendre  pourquoi  :  ces 
longues  descriptions  qui  s'entremêlent  au  récit,  sans  s'y  ratta- 
cher par  un  lien  assez  sensible,  risquent  trop  <le  faire  languir 
l'intérêt.  Ajoutez  que,  dans  Corinne  comme  dans  Delphine, 
M'""  de  Staël,  à  examiner  l'œuvre  d'un  certain  point  de  vue, 
semble  être  en  retard  sur  son  temps.  A  parcourir  en  effet  ces 
chapitres,  dont  quelques-uns  (ceux  des  livres  VI  et  VII  jiar 
exemple,  sur  les  mœurs  et  le  caractère,  et  sur  la  littérature  des 
Kaliens)  abondent  en  remarques  fines,  neuves,  profondes, 
mais  qui  sont  tous  dénués  de  couleur  et  même  de  dextérité 
dans  l'expression,  on  ne  peut  pas  ne  pas  songer  à  quelque  dis- 
ciple de  ces  philosophes  du  xvnf  siècle,  qui  voyageaient  surtout 
pour  s'instruire,  plutôt  qu'à  une  contemporaine  de  Chateau- 
briand. Ajoutez  que  le  ton  de  ces  chapitres  est  d'une  noblesse 
un  peu  tendue,  comme  l'admiration  qui  y  estexprimée  a  quelque 
chose  d'officiel  et  de  convenu.  D'une  femme,  on  attendrait  sur 
les  beaux-arts  des  jugements  plus  spontanés,  des  sentiments 
plus  fuyants  peut-être  et  moins  sûrs,  mais  plus  imprévus,  avec 
un  style  plus  piquant,  plus  personnel;  on  attendrait  d'un  poète, 
non  pas  moins  de  pensées,  mais  plus  d'images. 

Mais  le  véritable  intérêt  de  Corinne  ne  vient  ni  de  la  compo- 
sition, ni  du  style,  ni  même  de  la  fable;  il  faut  le  chercher  dans 
le  sentiment  même  qui  a  inspiré  le  livre.  On  sait  le  sujet  du 
roman  :  Corinne  est  une  femme  de  génie,  qui  aime  lord  Nelvil, 
et  qui  en  est  aimée  :  ce  personnage,  généreux,  mélancolique  et 
passionné,  s'est  laissé  gagner  à  l'éclat  des  mérites  de  Corinne,  à 
la  beauté  de  laquelle  les  merveilles  de  l'Italie  forment  d'ailleurs 
un  cadre  enchanteur.  Mais,  dès  qu'il  est  retourné  en  Angleterre, 
il  est  ressaisi  par  des  sentiments  qui  lui  sont  plus  naturels  :  le 
respect  des  convenances  sociales  et  des  préjugés  traditionnels, 
la  soumission  aux  nécessités  de  la  vie  pratique;  il  épouse  une 
jeune  fille  de  son  pays,  qui  se  trouve  être  la  demi-sœur  de 
Corinne;  car  Corinne  est  née  en  Angleterre.  Mais  l'Italie  est  sa 
patrie  d'adoption,  la  vraie  patrie  de  son  esprit  et  de  son  cœur,  et 


94  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""=  DE  STAËL 

c'est  dans  ce  pays  tant  aimé,  ({iraprès  un  malheureux  voyage 
en  Ecosse,  elle  revient  mourir  en  pleine  possession  de  son 
génie,  entourée  de  ralTeclion  de  lord  Nelvil  et  de  sa  femme. 
Corinne  meurt  donc  comme  Delphine,  victime  d'un  amour  tra- 
versé par  les  lois  implacables  de  la  société,  et,  l'une  et  l'autre, 
on  les  sent  supérieures  à  cette  société  qui  les  écrase.  Mais,  c'est 
seulement  la  bonté,  la  générosité  de  ses  sentiments  qui  font  la 
grandeur  de  Didphine;  à  ces  vertus,  Corinne  joint  les  dons  écla- 
tants du  génie.  Corinne  est  donc  bien,  ainsi  que  le  disait 
M'"®  Necker  de  Saussure,  l'idéal  de  M'""  de  Staël,  comme  Del- 
phine la  représente  elle-même,  telle  qu'elle  s'est  connue  dans  la 
première  partie  de  sa  vie. 

Mais  pour  bien  comprendre  ce  personnage,  ce  qu'il  importe 
surtout  de  ne  pas  oublier,  ce  sont  les  deux  patries  de  Corinne. 
L'Italie  et  l'Angleterre  ne  jouent  pas  un  moindre  rôle  dans  le 
livre  que  l'héroïne  elle-même  et  lord  Nelvil.  L'Italie,  c'est  le 
pays  de  tous  les  élans,  comme  l'Angleterre  est  celui  de  toutes 
les  contraintes; —  l'Italie,  c'est  le  pays  oii  les  mœurs  ont  le 
plus  de  douceur,  où  la  société  fait  peser  le  moins  lourdement 
ses  chaînes,  où  le  génie  donne,  pour  ainsi  dire,  tous  les  droits  : 
l'Angleterre  est  le  pays  où  les  droits  de  la  raison  sont  seuls  sou- 
verains, le  pays  de  la  gravité  morale  et  du  formalisme  puritain. 
Cependant  l'Angleterre  est  aussi  le  pays  de  la  liberté  politique 
et  de  la  liberté  religieuse  et  l'auteur  de  Corinne  a  bien  des 
motifs  de  ne  pas  méconnaître  ce  qu'une  apparente  froideur  y 
recouvre  de  générosité,  de  vive  piété  et  de  virile  énergie  :  le 
père  de  lord  Nelvil  a  laissé  à  son  fils  un  recueil  de  ses  pensées; 
Corinne  en  lit  trois  fragments,  sur  la  mort  du  juste  (VIII,  4), 
sur  les  devoirs  des  enfants  (XII,  2)  et  sur  l'indulgence  [ibid.). 
Or  ces  quelques  pages.  M'""  de  Staël  les  emprunte  au  livre  le 
plus  beau,  à  son  gré,  de  l'homme  qu'elle  a  le  plus  admiré  et  le 
jjIus  vénéré,  au  Cours  de  morale  religieuse  de  Necker. 

Comment  concilier  ces  apparentes  oppositions?  La  vérité 
c'est  qu'en  même  temps  que  la  pensée  religieuse  s'affermissait 
chez  M"""  de  Staël,  son  cœur  et  son  esprit  s'élargissaient, 
s'ouvraient  à  des  sentiments,  à  des  conceptions  plus  riches;  en 
devenant  plus  pieuse,  elle  ne  restait  pas  moins  attachée  au  pro- 
testantisme, mais  comprenait  mieux  cette  ferveur  joyeuse  et  sûre 


I 


M'"-^^  DE  STAËL  95 

(l'ellc-mt'ine  (|iii  s'cxpriiix"  par  la  |i(iinpe  des  cérémonies  callio- 
li(|iu's  ;  là  où  clic  n'avait  vu  (jnliosliliti''  d  coiiliaslc  elle  (h'-coux  rc 
maintenant  des  compensations,  et  personne  n'a  peut-être  donné 
une  marque  plus  manifeste  de  cette  intellig-cnce  qui  sait  voir  et 
concilier  les  deux  faces  d'une  même  vérité,  que  M"'°  de  Staël 
dans  l'admirable  dialogue  de  Corinne  et  d'Oswald  sur  le  carac- 
tère des  deux  religions  '. 

Ce  qui  se  dégag"e  de  Corinne,  c'est  donc  avant  tout  peut-être 
une  pensée  de  tolérance  et  d'enthousiasme  religieux.  Mais  cette 
pensée  se  précise  en  s'appliquant  à  la  fois  à  l'héroïne  et  à  l'au- 
teur du  roman.  La  tolérance  en  effet  que  M""  de  Staël  implo- 
rait naguère  de  la  société  en  faveur  de  la  supériorité  morale 
de  sa  Delphine,  elle  la  réclame  maintenant  des  religions  en 
faveur  du  génie  :  loin  de  nous,  pense-t-elle,  une  austérité 
envieuse  et  froide  qui  semblerait  interdire  aux  arts  et  à  la 
poésie  de  glorilier  Dieu.  Tout  homme  qui  prie  a  en  lui 
quelque  chose  de  Milton,  d'Homère  et  du  Tasse  :  il  s'expri- 
merait comme  eux  si  son  esprit  connaissait  le  secret  des  mots 
sonores;  mais  la  source  de  son  enthousiasme  est  la  même 
que  celle  d'où  jaillit  leur  talent.  Amour,  religion,  génie,  noms 
divers  qui  disent  la  même  chose.  Louons  Dieu  chacun  avec  les 
dons  que  Dieu  nous  a  départis. 

«  L'hommage  de  la  poésie  est  religieux,  et  les  ailes  de  la  pensée  servent 
à  se  rapprocher  de  vous  [Dieu).  — Il  n'y  axien  d'étroit,  rien  d'asservi,  rien 
de  limite  dans  la  religion.  Elle  est  Timmense,  l'inlini,  l'éternel;  et  loin  que 
le  génie  puisse  détourner  d'elle,  l'imagination,  de  son  premier  élan,  dépasse 
les  bornes  de  la  vie,  et  le  sublime  en  tout  genre  est  un  reflet  de  la  Divi- 
nité -.  » 

Tel  est  le  dernier  chant  de  Corinne  et  la  vraie  conclusion  du 
livre.  On  voit  maintenant  les  progrès  de  la  pensée  de  M"'®  de  Staël 
depuis  Delphine  :  de  l'indifTérence  bienveillante  des  politiques, 
du  sentimentalisme  vague  de  Rousseau,  de  l'austérité  attendrie 
de  Necker  lui-même,  elle  s'est  élevée  à  la  conception  d'un 
système  original,  d'une  sorte  d'éclectisme  religieux,  de  piété 
chaleureuse  et  large,  qui  ne  pouvait  naître  que  d'un  cœur 
prompt  à  l'enthousiasme,  d'un  génie  très  étendu  et  très  libre. 

1.  Liv.  X,  cliap.  V. 

2.  Corinne  ou  l'Italie,  liv.  XX.  cliap.  v. 


9G  JOSEPH   ])!•:  MAISTllE.   M"'"  UE  STAËL 

Le  livre  a  De  la  Littérature  ».  — C'(\st  tin  changement  dir 
môme  genre  qu'on  peut  remarquer  quand  on  passe  du  livre  De 
la  Littcratiire  au  livre  De  V Allemagne.  Le  premier  est  l'œuvre 
très  intéressante  d'un  esprit  divinateur  et  qui  montre  la  route  à 
la  critique  de  l'avenir.  —  Après  tous  les  travaux  et  toutes  les 
expériences  qui  le  complètent  ou  le  détruisent  môme  dans  cer- 
taines de  ses  parties,  le  livre  De  V Allemagne  reste  un  beau  livre. 

Le  livre  De  la  Littérature  considérée  dans  ses  rapports  avec  les 
institutions  sociales  rentre,  on  le  voit  d'abord,  dans  la  catégorie 
nombreuse  des  ouvrages  que  l'exemple  de  Montesquieu  a  ins- 
pirés. Tel  avait  été  le  premier  livre  de  Chateaubriand,  Essai  sur 
les  réoolutions  anciennes  dans  leur  rapport  avec  la  Révolution  fran- 
çaise; tel  le  livre  précédent  de  M'""  de  Staël  elle-même  sur 
V Influence  des  passions;  telles  seront  enfin  ses  Considérations^ 
sur  la  Révolution  française.  Mais,  pour  trop  dogmatique  et  trop- 
peu  féminin  que  paraisse  le  litre  de  ce  livre,  ce  titre  même 
n'en  contient  pas  moins  une  sorte  de  programme  neuf  et 
fécond.  —  Parlons  tout  d'abord  de  ce  qui,  dans  l'ouvrage,  est 
caduc. 

Le  livre  De  la  Littérature  est  un  peu  un  livre  de  circonstance. 
Sans  nous  arrêter  même  à  ce  que  M'"^  de  Staël  peut  avoir,  erk 
cette  année  1800,  glissé  de  confidences  ou  de  souhaits  person- 
nels dans  certains  chapitres  de  l'ouvrage  ',  le  but  généi'al  de 
l'étude  qu'elle  poursuit,  c'est  d'établir  à  l'avance  quel  sera  le 
caractère  de  la  littérature  dans  la  société  née  de  la  révolution. 
Pour  déterminer  les  diflerences  qui  distingueront  la  littérature 
nouvelle  de  la  littérature  d'autrefois.  M™"  de  Staël  s'appuie  sur 
cette  pensée  fondamentale  que  la  perfectibilité  ou  le  progrès  est 
la  loi  de  l'humanité;  et  c'est  ce  qu'elle  essaie  de  prouver  par 
l'histoire  des  littératures  dans  la  première  partie  de  son  livre. 
Or,  ses  prédictions  ne  sont  qu'à  moitié  satisfaisantes;  non- 
qu'elles  soient  dépourvues  d'une  certaine  justesse  toute  générale  : 
elle  a  prévu  l'avènement  de  la  comédie  à  thèse,  celui  d'une- 
espèce  de  tragédie  qui,  en  évitant  «  les  défauts  de  goût  des  écri- 
vains du  Nord  »,  demanderait  moins  à  la  convention  que  les 
chefs  d'œuvre  classiques  du  théâtre  français;  elle  a  prévu  quelle 

1.  Nolaiiimcnl  dans  le  chapitre  iv  de  la  seconde  parlie. 


M""-  DE   STAËL  «fT 

place  le  sentiment  (le  la  nature  cl  l'expression  t]o  la  iiK-lancfilie 
tiendraient  dans  la  poésie  nouvelle;  elle  a  prévu  ctilin  «jiic  les 
poètes  nouveaux  ne  resteraient  indiirérents  ni  aux  découvertes 
de  la  philosophie  ni  aux  aa'itations  de  la  politique. 

Mais  ce  qui,  de  la  poésie  de  l'avenir,  lui  écliaj)[te  Ir  plus,  cest 
précisément  ce  qu'elle  aura  de  lihre  et  d'imprévu  dans  l'inver- 
tion,  dans  les  rythmes  et  dans  le  style.  Plus  tard,  très  naïve- 
ment (et  non  pas  —  il  faut  l'avouer  —  sans  quelque  apparence 
de  bonnes  raisons)  elle  voit  des  précurseurs  de  la  poésie  nou- 
velle dans  certains  versificateurs  dont  l'art  excitera  au  plus  haut 
point  la  colère  et  les  railleries  des  romantiques  français,  un 
Delille,  un  Saint-Lambert,  un  Fontanes. 

Quant  au  principe  sur  lequel  est  fondé  le  livre  de  M'""  de 
Staël,  celui  de  la  perfectibilité,  c'est  un  héritage  que,  peut- 
être  sans  le  savoir,  elle  reçoit,  par  l'intermédiaire  des  phi- 
losophes du  xvm*'  siècle,  des  adversaires  de  Boileau  dans 
la  querelle  des  anciens  et  des  modernes  :  ce  n'est  j)as  le  lieu  d'en 
discuter  ici  dune  manière  approfondie.  Bornons-nous  à  remar- 
quer d'abord  que  ce  principe,  comme  tous  ceux  par  lesquels  on 
a  essayé  d'expliquer  l'histoire  de  l'humanité,  est  trop  général 
pour  qu'il  soit  possible,  en  dépit  de  tous  les  efforts  et  de  toutes 
les  investigations,  d'en  démontrer  d'une  manière  satisfaisante 
ou  la  vérité  ou  la  fausseté.  Puis  quand  bien  même  on  prouve- 
rait que,  les  connaissances  des  hommes  tous  ensemble  s'ac- 
croissant  toujours,  leurs  croyances  et  leurs  institutions  s'épurent 
aussi  et  se  perfectionnent,  la  part  du  génie  individuel  dans  la 
production  de  l'œuvre  d'art  ou  de  l'œuvre  littéraire  est  à  tel 
point  prépondérante,  qu'il  ne  résulterait  pas  du  principe  général 
que  l'œuvre  d'un  grand  homme  de  notre  temps  dût  être  néces- 
sairement supérieure  à  celle  d'un  grand  homme  des  temps 
passés.  Peut-on  sérieusement  dire,  qu  Œdipe  roi  doive  être,  ou 
non,  préféré  à  Hamlet  ou  à  Brilannicus,  les  Oiseaux  d'Aristo- 
phane à  Y  Avare  de  Molière  ou  au  Barbier  de  Sévillet 

Ou  bien  il  faudra  excepter  de  la  comparaison  tant  d'éléments 
du  jugement  que  nous  portons  sur  l'une  ou  sur  l'autre  de  ces 
œuvres,  que  cette  comparaison  reviendra  à  peu  près  à  rien  :  ce 
serait  essayer  de  saisir,  pour  les  mettre  sur  les  plateaux  dune 
balance,  des  ombres  et  des  abstractions. 

lIlSTOiUE    DE    LA    LANGUE.  VU.  i 


98  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""^  DE   STAËL 

Enfin,  (jiiaml  on  ])OuiTait  osprrcr  de  prouver  par  les  faits  la 
justesse  de  la  thèse  de  M""  de  Staël,  son  érudition  est  trop 
superficielle,  ce  qu'elle  croit  savoir  des  littératures  antiques  est 
trop  peu  sur,  trop  peu  solide,  pour  que  sa  démonstration  puisse 
inspirer  confiance  au  lecteur. 

Mais  si  les  modernes  ne  s(jnt  pas  nécessairement  supérieurs 
aux  anciens,  ou  nos  contemporains  aux  écrivains  du  siècle  de 
Louis  XIV,  à  coup  sûr  ils  ne  leur  ressemblent  guère;  et,  comme 
d'autre  part  l'analyse  nous  révèle,  chez  presque  tous  les  écrivains 
ouïes  artistes  d'un  même  temps  ou  d'une  môme  nation,  certains 
traits  qui  leur  sont  communs,  il  n'est  pas  douteux,  pour  peu  qu'on 
réserve  les  droits  du  génie  individuel,  dont  les  inspirations  peuvent 
toujours  détruire  tous  les  calculs,  qu'on  puisse  établir  un  lien 
entre  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  ou  de  la  poésie  et  le  caractère 
des  époques  ou  des  pays  dans  lesquels  ils  se  sont  produits. 

On  reconnaît  dans  cette  théorie  ainsi  dé£:aûée  des  vues  hasar- 
deuses  qui  pouvaient  la  compromettre,  le  principe  fécond  qui 
devait  véritablement  renouveler  la  critique  littéraire  au  xix"  siècle. 
—  Mais  M""^  de  Staël  rend  encore  un  autre  service  au  goût  fran- 
çais en  lui  persuadant  de  ne  pas  s'obstiner  à  chercher  unique- 
ment en  France  et  dans  l'antiquité  classique  les  chefs-d'œuvre 
dig-nes  d'être  admirés  et  de  servir  de  modèles.  Personne  encore 
n'avait  parlé  de  Shakespeare  et  des  littératures  septentrionales 
avec  cette  sympathie  éclairée  et  communicative.  Comparez  ce 
que  sait  Chateaubriand,  à  l'époque  du  Génie  du  Christianisme, 
des  littératures  étrangères,  avec  ce  que  dit  M"*'  de  Staël  de 
l'Angleterre  et  de  l'Allemagne  :  l'avantagre,  cette  fois,  ne  sera 
pas  du  coté  de  Chateaubriand.  Allons  plus  loin;  dans  les  cha- 
pitres mêmes  que  M""'  de  Staël  consacre  à  l'influence  du  chi'is- 
tianisme  sur  les  littératures  modernes,  on  trouverait  plus  d'idées 
générales  neuves,  intéressantes  et  profondes,  que  dans  toute 
l'étendue  de  la  seconde  et  de  la  troisième  partie  du  Génie  du 
Christianisme. 

Au  reste  marquons  bien  que  M'""  de  Staël  ne  parle  de  la  reli- 
gion dans  son  livre  que  pour  en  montrer  les  rapports  avec  la 
littérature;  on  y  trouve  bien  aussi  sans  doute  quelques  aveux 
des  préférences  de  l'auteur  pour  une  religion  qui,  comme  le  pro- 
testantisme, pensc-t-elle,  fait  rej)osor  toute  la  morale  sur  l'idée 


I 


M""-  DE  STAËL  99 

de  Dieu,  sans  pivlciidre,  au  nom  iraucuu  doiiino,  à  piuvcrncr 
et  à  (loniincr  les  hommes.  Mais  il  ne  faut  rien  clK-rclicr  <lans 
l'ouvrage  qui  ressemble  à  une  confession,  à  une  profession  de 
foi,  à  l'exposé  d'un  système.  Le  livre  De  la  Lilti-ratvre  nous 
donne  tout  ce  que  son  titre  promet,  mais  rien  de  plus. 

Le  livre  «  De  l'Allemagne  ».  —  On  peut  dire  au  con- 
traire du  livre  De  l Allemagne  que,  tout  en  traitant  son  sujet, 
il  le  dépasse.  M'"'  Necker  de  Saussure  ici,  comme  |>arlout,  a 
très  bien  vu  la  vérité.  Elle  a  compris  qu'on  se  méprendrait 
en  ne  cherchant  rien  dans  cet  ouvrag-e  que  les  souvenirs  dun 
voyag-eur  et  les  jug:ements  d'un  critique.  Le  dessein  en  est  plus 
profond  et  plus  philosophique  :  «  Trouvant  à  côté  de  la  France, 
dit  M"'*^  NecUer  de  Saussure  ',  le  pays  qui  offre  les  plus  fortes 
oppositions  avec  la  France  même,  elle  puise  là  le  secret  de 
ces  contrastes  au  moyen  desquels  on  fait  ressortir  ce  qui  serait 
trop  vag-ue  ou  trop  indéfini,  si  on  le  présentait  seul.  Deux 
différences  fondamentales  s'offrent  à  ses  regards,  et  ces  diffé- 
rences, relevées  dans  tout  son  ouvrage,  en  font,  pour  ainsi 
dire,  l'esprit.  Elle  oppose  d'une  part  l'empire  exercé  par  la 
société  à  la  liberté  de  la  pensée  solitaire,  et  de  l'autre,  l'effet 
de  la  doctrine  méta])hysique  qui  assujettit  l'àme  aux  sensations, 
à  celui  d'un  système  qui  donne  la  souveraineté  à  l'àme.  » 

C'est  à  faire  ressortir  le  premier  de  ces  contrastes  que  sont 
consacrées  la  première  et  la  seconde  partie  de  l'ouvrage  : 
De  VAllemarjne  et  des  mœurs  des  Allemands  ;  — De  la  littérotiire  et 
des  arts.  Et  l'on  comprend  dès  maintenant  comment  se  trouvent 
insérés  dans  un  livre  sur  l'Allemagne  ces  brillants  et  célèbres 
chapitres  sur  l'esprit  français  et  l'esprit  de  conversation-. 

Aussi  bien  M"""  de  Staël  jouissait-elle  ici  d'un  rare  privilège, 
puisqu'aux  dons  éclatants  qui  avaient  fait  d'elle  la  reine  de  la 
conversation  dans  les  salons  de  la  haute  société  parisienne,  elle 
joignait  une  certaine  affinité,  qu'elle  devait  à  sa  naissance  pro- 
testante et  demi-g-ermanique,  avec  l'esprit  méditatif  de  l'Alle- 
magne. Nul  plus  qu'elle  n'était  capable  de  faire  comprendre  à 
chacune  des  deux  nations  l'esprit  de  l'autre. 

Aussi  l'intérêt  de  ses  belles  études  sur  les  chefs-d'œuvre  de 

\.  Notice  sur  le  cnvarlèvp  et  le.'t  ëa'il.'!  de  M"""  de  S/aël. 
2.  Première  parlie,  chap.  ix-xii. 


100  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M"^°  DE  STAËL 

la  poésie  et  du  théâtre  allemand,  de  ses  analyses  développées', 
s'est-il  à  peine  aflaibli,  après  tant  d'années  écoulées,  tant  de 
travaux  j)ubliés  sur  les  mômes  objets. 

Mais  ce  sont  toujours  les  idées  générales  qui  font  le  plus 
grand  prix  des  livres  de  M"^  de  Staël  et  ce  qu'il  faut  retenir 
surtout  de  toute  cette  première  moitié  de  l'ouvrage,  c'est  le 
parallèle  si  instructif  qui  s'y  poursuit  entre  les  talents  que 
l'usage  de  la  société  affine  et  les  sentiments  qui  s'exaltent  dans 
la  solitude.  Dans  la  société  le  tact  saiguise,  mais  l'individualité 
s'efface.  Aussi  en  France  le  public  commande-t-il  aux  auteurs; 
un  auteur  allemand  forme  son  public  ^  Ceux  qui  ont,  en  France, 
donné  les  règles  de  la  poésie,  apprennent  comment  il  faut  écrire 
pour  être  com})ris  de  tout  le  monde  et  tout  de  suite,  et  pour  ne 
pas  choquer  le  goût  général,  règles  sans  doute  fort  utiles,  pourvu 
que  le  versificateur  qui  les  a  suivies  et  s'est  ainsi  gardé  de  toute 
incorrection  ne  s'imagine  pas  qu'il  a  fait  par  là  même  œuvre 
de  poète.  La  poésie,  elle  est  dans  l'àme  de  «  tous  les  êtres  capa- 
bles d'atTections  vives  et  profondes  ».  Mais  «  le  don  de  révéler 
par  la  parole  ce  qu'on  ressent  au  fond  du  cœur  est  très  rare;... 
l'expression  manque  à  ceux  qui  ne  sont  pas  exercés  à  la  trouver. 
Le  poète  ne  fait,  pour  ainsi  dire,  que  dégager  le  sentiment  pri- 
sonnier au  fond  de  l'àme;  le  génie  poétique  est  une  disposition 
intérieure,  de  la  même  nature  que  celle  qui  rend  capable  d'un 
généreux  sacrifice  :  c'est  rêver  l'héroïsme  que  de  composer  une 
belle  ode''.  »  Aussi  la  poésie  lyrique  est-elle,  aux  yeux  de  M"°  de 
Staël,  quoiqu'elle  ne  le  dise  pas  expressément,  la  poésie  véri- 
table. Or,  c'est  dans  un  tel  genre  que  les  Allemands  excellent, 
tandis  que  les  Français  sont  incomparables  dans  les  genres  qui 
se  proposent  limitation  des  mœurs  de  la  société,  ou  dans  ceux 
flont  une  intelligence  aiguisée  par  l'esprit  de  société  peut  seule 
goûter  la  finesse  :  la  poésie  dramatique,  la  poésie  descriptive  et 
didactique,  la  poésie  légère  (jui  sourit  et  qui  raille. 

Enfin  la  diversité  des  goûts  littéraires  des  deux  nations 
«  dérive  non  seulement  de  causes  accidentelles,  mais  aussi  des 
sources  primitives  de  l'imagination  et  de  la  pensée*  ».  C'est  ce 

1.  Voir  toute  la  seconde  partie  de  l'œuvre. 

2.  Seconde  iiarlic,  cliap.  i. 

3.  Seconde  iiarlie,  chap.  x. 

4.  Seconde  partie,  chap.  xi. 


i 


I^j.ut.  j)E  STAICL  loi 

que  M""  (le  Starl  a  voulu  surtout  diMnoulicr.  \'1\  Ton  coiuitrcuil 
Lieu  qu'une  telle  (h'-nioiistratioii  est  en  même  |rmj»s  une  k'Qon. 
M""'  (Je  Staël  sait  ce  que  les  écrivains  franeais  ont  gagné  déjà  à 
la  connaissance  des  littératures  étrangères. 

Toutes  les  fois  (dit-elle)  que  de  nos  jours,  on  a  pu  faire  entrer  dans  la 
régularité  française  un  jteu  de  sève  étrangère,  les  Français  y  ont  applaudi 
avec  transport.  Jean-Jacques  Rousseau,  Bernardin  de  Saint-l'ierrc,  Ciialeau- 
briand,  dans  quelques-uns  de  leurs  ouvrages,  sont  tous,  même  à  leur  insu, 
de  l'école  germanique,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  puisent  leur  talent  que  dans  le 
fond  de  leur  àme  '. 

Nul  doute  d'ailleurs  qu'à  pénétrer  le  génie  des  Allemands, 
celui  des  Français  ne  doive  sortir  d'une  telle  étude  plus  riche, 
plus  profond,  plus  religieux  surtout  :  «  La  piété  s"o|)pose  à  la 
dissipation  d'àmc,  qui  est  le  défaut  et  la  grâce  de  la  nation 
française  -.  » 

L'histoire  de  la  révolution  romantique  et  du  sentiment  poé- 
tique en  France  dans  tout  le  cours  du  xix^  siècle  et  jusqu'à  notre 
époque  elle-même,  montre  assez  si  M"'^  de  Staël  a  été  tout  à  la 
fois  une  éducatrice  avisée  et  une  prophétesse  sagace.  Mais  on 
remarquera  également  sa  réflexion  sur  la  piété,  comme  on  pour- 
rait remarquer  la  place  que  le  sentiment  religieux  tient  dans 
sa  théorie  de  la  poésie  ou  dans  la  helle  conclusion  de  son  étude 
sur  Schiller ^  Le  fond  de  l'àme  de  M"""  de  Staël,  de  son  àme 
renouvelée,  agrandie,  épurée,  se  révèle  ainsi  dès  les  premières 
parties  de  son  livre,  toutes  littéraires  cependant  en  apparence. 
A  plus  forte  raison  se  découvrira-t-il  dans  les  deux  dernières  : 
la  philosop/iie  et  la  morale;  —  la  religion  et  l" enthousiasme. 

A  ne  prendre  la  troisième  partie  que  comme  une  histoire  de 
la  philosophie  allemande,  il  se  peut  qu'on  la  trouve  moins 
in.structive  et  plus  .superficielle  que  les  premières.  Et  pourtant, 
si  l'exposition  des  systèmes  n'est,  chez  M"""  de  Staël,  ni  précise 
ni  complète,  les  vues  qu'elle  ne  doit  qu'à  elle-même  sont  le 
plus  souvent  d'une  rare  pénétration.  Avant  les  historiens  mo- 
dernes et  en  dépit  de  toutes  les  différences  apparentes,  elle 
voit  très  Lien  que  c'est  à  Leihnitz  qu'il   faut   remonter  pour 

1.  Seconde  partie,  chap.  i. 

2.  Ibid. 

3.  Seconde  partie,  chap.  viu. 


102  JOSEPH  DE  MAISTRE.   W'  DE   STAËL 

comprendre  tout  le  mouvement  de  la  philosophie  allemande'; 
avant  Schopenhauer,  elle  a  pressenti  une  sorte  d'affinité  entre 
certaines  parties  de  la  philosophie  des  Hindous  et  le  g-énie  des 
idéalistes  allemands  -.  Mais  revenons-en  au  mot  de  M'""  Necker 
de  Saussure  :  ce  que  M™  de  Staël  demande  avant  tout  à  la 
philosophie,  c'est  une  règle  de  vie,  c'est  une  morale.  Locke, 
Condillac,  et,  après  eux,  la  plupart  des  Français  au  xvni''  siècle, 
ont  fait  dépendre  la  leur  des  sensations,  Font  fondée  sur  l'in- 
térêt; les  Allemands  la  fondent  sur  un  sentiment  intérieur. 

Rousseau,  il  est  vrai,  au  xvin"  siècle,  avait  fait  de  même,  se 
distinguant  par  là  des  sensualistes.  Mais  qu'est-ce  que  ce  senti- 
ment? Les  uns  y  voient  une  sorte  d'instinct,  d'inspiration  dont 
la  source  est  dans  la  sensihilité,  et  que  nous  suivons  toujours 
si  nous  ne  faisons  pas  effort  pour  le  contrarier.  Les  autres  au 
contraire  se  défient  des  suggestions  de  la  sensibilité  et  ne  voient 
le  bien  que  dans  l'effort  que  fait  la  volonté  pour  se  mettre 
d'accord  avec  les  injonctions  de  la  raison. 

Ces  distinctions  nous  sont  aujourd'hui  bien  familières  :  quand 
M""  (le  Staël  écrivait,  elles  étaient  nouvelles,  du  moins  pour  le 
grand  public  en  France. 

Avoir  séparé  donc,  avec  une  certaine  précision,  de  ce  qui  est 
proprement  la  «  morale  du  sentiment  »,  la  morale  du  devoir  ou 
de  l'impératif  catégorique,  c'est  un  premier  mérite.  C'en  est  un 
autre  que  d'avoir  dénoncé  franchement  ce  qu'il  y  a  de  dur  et 
d'exclusif  dans  la  doctrine  de  Kant,  de  périlleux  dans  celle  de 
Jacobi.  —  Mais  comment  enfin  concilier  les  droits  du  sentiment 
avec  les  exigences  de  la  raison? 

Entre  les  deux  classes  de  moralistes,  celle  qui,  comme  Kant  et  d'autres 
plus  abstraits  encore,  vont  rapportant  toutes  les  actions  de  la  morale  à  des 
préceptes  immuables,  et  celle  qui,  comme  Jacobi,  proclame  qu'il  faut  tout 
abandonner  à  la  décision  du  sentiment,  le  chritianisme  semble  indiquer  le 
point  merveilleux  où  la  loi  positive  n'exclut  pas  l'inspiration  du  cœur,  ni 
cette  inspiration  la  loi  positive  ■'. 

Remarquable  conclusion,  et  par  laquelle  M'"*'  de  Staël  se  place 
en  somme  presque  aussi  loin  de  Rousseau  qu'elle  l'a  toujours 

1.  Troisième  partie,  chap.  v. 

2.  «  La  philosophie  des  Indiens  ne  peut  être  bien  comprise  que  par  les  idéa- 
listes allemands  :  des  rapiiorts  d'opinion  les  aident  à  les  concevoir.  »  (Troisième 
partie,  chap.  vu.) 

3.  De  l'Allemagne,  troisième  jiartie,  chap.  xvi. 


M""-  DE   STAËL  103 

élé  (le  Voltaire  ou  de  ClialeauliriaiKl  :  M""'  Je  Staid  n'est  plus  ici 
ni  déiste,  ni  théiste;  elle  est  chrétienne.  Son  ehristianisme 
d'ailleurs,  c'est  celui  dont  elle  a  déjà  fait  {irofession  dans 
Corinne;  elle  voudrait  n'être  pas  obligée  de  choisir  entre  le 
catholicisme  et  le  protestantisme  :  ce  ne  sont  point  là,  en  effet, 
suivant  une  de  ses  remarques  les  plus  profondes,  deux  confes- 
sions opposées  ;  ce  sont  deux  puissances  morales  qui  se  parta- 
2"ent  le  cœur  de  tous  les  hommes  :  l'une  inspire  le  besoin  de 
croire,  l'autre  celui  d'examiner.  Et  sans  doute,  penser  ainsi  c'est 
déjà  être  protestante  :  aussi  M"""  de  Staël  l'est-elle,  mais  à  con- 
dition qu'on  entende  bien  qu'elle  attend  de  l'esprit  d'examen, 
non  qu'il  restreigne  ou  qu'il  ruine  ses  croyances,  mais  au  con- 
traire qu'il  les  affermisse  et  les  exalte.  La  pire  des  religions,  ce 
serait  celle  qui  n'exigerait  de  l'homme  qu'une  «  foi  d'habitude  » 
et  des  pratiques  machinales;  la  vraie  religion,  c'est  celle  que  le 
cœur  inspire. 

Le  mysticisme  lui-même  n'a  rien  qui  efTraye  ^1'""  de  Staël,  et 
sans  s'associer  aux  doctrines  des  mystiques,  elle  serait  moins 
disposée  à  les  réfuter  qu'à  les  défendre  contre  certains  des  repro- 
ches qu'on  leur  adresse.  C'est  qu'elle  pense  à  la  France,  et  que 
le  danger  n'est  point,  suivant  elle,  et  à  l'heure  où  elle  parle, 
que  les  Français  s'égarent  dans  les  rêveries  de  la  mvsticité. 
Bien  au  contraire  on  cherche  à  tuer  en  eux  l'enthousiasme,  à  le 
ridiculiser,  à  les  persuader  qu'il  ne  faut  croire  qu'au  calcul  et 
c'est  pour  les  préserver  d'un  désastre  moral  que  M"""  de  Staël 
écrit  les  derniers  chapitres  de  son  livre.  On  eût  pu  les  prendre, 
à  ne  juger  que  par  le  titre,  pour  une  sorte  de  hors-d'œuvre,  de 
superfétation  déclamatoire;  on  voit  que,  tout  inspirés  qu'ils  sont 
par  les  circonstances,  ils  se  rattachent  étroitement  et  au  dessein 
général  de  l'ouvrage  et  à  ce  qu'on  peut  appeler  dès  maintenant 
la  philosophie  de  M'""  de  Staël. 

Les  «  Considérations  ».  —  Les  Considérations  sur  les 
principaux  événements  de  la  Révolution  française  sont,  avec  F  Alle- 
magne, le  chef-d'œuvre  de  M"""  de  Staël.  Durant  le  temps  même 
(juelle  les  rédigeait,  elle  en  modifia  le  plan.  Elle  est  morte 
avant  d'avoir  pu  relire  le  livre  tout  entier,  d'avoir  complété, 
suivant  son  désir,  certains  chapitres  des  deux  dernières  par- 
ties. L'unité  morale  de  l'ouvrage  n'en  est  pas  moins  sensible. 


104  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M""«  DE  STAËL 

et,  si  la  composition  n'en  est  pas  très  ferme,  il  n'est  pas  bien 
sûr  que  M'""  de  Staël,  quand  elle  aurait  eu  le  temps  d'achever 
les  Considérations,  se  fût  occupée  de  la  serrer  davantage. 

A  l'exemple  de  Montesquieu,  il  semble  qu'elle  ait  été  tou- 
jours plulùt  séduite  qu'effrayée  par  un  certain  air  de  liberté  et 
même  d'imprévu  qu'on  remarque  ou  dans  le  titre  ou  dans 
la  suite  des  chapitres  de  ses  livres.  Sur  la  matière  de  l'ouvrage, 
il  ne  reste  donc,  à  vrai  dire,  qu'à  observer  avec  l'auteur,  qui  le 
reconnaît  très  simplement  dans  son  Averlissemenl,  que  Necker 
y  tient  peut-être  trop  de  place.  Ce  n'est  pas  seulement  refîet 
de  l'amour  filial;  c'est  que  M'""  de  Staël  avait  commencé  son 
ouvrag'e  «  avec  l'intention  de  le  borner  à  l'examen  des  actes  et 
des  écrits  politiques  »  de  son  père  ;  c'est  en  avançant  dans  son 
travail  qu'elle  fut  conduite  à  en  agrandir  le  plan. 

Quant  au  livre  lui-même  il  n'y  faut  pas  voir  seulemeutle  fruit 
des  souvenirs  de  M'""  de  Staël,  et  de  ses  méditations;  on  peut  le 
reg'arder  comme  le  manifeste  d'un  parti,  le  parti  libéral  ou,  pour 
parler  avec  plus  de  précision,  le  parti  qu'on  a  nommé  doctrinaire; 
la  pensée  en  effet  qui  l'inspire,  c'est  que  la  politique  n'est,  pas  la 
science  des  circonstances  et  des  opportunités,  qu'elle  est  au  con- 
traire fondée  sur  des  principes  et  que  ces  principes  sont  faciles 
à  connaître,  car  ce  sont  les  principes  mêmes  de  la  morale.  La 
morale  doit  être  la  règle  des  hommes  «l'Etat,  d'abord  parce 
qu'elle  est  immuable,  absolue,  et  que  s'y  conformer  résolu- 
ment, c'est  s'épargner  d'avance,  dans  le  gouvernement,  les 
incertitudes  toujours  funestes  et  les  regrets  toujours  vains; 
puis  parce  que  la  morale  n'est  rien  que  l'ordre  des  choses,. 
qu'il  est  impossible  par  conséquent  qu'elle  ne  finisse  pas  par 
prévaloir,  et  qu'ainsi  tout  établissement  qui  n'est  pas  fondé  sur 
elle  est  nécessairement  caduc. 

Cette  pensée  n'éclate  nulle  part  avec  plus  de  force,  on  va  le 
voir,  que  dans  la  quatrième  partie  des  Considérations. 

La  première  débute  par  une  sorte  d'introduction,  vue  rapide 
jetée  sur  l'histoire  de  France,  à  travers  laquelle  M""  de  Staël  suit 
l'eflort  continu  de  la  nation  pour  défendre  sa  liberté  contre  les 
empiétements  du  despotisme;  la  Révolution  lui  apparaît  dès 
lors,  moins  comme  la  revendication  de  droits  nouveaux  que 
comme  la  confirmation  de  droits  imprescriptibles  :  la  révolution 


M""^  DE  STAËL  105 

n'a  eu  pour  Inil,  dilclli'  '.  >■  «juc  de  rég-ulariscr  les  limites  »  ([ui, 
(le  tout  temps,  ont  dû  èlre  iuiposées  en  France  au  pouvnji- 
monarchique. 

Puis  vient  le  récit  des  événements  que  M""  de  Staël  conduit 
d'abord,  de  l'entrée  de  Necker  aux  afîaires,  jusqu'à  son  second 
rappel,  au  lendemain  de  la  prise  de  la  Bastille. 

L'histoire  de  la  Révolution  depuis  le  14  juillet  1789  jusqu'à  la 
lin  du  Directoire  remplit  la  seconde  et  la  troisième  partie.  Enfin 
la  quatrième  partie  la  met  en  face  de  Bonaparte,  Premier  Consul 
et  Empereur.  C'est  alors,  sous  sa  plume,  comme  une  sorte  de  duel 
tragique  entre  le  fait  et  l'idée.  Napoléon  est,  de  tous  les  hommes, 
celui  qui  s'est  le  plus  défié,  le  plus  moqué  de  l'idée  ;  il  en  a  nié  la 
puissance,  il  a  cru  qu'on  ne  menait  les  hommes  que  par  la 
crainte  et  par  l'intérêt.  «  La  durée  de  son  pouvoir  était  une 
leçon  d'immoralité  continuelle;  s'il  avait  toujours  réussi, 
qu'aurions-nous  pu  dire  à  nos  enfants?  »  Mais  le  même  intérêt 
qui  avait  commandé  de  le  servir  à  certains  hommes,  qu'il 
comhla  de  places  et  d'argent,  leur  persuada  un  jour  de  déserter 
sa  cause,  et  c'est  l'idée,  Vidée  qu'il  avait  raillée,  qui  souleva 
victorieusement  contre  sa  puissance  les  peuples  de  l'Europe 
qu'il  prétendait  contraindre  par  la  force  à  lui  servir  d'alliés. 

Grande  leçon  pour  le  gouvernement  légitime  qui  succède  à 
l'empire  :  nul  pouvoir  n'est  durable  s'il  n'est  fondé  sur  l'obéis- 
sance volontaire  des  sujets.  M'"^  de  Staël  ne  peut  s'empêcher  de 
craindre  que  la  Restauration  ne  l'oublie;  déjà  l'aveuglement, 
les  erreurs  des  émigrés  ont  favorisé  le  funeste  retour  de  Bona- 
parte aux  Cent-Jours  :  au  moment  même  où  M""'  de  Staël  écrit 
la  cinquième  partie  de  son  ouvrage  (1816)  les  armées  étrangères 
occupent  le  territoire  français. 

Aussi  détourne-t-elle  ses  regards  de  ce  triste  spectacle,  et, 
plutôt  que  d'essayer  de  prédire  l'avenir,  elle  veut  exposer  aux 
yeux  des  Français  l'état  de  l'Angleterre  pour  leur  faire  com- 
prendre enfin  ce  que  sont  les  mœurs  de  la  liberté  :  c'est  là 
l'objet  de  sa  sixième  partie.  Mais  il  est  bon  de  le  remarquer  :  ce 
qu'elle  reproche  aux  amis  trop  zélés  de  la  monarchie  restaurée, 
ce  ne   sont  pas  seulement  en  général    ces  préventions   et  ces 

1.  Première  parlie.  chap.  xi. 


106  JOSEPH  DE  MAISTRE.   W"^  DE   STAËL 

aveuglements  dont  elle  avait  iléjà  eu  personnellement  à  souffrir 
de  la  part  des  émigrés,  et  qu'elle  dénonçait  dès  1796;  son 
reproche  le  plus  grave  est  en  môme  temps  plus  précis  :  elle  voit 
le  gouvernement  favoriser  de  nouveau  cette  union  de  la  poli- 
tique et  de  la  relig-ion  si  funeste  et  à  l'État  et  au  christianisme 
lui-même.  Car  quels  sentiments  d'amour,  d'obéissance  et  de 
piété  les  peuples  peuvent-ils  conserver  pour  une  religion  qu'ils 
pratiquent  comme  ils  paient  l'impôt,  et  pour  le  pouvoir  qui  les 
contraint  d'en  subir  le  joug? 

Et  reprenant  les  idées  qui  lui  sont  chères.  M""  de  Staël  étaldit 
une  fois  de  plus  le  caractère  de  la  vraie  religion;  une  fois  de 
plus  elle  montre  dans  le  christianisme  la  doctrine  qui  ain-anchit 
l'individu,  loin  de  l'enchaîner,  qui  l'exalte,  bien  loin  de  l'as- 
servir. 

Le  christianisme  (dit-elle)  a  véiilablement  apporté  la  vérité  sur  cette 
terre,  la  justice  envers  les  opprimés,  le  respect  pour  les  malheurcu.v,  enfin 
l'égalité  devant  Dieu,  dont  l'égalité  devant  la  loi  n'est  qu'une  image  impar- 
faite. C'est  par  une  confusion  volontaire  chez  quelques-uns,  aveugle  chez 
quelques  autres  qu'on  a  voulu  considérer  les  privilèges  de  la  noblesse  et  le 
pouvoir  absolu  du  trône  comme  des  dogmes  de  la  religion.  Les  formes  de 
l'organisation  sociale  ne  peuvent  toucher  à  la  religion  que  par  leur 
iniluence  sur  le  maintien  de  la  Justice  envers  tous  et  de  la  morale  de 
chacun;  le  reste  appartient  à  la  science  de  ce  monde  '. 

Conclusion.  —  C'est  sur  ces  nobles  et  religieuses  aflirma- 
tions  que  se  ferme  le  livre  des  Considér^ations.  Quel  chemin  par- 
couru depuis  ce  livre  sur  les  Passions  par  exemple,  oi^i,  venant 
à  parler  des  rapports  de  la  religion  et  de  la  politique,  elle  ne 
voyait  guère  dans  la  première  qu'un  aliment  utile  à  fournir  à 
l'imagination  des  hommes  qui  travaillent  de  leurs  mains  pour 
les  détourner  des  curiosités  politiques!  Et  comme  M"*"  de  Staël, 
par  ces  modifications  sucessives  de  son  esprit,  ressemble  peu 
à  ce  Joseph  de  Maistre,  son  illustre  contemporain,  dont  nous 
avons  d'abord  parlé  ! 

Joseph  de  Maistre  a  été  l'homme  d'un  système  et  nous  le 
retrouvons  dans  son  dernier  ouvrage  tel  qu'il  s'est  montré  à  nous 
dans  le  premier.  L'esprit  de  M""'  de  Staël  au  contraire  n'a  cessé 
de  s'enrichir  :  de  ses  premiers  opuscules  à  Delphine  et  au  livre 

1.  Considérations,  sixième  partie,  cliap.  xii. 


M"'"  DE  STAËL  107 

De  la  Litlévalure,  de  Delphine  à  Coritu',  de  la  LiUéralure  à 
CAllemafjne  et  aux  Considérations,  sa  pensée,  naturellement 
pénétrante,  })uis  aiguisée  par  l'éducation  et  la  conversation, 
liag-ne  en  solidité,  en  g-ravité  ;  on  en  suit  le  progrès  et  ses 
derniers  livres  sont  en  môme  temps  ses  chefs-d'œuvre. 

Un  sentiment  pourtant  l'.iit  l'unité  de  sa  vie  :  rauxuir  pas- 
sionné de  la  liberté,  le  respect  des  droits  de  l'individu.  Il  n'est 
pas  de  pouvoir  parmi  les  hommes  auquel  il  soit  permis  de 
rien  tenter  contre  les  droits  de  l'individu,  de  rien  fonder  sans  le 
libre  concours  des  volontés  individuelles  :  telle  est  la  doctrine 
de  M'""  de  Staël;  c'est  celle  du  libéralisme  môme  dans  la  poli- 
tique et  dans  la  religion,  et  c'est  encore  le  contre-pied  do  tout 
ce  que  pensait  Joseph  de  Maistre. 

A  ne  les  considérer  maintenant  que  comme  écrivains,  la 
difTérence  entre  eux  ncst  pas  moins  tranchée.  Le  talent  de 
M'""  de  Staël  n'est  guère  varié,  mais  elle  a  voulu  l'exercer 
dans  tous  les  genres  :  par  ses  livres  sur  la  Littéralure  et  sur 
rAllemarjne,  sinon  par  ses  romans,  M""*  de  Staël  mérite  d'oc- 
cuper dans  l'histoire  même  du  goût  et  des  genres  littéraires 
en  France  au  xix^  siècle  une  place  égale  à  celle  de  Chateau- 
briand, et  peut-être  une  place  plus  grande.  Joseph  de  Maistre 
ne  saurait  prétendre  à  cette  espèce  de  gloire.  Mais  s'il  n"a  pas 
laissé  de  disciple,  et  si  personne,  au  moins  dans  la  génération 
qui  l'a  suivi,  ne  s'est  réclamé  de  lui  comme  d'un  maître,  c'est 
un  peu  pour  la  même  raison  qui  fait  qu'on  n'imite  ni  Bussuet, 
ni  M'"^  de  Sévigné,  ni  Saint-Simon,  ni  aucun  de  ces  très  grands 
écrivains  qui  trouvent  toujours,  et  comme  sans  effort  et  sans 
étude,  le  mot  le  plus  propre  et  le  plus  plein  de  sens,  le  tour, 
sinon  le  plus  correct,  du  moins  le  plus  convenable  et  le  plus 
expressif.  Le  style  de  M'""  de  Staël  au  contraire  est  noble  et  le  plus 
souvent  correct.  Mais  son  vocabulaire  est  abstrait  et  impropre; 
ses  tours  manquent  de  variété,  de  souplesse  et  d'élégance.  Ce 
qui  n'empêche  pas  d'ailleurs  que  nous  n'ayons  pu  nous-mêmes 
mentionner  d'elle  des  pages  admirables.  Mais  M'""  Necker  de 
Saussure  l'avouait  elle-même  :  «  Il  a  manqué  quel([ue  chose 
aux  ouvrages  de  M""  de  Staël  sous  le  rapport  de  l'art  »,  et, 
pour  l'en  excuser  :  «  Elle  ne  s'occupe  que  de  l'esprit,  ajoutait- 
elle  ;  la  parole  n'est  à  ses  yeux  qu'un  instrument.  »  Distinc- 


108  JOSEPH  DE  MAISTRE.   M"'"  DE  STAËL 

tion  dang-erousc,  peu  philosophique,  et  contre  laquelle  M"''  de 
Staël  avait  par  avance  protesté  à  son  propre  détriment  :  «  La 
beauté  du  style,  disait-elle,  dans  V Allemagne,  n'est  point  un 
avantage  purement  extérieur  :  dans  la  sphère  des  beaux-arts, 
la  forme  appartient  à  Tàmc  autant  que  le  sujet  même  ». 


BIBLIOGRAPHIE 

Jo.«iO|>li  «le  Msiiistre.  —  OEUVRES.  —  Considérations  sur  la  France, 
Londres  (Neul'châtelj,  179G,  in-8;  2*=  édit.,  revue  et  corrigée,  Londres 
(Bâie),  1797,  in-8.  —  Essai  sur  le  principe  générateur  des  constitutions  yoli- 
tiqws,  Saint-Pétersbourg,  1810,  in-8.  —  Du  Pape,  Lyon,  1819,  in-8.  —  De 
l'église  gallicane  dans  son  rapport,  avec  le  Saint-Siège  (posthume),  Paris, 
Lyon,  1821,  in-8.  —  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  (posthume),  Paris,  Lyon, 
483(),  in-8.  —  Examen  de  la  philosophie  de  Bacon  (posthume),  Paris,  Lyoi>. 
183(),  in-8.  —  Lettres  et  opuscules  inédits,  pubHés  par  le  comte  Rodolphe 
de  Maistre,  Paris,  1851,  in-8.  —  Mémoires  politiques  et  correspondance 
diplnmatiifue,  publiés  par  Albert  Blanc,  Paris,  ISfiO,  in-8.  —  Correspon- 
dance diplomatique,  pubHée  par  Albert  Blanc,  Paris,  18G1,  in-8.  —  Œuvres 
inédites  publiées  par  le  comte  Charles  de  Maistre,  Paris,  1870,  in-8.  — 
Œuvres  complètes,  Lyon,  14  vol.  et  une  table,  1884-1887,  in-8. 

A  CONSULTER.  —  Raymond,  Éloge  du  comte  Joseph-Marie  de  Maistre 
(dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  de  Turin,  t.XXVlI).  —  Sainte- 
Beuve,  Portraits  contemporains,  t.  H;  Causeries  du  lundi,  t.  IV.  —  A.  de 
Marg-erie,  Le  comte  Joseph  de  Maistre,  1882,  in-8.  ^  Faguet,  Politiques  et 
moralisics  du  A7A'<=  siècle,  l'''  série,  Paris,  1891,  in-18.  —  Paulhan,  Joseph 
de  Maistre  et  sa  philosophie,  Paris,  1893,  in-8.  —  François  Descostes, 
Joseph  de  Maistre  avant  la  révolution,  Paris,  1893,  in-8.  —  Cogordan, 
Joseph  de  Maistre,  Paris,  1894,  in-8. 

M""'  de  Staël.  —  Sophie  ou  les  sentiments  secrets  (sans  nom  d'auteur), 
Paris,  178(),  in-8.  —  Lettres  sur  les  écrits  et  le  caractère  de  J.-J.  RousseaUr 
Paris,  1788,  in-12.  —  Réfle.rions  sur  la  paix,  Genève,  in-8,  1793.  —  De  l'in- 
fluence des  passions  sur  le  bonheur  des  individus  et  des  nations,  Lausanne,  179G,. 
ia-8.  —  De  la  littérature,  Paris,  an  VIII,  in-8.  —  Delphine,  Genève.  1802,. 
in-12.  —  Corinne  ou  illalic,  Paris,  1807,  in-12.  —  De  P Allemagne,  Londres, 
1813,  in-8.  —  Considérations  sur  les  principaux  événements  de  la  Révolution 
française  (posthume),  Paris,  1818,  in-8.  —  Œuvres  complètes,  Paris,  17  voL 
in-8  et  in-12,  1820-1821. 

A  co.NsuLTER.  —  L'auteur  des  Souvenirs  de  il/'""  Récamier  (M""^  Lenor- 
mant)  :  Coppet  et  Weimar,  M'''^  de  Staël  et  la  grande  duchesse  Louise,  Paris, 
in-S",  18()2.  —  Id,,  M''^^°  Récamier,  les  amJs  de  sa  jeunesse  et  sa  correspondance 
intime,  Paris,  in-8°,  1872.  —  Gefifroy,  Gustave  lU  et  la  cour  de  France, 
Paris,  in-8",  1867.  —  D'Haussonville.  Le  salon  de  M"""  Necker,  Paris, 
in-12.  —  Sainte-Beuve,  articles  divers.  —  Caro,  La  fin  du  XVIll"  siècle,. 
Paris,  in-12,  1880.  —  Faguet,  ouvrage  cité.  — Lady  Blennerhasset,  Fraa 
von  Staél,  ihre  Freundo  und  ihre  Bedeutung  in  Polilik  und  Litfnitur,  Berhn, 
1887-1889,  in-8<'.  (Traduit  en  français  sous  le  titre  de  J/"'«  de  Staél  et  son 
temps,  par  M.  Dielrich,  Paris,  in-8",  1890.)  —  Albert  Sorel,  M"'"  de  Staèl, 
Paris,  in-IC,  iNOij.  —  Dejob,  il/""^  de  Staël  et  l'Ibdie,  Paris,  in-12,  1890.  — 
Benjamin  Constant,  Jjcttrcs  publiées  par  J.  IL  Menos,  Paris,  in-12,  1888, 
—  Id  ,  Journal  publié  [lar  Mclégari,  Paris,  in-8",  l89i. 


I 


CHAPITRE   III 
LA    LITTÉRATURE    DU    PREMIER    EMPIRE 


La  première  période  de  la  littérature  française,  pendant  le 

xix"  siècle,  va  de  1800  à  1815.  Elle  peut  nous  intéresser  pour 

"deux  raisons  majeures  :  c'est  d'abord  parce  qu'elle   inaugure 

notre  propre  siècle,  c'est  aussi  parce  que  l'astre  qui  éclaire  cette 

.aurore  ncst  rien  de  moins  que  Napoléon  ^^  Sur  les  champs  de 

bataille,  dans  toutes  les  représentations  officielles,  au  théâtre, 

au  Sénat,  à  l'Institut,  «  toujours  Lui,  Lui  partout  »,  comme  l'a 

Aille  poète  ■  : 

Toujours  Napoléon,  éblouissant  et. sombre, 
Sur  le  seuil  du  siècle  est  debout. 

Son  influence,  qui  fut  d'un  si  grand  poids  dans  les  destinées  de 
la  France  et  de  l'Europe,  puisque  son  élévation  et  sa  chute  ont 
.eu  leur  retentissement  dans  notre  siècle  tout  entier,  ne  s'exerça 
pas  moins  sur  les  lettres  :  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait  résolu, 
^n  frappant  la  terre  de  sa  botte  de  soldat,  d'en  faire  sortir  les 
•écrivains  de  talent,  comme  il  sembla,  pendant  quinze  ans,  faire 
Jaillir  les  armées  de  notre  sol  et  souvent,  pour  ainsi  dire,  impro- 
viser la  victoire.  Mais  le  génie  ne  naît  pas  sur  un  mot  d'ordre. 
Avec  les  encouragements,  les  prix  proposés  et  décernés,  les 
>donations,  les  honneurs  conférés.  Napoléon  I"  a  récompensé  et 
soutenu  les  savants,  les  artistes,  les  poètes  lyriques,  épiques  et 

I.  Par  M.  Auguste  Bourgoin,  docteur  is  lettres,  professeur  au  lycée  CondorctL 
2.  Victor  Hugo,  Lps  Orientales,  Lui. 


110  LA   LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

(Irainatiquos;  mais  le  Virgile  qu'a  fait  cet  Auguste  s'appela  Luce 
de  Lancival,  son  Corneille  fut  Baour-Lormian!  Ce  n'est  pas  à 
ses  côtés  que  se  placèrent  les  hommes  de  génie  de  son  temps,  et 
nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  que  des  littérateurs  qu'il  prit 
sous  sa  tutelle  et  dont  il  crut  favoriser  le  talent. 

Causes  de  la  faiblesse  de  la  littérature  impériale.  — 
La  littérature  dite  impériale,  officielle,  orthodoxe,  qui  releva 
du  pouvoir  rég-nant,  —  la  seule  dont  il  sera  question  dans  co 
chapitre,  —  se  donna  carrière  dans  tous  les  genres,  et  cela  pour- 
rait être  à  sa  gloire;  mais,  confessons-le  tout  de  suite,  elle  s'y 
montra  souvent  médiocre.  Ce  sont  les  dissidents  et  adversaires, 
comme  Chateauhriand,  M""'  de  Staël,  Joseph  de  Maistre,  Ben- 
jamin Constant,  ou  simplement  ceux  qui  se  tinrent  à  l'écart, 
qui  eurent  du  talent  ou  même  du  génie.  Aucune  époque  ne  prou- 
verait mieux,  ce  semble,  que  la  liberté  n'est  pas  défavorable  au 
développement  de  l'esprit  humain;  mais  de  la  médiocrité  de 
cette  littérature,  on  peut  donner  d'autres  raisons. 

Il  est  très  vrai  qu'aucun  homme  de  lettres  supérieur  ne  s'est 
rencontré  aux  côtés  de  Napoléon  I".  En  second  lieu,  les  littéra- 
teurs de  son  règne,  nés  presque  tous  au  commencement  de  la 
seconde  partie  du  xvni"  siècle,  étaient  entrés  dans  la  carrière 
avant  1800,  c'est-à-dire,  pour  bien  préciser,  sous  Louis  XVI; 
s'ils  sont  restés  tels  dans  leur  maturité  qu'ils  avaient  été  dans 
leur  jeunesse,  la  faute  n'en  est  pas  absolument  au  régime  impé- 
rial. Nul  doute  que,  sous  le  joug  du  despotisme,  les  esprits 
n'aient  été  glacés,  comprimés,  réduits  à  tourner  dans  un  cercle 
étroit;  mais  ont-ils  tant  cherché  à  en  sortir?  La  vérité  est  qu'un 
millésime  ne  constitue  pas  un  nouvel  état  de  choses,  et  que  la 
lin  (\u  xvnf  siècle  littéraire  se  prolonge,  dans  le  nôtre,  jus- 
(ju'en  1820.  De  1789  à  1793,  pour  se  mettre  au  service  des 
idées  nouvelles,  la  littérature  avait  fait  à  peine  un  crochet,  puis 
elle  reprit  tout  de  suite  son  ancien  cours.  Loin  d'être  dépaysée 
ou  étrangère  dans  la  société  impériale,  elle  y  retrouva  comme 
son  élément,  son  lit  naturel.  Quoiqu'elle  soit  celle  du  commen- 
cement de  notre  siècle,  la  littérature  impériale  fut  une  fin  de 
littérature,  et  elle  eut  trop  souvent  les  caractères  de  la  sénilité. 
Il  y  a  même  un  contraste  frappant  entre  la  vitalité  bruyante, 
presque  grossière,  des  soldats  de  l'Empire  et  la  timidité,  l'cfla- 


i 


LA   LITTÉRATURE   DU   PREMIER   EMPIRE  111 

cenioiit,  dos  honiiiies  de  lettres.  Ceci  écrasait  cela,  tout  en  y 
trouvant  du  cliarine  el  du  rej)OS. 

Les  circonstances,  pour  ceux  du  moins  qui  s'y  pliaient,  pour 
les  auteurs  orthodoxes,  non  pour  les  dissidents  (on  ne  saurait 
trop  les  distinguer  les  uns  des  autres,  car  c'est  aux  premiers 
surtout  que  s'appliqui*  ce  qui  va  suivre),  n'étaient  j)as  d'ailleurs 
favorables  à  l'épanouissement  des  choses  de  l'esprit.  Après  le 
9  thermidor  et  pendant  les  cinq  premières  années  du  xix"  siècle, 
il  y  a  d'abord  une  joie  de  vivre  qui  surabonde  dans  les  âmes; 
elle  a  pour  conséquence  la  légèreté  des  mœurs,  l'incrédulité  ou 
un  scepticisme  plein  de  désinvolture,  le  goût  des  frivolités.  Par 
contre,  dès  180G,  la  France  est  paralysée  par  la  peur  que  lui  ins- 
pire le  Moloch  dévora  leur  de  ses  soldats,  et  l'insécurité  y  pro- 
duit la  stérilité.  Gomment,  dans  de  telles  dispositions,  penser 
et  écrire,  surtout  quaml  il  s'agissait,  pour  les  auteurs,  de  sortir 
de  l'ornière,  de  rajeunir  un  vieux  fonds  littéraire  épuisé? 

Pour  y  arriver,  il  eût  fallu  de  grands  efforts  et,  ce  qui  en  est 
le  levier,  de  grandes  passions.  On  ne  voit  pas  qu'aucune  de 
celles-ci  ait  animé  les  hommes  de  lettres  d'alors.  Est-ce  la  faute 
des  sciences,  dont  le  charme  possédait  encore  les  esprits?  Pour- 
quoi, à  cette  époque,  beaucoup  de  savants  de  premier  ordre  et 
tant  de  médiocres  poètes?  Le  mouvement  scientifique  supprime- 
t-il  fatalement  toute  aspiration  vers  l'idéal?  Je  rappelle  ici,  sans 
pouvoir  la  citer,  une  page  fameuse  de  Lamartine,  écrite  en 
1834,  dans  une  petite  dissertation  sur  Les  destinées  de  la  poésie, 
où  le  grand  poète,  royaliste  et  chrétien,  s'emporte  contre  Vol- 
taire et  Bonaparte,  les  philosophes  et  les  mathématiciens;  le 
réquisitoire  est  vif,  mais  est-il  probant? 

L'esprit  humain  reste  quelquefois  en  jachère;  souvent  aussi, 
à  de  certaines  époques,  il  s'applique  exclusivement  à  tel  ou  tel 
objet,  au  détriment  de  tous  les  autres.  Ducis  ne  voulut  plus 
composer  de  tragédies  quand  il  eut  vu  tant  d'Atrées  en  sabots 
courir  les  rues  de  Paris;  de  même,  quand  l'épopée  était  en 
action  dans  les  champs  de  Rivoli  et  d'Austerlitz,  elle  ne  s'écrivit 
pas  ou  s'écrivit  mal  dans  un  poème.  Trop  d'action  nuisit  alors 
à  la  pensée;  à  supposer  qu'un  Homère  eût  surgi,  on  ne  l'eût  pas 
écouté  :  le  public  n'avait  d'oreilles  que  pour  entendre  la  lecture 
des  bulletins  de  larmée.  Les  gloires  militaires  de  l'Empire  ttut 


112  LA  LITTERATURE  DU   PREMIER  EMPIRE 

trouvé  plus  lard  des  chantres  illustres  pour  les  célébrer;  mais, 
au  moment  môme  oîi  elles  parurent,  elles  étourdirent  |)ar  des 
coups  trop  forts  les  cerveaux,  au  lieu  de  les  animer  et  de  les 
féconder.  Il  en  résulta  que  les  poètes,  notamment,  passèrent  à 
côté  de  quelques  sources  nouvelles  de  poésie  sans  les  aperce- 
voir, comme  la  renaissance  du  sentiment  religieux,  qui  inspira 
de  si  belles  pages  à  Chateaubriand,  la  splendeur  de  nos  victoires, 
ou  bien  encore  l'expansion  des  forces  individuelles,  émancipées 
par  la  Révolution.  D'autre  part,  certains  écrivains  sont  encore 
échauffés  par  les  idées  de  tolérance  ou  plutôt  d'irrélig-iosité, 
d'humanité,  de  perfectibilité  par  la  philosophie  et  la  science, 
jadis  brillamment  soutenues  par  Voltaire  et  les  Encyclopé- 
distes; ils  ont  du  talent,  de  la  conviction,  mais  ils  ont  plus  de 
solidité  que  d'éloquence  et  d'éclat.  Voyez,  par  contre,  jusqu'où 
vont  une  M'""  de  Staël  et  un  Joseph  de  Maistre  en  suivant  des 
voies  divergentes  ou  diamétralement  opposées.  Exception  faite 
de  tous  ces  derniers,  disons-le  franchement,  soit  fatigue,  crainte, 
parti  pris,  horreur  de  la  nouveauté,  contentement  de  soi-même 
ou  impuissance,  les  littérateurs  de  l'Empire  se  traînèrent  dans 
l'imitation  et  la  répétition  d'eux-mêmes.  Or  qu'avaient-ils  su 
faire,  à  l'époque  de  Louis  XVI,  et  qu'allaient-ils  faire  désor- 
mais? Us  allaient  se  fixer,  en  matière  de  goût,  aux  règles,  à  la 
tradition;  ils  allaient,  particulièrement  en  poésie,  respecter  les 
genres  avec  leurs  formes  et  leurs  procédés  constants,  s'attacher 
surtout  à  l'expression  abstraite  des  idées,  s'interdire  la  vision 
de  l'objet  en  soi,  la  sensation  qui  le  reproduit  dans  sa  réalité 
concrète  et  colorée,  détailh^r  les  choses  beaucoup  plus  que  les 
analyser,  les  décrire  à  la  surface,  et,  comme  conséquence  de 
tout  cela,  viser  à  la  correction  grammaticale,  à  l'élégance  de  la 
forme,  mais  à  une  élégance  apprêtée  et  comme  impersonnelle, 
n'employer  que  des  figures  usées  ou  sans  relief  naturel,  et  donner 
à  des  idées  communes  un  vêtement  banal,  étriqué  ou  flottant. 
C'était,  en  somme,  faire  peu  d'efforts,  et  c'était,  par  suite,  s'as- 
sujettir trop  docilement  aux  exigences  du  maître,  à  «|ui,  dans 
le  domaine  intellectuel,  déplaisait  toute  originalité. 

La  société  de  l'Empire.  —  Esquissons  en  quelques  traits 
le  milieu  où  ces  auteurs  se  produisirent,  se  complurent  et  plu- 
rent eux-mêmes. 


J 


LA    LITTKRATIUE   \)V   l'UKMIKll   KMl'IllK  11:5 

Ah  Jove  principluin  :  aii-ilcssns  de  toutes  les  tètes  et  à  une 
liauteur  énorme,  se  dressait  rEuijiereur,  (|ui,  avant  de  fain; 
des  lettres  un  instrument  de  règne,  ressentait  pour  elles  une 
inclination  personnelle.  Il  se  faisait  lire  ou  lisait  lui-même  les 
ouvrages  importants  qui  paraissaient  :  Atala,  Les  Beautés  du 
Christianisme,  V  Allemagne ,  une  tragédie  en  manuscrit  de 
M.-J.  ('hénier  ou  de  N.  Lemercier.  Il  eut,  en  d802,  l'idée  de 
réunir  à  Saint-Cloud  des  gens  de  lettres  et  de  susciter  entre  eux 
des  controverses  littéraires.  11  était,  pour  son  compte,  un  juge 
littéraire  prévenu,  et  il  manquait  de  goût,  mais  il  prenait  sou- 
vent part  aux  discussions.  II  soutenait  par  exemple,  contre  Fon- 
tanes,  la  supériorité  littéraire  du  xvni'' siècle  sur  le  xvu'I  II  pré- 
férait Corneille  à  Racine,  parce  que  l'auteur  de  Cinna  était  «  un 
rusé  politique  »,  et  il  mettait  la  tragédie  bien  au-dessus  de  la 
comédie  :  à  ses  yeux,  Molière  n'était  qu'un  boulTon!  Il  ne  pou- 
vait souffrir  les  jdiilosophes,  qu'il  appelait  des  «  idéologues  ». 
En  Italien,  en  homme  d'imagination  rêveuse  qu'il  ne  cessa 
d'être ,  il  lisait  Ossian ,  son  auteur  favori ,  et  surtout  les 
romans  nouveaux.  On  le  montre  adonné  à  cette  lecture  à  la 
veille  (les  moments  les  plus  décisifs  de  sa  vie,  en  face  de  l'en- 
nemi, surtout  quand  son  étoile  pâlit  et  qu'approchèrent  les 
revers.  Il  aimait  aussi  beaucoup  le  théâtre.  Soit  à  la  Comédie- 
Française,  soit  à  Saint-Gloud,  à  Fontainebleau,  à  la  Malmaison, 
à  Erfurth,  à  Dresde,  il  se  plaisait  au  jeu  de  Talma,  qui  était 
alors  au  pinacle  de  son  talent  et  de  la  faveur;  mais  il  soulignait 
surtout  de  son  approbation  les  vers  qu'il  pouvait  appliquer  à  la 
miraculeuse  fortune  qu'il  avait  faite.  Il  imposait  le  spectacle  à 
sa  cour  et  ne  la  délivrait  de  cette  contrainte  que  lorsqu'il  s'en- 
dormait pendant  la  représentation  ou  que  la  toile  tombait  sur 
le  cinquième  acte  de  la  tragédie.  En  résumé,  l'histoire,  les 
discours  politiques  ou  religieux,  la  critique  littéraire,  les  pièces 
de  théâtre,  les  journaux,  la  poésie  dans  tous  les  genres,  il  vou- 
lait tout  voir,  tout  juger,  tout  régler,  en  quelque  lieu  qu'il  fût, 
quelles  que  fussent  ses  autres  occupations.  Il  se  crut  un  juge 
littéraire  infaillible,  il  pensa  pouvoir  guider  les  auteurs,  leur  indi- 
quer les  sujets  à  traiter,  la  voie  à  suivre.  Or,  au  fond,  qu'était-il 
lui-même?  Un  homme  de  vive  intuition,  (|ui  avait  des  éclairs 
de  génie,  mais  aussi  un  homme  du  xvni'  siècle  qui  avait  lu  Yol- 

HlSTOlRE   DE    LA  LANGUE.    VU.  b 


114  LA   LITTERATURE  DU   PREMIER  EMPIRE 

taire  et  surtout  Rousseau,  et,  en  premier  lieu,  un  iiomme  de 
g-Quvernement,  comme  on  dit  aujourd'hui.  La  littérature  impé- 
riale ne  pouvait  être  qu'à  l'iniaj^e  et  suivant  les  goûts  d'un 
maître  aussi  impérieux,  et  Napoléon  P""  n'eut  autour  de  lui  que 
les  écrivains  (pi'il  pouvait  avoir. 

Sa  cour,  composée  surtout  de  soldats  parvenus  aux  hauts 
grades  et  de  nombreux  survivants  de  l'ancien  régime,  était 
ignorante  et  peu  curieuse  de  lettres  et  de  poésie,  ou  bien  elle 
s'en  tenait  aux  ritournelles  du  passé  ;  c'est  pour  elle  que  s'épa- 
nouirent les  fleurettes  de  la  poésie  lég-ère. 

A  la  ville,  c'est-à-dire  dans  Paris,  des  salons  nombreux  réu- 
nissaient l'élite  de  la  société.  Les  gens  de  lettres,  les  philo- 
sophes, les  émigrés  récemment  revenus  en  France,  des  oppo- 
sants, des  esprits  conciliants  essayant  de  rattacher  le  passé  au 
présent,  quelques  écrivains  d'élite,  des  femmes  célèbres  par  leur 
beauté  ou  l'élévation  de  la  pensée  et  du  cœur,  en  faisaient 
l'ornement.  Comme  autrefois,  on  y  parlait  de  tout,  de  poli- 
tique, de  poésie,  de  littérature,  des  bruits  du  jour,  des  vic- 
toires de  l'Empereur  et  aussi  des  démêlés  de  la  famille  impé- 
riale. Chateaubriand  s'y  montrait  dans  tout  l'éclat  de  sa  gloire 
naissante.  Fontanes,  Joubert,  M.  de  Narbonne,  Benjamin 
Constant,  y  maintenaient  les  traditions  de  l'esprit  français. 
Ailleurs,  l'abbé  Delille  lisait  les  fragments  de  ses  poèmes,  Denne- 
Baron  récitait  ses  poésies,  et  ainsi,  soit  chez  la  rharquise  de 
Condorcet,  soit  chez  M"®  de  Beaumont,  chez  M'""  de  Staël,  chez 
Tyjme  gyarj^  cj^ez  M"*'  d'Houdetot,  chez  l'abbé  Morellet  ou  chez 
M"®  Joseph  Bonaparte,  le  culte  du  passé ,  la  critique  ou  la 
défense  des  idées  nouvelles  en  religion,  en  politique,  en  littéra- 
ture, y  aiguisaient  singulièrement  les  esprits;  mais  remarquons 
qu'à  partir  de  1804,  les  salons  furent  observés,  inquiétés  par 
un  despote  ombrageux,  et  que  les  dissidents,  qui  comi)Osaient 
notamment  celui  de  M"®  Récamier,  furent  loin  d'y  avoir  leurs 
coudées  franches.  C'était  là  une  tutelle  onéreuse  ou  stérile  dont 
s'affranciiissaient  seuls  les  écrivains  indépendants  ;  mais  il  n'est 
pas  question  d'eux  ici. 

Bien  plus  bas,  était  la  bourgeoisie  parisienne  ou  provinciale,  le 
peuple  des  villes  et  de  la  campagne.  Les  uns  et  les  autres  lisaient 
surtout  des  romans,  et,  par  suite,  en  favorisaient  la  production. 


I 


LA   LITTKRATUIIE   DU   PIŒMIEll   EMPIKE  Ho 

Toute  cotte  soriélé,  on  somme  (jii(»i([U(^  ;issoz  iiriior.uitc,  ne  so 
désintéressait  pas  alpsolnincul  des  choses  de  rcspiil;  mais  (die 
n'y  attachait  qu'une  médiocre  iin|>ortance,  et,  en  voulant  (ju"(dles 
servissent  surtout  à  son  amusement,  elle  les  rapetissa.  LKm- 
pereur  avait  île  plus  hautes  visées,  mais,  encore  une  fois, 
il  serra  trop  la  liridc,  et,  (\e  par  sa  toute-puissance,  sinon  j>ar 
son  absolutisme,  s'imposa  trop  aux  g-oùts  des  auteurs,  (jui 
s'entendirent  trop  hien,  comme  on  va  le  voir,  à  contenter  leur 
public. 

La  Tragédie.  —  Sous  l'Empire,  la  tragédie  fut  beaucoup 
plus  prisée  que  la  comédie  :  c'était  d'ailleurs  le  goût  du  maître. 
Aimer  les  pièces  classiques,  colles  de  Corneille  beaucoup  plus 
que  celles  de  Racine,  celles  surtout  de  Voltaire,  et  celles  que 
les  auteurs  contemporains  allaient  tailler  sur  le  même  patron, 
c'était,  pour  les  spectateurs,  à  la  fois  suivre  leur  penchant  et 
réag-ir  contre  le  théâtre  de  la  Révolution  :  ils  s'ôtaient  ainsi  des 
yeux,  par  exemple,  le  Charles  IX  de  M.-J.  Chénier,  Les  17c- 
times  cloitrées  de  Monvel,  le  Jugement  dernier  des  rois  de  Sylvain 
Maréchal  et  cette  inénarrable  J/'"*  yl ?i/70<  du  citoyen  Eve  Maillot. 
Mais  si  les  sans-culottes  de  la  République  et  les  incrovables 
du  Directoire  avaient  porté  aux  traditions  et  au  lang-age  clas- 
siques de  rudes  coups,  en  exigeant  que  la  scène  fût  un  succédané 
du  club  ou  de  la  rue,  la  tragrédie  impériale  subit  plus  que  tout 
autre  genre  littéraire  le  despotisme.de  Napoléon.  Elle  lui  dut  sa 
vog-ue;  mais  il  lui  vendit  cher  ses  faveurs.  Il  visa  et  réussit  à  la 
diriger  dans  le  sens  de  sa  politique,  et,  par  contre,  quand  elle 
s'en  écarta,  il  fît  pleuvoir  sur  elle  les  interdictions.  Interdite,  par 
exemple,  une  pièce  sur  Henri  lY,  dont  la  popularité  l'otTusquait! 
Interdit,  un  Bélisaire,  à  cause  d'allusions  possibles  à  Moreau! 
Interdits,  Les  Etals  de  Blois  de  Raynouard,  après  avoir  été 
joués  sur  le  théâtre  de  Saint-Cloud,  et  interdits  pour  toutes 
sortes  de  mauvaises  raisons!  Interdit,  en  1810,  au  moment 
où  Georgfes  III  d'Angleterre  venait  de  retomber  en  démence,  le 
Roi  de  Cocagne,  dont  le  héros  passait  pour  fou!  Les  Templiers 
de  Raynouard  déplaisent,  parce  qu'entre  autres  torts  l'auteur 
a  eu  celui  de  donner  un  beau  rôle  à  Philippe  le  Bel,  et  que 
le  meurtrier  du  duc  d'Enghien  conçoit  de  l'ombrage  de  tout 
ce    qui    rehausse   lancienne    dynastie!  En    revanche,  V Hector 


116  LA   LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

(le  Liice  (le  Lancival,  pièce  militaire,  avait  tous  ses  suffrages. 
Si  Népomucène  Lemercier  refusait  de  changer  le  dénoûment 
de  son  CJiarlemagne  et  de  terminer  sa  pièce  par  la  scène  du 
couronnement,  M.-J.  Ghénier  n'hésitait  pas  à  le  faire  dans  son 
Cyrus  (1804),  Bref,  la  tragédie  ne  devait  aborder  aucun  sujet 
politique,  à  moins  d'entrer  dans  les  vues  du  maître.  Auteurs, 
acteurs  et  spectateurs  étaient  bridés. 

Cependant  est-ce  seulement  pour  avoir  été  ainsi  réduite  «  aux 
règles  du  devoir  »  que  la  Muse  tragique  de  l'Empire  ne  parvint 
que  rarement  à  s'élever  au-dessus  de  terre?  Sa  faiblesse  vint-elle 
uniquement  de  son  esclavage  ou  de  sa  servilité?  A  notre  avis, 
elle  résulte  bien  plus  encore  de  ceci,  que  les  auteurs  se  forgent 
de  leur  œuvre  un  idéal  tout  à  fait  faux  ou  plutôt  ne  s'en  forment 
aucun  idéal.  Toutes  les  tragédies  de  l'Empire  se  ressemblent  : 
qui  en  lit  une,  les  lit  toutes;  il  est  donc  parfaitement  inutile 
d'y  introduire  des  divisions.  Quel  que  soit  le  sujet  qu'ils  choi- 
sissent, les  auteurs  le  coupent  et  l'ajustent  à  la  mode  du  jour. 
Tout  y  est  convenu,  réglé,  d'après  une  formule  immuable. 
Toutes  les  pièces  sont  composées  à  l'imitation  de  celles  de 
Corneille  et  de  Racine,  écrites  à  l'imitation  de  celles  de  Vol- 
taire, Les  auteurs  savent  admirablement  les  jeter  dans  le  même 
moule,  connaissent  leur  métier,  s'entendent  en  perfection  à 
atténuer,  mesurer,  doser,  en  quelque  sorte,  les  éléments  tra- 
giques, à  ne  présenter  que  des  terreurs  convenantes  et  des 
catastrophes  décentes,  et  surtout  à  se  retrancher  derrière  les 
maîtres  de  l'art.  C'était  plus  que  de  la  mesure  et  de  la  circons- 
pection, c'était  de  la  pusillanimité.  Rappelons,  à  titre  de  curio- 
sité et  de  document  qui  a  son  importance,  qu'il  y  eut,  dans  leurs 
rangs,  presque  autant  d'amateurs  que  d'hommes  de  métier. 
Beaucoup  de  ceux  qui  réussirent  à  faire  jouer  leurs  pièces  étaient, 
en  même  temps,  chefs  de  bureau,  employés  supérieurs  des  droits 
réunis,  anciens  secrétaires,  professeurs,  ingénieurs-hydrogra- 
phes, banquiers  même,  comme  Riboutté. 

Que  devint  alors  la  tragédie  entre  de  pareilles  mains?  Un  pas- 
tiche uniforme,  où  les  règles  sont  soigneusement  observées, 
dont  toutes  les  parties  sont  ingénieusement  agencées,  sans  pro- 
fondeur, sans  pathétique,  sans  rien  de  vraiment  tragique.  Il 
s'y    rencontre    quelquefois    de   beaux   mouvements,   des    vers 


LA   LITTERATIIIE   DU  PUEMII-R  EMPIRE  117 

éiic'ri;i(|iu'.s  el  hcui'eu.x  ;  Ir  choix  des  siijots,  ('iii|)nitil(''s  parfois 
à  l'histoiro  nalioiialc ,  nesf  |)a.s  sans  inérilc;  mais  ,i;<*in''ralo- 
iiHMil  tout  y  est  cil  surface  :  situations,  caractères,  passions.  Les 
récits  y  prennent  la  place  île  l'action,  et  les  pièces  se  traînent 
en  une  longueur  insupportable.  De  même,  le  style  en  est  trop 
souvent  sans  relief.  Les  auteurs  sont  corrects;  mais  ils  ont 
horreur  du  uîot  propre,  noient  leui-  pensée  dans  de  fades  locu- 
tions et  alïectionnent  la  péri{)hrase.  Le  A'ers  coule  réirulier, 
monotone,  comme  un  ruisseau  d'eau  claire  :  c'est  le  chant  du 
cygne  de  l'alexandrin  classique.  Ce  qui  sauva  la  tragédie 
impériale,  ce  fut  l'air  im[)0sant,  la  dignité  du  maintien,  le  goût 
et  le  respect  des  traditions  classiques,  le  souci  de  la  couleur 
locale,  mais  seulement  dans  le  détail  érudit  de  l'antiquité  gréco- 
romaine,  un  je  ne  sais  quoi  de  grandiose,  de  solennel  tout  au 
moins,  qui  se  conciliait  assez  bien  avec  le  ton  du  moment,  une 
sorte  de  fraternité  qui  reliait  par  là  même  le  théâtre  à  la  pein- 
ture, et  surtout  l'inappréciable  avantage  d'avoir  été  interprétée 
par  Talma,  M"''  Georges  et  M""  Mars. 

A  l'appui  de  ces  remarques,  passons  en  revue  les  noms  les 
plus  retentissants  et  quelques-unes  des  pièces  les  plus  célèbres 
d'alors. 

Ducis  est  l'aîné  des  auteurs  dramatiques  de  rEm])ire.  On  a 
l'habitude  de  voir  en  lui  un  précurseur,  un  initiateur,  parce 
(ju'il  essaya  d'adapter  Shakespeare  à  la  scène  française;  mais 
c'est  commettre  une  étrange  méprise.  Il  ne  lit  l'auteur  anglais 
que  dans  une  traduction,  et,  loin  de  procéder  de  lui,  il  est  l'émule 
de  Sedaine  et  de  Bouilly.  Le  commencement  de  son  Hamlel 
(1769)  rappelle  la  scène  des  conjurés  de  Cinna;  dans  Macbeth 
(1784),  il  tend  à  faire  disparaître  l'horreur  dont  nous  saisit 
Shakespeare,  il  corrige  Othello  (1792)  en  y  introduisant  un 
dénoùment  heureux,  et  son  Ahufàr  (1795)  est  une  pastorale 
biblique,  oii  se  révèle  seulement  la  bonté  d'un  cœur  ingénu. 
Son  style  est  presque  toujours  d'une  incroyable  faiblesse,  et, 
somme  toute,  celui  qu'on  aurait  été  tenté  d'appeler  le  David 
de  la  tragédie  s'v  place  bien  au-dessous  de  M.-.I.  Chénier.  Ajou- 
tons, à  sa  décharge,  qu'il  fut  le  prisonnier  et  la  victime  des 
conventions,  des  règles,  des  scrupules,  des  procédés  de  style 
usités  alors,  et  qu'il  y  étouffa  un  naturel  impétueux,  un  esprit 


118  LA  LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

orig-inal  et  le  tempérament  d'un  Ikhiiuk;  de  métier.  Observons 
encore  qu'en  son  temps  il  eut  néiinmoinsle  renom  d'extravag-ant, 
de  fou  anjilomaiie,  de  faiseur  de  lours  de  force,  et  (jue  cette  âme 
républicaine  ne  subit  de  tyrannie  que  celle  de  la  tradition  clas- 
sique. 

Gabriel  Legouvé,  sans  puiser  ses  inspirations  aux  mêmes 
sources,  se  plia  de  même  aux  g'oûts  de  ses  contemporains, 
La  Morl  d'Abel  (1793)  est  une  sombre  pastorale  qui  ])arut  ingé- 
nieuse autant  que  pathétique  aux  témoins  de  la  Terreur.  La 
tragédie  d'Epic/iaris  et  Néron  (1794)  renferme  quelques  mono- 
logues intéressants,  des  péripéties  habilement  trouvées,  un  je 
ne  sais  quoi  d'aimable  et  de  féminin  que  ne  comporte  guère  un 
pareil  sujet,  mais  qui  eut  alors  un  grand  succès.  Cela  annonce 
le  Mérite  des  femmes  (1801)  et  nous  donne  l'idée  d'un  auteur 
ingénieusement  sensible,  mais  ne  nous  fait  nullement  sortir  du 
cercle  ordinaire  des  tragédies  de  ce  temps. 

Le  Marins  à  Minturnes  (1791)  d'Arnault  a  plus  de  relief  et  sur- 
tout de  rapidité.  La  figure  de  Marins  est  assez  fermement  tracée; 
mais  celle  de  son  fils  est  terne.  Le  Gimbre  historique  n'a 
qu'une  scène,  et  la  pièce  est  dépourvue  d'intrigue.  Lucrèce  (1792), 
Cincinnatus  (1795),  ont  la  nudité  et  la  force  du  style  romain, 
usité  alors  dans  la  peinture;  Blanche  et  Montcassin ,  pièce 
jouée  en  1798  et  reprise  un  peu  plus  tard,  fut  une  date  dans 
l'histoire  dramatique  du  Consulat. 

Aucune  pièce  ne  remporta  pourtant,  à  cette  époque,  autant 
de  succès  que  Les  Templiers  de  Raynouard  (1805).  Ce  succès, 
M.-J.  Chénier  l'attribuait  à  la  nouveauté  d'un  sujet  emprunté  à 
nos  annales,  rompant  ainsi  avec  l'antiquité;  mais  c'est  là  une 
raison  de  critique,  donnée  après  coup,  et  à  laquelle  ne  conduit 
pas  une  étude  attentive  de  la  pièce.  Au  vrai,  cette  tragédie  était 
pseudo-cornélienne,  comme  le  coup  d'essai  de  l'auteur,  Caton 
d'Utique  (1794),  ou  mêmepseudo-voltairienne,  avec  tirades  décla- 
matoires, récits  et  tous  les  procédés  habituels.  Elle  reproduisait 
d'abord  la  scène  de  la  délibération  de  Cinna,  elle  développait 
ensuite  une  thèse  historico-religieuse  à  la  façon  du  Mahomet  de 
Voltaire,  et  quelques  vers  ingénieux  et  brillants  y  éclataient 
dans  une  action  unie,  trop  unie  même.  Cela  faisait  justement 
le   compte   des  spectateurs  et  excitait  leurs  applaudissements. 


I 


LA   LITTKUATLUK  ])V   l'HEMIKIl  EMIMUH;  1 1 'J 

De  tragédie  nationale,  on  y  voit  h  [(ciiic  Ir.ice.  C'est  seulcinciit 
en  1810,  dans  la  préface  des  Ktats  de  Blois,  <|ii('  le  iii.iliii  j)Iii- 
lologuc,  soucieux  d'attirer  l'attention  du  puldic  sur  ce  qui  aiiruil 
pu  être  une  nouveauté,  écrivait  :  «  Le  génie  d'intérêt  qu'ollrent 
les  sujets  draniati(jues  choisis  dans  l'histoire  ancienne  est 
presque  épuisé...  Reproduisons  sur  la  scène  les  grands  événe- 
ments et  les  fameuses  catastrophes  que  l'histoire  moderne  et 
surtout  nos  propres  annales  offrent  à  la  méditation  poétique.  » 
Cela  était  en  effet  hon  non  seulement  à  dire,  mais  à  faire; 
Raynouard  lui-même  ne  s'éloig-nait  guère  cependant  du  maître 
en  vogue,  de  Voltaire.  C'est  même  cette  préoccupation  toute 
voltairienne  de  faire  d'une  question  historique  le  pivot  de 
la  tragédie  qui  refroidit  la  pièce  des  Tonpliers  et  la  rend  peu 
supportahle  à  la  lecture,  et  Napoléon,  bon  juge  cette  fois,  avait 
raison  contre  le  public  en  observant  que  l'auteur  eût  mieux  fait 
de  chercher  à  émouvoir'. 

Népomucène  Lemercier  a  toujours  passé,  lui.  pour  un  nova- 
teur. Or,  d'un  côté,  M.  Vauthier-,  son  dernier  appréciateur, 
trouve  que  le  fond  de  son  caractère  fut  la  raison  sans  l'enthou- 
siasme; d'autre  part,  Lemercier  commence  sa  carrière  en  imi- 
tant Eschyle  et  la  termine  en  refusant  obstinément  sa  voix  à 
Victor  Hugo,  candidat  à  l'Académie  française,  qui  devait  l'y  rem- 
placer. En  quoi,  dans  l'intervalle,  eut-il  lieu  d'innover?  A  vrai 
dire,  il  est  imbu  de  la  tradition  classique;  quand  il  s'en  sépare,  ce 
sont  boutades  d'un  esprit  fumeux,  bizarre  autant  qu'ingénieux. 
Encore  n'avons-nous  rien  à  remarquer  de  tel  dans  ses  tragédies. 
Ayamemnon  (1797)  est  une  pièce  qui  a  une  saveur  eschylienne; 
mais  elle  est  selon  la  formule  classique.  Charlemagne  (1816), 
qui  nous  met  sous  les  yeux  une  conspiration  contre  l'empereur, 
fait  mouvoir  les  ressorts  tragiques  que  l'on  connaît.  Hernani 
ramassa  plus  tard  le  poignard  d'Astrade-Cinna,  un  des  person- 
nages de  cette  tragédie;  mais  Lemercier  pâlit  singulièrement  en 
face  de  Victor  Hugo.  Dans  la  Démence  de  Charles  ]'I  (1820), 
il  avait  bien  l'intention  de  régénérer  le  théâtre  en  le  rendant 
national;  mais  la  vérité  historique  est  trop  forte  pour  lui.  Cn 
dauphin  qui  a  horreur  de  verser  le  sang,  un  Duchàtel  simple- 

1.  Correspondance,  lettre  h  Fouclié,  31  décembre  1806. 

2.  Essai  sur  la  vie  et  les  a'uvres  de  Népomucène  Lemercier,  thèse,  1886. 


120  LA   LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

ment  féroce,  une  Ts;i1j(nui  faisant  uniquement  de  la  politique, 
un  Charles  VI  clairvoyant  dans  sa  drmence,  un  ]ieu  de  senti- 
mentalité brochant  sur  le  tout,  ce  n'étaient  pas  là  des  person- 
nages et  des  éléments  tragiques  capables  de  tirer  la  pièce  hors 
de  l'ornière  battue . 

Baour-Lormian,  de  Toulouse,  donna,  en  4806,  Omasis  ou 
Joseph  en  Egypte,  qui  eut  du  succès.  On  peut  se  demander 
aujourd'hui  comment  il  en  fut  ainsi.  Mahomet  II  (1811),  du 
même,  ne  réussit  j)as,  quoique  étant  une  pièce  militaire,  propre 
à  plaire  au  maître.  Cette  tragédie  était  racinienne,  voltairienne, 
et  rappelait  Andromaque  et  Mahomet.  On  y  observe  de  l'habileté 
dans  l'arrangement  des  parties  et  môme  quelquefois  dans  le 
style;  mais  il  n'y  a  pas  trace  de  couleur  locale.  Cela  semble 
avoir  été  écrit  A'ite,  pour  être  joué  vite  et  arriver  à  temps. 

h' Hector  (1809)  de  Luce  de  Lancival,  professeur  de  rhéto- 
rique au  collège  Louis-le-Grand  et  de  poésie  latine  à  la  Sor- 
bonne,  alla  aux  nues,  et  Napoléon  en  récompensa  l'auteur  par 
une  pension  de  6000  francs.  Villemain,  qui  fut  l'élève  de  ce 
professeur,  appelle  Hector  une  pièce  homérique.  Luce  sait,  il 
est  vrai,  faire  une  tragédie  selon  les  règles,  balancer  les  pas- 
sions, nuancer  les  situations  et  les  personnages;  mais  sa  pièce 
ressemble  à  une  traduction  :  c'est  une  page  de  l'Iliade  délayée  en 
drame.  Les  vers  en  sont  aisés,  sans  jamais  enfoncer  en  nous 
l'aiguillon.  Qu'on  en  juge  par  cette  tirade  d'Hector,  qui  s'écrie  : 

Les  traîtres!  Je  descends,  infidèle  à  ma  gloire, 
Quand  tout  fuit  devant  moi,  du  char  de  la  victoire. 
J'enchaîne  dans  ce  cœur,  qu'irrite  le  repos. 
L'impétueux  désir  de  combattre  un  héros 
Dont  le  nom  m'importune,  et  le  seul  dont  ma  lance 
N'ait  point,  sous  nos  remparts,  essayé  la  vaillance. 

Ce  sont  Là  les  accents  de  la  trompette  guerrière;  mais  elle 
n'a  qu'une  note.  Dans  le  reste  <le  la  pièce,  Luce  semble  conti- 
nuer de  faire  sa  classe,  sur  la  scène;  les  spectateurs  assistaient 
moins  à  un  drame  qu'à  une  explication  d'Homère. 

Le  Ninus  II  (1813)  de  Hi-ifaut  eut,  comme  on  le  sait,  l'aven- 
ture la  plus  extraordinaire.  Il  s'appelait  d'abord  Don  Sanche; 
mais  «  nos   troupes  franchis'sant  les   Pyrénées,  il  fallut  aban- 


LA   LITTKRÂTURK   DU  PREMIEIl  EMPIRE  121 

(loiiiicr  un  Irri'aiii  (Icvcmi  li-op  î:lissaiil...  L'aulrur  se  n'-fiit^ia  cii 
Assyrie  avec  ses  héros  '.  »  l^a  pirce  n'en  réussit  pas  moins,  car 
elle  pouvait  iiuliffércmment  se  passer  à  Madrid,  à  Ninivo  ou  à 
]\a[)los.  Elle  est  l'envers  d'Athalie.  Ninus  II  est  aussi  vertueux 
(piAtlialie  est  perverse;  Mathan,  Abnei-,  Joas,  s'y  apjHdIcnt 
Haninisse,  Zorbas,  Elzire.  Il  y  a  là  de  grandes  douleurs,  tout  le 
monde  lai-moie,  c'est  un  pathétique  de  mélodrame,  coupé  çà  et 
là  par  un  couplet  guerrier  de  circonstance. 

Pour(|uoi  parler  en  outre  du  Pyrrhus  de  Le  Hoc  (18U"j,  qui 
eut  l'honneur  d'être  interdit,  de  la  Brunehaut  (1810)  d'Aignan, 
qui  est  toute  en  récits  pleins  d'horreur,  du  Phoclon  (1817)  de 
Royou,  de  YOreste  (1821)  de  Mély-Janin?  Nous  retrouvons, 
dans  ces  pièces,  les  tendances,  les  défauts  et,  beaucoup  plus 
rarement,  les  qualités  signalés  chez  les  coryphées  de  la  tragédie 
impériale.  Nous  ne  pouvons  que  rappeler,  en  terminant,  Jouy, 
dont  le  Tippoo-Saïb  est  de  1813,  mais  leSylla  de  1824,  Yiennet, 
dont  le  Clovis  est  de  1820,  Ancelot,  dont  le  Louis  IX  est  de 
1819,  Lucien  Arnault,  dont  le  Régulus  est  de  1822,  Alexandre 
Guiraud,  dont  Les  Machahées,  Alex.  Soumet,  dont  la  C////em?ies/re 
sont  de  la  même  année.  Ils  sont  les  derniers  venus,  mais  ils 
sont  la  descendance  directe  des  tragiques  de  l'Empire.  Le 
romantisme  l'interrompt  et  finalement  la  remplace. 

Le  Drame  et  le  Mélodrame.  —  Entre  la  tragédie  et  la 
comédie,  s'était,  au  xvm°  siècle,  introduit  le  drame  bourgeois, 
dont  Diderot  avait  rêvé  le  triomphe  dans  les  siècles  futurs.  Il 
était  devenu  le  drame  populaire,  entre  les  mains  des  drama- 
turges de  la  République  et  du  Directoire.  Prose  ou  vers,  il  avait 
la  prétention  de  se  rapprocher  de  la  vie  courante,  de  substituer 
à  la  solennité  tragique  de  princières  infortunes  des  souffrances 
plus  vulgaires,  mais  non  moins  pathétiques.  Les  moyens  qu'il 
employait  étaient  violents,  et,  dans  le  milieu  le  plus  plat,  écla- 
taient des  catastrophes.  Les  partisans  de  la  tradition  classique 
allaient  en  rugir  de  colère,  et  le  critique  Geoffroy  reprochait 
justement  au  genre  nouveau  de  se  fonder,  sans  s'en  douter  ou 
sans  l'avouer,  sur  le  romanesque  et  la  sensiblerie;  certains 
drames    firent  pourtant   couler  de    douces   larmes,   et,   après 

I.  Lcpciiitre.  Répertoire  dit  Théâtre-Français,  édit.  stéréotypée. 


122  LA   LITTEIIAÏUIU':   DU   PREMIER  EMPIRE 

Ihcnnidoi',  le  public  s'abandomia  avec  délices,  au  théâtre,  à  des 
accès  de  sensibilité.  Le  maître  du  g^enre,  à  cette  date,  fut 
Bouilly,  qu'on  surnomma  «  le  poète  lacrymal  »,  et  son  chef- 
d'œuvre  fut  CAhhc  de  rE'pée,  qui  est  de  1795.  Il  donna  quelques 
comédies  en  })rose,  au  commencement  de  l'Empire,  où  il  rem- 
plaça heureusement  la  sensiblerie  par  la  bonhomie  et  une  gaîté 
aimable.  Dans  Madame  de  Sévigné  (180o),  par  exemple,  il 
essaie  de  faire  revivre  une  grande  dame  dans  son  entourage. 
Il  y  a  là  une  certaine  science  du  théâtre,  de  l'esprit,  des  mots, 
des  tirades  comiques;  mais  c'est  surtout  pastoral,  bonhomme, 
florianesque.  Le  xvu"  siècle  y  revêt  le  costume  des  paysanneries 
du  xvnf .  Bouilly  est  le  Debucourt  du  théâtre. 

Alexandre  Duval  est  un  tout  autre  homme,  et  il  est  le  véri- 
table dramaturge  du  premier  Empire.  En  lui,  tout  fut  inégal  : 
fortune,  caractère,  talent;  mais  sa  vie  est  encore  moins  agitée 
qu'active,  et,  sans  les  dissiper,  il  mit  à  profit  la  vivacité  et  la 
fécondité  prodigieuse  de  son  imagination.  Il  est  essentiellement 
un  homme  de  théâtre,  il  a  l'entente  de  la  scène,  il  sait  nouer 
une  intrigue,  il  attrape  le  naturel  du  dialogue,  il  fait  habilement 
entrer  dans  ses  pièces  tout  ce  qu'il  a  pu  recueillir  d'observations 
au  cours  d'une  vie  aventureuse,  il  a  de  la  facilité,  de  l'ingénio- 
sité; mais  il  manque  de  profondeur  :  ses  types  ne  sont  que 
croqués.  Notons  qu'exactement  avec  A.  Duval  le  drame  n'est 
plus  ni  larmoyant,  ni  poignant,  et  qu'en  ce  sens  il  se  distingue 
de  la  comédie  sensible  du  xvni"  siècle,  qu'elle  s'appelle  Méla- 
nide,  Eugénie  ou  Paméla,  et  du  mélodrame,  proprement  dit, 
qui  fleurit  simultanément;  qu'il  n'est  pas  plus  en  germe  le 
drame  romantique,  dont  le  feutre  allait  s'accommoder  de  pana- 
ches éclatants,  qu'il  ne  fait  nullement  pressentir  les  thèses  et 
les  crises  sociales  duih'ame  contemporain,  mais  qu'il  est  simple- 
ment la  représentation  de  scènes  empruntées  à  la  vie  quotidienne, 
comme  détachées  sur  le  vif,  qu'il  est  tout  à  la  fois  larmes  et 
rire,  historique  à  l'occasion  (et  quelle  histoire  est  la  sienne!),  et 
qu'en  fin  de  compte  il  est  vivant  de  la  réalité  des  situations  ordi- 
naires, par  l'émotion  naturelle  qu'elles  causent,  dans  un  fourmil- 
lement de  personnages  tout  à  fait  plaisant,  au  hasard  d'une  pein- 
ture des  caractères  à  peine  esquissée,  sans  aucune  couleur  locale, 
et  môme  avec  une  hardiesse  qui  se  joue  des  anachronismes  les 


LA    LlTTKlJATllRE  DU   PREMIER  EMPIRE  123 

[>liis;ui(Iaci(Mix,  —  le  tout  i-cinld  ilaiis  nu  sl\  le  (jiii,  comme  le  l'ond, 
;i  (le  laisaiice,  un  air  tiadircl,  du  Irait,  do  Tù-pi'ojjos,  mais  i|iii 
ressemble  étonnamment  à  la  conversation  des  bourireois  d'alors. 
Duval,  qui  cherchait  partout  le  succès,  ne  reculait  même  pas, 
pour  l'attirer  à  lui,  devant  les  allusions  aux  événements  con- 
temporains et  aux  homnu\s  du  Jour,  et  le  pouvoir  réi;nant  lui 
faisait  l'honneur  dinierdire  ses  pièces,  ni  phis  ni  nioins  que 
les  tragédies  qui  faisaient  omhrape. 

Il  écrivit  plus  de  cinquante  pièces,  drames  ou  comédies,  car 
il  alla  du  drame  historique  ou  prétendu  tel  cà  la  comédie  de 
mœurs,  d'intrigue  et  môme  de  caractère,  avec  la  pins  incroyable 
facilité  et  d'ailleurs  beaucoup  d'entrain.  Il  sentit  rimj)ortance 
de  la  comédie  de  mœurs  et  y  visa  ;  mais  il  réussit  mieux  dans 
la  comédie  historique,  où  il  annonce  Scribe,  la  comédie  d'in- 
trigue et  le  drame  proprement  dit.  Si  son  Menuisier  de  Livonie 
(1805),  son  Charles  H  ou  le  Labyrinthe  de  Woodstock  ,  la 
Manie  des  Grandeurs,  la  Princesse  des  Ui^siiis,  Edouard  en 
Ecosse,  la  Jeunesse  de  Henri  V,  le  Tyran  domestique,  maltraité 
par  Geoffroy,  ne  se  lisent  pas  aujourd'hui  sans  ennui,  telles 
de  ses  petites  pièces,  moins  ambitieuses,  comme  Les  Tuteurs 
vengés  (1794),  Les  Projets  de  mariaye  (1790),  Les  Héritiers  (1796), 
ne  sont  pas  sans  agrément  et  ont  supporté,  dernièrement,  sans 
trop  de  désavantage,  le  feu  de  la  rampe,  soit  à  l'Odéon,  soit 
même  au  Théâtre-Français. 

Duval  ne  s'interdit  [las  l'imitation  de  ses  devanciers,  de  Beau- 
marchais, par  exemple,  dans  Les  Projets  de  mariage,  de  Brueys 
dans/e  Tyran  domestique;  mais  sa  caractéristique  est  d'embour- 
geoiser le  théâtre.  Il  descend  mémo  plus  bas  et  met  en  scène, 
dans  son  Chevalier  d'industrie,  des  aigrefins  et  des  escrocs;  il 
n'avait  plus  qu'un  pas  à  faire  pour  arriver  au  mélodrame  :  il 
s'en  sauve  par  la  verve  comique. 

En  son  genre,  il  a  comme  contemporains,  mais  non  comme 
rivaux  :  Faur,  ancien  secrétaire  du  duc  de  Richelieu,  qui,  entre 
autres  petits  actes,  a  écrit  le  Confident  par  hasard  (1801),  où  se 
joue  l'éternelle  histoire  du  père  et  du  fils  rivaux;  Julie  Mole, 
qui  accommode  au  goût  du  jour  Misanthropie  et  Repentir  de 
Kotzebue;  Caigniez,  qui  fut  surnommé  le  Racine  des  boulevards, 
Guilbert  de  Pixérécourt,  (|ui  (ît  jouer  plus  de  cent  vingt  pièces, 


124  LA   LITTÉRATURE  DU   PREMIER  EMPIRE 

tloiil  la  plupart  sont  des  mélodrames,  dans  tous  les  théâtres 
secondaires  d'alors  '. 

Le  mélodrame,  en  elTet,  cjui  exag-ère  et  exaspère  le  drame, 
(]ui  ne  se  fonde  guère  sur  Tlustoire  mais  vit  plutôt  d'aventures 
extraordinaires,  lesquelles  traversent,  déchirent,  la  banalité  des 
événements  de  la  vie  quotidienne,  qui  obtient  enfin  de  gros 
effets  de  rire  et  de  larmes,  ne  date  guère  que  de  l'Empire.  Il  ne 
pouvait  en  être  autrement  dans  un  temps  où  l'on  lisait  avec  fureur 
les  romans  d'Anne  Radclillc,  <le  M"""  Cottin,  de  Ducray-Duminil, 
et  de  leurs  imitateurs.  La  veine  était  riche  et  ne  devait  pas  sitôt 
se  tarir  :  elle  est  exploitée  avantageusement  même  de  nos  jours. 
Les  Deux  Orphelines,  Les  Deux  Gosses^  sortent  du  même  sac, 
ainsi  que  tout  le  répertoire  de  Bouchardy,  d'Anicet  Bourgeois, 
de  d'Ennery  et  autres  fournisseurs  des  scènes  de  l'ancien 
«  boulevard  du  crime  ». 

La  Comédie.  —  La  comédie  plut  beaucoup  à  une  société 
qui  se  fatigua  de  la  solennité  de  l'alexandrin  tragique  et  fut 
amenée,  par  satiété  et  esprit  d'opposition,  à  détester  ce  que 
jadis,  avec  le  maître,  elle  avait  adoré,  je  veux  dire  la  tragédie. 

Quatre  noms  s'y  distinguent  entre  tous  les  autres  :  Collin 
d'Harleville,  Andrieux,  Picard  et  Etienne,  et  encore  les  deux 
premiers  sont-ils  plutôt  de  la  fin  du  xviii"  siècle.  Dans  VLicons- 
lanl  (1"86),  rOptimistQ  (1788),  Les  Châteaux  en  Espagne  (1"89), 
le  Vieux  Céiibalaire  (1792),  Collin  montre  un  talent  aimable, 
facile,  place  le  comique  dans  les  situations  plutôt  que  dans  les 
mots,  selon  la  remarque  fort  juste  de  Geoffroy,  côtoie,  en  somme, 
la  comédie  de  caractère,  mais  n'arrive  qu'à  peindre  par  le 
menu  quelques  travers  innocents  et  à  nous  en  faire  sourire. 
Petites  intrigues,  petites  peintures,  petits  effets,  le  tout  à  l'usage 
d'une  société  qui  se  contentait  de  peu  ! 

Son  ami  Andrieux  eut  tout  autant  de  grâce  ,  de  naturel, 
d'aisance  que  lui,  avec  quelque  chose  de  plus  ingénieux  et  de 
[dus  fin.  Anaximandre  (1787)  n'est  guère  qu'un  lever  de  rideau, 
mais  la  mise  en  scène  en  est  galante.  Son  chef-d'œuvre,  Les 
Étourdis   (1787)   ou    le  Mort   supposé,  a   beaucoup   de   gaîté, 

1.  En  1799,  il  y  avait,  à  Paris,  23  théâtres  et  G44  bals;  sous  l'Empire,  le 
Théâtre-Français,  l'Odéon  (1808),  Feydeaii,  qui  était  sur  remplacement  actuel 
(le  la  Bourse,  Favart,  Louvois,  avaient  surtout  la  vogue  et  les  bons  acteurs. 


LA    LITTHHATIRK   DU   l'ItEMlER   EMIMUE  125 

quelque  peu  (rim|)r(''vu,  et  l'este  tVtncièrenu'iil  coniicinr.  Le  vers 
est  facile,  l'expression  juste.  C'est  en  tout  temps  un  éléfrant 
badinage  qui  eut  beauc(jup  de  succès;  c'est  le  jtrcinifr  essai  de 
la  comédie  anecdotique. 

Picard  et  Etienne  eurent  la  bonne  idée  de  faire  sortir  b; 
théâtre  comique  de  la  voie  étroite,  où  (>ollin  et  Andrieux 
l'avaient  engagé,  et  d'essayer  la  peinture  des  mo'urs  de  leur 
temps.  Quand  ils  se  bornèrent  à  placer  leurs  comédies  dans  le 
milieu  bourgeois  et  à  leur  donner  pour  fond  les  mille  incidents 
de  la  vie  ordinaire  ou  la  caricature  de  quelques  travers  sans 
importance,  ils  ne  furent  que  médiocrement  plaisants.  Ce  qui 
pourrait  même  nous  étonner,  sans  nous  ravir,  c'est  l'incroyable 
sans-gène  avec  lequel  ils  font  défiler  devant  nous  toutes  sortes 
de  petites  g^ens,  qui  viennent  nous  conter  leurs  petites  alTaires  et 
nous  initier  à  leurs  petits  tracas  domestiques,  ne  s'entretiennent 
que  de  dîners,  de  visites,  des  retards  de  la  dilig-ence,  de  courses 
en  cabriolet,  de  mariages  qui  se  font,  se  défont,  se  refont  avec 
la  plus  grande  facilité,  marionnettes,  dont  l'auteur  tient  à  peine 
le  fil,  plutôt  que  personnages  de  comédie.  Mais  oii  les  pièces  se 
corsent  et  deviennent  intéressantes,  c'est  quand  elles  nous  pré- 
sentent «  le  pêle-mêle  de  la  société  française,  surprise  en 
pleine  débâcle,  le  désarroi  des  usages,  des  sentiments  et  des 
idées,  la  cohue  des  audacieux,  des  fourbes,  des  parvenus  inso- 
lents et  des  intrigants  prêts  atout....  cette  plèbe  dorée  de  laquais 
improvisés  millionnaires,  mais  embarrassés  de  leur  métamor- 
phose, en  un  mot,  tout  un  carnaval  de  Margots  et  de  Gothons 
déguisées  en  grandes  dames,  mais  qui  se  dénoncent,  sans  le 
savoir,  par  leur  tournure,  leurs  manières  ou  leur  langage  »  '. 

Le  théâtre  de  Picard  a  ces  deux  faces,  presque  simultanément. 
C'est  cependant  surtout  dans  la  première  partie  de  sa  carrière 
que  cet  auteur  décrit  le  monde  de  son  temps,  tel  que  l'avaient 
rendu  les  bouleversements  de  la  Révolution  et  l'incroyable  licence 
des  mœurs  du  Directoire.  A  propos  de  Médiocre  et  Rampant 
(1"9"),  Artaud  dira  :  «  Ce  tableau,  quelle  qu'en  puisse  être  la 
vérité,  nous  étonne  comme  le  spectacle  des  mœurs  d'une  peuplade 
inconnue   »  ;   il  était   pourtant  ressemblant.   L'Entrée  dans   le 

1.  Morlet,  Tableau  de  la  Littérature  française,  ISOO-lSlo,  t.  1.  p.  322. 


126  LA   LITTÉRATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

monde  (1799),  Duhautcours  ou  le  Contrat  cV Union  (1801),  mon- 
traient le  mélange  des  ci-devant  ruinés  et  de  ces  fournisseurs, 
de  ces  agents  d'atlaires  sans  scrupules  qui  devaient  leur  fortune 
à  l'agiotag-e,  aux  concussions,  aux  banqueroutes.  C'était  une 
face  de  l'éternelle  question  d'argent,  entre  Turcaret  et  Mercadet. 
Les  croquis  sont  vifs,  ce  ne  sont  pourtant  que  des  croquis.  Ce 
qui  dépare  ces  comédies,  à  la  lecture,  c'est  la  vulgarité  du  ton  et 
du  style.  On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  terre-à-terre  que  cette 
prose  :  c'est  la  conversation  de  la  lue  transportée  sur  la  scène. 

Picard  fut  bientôt  forcé,  par  ordre  du  pouvoir,  de  quitter  ce 
terrain  brûlant.  Il  se  confina  dans  la  peinture  des  sujets  domes- 
tiques, cadre  plus  restreint,  dans  lequel  cependant  il  put  faire 
évoluer  un  assez  grand  nombre  d'originaux,  tirés  des  conditions 
moyennes.  Encore  les  Mênechmes,  le  Vieux  Co^nédien  (1803),  la 
Noce  sans  mariage  (1805)  et  bien  d'autres  pièces  sont  de  ce 
genre.  Dans  le  Collatéral  ou  la  Dilir/ence  de  Joigny,  il  a  l'idée 
non  seulement  de  mettre  les  provinciaux  sur  la  scène,  mais  de 
les  y  mettre  dans  leur  propre  ville.  C'est  encore  plus  une  bouf- 
fonnerie qu'une  comédie.  C'était  l'embryon  de  la  Petite  Ville 
(1801),  le  chef-d'œuvre  de  Picard.  Cette  agréable  comédie  est 
composée  de  scènes  à  tiroirs,  et,  en  quelques  endroits,  elle  touche 
à  la  charge;  elle  renferme  pourtant  autre  chose  que  des  quipro- 
quos et  des  incidents  vulgaires,  et  elle  met  spirituellement  en 
action  la  page  de  La  Bruyère  qui  lui  sert  d'épigraphe  et  de  thème. 
La  bouffonnerie  s'accentue  dans  Les  Provinciaux  à  Paris  (1802), 
où  la  grande  ville  est  représentée  comme  un  coupe-gorge,  un 
tripot,  un  antre  de  filous  et  de  voleurs.  C'est  un  excès  dans 
lequel  se  gardera  bien  de  tomber  plus  tard  l'auteur  de  la 
Cagnotte.  Monsieur  Musard  (1803),  Les  Marionnettes  (1806),  Les 
Ricochets  (1807)  étaient  mieux  réussis;  Picard  y  faisait  éclater 
sa  gaîté  habituelle,  le  don  de  saisir  les  ridicules,  les  ressources 
infinies  d'un  homme  rompu  à  son  métier  :  comme  tel,  il  est 
directement  le  devancier  de  Labiche. 

Etienne  ne  fut  pas  uniquement  un  auteur  comique  comme 
Picard;  c'est  pourtant  au  théâtre  et  surtout  à  une  pièce.  Les 
Deux  Gendres,  qu'il  (kit  sa  réputation.  Quand,  venant  de  la 
Haute-Marne,  il  eut  débarqué  à  Paris  en  1196,  à  l'âge  de  dix- 
huit  ans,  il  commença  }»ar  donner  à  des  scènes  secondaires  des 


I 


LA   LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE  127 

pièces  très  secondairos  elles-mêmes,  comme  /<"  R('ve,  le  Chau- 
dronnier homme  iCEtal,  le  Pacha  de  Surènr,  et,  |tar  là,  il  ne 
fit  (jireiivelopper  d'un  j)eu  de  malice  un  iirain  de  bon  sens.  Il 
haussa  le  ton  dans  Les  Deux  Mères  (1802j,  la  Jeune  Femme 
colère,  Bruei/s  et  Palaprat  (1807),  et  se  montra  le  successeur 
d'Andrieux  et  de  Gollin.  Il  tourne  alors  agréablement  le  vers, 
il  a  de  l'esprit,  et  il  côtoie  la  comédie  de  caractère.  C'est  à  ce 
moment  qu'il  devient  l'objet  des  faveurs  du  pouvoir  impérial  et 
est  nommé  chef  de  division  de  la  presse  au  ministère  de  l'Inté- 
rieur. En  1810,  le  succès  éclatant  des  Deux  Gendres,  comédie 
en  cinq  actes  et  en  vers,  lui  ouvre  les  portes  de  l'Académie 
Française  et  de  la  renommée.  Dupré,  beau-père,  indiiiuemont 
exclu  du  domicile  de  ses  deux  gendres.  Derrière  et  Dalainville, 
pour  qui  il  s'est  imprudemment  dépouillé  de  sa  fortune,  cou- 
chera-t  il  à  la  belle  étoile  ou  trouvera-t-il  ailleurs  un  lionnête 
abri,  telle  est  la  fable  de  la  pièce.  Elle  est  aussi  vieille  que 
l'égoïsme  et  l'ingratitude;  mais,  après  Shakespeare  et  Piron, 
Etienne  trouva  le  moyen  de  la  rajeunir.  Les  Deux  Gendres  sont 
un  mélange  assez  heureux  de  la  comédie  de  mœurs  et  de  la 
comédie  de  caractère.  Il  va  là  quelques  jolies  peintures,  de  la 
satire,  du  trait,  un  dialogue  incisif  et  toujours  agile.  Comme 
on  sait,  Etienne  paya  cher  sa  victoire;  on  lui  contesta  durement 
la  paternité  de  sa  pièce,  et  cela  donna  lieu  à  une  sorte  d'émeute 
littéraire.  Ceux  qui  en  voudront  connaître  les  difTérentes  phases 
en  trouveront  l'histoire  in  extenso  dans  le  sixième  volume  des 
Causeries  du  Lundi  de  Sainte-Beuve.  Le  pouvoir  régnant  désa- 
voua Etienne;  suspendre  les  représentations  de  la  pièce  n'était 
pas,  heureusement,  lui  enlever  ses  mérites.  L'auteur  ne  retrouva 
jamais  cette  bonne  veine;  il  semble  pourtant  que,  dans  cette 
pièce  imitée,  son  bien  propre  était  ce  qu'il  y  avait  mis  de  meil- 
leur. Rappelons  encore  le  succès  bruyant  d'actualité  qu'obtint 
rLitrigante  (1812).  La  pièce  visait  l'Empereur,  qui,  voulant 
donner  des  héritières  à  ses  soldats,  désignait  les  mariages  et 
méconnaissait  les  droits  du  père  de  famille. 

Les  autres  auteurs  comi(|ues  ou  dramatiques  de  l'Empire, 
fort  goûtés  de  leur  temps,  sont  presque  inconnus  aujourd'hui . 
Citons  Riboutté,  de  Plananl,  qui  excella  dans  les  livrets  d'opéra- 
comique,  Roger,  que  son  Avocat  fit  entrer  à  l'Académie  Fran- 


128  LA   LITTÉRATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

çaise,  lloffnian,  (|ue  nous  retrouverons  parmi  les  critiques 
littéraires,  Delricu,  Georges  Duval,  Dumaniant,  Mcrcier-Dupaty, 
Yves  Barré,  Radet,  Desfontaines,  Désaugiers,  le  gai  chanson- 
nier, et  Gentil,  dont  l Hôtel  Garni  (1814)  charmales  spectateurs, 

Et  mille  autres  qu'ici  je  ne  puis  faire  entrer, 

sans  compter  les  vaudevillistes  comme  Moreau,  Rocliette,  Bra- 
zier,  les  librettistes  d'opéra  et  les  parodistes. 

Avant  de  quitter  le  théâtre  comique,  ce  serait  une  injustice 
d'omettre  Nép.  Lemercier.  Sa  comédie  de  Plante  est  sévèrement 
jugée  par  M.  Vauthier;  elle  a  pourtant  été  fort  applaudie  de  son 
temps,  et  nous  avouons,  à  la  lecture,  avoir  été  du  goût  du 
public.  11  ne  serait  pas  impossible  d'y  trouver  en  germe  un  genre 
brillamment  repris  de  nos  jours  par  ïh.  de  Banville.  Le  Frère 
et  la  Sœur  jumeaux  (1816)  manquent  de  jeunesse  et  de  gaîté; 
mais  Pinlo  (1800)  et  Christoplie  Colomb  (1809)  sont  tout  autre 
chose.  Ce  sont  deux  comédies  historiques  qui  mêlent  la  tra- 
gédie et  la  comédie  et  annoncent  un  genre  nouveau  :  le  drame 
romantique.  Il  occupera  victorieusement  la  scène  pendant  qua- 
rante ans.  Alors  les  Alex.  Duval,  les  Picard,  les  Etienne,  les 
Lemercier,  auront  vécu,  et,  pour  qu'ils  revoient  un  instant  la 
rampe,  il  faudra  que  «l'ingénieux  conférenciers'  procèdent  véri- 
tablement à  leur  exhumation  et  remettent  sous  les  yeux  d'un 
public  complaisant  ces  vieux  représentants  de  la  gaîté  française. 

La  Poésie  épique.  —  C'est  remuer  des  cendres  encore  plus 
froides  que  de  passer  la  revue  des  }»oètes  épiques,  officiels  et 
didactiques  de  l'Empire. 

On  comprend  que  la  poésie  épique  ait  tenté  les  màche-laurier 
d'alors  :  ils  pensaient  emboîter  le  pas  à  l'auteur  de  la  Henriade 
et  retrouver  aisément  l'inspiration  héroïque  dans  un  temps  fertile 
en  héros.  L'héroïsme  était  dans  l'air,  comment  ne  pas  espérer  le 
fixer  dans  une  épopée?  C'était  aussi  couper  court  aux  irrévérences 
de  la  poésie  légère  et  faire  grand.  Pour  y  arriver,  ces  Homères 
d'un  jour  crurent  qu'il  leur  suffisait  d'imiter  les  Anciens  et 
d'employer  les  procédés  habituels  de  l'épopée.  Tout  en  ayant  le 
Tjon  goût  de  proscrire  les  machines  et  de  ramener  l'action  aux 

I.  Voir  Revue  des  cours  et  conférence?,  1896. 


LA    LlTTl-RATURK   DU   PIlEMIEIl   EMPIRE  129 

j)ro[)oi"liuiis  (le  riiuiiiaiiilé,  ils  iicnranlrrcnt  «juc  des  poèmes 
froids,  plats,  prolixes,  à  peine  relevés  ])ar  les  grâces  du  détail. 
\j  Achille  à  Scxjros  de  Lure  de  Lancival  n'est  qu'un  élégant 
pastiche  de  ({uelques  chants  de  l'Enéide.  Le  Charlemagne  à 
Pavie  de  Millevoye  est  un  lanientahle  avortement,  et  le  même 
héros  ne  réussit  pas  mieux  à  trois  autres  poètes  :  Théveneau,  le 
prince  Lucien  et  le  V'd'Arlincourt.  Ni  Héro  et  Léandre  de  Denne- 
lîaron,  ni  la  France  délivrée  de  Tardieu  de  Saint-Michel,  ni  le 
Philippe-Ai(r/ liste  de  Parseval-Grandmaison ,  ni  la  Bataille  de 
Ilastings  de  Dorion,  en  six  chants,  ni  Les  Helcétiens  de  Phili- 
hert  Masson,  ni  Les  Rose-Croix  de  Parny,  ni  la  Philippide,  en 
IGOOO  vers,  de  Viennet,  ni  Rosamonde,  la  Mallèide ,  la  Davi- 
déide  de  Brifaut,  ni  même  La  Grèce  sauvée  de  Fontanes,  ne 
s'élèvent  au-dessus  de  cette  médiocrité.  Dans  Les  Chevaliers  de 
la  Table  Ronde  (1812),  Amadis  de  Gaule  (1813),  Roland  (1814), 
en  tout  50  000  vers,  Greuzé  de  Lesser  veut  réhabiliter  le  moyen 
àg-e;  mais  son  petit  vers  facile  et  sautillant  se  recommande 
plutôt  de  l'xVrioste,  des  contes  de  Voltaire  ou  même  de  Gresset 
que  des  Chansons  de  geste.  C'est  l'expression  littéraire  du 
genre  appelé  troubadour.  N.  Lemercier  sacrifia,  lui  aussi,  au 
goût  de  l'épopée.  Sa  Mérovéide  (1818)  est  amusante;  mais  il  a  le 
tort  d'y  tourner  en  ridicule  sainte  Geneviève.  Les  Ages  français, 
en  octosyllabiques,  sont  un  abrégé  assez  alerte  de  l'histoire  de 
France.  L" Atlantiade ,  en  six  chants,  troisième  partie  d'un  cycle 
qui  comprend  Homère,  Alexandre  (1800)  et  Moïse  (1823),  en 
décrivant  la  submersion  de  l'île  Atlantide,  est  étrange,  pénible- 
ment martelée,  mais  ingénieuse.  La  Panhypocrisiade,  comédie 
épique  oiî  les  grands  hommes  hypocrites  du  xvi^  siècle  sont 
démasqués,  renferme  certaines  parties  étincelantes  de  verve; 
d'autres,  au  contraire,  semblent  les  visions  d'un  halluciné. 
Malgré  les  disparates,  c'est  autrement  puissant  que  le  Folli- 
culus  de  Luce  de  Lancival,  qui,  là  encore,  en  daubant  Geotïroy, 
imite  Voltaire  dans  ses  diatribes  contre  Desfontaines  et  Fréron. 
Luce  n'en  fut  pas  moins,  soit  dit  en  terminant,  le  plus  couronné, 
le  plus  choyé,  le  mieux  rente  des  beaux  esprits  de  son  temps. 
La  Poésie  officielle.  —  Dramatique  ou  épique,  la  poésie 
songeait  indirectement  à  plaire  au  maître  tout-puissant;  directe- 
ment, elle  ne  manqua  aucune  occasion  de  chanter  sa  gloire,  la 

Histoire  de  la  langue.  VII.  'J 


130  LA  LITTÉRATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

magnificence  île  ses  fêtes  et  tous  les  bonheurs  que  lui  prodi- 
guait la  Fortune. 

L'art  a  peu  de  place  dans  ces  compositions  faites,  pour  ainsi 
dire,  sur  commande,  suscitées  [)ar  le  besoin  du  moment,  non  i)ar 
l'inspiration.  M.-J.  Chénier  écrivit  [)lusieurs  odes  et  commença 
même  un  poème  épique  à  la  gloire  du  Premier  Consul.  Il  s'en 
est  excusé  en  ces  termes  : 

Crédule,  j'ai  longtemps  célébré  ses  conquêtes, 
Au  forum,  au  sénat,  dans  nos  jeux,  dans  nos  fêtes; 
Je  proclamais  son  nom,  je  vantais  ses  exploits, 
Quand  ses  lauriers  soumis  se  courbaient  sous  nos  lois. 

Il  ne  trouva  la  [)oésie  que  dans  une  rétractation,  la  belle 
élégie  de  la  Promenade.  Les  chants  d'hyménée,  les  odes,  les 
dithyrambes,  les  cantates,  sont  les  formes  qu'employèrent  alors 
de  préférence  les  poètes.  A  l'occasion  du  mariage  de  l'Empe- 
reur avec  Marie-Louise,  les  colonnes  du  Mercure  débordèrent 
d'hommages  lyriques  :  Michaud,  le  chevalier  Fourcy,  Tissot, 
Campenon,  font  fuuier  l'encens  dans  leurs  vers.  Mais  tout  y  est 
vieillot,  car  les  auteurs  n'ont  sorti  pour  la  circonstance  que  les 
oripeaux  fanés  de  la  poésie.  Quand  le  roi  de  Rome  fut  à  naître 
et  fut  né,  ce  fut  pis.  N.  Lemaire  avait  célébré  en  vers  latins  la 
grossesse  de  l'impératrice.  12  730  candidats  se  disputèrent  cin- 
quante prix  proposés  pour  ce  sujet.  1300  concurrents  entrè- 
rent dans  la  lice  pour  célébrer  Napoléon  II;  mais  celui  qui 
devait  un  jour  elTacer  par  un  chef-d'œuvre  toutes  ces  composi- 
tions officielles  n'était  encore  qu'un  enfant  lui-même,  j'ai 
nommé  V.  Hugo.  Toute  cette  poésie  était  stérile  et  orgueilleuse, 
et  la  mesquine  industrie  du  métier  ne  suppléait  pas  à  l'indi- 
gence du  fond  et  de  l'inspiration. 

La  Poésie  légère.  —  Quand,  au  contraire,  la  poésie  du 
jour  fut  sans  ambition,  simple  ou  malicieuse,  elle  produisit  de 
charmants  effets,  aux  mains  de  versificateurs  habiles  et  spiri- 
tuels. Les  plus  jolis  spécimens  de  la  poésie  de  l'Empire  sont 
peut-être  quelques  petites  pièces  deDucis,  quelques  contes  d'An- 
drieux,  de  Deguerle,  de  Pons,  de  Legouvé,  les  fables  d'Arnault 
et  de  François  de  Neufchàteau,  quelques  épigrammes  acérées 
d'Ecouchard-Lebrun,  de  M.-J.  Chénier,  ou  môme  de  Baour- 
Lormian,  qui,  au  moins  une  fois,  eut  de  l'esprit,  contre  Lebrun. 


LA    LITTÉRATURE  DU   PREMIER   EMPIRE  131 

(j'est  discret,  fin  ou  délicieusenicnl  cruel.  I^cs  .nilciirs  ne  scii- 
taioiit  jihis  l;i  fcrule  du  niaîlrc,  ils  u'avaictil  plus  ù  coinidcr  avec 
Marel,  Fouché  ou  Cambacérès;  avec  la  liberté,  ils  retrouvaient 
les  accents  naturels  de  leur  voix  et  l'emploi  de  leurs  inovens  : 

Les  serins  chantaient  dans  les  cages.  (M.-J.  Cliénier.) 

La  Poésie  didactique.  —  En  abordant  la  poésie  didactique, 
que  Ion  plaçait  bien  au-dessus  de  ces  binettes,  nous  tou(dions 
du  doiet  les  mérites  comme  aussi  la  faiblesse  native  de  la  poésie 
impériale.  Par  le  genre  même  qu'ils  traitaient,  les  poètes 
n'avaient  pas  à  redouter  la  censure  officielle.  Libres,  ils  pouvaient 
prendre  l'essor  :  ce  sont  les  ailes  qui  leur  ont  manqué.  On  sait 
exactement  aujourd'hui  combien  le  genre  «  doctrinal  »  fleurit 
au  moyen  âge  et  comme  les  Français  n'ont  jamais  cessé  de  le 
cultiver;  mais  c'est  surtout  l'exemple  de  Boileau  et  le  succès 
inouï  qu'avait  obtenu  VArt  poétique,  c'est  encore  la  vogue  éton- 
nante qu'eut  la  traduction  des  Géorgiques  de  Delille  (11G9),  qui 
précipitèrent  les  poètes  dans  cette  voie.  L'esprit  scientifique 
du  xvnf  siècle  les  amenait  d'ailleurs  par  l'analyse  à  la  descrip- 
tion, qui  en  est  l'apparence;  d'autre  part,  le  goût  et  l'étude  de 
la  nature,  l'influence  de  Buffon  et  de  Rousseau,  devaient  susciter 
des  Virgiles.  Or  ce  qu'avait  eu  le  maître  latin,  ce  qu'avait  eu 
J.-J.  Rousseau  et  ce  que  n'eurent  pas  ces  aveugles  imitateurs, 
c'est  justement  le  sentiment  de  la  nature,  c'est  une  sensibilité 
passionnée,  qui  échaulTe  la  pensée  et  le  verbe  lui-même,  et  qui 
est  la  condition  essentielle  de  la  vraie  poésie.  Trop  fidèles  aux 
habitudes  reçues,  ils  sont  sensibles,  comme  on  l'était  au  temps 
de  Louis  XVI,  mais  ils  ont  moins  de  sensibilité  cpie  de  sen- 
siblerie. Ils  cherchent  à  plaire  beaucoup  plus  qu'à  traiter  leur 
sujet  avec  grandeur  et  énergie,  et  ils  n'arrivent  alors  qu'aux 
grâces  mièvres  d'une  description  superficielle,  aux  tirades  pom- 
peuses, aux  vers  ronflants  et  vides,  aux  traits  d'esprit.  Ils 
rappellent  tous  la  manière  ou  de  Saint-Lambert  ou  de  Delille. 
Ils  visent  beaucoup  moins  à  enseigner  qu'à  décrire.  Une  telle 
poésie  n'exigeait  que  des  efforts  mécaniques  auxquels  suffisaient 
un  peu  d'habileté  de  main  et  la  pratique  du  vers.  Il  n'y  a  guère 
autre  chose  dans  la  Luciniade  ou  Art  des  accouchements  de 
Lacombe  (1"92),  dans  la  Maison  des  champs  de  Campenon,  la 


132  LA   LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

Navigation  (rEsménard, qu'estimait  Napoléon,  le  Printemps  cfnn 
proscrit  (1803)  de  Micliaiul,  Les  Plantes  et  la  Forêt  de  Fontaine- 
bleau du  P.  Castcl,  la  Sphère  de  Ricard,  f  Astronomie  de  Gudin, 
la  Gastronomie  de  Berchoux .  M'""  de  Staël  condamne,  sans 
trop  de  sévérité  pourtant,  cette  virtuosité  poétique  s'exerçant 
sur  d'aussi  maigres  sujets  :  «  Traduire  en  vers,  dit-elle,  ce  qui 
était  fait  pour  rester  en  prose,  exprimer  en  dix  syllabes,  comme 
Pope,  les  jeux  de  cartes  et  leurs  moindres  détails,  ou,  comme 
les  derniers  poèmes  qui  ont  passé  chez  nous,  le  trictrac,  les 
échecs,  la  chimie,  c'est  un  tour  de  passe-passe  en  fait  de 
paroles,  c'est  composer,  avec  des  mots,  comme  avec  les  notes, 
des  sonates  sous  le  nom  de  poèmes*.  »  Le  Dernier  homme  de 
Grainville  (1805)  serait  peut-être  sorti  de  ce  cadre  étroit;  mais 
le  malheureux  auteur  n'eut  pas  le  temps  de  donner  une  forme 
définitive  à  l'esquisse  du  poème  en  prose  qu'il  avait  publiée. 

L'ahbé  Jacques  Delille  fut  le  maître  incontesté  du  genre  didac- 
tique, il  fit  école  et  doit  être  rendu  responsable  de  ce  débor- 
dement de  poésie  et  de  toute  la  préciosité  dont  elle  fut  pleine. 
Dans  Les  Jardins,  en  quatre  chants,  dans  l'Homme  des  Cliamps, 
en  quatre  chants,  dans  Vlmagination,  en  huit  chants  (1785-1794), 
dans  Les  Trois  Règnes,  en  huit  chants,  dans  la  Conversation, 
en  trois  chants,  il  donne  le  funeste  exemple  d'une  versification 
facile,  fluide,  capable  de  se  répandre  sur  tous  les  sujets.  Il  eut, 
comme  Ronsard,  des  annotateurs,  qui  se  chargèrent  de  faire 
voir  au  public  les  beautés  de  ses  poèmes.  Il  n'était  pas  d'ailleurs 
sans  mérite.  Il  est  du  xvni"  siècle  pour  la  légèreté,  la  grâce,  la 
mièvrerie  de  l'esprit,  car  il  a  de  l'esprit.  Tout  le  charme  de  la 
poésie  est  pour  lui  dans  une  forme  spirituelle,  fine,  quintes- 
senciée.  La  périphrase  jolie,  l'allusion  ingénieuse,  discrète  ou 
môme  libertine,  le  vers  coulant,  bien  attifé,  voilà  son  triomphe. 
Il  décrit,  il  décrit,  il  décrit,  comme  l'abbé  Trublet  compilait.  Il 
décrit  surtout  à  coups  de  verbes,  gradués,  dosés  goutte  à  goutte, 
comme  une  liqueur.  Est-il  quelque  chose  de  plus  gentillet  que 
cette  description  en  action  du  cornet  à  dés  : 

Dans  le  cornet  fatal  le  dcz  a  retenti  : 
Il  s'agite,  il  prélude,  il  sort,  il  est  sorti . 

1.  L'Allemagne  :  De  la  poésie  on  1800. 


LA    LITTEIlATUllE  ]JU   PREMIER  EMPIRE  lU:} 

Cuiicou,  ail,  11'  voilà!  Qui  ne  connaît  le  Coin  du  feu,  dans  le 
premiei'  clianl  des  Trois  liêtjites'!  On  a  moins  i'el<'nn,  dans  le 
chant  111  <lu  môme  poème,  l'épisode  de  Danion  et  de  Musidorc, 
surjirise  au  bain.  Ce  serait  leste,  si  c'était  moins  innocent.  L'àme 
de  Delille,  a-t-on  dit,  avait  toujours  quinze  ans.  Avec  quelle 
fausse  élégance  de  termes  abstraits  il  nous  trace,  dans  la  Con- 
versation, le  portrait  de  M"®  Geofirin  et  de  son  cercle!  11  ]»avail 
d'une  monnaie  qui  avait  cours  partout  les  succès  de  salon  (ju'il 
avait  remportés.  Le  traducteur  des  Géovyiques,  de  VEncide,  du 
Paradis  ])erdu  en  douze  livres,  ne  se  connaissait  alors  point 
d'égal.  Et  pourtant,  comme  l'a  remarqué  Sainte-Beuve,  sa  poésie 
était  de  la  poésie  jésuitique  :  «  Il  succédait,  à  Amiens,  à  ces 
jésuites  dont  il  allait  introduire  en  français  les  procédés  de  vers 
latins  et  tant  de  descriptions  fort  ingénieuses...  Il  y  a  du  père 
Sautel  dans  Delille'.  »  J'ajouterai,  et  du  Voiture  aussi.  Rivarol 
disait  de  Delille  :  «  Il  fait  un  sort  à  chaque  vers,  et  il  néglige 
la  fortune  du  poème.  »  C'était  là  son  moindre  défaut.  Rappelons, 
pour  en  finir  avec  lui,  qu'entouré  d'un  monde  plutôt  rovaliste, 
il  resta  en  dehors  de  la  faveur  impériale.  Sa  poésie  était  d'ailleurs 
inoffensive  ;  on  ne  voit  pas  ce  qu'elle  eût  perdu  à  être  officielle. 

La  Poésie  élégiaque.  —  Entre  Delille  et  Lamartine  se 
placent  quelques  noms,  qui  furent  alors  célèbres,  mais  dont  la 
postérité  se  souvient  à  peine.  A  propos  de  l'un  d'eux,  Denne- 
Baron,  Sainte-Beuve'  écrivait  jadis  qu'un  printemps  poétique 
nouveau  se  préparait  alors  dans  cette  société.  Or  ce  printemps 
n'a  guère  été  qu'un  pâle  automne.  Denne-Baron  lui-même  a 
quebjue  grâce;  mais  c'est  mièvre  et  suranné.  C'est  un  Ronsard 
de  pendule,  ou,  à  cause  d'une  sorte  d'imitation  de  l'antiquité, 
un  André  Chénier  enrubanné  de  bandelettes  grecques.  Il  ne 
traduit  pas  Properce,  il  l'abrège,  il  l'élude,  pour  ainsi  dire,  et 
l'accommode  au  goût  du  jour.  Et  cependant  il  n'était  pas  seul 
à  traiter  ainsi  les  Anciens!  Jamais  on  ne  les  a  plus  traduits 
qu'à  cette  époque;  mais  ni  Delongchamps,  ni  Guéroult,  ni 
même  Daru,  ne  les  rendirent  dans  leur  intégrité.  Ce  n'était  pas 
antique,  c'était  vieux  :  cruelle  méprise!  Tous  les  poètes  d'alors 
la  commirent.  Ils  crurent  suivre  les  traces  des  maîtres  latins 

1.  Portraits  littéraires,  t.  II,  p.  70. 

2.  Causeries  du  lundi,  t.  X,  p.  387. 


134  LA  LITTERATURE  DU   PREMIER  EMPIRE 

OU  grecs;  mais  de  rantiquité,  ils  no  tirèrent  qu'une  mythologie 
vieillotte  et  ne  firent  que  du  vieux-neuf.  Sceptiques,  épicuriens, 
voltairiens,  ils  n'eurent  pas  le  culte  du  beau,  du  vrai,  du  réel. 
Ils  sont  galants,  erotiques,  libertins,  ou  vaguement  rêveurs  à  la 
façon  de  Young-,  sans  passion,  sans  amour,  sans  fantaisie.  Rien 
ne  les  touche,  ne  les  pénètre,  ne  leur  arrache  un  cri  de  bonheur 
ou  de  souffrance.  Ils  se  confinent  dans  les  petits  sujets.  S'ils 
prennent  la  plume  ou,  comme  ils  disent,  la  lyre,  les  plus  vigou- 
reux, les  plus  personnels  d'entre  eux,  s'alïadissent  dans  le  joli, 
le  convenu  et  une  froide  élégance  du  détail. 

Legouvé  fut  un  poète  ingénieux,  aisé;  mais  il  n'y  eut  en  lui, 
non  plus,  rien  de  nouveau  ni  de  printanier.  Luce  de  Lancival 
rimant  une  Epître  à  Clarisse  sur  les  dangers  de  la  coquetterie, 
c'est  Ju|)iter  qui  donne  des  conseils  de  toilette  à  Venus  :  un 
bâton  de  cosmétique  lui  sert  de  foudre.  Ce  professeur  de  rhéto- 
rique, à  la  fois  enjoué  et  magniloquent,  grandit  tout  ce  qu'il 
touche. 

Baour-Lormian  obtint  un  grand  succès,  en  1801,  en  traduisant 
en  vers  les  Poésies  d'Ossian;  aucun  poète  ne  fait  pourtant  plus 
penser  à  ce  prometteur  d'Horace  qui  ouvre  démesurément  la 
bouche  pour  n'en  rien  laisser  sortir  :  son  élégance  pompeuse 
est  sonore  et  vide  ^ 

En  1838,  F'ontanes  est,  aux  yeux  de  Sainte-Beuve-,  un  Racine, 
un  Horace,  un  André  Ghénier,  un  Lucrèce,  un  du  Perron, 
un  Racan,  un  Maynard,  que  sais-je  encore?  et  surtout  il  n'est 
pas  un  poète  de  l'Empire;  dix  ans  plus  tard^,  le  critique  lui 
retire  d'un  coup  de  griffe  ce  qu'il  lui  aAait  jadis  donné  à 
pleines  mains,  et  Fontanes  n'est  plus  qu'un  poète  timide.  C'est 
ce  dernier  mot  qui  est  le  vrai;  de  plus,  Fontanes  est,  comme 
pas  un,  un  poète  de  l'Empire.  Il  a  dit,  en  face  de  la  Seine  : 

Mon  vers  coulera  plus  facile 
Que  les  flots  purs  de  ce  canal. 


1.  C'est  peut-être  le  seul  poète  de  l'Empire  pour  qui  Sainte-Beuve  se  montre 
dur.  Il  dit  :  «  Les  vers  de  Baour  sont  gros  et  gras;  mais  ils  sont  sans  muscles 
et  surtout  sans  nerfs...  Pour  Baour,  que  j'ai  personnellement  connu...  c'était  un 
eunuque  de  la  poésie;  de  beaux  sons,  de  l'iiarmonie,  mais  un  vide  complet.  » 

2.  Portraits  littéraires,  t.  H. 

3.  Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire,  t.  II,  p.  ll'J. 


LA   LITTERATURE  DU   PRK.MIER   HMPIRE  135 

Il  a  LMi  cITd  i\e  la  facilité,  do  l'élég-ancc,  mais  aussi  une 
sobriété  qui  est  de  la  liniiilité.  D'autre  part,  en  ajjpelaiit  la  Seine 
un  canal,  il  montre  (ju'il  fuit  le  mot  propre.  Presque  parloul,  il 
reclicrche  la  }>ériphrase,  emploie  les  vieilles  lig-ures  de  rhéto- 
rique, retient  toujours  son  élan  et  reste  à  mi-chemin  de  la 
poésie.  Je  le  comparerais  volontiers  à  Chaulieu  et  à  Parny. 
Il  les  rappelle  par  une  galanterie  spirituelle,  une  sensualité 
épicurienne;  mais  il  reste  à  mi-chemin  de  la  passion  et  môme 
de  la  volujtté.  Le  sentiment  reliiiieux,  tout  admirateur  et  ami 
qu'il  fût  de  Chateaubriand,  le  spectacle  de  la  nature,  quoiqu'on 
de  certains  endroits  il  semble  se  rapprocher  des  descriptifs 
anglais  et  qu'il  ait  tenté  la  poésie  philosophique  dans  son  Essai 
sur  riiomme,  traduit  de  Pope,  et  dans  son  Essai  sw?"  V Astro- 
nomie, ne  l'ont  pas  fait  sortir  de  sa  manière  habituelle.  Il 
n'adopta  pas  Delille,  dit  Sainte-Beuve;  il  n'adopta  pas  plus 
Lamartine  :  ce  fut,  pour  l'homme  de  goût  qu'il  était,  une  faute 
de  goût  irréparable. 

Chênedollé,  son  ami,  eut  le  malheur  de  publier  après  l'apjta- 
rition  des  Méditations  des  vers  composés  auparavant  :  il  sembla 
un  attardé,  alors  qu'il  avait  eu  le  pressentiment  dune  poésie 
puisée  à  de  nouvelles  sources.  Son  poème,  le  Génie  de  lliomme, 
a  quelques  beaux  mouvements  et  des  vers  bien  frappés  ;  mais 
il  est  trop  souvent  tendu  et  monotone.  Ses  Études  poétiques  ont 
plus  de  moelleux  et  d'abandon;  mais  c'est  de  la  poésie  d'inté- 
rieur. Le  poète  s'est  comparé  lui-même  à  Girodet;  or,  Girodet 
est  le  reflet  de  Prudhon,  et  Chênedollé  n'est  qu'un  clair  de  lune 
dans  le  voisinage  de  Lamartine. 

Millevoye  est  aussi  un  oublié;  mais  son  succès  a  été  de  bien 
plus  longue  durée.  Delille  fut  un  poète  de  métier,  un  ouvrier 
de  poésie;  Millevoye  fut  le  poète  mondain  qui  rime  par  accès, 
à  ses  heures,  amant  infidèle  d'une  Muse  qui  ne  lui  en  gardait 
pas  rancune,  sorte  d'Alfred  de  Musset  au  petit  pied.  C'est 
Sainte-Beuve  qui  explique  le  mieux  le  sens  de  cette  poésie 
mondaine,  à  propos  des  romances  qui  faisaient  fureur  dans  les 
salons  de  l'Empire  :  «  J'appris  combien,  un  moment  du  moins, 
pour  les  sensibles  et  les  amants  d'alors,  tout  cela  avait  vécu, 
combien  pour  de  jeunes  cœurs,  aujourd'hui  éteints  et  refroidis, 
cette  légère  poésie  avait  été  une  fois  une  musique  de  l'àme,  et 


136  LA  LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

comment  on  avait  usé  do  ces  chants  aussi  j)our  charmer  ci 
aimer'.  »  Cependant Millevoyc  n'était  qu'un  épicurien-]>oète;  la 
passion  vraie  n'était  point  en  lui.  Il  ])eut  donner  à  ses  lecteurs 
et  à  ses  lectrices  l'illusion  d'être  un  cœur  blessé,  malade,  «  un 
Narcisse  qui  s'écoule  en  eau  par  amour  »  ;  mais 

Celte  voix  du  cœur  qui  seule  au  cœur  arrive, 

il  ne  la  parla  jamais.  Il  ne  pleure  pas,  il  ])leurniche. 

Poète  heureux  des  concours  académiques,  il  ne  fut  long-temps 
que  l'émule  inférieur  de  Delille;  mais  il  écrivit  la  Chute  des 
feuilles,  qui  marque  un  moment  dans  l'histoire  de  la  poésie 
française  :  ce  fut  son  Lac,  sa  Nuit  cV Octobre,  son  Vase  brisé. 
Il  trouva  l'expression  la  plus  parfaite  pour  rendre  un  senti- 
ment de  convention  qui  était  la  mode  du  jour,  la  mélancolie 
du  poitrinaire.  Comme  ces  peintres  qui  refont  plusieurs  fois  le 
même  tableau,  il  reprit  sa  Chute  en  détail  et  donna  la  menue 
monnaie  de  sa  pièce  d'or.  A  un  bosquet  est  le  développement  du 
troisième  vers  de  la  Chute.  Un  peu  d'amour,  un  peu  de  tristesse, 
quelques  ressouvenirs  d'antiquité,  beaucoup  d'imitations, notam- 
ment d'André  Chénier,  qu'il  pille  sans  vergogne,  voilà  ce  que 
je  rencontre  dans  ses  principales  poésies  :  le  Retour,  la  Soirée, 
le  Déguiseinent,  le  Poète  mourant,  Danaé,  Homère  mendiant, 
r Arabe  au  tombeau  de  son  coursier,  Epître  à  mon  dernier  écn, 
qui  est  un  écho  de  Sedaine.  Reconnaissons  qu'il  se  trouve  aussi 
un  premier  rayon  de  romantisme  héroïque  et  chrétien  dans  le 
Beau  Lys,  et  nous  avons  tout,  vraiment  tout  ce  que  pouvait  don- 
ner la  poésie  impériale.  Elle  ne  faisait  guère  présager  la  poésie 
romantique,  aussi  bien  pour  l'inspiration  que  pour  la  langue. 

En  effet,  aucun  de  ses  représentants  ne  sortit  de  ce  que  les 
versificateurs  du  xvni"  siècle  considérèrent  comme  la  langue 
poétique,  aucun  d'eux  n'usa  de  l'expression  concrète,  qu'elle 
tînt  dans  un  mot  ou  dans  une  locution,  aucun  n'eut  à  son 
service  le  verbe  sonore,  l'image  éclatante,  ni  surtout  le  goût 
et  la  science  du  rythme.  Ce  devait  être  la  conquête  des  poètes 
romantiques,  dont  les  débuts  se  sentirent  encore  de  la  poésie 
impériale,  mais  qui  heureusement  ne  s'y  tinrent  pas. 

1.  Portmils  litlëraires,  (.  I.  j).  120. 


LA   LITTERATURE   DU   PREMIER   EMPIRE  137 

Les  Prosateurs  de  l'Empire.  —  (Judi  iiu'il  en  snil,  sous 
l'Empire,  les  poètes  furent  supérieurs  aux  é(M'ivaiiis  en  prose, 
toujours  exception  faite  de  Chateauluiand,  do  M"""  de  Slai'd  cl 
de  quelques  autres  du  même  camp. 

Il  est  facile,  en  effet,  de  séparer  en  deux  courants  les  prosa- 
teurs de  cette  époque.  Il  y  a,  d'un  cùté,  les  [)récurseurs,  les 
initiateurs  d'idées  et  de  formes  nouvelles,  qui  sont  des  rebelles 
au  pouvoir  :  de  l'autre,  il  y  a  ceux  qui  s'attachent  au  passé  et 
sont  sous  la  dépendance  du  maître.  De  ces  derniers,  dont  nous 
avons  seulement  à  nous  occuper,  les  uns,  comme  les  roman- 
ciers, sont  les  humbles  disciples  du  xviii'  siècle  et  [larticuliè- 
rement  de  J.-J.  Rousseau;  les  autres,  comme  les  critiques, 
exècrent  Voltaire  et  J.-J.  Rousseau  et  ne  jurent  que  par  le 
xvn"  siècle  et  les  Anciens.  Ils  sont,  en  ce  sens,  bien  plus  intran- 
sigeants que  les  poètes  qu'ils  jugent.  Journalistes,  critiques, 
orateurs,  historiens,  sont  dans  la  main  de  Napoléon;  mais  ils 
vont  plus  loin  que  lui  dans  leur  aversion  pour  le  x\uf  siècle. 
Il  écrivait  en  effet  à  Fouché  '  à  propos  du  Journal  de  V Empire 
et  du  Mercure  :  «  Ces  deux  journaux  affectent  la  religion  jusqu'à 
la  cagoterie.  Au  lieu  de  réprimer  les  excès  du  système  exclusif 
de  quelques  philosophes,  ils  attaquent  la  philosophie  et  les 
connaissances  humaines.  Au  lieu  de  contenir  par  une  saine 
critique  les  producteurs  de  ce  siècle,  ils  les  découragent,  les 
déprécient  et  les  avilissent.  Tout  cela  ne  peut  aller  ainsi.  »  C'est 
donc  encore  plus  par  goût  que  par  nécessité  qu'ils  tournent  le 
dos  aux  nouveautés  et  s'enferment  eux-mêmes  dans  leur  propre 
prison,  je  veux  dire  l'imitation,  le  culte  aveugle  du  passé.  C'est 
ainsi  que  Chateaubriand  et  M""  de  Staël  sont  non  seulement 
des  dissidents,  mais  encore  des  isolés.  Ils  sont  longtemps  même 
méconnus,  car  d'ailleurs  Napoléon  ne  néglige  rien  pour  leur 
barrer  toute  influence  sur  la  pensée  française. 

Napoléon  I'  homme  de  lettres.  —  Par  contre,  il  cher- 
cha, comme  nous  l'avons  déjà  dit,  à  lui  donner  le  branle;  il 
n'y  réussit  pas.  Il  est  tout  au  moins  piquant  de  noter  ici  quel 
homme  de  lettres  a  été  ce  prodigieux  esprit,  qui  a  pu  prétendre 
à  toutes  les  gloires. 

1.  De  Varsovie,  li  janvier  1807. 


138  LA  LITTERATURE  DU  PREMIER   EMPIRE 

Les  0j)uscules  do  lu  pi'omièrc  heuro  peuvent  être  passés  sous 
silence  ;  Bonaparte  s'y  montre  le  disciple  de  Rousseau.  Le  Souper 
de  Beaucaire,  dialogue,  publié  en  1793,  entre  un  militaire,  un 
Nîmois,  un  Marseillais  et  un  fabricant  de  Montpellier,  oii  il  tente 
de  démontrer  aux  fédérés  du  Midi  la  folie  de  l'insurrection  et 
fait  Fapologie  discrète  de  la  Convention,  est  déjà  de  YécrUure  : 
c'est  à  la  fois  l'œuvre  d'un  soldat  et  d'un  publiciste;  mais  ce 
n'est  qu'une  ébauche,  un  début.  Dans  ses  proclamations,  ses 
bulletins,  ses  notes  aux  officiers,  aux  représentants,  aux  princes 
d'ici  et  de  là,  et  dans  sa  volumineuse  correspondance,  il  ne  nous 
apparaît  pas  comme  le  'premier  écrivain  de  son  temps,  selon 
l'expression  de  Thiej's  rnppelée  com[daisamment  par  Sainte- 
Beuve;  mais  il  a  une  forme  qui  est  à  lui  et  qui  parfois  est 
saisissante.  Par-dessus  une  rhétorique,  directement  empruntée 
aux  harangues  de  Tite  Live,  et  une  tendance  naturelle  à  la 
déclamation,  il  a  trouvé,  d'une  part,  des  images  pittoresques, 
oià  se  condense  plus  qu'elle  ne  s'étale  une  forte  conception  du 
sujet,  d'autre  part,  une  phrase  concise,  ramassée,  expressive, 
quelque  peu  sèche  et  tendue,  comme  il  sied  à  un  maître  qui 
n'a  pas  de  temps  à  perdre,  veut  être  entendu  et  obéi.  Tout  cela 
est  voulu,  encore  plus  que  cherché.  En  revanche,  ce  n'est  pas 
sous  de  tels  traits  qu'apparaissent  en  lui  l'historien  et  le  cri- 
tique littéraire  :  ici,  il  compose  et  se  compose  pour  la  postérité, 
et,  malgré  des  parties  fort  brillantes,  il  n'est  ni  assez  exact,  ni  assez 
précis'.  C'était  là  une  besogne  qui  revenait  aux  gens  du  métier. 

Le  Roman.  —  11  aimait  les  romans  à  la  folie,  sa  vie  est  un 
roman,  il  est  parfois  lui-même  un  héros  de  roman,  et  la  pro- 
duction des  romans  fut,  de  son  temps,  extraordinairement 
féconde.  Il  ne  faut  songer  ni  à  René^  ni  à  Corinne,  ni  à  Adolphe, 
ni  même  à  Delphine,  lorsqu'on  veut  lire  quelques  pages  des 
romans  de  l'Empire.  On  serait  en  effet  cruellement  déçu  si  l'on 
espérait  y  rencontrer  une  étude  de  mœurs,  une  analyse  psycho- 
logique ou  de  brillantes  descriptions  de  la  nature  extérieure. 

1.  Il  n'ost  ]).'is  l'acilc  de  dénirler  re  iiiii  lui  .nupartienl  en  propre  dans  les 
Mémoires  que,  de  Sainte-Hélène,  il  a  dictés  à  Las  (^ascs,  à  Montholon  et  à  Goiir- 
t,'aud.  Le  général  Montholon  écrit  :  «  Napoléon  ne  niellait  pas  une  grande 
im|)ortance  à  son  style  ",  et  il  le  prouve  par  les  Mémoires  qu'il  rapporte;  mais 
f(i\\\  du  général  Gourgaud  ont  une  forme  bien  supérieure.  11  semble  qu'à  cette 
date  Napoléon  a  soigné  ])liitr)t  l'idée  el  l'exiiression  isolée  que  la  phrase,  dans 
la  rapidité  inouïe  de  su  dictée. 


I 


LA    L1TT1':UATURE  DU  PREMIKK   KMlMIiE  139 

Ces  rom.iiis  sont  iiiiicuMMiicnl  romanesques,  c'esl-à-dirc  (|iie 
tout  V  est  eu  dehors  de  la  réalilt-,  ([iie  tout  s'y  passr  d.ius  nue 
atmosphère  nuageuse,  où  se  meuvent  des  l'antùmes  exsangues, 
(icvreux,  aux  [trises  avec  des  ol)stacles  insurmontahles,  (|u'ils 
finissent  toujours  par  surmonter.  N'y  cherchez,  en  général,  ni 
la  vraisemhlance,  ni  aucune  couleur  locale,  ni  la  vérité  des 
sentiments  et  des  caractères.  Ces  histoires  interminahles  étaient, 
ce  semhle,  des  lectures  pour  adolescents  ou  jeunes  femmes  sen- 
sibles; elles  eurent  une  vogue  prodigieuse. 

Ce  sont  surtout  des  femmes  qui  les  écrivirent.  Citons  d'abord 
M'""  Cottin.  Tout,  dans  ses  romans,  est  artifice  et  convention; 
tout  y  est  aussi  d'une  sensibilité  entlammée  et  quelque  peu  vul- 
gaire. On  a  pourtant  reproché  justement  à  l'auteur  d'être  parfois 
maniérée  et  de  rechercher  les  scènes  à  efTet.  M'""  de  Montoiieu, 
née  à  Lausanne,  traduit,  dans  le  même  temps,  ou  imite  de  l'alle- 
mand Caroline  de  Lichtfield  (1780),  le  Robinson  suisse  et  plus  de 
trente  volumes  d'histoires,  de  nouvelles,  mêlées  de  romances 
sentimentales  et  chevaleresques.  Accordons  une  mention  spé- 
ciale à  M"^  de  Genlis,  dont  la  vie  elle-même  fut  un  roman,  et 
qui,  gouvernante  des  enfants  du  duc  d'Orléans,  en  1"7",  com- 
posa des  romans  d'éducation  :  le  Théâtre  d" éducation  (1"~9), 
Les  Veillées  du  Château,  Adèle  et  Théodore  (1782-84).  On  y 
remarque  quelques  fines  observations  et  l'entente  des  caractères, 
mais  trop  de  recherche  et  de  sensiblerie.  Après  1800,  pensionnée 
par  l'Empereur,  elle  lâcha  la  bride  à  sa  plume  et  écrivit  une 
foule  de  récits  romanesques,  dont  le  plus  célèbre  fut  Mademoi- 
selle de  Clermont  (1802).  Elle  a  laissé  des  Mémoires,  qui,  a-t-on 
dit,  sont  peut-être  encore  le  moins  sincère  de  ses  romans.  M"*  de 
Charrière  est  plus  près  de  la  vérité,  dans  les  Lettres  Neufchâte- 
loises,  dans  Caliste  ou  Lettres  écrites  de  Lausanne  (1786)  et  dans 
de  nombreux  opuscules  ou  romans.  Son  meilleur  ouvrage  est 
peut-être  Benjamin-Constant,  qui  l'appelait  sa  marraine.  Elle 
fut  aussi  l'amie  de  M"'  de  Staël.  C'est  à  Coppet  que  nous  ren- 
controns de  même  M'""  de  Krudner,  qui,  dans  Valérie  (1804), 
idéalisa,  non  sans  délicatesse,  mais  souvent  avec  une  vague 
sentimentalité,  une  aventure  dont  elle  avait  été  l'héroïne,  bien 
avant  de  tourner  vers  l'illuminisme  et  d'en  olTrir  la  folie,  aux 
côtés  d'Alexandre  de  Russie,  au  front  des  troupes  alliées  proster- 


140  LA  LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

nées  '.  Avec  M""  de  Souza,  comtesse  de  Flahaut,  nous  revenons 
au  romande  salon,  blanc,  bleu  ou  rose, comme  la  ceinture  d'une 
jeune  ingénue  de  l'Empire.  Adèle  de  Sénanges  (1794),  Charles 
et  Marie  (1801)  nous  ramènent  aux  bergeries  de  la  fin  du 
xvni''  siècle.  M"*^  de  Rémusat,  dont  les  Mémoires  sur  la  cour 
impériale  sont  égayés  par  de  si  piquantes  révélations,  a  écrit 
aussi  plusieurs  romans,  dont  un,  Charles  et  Claire,  ne  manque  pas 
d'intérêt.  M""'^  de  Duras,  Pauline  de  Meulan,  M"'"  Sophie  Gay, 
donnèrent  aussi  des  nouvelles  et  des  romans;  mais  aucune  de 
ces  femmes  de  cœur  et  de  talent  n'eut  la  vogue  de  Ducray-Du- 
minil  et  de  son  frère.  ]'ictor  ou  V Enfant  de  la  foret,  Alexis  on 
la  Maisoiinette  dans  les  bois,  Emma  ou  V Enfant  du  malheur,  et 
cent  autres  de  même  sorte  furent  dans  toutes  les  mains.  C'est 
un  délayage  de  J.-J.  Rousseau  qui  s'étend  sur  les  aventures  les 
plus  abracadabrantes  :  enlèvements,  maisons  enchantées,  rapts, 
exploits  de  brigands,  rencontres  et  reconnaissances  les  plus 
inattendues,  aventures  ordinaires  ou  extraordinaires,  qui  se 
heurtent,  s'entre-choquent  comme  dans  un  cauchemar.  Guilbert 
de  Pixérécourt  et  Pigault-Lebrun  n'obtinrent  pas  moins  de 
succès  par  les  mêmes  moyens.  Ce  dernier  est  plus  libertin  que 
sensible,  mais  il  a  de  la  gaieté  et  de  l'observation  :  il  eut 
comme  successeur  Paul  de  Kock.  Très  différent  de  tous  ces 
romanciers  est  Xavier  de  Maistre,  qui,  dans  cinq  opuscules  ou 
nouvelles  bien  connus,  a  de  la  simplicité,  de  la  délicatesse,  de 
l'émotion  même,  sans  sortir  d'un  genre  tempéré.  Il  fait  bonne 
figure,  dans  notre  siècle,  parmi  les  officiers  qui  se  sont  habile- 
ment attaqués  au  roman. 

Voilà,  sous  l'Empire,  les  principaux  représentants  d'un  genre 
littéraire  qui  devait  incontinent  fleurir  et  arriver  à  une  si  haute 
fortune. 

L'Histoire.  —  Il  fut  plus  difficile  d'écrire  l'histoire  que  le 
roman,  sous  Napoléon;  ce  ne  fut  cependant  pas  impossible.  On 
comprend  assez  qu'il  n'en  voulait  que  d'une  sorte,  celle  qui  servît 
sa   politique-;  mais  personne   ne  peut   étouffer  la   conscience 


1.  Voir  SainLc-Reuve,  l'orlraits  de  femmes,  p.   -401,  el  lu  Rcuiie   Bleue,  14  août 
1897. 

2.  Voir  sa   Correspondance   et   l'cxlrait    (iiii   s'en   trouve   dans   Sainte-Beuve  : 
J'ùrlrails  littéraires,  t.  II,  ji.  262. 


LA   L1TTL;UATL'RE  du  premier  EMI>IIŒ  141 

liiiiiiaiiio,  j>our  r;i[t|M'l('r  le  mot  ilc  Taciti',  aussi  |jr'aiic(iii|(  do  sos 
contemporains  laissèrent  des  Mémoires  et  confirn'iif  ainsi  à  la 
postérité  leur  déposition  secrète  sur  les  faits.  Enfin  (|U(dques 
hommes  de  talent,  en  étudiant  des  époques  antérieures,  prélu- 
dèrent à  la  vraie  manière  d'écrire  lliistoire,  qui  restera  une  des 
gloires  littéraires  de  notre  siècle. 

Le  grand  service  que  l'Empereur  rendit  à  lliistoire,  ce  fut 
d'instituer  Daunou  garde  des  Archives  nationales,  le  5  mars  1808. 
Bien  qu'il  eut  joué  un  rôle  actif  dans  la  politique,  surtout  au 
temps  du  Directoire,  Daunou  était  porté  par  la  nature  de  son 
esprit  vers  la  ciitique  historique.  Il  n'était  ni  un  érudit  ni  un 
écrivain  de  première  marque;  mais  il  avait  le  flair  et  la 
conscience  du  chercheur,  il  excellait  à  éclairer  les  documents, 
à  élucider  les  problèmes  de  la  chronologie  et  de  la  géographie. 
Les  sept  volumes  qu'il  a  composés  de  1814  à  1840  pour  conti- 
nuer l'histoire  littéraire  des  Bénédictins  prouvent  qu'il  a  été 
non  seulement  un  bénédictin  laïque',  mais  encore  un  esprit 
indépendant,  austère  et  sûr. 

Aux  côtés  de  Napoléon,  quelques  grands  dignitaires  dérobaient 
parfois  à  leurs  hautes  occupations  le  temps  nécessaire  à  la 
composition  de  quelques  œuvres  littéraires  ou  historiques. 
h'Histoire  de  Napoléon  et  de  la  Grande  Armée  de  Ph.  de  Ségur, 
qui  parut  vers  1824,  est  le  récit  oratoire  et  pathétique  d'une 
expédition  terrible,  celle  de  Russie.;  elle  offre  peut-être,  dans 
notre  littérature,  le  seul  exemple  d'une  histoire  écrite  comme 
un  drame,  oii  de  tragiques  événements  autorisent  le  mouve- 
ment et  l'émotion  de  la  forme .  "L" Histoire  de  Venise  du 
comte  Daru  ne  comportait  pas  de  tels  accents;  mais  elle  a  de 
la  mesure  et  de  la  gravité.  Ce  sont  plutôt  des  esquisses  histo- 
i'ii[ues  que  de  l'histoire,  et  c'était  l'œuvre  d'un  homme  qui  pou- 
vait dire  :  «  J'écris  d'une  main  fatiguée  par  27  heures  de  tra- 
vail! »  Lacretelle  le  jeune  est  plus  un  historien  de  métier.  Il 
composa,  sous  les  verrous,  un  Précis  de  la  Révolution,  où  il  avait 
l'avantage  de  raconter  des  événements  auxquels  il  avait  été 
mêlé.  Auteur  d'un  grand  nombre  d'ouvrages  historiques,  pro- 
fesseur à  la  Sorbonne  depuis  1800,  disciple  de  J.-J.  Rousseau 

1.  Voir  Sainte-Beuve.  Porlraitx  lidéraires.  I.  IV,  p.  3i:>. 


142  LA   LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

et  dos  philosophes  du  xviii"  siècle,  il  fut  un  maître  écouté, 
parce  qu'il  sut  allier  à  la  sincérité  les  grâces  souriantes  d'un 
optimisme  de  bon  aloi.  Il  y  a  la  même  sérénité  dans  Droz  et 
dans  son  Histoire  de  Louis  XVI;  mais  l'heure  n'était  pas  encore 
venue  de  porter  la  lumière  (hms  une  époque  aussi  trouhlée. 

La  forme  moderne  de  l'histoire  était  pourtant  inaugurée  par 
Chateaubriand,  Sismondi,  Michaud  et  de  Barante,  bien  qu'ils 
abordassent  leurs  études  avec  des  idées  préconçues  et  très 
divergentes.  Dans  ses  Etudes  historiques,  dans  Les  Quatre 
Stuarts,  le  Congrès  de  Vienne  et  la  Vie  de  Bancé,  Chateaubriand 
fait  jaillir  des  éclairs  qui  illuminent  les  faits;  il  est  le  maître 
d'Augustin  Thierry  et  de  Michelet.  UHistoire  des  Républiques 
italiennes  (1807)  et  surtout  V Histoire  des  Français  de  Simonde 
de  Sismondi,  qui  lui  coûta  vingt  et  un  ans  de  travail,  sont  des 
œuvres  moins  éclatantes,  mais  elles  sont  plus  fortes.  Sismondi 
n'est  pas  sans  préjugés,  il  écrit  mal,  il  n'est  pas  toujours  impar- 
tial; mais  c'est  un  penseur  et  un  érudit  qui  contemple  les  faits, 
remonte  aux  causes  cachées,  étend  le  cercle  des  investigations 
historiques  et  juge  plus  encore  qu'il  raconte  :  il  eut  pour  dis- 
ciple Guizot.  Michaud  et  de  Barante,  en  écrivant  l'un  V Histoire 
des  Croisades,  l'autre  V Histoire  des  Ducs  de  Bourgogne,  rompi- 
rent définitivement  avec  l'école  de  Voltaire,  de  Robertson  et  de 
Ravnal  :  ils  se  proposèrent  non  de  soutenir  une  thèse,  mais 
d'exposer  les  faits.  Michaud  ne  se  passionne  pas  assez  pour  la 
grande  épopée  qu'il  raconte;  mais  il  a  de  la  sincérité,  du 
naturel,  le  sens  du  document  original.  De  Barante  se  dérobe 
presque  derrière  les  autorités  qu'il  allègue  et  laisse,  pour  ainsi 
dire,  les  faits  parler  à  sa  place.  Son  impartialité  devient  presque 
de  rim})assibilité;  mais  cette  froideur  voulue  est  animée  quand 
même  par  la  beauté  et  la  grandeur  du  sujet. 

Ces  historiens,  grâce  à  leur  caractère,  grâce  aussi  au  choix 
des  sujets,  échappèrent  à  la  tutelle  du  [»ouvoir,  à  l'influence  de 
Voltaire  et  du  xvni°  siècle,  mirent  dans  leur  besogne  toute  la 
science  et  la  conscience  possibles,  et  ainsi  ouvrirent  la  route  à 
d'illustres  successeurs. 

La  Critique  littéraire  et  le  Journalisme.  —  La  cri- 
tique littéraire  jeta,  sous  le  premier  Empire,  un  plus  vif  éclat; 
mais  elle  ne  fut  ni  impulsive  ni  initiatrice,  et,  par  amour  du 


LA   LITTERATURE  DU  PREMIER   EMPIRE  143 

pass('',  ne  lit  [tas  au  |»i'rs('iil  I  iKUiiiciir  (ju  il  iiu'rilail.  A])rrs  l.i 
chute  lie  Robespierre,  les  Athénées  et  les  Lycées  s'ouvrirent  à 
l'envi  dans  Paris  :  c'étaient  autant  de  paidotcs  où  se  succédaient 
des  conférenciers  traitant  les  sujets  les  plus  hétéroclites.  Depuis 
1794  jusqu'en  1803,  La  Harpe  fit  les  beaux  jours  du  Lycée  Mar- 
beuf,  situé  dans  lliùtid  Marbenf,  au  faubourg  Saint-Honoré. 
Le  Cours  de  Liftémlure  qui  en  est  sorti  otîre  bien  des  disparates. 
La  Harpe  fut  trop  souvent  un  vulgarisateur  élégant  d'idées 
communes,  dont  la  science  de  seconde  main  était  fort  appropriée 
à  l'auditoire  qui  la  couvrait  d'applaudissements.  L'abbé  Morellet, 
qui  ne  craignit  point  d'attaquer  Alaia;  Garai,  rhéteur  de  la 
décadence,  sans  conviction  mais  non  sans  esprit,  «  enfileur  de 
perles  »,  comme  l'appela  un  jour  Bonaparte;  Suard,  «  l'ami  de 
tout  le  monde  »,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  Française, 
longtemps  directeur  du  Publiciste;  M.-J.  Chénier,  dans  son 
Tableau  de  la  Littérature  française  (1808);  Ginguené.  connu 
surtout  par  son  Histoire  littéraire  de  Vltalie,  continuèrent  les 
traditions  de  Voltaire  et  de  La  Harpe,  écrivirent  dans  une  langue 
élégante,  mais  méconnurent  M'"*  de  Staël  et  Chateaubriand. 

Les  vrais  critiques  littéraires  de  l'Empire  furent  journalistes. 
Nous  n'avons  pas  ici  la  place  nécessaire  pour  tracer  un  tableau 
de  la  presse  d'alors,  rappelons  pourtant  quelques  noms.  Avant 
fructidor,  La  Harpe,  Fontanes,  Fiévée,  Lacretelle,  Miciiaud. 
écrivaient  dans  le  Mémorial,  la  Quotidienne,  la  Gazette  Fran- 
çaise, et  étaient  monarchiens;  parmi  les  républicains.  Garât, 
Chénier,  Daunou,  alimentaient  ta  Clef  du  Cabinet,  le  Conser- 
vateur; Rœderer  était  au  Journal  de  Paris,  Benjamin  Constant 
lançait  surtout  des  brochures.  En  Tan  II,  se  fonde  la  Décade 
philosophique,  rédigée  en  grande  partie  par  Ginguené,  secondé 
par  une  société  de  républicains  modérés,  comme  J.-B.  Say, 
Amaury  Duval,  Lebreton,  Andrieux,  Fauriel;  ils  y  traitent  de 
tout  :  de  philosophie,  où  ils  continuent  Locke,  Condillac  et  Con- 
dorcet;  d'économie  politique,  de  littérature,  surtout  de  littéra- 
ture allemande,  anglaise  et  italienne,  de  satire  sociale.  En  180", 
le  censeur  du  Mercure  est  Legouvé,  il  a  pour  coopérateurs 
payés  par  le  gouvernement  :  Lacretelle  aîné,  Esménard  et  le 
chevalier  de  Bouf fiers.  Aux  Débats,  Fiévée  a  été  remplacé  par 
Etienne,  qui  y  exerce  une  véritalde  dictature. 


144  LA  LlTTÉRÂTl'RE  DU  PREMIER  EMPIRE 

Le  Journal  des  Débati^,  qui  mérite  une  mention  spéciale,  avait 
été  créé,  en  1789,  puis  refondu,  en  1799,  par  les  frères  Bertin  ; 
il  s'appela  un  instant  Journal  de  rEmpire.  Supprimé,  il  reparut 
et  fut,  le  plus  souvent,  à  la  fois  l'asile  du  libéralisme  et  d'une 
discrète  opposition,  comme  aussi,  d'autre  part,  un  centre  de 
réaction  littéraire.  Les  critiques  littéraires  qui  firent  alors  sa 
céléhrilé  furent  Geoffroy,  IlofTman,  Dussault  et  de  Feletz.  Ils 
élevèrent  le  iroùt  et  le  ton  do  la  critique,  qui  s'était  trop  long-temps 
confinée  dans  de  médiocres  besognes. 

Geoflroy  fit  aux  Débats  la  semaine  dramatique  pendant  qua- 
torze ans.  Ancien  jésuite,  ami  des  Anciens,  ayant  le  culte  du 
xvn"  siècle,  il  s'acharna  contre  tout  ce  qui  rappelait  l'esprit 
philosophique  et  révolutionnaire;  mais  il  toucha  aux  questions 
avec  un  nerf  remarquable.  Il  donna  la  férule  à  tout  le  monde, 
il  déversa  le  sarcasme  et  l'invective  avec  intrépidité  ;  mais  son 
Cours  de  littérature  dramatique  est  plein  de  verve  et  même  de 
goût,  malgré  le  ton  acerbe  et  beaucoup  de  parti  pris.  Je  lui 
reproche  de  n'avoir  pas  goûté  Shakespeare  ;  mais  ne  fallait-il  pas 
qu'il  payât  la  peine  d'avoir  tant  attaqué  Voltaire,  en  partageant 
une  de  ses  erreurs? 

François  Hoffman,  qui  fut  à  la  fois  auteur  dramatique  et 
critique  littéraire,  est  moins  amer,  plus  limpide  et  plus  droit. 
Il  écrivit  au  Journal  de  l" Empire  depuis  1807.  Très  conscien- 
cieux, plein  d'esprit  et  de  science,  il  traita  tous  lès  sujets  avec 
une  égale  compétence  et  beaucoup  d'agrément.  Il  défendit 
Etienne  dans  l'aflaire  des  Deux  Gendres  ;  mais  il  fut  insensible, 
lui  aussi,  aux  beautés  nouvelles  des  Martijrs  '. 

Dussault  fit  partie  des  Débats  de  1800  à  1807.  Il  fut  donc  logé 
à  la  même  enseigne  que  les  précédents;  mais  sa  marchandise 
ne  fut  pas  d'aussi  bonne  qualité.  Les  xinnales,  où  il  recueillit  ses 
Heurs  de  rhétorique,  renferment  surtout  des  attaques  déclama- 
toires contre  Yoltaire  et  les  voltairiens.  En  résumé,  sa  critique 
est  louche  et  se  pare  d'oripeaux. 

Tout  autre  est  M.  de  Féletz,  chrétien  convaincu,  royaliste  de 
cœur,  qui  écrivit  aux  Débals  et  au  Mercure.  Avec  l'urbanité  de 
l'ancien  régime,  une  ironie  fine  et  pénétrante,  plus  lettré  que 

1.  Voir,  à  ce  sujet,  Sainlc-Beuve,  Chateaubriand  et  son  rjroupe  litle'raire,  l.  Il, 
p.  59. 


I 


L.V    LlTTKllATrUH   l»L'   l>ltKMIKK    K.MI'lltl'  115 

lill('Ciil('Ui-,  lioiiiiiic  ilii  iiKimlc  jiis(|irrii  son  Iciiillrloii  lilIfT.iirc, 
il  égaie  toutes  les  qnrslioiis  irmi  sdiiriic,  est  oilliodoxe  en  cii- 
liquo  littéraire  comiiic  «laiis  sa  loi,  mais  liiiil  |>ai-  s'aiiémier 
dans  les  salons  <lu  nolile  iauhoiirii,  à  force  de  rt'dilcs. 

Mentionnons  encore  ici  l'abbé  Auger,  Aimé  Martin  ri  Uois- 
sonade.  ('e  (l(M-ni(M"  (jni  sii^nait  12  (oméga)  à  la  ï''  page  tien  iJéOals, 
fut  un  belléniste  éclairé,  peu  tendre  pour  Voltaire  et  snrlont 
pour  La  irarp(\  donl  il  ndévc^  bvs  erreurs  sur  les  lilt(''ratin'es 
antiques. 

Tous  ces  critiques  suivirent  le  courant  de  ropini(jn  jinhlique, 
furent  anti-voltairi(Mis,  réagirent  contre  l'esprit  scientifique,  et, 
en  somme,  n'eurent  }>as  de  fenêtres  ouvertes  sur  l'avenir. 

C'est  tout  autrement  que  Chateaubriand  et  M""^  de  Staël  com- 
prenaient la  critique.  L«  Littérature  en  1800  et  le  Génie  semblent 
avoir  été  écrits  cent  ans  a[)rès  les  Annalea  de  Dussault. 

Deux  ou  trois  astres  de  moindre  grandeur  gravitèrent  dans 
l'orbite  de  ces  deux  soleils,  ont  pu  seuls  n'en  pas  être  tota- 
lement éclipsés  et  ont  laissé  la  trace  de  leur  humble  sillon. 
Chateaubriand  avoue  que  Fontanes  a  été  pour  lui,  en  même 
temps  qu'un  ami  sincère,  ce  censeur  solide  et  salutaire  que 
Boileau  souhaitait  à  tout  écrivain.  Comment  celui  qui  s'écriait 
dédaigneusement  à  l'apparition  des  Méditations  :  «  Tous  les 
vers  sont  faits  »  a-t-il  pu  suivre  dans  son  vol  le  chantre  de 
Gymodocée  '  et  franchir  rimmense(listance  qui  séparait  Cour- 
bevoie  de  Jérusalem?  Il  est  sûr  tout  au  moins  que,  grâce  à 
Fontanes,  Chateaubriand  empâta  luoins  ses  couleurs  et  redressa 
la  bizarrerie  de  son  style,  barbare  -  dans  sa  nouveauté. 

Son  autre  «  ange  gardien  »  fut  Joubert,  (jui  écrivit  un  livre 
plein  de  goût,  de  pé:;:'! ration  vm  peu  aiguë  et  de  grâce  poé- 
tique, comme  voilée,  les  Pensées. 

Fontanes  et  Joubert  servirent  l'Empereur;  à  un  autre  coin  de 
Paris,  était  une  société,  formé*^  par  (juelques  savants,  |tenseurs 
ou  littérateurs,  dont  les  membres,  tout  (Mirôb'^s  (piils  fussent 
dans  les  corps  oflîciels,  conservèrent,  dui-ant  lliimpire,  une 
indépendance  d'allure    rare  à  cette   date  :   c'était    la    seconde 

1.  Je  l'appslle  ici  les  S  lances  ]ni\\^  oélèlnvs  qui  eomiuencont  par  ee  vers  : 

I.c  Tasse,  oiTant  do  ville  rn  ville... 

2.  Voir  S.iiiik'-lîeuvo,  Clialeauhriand  et  .son  f/roiipe  lilléraire.  t.  11.  p.  I  l'.i. 
Histoire  de  la  langue.  VII.  lU 


146  LA  LITTERATURE  DU  PREMIER  EMPIRE 

so(i(''l(''  (lilc  (rAulouil.  Hruiiis  |tar  Cal)anis  dans  la  maison  célèbre 
où  Tiiriidl,  (rAl('inl)(M't,  l'hoinas,  Comlillac  et  Condurcet  avaient 
roriiu''  la  piviiiière,  les  nouveaux  amis  :  de  Gérando,  Destutt- 
Tracy,  Ginguené,  Garât,  Thurot,  Fauriel,  Daunou,  Laromi- 
guièrc,  faisaient  revivre  auprès  de  la  marquise  de  Condorcet 
et  auprès  de  sa  sœur,  épouse  de  Cabanis,  le  culte  de  l'intelli- 
gence, le  respect  des  droits  de  l'humanité,  l'esprit,  la  politesse 
et  la  beauté  du  caractère  dont  leurs  prédécesseurs  avaient 
donné  tant  (rilluslres  marques.  Ils  étaient  disciples  de  Vol- 
taire, de  Condillac,  d'Helvétius,  du  niartjuis  de  Condorcet,  et, 
par  suite,  hostiles  à  Rousseau  et  à  ses  admirateurs,  étant  à 
la  fois  grammairiens,  philosophes  sensualistes,  matérialistes, 
aussi  bien  qu'érudits.  C'étaient  surtout  ceux-là  que  Napoléon 
appelait  idéologues  et  qu'il  redoutait,  non  sans  raison,  puisque 
c'est  Destutt-Tracy  qui])roposa  sa  déchéance,  au  Sénat,  en  1814. 

L'Éloquence.  —  L'éloquence  n'abdiqua  pas  davantage  tous 
ses  droits.  Bonaparte  coupa  courtà  toute  velléité  d'indépendance, 
à  la  tribune  comme  dans  les  bureaux  de  rédaction  des  journaux  : 
Benjamin  Constant  est  traité  [>ar  lui  de  rêveur,  quoiqu'il  trouve 
le  moyen  d'adorei-  jdusieurs  dieux,  M'""  de  Stafd  est  exilée, 
Chateaubriand  est  constamment  sur  le  qui-vive,  le  Sénat  est 
annihilé,  Le  ^Moniteur  est  presque  toute  la  presse  de  l'Empire; 
néanmoins  les  talents  se  font  jour  quand  même  et  usent  habile- 
ment des  moyens  qu'on  leur  laisse. 

Fontanes,  qui  prononça  l'éloge  de  Washington  en  1800  et 
joua  dans  le  monde  officiel  un  grand  rôle,  en  tant  que  président 
du  Corps  législatif,  grand  maître  de  l'Université  et  sénateur, 
excella  dans  l'art  de  dissimuler  la  critique  au  travers  des  for- 
imiles  de  rhdmniage  lige  '.  Le  conseil  d'Élat  renfermait  alors 
des  hommes  éminents.  Le  Code  est  leur  ouvrage;  ]>eut-ôtre,  en 
lui  appliquant  le  mot  de  Voltaire  sur  les  Provincial  es,  [lourrait- 
on  dire  que  toutes  les  éloquences  y  sont  réduites  et  renfermées. 
Entre  autres  jurisconsultes-orateurs  qui  y  collaborèrent,  citons 
Porlalis  et  Troncbet. 

Le  barreau  ne  pouvait,  lui,  produire  que  des  orateurs  d'afîaires, 
puisque  Napoléon  était  disposé  à  couper  la  langue  à  tout  avocat 

\.  Il  a  um;  placi'  cii  vue  dans  l'('ililianl  Dictionnaire  des  Girouelles,  1815,  du 
corn  le  Proisy  d'Eitiios. 


I 


LA    LITTERATURE   DU   PREMIER    KMPIRE  147 

(lui  s'en  serait  servi  coiilre   le  iiTuiverneiiiciil  ;  (jiielijiie'S  causes 
et  <[iiel(|iies  noms  eureiif  [loiii'laiil  (In  releiilissemeiif. 

L'éloquence  de  la  chaire  elle-même  suMl  l'ascemlant  du  pou- 
voir. Pour  échap}ter  à  une  surveillance  incpiiète,  M.  <le  Frays- 
sinous,  de  I8O0  à  1809,  dut  rendnï  un  soleiniel  liominap'  au 
chef  de  YKiat. 

Conclusion.  —  C'est  ainsi  que  toute  cette  péi-iode  de  la  lit- 
térature française  manque  d'air  libre,  et  que  trop  de  talents 
semblent  y  avoir  été  ou  s'y  être  renfermés  en  serre  chaude. 
En  effet,  d'un  côté,  les  hommes  d'action  d'alors  ne  considèrent 
guère  les  lettres  que  comme  un  art  d'ag'rément,  analogue  au 
clavecin  ou  à  ra([uarelle,  et  le  souverain  maître.  Napoléon, 
étrangle  d'une  main  ce  qu'il  essaie  de  galvaniser  de  l'autre; 
d'autre  part,  les  auteurs  ne  se  débattent  pas  assez  sous  cette 
étreinte  pour  reconquérir  leur  liberté  d'allures  et  se  conten- 
tent d'enguirlander  de  fleurettes  les  fers  qu'ils  portent.  L'esprit 
subit  donc  ici  de  rudes  attaques  et  s'en  accommode  trop  volon- 
tiers. C'est  une  éclipse  dont  il  va  sortir  avec  le  romantisme. 
La  poésie  impériale,  que  l'école  nouvelle  va  combattre  et  faire 
oublier,  lui  a  pourtant,  sur  quelques  points,  fait  subir  son 
influence,  car  il  a  été  facile  de  retrouver  dans  Victor  Hugo  et 
surtout  dans  Lamartine  des  traces  de  Delille,  et  elle  conserva 
ses  fidèles  bien  au  delà  de  1820;  mais  ce  sont  des  attardés, 
voués  à  l'oubli  avant  même  de  paraître.  Sans  rien  retirer  ni 
atténuer  de  ce  que  nous  avons  dit  précédemment,  deux' choses, 
à  notre  avis,  peuvent  cependant  recommander  à  notre  atten- 
tion la  littérature  impériale,  sinon  la  relever  du  discrédit  oîi 
elle  est  tombée.  Sans  éviter  la  faiblesse  ni  l'imprécision,  les 
auteurs,  poètes  et  prosateurs,  ont  parlé  une  langue  correcte, 
simple,  d'un  tour  naturel  et  aisé,  moulée  sur  celle  de  Voltaire, 
laissant  à  Chateaubriand  et  à  tous  les  écrivains  du  xix''  siècle  le 
privilège  de  donner  à  notre  idiome  le  pittoresque,  la  couleur, 
la  forme  plastique;  en  second  lieu,  ils  ont  aimé,  honoré  et  fait 
honorer  quand  même  leur  métier,  et  ils  ont  eu  le  culte  des  maî- 
tres. Hélas,  ils  ne  furent  que  de  leur  suite!  De  quelque  manière 
qu'on  l'apprécie,  il  y  a,  dans  les  lettres,  comme  dans  le  reste, 
le  genre  Empire. 


148  LA   LITTERATURE  IJU  PREMIER  EMPIRE 


BIBLIOGRAPHIE 

On  trouvera  dans  tous  les  diclionnaires  des  renseignements  sur  la  biuj^Ma- 
phie  des  auteurs.  11  n'y  a  pas  de  meilleur  historien  de  la  littérature  de 
l'Empire,  de  plus  informé,  que  Sainte-Beuve;  mais  il  nous  avertit  lui- 
même  qu'il  faut  regarder  la  date  de  ses  articles,  car  il  a  varié  avec  les  années. 

Sur  l'ensemble  du  chapitre,  il  faut  consulter  :  M.-J.  Chénier,  Tableau 
de  la  littérature^  1815;  —  Bernard  Jullien,  la  Poésie  française  à  Vépoque 
impériale,  2  vol.  in-8,  1844;  —  G.  Merlet.  Tableau  de  la  littérature  française 
de  1800  à  ISIii,  3  vol.  in-8,  1878;  —  Ch.  Gidel,  Histoire  de  la  littérature 
française,  t.  III,  in-16,  1883;  —  M.  Albert,  la  Littérature  française  sous 
la  Révolution,  VEmpire  et  la  Uestauration,  in-18,  1891;  —  Pellissier,  le 
Mouvement  littéraire  au  XIX"  siècle,  1893;  —  E.  Faguet  (dans  Histoire 
(jénérale  du  IV-  siècle  à   nos  jours,  t.   IX),  la  Littérature  de  iSOO  ù   ISIo; 

—  L.  Bertrand,  La  fin  du  classicisnte,  in-8,  1897. 

Sru  rsAi'Oi.ÉoN  I*^',  consultez  :  Roger  Peyre,  Napoléon  et  son  temps, 
in-4, 189G;  —  Bondois.  Nn/ioléoii  et  la  société  de  son  temps  (1793-1821),  in-8, 
189;i,  etc. 

Sur  la  tragédie  :  Lepeintre.  Suite  du  Répertoire  du  théâtre  français, 
('•dit.  stéréot.,  1822-2C.,  81  vol.  in-i8.  Revue  des  Cours  et  Conférences,  189(). 

—  SiR  Drcis  :  Villemain,  Littérature  au  XVIW^  siècle,  t.  III,  c.  43  et  41; 
Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  VI;  —  Nouveaux  Lundis,  t.  IV.  — 
SiH  Raynouari)  :  Cli.  Labitte,  Revue  des  Deux  Mondes,  1°'' février  1837; 
Mignet,  Notices  et  Portraits;  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  V. 

—  Sur  N.  Lemercier  :  G.  Vauthier,  Essai  sur  la  vie  et  les  œuvres  de 
N.  Lemercier,  thèse,  1886.  —  Sur  I.cilbert  de  Pixérécourt  :  H.  Parigot, 
le  Drame  d'Alex.  Dumas^  c.  4,  in-18.  1898.  —  Sur  Baour-Lormian  :  Sainte- 
Beuve,  Chateauhrian'l  et  son  groupe  littéraire,  t.  II.  —  Sur  Andrieux  : 
Saiat-René  Taillandier,  Notice:  —  Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires, 
t.  I.  —  Sur  Etienne  :  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Iwidi,  t.  VI.  —  Sur  les 
ACTEURS  DU  Tiiéatre-Fr ANi. \is  :  De  Goncourt,  la  Société  française  sous  le 
Directoire;  —  V.  du  Bled.  Revue  des  Deux  Mondes,  l*^''  avril,  1'''  août, 
15  novembre  1891. 

Sur  Delii.i.e  :  Sainte-Beave.  Vmlrails  littéraires,  t.  II.  —  Sur  Denne- 
Baron  :  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  X.  —  Sur  Fontanes  :  Sainte- 
Beuve,  Purtiaits  littéraires,  t.  II;  Chalcaubriund  et  son  groupe  littéraire, 
t.  II.  —  Sur  CiiÛNundLi.T':  :  Clndeaubriand  et  son  groupe  littéraire,  t.  IL  — 
Sur  Millevoye  :  Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires,  t.  II. 

Sur  M"'*'  de  Genlis  :  Sainte-Beuve.  Causeries  du  lundi,  t.  III.  —  Sur 
M""=  de  CiiARRiÈiiE  :  Sainte-Beuve,  Portraits  de  femmes. 

Sur  Geoffroy  :  M.  des  Granges,  Geoffroi/  et  la  Littérature  draïKatique 
sous  le  Consulat  et  l'Einjnre,  Tln-se.  1897;  —  Jules  Lemaître,  Remu-  des 
Deux  Mondes,  le  octobre  1897. 

Sur  la  société  d'Atteuil  :  Mignet,  Essais  et  notices; — F.  Picavet,  Les 
Idcologucf*,  1891  ;  —  Ant.  Guillois,  La  marquise  de  Coudorcet,  in-8,  1897;  — 
F.  Brunetière,  Manuel  de  l'histoire  de  la  Littérature  française,  p.  398,  in-18, 
1898. 


i 


CHAPITRE    IV 
LE    ROMANTISME 


Le  24  avril  1824,  Auger,  directeur  Je  rAcadémie,  lut  dans  la 
séance  annuelle  de  Flnstitut  un  discours  contre  le  romantisme  : 
«  Un  nouveau  schisme  littéraire,  disait-il,  se  manifeste  aujour- 
d'hui. Beaucoup  d'hommes  élevés  dans  un  respect  religieux 
}>nur  d'antiques  doctrines,  consacrées  par  d'innombrables  chefs- 
d'œuvre,  s'inquiètent,  s'etTraient  des  prog'rès  de  la  secte  nais- 
sante et  semblent  demander  qu'on  les  rassure.  L'Académie 
française  restera-t-elle  indifférente  à  leurs  alarmes?  »  Le 
2o  novembre,  le  même  Auper,  ayant  à  recevoir  Soumet,  le 
félicita  de  son  «  orthodoxie  littéraire  »,  et,  blâmant  cette 
«  poétique  barbare  »  qu'on  voulait  mettre  en  crédit,  il  ajoutait  : 
«  Non,  ce  n'est  pas  vous,  monsieur,  qui  croyez  impossible 
l'alliance  du  génie  avec  la  raison,  de  la  hardiesse  avec  le  goût, 
de  l'originalité  avec  le  respect  des  règles;...  ce  n'est  pas  vous 
qui  faites  cause  commune  avec  ces  amateurs  de  la  belle  nature, 
qui,  pour  faire  revivre  la  statue  monstrueuse  de  saint  Christo- 
phe, donneraient  volontiers  l'Apollon  du  Helvédère,  et  de  grand 
cœur  échangeraient  Phèdre  et  Iphigénie  contre  Faust  et  Goetz 
de  Berlichingen  '.  » 

Ces  déclarations  eurent  un  grand  retentissement  dans  les 
salons,  dans  la  presse  du  temps,  si  convaincue,  dans  les  sociétés 
littéraires,  si  actives  encore,  même  en  province.  L'Académie  de 

1.  Par  M.  A.  David-Saiivageot.  professeur  au  collèj;e  Stanislas. 

'2.  Acailéinie  française,  séance  du  -25  novembre  1824,  Didot,  1824.  in-4. 


loO  "       LE  ROMANTISME 

Rouen  publia  un  recueil  de  discours,  avec  une  préface  qui  com- 
mençait ainsi  :  «  La  grande  querelle  qui  divise  le  monde  litté- 
raire ne    pouvait    manquer  de   pénétrer  au   sein    des   sociétés 

savantes Les   nouvelles  doctrines  avaient  fait  dans  l'ombre 

trop  de  progrès  pour  échapper  plus  longtemps  à  la  juridiction 
des  corps  académiques  ou  enseignants.  L'année  1824  fera  époque 
dans  notre  littérature  par  les  jugements  sévères  qu'elle  a  vu 
porter  sur  la  poésie  romantique  '.  » 

Suivre  les  progrès  que  les  romantiques  avaient  faits  «  dans 
l'ombre  »  avant  1824,  montrer  que,  dès  ce  moment,  la  doc- 
trine était  constituée  en  son  organisme,  la  définir  dans  ses  carac- 
tères généraux  et  avec  ses  tendances  dominantes,  sans  empiéter 
sur  l'étude  des  hommes  et  des  œuvres,  qui  doit  avoir  sa  place 
par  la  suite,  tel  sera  ici  notre  objet. 


/.  —  Principe  initial  du  romantisme  :  le  retour 
à  la  tradition  générale  de  l'Europe. 

Le  Romantisme  en  général.  —  Le  romantisme  fut  plus 
qu'une  crise,  plus  qu'une  manifestation  d'école  :  une  révolution, 
compromise  à  la  vérité  par  ses  excès,  mais  légitime  en  soi  et 
nécessaire  pour  renouveler  l'inspiration  poétique. 

Ce  fut  un  mouvement  d'ordre  général  et  supérieur,  qui  se  fit 
sentir  dans  le  reste  de  l'Europe  comme  en  France  :  l'Angleterre, 
l'Allemagne,  la  Russie  même  ont  leurs  romantiques,  et  le  nom 
de  Hugo  évoque  ceux  de  Shakespeare,  de  Goethe  et  de  Tolstoï. 
L'art  n'y  est  pas  moins  intéressé  que  la  littérature  :  Delacroix, 
Berlioz,  Wagner  seront  les  alliés  des  novateurs. 

Dans  la  littérature  même  le  romantisme  renouvelle  la  prose 
aussi  bien  que  la  poésie,  le  roman  avec  Sand,  Balzac  et  bien 
d'autres;  l'éloquence  avec  Lacordaire,  l'histoire  avec  Michelet, 
les  études  sociales  avec  Ballanche,  Quinet,  les  Saint-Simoniens; 
la  moiale  et  la  philosophie  avec  les  disciples  de  Kant. 


I.  iJu  Cl(isslf/ue  et  du  Romantique,  Rouen,  182f>,  iii-8,  Inlrodiiction  (Recueil  île 
discours  lus  à  l'Académie  royale  des  sciences,  belles-leltres  et  arts  de  Rouen  pen- 
dantl'année  1824;  auteurs  :  Bergasse,  abbé  Gossier,  Guttinguer.  Le  Prévost,  etc.). 


i 


IlETOni   A    LA    THADITIOX   C.KNKUALI'  I  :i  I 

Si  lOii  voit  suilouL  dans  le  romantisme  le  liliéraleni'  <lu 
sentiment  et  de  l'imairinalion,  on  jkmiI  le  ressaisir  an  moins  en 
pcrme  chez  tous  les  éerivains  rélVactaii-cs  à  la  rrijle  :  à  ce 
compte  les  adversaires  d'IIorate,  Furius  et  ses  pareils,  sont 
des  romantiques,  et  quand  Nisard  assimile  Lucain  à  V.  Hug-o, 
son  paradoxe  naît  du  sentiment  exaspéré  d'un  rapport  vrai. 

Mais  le  romantisme  conscient,  adversaire  systématique  de  la 
littérature  classique,  commence  à  Rousseau;  et  c'est  seule- 
ment à  la  veille  de  son  Irioniplie  «ni'il  trouve  son  nom  de 
guerre. 

D'autre  part,  si  le  romantisme  semlile  Unir  à  la  chute  des 
Burgraves,  en  1843,  il  étend  hien  par  delà  ses  conséquences, 
puisqu'elles  louchentàla  fois  les  naturalistes,  qui  s'en  plaignent, 
et  les  «  syniholistes  »,  qui  en  tirent  leur  raison  d'être;  elles  sem- 
hlent  même  devoir  atteindre  l'art  de  demain. 

En  définitive,  par  ses  directions  générales  le  romantisme 
est  un  des  plus  grands  faits  de  l'histoire  des  littératures.  Euro- 
péen et  non  pas  seulement  Français,  il  n'est  guère  moins  large 
ni  moins  imjiortant  que  la  Renaissance. 

Les  deux  traditions.  —  D'ailleurs  il  lui  est  symétrique- 
ment contraire,  hien  quil  nait  jamais  pu  repousser  entièrement 
son  influence  éducatrice.  C'est  par  cette  0[)position  qu'il  doit  se 
définir  d'abord.  On  connaît  en  efîet  l'évolution  qui  se  produit 
après  les  grandes  invasions  :  les  peuples  modernes  se  façonnent 
spontanément  un  art  indigène,  oii  se  peint  non  seulement  la 
superficie  de  leurs  mœurs,  mais  leur  àme  même.  De  leurs  créa- 
tions tout  originales  le  type  le  plus  achevé  sera,  si  l'on  veut, 
l'architecture  ogivale;  le  [dus  significatif,  le  mystère. 

La  Renaissance  littéraire  modifie  un  jieu  partout  ce  dévelop- 
pement naturel,  mais  en  France  plus  vite  et  plus  profondément 
qu'ailleurs.  L'idéalisme  classique,  dégageant  ses  principes  dès 
l'iiO,  se  constitue  définitivement  au  xvn''  siècle.  11  en  naît  des 
œuvres  assez  puissantes  pour  s'imposer  (pielque  temps  aux 
nations  étrangères,  mais  gardant  en  elles  leur  secret  de  vie,  que 
recherchent  vainement  leurs  imitateurs  ilu  xvui"  siècle.  Une 
réaction  se  produit.  Les  modernes  se  bornent  d'abord  à  accuser 
le  xviii"  siècle  et  marquent  pour  le  xvn"  une  grande  révérence. 
Ainsi  fait  encore  Chateaubriand  dans  le  Génie  du  chrislifinisnie. 


Ib2  LE  ROMANTISME 

Mais  la  poussée  de  résistance  est  si  forir  (juClk-  élu-aiile  les 
irramls  classiques  eux-mtMnes,  compromis  |)ar  leurs  «  j>àles  imi- 
tateurs ».  Alors  on  reproche  à  la  littérature  classique  de  s'être 
mise  en  servitude  chez  les  anciens,  tandis  que  ses  voisines  res- 
taient originales  et  libres;  on  ne  la  voit  plus  que  dans  un  isole- 
ment étroit  et  hautain  ;  on  la  considère  comme  «  une  vaste  et 
mag-nifique  exception  »  \  et  Nodier  pose  cette  distinction  : 
«  Dans  les  âges  secondaires,  l'esprit  humain  a  suivi  deux  voies, 
Tune  qui  était  toute  tracée  et  qui  n'aboutissait  qu'à  la  repro- 
duction perpétuelle  des  beaux  (i/pes  antiques,  l'autre  qui  était 
inventrice  et  téméraire,  et  oii  il  s'agissait  de  saisir  sur  le  fait  le 
caractère  et  la  physionomie  des  li/pos  modernes.  C'est  peut-être 
dans  le  choix  de  ces  directions  que  s'est  manifesté  le  partage  de 
deux  écoles  qu'on  appelle  le  classique  et  le  romantique  ".  » 

Les  nations  étrang'ères,  sauf  pendant  la  courte  période  où  elles 
ont  reçu  l'influence  française,  ont  suivi  la  «  voie  romantique  », 
comme  dit  Nodier,  en  donnant  au  mot  sa  plus  grande  extension; 
la  France  s'y  était  engag^ée  comme  les  autres  peuples  au  moyen 
àg'e;  elle  l'a  ({uittée  à  la  Renaissance  :  l'y  faire  rentrer,  tel  est 
le  dessein  le  plus  général  des  romantiques  français,  ainsi  que 
nous  le  fait  entendre  Cyprien  Desmarais  :  «  La  littérature 
française,  qui  avait  quitté  le  ton  général  de  la  littérature 
moderne,  devait  y  rentrer  tôt  ou  tard.  La  Révolution,  par  une 
secousse  violente,  hâta  seulement  son  retour  dans  cette  voie 
commune.  »  Et  qu'est-ce  que  cette  voie  commune?  c'est  «  le 
romantisme  pur,  autant  toutefois  qu'on  voudi-a  |iarler  du  roman- 
tique par  opjtosition  au  classique  ». 


//.   —  Des  causes  de  ce  retour. 

La  réaction  naturelle    de   l'esprit  français.  —   On 

peut  se  demander  si  l'espril  français  serait  revenu  de  lui-même 
à  cette  «  voie  commune  »,  à  cette  route  d'inveidion  libre  et 
aventureuse.  Frondeur  et  mobile,  n'a-t-il  pas  eu  toujours  une 

1 .  ry|iririi  Df^iii.irais.  Essai  sur  1rs  class'iques  et  les  romanti(jues,  Paris,  182i,  iii-S^ 

cil.   M,    |>.  11. 

2.  Ch.  Nodier,  Œuvres,  Pni-is,  1S32.  in-8.  t.  V,  p.  ;iO. 


DKS   CAUSES   DE  HE   ItETItlR  l.")3 

tlis[»ositiuii  à  I;i  rt'xollf.'  De  lail.  laiidis  (|iii"  |{(iii>ar(l  rt  Du  licllay 
se  voiionl  au  classicisin»'.  d  aiitics  sy  (ItTohi'iil,  Du  Harlas  dans 
la  Sepmaine,  d  Auliij^iiû  dans  les  7'ffii/li/urs,  Vaiuiutlin  nirnir  en 
t|Uol([U('s  parlios  do  son  Art  jioé/i(jue.  Cyrano  par  ses  belles 
l'olies,  Saint-Amant  par  le  vajiue  de  ses  rêveries  et  le  réalisme 
de  ses  «  caprices  »,  et  en  général  les  (Irotesques  de  Th.  Gautier 
ne  méritent -ils  pas  à  divers  égards  ce  nom  de  romantiques  que 
la  critique  actuelle  leur  donne  résolument  ?  Se  voit-on  pas, 
dès  le  temps  de  Corneille,  commencer  la  guerre  des  unités? 
Molière,  dans  son  Dun  Juan,  est-il  si  loin  du  drame  romantique? 
La  querelle  des  Anciens  el  des  Modernes  met  en  évidence  de 
libres  esprits,  prêts  à  disputer  le  terrain  aux  Romains  et  aux 
(Irecs.  N'est-ce  pas  Fénelon  qui  définit,  le  premier  en  France, 
la  notion  du  costume  et  de  la  couleur  locale?  Fontenelle,  dans 
ce  théâtre  qu'il  n'osa  faire  représenter,  ne  donna-t-il  pas  l'idée  de 
la  comédie  sérieuse  avant  La  Chaussée? 

Ne  nous  hâtons  pas  cependant  d'accorder  à  l'esprit  français 
plus  quil  ne  réclamait  au  xviii^  siècle  ;  nous  parlons,  bien 
entendu,  du  pur  esprit  français  d'alors,  représenté  par  Voltaire 
et  non  par  Rousseau,  Iteaucoup  plus  cosmopolite.  11  ne  semble 
pas  quil  ait  aspiré  bien  ardemment  à  se  séparer  du  classicisme; 
et  la  raison  sans  doute  c'est  que  par  sa  nature  essentielle  il 
congruait  merveilleusement  avec  les  qualités  classiques,  ordre, 
mesure  et  clarlé.  Au  moyen  âge  même,  au  temps  de  cette  ori- 
ginalité nationale  tant  regrettée  des  romantiques,  il  n'était  pas 
si  loin  de  la  raison  classique  du  xvn"  siècle.  Il  ne  faut  plus 
citer  à  lencontre  de  cette  opinion  les  romans  de  la  Table 
ronde  :  on  sait  assez  que  dans  ces  adaptations  du  Champe- 
nois Chrétien  tout  le  mystère  des  primitives  lég^endes  bre- 
tonnes s'évanouit.  L'architecture  gothique  n'a  pas  pour  nous  ce 
caractère  d'illogisme  fantastique  qui  lui  est  prêté  dans  Xolre- 
Dame  de  Paris  :  ses  éléments  organiques,  nous  le  voyons  nette- 
ment aujourd'hui,  procèdent  de  calculs  tout  rationnels  et  d'une 
logique  éminemment  française.  Quant  aux  troubadours,  l'infini 
ne  les  troublait  guère  et  leur  lyrisme  ne  dé{tassait  pas  celui 
d'un  Dorât  ou  d'un  Parny. 

Faut-il  aller  jusqu'à  croire  avec  tel  critique  contemporain 
que  l'esprit  français  livré  à  lui-même  ne  saurait  se  plaire  dans 


loi  LE  ROMANTISME 

les  hautes  régions  du  sentiment  et  de  la  pensée?  11  se  peut.  En 
tout  cas,  au  milieu  du  xvni"  siècle,  il  était  loutàla  fois  épuisé  et  — 
qui  pis  est  —  satisfait.  Son  épuisement,  il  le  constatait  de  bonne 
grâce:  seulement  il  l'imputait  à  l'esprit  humain  tout  entier,  il 
en  accusait  la  paresse  de  la.  nature  '.  Quant  à  ses  qualités 
si  brillantes  et  si  frivoles,  il  les  regardait  comme  les  plus 
excellentes  et  raillait  agréablement  la  lourdeur  étrangère.  De 
Voltaire  au  vicomte  de  Saint-Cliamans,  ses  amis,  ses  ennemis, 
lui  donnent  invariablement  ces  deux  traits  :  d'abord  indifférence 
aux  idées  supérieures  :  «  J'ai  quelquefois,  dit  Saint-Chamans, 
une  impatience  indicible  de  descendre  de  la  hauteur  où  je 
m'élève  avec  elle  (M™"  de  Staël);  et  quand  je  me  suis  perdu 
quelque  temps  dans  cette  fantasmagorie  rêveuse ,  idéaliste, 
romantique,  mystique,  métaphysique,  enthousiaste  et  infinie,  si 
je  trouve  quelqu'un  qui  vienne  me  dire  simplement  et  sans 
périphrase  bonjour  ou  bonsoir,  j'éprouve  un  bien-être  ^  » 

Prosaïsme  en  second  lieu,  et  plus  à  Paris  qu'ailleurs.  L'ironie, 
le  persiflage  de  salon  y  riiliculisentles  naïves  inq:)ulsions  du  sen- 
timent. Puis  qui  sait  si  la  nature  même  de  l'Ile-de-France,  de  ces 
paysages  jolis  mais  bornés,  sans  grandeur  ni  mystère,  n'a  pas 
contribué  souvent  à  maintenir  les  écrivains  français  dans  les 
régions  moyennes  du  sens  rassis?  C'est  du  moins  ce  que  dit 
joliment  la /?ei'i(e  encycloperlique.  Comment,  se  demande-t-elle, 
serions-nous  poètes  ou  artistes  par  nous  seuls?  «  Notre  idiome 
est  calme  comme  notre  sol  et  comme  l'air  que  nous  respirons. 
La  nature  ne  fait  autour  de  nous  que  de  la  prose  ^  »  Confes- 
sons-le, bien  que  l'aveu  nous  coûte  :  Paris  ne  pouvait  peut-être 
pas,  par  son  imjuilsion  jjropre,  s'exalter  pour  la  poésie.  Selon 
le  mot  de  Stendhal  %  il  lui  manquait  une  chaîne  de  montagnes 
à  son  horizon.  La  montagne  ne  pouvant  venir  vers  Paris,  Paris 
finit  par  aller  à  la  montagne,  Paris  lut  Rousseau,  Macpherson 
et  son  Ossian,  Ilaller  et  ses  Alpes,  d'autres  encore,  et  le  senti- 
ment d'une  poésie  neuve  se  réveilla  chez  nous.  L'influence 
étrangère  vint  une  fois  de  plus  stimuler  notre  génie  national. 

1.  Voltaire,  Siècle  de  Louis   XlV,  cliaii.  xxxii  :  ..  Vers  le  lonips  de   la   mort  «le 
Louis  XIV,  La  nalnn;  parut  se  reposer.  » 

2.  V"  (le    Saint-Cliamans,  V An.ti-Romanlique,    Paris,  ISITp,  in-S,  chap.  xi,  ]).  38. 

3.  lieviie  Encycloprdique,  voL  XLW,  ]>.  126,  article  de  Cliauvel. 

4.  SletidhaL  Mémoires  d'iin  touriste,  Paris,  1834,  in- 12,  p.  87. 


DES  cai'Sp:s  de  Cl-:  iu:T(irii  niH 

L'influence  étrangère.  —  On  pduiiM  suivre  Jiillcms  le 
«létail  et  le  pro}j;Tès  de  celte  iiillueiice'  :  ici  Ion  venu  seiileiiietit 
l;i  contribution  qu'elle  u|)|torle  au  romantisme. 

Avant  1780  la  France^  connut  i>re.sque  tous  les  écrivains  (|ue 
les  romantiques  allaient  invoquer  lout  à  llieure,  Millon  —  son 
nom  du  moins,  —  Shakespeare  et  l'ensemble  de  son  Ihéùtre, 
Lessin^-  et  ses  essais  de  drame  bourgeois;  Fielding-,  Uichardson, 
Goldsmith,  c'est-à-dire  le  roman  des  réalités  domestiques:  Swift 
et  Sterne,  ou  l'humour  et  la  confession  sentimentale;  Gray, 
Thomson,  Gessner  et  la  fraîcheur  idyllique;  Klopsfock  et  le 
lyrisme  dans  la  forme  épique;  Biirger  et  le  fantastique;  Young 
et  Macpherson,  et  déjà  Gœthe  avec  ce  Werther  qui  devait  faire 
son  œuvre  de  rénovation  —  et  de  ravage  —  après  89  surtout.  De 
nouvelles  vues  esthétiques  pénètrent  chez  nous  avec  la  Dra- 
maturgie de  Hambourg  de  Lessing,  les  travaux  de  Wolf  et  de 
^Yinckelmann.  La  philosophie  de  Locke  s'établit,  pour  entrer 
bientôt  en  conflit  avec  l'idéalisme  allemand. 

La  Révolution  ralentit  d'abord,  puis  précipite  le  commerce 
international  des  esprits,  et  le  patriotisme  lui-même  finit  par 
faire  appel  aux  littératures  étrangères.  Les  classiques  crient 
au  scandale,  à  la  trahison,  protestent  contre  l'invasion  des 
nouveaux  barbares,  les  appelant  «  Goths,  Bructères,  Siçam- 
bres  ».  Les  romantiques,  plus  larges  et  plus  clairvoyants,  se 
moquent  de  la  «  juUrioterie  littéraire  ^  »  et  ne  redoutent  pas  le 
contact  de  l'étranger,  sûrs  que  l'esprit  français  n'y  perdra  point 
son  ressort  naturel  et  reprendra  seulement  conscience  de  sa 
vitalité.  Aussi  trouvons-nous  dans  la  Préface  de  la  Muse  fran- 
çaise cette  annonce  :  «  Nous  tiendrons  le  public  au  courant  des 
littératures  étrangères  comme  de  la  nôtre,  bien  persuadés  qu'un 
patriotisme  étroit  en  littérature  est  un  reste  de  barbarie  »  (1823); 
et  dans  le  «  Prospectus  »  du  Globe  :  «  Laissons  tenter  toutes  les 
expériences  et  ne  craignons  de  devenir  anglais  ni  germains.  Il 
y  a  dans  notre  ciel,  dans  notre  organisation  délicate  et  flexible, 
dans  notre  goût  si  juste  et  si  vrai,  assez  de  'vertu  pour  nous 
maintenir  ce  que  nous  sommes  (1824).  » 

Des    livres    extraordinairement    suggestifs    vinrent    fournir 

1.  Voir  ci-dessus,  l.  Vl,  cliap.  xiv. 

2.  Emile   Destiininps,  Éludes  françaises  el  étratu/éres,  Paris.  IS2S,  in-S,  \k  xli. 


loG  LK  ROMANTISME 

coinnio  iiM  liréviaire  à  cette  ferveur  de  cui'iosité,  surtout  le  Cours 
d(>  lillcralure  dramal/qm-  de  Schlegel,  traduit  par  M""  Necker  de 
Saussure,  et  Be  CAlkma;ine  de  M""'  de  Staël.  Cette  fois  il  ne 
s'agit  plus  d'une  mode,  mais  d'un  véritable  enthousiasme.  On 
étudie  mieux  les  écrivains  précédemment  importés;  (lœthe, 
Schiller  assurent  leur  influence,  sans  nuire  aux  nouveaux  venus, 
Byron,  Walter  Scott,  les  lakistes,  HofTmann  et  bien  d'autres. 
Et  ce  ne  sont  pas  seulement  les  peuples  du  Nord  qui  reçoivent 
leurs  entrées  en  France,  mais  tous  les  étrangers. 

Car  le  romantisme,  poussant  sa  chance  et  portant  son  prin- 
cipe à  ses  conséquences  dernières,  dépasse  M"*  de  Staël.  Elle 
oppose  les  littératures  du  Nord  à  celles  du  Midi,  recommandant 
les  premières  comme  les  plus  fécondes  initiatrices  pour  les 
modernes.  Mais  ses  disciples  s'en  vont  trafiquer  aussi  dans  le 
Midi,  pour  y  trouver  d'ailleurs  les  mêmes  instig-ations,  les 
mêmes  exemples  d(^  liberté  que  dans  le  Nord.  ^ 

Comme  il  s'agit  pour  eux  —  notons-le  bien,  —  non  pas  de  se 
faire  Allemands  ni  Anglais,  ainsi  que  leurs  adversaires  le  leur 
reprochent,  mais  de  se  soustraire  aux  gênes  classiques  pour 
retourner  à  la  spontanéité  primitive,  le  moderne  Manzoni,  le 
vieux  Dante  peuvent  être  des  maîtres  presque  aussi  utiles  que 
Shakespeare;  et  de  même  Lope  de  Vega;  et  Calderon  mieux 
encore,  lui  en  qui  l'on  trouve  «  tout  le  génie  romanti(|ue  ^  »  : 
et  voilà  l'Italie  et  l'Espag-ne  entrées  dans  le  jeu;  et  Sismondi, 
à  coté  de  Schlegel,  prend  rang-  d'initiateur  par  son  Histoire  de  la 
iiltérnture  du  midi  de  C Europe.  Mais  Homère  et  les  Grecs  n'étaient- 
ils  pas  plus  près  encore  que  les  modernes  de  la  libre  nature? 
Shakespeare,  par  exemple,  Ta-t-il  beaucoup  mieux  connue 
qu'Aristophane?  Les  romantiques  donc,  sur  les  conseils  de  Gœthe 
et  de  Schlegel,  prendront  les  Grecs  aussi  pour  conducteurs,  au 
grand  ébahissemeut  des  classiques  étroits,  qui  se  voient  privés 
ainsi  de  leurs  meilleurs  alliés.  l]nfin,  j[»uisque  la  Bible  doit  tant 
au  génie  et  si  peu  à  l'art,  on  ne  manquera  pas  de  s'y  référer 
comme  à  l'Odyssée  ou  à  l'Iliade.  Ainsi  c'est  bien  à  tort  que 
les  classiques  reprochent  aux  romanti(|ues  de  pratiquer  l'imi- 
tation comme  eux,  en  changeant  seulement  de  modèles. 

I.  Sclilcf.'el.  Com-s  de  liltér.  dmmatujiie.  traduit  (le  r.illcmand  par  M™"  NecUer 
de  Saussure,  Paris,  (ienève,  ISIi,  3  v.  in-8,  11"  Partie,  1G''  leçon,  p.  :270. 


LI-:   i'IUNCll'E   J)!-:   LA    VKIUTK  1^7 

Sans  (Idiilc  I.i  |ilii|t;iil  (les  r(»iii;iii(i(|ii('s  tuil  l'.iil  des  ciniiniriU 
aux  (''traiiii(M"s;  (luaml  ils  ne  s;i\;ii('iil  |)as  l.i  laniziic,  (;l  c")''!.-!!! 
un  cas  tV<''([ii('iil,  les  traductions  <lc  plus  en  |ilns  nonihi'f^nscs 
venaient  à  leur  aide;  et  nous  voyons  assez  ce  qu'un  espi'it  orii.'in;il 
peut  gagner  à  connaître  une  |>ago,  un  vers  de  génie,  dùt-il,  |ioiir 
cela  user  d'un  Ie\i(jut',  connue  a[irès  tout  pins  diin  classique 
eut  à  le  faire  pour  comprendre  le  latin  et  le  grec.  Qui  dira  le 
prolît  qu'a  pu  tirer  Cliateaul)riand  de  WcTlhei-,  \n\v  exemple? 
Qui  sait  si  le  poète  qui  a  écrit  le  dialogue  de  Dupont  et  Durand, 
nous  eù\  pu  <lonner,  sans  ti'aduire  Macpherson,  un  Ivpe  achevé 
de  nocturne  comme  celui  du  Saule  :  «  Pâle  étoile  du  soir...  »? 
—  N'importe.  Le  principe  premier  des  romantiques,  en  ce  (jui 
regarde  limitation  étrangère,  est  net  :  ils  lui  demandent  avant 
tout  des  suggestions  nouvelles,  des  ouvertures  sur  auti'(^  chose 
qu'eux-mêmes,  des  formes  de  comparaison,  une  leçon  d'ori- 
ginalité; des  types  d'œuvres,  enfin,  plus  voisines  que  les  nôtres 
de  la  nature  et  de  la  vérité;  —  d'une  certaine  vérité,  pour 
mieux  dire. 


///.   —  Le  principe  de  la  vérité, 
selon   le  romantisme. 

Le  rapprochement  de  l'art  et  de  la  vie.  —  Car  rien 
n'est  plus  compréhensif  que  ces  termes  :  nature ,  vérité . 
Hoileau,  Sébastien  Mercier  s'en  autorisent  également.  Si  l'on 
précise,  classiques  et  romantiques  ont  une  conception  différente 
du  vrai  en  Art.  La  raison  s'élève  naturellement  aux  idées  géné- 
rales; elle  aime  à  saisir  de  haut  les  rapports  et  les  ressem- 
blances. Chez  un  Français,  comme  chez  un  Allemand  ou  un  Grec, 
elle  cherche  les  traits  universels  de  l'homme.  Soutenus  par  elle, 
enlevés  eu  quelque  sorte  au-dessus  de  la  vie  présente,  les  poètes 
classiques  se  dégagent  sans  effort  des  attaches  du  moment  et  du 
lieu.  Il  ne  leur  en  coûte  point  de  quitter  leur  patrie  pour  habiter 
en  esprit  l'Italie  et  la  Crèce,  ou  jdutôt,  sous  ce  nom.  une  jtatrie 
idéale,  où  ils  édifient  librement  leur  noble  concepti(»n  d"uiit> 
humanité  supérieure,  sim{)lifiée,  expliquée,  faite  presque  uni(jue- 
ment  de  passion,  de  volonté,  de  raison.  Ce  dédain  du  passager. 


1118  LE  ROMANTISME 

ilii  (•(iii(iiiji(nit,  les  rend  iiidinoroiils  à  la  vie  nationale,  dn  moins 
en  a|)i)arence  :  car  qui  ne  voit  le  eliristianisme  dans  Phèdre"? 
et  quand  le  xvn"  siècle  parle  du  roi,  n'est-ce  pas  souvent  une 
locution  monarchique  pour  désigner  la  patrie?  Seulement  au 
xvni'  siècle  le  classicisme  perd  de  Aue  son  j)rincipe  ;  sous  la 
menace  de  l'archéologie,  il  se  montre  avec  Voltaire  soucieux  du 
costume  et  de  la  décoration.  En  ([uoi  peut-être  il  ne  fait  que 
trahir  sa  cause  :  car  jdus  il  s'évertue  à  renih'e  son  œuvre 
grecque,  romaine,  exotique  de  quelque  façon,  moins  il  la  fait 
généi'ale,  c'est-à-dire  hunuiin(\  Alors  on  lui  reproche  de  consi- 
dérer le  monde  moderne  comme  une  triste  réalité  dont  on  ne 
sait  que  faire,  et  de  nous  donner  un  je  ne  sais  quoi  de  com- 
.posite  et  d'hyhride  qui  vit  ])énihlement  de  l'anachronisme 
grec  et  romain;  de  créer  enfin  entre  l'art  et  la  réalité  un 
discord  douloureux,  et,  comme  dit  Ballanche,  «  une  déshar- 
monie  '  ». 

Le  romantisme  prétend  ne  point  rester  ainsi  à  l'écart  de  la 
vie.  Bonald  lui  fournit  cette  formule,  reprise  ])ar  M'"°  de  Staël 
et  universellement  commentée  par  la  critique  de  1820  :  «  La 
littérature  doit  être  l'expression  de  la  société'.  »  Or  la  littérature 
classique  ne  l'est  plus,  disent  les  uns,  avec  Stendhal;  d'autres, 
comme  Nodier,  se  demandent  si  elle  le  fut  jamais.  De  toute 
faron  l'art  et  la  luiturc!  doivent  se  rapprocher.  Il  faut  mettre  lin 
au  paradoxe  irritant  d'un  art  qui  reste  insensihle  aux  convic- 
tions les  plus  profondes  de  la  nation;  il  faut  retirer  aux  clas- 
siques ce  privilège  qu'ils  revendiquent  «  d'exprimer  leurs  pen- 
sées avec  des  fictions  auxquelles  ils  ne  croient  plus  '  ».  Pays 
hizarre  en  vérité  que  celui  «  où  les  dieux  d'Homère  nous  pour- 
suivent impitoyahlement  dans  tous  les  détails  de  la  vie  »  ;  où, 
«  comme  dans  ce  temple  de  Rome,  il  y  a  des  autels  pour  tous 
les  dieux  excepté  pour  le  véritahle'*  »;  où  «  il  faut  être  païen 
sous  pein<'  d'hérésie  »  ;  oii  Ion  ne  peut  «  jtréférer  le  Paradis 
perdu  à  la  Guerre  des  Dieux  sans  encourir  la  damnation^  ». 

N'est-ce  pas  grand'jMtié   aussi,  disent  encore  les  novateurs, 

1.  B.illanclie,  Essai  sur  les  Instilulions  sociales,  Paris,  1S18,  in-S,  clia]).  vi.  j).  160. 

2.  |{i)nakl.  Œuvres,  Paris,  gr.  in-8,  IS'J'J,  col.  12.  Muse  françiilse,\,  préface,  etc. 
:$.  Muse  française,  vol.  II,  Paris,  1824,  in-S,  article  de  Nodier,  p.  22!. 

t.  Du  Classique  et  du  Hovianlique  (Académie  de  Koiien),  p.  140. 
5.  Muse  française,  ibiil.,  p.  227:  cf.  Ballanciie.  Eisai.  p.  31t0. 


LK   PRINCIPE   DE   LA    VKIUTH  \:jÇ) 

(liToii  ail  [Ml  si  l<)ii::tcm|»s  iiilcrdii'c  aux  portes  français  les  sujets 
nationaux?  A  ([ui  veut  prondre  pour  liéros,  Uicliemoiil,  Diniois. 
Jeanne  (rArc,  Condé,  Nemours,  Kléber,  Desaix,  faudra-l-il  tou- 
jours réj>ondre  [lar  rélernel  refrain  : 

Français,  chantez  Laius,  Dardanus,  Labdacus'! 

A  rAcadémic  de  Uouen,  IjG  Prévost  proteste  :  «  A  Dieu  no 
plaise  fjue  le  noble  iKnn,  que  le  doux  nom  de  France  soit  jamais 
prononcé  sur  notre  théâtre!...  C'est  une  chose  digne  d'une  éter- 
nelle surpris(^  (|u'on  ne  trouve  pas  une  seule  fois  dans  Corneille 
ni  dans  Racine  un  nom  si  cher  à  notre  oreille;  que  ces  deux 
iirauds  poètes  ai(Mit  assez  complètement  abjuré  leur  pays,  pour 
n'avoir  pas  trouvé  dons  leur  cœur  le  besoin  de  lui  consacrer  un 
chant,  un  vers,  un  mot".  »  Ballanche  se  plaint  avec  autant 
d'émotion  :  «  Nous  nous  sommes  dépouillés  nous-mêmes  de 
notre  propre  héritage...;  nous  avons  tout  abandonné  pour  les 
riantes  créations  de  la  Grèce.  L'architecture  nous  a  donné  le 
style  gothique;  mais  les  terribles  invasions  des  Sarrasins  et  des 
hommes  du  Nord,  mais  les  croisades  n'ont  pu  féconder  notre 
imagination.  Ce  jour  religieux  qui  éclairait  nos  vieilles  basi- 
liques ne  nous  a  point  inspiré  des  hymnes  solennels.  Nous  avons 
refusé  d'interroger  nos  âges  fabuleux,  et  les  tombeaux  de  nos 
ancêtres  ne  nous  ont  rien  appris  (p.  383).  » 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  Allemands  ont  agi  envers  leur  pavs, 
dit  La  Touche  (p.  10)  :  ' 

Ecoutez  dans  leurs  chants  l'accent  de  la  patrie. 

et  songez  à  la  votre.  Voulez-vous  remonter  dans  Thistoire? 
N'allez  pas  au  delà  des  invasions.  *  Quel  charme,  dit  C.  Anot, 
n'aurait  point  la  peinture  fidèle  des  mœurs  naïves  et  simples 
de  nos  aïeux?  Avec  quelle  facilité  les  fabliaux  des  troubadours, 
les  carrousels,  les  joutes  des  chevaliers,  les  cours  d'amour 
feraient  oublier  les  pasteurs  de  lArcadie  '.  »  Mais  le  présent 

1.  H.  De  La  Touche,  Les  Classiques  venffds.  Paris,  2"  éfliL,  1825,  in-[8,  p.  17. 

2.  Du  Classique  (Rouen),  |).  IIS.  —  Le  Prévost  n'a  pas  lu  Attila  :  »   L'empire 
est  prêt  à  choir  et  la  France  s'élève  ».  I,   2. 

3.  Cyprien  Anot,  Ktéqies  ll/iémoises,  suivies  d'un  Essai  sur  les  nouvelles  l/ieories 
littéraires,  Paris,  1823.  in-S.  ciiap.  ix.  p.  171. 


100  LE  ROMANTISME 

nous  ap[>elle  :  «  Ktre  romantique,  déclare  Guttinguer,  c'est 
chanter  son  pays,  ses  alïections,  ses  mœurs  et  son  Dieu  ». 

C'est  par  là  que  le  poète  atteindra  non  plus  seulement  une 
élite  d'humanistes,  (pielques  salons  et  cercles  mondains,  mais 
la  nation  entière,  comme  Galderon  et  Camoëns,  que  leurs  com- 
patriotes savent  par  cœur,  comme  le  Tasse,  que  les  hateliers 
récitent,  comme  (lœthe  et  Schiller  qui  sont  chantés  et  joués 
dans  toute  l'Allemagne.  Pendant  que  notre  tragédie  se  survit 
avec  peine,  dit  le  Glohe,  «  les  drames  mixtes  et  populaires  d'une 
liai  ion  voisine  font  frissonner  (jiiarante  millions  d'hommes! 
(10  juin  1826)  «.  Tel  est  le  heau  destin  de  la  poésie  qui  reste  en 
contact  avec  la  société  dont  elle  émane  et  qui  lui  traduit  ses 
convictions  particulières,  nationales  et  religieuses,  au  lieu  de 
se  tenir  dans  les  g-énéralités  morales  du  classicisme. 

L'abstraction  et  la  couleur  locale.  —  Pour  extraire  la 
vérité  générale  el  ctunnie  la  somme  d'humanité  constante  qui 
persiste,  dissimulée  par  mille  contingences,  l'analyse  classique 
est  conduite  à  simplilier.  De  là  une  tendance  à  l'abstraction,  qui 
se  marque  surtout  dans  les  œuvres  du  xviii"  siècle  et  en  particu- 
lier dans  celles  de  Voltaire.  «  Ses  pâles  imitateurs  appelèrent 
comme  lui  à  leur  secours  tous  les  âges  et  toutes  les  parties 
du  monde,  et  ne  firent  que  vieillir  des  sujets  neufs.  Les  héros 
les  plus  étranges  accoururent  de  tous  les  points  de  l'univers  pour 
répéter  au  théâtre  les  fadeurs  amassées  durant  un  siècle,  dans 
les  couliss(ïs,  et  depuis  Manco-Capac  jusqu'à  Télé})honte,  d'Aris- 
tomène  à  Mustapha  et  à  Zéangir,  on  eût  dit  une  môme  famille 
d'amants  et  de  guerriers  sortis  des  mêmes  écoles  ou  nés  avec  des 
sentiments  jumeaux  '.  »  Voilà  hien  l'excès  de  l'abstraction  clas- 
sique; elle  mène  à  l'uniformité  :  le  romantisme  tend  à  la  diver- 
sité. Il  redescend  du  généi-al  vers  le  particulier,  le  concret,  l'in- 
dividuel; il  note  de  |>référence  les  traits  caractéristiques  qui 
sé[>arent  hommes  et  <dioses.  11  ne  peindra  pas  de  même  l'An- 
glais, l'Allemand,  le  Vénitien,  le  Chinois;  il  notera  les  particu- 
larités provinciales,  remarquera  l'air  et  le  pli  que  donnent  la 
condition,  la  profession;  il  ne  dédaigrnera  jias  les  petits  métiers  : 
«   Combien   la  navette,  le  marteau,  la    balance,  l'équerre,  le 

1.  Musc  française,   182i,  II,  Nos  doclriiics.  par  A.  Giiiraiid,  p.  21. 


LK    l>l{|N(:il>K    IIK    LA    \  KUITK  161 

<jii;ii-t,  de  (•('l'cle,  le  cisciii  mrllnil  i\t-  divrisili'-  (l.iii>  cri  iiitrrrl, 
<|iii    au  piMMiiier  «muii»   d'd'il   sciiililc  uiiirormc  '  !  » 

Vérité  complète  et  vérité  choisie.  —  Tout  orcuiK'  de 
r  «  anatomio  inoi'alc  »,  le  cla.ssiqu*!  ('■(■aiie  de  su  vue  une  Ixmne 
|iart  de  ce  «jui  existe,  «  tout  ce  qui  s'olfre  au  delà  de  l'i<léal  (ju'il 
s'est,  formé  ■  ».  1!  «  ue  s'exci'ce  jamais  que  sm-  une  nature 
choisie  »  ;  le  romantisuK;  prend  ses  sujets  dans  la  nature  entière. 
Pour  lui  «  les  relies  du  lioùl  »  sont  placées  «  dans  les  conve- 
nances de  la  nature  »  ;  elles  reposent  chez  celui-là  «  sur  les 
convenances  de  la  société  ».  En  conséquence  «  tandis  que  la 
littérature  classique  attire  l'homme  dans  la  vie  civilisée,  la 
littérature  romantique  au  contraire  le  rappelle  aux  émotions 
primitives  et  risque,  en  dépassant  ce  but,  de  le  ramener  à  une 
sorte  de  vie  sauvaiie  ^  ».  Atala  sort  de  cette  conception.  Mais  il 
en  naît  surtout  cette  heureuse  conséquence  (jue  la  faveur  est 
rendue  à  l'ag'reste,  au  rustique,  à  la  sain<'  vie  des  (diamps.  Le 
joli  cesse  de  primer  le  pittoresque. 

La  vache  au  museau  plat,  ou  le  bouc  aux  poils  riules, 
Sont  ainsi  qu'un  baudet  d'excellentes  études... 
L'herbe  plaisait  jadis.  La  mousse  est  romantique. 
Le  rosier  a  vieilli.  Préfère  l'églantier 
La  tendre  primevère  et  le  genévrier. 
Et  le  lichen  mélancolique  *. 

Ayant  le  coût  de  la  vie  de  société,  le  classi(pie  aime  naturel- 
lement la  grandeur,  la  noblesse,  l'apparat,  et  veut  voir  les  rois 
et  les  princes  au  premier  plan  de  la  scène  littéraire.  Mercier 
s'en  plaint.  On  croirait,  dit-il,  qu'il  n'y  ait  sur  terre  que  des 
«  têtes  à  diadème  »  ([>.  16).  Mais  pour  le  romantique,  l'intérêt  ne 
dépend  pas  de  la  hiérarchie  sociale.  Les  aventures  du  Roi  des 
rois  sont  moins  touchantes  que  celles  d'un  particulier,  pris  au 
besoin  dans  une  humble  condition.  Est-ce  à  dire  que  les  rois 
disparaîtront  du  spectacle?  Non  pas  :  mais  on  fera  voir  en  eux, 

1.  S(Miaslii'ii  ML'i'cii'i-,  Du  Thédlre,  ou  nouvel  Essai  sur  l'art  dramatique, 
Auislcnlaiii,  177o,  in-!S,  p.  UO. 

2.  (If.  Du  Classique,  et  du  Hoiuantiijue  (Ruiumi).  \>.   \t. 

3.  Cypp.  Desmarais,  Essai,  \).  84,  02. 

i.  Le  Don  (Juicholle  roinanlique,  ou  voyage  du  docteur  Syntaxe  à  la  recherche 
du  iiilloresque  et  (hi  roniauliiiue.  poème  en  20  chants,  Iraduil  de  TAnglais 
Williaui  C.oouihc.  Paris,  1821.  iii-S. 

Histoire  de  la  langue.  Vil.  il 


I 


1G2  LE   ROMANTISME 

document  insigric,  le  l'aihle  et  simple  mortel  avec  sa  peine; 
chez  le  roi  Lear  le  jière  malheureux  comme  (ioi'iot,  et  «  la 
pauvre  femme  »  chez  doua  Maria  de  Neuhourg.  On  ne  craindra 
pas  de  nous  conduire  partout  où  quelqu'un  souffre,  dans  une 
prison,  dans  un  hôpital;  on  étalera  devant  nous,  (ht  encore 
Mercier,  «  les  lamheaux  de  la  misère  »  (p.  132).  Et  de  môme  tout 
ce  qui  ti'ouhle  notre  pauvre  cœur,  tout  ce  qui  le  réjouit  aussi  et  à 
tout  àiic,  apparaîtra.  L'amour  ne  |irendra  pas  toute  la  place; 
l'anihition,  l'avarice,  la  colère,  l'enthousiasme,  les  affections  de 
famille,  le  patriotisme  revendiqueront  la  leur.  L'àme  quittera 
cette  résidence  sereine  où  on  l'avait  étahlie  :  elle  rentrera  dans 
la  servitude  du  corps,  du  vil  appétit,  de  la  souffrance  physique. 

Quoi  donc!  nous  étalerons  les  lambeaux  de  la  misère?  Assuré- 
ment, répondent  les  romantiques.  11  faut  refaire  l'éducation  de 
nos  Français  trop  délicats,  des  femmes  surtout;  il  faut  avoir 
la  hardiesse  des  étrangers,  qui  jamais  ne  reculent  devant  une 
peinture  énergique,  triviale,  crue,  du  moment  qu'elle  est  vraie. 
Si  notre  langue  est  trop  pauvre,  qu'on  l'enrichisse  ;  si  elle  est 
trop  abstraite,  qu'on  la  vivifie  par  la  métaphore,  par  la  sensation 
nommée  sans  périphrase;  le  mot  bas,  s'il  le  faut,  sera  appelé 
en  concours;  ou  pour  mieux  dire,  il  n'y  a  plus  de  mots  nobles, 
plus  de  mots  bas,  le  vocabulaire  a  eu  son  89,  et  de  même  tous 
les  objets,  tous  les  êtres  qui  sont  dans  la  nature.  Tout  ce  qui 
existe  a,  par  cela  seul  qu'il  est,  le  droit  d'être  peint.  La  laideur 
physique  et  morale  sera  représentée  pour  elle-même  sans  atté- 
nuations, sans  l'excuse  d'un  contraste  à  produire.  Le  but  de 
l'art  est  déplacé.  11  ne  s'agit  jjIus  de  plaire  au  goût  par  l'imi- 
tation des  seules  belles  formes,  par  l'analyse  de  certains  senti- 
ments privilégiés  :  il  s'agit  d'exprimer  le  caractère  original  de 
toute  forme,  belle  ou  laide;  de  prendre  les  passions  telles 
quelles,  sans  tri  préalable,  pour  tirer  au  jour  tout  ce  qu'elles 
contiennent  de  bien  et  de  mal,  de  joyeux  ou  de  poignant,  de  vil 
ou  de  généreux,  et  émouvoir  |>ar  là  un  public  qui  ne  se  met 
plus  en  défense,  son  goût  étant  élargi. 

La  fixité  classique  et  le  devenir.  —  Ce  je  ne  sais  quoi 
de  stable,  de  permanent,  d'immuable  <|ui  est  dans  la  raison,  les 
classiques  l'ont  fait  passer  dans  leurs  œuvres.  On  ne  peut  dire 
sans  doute  qu'ils  immobilisent  l'homme  et  la  nature  :  mais  ils 


LE   PRINCIPE   IJE   LA    VKIUTE  IG.'l 

les  lixL'iit  dans  un  de  ces  beaux  asjtecls  >!  l'uiiilirs  eu  réulih-,  (Jans 
une  (le  ces  minutes  sujtérieures,  qui  sont  si  rares.  Vous  ètes- 
vous  jamais  deniandf'',  sauf  avec  (juel([ue  i()marilii|uc,  si  llodriLiu*' 
peut  s'a[)aisei'  et  se  rasseoir,  ('diimène  enlaidir,  loiirnrr  à  la 
duègne?  Non!  le  poète  classi(|ue  les  arrête  dans  une  élerntdle 
jeunesse,  comme  tout  à  llieure  le  paysaire  dans  un  éternel 
printemps.  Muuiroul-ils  seulement?  l^e  ronianlisme  prend  ces 
héros  et  leurs  pareils,  les  restitue  à  la  faiblesse,  à  làge,  à  la 
maladie,  à  la  mortalité;  il  les  remet  dans  la  circulation,  dans  le 
tori'entde  l'inconstance  et  du  devenir  :  «  Lhomme,  dit  Mercier, 
ne  repose  point  dans  le  même  étal  :  toutes  les  passions  soulèvent 
à  la  fois  l'océan  de  son  àine  «.  El  de  même  :  «  Il  n"v  a  rien  de 
plus  inconstant  (|ue  la  nature  que  Ion  dit  être  imnuiable;  on  la 
cherche,  elle  se  montre,  fuit,  change  de  forme  »  (p.  187).  Le 
classicisme  ne  la  suit  pas  dans  ses  dédales.  Il  s'arrange  un  monde 
idéal,  de  toute  beauté  d'ailleurs,  où  il  se  reccumaîl  d'autant 
mieux  qu'il  y  trace  lui-même  ses  voies  et  le  dessine  à  son  gré.  Le 
romantisme  contemple  la  nature  en  son  chaos  apparent,  et  s'v 
«ngage  à  l'aventure  au  risque  de  s'y  perdre,  mais  avec  l'espoir 
de  la  surprendre  en  son  mystère.  —  Ainsi  à  l'enconti-e  du  clas- 
sicisme, qui  va  vers  le  général,  l'humain,  l'abstrait,  l'imnmable, 
le  romantisme  va  de  préférence  vers  le  particulier,  le  national, 
l'individuel,  le  concret,  le  complexe,  le  changeant.  L'un  tend 
à  la  vérité  absolue;  l'autre  tend  à  la  vérité  relative. 


IV.   —  Le  principe  de  la  liberté. 

L'idée  de  progrès.  —  Si  la  réalité  varie  sans  cesse  et  si 
l'art  doit,  selon  le  romantisme,  la  suivre  dans  son  perpétuel 
devenir,  «  les  règles  antiques  du  goût  doivent  changer  et  siilen- 
tifier  aux  nouvelles  coutumes  et  aux  nouvelles  idées  '  ». 

Par  là  se  trouve  compromise  la  grande  thé<jrie  (dassi(jue 
qu'il  y  a  dans  l'art  un  point  de  perfecti(ui.  que  ce  point  le 
xvn"  siècle  l'a  atteint  avec  Hacine,  qu'il  faut  s'y  tenir,  que  les 

1.  s.  MorciLT,  Du  Thédlre,  etc.,  p.  HO. 


It'i-  LH   ROMANTISME 

rèfries  de  lait   [)oétique  sont  les    lois  du  ^oùt.  peiil-èlie  même 
les  lois  de  l'esprit  liumain.  et  doivent  régner  à  tout  jamais. 

D'ailleurs  aux:  approches  de  la  llévolution,  ce  n'est  pas  seule- 
ment la  notion  du  changement  (|ui  entre  dans  les  esprits,  mais 
celle  aussi,  plus  féconde,  du  prog^rès  et  de  la  perfectihilité 
humaine.  C'est  ce  principe  (pii  soutient  la  logique  passionnée  de 
Rousseau  et  la  critique  encore  indécise  de  M'"*"  de  Staël  dans 
son  livre  De  la  Littérature.  Une  idée  de  cette  puissance,  défendue 
d'ailleurs  par  l'enthousiasme  allemand  ',  soutenue  par  les  Consti- 
tuants, favorisée  même  par  les  catastrophes  révolutionnaires, 
qui  rompent  les  anciens  cadres,  ne  peut  être  que  fort  dang-e- 
reuse  pour  le  classicisme;  on  demande  ses  titres  au  «  Siècle  du 
■Grand  Louis  »  ;  Mercier  lui  crie  : 

As-tu  dans  ton  cercueil  couché  Tespiit  humain  '-? 

«  Pensez  vous,  dit  à  son  tour  La  Touche,  astreindre  dans  tous 
les  siècles  la  pensée  humaine  au  joug  d'Aristote  (p.  30)?  »  Nul  n'a 
le  droit  de  redire  le  stn  so/;  nul  ne  peut  arrêter  le  mouvement  de 
la  teri'e  :  «  La  littératur(\  entraînée  dans  la  marche  universelle, 
a  fait  un  pas  avec  le  temps.  J^ur  si  muove".  » 

Guerre  aux  autorités,  aux  codes  et  aux  règles.  — 
C'est  donc  en  vain  qu'on  V(judrait  maintenir  désormais  la  doc- 
trine de  l'imitation,  en  invoquant  des  autorités  discréditées. 
Guerre  à  la  criti(|ue  qui  fait  du  Parnasse  une  autre  Sorhonne; 
guerre  à  Boileau  et  à  tous  ses  garants;  guerre  à  la  Comédie 
française  charg-ée  de  maintenir  la  tragédie  classique  par  pri- 
vilège roval;  g'uerre  à  l'Institut,  à  l'Académie,  «  sanctuaire  des 
lois  »,  et  au  code  qui  les  formule  : 

Nés  tous  originaux,  nous  mourons  tous  copies  : 
Eh  bien,  qui  rétrécit  la  sphère  des  génies? 
C'est  ce  code  vanti-,  si  froid  et  si  mesquin, 
Que  Boileau  composa  d'après  l'auteur  latin. 
Il  défend  tout  essor;  abondance,  vigueur. 
Style  mâle,  hardi,  fierté,  tout  lui  lait  peur  *. 

I.  "  Dans  aucun  aiilre  pays  les  (;crivains  ne  nourrisseiil  avec  aiil.ml  de  per- 
sévérance l'espoir  et  la  croyance  d'un  perfcclioniicmciil  de  l'Iminatùlé.  ■> 
Arcliives  littéraires.  Paris,   ISO:..  in-S.  vol.  VU,  j).  424. 

•1.  S.  Mercier,  Sati/res  contre  Racine  et  Boileau,  1808,  in-8,  sat.   III. 

:5.  Muse  française,  II,  182i.  article  de  Nodier,  p.  227. 

4.  S.  Mercier,  ihid.,  sal.  III. 


1 


LK    PHl.NCII'H    IIK    LA    LlliKllTK  lOo 

La  s(''|>aration  des  genres  osl  visée  sinloiil.  Voici  la  tliT-se 
classique  énoncée  par  Aiiiier,  le  2'i  avril  IS2'i  :  «  les  jrenres 
ont  été  i-econnus  el  lixc'S  ;  on  iw  })eut  en  cliiintrer  la  nalnrc 
ni  en  auirinenter  le  nombre.  »  Voici  la  thèse  ronianli(|ue  ioi- 
mulée  par  Schlecrel  :  «  L'art  et  la  jioésie  antiques  n'admettent 
jamais  le  nK'danire  des  «jcnres  li(''l<''roi:ènes  ;  rcspril  rniii,uili(|iif 
se  plaît  «lans  un  rapprochement  continuel  des  choses  les  jdus 
opposées  (II,  328).  »  Le  classi(]ue  en  ellét  jette  son  reeard  moins 
en  circonférence  qu'en  profondeur.  Il  le  fixe  sur  un  point  et 
fait  abstraction  du  reste.  1!  laisse  de  bon  cœur  les  critiques  séparer 
les  iienres,  relég^uer  la  poésie  lyrique  dans  un  petit  canton, 
défendre  aux  vers  de  se  commettre  avec  la  prose,  à  la  poésie 
de  voisiner  avec  les  arts,  aux  arts  de  communiquer  entre  eux. 

Lt>  l'omantisme  travaille  à  rt'-tablir  le  concert  rompu.  Déjà  le 
drame  musical  de  Gluck  associait  l'etTet  de  la  musique  à  celui 
de  la  poésie,  (|u'elle  devait,  d'après  lui.  soulii^nei-  :  Vitet  dans  le 
GloOe  reprend  et  complète  la  définition  du  drame  musical.  Les- 
sing,  dans  ses  œuvres  critiques,  prenait  l'initiative  de  mettre  la 
peinture  et  la  poésie  sous  les  lois  d'une  esthétique  commune  : 
Stendhal  ainsi  que  la  philosophie  allemande  s'y  emploient  aussi, 
et  Ton  aperçoit  entin  au-dessus  des  arts  spéciaux,  les  expliquant 
et  les  unissant  par  un  même  principe,  l'Art. 

La  prose  [»eut-elle,  comme  le  vers,  aspirer  à  la  dignité  poé- 
tique? tous  les  romantiques  n'en  demeurent  pas  d'accord.  Mais 
le  plus  grand  nombre  pensent  comme  Bergasse  :  «  La  poésie 
romantique  réclame,  comme  un  de  ses  plus  grantls  privilèges,  de 
conserver  ce  nom,  alors  même  <[ue,  dépouillée  du  rythme,  elle 
approprie  à  des  récits  épiques  le  langage  qui  paraissait  réservé 
à  l'éloquence  et  à  l'histoire  (p.  1").  » 

La  distinction  des  g-enres  est  menacée  dès  là  que  la  coméilie 
mixte  arrive  à  se  réaliser.  Diderot,  Mercier,  s'acharnent  à 
l'abolir:  on  connaît  le  cri  de  guerre  de  ce  dernier  :  «  Tombez, 
tombez,  murailles  qui  séparez  les  genres!  Que  le  poète  porte 
une  vue  libre  dans  une  vaste  campagne  et  ne  sente  plus  son 
génie  resserré  dans  ces  cloisons  où  l'art  est  cii'conscrit  et  atténué' 
(p.  iOo).  »  Et  cependant  la  lutte  dure  encore  en  1820,  bien  (pie 
les  classiques  fassent  des  concessions.  Mais  l'idée  du  il  rame 
intégral,  adéquat  à  la  vie,  mêlant  en  soi  toutes  les  c(»ntrarit'-tés 


106  LE   ROMANTISME 

(|u'elle  offre,  va  se  précisant  :  «  Je  veux  voir,  disait  Mercier,, 
(le  granités  masses,  des  aoûts  opposés,  des  travers  mêlés,  et 
surtout  le  résultat  de  nos  mœurs  actuelles  (p.  70).  »  Ce  n'est 
point  encore  assez  pour  Sclilegel  et  ses  disciples  français.  Selon 
eux,  l'art,  et  particulièrement  le  dramati([ue,  doit  être  assez 
compréhensif  pour  embrasser  la  vie.  Or  dans  la  vie  tout  n'est 
pas  action  ni  passion;  les  descriptions,  les  tableaux  ont  leur 
charme,  et  l'on  ne  voit  point  pourquoi  le  drame  ne  peindrait  pas 
et  ne  conterait  pas  comme  l'épopée.  La  vie  a  une  signification  : 
le  draïut'  la  cherchera,  sans  craindre  <le  philosopher;  il  se  don- 
nera loisir  d'écouter  le  sentiment  intérieur  :  les  romantiques 
allemands,  dit  Anot,  savent,  «  comme  Shakespeare,  émouvoir 
dans  le  repos  de  l'action  et  prolonger  un  intérêt  qui  ne  s'attache 
plus  qu'à  ce  qui  passe  dans  l'àme  ;  ils  s'arrêtent  sur  une  situa- 
tion douloureuse  et  veulent,  par  un  re|»os  solennel,  nous  obliger 
à  descendre  plus  avant  dans  nous-mêmes  et  à  sentir  tout  ce  que 
notre  cœur  peut  éprouver  d'angoisses  (p.  190)  ».  Et  quand  l'âme 
soulTre  ainsi,  pourquoi  le  poète  ne  jetterait-il  pas  son  cri?  Si  elle 
vibre  de  joie,  d'espérance,  [tounpioi  lui  interdire  l'effusion,  le 
chant  même?  Et  donc  le  drame  peut  admettre  le  lyrisme.  A  pro- 
prement parler,  il  n'y  a  plus  de  genre.  Le  génie  a  devant  lui  le 
champ  large  ouvert  de  tout  ce  qui  existe  :  comme  le  dit  Schlegel, 
«  la  nature  et  l'art,  hi  poésie  et  la  prose,  le  sérieux  et  la  plai- 
santeri*',  le  souvenir  et  le  pressentiment,  les  idées  abstraites  et 
les  sensations  vives,  ce  qui  est  divin  et  ce  qui  est  terrestre,  la  vie 
et  la  mort  s'unissent  et  se  confondent  de  la  manière  la  plus 
intime  dans  le  genre  romantique  (II,  328).  » 

On  pense  bien  (ju'une  telb*  expansion  brise  et  balaie  les  règles 
comme  un  fétu,  ou  jdulot  les  règles  sont  à  son  égard  comme 
si  elles  n'existaient  point.  Elles  sont  étrangères  aux  concep- 
tions qu'elle  crée.  Que  la  tragédie  s'inquiète  des  règles,  soit  : 
elles  sont  conformes  à  sa  nature.  Crise,  la  tragédie  est  naturel- 
lement rourle  en  durée,  —  unité  de  temps;  crise  morale,  elle 
est  indillérente  à  l'espace  et  aux  changements  de  décor,  —  unité 
de  lieu;  crise  réduite  à  la  simplicité  d'un  problème  psycholo- 
gique, elle  n'a  que  faire  d'un  sujet  touffu,  —  unité  d'action. 
Mais  que  parlez-vous  des  unités  de  «  cadran  »  à  qui  veut  pou- 
voir remonter  par-delà  la  création?  A  quoi  bon  enfermer   en 


LE   PRINCIPE  DE  LA    LIIJERTÉ  167 

mi  loiir  (le  soleil  un  ^iraiid  l'ail  liisl(iri(|ii('  coinmc  le  sujet  des 
Templiers'î  P()iir(|ii<»i  mesui'ei'  les  pieds  carr»'-s  par  riiiiitt-  de 
«  salon  »  à  qui  veut,  de  i)ai-  sa  pi'0|ii'e  liypotlièse,  se  donner  car- 
rière dans  le  monde  de  la  réalité  et  de  la  lîction?  jiourquoi  lui 
interdire,  en  invoquant  l'unité  d'action,  les  sujets  larires  et  com- 
plexes? Par  sa  conception  même  le  romantisme  s'aHiauf  liit  de 
ces  gênes,  et  l'on  s'étonne  seulement  qu'il  ait  discuté  les  règles 
avec  tant  de  patience. 

Avec  les  règles  sont  condamnées  d'autres  conventions  :  arti- 
ficielles :  songes,  tirades,  confidences,  division  en  cinq  actes; 
naturelles  et  utiles  :  régularité  de  la  composition,  ordonnances, 
svmétries,  oppositions,  bonnes  pour  l'efTet,  disposition  des 
groupes  et  des  plans  pour  graduer  la  distribution  de  la  lumière. 
Les  classiques  disent  :  «  Votre  ordre  c'est  le  désordre  ».  Les 
romantiques  ripostent  :  «  Notre  ordre  est  celui  de  la  nature  et 
de  la  liberté  ».  —  «  0  la  belle  conquête,  o  la  belle  jouissance, 
s'écrie  S.  Mercier,  que  d'entrer  tout  à  coup  dans  une  littérature 
étrangère  *!  »  Plus  de  tracés  géométriques!  On  croirait  se 
promener  non  plus  dans  un  parc  de  Le  Notre,  mais  dans  un  de 
ces  jardins  anglais  «  où  la  manière  de  la  nature  est  plus  imitée 
et  oii  la  promenade  est  plus  touchante;  on  y  trouve  tous  ses  ca- 
prices, ses  sites,  son  désordre;  on  ne  peut  sortir  de  ces  lieux-  ». 

Le  rationalisme  et  l'essor  naturel  du  génie.  —  Cette 
campagne  trop  vive,  injurieuse  souvent,  tendait  en  délinitive  à 
rendre  au  génie  la  liberté  de  l'inspiration.  Nous  ne  sommes 
pas  de  ceux  qui  pensent  que  la  raison  ait  pu  le  gêner  beaucoup 
chez  Racine.  Mais  il  est  des  écrivains  qu'elle  rendit  trop  méticu- 
leux, trop  «  retenus  ».  On  veut  que  le  cartésianisme  ait  coupé 
la  gorge  à  la  poésie  —  soit.  Mais  le  cartésianisme,  en  dernière 
analyse,  ne  serait-il  pas  comme  le  classicisme  un  effet  d'une  cause 
plus  générale,  de  la  Raison  pure  se  renfermant  en  elle-même 
et  négligeant,  au  risque  de  l'atrophier,  la  partie  sensitive?  Au 
reste,  qu'importe?  qu'on  accuse  Descartes  ou  Roileau,  il  est 
certain  que  les  excès  de  la  raison,  produisant  un  rationalisme 
aride  et  mécani<jue,    risquaient  de  tarir  les  sources  et  de  con- 

1.  s.  Mercier,  Salures  contre  Racine  et  Boileau.  inlrodiuMion.  |i.  viii. 

2.  S.  Mercier,  Dit  Théâtre,  etc.,  chap.  viii,  p.  97,  n.  a.  Sur  le  principe  de  vérité, 
et  sur  le  principe  de  liberté,  voir  David-Sauvageol.  Le  RëaVume  et  le  Snlura- 
lisme,  Paris,  Calniann  Lévy,  1889,  in-10.  'i'^  partie. 


168  LE   RUMAiNÏISME 

trainclre  les  inouvei^ients  .s[)()iitaiiés.  Voltaire  lui-même,  si  mau- 
vais juîic  (le  la  poésie  (rinspii-alioii,  eu  conçut  un  regret  : 

On  a  banni  les  démons  et  les  fées; 

Sous  la  raison  les  grâces  étouffées 

Livrent  nos  cœurs  à  l'insipidité. 

Le   raisonner  tristement  s'accrédite; 

On  court,  hélas,  apiès  la  vérité  : 

Ah,  croye/,-inoi,  Terreur  a  son  mérite  '. 

Jean-Jacqu(>s,  Bernardin,  aiïrancliirenl  et  ranimèrent  le  sen- 
timent et  rimagination,  qui  trouvèrent  leurs  panégyristes  l'un 
en  Ballanche,  l'autre  en  M'"®  de  Staël".  Chateaubriand  prit  vive- 
ment à  partie  «  l'esprit  raisonneur  »,  (|ui  conduit  peu  à  peu  à 
douter  des  choses  généreuses,  qui  «  dessèche  la  sensibilité  et 
tue  pour  ainsi  dire  l'àme^  ».  La  Muse  française  posa  la  question 
avec  vigueur  :  «  La  lutte  est  entre  ceux  qui  veulent  croire  quel- 
quefois à  leur  cœur  et  ceux  qui,  ne  croyant  qu'à  leur  raison  ou 
à  leur  mémoire,  ne  se  fient  qu'aux  routes  déjà  tracées,  dans 
le  domaine  de  l'imagination  (II,  27)  ».  La  vivacité,  le  feu,  l'en- 
thousiasme reprirent  cours,  et  fouriiiicnt  matière  à  nombre  de 
poèmes.  Les  classiques  eux-mêmes,  tout  en  raillant  leurs  adver- 
saires, reconnaissaient  chez  eux  l'ardeur  et  l'élan.  Baour-Lor- 
mian  nous  présente  un  romantique  qui  dit  à  un  classique  : 

Vous  rampez,  nous  volons;  vos  vers  décolorés 
Se  traînent  en  boitant;  les  nôtres,  inspirés, 
Beaux  de  verve,  d'orgueil,  de  jeunesse,  de  flamme, 
Au  public  transporté  comnnuiiquent  notre  âme  *. 

Baour  croit  ridiculiser  le  romantique  :  il  se  trompe.  Plus 
sag'e  était,  malgn-é  les  apparences,  Sébastien  Mercier  quand, 
dès  1773,  il  ressaisissait  la  vraie  conception  de  la  poésie,  abolie 
presque  par  le  rationalisme,  et  disait  :  «  la  fougue  en  sait  plus 
que  les  règles  »,  et  «  jamais  la  froide  raison  n'a  découvert  le 
cri  du  sentiment  » ,  et  «  tout  ce  qu'on  ne  fait  pas  avec  une 
volupté  secrète,  avec  une  inspiration  forte,  active,  permanente, 

1.  Voltaire,  Contes,  Ce  quiplaitaiix  daines. 

2.  Tîallanche, /)î<  Sentiment,  Lyon.  1801,  in-8;M""'  de  Staël.  Essai  sur  les  fic- 
tions, Lausanne,  1795,  in-8  ;  De  VAUemaqne,  Paris.  1810,  in-8,  1V°  partie. 

3.  Génie  du  Christinnisme,  11«  partie,  liv.  111.  rliap.  i;  cf.  II1<=  partie,  liv.  IV, 
chap.  V. 

^.  Baour-Lonnian,  lu  Classi(/ue  et  le  Romanti(jue.  i'aris,  182.'),  in-8,  p.  17. 


LE   PllINCII'K   DR   LA    LlliKItTÉ  169 

on  le  l'ail  mal  »,  cl  ciiliii  «  I  amour  cl  la  |)o<''sic  exigent  les 
nicmes  Iraiisjxirls.  .le  veux  sentir  la  lacijilé  du  jet  (|).  MIS, 
493).  »  Plus  sai^e  aussi  Ballanchc,  avec  ses  airs  (rillumiiié, 
quand  il  (l('(larait,  qu'il  faut  «  chercher  la  |)oésie  ailleurs  (|U(; 
dans  les  enihcllissements  »  ;  (|uc  «  les  sujets  anciens  et  les 
sujets  modernes  sont  indilTérenls,  car  la  poésie  est  partout,  il 
ne  s'agit  que  de  la  faire  sortir*  »,  ce  qui  justement  est  l'ceuvre 
propre  du  génie.  Qu'on  le  laisse  donc  diriaer  lui-même  son  haut 
et  libre  essor  :  «  Le  génie  est  audacieux,  fécond  et  dégagé  de 
toute  entrave.  Il  ne  repose  point  sur  le  même  objet;  il  tire  des 
lignes  immenses  qui  se  croisent  et  se  correspondent;  il  va  saluer 
le  Hottentot  dans  sa  hutte  barbare,  et  plane  du  même  vol  sous 
les  plafonds  dorés  de  Versailles  -.  » 


V.   —  L'individualisme  et  les  sectes. 

Qu'est-ce  que  l'individualisme?  —  De  cette  libération, 
classiques  et  romanticjues  ont  eu  l'idée  très  nette.  Leurs  ouvrages 
de  critique  ramènent  sans  cesse  ce  parallèle  :  op])oser  le  roman- 
tique au  classique,  c'est  opposer,  en  littérature,  le  régime  du 
libre-échange  aux  douanes  et  aux  «  bastilles  »  de  la  pensée;  à 
l'ordre,  la  révolte  des  «  modernes  factieux  »,  aux  arts  poétiques 
de  droit  divin,  la  critique  libérale;  et  c'est  plus  encore,  c'est 
encourager  contre  «  l'orthodoxie  littéraire  »,  le  schisme  et  Ihé- 
résie  ;  préférer  au  «  canon  sacré  «les  règles  »,  guide  de  la  «  super- 
stition poétique  '  »,  le  goût  personnel  et  la  franche  initiative; 
en  un  mot  établir  contre  le  «  catholicisme  littéraire  »,  une  sorte 
de  «  protestantisme»,  ainsi  que  le  disent  nettement  Vifet  dans 
un  article  du  GIobe\  La  Touche  dans  une  satire  : 

«  Voilà  les  protestants  de  \n  liltératurc  ••!  » 

Mais  qu'est-ce  que  le  protestantisme,  sinon  l'indépendance 
réclamée  pour  le  sens  pro|)re?  Voyez,  dit  Saint-Chamans,  ce  (pii 

1.  Ballanclie,  Exsai  sur  les  insfilidiGns  sociales,  p.  382. 

2.  S.  Mercier,  Du  Théâtre,  cliap.  xviii,  p.  194. 

3.  Sismondi.  Littérature  du  Midi,  Paris,  1813,  4  vol.  in-8,  t.  IH,  p.  4()l. 

4.  Globe,  (le  rindépendance  en  matière  de  goùl,  2  avril  1825. 
0.  H.  de  La  Tmiclie,  Les  Classiques  vengés,  p.  9. 


170  LE   ROMANTISME 

se  passe  «  dans  celte  Allemagne,  mère  féconde  de  toutes  les 
hérésies...  En  France,  tout  est  fixe,  clair,  bien  établi  :  chez  eux, 
tout  est  vague,  obscur,  et  rien  n'est  reconnu  généralement 
(p.  401)).  »  Là,  dit  G.  Anot,  «  chaque  auteur  peut  avoir  impuné- 
ment sa  poéti(pi('  particulière  ot  la  changer  môme  lorsqu'il 
change  de  sujet  »  (p.  155).  Les  romantiques  veulent  acclimater 
en  France  cette  indépendance  de  la  personne,  c'est-à-dire  sub- 
stituer au  conformisme  des  écrivains  classiques,  le  «  non-con- 
formisme »,  en  un  mot  l'individualisme. 

Mais  les  protestants  s'unissent  pour  abattre,  et  se  séparent 
quand  il  s'agit  d'édifier;  de  môme  les  romantiques.  Dès  4824, 
non  contents  de  rompre  avec  les  traditions  vieillies,  et  de 
ramener  la  poésie  à  une  sorte  d'  «  indétermination'  »,  beaucoup 
cherchent  dos  directions  nouvelles,  et  tout  aussitôt  on  peut  faire 
une  histoire  des  variations  du  romantisme,  car  les  divergences, 
les  «  dissidences  »  se  marquent;  Auger  les  démêle  aussi  bien 
que  Yitet  :  «  Au  sein  du  schisme  môme  naissent  sourdement 
de  petits  schismes  secondaires  à  qui  peut-être  il  ne  manque 
qu'une  occasion  pour  éclater'^  ».  En  eflet,  malgré  la  confusion, 
grande  encore  en  1824,  à  cause  de  certains  compromis  ou 
malentonikis  ",  <leux  tendances  s'accusent  nettement. 

Les  deux  grandes  tendances,  subjective  et  objec- 
tive. —  Si  dans  son  ensemble  le  xix"  siècle  a  ces  deux 
caractères  dominants,  science  et  lyrisme,  il  est  à  présumer  que 
le  romantisme,  expression  du  siècle,  sera  sollicité  lui  aussi  par 
le  sentiment  d'une  part,  et  de  l'autre  par  l'esprit  scientifique, 
l'esprit  d'observation  et  d'analyse.  C'est  ce  que  l'histoire  litté- 
raire confirme.  Tantôt  le  romantisme  cède  à  l'esprit  d'observa- 


1.  Selon  le  mol  de  G.  Lanson,  Histoire  de  la  lill.  française,  liv.  il,  cluip.  ii. 

2.  Auger,  Discours  du  -1%  avril  182i. 

3.  Des  classiques  mûrs  cl  de  rèpulation  faite,  Népomucèiie  Lemercier,  Baour- 
Lonniati,  nièiue  Vieniiel,  même  Auger,  font  des  concessions  très  larges  sur 
les  unités,  la  mythologie,  les  sujets  nationaux,  en  sorte  qu'à  certains  égards  ils 
n'ont  du  classique  que  le  nom  et  le  panache.  Première  raison  pour  expliiiuer 
la  confusion.  De  plus  les  opinions  littéraires  ne  cadrent  pas  toujours  avec  les 
oi)inions  i)olitiques  ou  religieuses.  Ainsi,  bizarre  anomalie,  les  plus  ardents 
parmi  les  novateurs,  les  jeunes  poètes  de  la  Muse  française,  Vigny,  Lamartine, 
Hugo,  et  leur  aine  Nodier,  d'autres  encore,  se  donnent  pour  les  «  fidèles  ser- 
vants de  l'autel  et  du  trône  ».  Par  contre,  beaucoup  de  libéraux  se  montrent 
en  ])0ésie  conservateurs  résolus,  craignant  assez  plaisamment  que  l'engoue- 
ment pour  le  moyen  âge  ne  ressuscite  le  goût  de  ses  institutions.  Cf.  lievue 
encyclop.,  année  1820,  vol.  VI.  La  Touche.  Classiques  venqés,  p.  28,  note. 


L'INDIVIDIALISMK  Kï   LES  SECTES  171 

lion;  le  porte  ItMid  à  m(»iilr(M-  les  rlioscs  telles  (in'elles  sont  e| 
se  (lissimiih^  (lorri»"'re  son  (tlijel  :  taiiliM  e|  |iliis  souvent,  il  inèle 
à  tout  la  teinte  particulière  de  son  iniai^inafion,  il  anime  fout 
(le  son  sentiment  [tropre  ;  sa  personnalité  prévaut,  les  objets 
ne  servent  qu'à  fournir  au  «  sujet  »  prétextes  à  paraître.  On  a 
dans  le  premier  eas,  le  romantisme  objectif,  qu'on  pourrait 
appeler  romantisme  réaliste  ou  encore  romantisme  d'(tl)serva- 
tion;  dans  le  second  cas  le  romantisme  d'impression,  ou  sub- 
jectif. En  1821  ces  tendances  sont  nettement  distinctes. 

La  tendance  objective,  moins  originale  et  moins  féconde, 
mais  assez  vivace  cependant  pour  susciter  toute  une  école,  crée 
le  romantisme  du  Globe.  La  tendance  subjective  '  aura  son 
premier  épanouissement  à  la  Muse  française. 


VI.   —  La  tendance  objective  :  le  romantisme 
de   l'observation. 

Ses  représentants.  —  Ce  romantisme  objectif  ne  renie 
point  Voltaire;  ses  défenseurs  sont  pour  la  plupart,  non  pas 
des  poètes,  mais  des  érudits,  des  critiques,  des  politiques,  des 
philosophes,  Dubois,  Vitet,  Mag-nin,  Duvergier  de  Hauranne, 
Rémusat,Thiers.  Jeunes  ou  mûrs,  ce  sont  gens  de  tète  solide,  de 
sens  rassis,  d'esprit  positif  et  tourné  vers  l'analyse.  Armés  d'une 
méthode  d'observation  quasi  scientifique  déjà,  ce  sont  eux  qui 
prennent  le  plus  à  la  lettre  le  principe  de  la  vérité  dans  l'art, 
tandis  que  celui  de  la  liberté  du  génie  triomphera  [ilutôt  à  la 
Muse  française.  Ils  ne  sauraient  guère  écrire  sans  faire  des 
vœux  «  pour  que  les  arts  et  particulièrement  les  arts  de  la 
scène  reviennent  à  la  nature  et  à  la  vérité-  ».  Dubois  rappelle 
sans  cesse  ce  principe  dans  ses  articles  du  Globe,  et  Thiers  de 
même  dans  ses  Salons.  Ils  se  font  un  jeu  malicieux  et  savant 
de  guetter  les  tentatives  des  semi-romantiques,  Ancelot, 
Soumet;   ils   montrent  leurs  vains  elTorts  pour  se  rapprocher 

1.  11  faut  (listinîjuer  liiidividiialisme  du  subjectivismc.  Par  l'un  l'individu 
échappe  à  la  communauté  au  nom  do  son  sens  i>ropre  :  il  n'échappe  jias  pour 
cela  aux  conseils  de  la  raison.  Le  suiijectivismc  existe  quand  dans  lindividu 
le  sentiment  et  l'imaf-'ination  s'allranchissent  entièrement  de  la  raison. 

2.  La  Touche,  Les  Classiques  renijés,  p.  2S,  note. 


172  LE  ROMANTISME 

(le  la  vérité  historique,  et  présentent  en  regard  de  leurs  pièces, 
conventionnelles  encore,  la  réalité  telle  quelle,  avec  documents 
à  l'appui.  Le  Prévost  soutient  à  FAcadémie  de  Rouen  les 
mômes  théories',  qui  d'ailleurs  se  définissent  plus  rigoureuse- 
ment dans  cette  pa^e  de  la  Revue  cnci/clojiédiquc,  où  Fou  verra 
nettement  la  position  intermédiaire  prise  par  le  romantisme 
olijectif  entre  le  classicisme  et  le  romantisme  de  sentiment  et 
dimaginalion  :  «  Nous  avons  été  suffisamment  entretenus  de 
cette  chevalerie  imaginaire,  et  les  troiihadours  d'invention 
moderne  nous  ont  assez  [toursuivis  de  leurs  chants.  Peut-être 
est-il  temps  de  re|ti'ésenter  ces  hommi^s  tels  (pi'ils  étaient  réel- 
lement. On  prétend  que  la  littérature  romantique  doit  être 
l'expression  des  mœurs  et  des  croyances  du  moyen  âge  :  eh 
bien,  la  carrière  est  vaste  et  belle  »  ;  mais  il  faut  «  nous  donner 
de  ces  âges  de  barbarie  un  tableau  assez  vrai  pour  que  nous 
puissions  les  connaître  et  les  jug'er.  »  Et  le  critique  ajoute,  pour 
bien  distinguer  son  romantisme  du  romantisme  d'impression, 
que  nous  définirons  bientôt  :  «  tel,  si  je  ne  me  trompe,  devi-ait 
être  le  but  de  la  littératur(^  romantique;  ce  but  vaudrait  bien 
les  ténèbres  et  le  vague  dans  lequel  certaines  personnes  essaient 
de  la  renfermer.  »  Il  dit  enlin,  avec  une  assurance  qui,  à  cette 
date  de  1823,  nous  fait  sourire  :  «  11  est  une  vérité  incontes- 
table, inévitable,  c'est  que  le  siècle  présent  veut  en  toutes 
choses  du  positif  et  de  Futile.  Nous  n'aimons  plus  "guère  les 
fictions,  les  féeries,  les  prodiges.  Est-il  rien  de  moins  poétique 
que  la  civilisation  ?  »  (XVII,  p.  239.)  On  parle  de  même  au 
Globe  et  l'on  y  critiquera  souvent,  au  nom  d'un  esprit  très 
positif,  les  élévations  poétiques  de  Vigny  et  de  Lamartine. 

Le  programme  du  romantisme  objectif,  tout  en  distinctions, 
comme  il  est  naturel  puisqu'il  émane  d'esprits  réfléchis  et  mesu- 
rés, peut  se  réduire  à  quelques  articles,  tirés  presque  tous  de 
la  Préface-prospectus  du  Globr  (15  sep.  1821). 

Que  faut-il  penser  de  la  raison?  —  Le  génie  fera  bien  de  la 
consulter,  s'il  ne  veut  pas  s'égarer  et  perdre  sa  force  dans  le 
vide;  mais  que  la  raison  cesse  à  tout  jamais  d'être  tracassièrc. 

1.  «  En  liUéraliire  l'érole  ronianticiiie  sera  à  lécole  classiciue  ce  qu'en  peinture 
l'école  flamande  est  aux  écoles  romaine  et  vénitienne.  »  Du  Classique  et  du 
Romantique  (Rouen);  Le  I^révost  cité   par  Gossicr,  .'i  mars  18:2i. 


LA   TENDANCE   (tll.lKCTI VK  173 

De  riiiiil.ilioii.  (le  1  aiilfirili- ".'  —  l/i'-lmlr  des  luoilrlcs  est 
iililc,  mais  sciilcinciit  pour  ikmis  ciisri^^m'i-  r(tri;jiiiali((''.  Il  laul 
Id'avor  «  les  anatlièinos  aca(li''mi(|iirs  (riinc  (''coh'  vieilli»'.  (|iii 
ii'oj)|»ose  ù  raiiilace  qu'une  ailuiiraliuM  ('puisée,  ne  coneoit  <jue 
la  timide  observation  de  ce  que  font  les  grands  maîtres,  oubliant 
(|ue  les  grands  maîtres  ne  se  sont  ainsi  appelés  que  parct^  qu'ils 
ont  été  des  créateurs  ». 

Des  règles?  —  On  [)eut  en  prendre  à  son  aise  avec  les  unités 
de  temps,  de  lieu,  de  ton.  Pour  liinit»'  d'action,  on  la  main- 
tiendra, en  lui  laissant  [dus  de  jeu. 

Des  genres?  —  C'est  une  mauvaise  pratique  de  les  séparer 
par  des  cloisons  impénétrables;  il  faut  pouvoir  mêler  le  sérieux 
et  le  comique,  sans  toutefois  recbercber  de  parti  pris  l'antitbèse 
du  sublime  et  du  grotesque,  autre  convention. 

Des  préceptes  de  composition  et  de  style? —  On  supprimera 
toutes  les  prescriptions  arbitraires,  expression  noble,  péri- 
phrase, etc.  ;  mais  toujours  il  sera  bon  de  recommander  la  sim- 
plicité, le  dédain  de  l'a  peu  près,  la  haine  du  précieux,  car  le 
romantisme  a  le  sien;  l'en»  liaînement  logi([ue  des  parties, 
l'ordre  et  la  lumière  enfin.  Le  goût  n'est  pas  un  vain  mot. 

Des  sujets  nouveaux?  —  Proscrire  les  sujets  chrétiens,  natio- 
naux, contemporains,  est  abusif.  Les  fictions  non  plus  ne  seront 
|)as  interdites,  mais  on  se  déliera  du  vague,  et  en  général  des 
inventions  vides  de  substance  humaine,  )fiiOes  et  inania. 

Des  littératures  étrangères?  —  Il  faut  leur  ouvrir  nos  fron- 
tières. Elaraissons-nous,  comme  le  voulait  Diilerot.  «  Le  devoir 
de  la  critique  n'est  pas  d'interdire,  mais  de  provoquer  les 
essais:  carre  sont  les  essais  heureux  qui  lui  donnent  ses  règrles; 
elle  ne  fait  jamais  loi  qu'a|très  coup.  »  Mais  sauvons  notre 
intégrité  nationale,  et  n'applaudissons  pas  «  à  ces  écoles  de 
germanisme  et  d'anglicisme  qui  menacent  jusqu'à  la  langue  de 
Racine  et  de  Voltaire  ». 

Ainsi  le  romantisme  objectif  n'est  pas  très  éloigné  du  classi- 
cisme de  Molière,  à  qui  il  pourrait  reprendre  sa  définition  des 
règles.  Il  reste  objectif  comme  le  classicisme  et  conserve  à  son 
exemple  le  principe  général  île  la  laison  surveillant  l'inspira- 
tion. On  pourrait  ra|>peler  un  classicisme  élargi,  remis  au 
point,  adapté  au  siècle,   selon  la  définition  de   Stendhal  dans 


174  LE  ROMANTISME 

Racine  et  Shakespeare^.  Mais  ce  serait  eu  tout  cas  un  classicisme 
plus  indilTérent  aux  choses  morales,  moins  ému,  réduit  à  l'ob- 
servation sèche,  détachée,  parfois  ironique.  Ses  modèles  préférés 
seraient,  au  xix"  siècle.  Benjamin  Constant,  Mérimée,  Yitet, 
Stendhal.  Plus  favorable  au  i-oinan  de  mœurs,  au  théâtre  de 
document  et  d'histoire  qu'à  la  poésie,  il  mène  du  Roman  bourgeois 
de  Furctière  à  la  Comédie  Jiumaine  de  Balzac;  du  cartésianisme 
perdu  dans  l'abstraction,  ou  du  sensualisme  emprisonné  dans  la 
matière,  au  positivisme  de  Comte.  Tourné  vers  l'avenir,  malgré 
sa  déférence  relative  pour  le  xvii''  siècle,  il  prépare  le  natura- 
lisme. Son  vrai  nom  serait  peut-être  celui  de  réalisme  roman- 
tique :  car  le  mot  se  trouve  déjà  dans  les  écrits  du  temps  : 
«  Cette  doctrine  littéraire  qui  gagne  tous  les  jours  du  terrain  et 
qui  conduirait  à  une  fidèle  imitation,  non  pas  des  chefs-d'œuvre 
de  l'art,  mais  des  originaux  que  nous  offre  la  nature,  pourrait 
fort  bien  s'appeler  le  réalisme;  ce  serait,  suivant  quelques  appa- 
rences, la  littérature  dominante  du  xix''  siècle,  la  littérature  du 
vrai  -.  »  Mais  enfin  puisque  ses  représentants  principaux  s'ap- 
pellent eux-mêmes  romantiques,  nous  ne  les  démentirons  pas. 

VII.   —  La  tendance  subjective  :  le  romantisme 
de  r impression  personnelle. 

Les  sources.  —  Le  romantisme  de  l'impression  person- 
nelle sort  du  sentimentalisme  de  Rousseau.  On  voit  aisément 
pourquoi.  L'art  ({ui  se  réfère  à  la  raison  reste  naturellement 
dans  l'im personnalité;  la  raison  en  effet  est  mise  en  dépôt  chez 
les  hommes  pour  servir  à  leurs  communes  ententes.  Distincte 
<les  individus,  supérieure  à  chacun  d'eux,  pareille  chez  tous, 
elle  ne  peut  guère  trahir  leurs  intimités.  La  raison  est  en  nous, 
mais    notre   sentiment  c'est    nous-mème,    et   dès  que  nous  le 

.  «  Le  rnmanticisme  est  Tari  de  iH't'senlei-  aux  peuples  les  œuvres  littéraires 
ui,  dans  l'clat  actuel  de  leurs  habitudes  cl  de  leurs  croyances,  sont  suscep- 
tibles de  leur  donner  le  plus  de  i)laisir  possible.  Le  classicisme,  au  contraire, 
leur  présente  la  littérature  qui  donnait  le  plus  grand  plaisir  possible  à  leurs 
arrière-grands-pères.  ■■  Stendhal,  Racine  et  Sliahespeave,  Paris,  1S2J,  in-8,  p.  43. 
2.  Mercure  français  du  xix''  siècle,  1820,  vol.  XIII,  p.  C  Cf.  Lévy-Briihl,  Les  pre- 
miers ronianliques  allemands,  Heu.  des  Uem:  Mondes,  i'''  sept.  LSDO.  Nous  nous 
jiroposons  de  revenir  sur  celle  distinction  du  romantisme  suhjeclif  et  du  roman- 
tisme objectif  dan^  un  prochain  ouvrage  sur  la  ddctrine  romantique. 


LA   TENDANCE  SUBJECTIVE  175 

laissons  iipiiarailrc  nous  ikmis  livrons.  C'est  cr  (jiii  aiTi\<'  |M)iir 
Rousseau,  Son  sentimentalisme  l'amène  par  une  pente  nalurcjlc 
à  la  confession,  et  par  suite  à  la  littérature  snitjecfive. 

Mais  qu'est-ce  qui  vivifie  son  sentimentalisme?  Ajirrs  t(»Mt, 
bien  d'autres  que  lui,  de  son  temps  même,  ont  dit  ou  crié  : 
«  Soyons  sensibles  »,  La  Chaussée,  Diderot,  tous  les  partisans 
de  la  comédie  larmovante  :  ils  sont  tombés  dans  le  ridicule.  Au 
contraire  le  sentimentalisme  de  Jean-Jacques  est  touchant, 
substantiel,  vivant  :  d'où  lui  vient  son  principe  de  vie? 

D'une  rénovation  du  s[tiriliialisme.  Voilà  ce  (juil  faut  mettre 
en  évidence  avant  tout.  Cette  fois  comme  tant  d'autres,  comme 
au  temps  de  la  Renaissance,  comme  en  1850,  c'est  d'une  révo- 
lution philosophique  que  procède  la  révolution  artistique  et 
littéraire.  Il  semble  bien  qu'il  y  ait  là  une  loi. 

Le  sensualisme,  on  le  sait  de  reste,  est  en  grande  faveur  au 
xvni"  siècle.  Saint-Chamans  le  professe  encore  en  1816  :  «  Mis 
dans  un  jour  si  évident  par  Condillac...  le  principe  de  Locke, 
que  les  idées  viennent  des  sensations,  ne  peut  paraître  douteux 
à  un  homme  non  prévenu  qui  l'examine  de  bonne  foi.  Aussi 
tout  ce  qui  pense  en  Europe  s'y  est  arrêté,  et  a  laissé  tout  ce 
qui  rêve  chercher  mieux  (p.  341).  »  Les  classiques  du  xis*"  siècle 
jugent  en  général  comme  lui,  à  moins  qu'ils  ne  préfèrent  s'en 
tenir  au  scepticisme  ironique  et  superficiel  des  voltairiens. 

Mais,  dès  Rousseau,  la  foi  spiritualiste,  au  sens  le  plus  large 
du  mot.  réagit  puissamment  sous  des  formes  diverses;  c'est 
d'abord  le  sjdritualisme  ami)le,  ému  et  net  du  Vicaire  savoyard, 
auquel  Mercier  croit  devoir  se  rallier;  puis  celui  de  Bernardin, 
de  Chateaubriand,  de  M™""  de  Staël;  chez  eux,  comme  chez  Bal- 
lanche,  qui,  un  an  avant  l'apparition  du  Génie  du  cliristùrnisme, 
donne  le  plan  d'une  œuvre  analogue  %  la  religion  naturelle  se 
fond  en  proportions  changeantes  avec  le  catholicisme,  lequel, 
chez  les  jeunes  poètes  de  la  Muse  française  et  chez  ?sodier, 
leur  aîné,  prend  décidément  le  dessus.  —  Et  c'est  d'un  autre 
côté  l'idéalisme  de  Kant  et  de  ses  disciples,  où  Rousseau  a  sa 
part  encore  ;  doctrine  importée  chez  nous  par  divers  initiateurs, 
mitigée  et  accommodée  au  bon  sens  français  j)ar  Cousin  -. 

1.  lîallaiiclic,  Du  Senlimenf.  ]i.  ICC. 

■2.  Cousin  veut  •■  recoiislitiiL'i-   Ir  moi  devant   la  nature,  et  la  nature  ilcvanl  le 


176  LE  ROMANTISME 

Si  distincts  que  soient  aux  yeux  du  philosophe  et  du  théologien 
ces  deux  courants,  français  et  allemand,  ils  ont  un  grand  e(Tet 
commun,  qui  est  précisément  de  favoriser  la  littérature  de  l'im- 
pression personnelle.  Le  spiritualisme  à  la  Rousseau  s'épand 
volontiers  en  effusions,  en  élévations,  en  hymnes.  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  «  après  avoir,  comme  le  dit  Ballanche,  éhauché 
l'histoire  sentimentale  de  la  nature,  remonte  par  le  sentiment  à 
l'explication  de  quelques-unes  de  ses  lois  morales  »  (p.  20).  Et 
le  Génie  du  chrislianisme  ne  foiide-t-il  [;as  sa  preuve  sur  le  sen- 
timent d'abord?  N'est-ce  pas  la  faiblesse  comme  la  séduction  de 
cette  œuvre,  qu'(dle  nous  présente  une  religion  de  poésie,  plus 
que  de  dogme?  Quant  aux  philosophes  allemands,  «  ils  ont 
prouvé,  dit  Anot,  qu'au  delà  des  connaissances,  il  y  avait  le  sen- 
timent, que  par  delà  l'analyse,  il  y  avait  l'inspiration  »  (p.  180). 
Ainsi  l'on  peut  penser  avec  M"'"  de  Staël  que  la  philosophie 
allemande  et  le  spiritualisme  chrétien  concourent  à  concentrer 
l'intérêt  poétique  dans  l'àme  même  et  par  suite  à  développer 
la  poésie  subjective  :  «  L'idéalisme  en  i>hilosophie  a  beaucoup 
d'analogie  avec  le  mysticisme  en  religion.  L'un  place  toute  la 
réalité  des  choses  de  ce  monde  dans  la  pensée,  l'autre  toute 
la  réalité  des  choses  du  ciel  dans  le  sentiment  (III,  32G).  » 

Aux  causes  philosophiques  du  subjectivisme  s'ajoutent  d'une 
part  l'influence  décisive  des  œuvres  de  Gœthe,  de  Schiller  et 
de  Byron,  de  tous  ces  étrangers  qui,  au  témoignage  même  des 
auteurs  français,  nous  «  devancent  dans  la  littérature  d'impres- 
sion »,  Rousseau,  l'ancêtre  commun,  excepté;  d'autre  part  les 
puissants  effets  moraux  de  la  Révolution  française,  cette 
«  secousse  »  dont  tous  les  contemporains  ressentent  l'ébranle- 
ment, et  qui  ramène  l'attention  de  chacun  sur  soi  :  «  Nos 
pensées  ont  été  fortement  refoulées  en  nous-mêmes,  dit  Guiraud 
dans  la  Muse  française  :  aussi  la  littérature  sera  plus  intime; 
elle  nous  révélera  des  secrètes  parties  du  cœur  que  lui  auront 
découvertes  les  grandes  secousses  de  la  Révolution;  elle  expri- 
mera les  sentiments,  les  passions  qui  l'auront  déchiré;  elle  nous 


moi,  réédilier  ainsi  deux  éh'iiii'nls  (lui;  les  écoles  du  xviii"  siècle  avaient  altsorbés 
l'un  dans  l'autre...  Il  se  consacre  à  la  construction  de  ces  deux  inondes  distincts, 
le  moi  el  la  nature.  ••  Cousin,  Cours  de  p/iilosopltie  de  1S18,  publié  par  Garnier, 
183C,  iii-8,  Paris:  préf.,  p.  xiv. 


LA   TENDANCE  SUBJECTIVK  177 

donnera  cnliii  (!<■  la  poésie,  car  le  nialhcui'  rsl  dt-  loiilcs  les 
inspiralioiis  poélifjiics  la  plus  féconde  (II,  2o).  » 

Ainsi  naît  le  romantisme  subjectif.  Il  s'opposi*  diiccloment,  on 
le  voit,  au  classicisme,  qui  de  sa  nature  est  plutôt  (d)jectif  : 
«  Dans  la  littérature  classique,  dit  Desmarais,  l'écrivain  est 
plus  en  (leliors  de  lui-même;  il  est  pres(|nr  IoiiJ(Miis  Manalcur 
ou  inter[)rôte.  Dans  la  littérature  romantitjue  au  contraire, 
l'écrivain  nous  livre  toute  sa  pensée  et  toute  son  àme  :  c'est 
en  mettant  sous  nos  yeux  l'anatomie  de  son  être  qu'il  nous 
invite  à  la  connaissance  de  riiomme  (p.  133).  »  De  là  une 
poésie  «  individuelle  »  «  intime  »,  et  en  premier  lieu  celle-là 
mémo  (ju'Aupor  appelle  heureusement  «  la  poésie  de  l'àme  ». 

La  poésie  de  l'âme.  —  Comment  la  délînir?  Puisqu'elle  est 
dans  lame,  elle  ignore  la  diversité  des  genres  et  répugne  aux 
formes  arrêtées  ;  tout  au  plus  peut-on  dire  (|u'elle  procède  d'un 
double  mouvement  :  concentration  de  l'àme  qui  se  replie  sur 
elle-même  pour  recueillir  les  suggestions  du  dedans  et  les  impres- 
sions du  dehors;  expansion  qui  projette  par  jaillissements  et  par 
ondes  les  imag-es  et  les  etTusions  sentimentales,  cela  avec  le 
rythme  souple,  l'harmonie  concertante  des  compositions  musi- 
cales, dont  on  peut  donner  non  le  dessin  détaillé,  mais  les 
thèmes  et  les  motifs  conducteurs. 

Les  thèmes  d'ailleurs,  la  critique  de  1820  les  a  déjà  presque 
tous  indiqués.  D'abord  c'est  le  moi  tout  seul  qui  se  montre,  se 
prodigue  et  s'étale.  C'est  sa  revanche  sur  le  sensualisme,  qui 
voulait  le  dissoudre  en  sensations,  l'opprimer  sous  la  matière, 
l'abolir;  trop  refoulé,  il  se  redresse  avec  un  tel  ressort  qu'il 
repousse  loin  de  lui  le  monde  extérieur  et  ne  veut  plus  le  con- 
naître. Et  la  Révolution  le  tend  davantagre  encore  et  l'exaspère  : 
«  Lorsque  les  événements  font  rentrer  la  vie  dans  le  cœur, 
lorsque  la  patrie,  la  famille,  le  moi,  sont  menacés,  tous  les  sen- 
timents énergiques  se  réveillent  '  ».  Parmi  les  hommes,  les  forts 
s'en  vont  aux  luttes; les  faibles  s'en  éloignent;  pour  ceux-ci  la 
Révolution  est  «  une  espèce  de  barbarie  qui  détache  l'homme  de 
l'homme  parce  (ju'il  n'en  attend  aucun  secours  et  qui,  en  l'isolant 
delà  vie,  le  jette  dans  la  contemplation  rêveuse  et  dans  l'enthou- 

].  Muse  française,  vol.  II,  1824,  p.  2."j. 

Histoire  de  la  langue.  Vll.  12 


178  LE  ROMANTISME 

siasme  solitairo  *  »,  suivis  Irop  souvent  de  rabattement  et  du 
dég-oîit  de  soi.  Jiené  da  Chateaubriand,  le  Peintre  de  SalzhourQ  et 
aufrcs  nouvelles  analoiiues  de  Nodier,  Ubermann  de  Senancourt, 
nous  permettent  après  Werther  de  surjirendre  le  subjcctivisme 
en  sa  plus  g-rande  acuité. 

Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  le  moi,  restauré  par  le  spiri- 
tualisme, est  plus  riche  de  contenu  que  toute  autre  chose  au 
monde  :  Rousseau  et  Chateaubriand  lui  rendent  le  pouvoir  de 
sentir  et  d'imaginer,  de  croire  à  tout  lau-deLà;  Kant  lui  donne 
les  activités  de  la  pensée  intérieure.  Et  volbi,  je  pense,  un 
subjectivisme  assez  capable  d'élargir  et  d'étoffer  l'àme.  Elle  n'est 
plus  ce  moi  «  automate  »,  passif  et  indigent  du  sensualisme,  mais 
un  moi  vif  et  large  qui  peut  contenir  l'inflni  même,  véritable 
abîme  oi^i  le  poète  de  1820,  quand  il  s'y  penche,  prend  le  vertige 
de  ce  qu'il  entrevoit,  tournoiements  de  passions  et  fulgurations 
d'idées.  Tous  les  sentiments,  exténués  par  les  sécheresses  du 
classicisme  vieilli,  les  tendres  et  les  violents,  affections  calmes  et 
fièvres  de  haine  ou  d'amour,  toutes  les  grandes  pensées  qui  font 
la  trame  de  notre  vie,  la  mort,  l'éternité,  le  destin,  se  réveillent. 
Et  les  sentiments  enflamment  les  idées;  et  les  idées  amplifient 
les  sentiments  et  les  prolongent  vers  l'inlini  :  l'amour,  éphémère 
au  XYU!*"  siècle  comme  le  simple  plaisir,  aspire  à  l'éternel.  Le 
poète  romantique  ne  connaît  point  de  borne  à  l'exaltation  de  la 
pensée.  Il  faut  qu'il  étende  son  être  vers  la  nature  et  vers  le  divin. 

La  nature,  rendue  à  son  éloquent  silence,  cesse  d'être  un  théâtre 
pour  devenir  un  temple,  le  temple  du  panthéisme  pour  Werther 
et  ses  disciples  allemands,  le  temple  du  dieu  personnel  et 
vivant  pour  les  romantiques  français.  Car  ceux-ci,  vers  4820, 
n'aiment  pas  encore  la  nature  pour  elle-même,  Anot  nous  le 
déclare  :  «  ils  choisissent  de  préfér(Mice  pour  les  décrire  les 
objets  qui  peuvent  devenir  les  symboles  des  attributs  de  Dieu  et 
des  affections  morales;  ils  ont  fait  de  la  poésie  le  miroir  ter- 
restre de  la  divinité  (p.  483).  » 

La  divinité,  c'est  vers  elle  que  tend  sans  cesse  cette  noble 
poésie  d'àme.  Par  là  surtout  elle  se  sépare  du  classicisme.  En 
effet,  tandis  que  «  le  beau  idéal  de  la  littérature  classique  réside 

1.  (',.  Dc'sniarnis.  Esmi.  ch:i]i.  vi,  \>.  07. 


I 


LA   TENDANCE   SUU.IEGTIVR  179 

clans  la  |terfection  des  lonnes  lium.iiiics  r[»ui'(''es  »,  la  lillrruluic 
nouvelle  «  empreinte  du  mystère  sonihre  des  reiiiiions  du  nord  », 
s|»ii'itualiséc  par  les  suMimes  abnég^ations  du  christianisme,  est 
r(dii;ieuse  :  «  le  caraetèr(*  de  son  idéal  est  nécessairement  dans 
l'éternel  et  dans  l'inlini  '  ».  Possédés  par  ces  liauls  ol)j(.'ts,  tous 
en  ressentent  un  délice  ou  un  tourment.  Ceux  qui  ne  croient 
pas  encore  ne  sont  pas  insoucieux  des  choses  de  la  foi.  «  Dans 
les  ouvrages  romantiques  oii  il  n'y  a  point  d'idées  religieuses, 
sous  l'acception  vulgaire  <lu  mot,  il  y  a  des  sentiments  qui  pré- 
[larent  à  la  religion  '.  »  Ceux  qui  ne  croient  plus  ne  peuvent 
redevenir  de  joyeux  indifférents.  Ils  se  souviendront  toujours 
d'avoir  eu  commerce  avec  le  divin.  Ils  en  g-ardent  quelque  chose, 
tristesse  attendrie,  regret  mortel,  pessimisme  noir,  désespérance. 
En  ce  temps-là  on  doute  comme  on  croit,  avec  son  cœur  aussi 
et  non  seulement  avec  son  esprit.  On  se  permet  le  sarcasme, 
l'imprécation,  mais  non  le  quolibet.  «  Abjurons  Voltaire"  »,  dit 
le  croyant  avec  Ballanche.  Abjurons  Voltaire,  dit  aussi  le  scep- 
tique, et  si  nous  doutons,  que  ce  soit  avec  la  fureur  du  damné, 
ou  avec  le  courroux  concentré  du  stoïcien  qui  a  interrogé  Dieu 
et  à  qui  Dieu  n'a  pas  répondu;  jamais  avec  le  sourire  amusé  de 
Montaigne.  Ainsi  Dieu  hante  le  g-énie  du  poète.  Nodier  peut  dire  : 
«  Chez  les  anciens,  ce  sont  les  poètes  qui  ont  fait  les  relig'ions; 
chez  les  modernes  c'est  la  religion  qui  crée  enfin  des  poètes  *  ». 
Et  la  poésie  se  ressouvient  du  grand  mystère  de  la  destinée, 
qui  ne  la  troublait  guère  au  temps  des  classiques.  Ceux-ci  pren- 
nent leur  assiette  dans  une  doctrine  méthodiquement  établie, 
dont  tout  le  pourtour  s'aperçoit  du  centre,  dog"matisme  d'un 
Bourdaloue,  sensualisme  d'un  Condillac,  et  les  voilà  en  paix 
sur  la  direction  de  leur  vie,  excepté  Pascal,  àme  roman- 
tique. En  art,  en  littérature,  ils  se  tiennent  de  même  dans  la 
région  circonscrite,  policée,  du  clair  et  du  définissable,  là  oii 
s'observent  travers  et  vices,  mœurs  et  caractères,  où  l'on  peut 
voir  évoluer  les  passions  fortes  à  but  perceptible,  en  concur- 
rence avec  la  raison  et  la  volonté.  Et  c'est  justement  ce  domaine 


1.  (].  Desmarais,  Essai,  cliap.  x,  p.  lis. 

2.  Cyii.  Anot,  i/tid.,  chaji.  xv,  p.  18  i. 

3.  Hallanchc,  Essai  sur  li's  inslitafioiis  sociales,  cliap.  vi.  p.  dOij. 

4.  Cf.  Du  Classique  et  du  llomanti(juc  (Kouen),  p.  o2. 


180  LE  ROMANTISME 

que  le  romantisme  quitte  le  plus  volontiers  pour  fuir  vers 
l'inconnu,  pour  plonger  par  le  sentiment  dans  l'obscur  de  la 
nature  inconsciente,  de  l'animalité  même;  mais  bien  plutôt  pour 
s'élever  vers  la  cause  suprême  et  se  rapprocher  du  secret  ultime 
de  la  vie.  Car  telle  est  la  recherche  la  plus  enfiévrée  du  roman- 
tisme :  D'où  vient  l'homme,  où  va-t-il,  quel  est  le  sens  de  la 
vie,  de  la  mort?  Ces  grands  sujets  de  pensée,  de  rêve,  de  médi- 
tation orageuse  oppressent  le  poète  par  la  peur  et  par  l'attrait  : 
«  Sommes-nous  coupables  de  permettre  à  la  poésie  de  réfléchir 
sur  les  destinées  secrètes  de  l'homme  (principale  mission  de  la 
littérature  romantique)  après  avoir  tant  raconté  de  faits  et 
d'événements*?  »  Non,  pourraient  répondre  tous  les  lyriques  du 
xix"  siècle.  «  Enivrés  du  mystère  éternel  »,  selon  la  parole  de 
Lecontede  Liste,  ils  seront  «  les  évocateurs  du  rêve  surnaturel"  ». 
Sans  cesse  ils  feront  effort  pour  échapper  à  la  matérialité  de 
la  parole  écrite,  soucieux  de  trouver  pour  leurs  beaux  songes 
des  expressions  justes  et  cependant  imprécises,  comme  celles 
que  savent  inventer  les  peuples  du  Nord  :  «  Leurs  langues,  dit 
Anot,  comptent  une  foule  de  mots  tendres,  spiritualistes,  et 
presque  éthéréens,  de  ces  mots  pour  ainsi  dire  rêveurs,  qui 
rappellent  à  la  fois  une  foule  d'idées.  C'est  des  habitants  du  Nord 
qu'on  a  pu  dire  qu'ils  savent  des  paroles  mystérieuses  (p.  200).  » 

Avec  ces  aspirations,  c'en  est  fait  de  la  sérénité  et  de  l'équi- 
libre en  poésie.  Sentir  partout  la  limite,  en  soi,  parce  que  les 
forces  sont  caduques,  le  cœur  faible,  coupable  peut-être;  autour 
de  soi,  parce  que  la  société  bouleversée,  mal  refaite,  refuse  un 
emploi  aux  énergies  qui  s'offrent;  au-dessus  île  soi,  parce  que 
l'infini,  sollicitant  nos  cœurs,  tout  en  échappant  à  nos  prises, 
nous  laisse  enfermés  «  dans  l'incomplet  de  notre  destinée  »,  — 
le  mot  est  du  temps,  —  c'est  plus  qu'il  ne  faut  pour  mettre  dans 
l'àme  les  chagrins  qui,  non  combattus,  la  livrent  à  cette  afTec- 
tion  sombre  et  voluptueuse,  la  mélancolie. 

Plus  sains,  plus  résolus,  certains  se  raidissent  contre  la  nature 
qui  les  opprime,  s'élancent  sans  lassitude  vers  l'absolu,  dont 
l'attraction  ne  les  enlève  que  pour  les  laisser  retomber  :  il  y  a 
lutte  encore,  mais  non  à  la  manière  du  héros  classique  :  lui, 

1.  Du  Classiifue  et  du  Romantique  (Rouen"»,  p.  43. 

2.  Leconle  de  Lisle,  Discours  de  réception  à  rAcmiéniie  française,  31  mars  1887. 


I 


LA   TENDANCE  SUBJECTIVE  181 

so  drosse,  dcboiil  (hiiis  sa  voloiih',  contre  l;i  lorliinc.  coiilrc  les 
lidiiimcs,  contre  ses  propres  passions  :  c'est  !<•  siiMinie  ilc  la 
force  morale,  le  sublime  <lc  Corneille  et  dn  (Juil  mourût. 
Mais  le  ronianli([ue  aux  prises  avec  la  nature  et  avec  l'intini, 
nous  donne  la  sensation  d'un  sublime  dillërent  :  c'est  le  sublime 
du  sentiment  religieux  et  de  la  pensée  philosophi<(ue,  tel  qu'il 
apparaît,  par  exemple,  quand  René,  assis  à  la  bouche  de  l'Etna, 
mesure  sa  faiblesse  aux  forces  de  l'univers,  ou  quand  Werther, 
à  sa  dernière  heure,  regarde  les  cieux  éternels. 

Cette  poésie  est  nécessairement  sérieuse.  «  La  lecture  des 
bons  ouvrages  de  Kant,  de  Schubert,  de  Klopstock,  de  Schiller, 
de  Gœthe,  de  Novalis  excitent  en  nous,  dit  Anot,  une  impres- 
sion profonde  et  solennelle,  assez  semblable  à  celle  que  nous 
cause  la  vue  des  temps  du  moyen  âge  (p.  175).  »  L'art  classi(|ue, 
môme  quand  il  prétend  instruire  et  moraliser,  reste  un  amu- 
sement.  Il  admet   comme   moyen   le  rire   aussi   bien  que   les 
larmes.  La  poésie  qu'il  aime  est  l'ornement  qui  «  égaie  »  la 
vie,  la  délectation  relevée  qui  la  repose,  l'assainit,  la  distrait 
d'elle-même.  Mais  le  romantisme  d'impression  veut  pénétrer  la 
vie  jusqu'en  son  fond  le  plus  amer,  et  de  cela  il  reste  grave.  Les 
Allemands  sont  les  premiers  à  l'éprouver  et  à  le  dire  :  «  La 
poésie  de  la  toilette  qui  est  celle  des  Français  (classiques),  n'a 
plus  d'accès  chez  nous  qu'à  la  toilette  des  dames.  »  Il  est  une 
autre  poésie  qu'on  ne  reconnaît  nullement  «  dans  les  vers  et 
dans  les  phrases  les  plus  élégantes  d'un  abbé  Delille,  ni  dans 
tout  ce  que  le  goût  français  prend  ordinairement  pour  de  la 
poésie  »,  et  qui  «  est  pour  l'Allemand  une  aflaire  non  moins 
sérieuse  que  son  culte  et  sa  profession  '  ».  En  France  aussi  la 
poésie  devient  une  «  affaire  sérieuse  »,  après  la  Révolution  : 
«  On  ne  recommence  pas  les  madrigaux  de  Dorât  après  les  guil- 
lotines de  Robespierre,  et  ce  n'est  pas  au  siècle  de  Buonaparte 
qu'on  peut  continuer  Voltaire-  ».  L'heure  appartient  au  sombre 
et  inquiétant  Lamennais;  son  Essai  sur  Cindifférence  passionne 
et  rend  pensifs  les  plus  légers.  «  La  mode  se  met  «  du  parti  de 
l'éternité^  »  et  solennel  est  un  mot  dont  les  manifestes  roman - 

1.  Arc/lires  lUléraires,  in-8.  ISOri.  vol.  VII.  article  tiré  du  Souveau  Muséum  de 
ph'ilosophie  et  de  littérature  (auteur  allemand  anonyme),  p.  414. 

2.  Muse  français»,  11,  1824,  art.  de  Victor  Hugo  sur  Byron. 

3.  Muse  française,  I,  1823,  in-8.  art.  de  Victor  Hugo  sur  Lamennais. 


182  LE  ROMANTISME 

tiques  so  parent  volontiers,  celui  par  exemple  de  la  Muse  fran- 
çaise :  «  A  cet  enseignement  funeste  des  écoles  dont  la  tendance 
philosophique  doit  nécessairement  finir  par   être  irréligfieuse, 

nous   voulons  opposer  un  enseignement  public  et  solennel 

Tout  devient  solennel  maintenant  dans  les  lettres  (II,  28).  » 
La    poésie    de    la   sympathie    humaine.    —   Pénétré 
du   sérieux  de   son   œuvre ,   le   poète   se   sent   une  vocation  : 
sa   sympathie,   de  plus   en   plus   ouverte,    l'invite   à   une  sorte 
d'apostolat  social,  qu'il  exercera  le  plus  souvent  d'ailleurs  par 
impression,  au  nom  d'une  intuition  mystique  à  lui  départie  par 
un  décret  providentiel.  Il  est  «  la  parole  vivante  du  genre  hu- 
main' »  ;  son  génie,  «  comme  le  timbre  des  cymbales  de  Bivar  » 
sonnera  les  grandes  heures  du   siècle,  donnera  «  un  corps  à 
chacun  de  nos  rêves,  des  ailes  à  chacune  de  nos  pensées  »  ^  Il 
est  un  révélateur.  Il  est  celui  qui  revient  de  loin,  du  ciel  comme 
Milton  ou  Klopstock,  de  l'enfer  comme  Dante,  du  passé  comme 
Macpherson,  celui  qui  rêve  d'une  humanité  meilleure  et  jdus  heu- 
reuse. C'est  le  Vates  tant  raillé  pour  son  trépied  sibyllin  et  ses 
prophéties  apocalyptiques,  belle  conception  cependant,  si  «  les 
poètes  possèdent,  comme  dit  Ballanche,  la  vérité  vue  de  haut, 
vue  dans  l'ensemble  des  choses  »  (380).  Et  ce  poète  de  1820  est 
déjà  un  révolutionnaire  qui  se  prépare,  sans  le  savoir.  Il  a  lu  le 
Contrai  social,  les  Brigands.  Son  optimisme,  ingénument  sub- 
versif, croit  volontiers  que  la  société  vit  sur  un  mauvais  pacte, 
qu'il  suffirait  de  rompre  pour  la  rendre  heureuse  :  on  n'aurait 
qu'à  intervertir  les  rôles,  qu'à  mettre  les  accusés  à  la  place  des 
juges,  les  pauvres  en  celle  des  riches,  les  humbles  en  celle  des 
puissants.  Au  reste  c'est  vers  1830  que  ce  paradoxe,  excusable 
seulement  quand  il  est  une  façon  de  donner  du  pi(juant  à  la 
justice  et  à  la  pitié,  produira  ses  effets  réels.  En  1824  les  jeunes 
et  déjà  puissants  poètes  de  la  Muse  française,  et  en  particu- 
lier, Victor  Hugo,   sont  encore  fidèles  à  la  foi  monarcliique, 
et  l'ahbé  Gossier  parle  ainsi   de  la   poésie  nouvelle,  en  toute 
sécurité  :  «  Avec  la  religion  et  de   chastes  émotions,  elle  ne 
chante  ordinainîment  que  le  respect  pour  ceux  qui  tiennent  leur 
pouvoir  de  l'Èti-e  suprême,  et  elle  n'aime  que  cette  liberté  qui 

1.  Ballanclie,  Essai  sur  les  inslilulions  sociales,  clia|i.  xi,  p.  381. 

2.  Renan,  Discours  de  réception  à  l'Acailémie  française,  187'J. 


I 


LA  TENDANCE  SL'IUECTIVE  18:t 

s";i|>iiui(' duii  C(M<''  sur  raiilcl  et  *\v  1  ;iulic  sui'  le  Irùiii' »  (|t.  l-{;>). 

La  poésie  du  rêve  et  du  fantastique.  —  C'csl  Iticn  vai- 
nement (jiroii  vdiiilrail  enclore  la  musc  dans  le  cliami»  «les 
réalités  sociales  et  politiques.  A  ceux  ((iii  rya|)|)«'llent  elle  répond 
par  la  voix  <lu  poète  allemand  Lenau  :  «  Laisse/.-moi,  vos  ellorts 
me  sont  suspects.  Vous  prétendez  adranchir  la  vie  et  vous  n'ac- 
cordez pas  à  Tari  la  liberté.  Si  cela  me  [)laîl,  je  cueillerai  ici  — 
dans  le  bois  profond  —  des  fleurs;  si  cela  me  plaît,  je  vouerai  à 
la  liberté  un  chant;  mais  jamais  je  ne  me  laisserai  enrôler  par 
vous'.  »  Vainement  aussi  voudrait-on  l'astreindre  à  la  contem- 
plation continuelle  des  choses  de  l'àme.  Le  cœur  a  ses  voies; 
l'imagination  a  les  siennes;  Guiraud  le  sent  :  «  Je  ne  prétends 
pas  restreindre  la  poésie  romantique  à  rendre  seulement  les 
passions,  et  la  reléguer  tout  entière  dans  le  domaine  du  cœur. 
Celui  de  l'imagination  aussi  lui  est  ouvert  et  c'est  là  que  tout  ce 
(|u'il  y  a  de  fictif  et  de  merveilleux  est  heureusement  employé 
par  elle  (II,  26).  »  En  effet,  on  ne  comprime  pas  l'imagination. 
La  poésie  du  rêve  et  de  la  fantaisie  réclame  sa  place  comme 
celle  du  sentiment,  presque  au  moment  oii  Voltaire  se  plaint 
qu'on  ait  «  banni  les  démons  et  les  fées  ».  Le  xvni*^  siècle  fran- 
çais connaît  par  Shelley,  Gray  et  Young,  la  poésie  des  nuits, 
des  clairs  de  lune  et  des  tombeaux,  celle  des  mythologies  sep- 
tentrionales par  le  curieux  travail  de  Mallet  sur  les  Scandinaves 
et  par  la  Aersion  ossianique  <le  Macpherson. 

Au  début  du  xix"  siècle  nos  conteurs  font  des  emprunts 
directs  à  la  tradition  française  du  moyen  âge  chrétien,  que 
commencent  à  révéler  des  érudits  sérieux  comme  Raynouard, 
des  arrangeurs  assez  pénétrants  comme  Creuzé  de  Lesser, 
l'auteur  des  Chevaliers  de  la  Table  ronde,  ou  Marchangy, 
l'auteur  de  la  Gaule  poétique-.  Des  curieux,  originaires  des 
provinces,  relatent  des  légendes  locales,  Nodier,  par  exemple, 
celle  de  la  Vouivre  franc-comtoise.  Des  voyageurs  artistes 
comme  Taylor  et  A.  de  Cayeux  les  aident  en  des  publica- 
tions somptueuses.  Mais  c'est  encore  de  l'étranger  que  vient 
la  plus  forte  contribution.  Pour  le  merveilleux  chrétien,  nous 

1.  Rapports  sur  le  progrès  des  lettres,  par  S.  de  Sacy,  Tli.  Gautier,  etc.,  Paris, 
1868,  in-8,  p.  91. 

2.  Cf.  H.  Peyre,  Napoléon  /"  et  son  temps.  Paris,  ISS",  in-i,  p.  2i6,  248. 


184  LE  ROMANTISME 

avons  comme  grands  initiateurs  Dante,  Milton,  Klopstock, 
Gœtlie,  en  son  Faust,  élarg-issenient  génial  de  la  vieille  légende 
du  xvi"  siècle.  Quant  au  fantastique  pur,  Anglais  et  Allemands 
nous  le  donnent  à  l'envi,  sans  parler  des  peuples  du  Midi  et  de 
rOrient,  qui  tous  nous  envoient  en  tribut  quelque  sujet,  quelque 
forme.  On  sait  quelle  popularité  longue  ont  eue  chez  nous  les 
ballades  et  poèmes  de  Gœthe,  de  Schiller,  de  Biirger,  de  Zedlitz, 
la  Cloc/if,  le  Roi  des  Aulnes,  la  Ballade  de  Lénore,  la  Revue 
noc/urne;  les  caprices  de  Musaeus,  de  Tieck  et  d'Hoffmann, 
«  caprices  tour  à  tour  mystiques  ou  familiers,  pathétiques  ou 
boulTons,  simples  jusqu'à  la  trivialité,  exaltés  jusqu'à  l'extrava- 
gance »,  dont  «  la  lecture  est  la  fontaine  de  Jouvence  de  l'ima- 
gination '  ».  Mais  Shakespeare  n'avait-il  pas  déjà  tout  indiqué, 
tout  révélé?  «  Shakespeare  a  ouvert  les  portes  d'un  monde  ma- 
gique des  esprits;  les  superstitions  populaires,  les  croyances  du 
moyen  âge,  les  songes,  les  })rédictions,  les  sortilèges,  l'appari- 
tion des  fantômes  et  en  général  toutes  les  chimères  de  l'imagi- 
nation frappée  tiennent  une  grande  place  dans  ses  tragédies  ^  » 
Enfin  l'imagination,  se  mêlant  à  F  «  esprit  »  qui  n'était  qu'esprit 
au  xvni'^  siècle,  le  renouvelle.  Avec  Swift,  Sterne,  Jean-Paul, 
Heine,  il  se  teinte  d'images,  d'humeur,  d'amertume. 

Stimulée,  la  fantaisie  française  prend  une  force  inconnue, 
même  au  moyen  âge,  et  prouve  magnifiquement  son  pouvoir  de 
peupler  les  mondes  imaginaires,  comme  aussi  d'y  faire  le  vide 
pour  y  Inisser  vaguer  la  rêverie.  Quand  son  caprice  le  veut,  elle 
unifie  la  nature  en  l'enveloppant  de  brumes  «  vaporeuses  ». 
Sons  et  couleurs,  fleurs  et  oiseaux,  ruines  des  vieux  châteaux 
confondues  pour  l'œil  avec  celles  des  rochers  croulants,  tout 
murmure  un  mystérieux  concert.  Le  poète  écoute,  médite  et 
chante,  ou  plutôt  il  s'évanouit  presque,  et  c'est  la  nature  qui  se 
chante  elle-même;  une  campagne  indécise,  une  pente,  une  tour 
découronnée,  et  contre  elle  une  lyre  immense,  frémissant  au 
vent  qui  passe,  sans  nul  secours  de  main  humaine,  telle  est  la 
vignette  symbolique  (ju'on  trouve  à  la  fin  du  recueil  de  Rouen. 
Et  même  il  arrive  que  ciel,  terre,  tout  disparaît;  il  ne  reste  plus 
qu'un  milieu  immense,  sans  couleur  et  sans  contour,  où  l'âme 

1.  Nudior.  (Eui-res,  Paris,  1832,  in-8.  Du  Fantastique  en  litlératnro,  p.  lOS. 
i.  C.  Anul,  Élégies  Rhéinoises,  p.  162. 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR.  T.   VIF,  CH.   IV 


Vli^ 


Armani]  Colin  &  Cic,  Éditeurs,  l'aris 


FRONTISPICE    DE    CELESTIN    NANTEUIL 


POUR    UNE     ÉDITION     DE  NOTRE-DAME     DE     PARTS  " 

Publiée  par  Eugène  Renduel  en  1833 


LA   TENDANCE  SUBJECTIVE  ISii 

llotlc  ninllciiicnl,  (Ic-lacliéc  de  la  vio  ivcllc,  sans  ('•iiKilioii.  sans 
tristesse,  et  presque  sans  mélancolie,  avec  la  seule  doncenr  ilc'-lre 
et  d'en  avoir  icdiscnre  (•(•nscience  :  et  c'est  la  poésie  du  vag'iie  et 
du  vaporisnie.  Avec  une  é,i:ale  facilité  l'imagination  romantique 
anime  ses  rêves  et  les  colore.  Elle  y  fait  passer  des  êtres  formés 
de  charme  aérien,  les  sylphes,  les  lutins,  les  ondines,  les  follets, 
Obéron  et  les  nains  gracieux,  les  fées,  la  fiîjure  ailée  «pii  lilisse 
en  un  char  au  front  des  étoiles,  —  voyez  l'en-tète  de  la  Muse 
française;  la  forme  élégante  et  penchée  qui  effleure  le  poète 
rêvant  près  de  la  tombe,  —  voyez  tel  frontispice  des  Harmo- 
nies^. Ou  bien  elle  assemble  les  vaillants  dans  les  nuages  — 
voyez  le  Fingal  de  Girodet.  Ou  encore  elle  envoie  dans  la  nuit 
des  vols  de  fantômes,  de  démons,  d'oiseaux  sinistres:  elle  crée 
les  goules,  les  chimères,  les  vampires,  mille  êtres  difl'ormes, 
grimaçant  et  grouillant  dans  l'ombre  visqueuse. 

Lasse  de  créer,  elle  prend  les  objets  et  les  êtres  réels  et  les 
encadre,  les  égare  en  des  arabesques  très  contournées,  en  des 
architectures  compliquées  curieusement,  qui  n'empruntent  du 
gothique  que  le  caprice  fantasque,  —  voyez  les  planches  de 
Nanteuil.  Ou  bien  elle  les  déforme  en  les  mêlant  dans  une  sorte 
de  vision  trouble.  Le  chêne  ricane  comme  l'homme,  l'homme  se 
noue  comme  le  chêne,  tout  se  confond.  La  cloche  s'emporte, 
l'église  se  meut,  tout  tremble  d'une  vibration  sinueuse  et  vacil- 
lante, comme  le  paysage  derrière. la  vapeur  qui  monte  du  sol 
par  les  midis  d'été.  Et  l'on  a  encore  de  la  poésie  subjective. 

VIII.  —  Conclusion.  Evolution  du   roinantisine 
d'impression  vers  la  poésie  objective. 

La  satire  s'attaque  de  bonne  heure  à  la  poésie  du  rêve  et  de 
la  sentimentalité.  Grimm  la  persifle  dès  1""0  dans  les  essais 
de  Baculard  d'Arnaud.  «  Il  y  a  dans  fout  cela,  dit-il,  trop  de 
cloches,  trop  de  tombeaux,  trop  de  chants  et  de  cris  funèbres, 
trop  de  fantômes;  rex])ression  simple  et  naïve  de  la  douleur 
ferait  cent  fois  plus  d'elï'etque  toutes  ces  images-.  »  Après  1814, 

1.  Lamartine.  Harmonies  poétiques,  Uruxelles  (Tarlicr\  1830.  iii-ld. 

■2.  Gi'imin,  cité   par  Lic(|iiL'l  dans  le  recueil  de  rAcadémie  île  Rouen,  p.  203. 


486  LE  ROMANTISME 

les  plaisanteries  redoublent  et  finissent  jiar  fournir  une  abon- 
dante liftérature.  On  raille  tout  à  la  fois  le  «  vaporisme  »  et  le 
«  vampirisme  ».  Le  poète  rêveur,  pâle,  maladif,  fatal,  comme 
M.  de  Silphiclore',  qui  se  plaît  à  écouter  «  le  conflit  des  étoiles, 
des  montagnes  et  des  torrents-  »,  est  ridiculisé;  mais  on  narj^ue 
aussi  le  poèt<»  Iruculent,  hérissé,  qui  fait  peur  aux  petits  enfants, 
en  attendant  d'être  le  «  bousingot  »,  terreur  du  bourgeois  de 
1830;  l'homme  à  l'imagination  jtervertie  qui  fait  sa  lecture  du 
Solitaire  de  M.  d'Arlincourl,  (jui  n'aime  que  «  les  nains,  les 
pygmées,  les  sorciei-s,  les  géants,  les  Franckenberg,  les  Ipsiboë, 
les  Og,  les  rian,  les  PoufF'».  D'une  part,  ce  sont  les  «  rêveries 
métaphysiques  »  qu'on  accuse  ;  c'est  de  l'autre  la  «  littérature 
de  cauchemar  »,  celle  qui  voudrait  mettre  une  «  tête  de  Méduse 
paiini  les  attributs  de  Melpomène  *  »,  qui  vit  de  songes  mal- 
sains, xfjri  somnia,  et  qu'un  contemporain  caractérise  ainsi  : 

Figurez-vous  l'enfer  de  Dante, 
Près  de  l'atelier  de  Callot  -^ 

Les  ronianti(jues  se  lassent  parfois  d'cux-mômos  des  «  idéa- 
lités qui  sup[déent  mal  les  passions*^  »,  des  fantasmagories, 
des  courses  échevelées  à  l'abîme,  fatigantes  comme  des  féeries. 
Ils  veulent  redescendre  vers  le  réel,  dussent-ils  tomber  jusqu'au 
vil  et  au  bestial.  Pour  ce  retour,  l'étranger  peut  les  aider  encore, 
leur  faire  sentir  la  saveur  du  simple,  du  naïf.  Mais  ont-ils  telle- 
ment besoin  de  lui?  Après  tout,  les  plus  grands  parmi  les  roman- 
tiques ne  renient  pas  leurs  origines  gréco-romaines.  Ils  sentent 
en  eux  quelque  chose  de  ce  génie  plastique  des  anciens,  apte  à 
saisir  les  formes  réelles  avant  de  les  idéaliser.  N'y  a-t-il  pas  de 
l'espagnol  chez  Hugo,  du  grec  chez  Lamartine,  de  l'italien  chez 
Musset,  du  français  classique  chez  tous?  C'est  assez  pour  les 
ramener  au  sj)ectacle  vrai  de  la  nature  et  de  la  vie,  et  l'on  sait 
tout  ce  qu'ils  peuvent  en  tirer  d'impi'essions  douces  et  fortes.  Il 
ne  s'agit  plus  devoir  la  nature  comme  en  un  songe  à  la  façon  de 
Byron,  dont  le  génie   «  ressemble  trop   souvent,  dit  \di  Muse 

\.  Cf.  Biiour-I.oniiiaii,  le  Clussif/ue  et  le  Uotnantiifue,  p.  0. 

■2.  Joiiy  et  Jay,  les  Henniles  en  liberté,  Paris,  18:24,  in-12,  vol.  II,  lettre  xix. 

3.  Id.  Cf.  La  Touche,  les  Clussirjues  venf/és,  p.  i'i. 

4.  C.  Anot,  K/éf/ies  lihémoises,  cli.  vu,  p.  103. 

5.  Morel,  le  Temple  du  liomuntisme,  Paris,  1825,  in-8. 

6.  Revue  cncyclopédu/ue,  vol.  26,  1825,  p.  31. 


COiNCLUSION  187 

fraurdise,  à  un  |m-(iiiiciiciii-  sans  ItuI  <|iii  irvc  m  niarcliaiil  rt 
»|ui,  jiIisoiIm'  dans  une  intuition  profonfk',  nf  ra[>|>ort('  qu'une 
imai;c  confuse  des  lieux  (|u'il  a  |»arcourus  »  (II,  XVi\).  On  la 
regardera  avec  une  attention  volontaire.  La  «  campa^ine  »  ne 
sera  |dus  anéantie  devant  la  «  nature  ».  i^e  |taysag-e  se  diversi- 
fiera de  nouveau,  par  le  hasard  du  sol,  d(;  la  latitude,  du  cli- 
mat, dès  les  Orientales,  du  jeune  et  déjà  célèbre  Hugo,  dès  les 
Brésiliennes  (1825)  de  l'inconnu  Corbière. 

Il  ne  déplaît  pas  non  plus  à  ce  génie  romantique,  après  s'être 
débattu  parmi  les  laideurs  et  les  monstruosités  physiques  et 
morales,  de  s'émouvoir  simplement  et  délicieusement  dans  les 
peines  et  les  joies  humbles  de  la  vie  familiale,  <le  dire  l'enfance, 
la  vieillesse,  le  mariage.  La  chose  publique  est  regardée  de 
plus  près  aussi.  Même  la  Muse  française  ne  redoute  pas,  comme 
on  pourrait  le  croire,  la  réalité  et  ses  luttes  :  «  Ce  serait  une 
erreur  presque  coupable  dans  l'homme  de  lettres  que  de  se 
croire  au-dessus  de  l'intérêt  général  et  des  besoins  nationaux, 
d'exempter  son  esprit  de  toute  action  sur  les  contemporains,  et 
d'isoler  sa  vie  égoïste  dans  la  grande  vie  du  corps  social  »  (I,  32). 
Ces  paroles  n'étonnent  pas  quand  on  sait  que  bientôt  les  poètes 
seront  non  seulement  spectateurs,  mais  acteurs  de  la  vie  pu- 
blique au  jour  le  jour.  Les  crimes  politiques  provoqueront  leurs 
satires  indignées,  les  grandes  réformes  obtiendront  leur  avis, 
les  révolutions  même  les  écouteront  au  moins  un  instant.  En 
même  temps,  le  souvenir  de  notre  histoire  nationale,  l'épopée 
de  la  Révolution,  celle  de  l'Empire,  celle  des  peuples  et  de  la 
vie  humaine,  s'empareront  de  leur  imagination,  fortement,  et, 
sans  les  soustraire  entièrement  à  leur  subjectivisme  originel, 
les  tireront  hors  d'eux-mêmes. 

C'est  que  «  l'objet  »,  dès  qu'on  le  regarde,  s'impose.  On 
veut  suivre  ses  contours,  peindre  ses  couleurs,  et  dans  ses 
couleurs,  les  nuances,  noter  ses  résonances  aussi.  Pour  cela, 
il  faut  se  mettre  en  loisir,  posséder  une  palette,  un  clavier, 
voire  un  répertoire  de  rimes.  Le  poète  se  double  d'un  artiste 
conscient,  calculateur.  Il  se  souvient  de  Delille,  sans  trop 
oser  le  dire.  Il  daigne  avoir  du  talent,  du  métier.  On  ne  dit  plus 
comme  Sébastien  Mercier  :  «  Vous  pouvez  faire  des  fautes  et 
malheur  à  celui  (jui    n'en    fait  pas,  mais  elles  tiendront  à  des 


188  LE  ROMANTISME 

beautés  originales  '  ».  Le  souci  de  la  porfeclion  reparaît.  Le 
romantisme  se  réclame  de  la  Pléiade,  qui  d'ailleurs  n'est  son 
guide  que  pour  l'art,  comme  André  Chénier.  11  se  fait,  avec 
combien  d'ingéniosité,  un  A'ocahulaire,  une  grammaire,  une 
rhétorique,  un  art  poétique.  Il  cherche  à  définir  des  genres. 
Chateaubriand  avait  tenté  l'épopée  en  prose.  Vigny  crée  le 
«  poème  -  »  et  le  genre  symbolique.  Le  roman,  si  large  qu'il  soit, 
l'épopée  sentimentale  de  Jocelt/n,  la  Légende  des  Siècles  sont 
comme  de  nouveaux  moules  oîi  le  lyrisme  est  appelé  à  prendre 
une  forme  plus  extérieure  et  plus  tangible. 

Mais  c'est  surtout  par  le  genre  dramatique  que  le  romantisme 
d'impression  se  sent  attiré.  Il  y  sera  mal  à  l'aise  d'ailleurs. 
Il  logera  au  théâtre  quelques  rêves  délicieux  et  durables  et  ce 
sera  tout.  Il  aura  beau  fouiller  les  chroniques,  déguiser  son 
lyrisme  sous  les  documents  et  les  velours  à  paillettes.  On  le 
reconnaîtra  partout,  et  on  le  combattra  sans  merci  :  c'est  à  la 
scène  qu'il  aura  sa  plus  tardive  victoire  et  sa  première  défaite. 

Car  le  théâtre  appartient  plutôt  au  drame  objectif.  C'est  là 
que  commencera,  préparée  par  le  romantisme  du  Globe,  la 
réaction  du  bon  sens.  Puis  viendront  les  protestations  du 
naturalisme  et  de  l'impassibilité  parnassienne. 

Mais,  ne  l'oublions  pas,  si  Le(;onte  de  Liste  put,  on  1852, 
écrire  dans  la  [»réface  de  ses  Poèmes  aniùjves  «  le  thème  per- 
sonnel et  ses  variations  trop  répétées  ont  épuisé  l'attention''  », 
Lamartine  avait,  en  1830,  prononcé  sur  le  romantisme  d'àme 
et  d'imagination  la  parole  de  justice  :  «  La  poésie,  dont  une 
sorte  de  profanation  intellectuelle  avait  fait  parmi  nous  une 
habile  torture  de  la  langue,  un  j(>u  stérile  de  l'esprit,  se  sou- 
vient de  son  origine  et  de  sa  fin.  Elle  renaît  fille  de  l'enthou- 
siasme et  de  l'inspiration,  expression  idéale  et  mystérieuse  de 
ce  que  l'àme  a  de  plus  éthéré  et  de  plus  inexprimable,  sens 
harmonieux  des  douleurs  ou  des  voluptés  de  l'esprit  '".  » 

1.  Séli.  Mercier,  Du  l/iéâtre,  p.  2-2'J. 

2.  Cf.  Dorison,  A.  de  Vir/nij,  Paris,  JS'J2.  in-S,  p.  252. 

3.  Lecontc  de  Lisle,  préface  des  Poèmes  antiques,  Paris,  1852,  in-12. 

4.  Lamartine,  Discours  de  réceplioii  à  l'Académie  française,  1830.  —  L'élude 
du  romanlisme  a  fourni  des  travaux  très  nombreux  qu'il  est  impossible  d'énu- 
mérer  ici.  Les  princii)aux  sonl  indi(]ués  à  la  fin  des  tlivers  chapitres  (jui  cons- 
tituent le  présent  volume  ainsi  (|uc  la  dernière  partie  du  précédent. 


CHAPITRE    V 
LAMARTINE  ' 


Trente  ans  sont  écoulés  depuis  que  Lamartine  est  mort,  le 
28  février  18G9;  oublié,  dédaigné;  presque  méprisé  pour  la 
pauvreté  besogneuse  de  sa  vieillesse;  compromis  dans  la  défaite 
de  toutes  les  causes  pour  lesquelles  il  avait  combattu.  Après  sa 
mort,  le  dédain,  l'oubli,  plus  injurieux  encore,  continua  long- 
temps de  peser  sur  cette  grande  mémoire. 

Seize  ans  plus  tard.  Victor  Hugo  mourait  à  son  tour,  en 
pleine  gloire;  ou  plutôt  il  semblait  disparaître,  comme  un 
homme  divin  dans  une  apothéose.  Quel  contraste  de  ce  triomphe 
funéraire  avec  les  obsèques  silencieuses  de  Saint-Point,  sui- 
vies à  peine  de  quelques  rares  fidèles. 

Et  cependant  c'est  au  lendemain  de  la  mort  de  Victor  Hugo, 
que  rattention,  la  sympathie  publique  a  commencé  de  revenir 
lentement  vers  l'œuvre  négligée  de  Lamartine.  Qui  nous  dira  le 
secret  de  ces  réactions  mystérieuses?  Est-ce  pour  rafraîchir  nos 
yeux  éblouis  du  tlamboyant  éclat  de  ce  soleil  couchant,  que 
nous  nous  sommes  retournés  vers  l'aube  blanche  et  pure  où 
s'étaient  levées  autrefois  les  Méditations'*. 

Quelle  qu'ait  été  la  cause  de  ce  retour  de  justice,  la  France 
depuis  dix  années  rapprend  à  aimer  ce  poète  que  nos  pères  et 
nos  mères  avaient  tant  idolâtré  ^  avant  ([ue  la  jeunesse  de  leurs 

1.  Par  M.  Petit  de  JuUeville,  professeur  à  l'Université  de  Paris. 

•1.  En  mars  1818,  n"aiirail-on  pas  pu  dire  de  lui  ce  que  lui-même  écrivait  plus 
tard  de  Pétrarque,  en  pensant  peut-être  h  Lamartine?  ■<  Pour  les  uns,  il  est 
poésie;  pour  les  autres,  histoire;  pour  ceux-ci,  amour  ;  pour  ceux-là,  politique... 
sa  vie  est  le  roman  d'une  grande  âme.  - 


laO  LAMARTINE 


fils  le  méconnût  ot  Tabandonnàt.  L'heure  est  favoralde  pour 
voir,  dans  son  vrai  jour,  avec  un  recul  suffisant,  cette  vie  et 
cette  œuvre;  ])our  l'admirer  sans  complaisance;  et  la  juger 
tout  en  l'admirant. 


/.   —  La  jeunesse   de   Lamartine   (iygo—1820). 

Les  origines.  —  Alphonse-Marie-Louis  de  Lamartine 
na(|uit  à  Màcon  le  21  octobre  1790.  La  famille  était  bonne  et 
ancienne,  noble  sans  titre  particulier  de  noblesse.  Il  en  était 
ainsi  dans  l'ancien  régime;  beaucoup  de  o:entilshommes  de  très 
vieille  date  n'étaient  même  pas  «  barons  «.  En  1789,  le  grand- 
père  du  poète  était  établi  à  Màcon  sur  un  pied  quasi  seig'neurial, 
riche  d'une  douzaine  de  terres  et  de  châteaux,  dont  plusieurs,  il 
est  vrai,  n'étaient  que  des  métairies.  Il  avait  trois  fils  et  trois 
filles;  celles-ci,  religieuses  ou  chanoinesses;  le  fils  aîné  renonça 
au  mariage,  quand  le  second  était  déjà  d'Eglise;  on  maria  le 
troisième  fils  à  M"*"  Alix  des  Roys,  fille  d'un  ancien  intendant 
des  finances  du  duc  d'Orléans,  qui  avait  épousé  une  sous-gou- 
vernante des  enfants  de  ce  prince.  M""  des  Roys  avait  bien 
des  fois  joué,  enfant,  avec  le  futur  roi  Louis-Philippe  et  ses 
frères. 

Lamartine  a  souvent  remercié  Dieu  de  l'avoir  fait  naître 
«  dans  une  famille  de  prédilection  ».  Son  père,  homme  de 
tradition  pure,  était  une  sorte  de  gentilhomme  campagnard  et 
militaire;  haut,  droit,  ferme,  entier;  très  bon  au  fond,  un  peu 
sec  de  formes;  l'intégrité  même;  d'ailleurs  peu  personnel,  et 
durant  toute  sa  vie,  soumis  à  ses  aînés  quoiqu'il  fut  seul  marié. 
La  mère,  caractère  bien  plus  complexe,  plus  raffiné,  plus 
délicat,  devait  revivre,  plus  que  le  père,  dans  son  fils  aîné.  Ce 
fut  une  àme  d'élite,  un  esprit  d'une  infinie  distinction.  Une  pro- 
fonde piété  mais  indulgente  à  la  terre;  un  raffinement  moral 
très  délicat  mais  sans  rien  de  maladif;  et  contenu  par  un  bon 
sens  très  sur  et  une  activité  courageuse;  une  abnégation  com- 
plète, un  entier  dévouement  de  soi-même  aux  siens  et  à  tous, 
furent  les  traits  les  plus  marqués  de  ce  généreux  caractère. 
Toute  sa  vie  fut  noblement  tourmentée  par  un  ardent  désir  de 


I 


SA  JEUNESSE  191 

la  perfection  morale,  joint  au  soiiliinful  imoI'oikI  de  sa  faiblesse 
et  à  une  admirable  bumilité.  l^amarliue,  hvs  supiM-ieur  à  sa 
mère  par  le  génie,  lui  fut  toujours  bien  inférieur  moralement, 
mais  ce  qu'il  eut  de  plus  noble  en  lui,  il  le  devait  à  cette 
mère.  11  y  avait  entre  ces  deux  âmes  de  mystérieuses  ressem- 
blances :  et,  chez  celle  cpii  s'est  tue  toujours,  |>rosf{ue  autant  de 
poésie  que  chez  celle  qui  a  chanté.  M"""  de  Lamartine  écrivait 
dans  son  Journal^  le  7  novembre  1828  :  «  Alphonso  m'a  envoyé 
des  vers  qu'il  vient  de  composer  et  qui  m'ont  bien  émue;  il  v 
dit  précisément  ce  que  je  pense;  il  est  ma  voix;  rar  je  sens  bien 
les  belles  choses;  mais  je  suis  muette  quand  je  veux  les  dire, 
même  à  Dieu.. l'ai,  quand  je  médite,  comme  un  grand  fover  bien 
ardent  dans  le  cœur,  dont  la  flamme  ne  sort  pas;  mais  Dieu 
qui  m'écoute,  n'a  pas  besoin  de  mes  paroles;  je  le  remercie  de 
les  avoir  données  à  mon  fils.  » 

La  Révolution  bouleversa  cette  famille,  mais  de  façon  passa- 
gère; elle  était  tout  entière  en  prison,  sauf  la  jeune  mère  de 
Lamartine  et  son  enfant,  presque  au  berceau,  quand  la  chute  de 
Robespierre  les  délivra.  Peu  après,  les  aïeuls  moururent;  le 
partage  se  fît  selon  les  anciennes  traditions  sans  souci  des  lois 
nouvelles;  le  cadet  n'eut  pour  sa  part  que  la  terre  de  Milly,  près 
Màcon;  il  y  ajouta  plus  tard  le  petit  domaine  voisin  de  Saint- 
Point.  Lamartine,  seul  fils  et  l'aîné  de  six  enfants,  grandit  dans 
cette  chère  maison  de  Milly,  qu'il  a  décrite  et  célébrée  plusieurs 
fois  avec  un  pieux  amour.  Entre  la  tendresse  de  sa  mère,  et  les 
jeux  de  ses  petites  sœurs,  dans  la  liberté  d'une  vie  toute  rustique, 
ses  commencements  furent  heureux.  A  dix  ans,  ses  oncles  exi- 
gèrent qu'il  fût  mis  en  pension.  Caserne  d'abord  à  Lvon,  il 
s'enfuit;  on  l'envoya  alors  à  Belley  dans  un  collège  de  Jésuites 
qui  se  faisaient  appeler  les  Pères  de  la  Foi.  Lamartine  v  passa 
quatre  ans  de  1803  à  1807;  et  en  sortit  à  dix-sept  ans,  chargé  de 
couronnes;  très  impatient  d'ouvrir  ses  ailes,  mais  ne  sachant 
pas  du  tout  de  quel  coté  il  prendrait  son  essor. 

Les  premiers  vers.  —  Ses  oncles,  maîtres  de  sa  carrière, 
puiscju'ils  possédaient  la  plus  grosse  part  de  la  fortune  patrimo- 

1.  Pulilié  après  la  mort  du  i>ot'le  sous  ce  litre  :  Le  manuscrit  de  ma  mère.  Il 
faut   coiinailre   M'""  de   Lamartine  par  cel  admirable  Journal,  non  par  les  elTu- 

sions  et  les  panégyriques  do  son  lits  dans  les  Confidences. 


102  LAMARTINE 

niale,  refusèrent  de  lui  laisser  servir  «  Bonaparte  »  à  quelque 
titre  que  ce  fût.  Royalistes  |)arfaitement  paisibles  mais  tout  à  fait 
irréconciliables,  ils  attendaient  depuis  quinze  ans  la  fin  de  la 
Révolution  comme  des  p-ens  qui  regardent  tomber  une  pluie 
d'orage  et  (jui,  sûrs  (pi'ellc  finira,  ne  veulent  pas  sortir  de  chez 
eux  avant  qu'elle  soit  finie.  Quatre  années  s'écoulèrent,  à  Milly 
et  à  Màcon,  assez  inoccupées,  mais  qui  ne  furent  pas  perdues 
pour  la  formation  de  Tàme,  et  le  développement  de  l'esprit  du 
poète.  Il  lut  avidement;  confusément;  mais  peu  à  peu  ses  g-oûts 
se  dessinent;  et  Ton  voit  se  marquer  les  influences  qui  prévau- 
dront. Quoiqu'il  ait  grossi  plus  tard  sa  dette  envers  la  Bible  et 
quoique  plusieurs  critiques  l'aient  trop  facilement  cru  sur  ce 
l>oint,  il  ne  paraît  pas  qu'il  se  soit  nourri  des  Livres  saints  pendant 
son  adolescence.  La  Correspondance  nous  renseigne  jour  par 
jour';  il  lit  surtout  les  poètes  et  les  romanciers.  Parmi  les  an- 
ciens, Virgile,  Horace,  Tibulle  et  Properce;  mais,  tout  bien  pesé, 
Lamartine  devra  peu  de  chose  à  l'antiquité.  Parmi  les  modernes, 
Pope  et  Ossian,  Richardson  et  Fielding;  l'Arioste  et  le  Tasse. 
«  Tant  que  je  vivrai,  je  me  souviendrai  de  certaines  heures  de 
l'été  que  je  passais  couché  sur  l'herbe,  dans  une  clairière  des 
bois,  à  l'ombre  d'un  vieux  tronc  de  pommier  sauvage,  en  lisant 
la  Jérusalem  délivrée.  »  De  tous  ces  poètes  le  faux  Ossian  fut 
d'abord  celui  <pii  agit  le  |)Ius  fortement  sur  lui.  «  Ossian  fut 
l'Homère  de  mes  premières  années.  Je  lui  dois  une  "partie  de  la 
mélancolie  de  mes  ])inceaux.  »  Ailleurs  :  «  Ossian  est  certaine- 
ment une  des  palettes  oii  mon  imagination  a  broyé  le  plus  de  cou- 
leurs ».  11  doit  peut-être  à  Ossian  un  certain  vague  des  contours 
et  comme  une  fluidité  d'expression  (pii  resteront  l'un  des  traits 
de  sa  manière. 

1.  hs.  Correspondance  {\\\  iiocle  (1807-18.j2),  Paris,  Hachelle,  4  vol.  in-12,  est  la 
principale  source  à  consulter  pour  l'iiisloire  de  sa  jeunesse.  Ce  (iu"il  en  a  conté 
dans  les  Confidences,  (iraziella,  Raphaël,  et  clans  les  Commentaires,  joints 
(en  1849)  à  ses  poésies,  mérite  peu  <le  conTiance  tant  l'imaf-'ination  de  l'auleur  y 
a  travaillé  librement  sur  un  fond  vrai,  en  général,  mais  tout  à  fait  défiguré  par 
des  inventions  de  |iure  fantaisie.  Les .V(''»iotrp.9  inédits,  écrits  dans  la  vieillesse  du 
poète  et  publiés  après  sa  mort,  sont  bien  ])lus  véridiques.  L'intention  d'y  être 
vrai  est  sensible;  mais  à  une  si  grande  dislance  des  faits  les  inexactitiules  sont 
nombreuses:  et  la  mémoire  est  troublée  inconsciemment  i)ar  ce  roman  des 
Confidences  auquel  Lamartine  lui-même  a  fini  par  croire.  Le  vieillard  ne 
<listingue  i)as  toujours  ce  qu'il  a  éjirouvé  de  ce  qu'il  a  rêvé.  La  Correspondance 
au  contraire,  et  surtout  celle  de  sa  jeunesse,  adressée  à  des  amis  très  intime», 
est  sans  apprêt,  tout  à  fait  sincère. 


SA   JEUNESSE  19:i 

En  IVaiirais.  il  ne  coiiiiaîl  rien  du  wi  sirclc,  sauf  un  |)(m 
Monlaieno;  il  lit  Molirro  et  Boiloau,  sans  los  lioùlrr  nai'tifuliè- 
renicnl:  mais  il  est  nouiii  de  Uacinc;  il  exrcrc  La  Fontaine  et 
restera  jus(|irà  la  lin  (idèlc  à  cette  antipathie.  D'ailleurs  comme 
tous  les  jeunes  iiens  de  cette  époque,  il  lit  surtout  les  écrivains 
du  xviii''  siècle  ;  Voltaire  tout  entier  (de  préférence  les  vers),  Jean- 
Jacques  (surtout  les  Confessions);  Gresset,  La  Harpe  et  Parnv, 
dont  les  élégies  «  l>rùlaiites  »  lui  paraissent  comme  à  tous  ses 
contemporains  le  clief-dœuvre  de  la  poésie  passionnée.  Il  lit 
Corinne  de  M'""  de  Staël  avec  ivresse  :  «  Je  viens  de  lire  Corinne 
en  deux  jours,  me  croyant  transporté  dans  un  autre  monde  idéal, 
naturel,  poétique,  etc.  »  Naturel,  dira-ton!  Pas  si  naturel.  Mais 
chaque  crénération  trouve  naturel  ce  qui  lui  plaît;  et  factice  tout 
ce  qui  a  cessé  de  lui  plaire.  Chateauhriand  le  houleversa;  il  lut 
et  relut  René  bien  des  fois.  «  Jamais  je  n'ai  [»u  le  lire  sans 
pleurer.  (Hier)  je  m'en  donnai  à  cœur  joie.  Puis  vinrent  les 
réflexions  tristes  sur  la  vanité  de  nos  projets,  de  nos  désirs, 
l'instabilité  des  circonstances,  le  peu  de  bonheur  qu'on  peut 
goûter  ici-(bas);  la  folie  de  ne  pas  bien  vite  saisir  tout  ce  qui 
s'offi^e  de  consolant  ou  de  doux.  »  Voilà  l'ébauche  du  L<(c  dans 
une  lettre  de  1809!  Mais  la  gloire  du  Lac  n'est  pas  dans  les 
idées  qui  sont  partout;  elle  est  dans  la  divine  beauté  de  la  forme 
que  ces  idées  banales  y  ont  revêtue.  En  4809  la  forme  n'était 
pas  venue  à  Lamartine.  Il  écrivait  déjà  force  vers  (]uoi(ju'il 
ait  prétendu  plus  tard  le  contraire.  Mais  nous  trouvons  la 
preuve  dans  la  Correspondance  que  depuis  le  collèg'e  jusqu'aux 
Méditations  (1807-1820)  Lamartine  n'est  pas  resté  un  jour  sans 
faire  des  vers.  Ses  premiers  essais  (dont  il  n'a  survécu  que  les 
extraits  contenus  dans  les  lettres)  manquaient  d'originalité.  Il 
imitait  tour  à  tour  avec  une  souplesse  étonnante  tous  les  poètes 
qu'il  lisait.  Voici  du  Gresset,  genre  de  la  CItarfreuse  : 

Tandis  que  d'un  léger  coton 
Mon  visage  frais  se  colore; 
Que  tout  sourit  à  mon  aurore, 
Et  que  raisonner  en  Caton 
Chez  moi  serait  risible  encore,  etc. 

Ces  vers,  les  plus  anciens  qu'on   connaisse  de  Lamartine  ', 

1.  Ceux  qu"il  a  datés  18ii5  dans  les  Confidences  (v)id>lianl  (]ue,  dans  le  même 
livre,  il  laisse  croire  qu'il  est  né  en  1793  ou  1794),  sont  au  plus  tôt  do  1810. 

Histoire  de  la  langue.  VU.  13 


104  LAMARTINE 

sont  (lo  1808.  Aimo-t-on  mieux  du  Voltaire  de  seconde  qualité? 
Yoici  l'histoire  de  rAniour  : 

Ce  jeune  Amour  est  un  bien  vieux  enfant  ; 
Malgré  la  Grèce  en  fictions  féconde, 
Je  le  crois  né  le  premier  jour  du  monde 
Des  grâces  d'i^^ve  et  des  désirs  d'Adam,  etc. 

Voilà  le  Voltaire  badin;  mais  il  contrefait  aussi  bien  le  Vol- 
taire grave  et  sentencieux  : 

Ne  j)eux-tu  jouir  seul  de  ces  moments  de  joie, 
(Consolateurs  d'un  jour  que  le  Ciel  nous  envoie? 
Et  ton  cœur  abattu  sous  le  poids  de  ses  maux 
Dans  le  cœur  d'un  ami  cherche-t-il  du  repos? 

Il  ne  dédaigne  pas  de  décalquer  Jean-Baptiste  Rousseau  : 

Hélas!  voyageurs  que  nous  sommes,  Dont  la  noble  fierté  réclame 

Nos  jours  seront  bientôt  passés.  Contre  uu  ténébreux  avenir; 

Et  de  la  demeure  des  hommes  Dont  l'orgueil  aux  races  futures 

Demain  nos  pas  sont  effacés.  Pour  prix  des  vertus  les  plus  pures 

Qu'il  est  beau  ce  désir  de  l'âme,  Ne  demande  qu'un  souvenir. 

Vers  vingt  ans,  il  devint  amoureux  d'une  aimal)le  lille,  dont 
les  parents  habitaient  Màcon.  Lamartine  voulait  l'épouser;  les 
oncles  intervinrent,  traitèrent  ce  mariage  de  folie  et  pour  y 
couper  court,  firent  expédier  en  Italie  l'amoureux  pour  le  con- 
soler. Cette  aventure,  dans  les  Confidences,  devint  l'épisode 
charmant  de  Lucy  ;  mais  Lamai-tine  fait  mourir  toutes  les 
femmes  ({u'il  a  aimées;  la  Correspondance  heureusement  en 
ressuscite  quelques-unes  ;  Lucy  ne  mourut  pas  ;  elle  se  maria 
pendant  l'absence  du  volage. 

Voyage  d'Italie.  «  Graziella  ».  —  Voilà  notre  amoureux 
sur  la  i-oute  d'Italie.  11  écrit  à  Virieu,  son  fbb'de  confident 
(30  mai  1811)  :  «  Je  pars,  je  vais  parcourir  cette  Saturnia  tellus 
tant  désirée.  Mes  parents  m'ont,  proposé  d'eux-mêmes  ce 
voyage;  et...  tout  malheureux  que  je  me  trouve  de  quitter  pour 
sept  ou  huit  mois  tout  ce  que  j'aime,  j'en  profite...  » 

Il  visite  en  courant  Turin,  Milan,  Parme,  Plaisance,  Modène, 
Bologne,  il  séjourne  à  Florence.  Tout  l'enchante  et  tout 
l'amuse;  les  monuments,  les  musées,  les  hommes;  et,  plus 
que  tout  le  reste,  les  poètes  italiens  relus  chez  eux. 

Il  est  à  Rome  en  novembre.  Le  pape  est  prisonnier  à  Savone; 


SA    .IHC.NKSSE  193 

les  caidiiKiiix  l'oiil  suivi;  la  iiuhh's.sc  csl  ilisporséc  ;  l^'Hie  est 
presque  déserte,  ou  n'csl  [dus  peuplée  que  de  ses  ruines  et  de 
ses  souvenirs.  Lain.nliuc  joiiil  avec  déliccvs  de  celte  solitude. 
Il  arrive  à  Naples  en  déeeniljre  :  là  (juel  contraste!  tout  est  cris, 
joie,  bruit,  soleil,  mouvement;  fête  des  yeu.v  et  du  cœur.  Il 
écrit  (le  28  décembre)  :  «  Les  mots  me  manqueraient  pour 
décrire  cette  ville  enchantée,  ce  irolfc,  ces  paysaj?es,  ces  mon- 
tagnes; cet  horizon,  ce  ciel,  ces  teintes  merveilleuses  ».  En 
janvier,  il  est  reçu  chez  un  parent  éloigné,  Dareste  de  la  Cha- 
vanne,  directeur  de  la  manufacture  des  tabacs,  (^est  là  qu'il 
vit  Graziella,  petite  ouvrière,  dans  l'atelier  où  elb'  pliiiildes 
cigarettes.  Lui-même  avoue  (dans  les  Mémoires)  que,  par  une 
vanité  puérile,  il  la  til  (dans  les  Confidences)  ouvrière  en  corail; 
à  cela  près,  «  tout  le  reste  du  roman  est  littéralement  exact  ». 
Dans  le  commentaire  du  Manuscrit  de  ma  mère,  il  se  I)orne  à 
dire  que  l'épisode  de  Graziella  est  «  vrai  au  fond  ».  Je  n'oserais 
le  garantir.  Les  lettres  écrites  par  lui  d'Italie  ne  renferment  pas 
la  plus  légère  allusion  à  Graziella.  Môme  absolu  silence, 
jusqu'en  1830.  A  cette  époque,  l'enterrement  rencontré  par 
hasard  d'une  jeune  fille  inconnue  (c'est  la  version  des  Confi- 
dences), la  vue  d'un  tableau  d'église  représentant  l'exhumation 
d'une  jeune  martyre  (c'est  la  version  du  Commentaire),  réveilla 
tout  à  coup  le  souvenir  de  Graziella,  et  la  ravissante  élégie  du 
Premier  Regret  naquit  : 

Sur  la  plage  sonore  où  la  mer  de  Sorrente 
Déroule  ses  Ilots  bleus  aux  pieds  de  l'oranger... 

Quinze  ans  plus  tard,  Lamartine  passa  quelques  semaines 
dans  l'île  d'Ischia.  C'est  là  qu'il  écrivit  le  roman  :  dès  lors 
Graziella  vécut.  Lui-même  finit  par  v  croire,  et  pleura  sincè- 
rement celle  qui  était  morte  d'amour  pour  lui,  en  1812.  Avait- 
elle  existé  jamais?  Qui  peut  le  dire? 

Lamartine  rentrait  à  Màcon  vers  la  fin  d'avril  1812.  Le  beau 
voyage  était  fini.  Avec  tristesse  il  retombait  sur  la  terre,  et 
dans  son  inaction  ennuyée.  Sa  mère  écrit  alors  dans  son 
journal  :  «  Quel  malheur  qu'un  fils  inoccupé!  Malgré  la  répu- 
gnance de  la  famille  à  le  voir  servir  Bonaparte,  nous  aurions 
dû  penser  à  lui  et  non  à  nos  répugnances  et  à  nos  opinions.  » 


JOG  LAMARTINE 

11  éiiivail  toujours  lj('aucou{i  de  vers;  et  déjà  le  virtuose 
(|u  il  dexait  être  |)lus  lard,  se  formait;  mais  le  vrai  poète, 
original  et  neuf,  n'était  pas  né  encore.  Soit  qu'il  écrive  des 
iraiiédies,  comme  Sdul,  Mcklce,  Zora'ide,  soit  qu'il  commence 
un  poème  épique  sur  Clovis,  il  est  toujours  imitateur  <le  Racine 
et  de  Voltaire.  Le  3  mars  1815,  il  lit  à  l'Académie  de  Màcon 
une  élégie  funèlu'e  sur  la  mort  de  Painy  : 

Pariiy  n'est  plus  :  la  Partjuc  courroucée 
Vient  do  tianchcr  la  trame  de  ses  jours. 
Son  luth  nuiet  se  détend  pour  toujours; 
Et  sous  la  terre  insensible  et  ^'laC(''C 
iJort  c'i  jamais  le  chantre  des  amours. 

La  Restauration.  —  La  Kestaui'ation  faillit  transformer 
Lamartine  en  garde  du  cor|)S.  I!  fut  un  moment  mousquetaire 
en  résidence  à  lieauvais,  puis  a  Paris;  dès  le  mois  de  novembre 
(1814)  il  rentrait  à  Milly,  en  quartiers  dliiver;  et  tout  heureux 
d'être  allVanchi,  décrivait  à  Virieu  «  les  délices  qu'on  trouve 
à  parcourir  sous  son  manteau  ses  vignes  dé[)Ouillées,  à  grands 
pas,  comme  un  homme  pressé  par  l'orage!  » 

L  année  suivante,  Napoléon  rentre  en  France;  Louis  XVIII 
s'éloigne,  les  mousquetaires  sont  licenciés;  pour  échapper  aux 
levées  militaires,  Lamartine  se  retire  en  Suisse.  Après  le  retour 
des  Bourbons,  il  ne  repr.it  pas  de  service.  Il  semble  avoir  eu 
conscience  «pie  le  régime  nouveau  allait  ou\  rir  aux  esprits,  ]tar 
réaction  nécessaire  contre  le  despotisme  impérial,  et  les  mœurs 
toutes  militaires,  une  ère  d'alTrancdiissement  et  de  fécondité. 
La  poésie  allait  renaître,  une  poésie  neuve,  originale,  hardie; 
et  les  circonstances  devaient  naturellement  en  détei'miner  la 
note  dominante  :  a|»rès  l'écroulement  du  grand  Empire,  et  la 
faillite,  au  moins  apparente,  de  la  philosophie  du  xvm"  siècle 
et  des  idées  révolutionnaires,  la  poésie  nouvelle  devait  être,  et 
elle  fut,  mélancolique  et  religieuse. 

Lamartine  était  religieux,  pour  ainsi  diie,  de  naissance  et 
d'éducation.  Il  avait  appris  à  croire,  enfant,  sur  les  genoux  de 
sa  mère;  adolescent,  chez  les  Pères  de  la  F(M.  Plus  tard,  l'éveil 
des  passions,  la  liberté  du  séjour  d'hivei'  à  Lyon,  celle  du 
voyage  d'Italie,  les  lectures  toutes  profanes  et  passionnées,  les 
ambitions  impatientes  avaient  un  |)eu  troublé  ce  fond  de  piété; 


SA  JEUNKSSE  197 

iii.'iis  il  siilisisl.iit .  La  UcsI.uii'.itinii  n''\  rilla  les  \i\rrs  rrliL-iniscs 
•  liiiis  loulc  l.i  li.iiilc  socii'h'  iii(iii;ii'clii(|ur  où  L.nii.irlinr  IHl  Irrs 
accueilli  drs  iSKi;  liii-miMiic  se  senti!  Irrs  allir*',  comm*' 
échaulTé  jiai'  ces  commerces  délicats  el  llaltetirs  avec  de  lieJlt'S 
âmes,  cjiii  semhlaient  le  solliciter  à  devenir  le  clianti'e  et  le 
poète  de  la  Restauration  religieuse,  qui  devait  suivre  et  consa- 
crer la  llestauration  juditique.  Il  «'crivait  à  Virieu  :  «  Je  donne- 
rais mon  reste  de  jours  pour  un  grain  de  foi;  non  pas  pour 
soulever  des  montaiines,  mais  pour  soulever  le  poids  de  clace 
qui  me  pèse  sur  l'Ame.  Je  la  demande  aux  livres;  je  la  demamh» 
à  ma  raison;  je  la  demande  au  ciel;  je  veux  la  demander  aux 
œuvres;  ainsi  je  l'obtiendrai  peut-être.  » 

Douter  ainsi,    c'est   croire    encore.    Toutefois    nous    voyons 
l)ien    ce    qui     manque    à    cette    religion    tourmentée;    et    sa 
mère    le    voyait    liien    aussi;    car    à     la     môme   époque    elle 
écrivait   dans    son    journal    :    «   (Mon  fils)    a   bien    besoin    de 
bons    exemples    de    foi    positive;  car    sa    religion    trop   libre 
et   trop  vague   me   parait   moins  une    foi   qu'un    sentiment  ». 
C'était  profondément  vrai;  mais  le  sentiment  suffit  aux  poètes. 
Elvire.   —  Ce  (pi'une  femme  avait  commencé,   ladmirable 
mère  du  poète,  une  autre  femme  l'acheva.  Elvire  traversa  pen- 
dant quelques  mois  la  vie  de  Lamartine,  et  le  sacra  poète.  Elvire 
était  M'""  Charles,  femme  d'un   physicien   célèbre;   elle-même, 
àme  exquise,  esprit  noblement  raffiné,  que  l'ombre  d'ime  mort 
prochaine    et  prévue   semblait   envelopper  d'un  charme   mvs- 
térieux   et  presque  surnaturel'.   Lamartine   la   rencontra   aux 
eaux  d'Aix-en-Savoie  en  septembre  181G.  11  vécut  près  d'elle  à 
Paris,  une  partie  de  l'hiver  suivant.  Elle  lui  avait  donné  rendez- 
vous  à  Aix  au.  mois  de  septembre  1817;  sa  santé  ne  lui  permit 
pas  de  l'y  rejoindre; -c'est  alors   que  sur  les  bords  du  lac  du 
Bourget,  seul  et  désolé,  le  poète  écrivit  l'immortelle  élégie  du 
Lac.  Elvire  mourut  trois  mois  plus  tard.  Le  poète  n'assista  pas 
à  sa  fin.  Il  était  à  Milly  dans  une  alîreuse  anxiété.  Il  écrit  le 
24  octobre  :  «  La  personne  (jue  j'aime  le  plus  au  monde  se  débat 
flepuis  trois  semaines  dans  les  horreurs  d'une  affreuse  agonie.  « 
Il  écrit  le  24  décembre  :  «  Je  ne  puis  à  chaque  courrier  attendre 

I.  Voir  le   roman   di-  Raphacl  où  olle  i'>t  inisc  en  scène  sons  le  nmn  dr  Jnlie; 
le  fond  (In  livre  est  vrai  si  les  détails  sont  nn  peu  arrani.'és. 


J98  LAMARTINE 

(jiic  la  (((iitirinalioii  de  mon  inalluMir.   »  Il  écril    le   12  janvier: 
«    La   fatale    nouvelle  (1011  dépendait  le    sort  de  ma  vie,  m'est 
arrivée.  »  11   n'avait   pu  rejoindre  la    bien-aimée   mourante.  A 
quel  titre  se  présenter?  le  coup,  quoique  attendu,  fut  très  cruel, 
et  la   douleur  sincère  et  persistante.  Huit  mois   après  la  mort 
d'Elvire,  M""  de  Ijamartine  écrivait  dans  son  Journal  :    «  On 
dirait  qu'il  est  abattu  par  quelque  chagrin  qu'il  ne  me  dit  pas, 
mais  que  je  crains   d'entrevoir...  Il  faut  qu'il  ait  perdu  par  la 
mort  ou  autrement  je  ne  sais  quel  objet  qui  cause  sa  mélancolie.  » 
L'influence  d'p]lvire  sur  Lamartine  fut  réelle  et  profonde.  Un 
g-rand  amour,  suivi  presque  aussitôt  d'une  grande  douleur,  fit 
jaillir  enfin  la  vraie  (lamme  poétique,  l'inspiration   sincère  et 
pei'sonnelle.    D'ailleurs   Elvire  contribua- t-elle   directement   à 
ramener  le  poète   aux  idées  religieuses?  Nous  ne  pouvons  rien 
affirmer  sur  ce  point,  tant  les  témoignages  sont  contradictoires, 
l^a  Préface   des  Méditations  parle  de    «  ses  instincts  religieux 
cultivés  de  nouveau  en  lui  par  la  Béatrice  de  sa  jeunesse  ».  Le 
commentaire  de  la  cinquième  Méditation  {V Immortalité)  dit  que 
«  ces  vers  étaient  adressés  à  une  femme  jeune,  malade,  dégoûtée 
de  la  vie,  et  dont  les  espérances  d'immortalité  s'étaient  voilées 
dans  son  cœur  par  le  nuage  de  ses  tristesses  ».  Dans /?«/>/*««/, 
Julie  (Elvire)  mariée  à  un  vieillard  qui  la  imbue  dès  l'enfance 
de  ses   doctrines   matérialistes,  est   incrédule  et  même   athée, 
jusqu'au  jour  où  l'amour  la  convertit;  elle  revient,  sur  son  lit 
de  mort,  à  la  foi  de  celui  (pi'elle  aime.  Ainsi  nous  ne  saurons 
jamais  si  Elvire   a  converti    Lamartine   ou  Lamartine,  Elvire. 
Peu    nous   importe.    Une   seule    chose    est   certaine,  et  nous 
intéresse  :  Elvire  n'est   pas  un   fantôme;  elle   a   existé;  elle  a 
aimé  le  poète;  elle  a  révélé  à  Lamartine  la  poésie  véritable; 
celle  qui,  dédaignant   tous  les  modèles,  puise  dans  un  sentiment 
réel  sa  vivante  inspiration.  Le  poète  a  eu  le  droit  d'écrire  plus 
tard,  à  propos   de  cette  crise  :    «  Je  n'imitais  plus  personne; 
je   m'exprimais  moi-même.  Ce   n'était    pas  un  art,    c'était  un 
soulagement  de  mon  propre  cœur.   »  Les  Méditations  n'étaient 
pas  encore  écrites;  mais  le  thème  était  trouvé  ;  et  la  note  du 
chant  futur  chantait  déjà  dans  le  cœur  du  poète. 

Lamartine  à  la  veille  des  «  Méditations  ».  —  Lamar- 
tine souffrit  et  pleura.  Puis  peu  à  peu  la  vie  le  ressaisit,  l'ambi- 


SA  .lElNESSK  199 

tion  le  l'éveilla,  la  poésie  mil  son  liaiiiiir  divin  sur  la  |ilaii'.  Le 
(leuild'EIvire  s'adducit  en  éciivaiil  ces  vers  loiil  i('iii|dis  du  nom 
d'Elvire.  Heureux  les  poètes!  si  la  naluie  les  a  fails  plus  sen- 
sibles, elle  les  a  fails  aussi  plus  consolables.  Ils  pacilienl  leurs 
douleurs  en  les  chantant. 

L'année  1818  vil  naître  quelques-unes  des  plus  belles  parmi 
les  Médilalions.  D'autre  part,  et  comme  si  sa  véritable  orig^ina- 
lité  ne  se  jiouvait  dépaircr  sans  elï'ort  et  sans  lutte,  le  poète 
s'acharnait  à  parfaire  sa  tragédie  de  Saiil  pour  laquelle  il  garda 
jusqu'à  la  lin  une  secrète  faiblesse.  Si  l'on  en  juge  par  les 
extraits  conservés,  l'œuvre  était  belle  et  de  haute  facture; 
mais  froide  et  sans  vie,  sans  couleur,  sans  mouvement  drama- 
tique. Talma  refusa  de  la  jouer,  tout  en  louant  les  vers.  Nous 
devons  peut-être  indirectement  les  Méditations  à  cet  arrêt.  Car 
tel  est  parfois  l'aveuglement  dun  homme  et  surtout  dun  poète 
sur  soi-même,  que  Lamartine  écrivait  encore  à  Virieu,  le 
30  avril  1818  :  «  Si  Saïd  réussit,  je  veux  donner  cinq  ou  six 
tragédies  de  suite  »  et,  si  Dieu  me  donne  vie  et  santé,  «  de 
trente  à  quarante,  j'enfanterai  Clovis  ».  Grâce  au  ciel  et  à  Talma 
il  enfanta  les  Méditations  et  les  Harmonies. 

Du  moins  les  démarches  qu'il  eut  à  faire  pour  aboutir  à  cet 
échec,  l'avaient  amené  plusieurs  fois  à  Paris  et  lui  avaient 
ouvert  le  monde  aristocratique  et  religieux  dont  il  devait  être  pen- 
dant plusieurs  années  l'idole.  Le  poète  commence  à  lire  des 
Méditations  dans  quelques  salons  et  la  gloire  du  livre  encore 
inédit  se  prépare  ainsi  dans  l'ombre  amie  des  cénacles  les  plus 
distingués  et  les  plus  influents.  De  loin  la  mère  suit  avec  ravis- 
sement cet  essor  du  lils  bien-aimé.  Elle  écrit  dans  son  Journal 
(6  janvier  1820;  les  Méditations  s'imprimaient)  :  «  Alphonse 
est  (à  Paris)  reçu  avec  distinction  par  la  meilleure  compagnie 
où  sa  personne  et  ses  talents  excitent,  selon  l'expression  de 
M'"''  de  Vaux,  ma  sœur,  une  espèce  d'engouement.  Elle  me  cite 
les  noms  d'une  foule  de  personnes  dont  j'ai  connu  les  mères 
dans  ma  jeunesse  et  qui  le  comblent  d'accueil  :  la  princesse  de 
Talmonl,  la  princesse  de  la  Trémoille,  M™'  de  Raigecourt, 
M™*"  de  Saint-Aulaire,  la  duchesse  de  Broglie,  fille  de  M"^  de 
Staël,  xM'"'=  de  Montcalm,  sœur  du  duc  de  llichelieu,  M""=  de 
Dolomieu,  que  j'ai   tant   connue   chez   la   duchesse  dOrléans; 


200  LAMARTINE 

puis  beaucoup  (riumimes  (MniuiMils  qui  s'empressent  de  lui 
oiïVir  leur  auiilié  à  lui  hier  eiieorc  si  obscur;  le  jeune  duc 
de  Holian,  le  vertueux  Mathieu  de  Montmorency,  M.  Mole, 
M.  Laine,  qu'on  dit  si  grand  orateur;  jM.  Villemain,  l'élève  de 
M.  de  Fontanes,  ([u'il  voit  chez  M.  Decazes,  le  favori  du  roi;  et 
mille  autres.  Il  n'est  cependant  connu  de  tout  ce  monde-là  que 
par  une  certaine  rumeur  sourde  qui  précède  le  mérite  et  qui 
annonce  la  gloire  d'un  jeune  homme.  » 

Au  mois  d'avril  1819,  Lamartine,  comme  pour  tàter  l'opi- 
nion de  ses  amis,  avait  fait  inq)rimer  à  vingt  exemplaires,  la 
première  Méditation,  ïlsolonenl  :  ce  sont  les  premiers  vers  de 
lui  que  la  France  ait  lus  : 

Quand  la  l'euillc  des  bois  Lombe  dans  la  prairie, 
Le  vent  du  soir  s'élève  et  l'arrache  aux  vallons 
Et  moi,  je  suis  semblable  à  la  feuille  nélric. 
Emportez-moi  comme  elle,  orageux  aquilons  '. 

Ces  vers  d'une  simplicité  si  neuve  et  si  émue  ravirent  les 
initiés  qui  les  lurent.  Qui  le  croirait?  Ce  fut  l'auteur  lui-uième 
qui  se  refusa  pendant  plusieurs  mois  à  laisser  imprimer  son 
recueil".  Il  sollicitait  pour  entrer  dans  la  diplomatie,  et  crai- 
gnait que  sa  réputation  poétique  ne  fit  douter  de  sa  capacité 
dans  les  affaires  politiques.  Il  calomniait  en  cela  le  ministère; 
car,  après  (juatre  ans  de  démarches  infructueuses,  c'est  le 
succès  éclatant  des  Méditations  qui  lui  ouvrit  la  carrière. 

Les  Méditations  virent  le  jour  au  mois  de  mars  1820,  trois 
semaines  après  l'assassinat  (ki  duc  de  Berry.  Mais  le  livre  eut 
raison  de  l'émotion  publique.  Ce  ne  fut  pas  seulement  un  succès, 
ce  fut  un  triomphe,  une  explosion  d'admiration  dont  ceux-là 
seulement  qui  en  furent  les  témoins  éblouis  peuvent  dignement 
rappeler  le  souvenir.  Ecoutez  Sainte-Beuve ^  en  18Go,  quarante- 
cinq  ans  après  l'événement;  il  écrit,  encore  ému  :  «  Non,  ceux 
qui  n'en  ont  pas  été  témoins  ne  sauraient  s'imaginer  l'impres- 
sion vraie,  légitime,  inetlaçable  que  les  contemporains  ont  reçue 
des  premières  Méditations...  On  passait  subitement  d'une  jjoésie 

1.  Souvenir  peul-rtrc  inconsrient  de  Clialeaulu'iaml  :  ••  Levez-vous,  oraf^es 
désirés,  qui  devez  ein]iorler  René.  •■ 

2.  Les  Ëléf/ies  que  Lamarlinc,  en  isn,  avait  présentées  an  lil)rairc  Didot  et  que 
celui-ci  avait  refusé  d'imprimer,  ne  sont  pas  les  Méd Hâtions,  comme  on  l'a  cru 
souvent,  mais  des  essais  de  Jeunesse  que  Fauteur  a  délruils  plus  tard. 

3.  Causeries  du  lundi,  IX,  "iS."  (Appendice,  lettre  îi  Verlaine). 


SA  JEUNESSE  201 

sèche,  ni.iij^rc,  (tauvi-c,  Jiyaiil  «le  l('iii[>s  cm  l(Mn|is  un  ix-lil  souille 
à  peine,  à  une  iioésie  large,  vraiment  iiil(  rif^urc,  ahondaiilc, 
élevée,  et  toute  divine...  D'un  jour  à  l'autre  on  avait  chanfié  de 
climat  et  de  lumière;  on  avait  changé  d'Olympe;  c'était  une 
révélation.  Notre  point  de  dépari  est  là.  »  Le  succès  fut  trd  que 
Talleyrand  s'émut;  je  crois  que  c'est  tout  dire  ;  il  écrivait  :  «  J'ai 
passé  une  partie  de  la  nuit  à  lire  (les  Méditations).  Mon 
insomnie  est  un  jugement.  »  Le  ministre  de  l'Intérieur,  Siméon, 
envoya,  comme  encouragement,  toute  une  hihliothèque  à  l'au- 
teur (les  classiques  latins  de  Lemaire,  les  classiques  français  de 
Didot).  Le  ministre  des  AtTaires  étrangères,  Pasquier,  le  nomma 
attaché  d'amhassade  à  Na[)les.  Le  roi  lui  fit  donner  une  pension. 
En  même  temps  un  mariage,  depuis  longtemps  projeté,  désiré 
par  lui,  sans  espoir  de  réussite,  allait  devenir  possible.  Le 
6  juin  1820,  l'heureux  auteur  des  Méditations  épousait,  à  Gham- 
béry,  M""  Maria-Anna-Elisa  Birch,  jeune  Anglaise  récemment 
convertie  au  catholicisme;  il  partait  pour  l'Italie  avec  sa  jeune 
femme.  Gloire,  amour,  fortune,  tout  lui  riait  à  la  fois. 


//.   —  Des  ((  Méditations  »  aux  a   Harmonies  » 
(i820-i83o). 

Les  «  Méditations  ».  —  Entre  les  œuvres  de  Lamartine, 
j'avoue  ma  prédilection  pour  la  plus  ancienne,  pour  les  Médita- 
tions, les  premières  Méditations,  celles  de  1820;  celles  qui  arra- 
chèrent à  la  France  ce  cri  de  surprise  et  d'admiration.  Je  ne  pré- 
tends pas  que  leur  auteur  n'ait  pas  fait  ensuite  d'immenses  pro- 
grès; il  y  a  dans  les  Harjnoniea,  il  y  a  dans  Jocelijn,  une  force, 
une  abondance  d'inspiration  qui  n'est  pas,  à  la  vérité,  dans  ces 
Méditations  :  le  souille  y  est  plus  court;  mais,  en  revanche,  il 
y  est  si  pur!  Plus  tard  l'auteur  étalera  plus  de  puissance;  mais 
jamais  il  n'accusera  moins  de  défauts.  Ici  la  veine  est  encore 
limpide  et  transparente.  Ailleurs  les  admirateurs  les  i)lus  char- 
més sont  bien  forcés  de  relever  et  de  blâmer  la  dillusion,  la  pré- 
cipitation, les  négligences;  traces  d'un  génie  trop  présom|)tueux, 
qui  ne  s'observe  plus  lui-même  et  dédaigne  de  se  corriger. 

Les  Méditations  formaient  à  l'origine  un  mince  petit  volume 


202  LAMARTINE 

(luii  peu  plus  (le  cent  [»ages,  comprenant  vin,i;l-six  pièces  de 
vers,  sans  nulle  addition  étrangère,  ni  préface,  ni  notes,  ni  com- 
mentaires d'aucune  sorte.  Le  nom  de  Fauteur  manque  môme  au 
titre  de  la  première  édition.  Plus  tard  Lamartine  a  voulu 
grossir  le  volume,  il  y  ajouta  successivement  quinze  pièces 
nouvelles,  dont  les  jdus  récentes  furent  composées  près  de 
trente  ans  après  l'édition  originale;  de  plus,  un  poème  didac- 
tique, la  Mort  de  Socrate,  avec  de  longues  notes  ;  puis  d'abon- 
dants commentaires  à  propos  de  la  plupart  des  pièces;  une  pré- 
face, une  dissertation  sur  les  Destinées  de  la  poésie;  les  vers 
intitulés  :  Adieux  au  collège  de  Belleij,  et  le  Discours  de  Récep- 
tion à  r Académie  française.  Bref  l'œuvre  primitive  est  à  peu 
près  méconnaissable  sous  ces  développements  parasites.  On  y 
perd  de  vue  le  merveilleux  petit  livret  de  1820;  et  le  charme 
(|ui  lui  était  propre  s'évapore  :  je  veux  dire  l'exquise  sincérité 
de  toutes  les  pièces  qu'il  renfermait  :  ces  premiers  chants  sont 
bien  l'écho  direct  d'une  àme  de  poète;  mais  en  même  temps  que 
tous  les  sentiments  sont  profondément  sincères,  l'expression 
en  demeure  discrète,  sobre,  chaste  et,  pour  (ont  dire,  idéalisée. 
Tout  est  vrai,  tout  est  vivant;  rien  n'est  choquant,  rien  n'est 
cru  :  l'auteur  dit  ses  blessures  comme  un  poète,  il  n'étale  pas 
ses  plaies  comme  un  mendiant. 

Je  voudrais  ([u'on  lût  toujours  ces  premiers  vers  dans  l'ordre 
où  ils  furent  composés  :  ils  apparaîtraient  tels  qu'ils  sont,  le 
journal  d'une  àme  poétique.  Il  faudrait  d'abord  mettre  à  part 
quelques  pièces  écrites  avant  la  rencontre  d'Elvire,  et  seules 
épargnées  dans  le  sacrifice  général  que  Lamartine  fit  à  vingt- 
huit  ans  des  essais  de  sa  jeunesse  \  Tel  est  le  Golfe  de  Ba'ia, 
gracieuse  élégie  d'amour,  où  rien  ne  fait  pressentir  le  Lamar- 
tine futur,  si  ce  n'est  l'harmonie  déjà  exquise;  tout  y  respire 
encore  un  éjjicurisme  gracieux,  et  la  mollesse  de  Parny  qu'il 
imita  si  longtemps  : 

Ainsi  tout  change,  ainsi  tout  passe, 
Ainsi  nous-mêmes  nous  passons, 
Hélas!  sans  laisser  plus  de  trace 
Que  cette  barque  où  nous  glissons 
Sur  cette  mer  où  tout  s'efface. 

1.  Dans  les  MédUalions,  le  poète  a  confondu  sous  le  nom  d'Elvire  deux  femmes  et 
deux  amours  difTérents:  les  souvenirs  du  golfe  deNapleset  ceux  du  lac  duBourget. 


DRS   «  MEDITATIONS  »   AUX    '<  IIAIIMOMKS  »  203 

La  pièce  .1  Klinre  (111)  (iui  en  n'iililé  dcviiil  s'adressera 
Graziolla,  Vlli/mne  an  soleil  apparlieiiiieiil  à  la  iiièiiie  inspira- 
lion,  pluiùl  épi(  iiiieinie,  ou,  si  l'on  veut,  na|)oiitaine. 

Les  vers  adressés  aux  amis  qui  l'avaient  accueilli  pendant  les 
Ccnt-Jours  à  IJissy,  en  Savoie,  doivent  dater  de  1815.  L'auteur 
imite  encore;  et  plus  d'un  petit  poète  au  xvui"  siècle  a  manié 
aussi  lieureusement  ce  rythme  sautillant  du  vers  octosylla- 
bique.  Les  vers  Sur  la  retraite  sont  très  bien  frappés,  mais  d'une 
empreinte  un  peu  lourde;  et  Delille  dans  ses  bons  jours  a  fait 
parfois  presque  aussi  bien.  Les  stances  Sur  la  gloire  sont  sonores 
mais  emphatiques,  et  sentent  encore  l'ancienne  école  : 

GéïK'i-eu.v  favoris  des  filles  de  Mémoire, 
Deux  sentiers  différents  devant  vous  vont  s'ouvrir  : 
L'un  conduit  au  bonheur;  l'autre  mène  à  la  gloire. 
Mortels,  il  faut  choisir! 

Mais  enfin  Elvire  est  entrée  dans  sa  vie;  avec  l'amour  vrair 
la  poésie  vraie  va  naître  et  s'échapper  de  ses  lèvres.  Il  écrit 
le  Temple,  V Invocation,  le  Génie;  YLnrnortalitê,  la  plus  belle 
peut-être  entre  les  grandes  Méditations  philosophiques  et  reli- 
gieuses. L'àme  est  immortelle;  il  laisse  aux  sages  le  soin  de  le 
prouver;  poète  il  l'affirme  par  une  protestation  solennelle, 
fondée  sur  un  sentiment  indestructible.  Sur  les  débris  même 
de  ce  monde  où  tout  meurt,  il  l'affirmerait  encore;  il  dirait  : 
quelque  chose  en  moi  vit  et  ne  mouj'ra  jamais  : 

Être  infaillible  et  bon,  j'espérerais  en  toi, 
Et,  certain  du  retour  de  l'éternelle  aurore, 
Sur  les  mondes  détruits  je  t'attendrais  encore. 

Mais  déjà  Eh'ire  mourante  est  à  jamais  séparée  du  poète. 
Alors  sa  douleur  solitaire  s'exhale  dans  l'incomparable  élégie  du 
Lac.  Qu'est-ce  qui  a  fait  la  gloire  de  ces  stances?  Est-ce  l'origi- 
nalité de  l'idée  qu'elles  expriment?  Non,  car  l'idée  déjà  traitée 
par  cent  poètes  est  ici  un  reflet  direct  de  cette  élégie  en  prose 
qu'on  trouve  dans  la  xvn"  lettre  de  la  IV  partie  de  la  Nouvelle 
Héloïse.  Comme  tous  les  hommes  de  sa  génération  Lamartine 
savait  par  cœur  le  roman  de  Rousseau.  Dans  une  situation  qui 
n'était  pas  sans  analogie  avec  celle  de  Rousseau',  il  lui  emprunte 
son  cadre  et  plus  d'un  trait  : 

1.  Elvire  dans  Uaphacl  reprendra  le  nom  de  Julio. 


204  LAMARTINE 

La  lune  se  leva,  l'eau  ilevinl  plus  calme...  Je  lui  donnai  la  main  pour 
entrer  dans  le  bateau  et  en  m'asseyant  à  côte  d'elle,  je  ne  songeai  plus  à 
quitter  sa  main.  Nous  gardions  un  profond  silence.  Le  bruit  égal  et  mesuré 
des  rames  m"e.\citait  à  rêver...  Peu  à  peu,  je  sentis  augmenter  la  mélan- 
colie dont  j'étais  accablé.  Un  ciel  serein,  la  fraîcheur  de  l'eau,  les  doux 
rayons  de  la  lune,  le  frémissement  argenté  dont  l'eau  brillait  autour  de 
nous,  le  concours  des  plus  agréables  sensations,  la  présence  même  de  cet 
objet  chéri,  rien  ne  pouvait  détourner  de  mon  cœur  mille  réfle.xions 
douloureuses...  Je  lui  dis  avec  un  peu  de  véhémence  :  «  0  Julie,  voici  les 
lieux  où  soupira  jadis  pour  toi  le  plus  fidèle  amant  du  monde...  Voici  la 
pierre  où  je  m'asseyais  pour  contempler  ton  heureux  séjour.  »  (Je  me 
rappelai)  une  promenade  semblable  faite  autrefois  dans  le  charme  de  nos 
premières  amours.  Tous  les  seulimcnls  délicieux  qui  remplissaient  alors 
mon  âme  s'y  retracèrent  pour  l'aflliger;  tous  les  événe'ments  de  notre 
jeunesse,  nos  études,  nos  entretiens,  nos  lettres,  nos  rendez-vous,  nos 
plaisirs...  i  C'en  est  fait,  pensais-je  en  moi-même,  ces  temps,  ces  temps 
lîeureux  ne  sont  plus;  ils  ont  disparu  jjour  jamais.  Ilélas!  ils  ne  revien- 
dront plus...  !  » 

Ainsi  le  fond  de  Télogie  du  Lac  appartient  à  Rousseau.  Mais 
ces  lieux  communs  sur  la  destinée  rapide  et  sur  l'instabilité 
fuizitive  des  hommes  et  des  choses,  ne  sont-ils  pas  à  tout  le 
monde  ;  et  y  a-t-il  une  gloire  particulière  à  les  penser,  puisque 
tout  homme  qui  réfléchit  un  moment,  les  pense?  Non,  mais  la 
gloire  est  à  celui  qui  sait  les  exprimer  avec  tant  d'éloquence  et 
de  poésie  (ju'il  les  renouvelle  et  les  transfigure  et  les  fait  siennes, 
ces  idées  banales  qui  sont  à  tous.  La  prose  flottante  et  un  peu 
molle  de  Rousseau  les  offrait  à  l'état  d'ébauche  efde  canevas 
poétique.  Les  stances  de  Lamartine  en  ont  arrêté  le  dessin,  fixé 
les  traits,  moulé  les  contours  dans  une  forme  achevée,  parfaite 
et  souverainement  belle. 

11  s'y  reprit  lui-même  à  plusieurs  fois.  On  a  publié  (dans  les 
Poésies  jiosthumcs)  une  rédaction  primitive  du  Lac.  Le  texte  de 
J820  en  dilïere  par  plusieurs  variantes  très  heureuses*.  Lamar- 
tine se  corrigeait  encore.  Plus  tard,  hélas!  il  dédaigna  même 
de  se  relire. 

Elvirc  meurt;  le  poète  la  pleure;  il  montre  son  cœur  navré  à 
la  nature  sourde,  à  Dieu  inflexible.  Mais  sa  (h)uleur  eut  plus 
d'un  accent.  Tantôt  la  mélancolie  parla,  douce,  assoupie,  presque 

1.  A  n'en  ju},'er  que  du  seul  ixiitit  de  vue  du  jionl  liUérairc.je  le  k)ue  d'avoir 
retranclié  deu.x  strophes  dont  l'aceent  passionné  eonlraslait,  d'une  fa(;on 
suspecte,  avec  le  earaclcrc  tout  plalonique  doni  il  voulait  maniuer  dans  les 
Médilalions  son  amour  pour  l':ivirc.  Il  y  avait  là  disparate  un  peu  trop  crue. 


DES   «  MKDITATKJXS  "   AI  X    '■   IIAU.MON'IKS  »  203 

l'ésig-née.  (Voyez  le  Soir  ccril  on  jtiiii  ISIS,  au  chàlcaii  dlrcy, 
chez  son  oncle,  Tabl)!',  dans  les  iuiis  sauvages  de  la  haute  Iî<jur- 
gogne.)  Tantôt  le  désesjioir  profond,  le  dégoût  de  vivre  et 
d'attendre  un  bonheur  (|ui  fuit  ou  n'existe  pas,  lui  inspire  ces 
strophes  ardentes  : 

l^orsciiie  Au  Créaleur  la  parole  fr-coiide 
Dans  une  heure  fatale  eut  enfanlt-  le  monde 

Des  germes  du  chaos, 
De  son  œuvre  imparfaite  il  diHourna  la  face 
Et  d'un  pied  dédaigneux  la  lan(;ant  dans  Tcspace 

Rentra  dans  son  repos. 
Va,  dil-il;  je  te  livre  à  ta  propre  misère; 
Trop  indigne  à  mes  yeux  d'amour  ou  de  colère, 

Tu  n'es  rien  devant  moi; 
Roule  au  gré  du  hasard  dans  les  déserts  du  vide. 
Qu'à  jamais  loin  de  moi  le  Destin  soit  ton  guide, 

Et  le  Malheur  ton  roi. 

Sa  mère  lut  ces  vers  à  peine  achevés  (décembre  1818)  et  les 
reprocha  pieusement  à  son  fils;  pour  la  rassurer  il  écrivit  la 
Providence  à  llioDune,  réfutation  du  Désespoir;  moins  belle, 
malheureusement,  moins  éloquente. 

Peu  à  |>eu  cette  amertume  du  cœur  s'est  un  peu  adoucie  :  elle 
est  du  moins  sans  colère  et  sans  blasphème  dans  Yholement 
(qui  est  devenu  la  première  des  Méditations). 

Et  moi  je  suis  semblable  à  la  feuille  flétrie. 
Emportez-moi  comme  elle,  orageux  aquilons! 

Puis  c'est  le  Vallon,  où  chante  une  àme  très  lasse,  mais 
apaisée;  n'osant  plus  chercher  le  bonheur,  elle  aspire  seule- 
ment au  repos. 

Mais  la  nature  est  là  qui  t'invite  et  qui  t'aime. 
Plonge-toi  dans  son  sein  qu'elle  l'ouvre  toujours. 
Quand  tout  change  pour  toi,  la  nature  est  la  même 
Et  le  même  soleil  se  lève  sur  tes  jours. 

Enfin  s'achève  cettre  cruelle  année  (1818).  Bientôt  Paris 
l'accueille  aA'ec  sympathie;  et  d'illustres  amitiés  commencent  à 
l'encourager.  Le  [)oète  se  ressaisit,  revient  à  l'espérance,  aux 
nobles  ambitions.  Il  écrit  V Enthousiasme  (cette  belle  ode  est 
ébauchée  dans  une  lettre  du  IG  mars  1819).  Il  suit  le  jeune  duc 
de  Rohan  dans  son  château  de  la  Hoche-Guyon,  et  il  en  rapporte 


•206  LAMARTINE 

la  Semaine  sainte  à  la  Roche-Ci ui/on.  Il  écrit  le  Chrétien  mou- 
ranl ,  la  Foi,  la  Poésie  sacrée,  la  Prière;  et  les  deux  belles 
Méditations  philosophiqiips  et  religieuses  :  Dieu,  dédié  à  Lamen- 
nais; I  Homme,  dédié  à  Byrou  : 

Cet  astre  universel,  sans  d(''clin,  sans  aurore, 

C'est  Dieu,  c'est  ce  grand  Tout  qui  soi-même  s'adore. 

Borné  dans  sa  nature,  intini  dans  ses  vœux, 

L"hommo  est  un  dieu  tombé  qui  se  souvient  des  cicux. 

Ces  admirables  vers  chantent  encore  dans  toutes  les  mé- 
moires. Lui  seul  a  su  mêler  à  la  rigueur  du  "^vers  didactique 
tant  de  souffle  et  de  flamme. 

Ij' Automne  fut  probablement  composé   le  dernier  :  déjà  le 

p.oète  s'était  rattaché  à  la  vie  par  ses  premiers  succès,  par  un 

doux  attachement  pour  cette  jeune  Ang'laise  rencontrée  à  Gham- 

béry,  et  qu'il  devait  épouser  six  mois  plus  tard.  Mais  alors  on 

la  lui  refusait.  Au    travers  de  sa  tristesse,  un    rayon  d'espoir 

luit  encore  : 

Je  voudrais  maintenant  vider  jusqu'à  la  lie 
Ce  calice  mêlé  d'amertume  et  de  flel  : 
Au  fond  de  cette  coupe  où  je  buvais  la  vie, 
Peut-être  restait-il  une  goutte  de  miel. 

Ainsi  s'éclairent  les  Méditations  quand  on  les  explique  par  la 
vie  du  poète.  Pas  un  vers  n'y  fait  allusion  à  un  événement 
public'.  Mais  pas  un  vers  qui  n'y  soit  l'écho  d'un  sentiment 
sincère  et  personnel.  Jamais  l'homme  et  le  poète  n'avaient 
formé  au  même  degré  un  seul  être.  Ne  cherchons  pas  ailleurs 
les  causes  du  succès  du  livi'e.  La  France  fut  ravio  d'ouvrir 
enfin  un  recueil  lyrique  qui  ne  fût  |)as  seulement  une  œuvre 
d'art,  mais  de  passion  vivante  et  de  vérité  sincère.  Lamartin*' 
n'a  pas  été  présomptueux,  il  s'est  seulement  rendu  justice  en 
écrivant  plus  tard  dans  la  Préface  des  Méditations  :  «  Je  suis  le 
premier  qui  ai  fait  descendre  la  poésie  du  Parnasse  et  qui  ai 
donné  à  ce  qu'on  nommait  la  Muse  au  lieu  d'une  lyre  à  sept 
cordes  de  convention,  los  fibres  mêmes  du  comr  humain  ». 

La  «  Mort  de  Socrate  »  et  les  secondes  «  Médita- 
tions ».  —  Elles  virent  le  jour  trois  ans  |dus  tard,  et,  peut-être 

1.  VOde  sur  la  naissance  du  duc  de  Bordeaux  l'iit  composée  i)lns  tard  et 
ajoutée  au  recueil,  doiU  elle  roiiipl  ma!  à  propos  riiarmonii'  primitive. 


ni-:s   -<  MKDITATIONS  ■>   AIX   "  IIAUMilNIl- S  »  207 

aussi  hclh's  (pic  les  prcmirrcs,  ir<tl)liiirnil  pas  le  iiirmc  siiccrs, 
n'excitri-ciit  ["lus  le  iiirinc  ravissoinciil .  Il  l'aiit  en  voii-  la  \iaic 
raison;  c'est  qu'elles  étaient  déjà  moins  sincèies. 

Les  affaires  d'argent  ont  joué,  dans  toute  la  vie  de  Lamartine, 
un  rôle  funeste.  Je  dirais  volontiers  :  «  cela  ne  nous  regarde 
pas  »,  si  malheureusement  son  taliMit  n'avait  soulTert  de  ses 
embarras.  Il  vécut  endetté,  il  mourut  insolvable.  D'où  vint  cette 
situation  fAcheust»'?  Il  recueillit  de  gros  héritages,  ceux  de  sa 
femme  et  de  ses  deux  oncles;  il  tira  de  jjlusieurs  de  ses  livres 
un  profit,  très  légitime,  et  considérable  :  à  tel  point  (]ue  le 
succès  des  Girondine,  en  ISH,  lui  peianit  de  remliourser  quatre 
cent  mille  francs  de  dettes.  Beaucoup  de  gens  ont  cru  que  la 
politique  seule  avait  ruiné  Lamartine;  d'autres  ont  accusé  ses 
goûts  fastueux,  sa  prodigalité  insensée:  d'autres,  le  jeu  ou 
d'autres  désordres;  rien  de  tout  cela  n'est  fondé.  Lamartine  s'est 
ruiné  par  un  procédé  beaucoup  plus  simple  :  en  dépensant  tou- 
jours et  très  régulièrement  le  double  de  ses  revenus.  A  l'époque 
de  son  mariage,  il  avait  dix  mille  francs  de  rentes;  on  le  voit 
(dans  \a  Correspondance)  établir  avec  soin  un  budget  de  dépenses 
qui  monte  à  vingt  mille  francs.  \^n  peu  plus  tard,  il  eut  vingt 
mille  livres  de  rentes;  il  en  dépensa  quarante.  De  cette  sorte, 
plus  il  fut  riche,  plus  il  fut  pauvre.  Pourquoi  parler  ici  de  ces 
misères?  Parce  que  dès  le  lendemain  des  premières  Méditations, 
Lamartine  prit  la  funeste  habitude,  au  jour  où  manquait  l'argent, 
de  vendre  d'avance  des  vers  non  éclos  et  d'en  toucher  le  prix. 
Or,  devoir  de  l'argent,  c'est  lourd,  mais,  devoir  des  vers,  c'est 
écrasant.  Son  beau  g^énie  en  a  souffert;  toujours  appelé  par  deux 
voix  ensemble  :  l'enthousiasme  et  le  créancier.  Jeune,  il  fit 
belle  figure  aux  difficultés.  Il  écrivait  en  1820  :  «  Je  suis  aux 
expédients,  mais  le  fond  de  ma  position  est  superbe.  »  Ces  deux 
lisrnes  contiennent  en  aerme  toutes  les  illusions  et  tous  les 
malheurs  de  sa  vie.  Vieux  et  désenchanté,  il  soullVit  cruelle- 
ment. Son  fatalisme  providentiel,  à  la  longue,  s'était  démenti; 
tant  de  fois  il  avait  dit  :  «  Dieu  y  pourvoira!  »  Mais  Dieu  n'a 
pas  promis  d'assurer  cinquante  mille  livres  de  rentes  à  tous  les 
gens  qui  ont  envie  de  les  dépenser. 

Voilà  comment  Lamartine  écrit  à  Virieu  (L'i  février  1823) 
dans  la  jeunesse  de  sa  gloire  :   «  Je  viens  de  vendre  quatorze 


20H  LAMARTINE 

mille  francs  comptant  mon  deuxième  volume  des  Méditations, 
livral)le  et  payable  cet  été.  Ayant  vendu  mon  livre,  il  a  bien 
fallu  le  faire,  et  j(^  m'y  suis  donc  mis  depuis  (juel({ues  jours. 
Cela  va  grand  train.  »  Dans  ces  conditions  détestables,  il  faisait 
encore  des  chefs-d'œuvre!  Il  vendit  six  mille  francs  la  Mort  de 
Sacrale,  et  l'écrivit,  de  verve,  en  quelques  semaines.  Certes 
tout  n'est  pas  satisfaisant  dans  cette  œuvre;  Lamartine  n'a  ni 
bien  rendu,  ni  peut-être  senti  toute  la  variété  de  son  modèle; 
toute  la  complexité  de  la  plivsionomie  de  Soc-rate  dans  le  Phédon  ; 
il  n'a  su  conserver  ni  l'aimable  ironie,  ni  la  grâce  attique,  ni  la 
mystique  rêverie,  complaisante  aux  mythes  et  aux  symboles; 
son  Socrate  est  troj)  pontife  du  Déisme,  trop  «  beau  vieillard  », 
e^nfin  bien  plus  «  classique  »  que  Platon.  Malgré  tout,  des  pages 
de  toute  beauté  sont  dans  ce  poème  et  il  y  faut  louer  un  efibr 
heureux  souvent,  toujours  sincère  pour  exprimer  dignement  la 
sublimité  de  la  foi  platonicienne.  Nous  goûtons  plus,  aujour- 
d'hui, une  poésie  moins  abstraite,  moins  spirilualiste,  plus  chaude 
et  plus  colorée.  Mais  il  faudrait  plaindre  ceux  qui  seraient  deve- 
nus tout  à  fait  insensibles  à  d'aussi  nobles  aspirations.    ' 

Les  Nouvelles  Méditations  parurent  un  mois  après  la  Mort  de 
Socrate  (septembre  4823).  Le  succès  fut  flatteur;  le  livre  fut 
très  lu;  toutefois  l'enthousiasme  de  1820  ne  se  réveilla  pas. 
L'auteur  l'a  reconnu  lui-même,  et  il  en  donne  plusieurs  raisons  : 
le  charme  de  la  nouveauté  qui  avait  fait  le  succès  des  Premières 
Méditations,  naturellement  manquait  nxi's. Secondes;  les  admira- 
teurs s'étaient  un  peu  lassés  d'admirer;  et  voulaient,  en  blâ- 
mant un  peu,  montrer  leur  bon  goût  à  leur  tour,  et  leur  impar- 
tialité; les  envieux,  d'autre  part,  prévenus  s'étaient  mis  en 
armes.  Tout  cela  est  assez  vrai;  mais  il  reste  vrai  aussi  (ce  que 
Lamartine  a  senti,  sans  oser  le  dire)  que  les  Secondes  Médita- 
tions n'ont  pas  la  sincérité  des  Premières.  Au  reste,  il  l'avoue 
lui-même  dans  le  Commentaire  des  Préludes,  ce  tour  de  force 
lyrique,  la  plus  merveilleuse  (non  la  plus  belle)  entre  les  pièces 
du  second  recueil  :  «  J'avais  vingt-neuf  ans  (il  en  avait  trente- 
deux).  J'étais  marié  et  heureux.  J'avais  demandé  un  congé  au 
ministre  des  Affaires  étrangères,  et  je  passais  l'hiver  de  1822 
à  Paris.  La  poésie  n'était  plus  jtour  moi  qu'un  délassement  litté- 
raire. Ce   n'était    jdus    le   déchirement    sonore  de   mon   cœur. 


DES   "  MKDITATKiNS  ••    Al  \   ■'  IIAII.MONIES  »  200 

Jécfivais  encore  Af  Iciiips  m  l('iii|is.  m.iis  coihiik'  |t()("'h',  non 
plus  comme  liommc  .1  (TiiN  is  les  l'rr/ioh's  d.uis  cette  <lisposition 
<res[ti-it.  (iétuit  une  S(in;ile  de  poésie.  .J"(''t;iis  (le\enii  plus  lialule 
artiste;  je  jouais  avec  mon  instrument.    » 

Il  y  a  plus  de  variété  dans  les  Sero)idc'S  Mcdilations,  justement 
parce  que  les  sujets  sont  choisis,  et  même  cherchés.  La  mélan- 
colie qui  domine  dans  les  Pre)/iii')'('s,  inspire  aussi  quch|uefois 
les  secondes,  mais  dune  façon  plus  factice.  L'auteur  en  a  ir)n- 
venu  de  bonne  foi  dans  le  Commentaire  de  l'Ode  intitulée  :  Le 
Passé.  «  Je  n'étais  pas  aussi  découragé  de  la  vie  (en  1823),  que 
ces  vers  semblaient  Tindlipier.  »  Mais  il  avait  des  jours  de 
tristesse;  il  avait  aussi  des  heures  de  joie.  Gomme  beaucoup 
d'hommes  de  sa  i^énération,  il  se  croyait  sincèrement  destiné  à 
mourir  jeune.  En  Orient,  il  brava  de  réelles  fatigues  et  reconnut 
sa  vigueur;  il  cessa  de  [larler  de  sa  mort  prochaine.  Mais 
jusque-là,  il  avait  mis  plus  de  sincérité  qu'on  ne  croit  dans  le 
Poète  mourant,  et  dans  les  autres  pièces  oi'i  il  crovait  chanter 
son  chant  du  cygne. 

L'amour  a  inspiré  dans  les  Secondes  Méditations,  quatre  ou 
cinq  pièces  d'une  rare  beauté;  le  Chant  d'amour,  livmn<^  à  sa 
jeune  femme,  est  une  exquise  mélodie.  Le  Chant  nocfui^ne  de  la 
Jeune  fille  d'Ischia  est  un  enchantement  :  jamais  cette  harmonie 
argentine  et  suave  dont  sa  lyre  avait  le  secret,  n'a  trouvé  des 
accents  dune  mollesse  plus  voluptueuse  à  l'oreille  et  au  cœur. 

La  plus  célèbre  pièce  du  recueil  est  le  Crucifix;  le  plus  reli- 
gieux poème  qu'aient  inspiré  à  Lamartine  ses  sentiments  sin- 
cères, quoique  un  peu  confus,  de  foi  et  d'espérance  chrétiennes. 
C'est  un  dernier  hommage  à  la  mémoire  d'Elvire,  mort(^  avec  la 
croix  sur  les  lèvres.  Nulle  ]>art  la  langue  du  poète  n'a  paru  jdus 
ferme  et  son  style  plus  net  et  plus  parfait  que  dans  ces  admi- 
rables stances,  comme  si  la  précision  même  de  la  pensée  chré- 
tienne, ici  purement  affirmative,  humblement  orthodoxe,  avait 
soutenu  heureusement  la  fermeté  de  son  expression.  Entre  le 
déisme,  un  peu  froid  çà  et  là,  des  Premières  Méditations,  et  le 
panthéisme  atténué  des  /fartn'*nies,  le  Crucifix  représente  une 
étape  de  sa  pensée  dans  le  christianisme  pur.  «  M(m  tils,  disait 
M"""  de  Lamartine,  a  bien  iicsoin  de  foi  |)0sitive.  »  La  pieuse 
mère  ne  pensait  alors  (pian  salut  de  ce  cher  tils.  On  est  tenté  de 

Histoire  de  la  langue.  VII.  1-4 


210  LAMARTINE 

croire,  en  lisant  le  Crucifix,  que  son  génie  même  n'eût  rien  perdu 
à  reposer  sur  une  doctrine  ]»liis  lerMie  et  j)lus  précise. 

Nous  avons  déjà  remarqué  <pie  les  cinquante-deux  pièces  qui 
formaient  primitivement  le  double  recueil  des  Méditadons,  par 
un  caractère  unique  peut-être  dans  la  poésie  Ivrique,  olîrent 
exclusivement  une  poésie  tout  intérieure  ;  absolument  inditïérente 
aux  événements  publics  contenqjorains.  Le  j)oète  se  faisait  gloire 
de  ne  savoir  que  son  àme.  «  Ne  craignez  pas,  écrit-il  (;M  mai  1824), 
que  des  inspirations  étrang^ères  m'arracbent  de  mauvais  vers  de 
circonstance.  »  Ce  dédain  n'est  pas  juste;  un  poète  peut  bien 
être  touché  sincèrement  par  un  événement  public  comme  par  une 
émotion  intérieure. 

-  Une  seule  pièce  lit  exception  à  la  règle  qu'il  s'était  faite;  celle 
qui  est  intitulée  :  Bonaparte,  écrite,  non  pas,  comme  le  pré- 
tend le  Commenta  ire,  le  lendemain  du  jour  oîi  la  nouvelle  de  la 
mort  de  l'Empereur  arriva  en  Europe,  mais  deux  ans  plus  tard, 
en  juin  1823  (la  Correspondance  en  fait  foi),  pour  grossir  le 
recueil,  trop  mince,  des  Secondes  Méditations.  La  jdèce  est  belle, 
luais  elle  se  ressent  toutefois  de  cette  inspiration  un  peu  factice  ;  la 
marche  en  est  sinueuse  et  la  pensée  flottante  ;  le  poète  est  partagé 
entre  l'apothéose  et  l'anathème;  et  les  strophes  injurieuses  ou 
admiratives  se  suivent,  sans  s'appeler.  La  ligure  de  l'Empereur, 
surhumaine,  fantastique,  impassible,  inconsciente,  semble  déjà 
tourner  au  mythe.  L'évocation  du  héros  tombé  du  trône,  debout 
encore  sur  l'écueil  de  Sainte-Hélène,  a  plus  de  vie  et  de  vérité. 
Dans  l'ensemble  cette  ode  mérite  tout  à  fait  sa  grande  célé- 
brité; quoiqu'il  soit  vrai  que  l'auteur  n'y  soit  pas  tout  à  fait  lui- 
même.  Ce  n'est  |)as  d'ailleurs  la  seule  pièce  des  Nouvelles  Médita- 
tions où  Lamartine  sans  imiter  proprement  personne  (il  était 
trop  allier  et  peut-être  aussi  trop  négligent  pour  imiter  vrai- 
ment) du  moins  laisse  deviner  un  effort  sensible  et  heureux, 
pour  s'approprier  les  richesses  de  la  nouvelle  école  poétique.  Il 
avait  débuté  sans  se  douter  ([u'une  lutte  allait  s'ouvrir  entre 
l'école  classique  et  la  naissante  école  i-omantique  ;  il  demeura 
jusqu'à  la  fin  assez  indiflerent  à  cette  guerre,  trop  dédaigneux, 
trop  j)ersonnel  pour  y  faire  le  rôle  de  chef;  trop  indocile  et  trop 
fier  pour  s"v  plier  à  celui  de  disciple.  Et  je  comprends  que 
plusieurs  hésitent  à  le  classer  parmi  les  romantiques;  tant  la 


DKS   «  MEDITATIONS  »   ALX   "  lIAll.MilMES  »  211 

raclni'c  (lu  M'is  II'  i'a|i|ir()(lir  pluhM  des  classituics  si'S  |)r(''(Jé- 
cessrurs  qur  de  \  idor  l[uu(i.  Tdiitcloi.s  sil  ImiiI  classer  les 
œuvres  et  l«'s  écrivains  non  (ra])irs  leur  style  srnlenirnt.  niais 
surtout  d'après  Icui"  i/citii\  Lamartine  est  un  roniariti<jnr,  sans 
le  savoir  et  sans  le  vouloir;  mais  il  est  romanti(jUt'  par  la 
prédominance  exclusive  de  sa  personnalité  dans  toute  son 
(.euvre  poétique;  tout  ce  (juil  voit,  tout  ce  qu'il  observe  dans  le 
monde  extérieur,  phvsique  ou  moral,  est  entièrement  transformé 
jiar  sa  pensée  intérieure  avant  de  passer  dans  ses  vers.  Entre  sa 
vision  et  son  expression  se  place  toujours  son  rêve;  et  cela  c'est 
le  romantisme. 

Ajoutons  qu'il  lut  très  attentivement  les  vers  de  Huiio,  et  y 
admira  des  hardiesses  de  style  et  de  rythme  que  sa  langue  igno- 
rait encore;  il  souhaita  de  s'enrichir  de  cette  parure  éblouissante 
et  il  y  réussit  quand  cida  lui  plut  ;  tant  son  génie  était  souple  et 
facile.  Incomparable  musicien,  il  joue  les  airs  qu'il  compose,  ou 
répète  ceux  (ju'il  entend  jouer;  tout  lui  est  aisé.  De  cette  secrète 
émulation  naquirent  ces  étonnants  Préludes,  dédiés  à  Victor 
Hugo,  «  sonate  de  poésie  »,  comme  il  disait  lui-même.  Mais  cette 
virtuosité  est  dang"ereuse  autant  qu'admirable.  En  se  jouant  ainsi 
dans  le  flot  harmonieux  des  mots  et  des  sons,  le  poète,  que  sa 
musique  enivre,  oublie  et  dédaigne  la  pensée  qu'elle  doit  toujours 
exprimer.  Il  est  permis  que  cette  pensée  soit  vague,  si  lui-même 
la  conçoit  telle;  on  ne  prétend  pas.  imposer  au  poète  la  rigueur 
du  raisonnement  mathématique  ;  il  n'est  pas  philosophe,  logicien, 
savant,  il  est  poète.  Mais  une  pensée,  même  vague,  doit  être, 
même  en  vers,  exprimée  avec  précision;  et  c  est  cette  précision 
du  stvle  qui  manque  déjà  trop  souvent  dans  les  Seconde.'^  Médita- 
tions. Nous  ne  reprocherons  jamais  à  Lamartine  le  vague  de  sa 
}»ensée;  elle  est  peut-être  un  élément  de  sa  poésie;  mais  nous 
lui  reprocherons  le  vague  de  sa  forme,  qui  n'est  souvent  qu'un 
elîet  fâcheux  de  la  préci[)itation  et  de  la  négligence.  Dès  le  len- 
demain de  son  [tremier  succès  il  dédaigna  de  se  corriger,  bien 
plus  il  dédaigna  de  se  relire.  Il  resta  grand  toutefois,  à  force  de 
génie.  Mais  il  a  failli  payer  de  sa  renommée,  dans  la  postérité, 
cette  incapacité  de  se  surveiller  soi-même. 

L'Académie.  —  En  182o,  le  sacre  de  Charles  X  mettait  toutes 
les  muses  de  France  en  mouvement.  Il  fallut  suivre  bon  gré  mal 


212  LAMARTINE 

gré.  Lamartine  lit  le  Chant  du  arwre  ou  la  Veille  des  armes,  qu'il 
qualifie  «  l'horreur  des  lion-eurs  »  d.ins  une  lettre  à  Yirieu 
(10  mai  182o).  Plus  lard  il  éerit  ((')  juin)  (ju'il  s'en  est  vendu 
lout<'fois  vinal-einq  mille  exemplaires.  «  Mon  libraire...  i^agnera 
cinquante  mille  francs  avec  ce  rogaton,  dont  j'ai  eu  cent  louis, 
et  la  hont(\  »  La  lionte,  c'est  un  grand  mot;  mais  en  effet,  ce 
poème  officiel  est  médiocre  et  ennuyeux.  En  revanche  il  eut  une 
influence  marquée  sui"  l'avenir  du  poète,  peut-être  sur  le  nôtre. 
Il  brouilla  sans  remède  Lamartine  avec  le  duc  d'Orléans,  juste- 
ment blessé  des  vers  oii  le  Chaut  du  Sacre  avait  rappelé  le  vote 
régicide  de  son  père,  Philippe-Kgalité.  Le  trait  lui  fut  d'autant 
plus  sensible  que  M"'"  de  Lamartine  avait  été  élevée  dans  la  mai- 
son de  ce  prince.  Louis-Philippe  et  Lamartine  restèrent  ennemis 
de  ce  jour-là;  et  le  duel  entre  eux  se  termina  le  24  février  1848. 
En  même  temps  paraissait  le  Dernier  Chant  du  pèlerinafje  de 
Childe  Harold,  sorte  de  récit  lyrique  des  derniers  mois  de  la  vie 
de  Byron  (mort  dans  Missolonghi  assiégée  le  18  avril  1824). 
L'œuvre,  un  peu  froide  dans  l'ensemble,  un  peu  factice,  abonde 
en  admirables  vei's  :  jamais  Lamartine  n'a  plus  surveillé  sa 
langue  et  mieux  châtié  son  style.  Mais  la  plus  belle  page  est 
celle  oij  Byron,  quittant  Venise  pour  aller  défendre  la  Grèce, 
lance  une  malédiclion  outrageante  à  l'Italie  abâtardie.  Ces  vers 
venaient  de  paraître,  lorsque  Lamartine  arriva  à  Florence,  en 
qualité  de  premier  secrétaire  d'ambassade.  Il  fut  mal  accueilli, 
et  il  eut  la  naïveté  de  s'en  étonner.  Un  duel  retentissant  avec  le 
colonel  napolitain  Pepe,  dénoua  celte  situation  pénible;  Lamar- 
tine fut  blessé  au  bras  droit,  tendit,  en  s'en  excusant,  la  main 
gauche  à  son  adversaii'e;  et  l'Italie  satisfaite  ne  lui  lini  pas  [)lus 
longtemps  rigueur.  Il  passa  trois  ans  à  Florence,  remplaçant 
avec  éclat  son  ministi-e  absent,  tenant  maison  ouverte  et  faisant 
honneur  au  roi  de  France  de  l'héritage  de  deux  oncles  qui 
venaient  de  lui  laisser  envinui  un  million  et  demi.  îl  revint  en 
France  en  septembre  1828,  et  eut  l'agréable  surprise  de  voir  que 
sa  renommée  avait  encore  grandi  à  la  faveur  de  son  absence. 
Tandis  ({ue  classiques  et  romantiques  se  faisaient  une  guerre 
furieuse,  l'éloignement  le  posait  en  arbitre  futur,  supérieur  à 
tous  les  partis.  L'Académie  <|ui  l'avait  écarté  en  1824,  pour  lui 
préférer  M.  Droz,  faisait  maintenant  les  avances,  pour  qu'il  voulût 


DKS   <■  MKDITATIONS  »   AUX   <■  lIAIlMd.NIKS  »  213 

l»i('ii  siir(<''(|('i'  ;i  Daiii.  Il  se  laissa  faire;  ri  iiialj^n';  los  |)r<''V('iitioiis 
(lo  (|ii('l(iiics-iiiis  (les  |»(»rlcs  de  raiiciciinc  «''colc,  rctranclu''s  dans 
rAcadémie,  coinine  dans  leur  château  for!  ',  il  fut  élu  «t  juit 
séance,  le  l*""  avril  48:}0,  par  un  discours  de  réce|»ti()ii  |)lus 
habile  et  même  plus  adroit  qu'on  ne  l'eût  attendu  de  son  humeur 
indocile  et  liére.  Il  trouva  moyeu  d"v  ménager  tout  le  ni<iudr 
sans  tro|)  blesser  personne;  et,  ce  qui  était  l'essentiel  de  son 
rôle,  d'annoncer  à  l'Académie  qu'il  entrait  dans  la  compatîuie,  le 
premier  des  «  modernes  »  ;  mais  qu'il  serait  suivi  de  plusieurs 
autres,  et  qu'elle  devait  s'y  résigner  de  bonne  grâce.  «  La  poésie  » 
dont  on  avait  fait  longtemps  «  par  une  sorte  de  profanation...  un 
jeu  stérile  de  l'esprit...  renaît,  fille  de  l'enthousiasme  et  de 
l'inspiration  »,  et  faisant  allusion  aux  jeunes  renommées  qui 
s'étaient  élevées  derrière  la  sienne,  il  ajoutai!  :  «  Vous  n'en  lais- 
serez aucune  sur  le  seuil  :  sans  acception  d'écoles  et  de  partis, 
vous  vous  placerez  comme  la  vérité,  au-dessus  de  tous  les  sys- 
tèmes. Tous  les  systèmes  sont  faux;  le  génie  seul  est  vrai.  »  Ce 
langage  était  hardi  un  mois  après  la  bataille  à'Hcrnani.  Non 
moins  habilement,  il  lit  l'éloge  du  roi  et  l'éloge  de  la  liberté,  à 
une  heure  où  il  semblait  déjà  qu'il  faudrait  bientôt  choisir.  On 
ne  lit  pas  sans  surprise  ces  lignes  dans  le  discours  de  ce  royaliste 
encore  fervent  :  «  Cei'taines  familles  de  nos  rois  sont  comme 
des  dieux  domestiques  qu'on  ne  pourrait  enlever  du  seuil  de 
nos  ancêtres  sans  que  le  foyer  lui-même  fût  ravagé  ou  détruit.  » 
Quatre  mois  avant  la  révolution  de  Juillet,  le  renversement  delà 
dynastie  était  présenté,  en  pleine  Académie,  comme  un  événe- 
ment funeste,  mais  possible  -. 

Les  «  Harmonies  ».  —  Lamartine  avait  jugé,  non  sans 
droit,  que  les  Méditations  pouvaient  suffire  à  justifier  son  entrée  à 
l'Académie.  Le  lendemain  de  sa  réception  il  fit  paraître  les  Har- 
monies Poétiques  et  lîeligieiises.  Dès  1826,  il  les  avait  annoncées 
à  la  |)ieuse  M""  de  Raigecourt  :  «  J'écris  deux  petits  volumes  de 
poésies  purement  et  seulement  religieuses,  destinées  à  la  géné- 


1.  Ils  s'ajipelaieni  :  Aiidrifiix.  Baour-Luriuiaii.  lirilaiii.  ilaïuipenoii.  Casimir 
Delavifinc,  Alexandre  Duval.  Ktienne.  (luiraud,  de  Jouy,  Lava.  Pierre  Lebrun, 
Néimnuicène  Leniercier,  iMichaiid,  Parseval-(irandniaison.  Raynouard,  Roger, 
Soumet. 

2.  Cet  événement  est  annoncé  dans  une  lellre  de  Lamartine  à  Virieu,  du 
It)  aoni    IS2',». 


214  LAMARTINE 

ration  qui  a  conservé  un  Dieu  dans  son  cœur  ».  Et  il  est  vrai 
nue  le  nom  de  Dieu  revient  à  toutes  les  pages  de  ce  livre;  cette 
adoration  soutenue  l'a  inspiré  inégalement.  Ici  elle  lui  a  inspiré 
les  plus  beaux  vers  qu'il  ait  écrits;  ailleurs,  elle  est  un  peu 
monotone,  et,  si  j'ose  dire,  plus  verbale  et  même  verbeuse,  que 
sincèrement  chaleureuse  et  fortement  pensée.  Lui-même  avait 
conscience  de  l'inégalité  de  son  œuvre.  Il  écrivait  à  Virieu 
(8  juillet  1830)  :  «  Je  t'enverrai  lundi  les  Harmonies;  sur  les 
cinquante  n'en  lis  que  quinze  ».  Il  savait  fort  bien  que  ses  vers 
étaient  écrits  trop  vite;  mais  il  avait  de  moins  en  moins  le  cou- 
rage de  les  corriger.  Il  s'en  excuse  fort  mal  dans  la  première 
Préface  des  Harmonies  :  «  Je  demande  grâce  pour  les  imperfec- 
tions de  style  dont  les  esprits  délicats  seront  souvent  blessés.  Ce 
que  l'on  sent  fortement  s'écrit  vite.  Il  n'appartient  qu'au  génie 
d'unir  deux  qualités  qui  s'excluent  :  la  correction  et  l'inspira- 
tion. »  //  n'appartienl  qu'au  r/énie!  Quelle  est  cette  modestie 
déplacée,  intempestive,  et  qui  n'a  d'autre  objet,  bêlas!  que  de 
couvrir  la  négligence  de  l'auteur?  Ce  que  Von  sent  fortement 
s'écrit  vite,  soit,  mais  qui  défend  de  le  corriger  ensuite  lente- 
ment? Le  Lac  lui-même  avait  été  corrigé  avec  goût,  sûreté, 
bonheur.  Mais  en  ce  temps-là,  le  poète  ne  professait  pas  encore 
que  la  gloire  dispense  de  chercher  la  perfection. 

Ces  réserves  faites,  en  laissant  de  côté  quelques  pièces  faible- 
ment pensées,  faiblement  écrites,  nous  trouvons  dans  les  Har- 
monies des  beautés  neuves  chez  Lamartine  et  qui  justifient  en 
partie  la  préférence  que  quelques-uns  de  ses  admirateurs  ont 
conservée  pour  ce  recueil.  J'y  louerai  d'abord  certains  morceaux 
empreints  d'une  grande  simplicité  de  style  où  l'auteur  s'est 
essayé  à  rendre  avec  un  parfait  naturel,  des  sentiments  simples 
et  naturels,  comme  le  style  dont  il  les  revêt.  Il  écrivait  à  Yirieu 
(I^'"  août  1829)  :  «  Je  fais  quelques  vers...  d'un  nouveau  style 
moins  pompeux,  moins  solennel...  Ce  n'est  point  du  roman- 
tisme à  la  Hugo;  c'est  quel(|ue  chose  de  plus  intime,  de  plus 
vrai,  de  plus  dénué  d'aiï'ectation  de  costume  et  de  style.  »  Telle 
est  la  pièce  intitulée  Afi/li/,  fidèle  description  du  domaine  cham- 
pêtre et  riant  où  s'était  écoulée  son  heureuse  enfance. 

Au  contraire,  malgré  la  prétention  de  ne  rien  devoir  à  Hugo, 
l'influence  du  romantisme  est  sensible  dans  plusieurs  pièces  du 


DKS   «  MHIIITATIUNS  -   AUX   "  IIAUMOMES  » 


215 


recueil.  Les  amis  «les  rytliim-s  s.iviiiils  cl  des  Ncrsilications 
éblouissantes  trouvent  à  se  satisfaire  en  lisanl  .Irhornh  (surtout 
\c  Chêne  e\  VHiimanitt'  .  Hugo  lui-niènie  n  était  pas  plus  presli- 
gfieux  dans  ses  Odes  et  Ballades  ou  dans  ses  Orienlalrs.. 

Mais  dans  cette  richesse  verbale  étincelante,  Lainarlinc,  [dus 
encore  que  Victor  Hugo,  laisse  trop  souvent  se  fondre  et  dispa- 
raître ridée,  presque  étouffée  sous  les  mots.  Il  nous  émeut  plus 
sincèrement,  il  satisfait  bien  davantage  et  notre  cœur,  et  notre 
goût,  quand,  restant  lui-même,  renonçant  à  ces  tours  do  force 
(toujours  un  peu  factices  chez  lui),  il  explique  poétiquement  et 
simplement  une  grande  idée  philosophique  et  relig-ieuse.  Qu'y 
a-l-il  de  plus  admirable  que  le  cantique  intitulé  :  Eternité  de  la 
Nature  et  Brièveté  de  l'Uommel 

La  nature  est  ou  semble  immortelle:  Thomme  ne  vit  qu'un 
jour.  Et  toutefois  l'homme  est  plus  grand  que  l'univers,  parce 
qu'il  le  comprend.  C'est  le  roseau  pensant  de  Pascal;  et  la  net- 
teté du  philosophe  Aa  soutenir  ici  et  pour  ainsi  dire  g"uider  le 
poète  dans  son  sublime  essor  : 

Triomptie,  immortelle  .\atare,  Donne,  ravis,  rends  Texistence 

A  qui  la  main  pleine  de  jours  A  tout  ce  qui  la  puise  en  toi. 

Prèle  des  forces  sans  mesure.  Insecte  éclos  de  ton  sourire. 

Des  temps  qui  renaissent  toujours.  Je  nais,  je  regarde  et  j'expire  ; 

La  mort  retrempe  ta  puissance.  Marche  et  ne  pense  plus  à  moi. 

Mais  le  vent  peut  balayer  ma  cendre,  et  l'oubli  dévorer  mon 
nom.  Qu'importe! 

(Car)  vous  ne  pouvez,  ô  Nature. 

Efl'acer  une  créature. 

Je  meurs.  Qu'importe?  J'ai  vécu. 

Dieu  m'a  vu  !  le  regard  de  vie 
S'est  abaissé  sur  mon  néant. 
Votre  existence  rajeunie 
A  des  siècles.  J'etis  un  instant. 
Mais  dans  la  minute  qui  passe 
1/inlini  df  temps  et  d'espace 
Dans  mon  regard  s'est  répété; 
Et  j'ai  vu  dans  ce  point  de  l'être 
La  môme  image  m'apparaitre 
Que  vous  dans  votre  immensité. 

De  l'être  universel,  unique, 
La  splendeur  dans  mon  ombre  a  lui, 
Et  j'ai  bourdonné  mon  cantique 
De  joie  et  d'amour  devant  lui; 


Et  sa  rayonnante  pensée 
Dans  la  mienne  s'est  retracée, 
Et  sa  parole  m'a  connu  ; 
Et  j'ai  monté  devant  sa  face, 
Et  la  Nature  m'a  dit  :  Passe, 
Ton  sort  est  sublime.  Il  t'a  vu. 

Vivez  donc  vos  jours  sans  mesure. 
Terre  et  ciel,  céleste  flambeau, 
Montagnes,  mers,  et  toi.  Nature, 
Souris  longtemps  sur  mon  tombeau. 
Effacé  du  livre  de  vie 
Que  le  Néant  môme  m'oublie! 
J'admire  et  ne  suis  point  jaloux. 
Ma  pensée  a  vécu  d'avance, 
El  meurt  avec  une  espérance 
Plus  impérissable  que  vous! 


216  LAMARTINE 

Je  ne  sais  rien  <le  plus  suhliiii»'  m  fraiiyais  que  cette  page;  et 
le  poète  qui  l'a  tracée  pouvait  bien  sans  orgueil  y  ajouter  ces 
lignes  (en  1849)  :  «  C'est  une  des  poésies  de  ma  jeunesse  qui 
me  rappelle  le  plus  à  moi-même  le  modèle  idéal  du  lyrisme 
dont  j'aurais  voulu  approcher  ». 

Toutefois,  le  suprême  cflVtrt  de  ce  beau  génie  m'apparaît 
plutôt  dans  une  autre  Harmonie  :  Novissona  verba,  ou  3Io)i 
âme  est  triste  Jns(/K''à  la  mort,  écrite  le  lendemain  des  Morts 
(3  novembre  1821))  au  château  d'Lrcy,  dans  une  solitude  pro- 
fonde, au  milieu  des  grands  bois  dépouillés  de  leurs  feuilles,  au 
bruit  des  rafales  de  pluie  et  de  vent,  qui  faisaient  gémir  la  forêt. 

L'idée  de  la  mort  inévitable  s'est  présentée  au  poète.  Hé  bienî 
p.uisqu'il  faut  mourir,  jetons  au  moins  un  dernier  cri  : 

Comme  un  homme  juge,  coiidamni''  sans  retour 
A  se  précipiter  du  sommet  d'une  tour, 
Au  moment  formidable  où  son  pied  perd  la  cime 
D'un  cri  de  d(''sespoir  remplit  du  moins  l'abîme. 

Qu'il  était  beau,  toutefois,  le  matin  de  cette  vie!  Quelle  joie 
dans  le  premier  amour!  Mais  l'amour  aussi  est  mortel;  il  meurt, 
avant  la  vie  elle-même;  et  ni  l'or,  ni  la  volupté,  ni  la  gloire  ne 
consolent  de  l'amour  perdu.  La  vérité  nous  consolera-t-elle? 
Demandez  aux  sages  : 

(Tous)  disaient  en  mourant  :  Science,  que  sais-tu? 

Si  l'amour  est  un  leurre,  la  gloire,  un  mot,  la  vérité,  un 
mensonge ,  prévenons  le  dégoût  par  la  mort  douce  et  volon- 
taire. Mais  quelque  chose  en  moi  se  révolte  contre  cette  lâcheté. 
La  conscience  proteste,  seule  debout  dans  cotte  ruine  univer- 
selle. La  conscience?  Chimère  aussi  peut-cire;  illusion  comme 
le  reste.  Non,  puisque  Dieu  seul  a  pu  la  mettre  en  moi.  Dieu! 
mais  Dieu  existe-t-il?  Quoi!  l'homme  aurait  sa  conscience,  et 
l'univers  n'aurait  pas  la  sienne.  Cette  conscience  du  monde, 
c'est  Di<'u!  VA  voilà  enfin  le  point  fixe  et  lumineux  qui  brille 
au  bout  dr  celte  voie  d'angoisse  : 

(lomme  lo  voyageur  parti  dès  le  malin, 
Qui  ne  voit  pas  cncor  le  terme  du  chemin, 
Trouve  le  ciel  brûlant,  le  jour  lon^',  le  sol  rude. 
Mais  fier  de  ses  sueui-s  et  de  sa  lassitude, 


DES   «  MEDITATIONS  "   AL'X   «  HAHMONIES  »  217 

Dit,  l'U  voyant  gramiii'  les  onilucs  ilcs  cyprès  : 
€  J'ai  marché  si  h)iij,'lcinps  que  je  dois  tHre  pivs...  > 
Le  souvenir  de  Dieu  ilesceiid  et  vient  ;i  moi. 
Murmure  à  mon  oreille  el  me  dit  :  «  Lève-loi  I  » 

Et  riiymne  à  Dieu  relate,  mais  jilus  S[>lciKli(le  (jiie  joyeuse, 
hymne  «le  loi  sans  espéranee,  et  dadoration  sans  amour;  plus 
j)anlhéiste  (il  faut  l'avouer)  que  chrétienne.  Car  le  Dieu  (pi'elle 
salue  au  bout  de  cette  longue  angoissa?  est  le  Tout-Puissant  qui 
écrase,  })lutùt  que  le  Miséricordieux  qui  console  : 

Et  je  suis,  moi,  poussière,  à  ses  pieds  dispersée, 
Autant  tpic  les  soleils,  car  je  suis  sa  pensée. 

Ainsi  le  poète  des  Dernières  Paroles  uq  comcIuI  pas.  Car  1  affir- 
mation même  de  Dieu  n'est  pas  une  conclusion,  laissant  indécis 
si  nous  sommes  un  jouet  de  sa  puissance  ou  le  }dus  cher  objet 
de  sa  pitié  divine.  Mais  nous  n'avons  pas  à  demander  au  poète 
une  philosophie  logique  où  tout  se  tienne  et  s'accorde.  Il  lui 
suffit  d'élever  notre  âme  à  ces  hauteurs  sublimes;  c'est  l'éclairer 
déjà  que  l'arracher  d'un  vol  si  puissant  aux  vulgarités  de  la 
terre.  Lamartine  eut  ce  don  au  suprême  degré.  Aucun  autre 
que  lui  n'était  capable  d'écrire  ce  poème  où  la  destinée  humaine 
est,  sinon  résolue,  du  moins  embrassée  dans  un  audacieux 
coup  d'œil.  Ce  jour-là  il  eut  conscience  de  sa  force;  et,  plein 
dun  juste  orgueil,  il  écrivit  au  bas  de  cette  pièce  :  «  Selon  moi, 
ce  sont  là  les  vibrations  les  plus' larges  et  les  plus  palpitantes 
de  mon  cœur  de  poète  et  d'homme  ». 


///.      —     Des     ((      Harmonies     »     aux 
((  Recueillements  »  (i83o—i83q). 

Le  <(  Voyage  d'Orient  » .  —  Deux  mois  a[>rès  la  publi- 
cation des  Harmonies ,  la  révolution  de  Juillet  s'accomplit. 
Lamartine,  secrétaire  d'ambassade  à  Florence,  donna  aussitôt 
sa  démission;  mais  cette  fidélité  d'honneur  envers  Charles  X 
n'allait  pas  jusqu'à  le  regretter;  de  même  que  son  aversion 
personnelle  contre  Lt)uis-Philippe  n'empêcha  pas  ipi'il  juirlàt 
avec  modération,  pi'esque  avec  faveiu",  du  régime  nouveau  dans 


2d8  LAMARTINI-: 

maint  ciuli'dit  de  sa  ('orrespondtrnce.  11  était,  au  fond,  revenu 
(le  toute  illusion  sur  les  choses  du  passé;  il  tendait  de  plus 
en  plus  à  placer  Tàiie  d'or  devant  lui,  non  en  arrière.  Le 
24  octobre  1S:50  il  écrit  à  Yirieu,  en  réponse  aune  longue  dia- 
tribe contre  la  Hévolulion  :  «  Pour  que  89  lût  si  mal,  il  fallait 
que  ce  que  8*1  détruisait  fût  beau;  or  je  trouve  88  hideux  ».  Ce 
jour-là,  il  venait  d'avoir  (piarante  ans,  âge  lég'al  de  la  députa- 
tion.  Il  se  présenta  aussitôt,  à  Bergues,  à  Toulon,  à  Marseille. 
Lamartine  a  quelquefois  douté  s'il  était  poète,  mais  non  jamais 
qu'il  fût  homme  (VKtat;  et  en  effet,  il  en  avait  certaines  parties 
à  un  deg-ré  très  éminent.  Mais  le  nouveau  candidat  refusait  de 
s'engager  à  personne,  soit  pour  ramener  Charles  X,  soit  pour 
protéger  Louis-Philippe.  Il  échoua  donc  partout.  Alors  secouant 
la  poussière  de  ses  pieds,  il  partit  pour  l'Orient.  Comme  Bona- 
parte après  la  campagne  d'Italie,  Lamartine  s'éloignait,  pour 
revenir  grandi  par  le  prestige  d'une  expédition  lointaine  à  tra- 
vers ces  pays  mystérieux,  riches  de  jioms  sonores  et  de  souve- 
nirs incomparables. 

11  s'embarqua  à  Marseille  dans  les  premiers  jours  de  juil- 
let 1832,  sur  un  brick  de  250  tonneaux  frété  par  lui.  Ses  admi- 
rateurs lui  firent  sur  le  port  des  adieux  enthousiastes  qui  don- 
nèrent, pour  ainsi  dire,  le  ton  au  voyag'c.  Chateaubriand  avait 
fait  les  mêmes  étapes  en  pèlerin  solitaire.  Lamartine  traversa 
l'Orient  comme  un  prince  des  Mille  et  une  Nuits,  éblouissant 
peuple  et  chefs,  pachas,  émirs,  ag-as,  et  simples  Bédouins  par 
ses  grandes  manières,  sa  dig'nité  naturelle  et  étudiée  à  la  fois, 
son  faste  et  ses  libéralités;  le  nombre  de  ses  chevaux,  rimjior- 
tance  de  son  escorte.  11  écrit  à  Virieu  en  prenant  terre  en  Asie  : 

Yeux-tu  savoir  comme  nous  voyagerons  dorénavant  :  deux 
litières...  fermées,  grillées,  matelassées  et  couvertes,  portées 
sur  le  dos  de  quatre  mulets  pour  les  femmes;  des  mulets  et  che- 
vaux pour  chacun  de  nous,  maîtres  et  domestiques,  une  quan- 
tité de  mulets  portant  bagages,  tentes  et  provisions;  un  inter- 
prète arabe  en  tcte  avec  moi  et  des  janissaires;  un  interprète  en 
queue  avec  des  Egyptiens;  le  tout  formant  soixante  à  cent 
hommes  et  une  trentaine  de  chevaux  ».  Plus  tard  la  légende  se 
forma  (|u'il  s'était  à  jamais  ruiné  en  Orient;  il  y  répondit  que 
son  voyage  ne  lui  avait  rien  coûté;  il  avait  dépensé  cent  mille 


DES  «  HAllMONIKS  •>   AUX  "  RECrKILLEMENTS  »  219 

francs,  mais  il  a\ait  rapiMirlr  pour  viiii:!  mille  IVaiics  d  armes, 
(le  lapis  vl  «le  elievaiix;  cl  il  avait  acikIii  (|iialre-viii^l  mille 
francs  ses  noies  de  voyajjre.  Le  hilan  est  exact;  mais  Lamar- 
tine avant  toujours  ignoré  ce  qu'il  dépensait  en  France,  on 
peut  douter  sil  tint  très  exactement  ses  comptes  en  Cara- 
maiiie. 

Parti  de  Marseille  le  10  juill<^i.  il  tojache  à  Malte  le  22;  repart 
le  1"  août,  passe  à  Athènes  (•in(i  jours  (du  18  au  23i;  atteint 
Beyrouth  le  (>  septembre:  il  y  dépose  sa  femme  et  sa  tille,  et 
sVnfonce  dans  la  région  du  Lihan.  Là  il  rencontre  une  nièce 
<le  Pitt,  lady  Esther  Stanhoi»»",  qui  vit  dans  le  désert,  près  des 
ruines  de  Sidon,  adonnée  à  Tastrolopie  et  aux  sciences  cabalis- 
tiques. Elle  lui  prédit  une  haute  destinée  itolitique,  elle  jtremier 
rôle  dans  un  bouleversement  prochain  de  l'Europe.  La  prédic- 
tion fui  i)ubliée  dès  1835  et  réalisée  treize  ans  plus  lard  ;  en 
partie  peut-être  parce  que  celui  qu'elle  concernait,  vivement 
frappé  par  le  lanizage  et  l'allure  de  cette  femme  extraordinaire, 
crut  lui-même  ardemment  à  la  prophétie  et  se  mit  dès  lors  en 
devoir  de  justitier  les  oracles.  ♦ 

Lamartine  visita  l'émir  du  Liban  à  Deïr-el-Kamar;  il  vit  la 

Galilée,  Jérusalem,  la  mer  Morte,  et  rentra  à  Beyrouth  au  milieu 

de  novembre.  Peu   de  semaines  après,  un  affreux  malheur  le 

frappa  :  sa   fille  unique  Julia  '  mourut  phtisique.  La  douleur 

paternelle   fut  longtemps  poignante  ;  et  ce  fut  en  partie  pour 

adoucir  son  mal  par  l'agitation  et  le  tracas  des  affaires  qu'on 

vit  ensuite  Lamartine  se  jeter  dans  la  politique  avec  une  sorte 

d'enivrement.  Lui-même  a  laissé  échapper  son  secret  dans  ces 

vers  navrants  : 

Maintenant  tout  est  mort  dans  ma  maison  aride, 
Deux  yeux  toujours  pleurants  sont  toujours  devant  moi. 
Je  vais  sans  savoir  où,  j'attends  sans  savoir  quoi: 
Mes  bras  s'ouvrent  à  rien  et  se  ferment  à  vide. 
Tous  mes  jours  et  mes  nuits  sont  de  même  couleur  : 
La  prière  en  mon  sein  avec  l'espoir  est  morte!... 

11  passa  l'hiver  à  Bevrouth,  [>uis  traîna  la  mère  inconsolable 
au  Saint-Sépulcre.  Il  vit  Damas  et  les  ruines  de  Baalbek,  dont 
l'énormité  le  frappa  vivement.  11  s'inspirera  de  ce  souvenir  en 

1.  Il  avait  iléjà  perdu  un  fils  en  bas  âge  en  1822. 


220  LAMARTINE 

décrivant  la  iVûc  des  géants  dans  la  Chiile  d'un  Ange.  Il  revint 
en  France  par  Gonstantino|il<'  et  le  Danube;  à  la  fin  de  sep- 
tembre 183)^  il  était  î\  Màeon. 

Il  rap})orlait  des  notes  confuses,    dispersées,  qu'il    eut  fallu 
revoir,   pour  en  tirer   un  livre.   Mais  les  éditeurs  en  offraient 
tout  de  suite  un  prix  énorme  (il  dit  80  000  francs).  D'autre  part 
les    électeurs    de   Berj^ues  l'avaient    fait    député    pendant  son 
absence;    et    la    Chambre    l'appelait.    Il    envoya    pêle-mêle  les 
pages  à  l'imprimeur,  et  ne  s'en  occupa  plus.  Le  livre  parut.  Il 
le  lut  avec  curiosité.  Il  écrivait  à  \  iiieu  (8  avril  1835)  :  «  Cela 
me  paraît  quelquefois  très  bien.  Je  le  lis  comme  d'un  autre, 
n'en   ayant  rien  revu,  et  pas  corrigé  une  épreuve;  c'est  pour 
moi  comme  si  tu  l'avais  écrit.  Cela  me  touche  et  me  ravit  quel- 
quefois ;  et  quelquefois  m'ennuie.   »   On  ne   saurait  se  mieux 
Juger.   Le    Voyage  en   Orient   est   rempli   de  pages   brillantes , 
un  peu  gâtées  par  beaucoup  de  longueurs   et  de  banalités.  Il 
nous  fait  connaître  Lamartine  lui-même,  beaucoup  mieux  que 
l'Orient.  La  description  est  sincère  sans  être  vraie  ni  exacte  ; 
l'auteur  rend   fidèlement  l'impression  qu'il  a    ressentie,    mais 
cette   impression   est   celle   d'un  homme  qui  n'a  jamais  su  se 
déprendre  de  lui-même,  et  regarder  objectivement  les  hommes 
et  les   choses.  Il  les  voit  à  travers  le  prisme  trompeur  d'une 
imagination  toute  j)ersonnelle  qui  déforme  tout  ce  cruelle  con- 
temple.  Assurément   Chateaubriand    voyagreur    est   un   peintre 
bien  plus  fidèle  ;  et  V Itinéraire ,  qui  a  créé  un  genre  littéraire, 
est  bien  supérieur  au  Voyage  en  Orient.  Le  livre  n'en  eut  pas 
moins  un  succès  très  vif  et  en   partie   mérité;    rien  n'est  plus 
vivaid  que  cette  longue  promenade  au  travers  de  tant  de  choses 
mortes.  A  propos  de   tout  ce  qu'il   rencontre,  l'auteur  évoque 
mille  idées  qui  s'offrent  à  lui,  au  hasard  de  ses  réflexions  ou  de 
ses  rêveries.   Il   y  a  de  tout  dans  ce  livre  :  religion,  histoire, 
philosophie,  politique.  Lamartine  y  parle  de   toutes  choses  et 
s'épanche  en  confidences,  tantôt  gracieuses,  tantôt  solennelles, 
oij    l'Orient   n'a    rien  à    voir,    mais    dont   l'intérêt    paraissait 
d'autant   plus  vif  et  plus  captivant.    Il  est  dans  ce  livre  à   un 
tournant  de  sa  vie;    et  l'image  d'Esther   Stanhope   se   dresse, 
comme  iHi  sphitix  mystérieux,  à  l'amorce  de  cette  voie  nouvelle 
où  il  va  se  jeter,  à  corps  perdu.  Demain,  dépouillant  le  poète,  il 


DES   «'  IIAII.MOMKS  ■>   AIX   «  riECIEILLKMENTS  »  221 

ne  vdiidra  plus  rire  (|u  un  (liliiiii,  roinliictcnr  i|  liointncs  ;  niais 
«'('  no  sera  |>as  sans  avoir  doinn'"  dans  J/jt-ch/it  cl  la  f'/iu/r  d  un 
Anfjeh  la  fois  son  tcslainnil  poétique  oison  di-caloiiiic  polilirjno 
ot  roliiricux. 

Le  «  Grand  Poème  >^.  —  Je  no  sais  jtas  si  Jor'-h/ii  doit  ôlro 
ajtp(dô  le  c(  cliol'-ddMiN  rc  i|c  Lamartine  ».  Il  iniporlo  |)(mi  ;  mais 
cette  œuvre,  assurément,  marque  le  jioint  culminant  de  sa 
carrière  poétique.  Et  lui  seul  pouvait  écrire  Jocrhin.  VA  Jocelun, 
après  tout,  c'est  jusqu'ici  dans  notre  littérature  française  le  seul 
grand  poème  en  vers  que  la  postérité  connaîtra  sans  fin. 

Les  origines  en  sont  singulières.  Dans  la  |)ensée  du  poèto, 
Jocehjn  n'est  qu'un  é|»isodo  détaché  d'une  épopée  immense  (piil 
avait  rêvé  d'écrire.  Jjors(|u"il  dit  cela  dans  la  Préface,  on  cinit 
qu'il  en  imposait  au  public.  On  se  trompait.  Le  témoignage  de 
la  Correspondance  et  les  |>apiers  posthumes  ont  prouvé  que  le 
dessein,  quoique  chimérique,  était  sérieux. 

Il  osait  [trojeter  d'écrire  non  l'épopée  d  un  homme  mais  celle 
de  l'humanité  elle-mèmo  :  et  nous  savons  la  date  où  fut  conçue 
l'idée.  Tl  écrit  à  Yiriou  {T-\  janvier  1821)  :  «  En  sortant  do 
Naples,  le  samedi  '20  janvier,  un  rayon  d'en  haut  m'a  illu- 
miné ».  ('in([  jours  [dus  tard,  à  (ienoude  :  «  Je  viens,  il  y  a 
huit  jours,  d'être  inspiré  tout  de  bon.  J'ai  conçu  l'œuvre  de  ma 
vie...  Un  poème  immense  comme  la  nature,  intéressant  comme 
le  cœur  humain,  élevé  comme  le  ciel.  »  Le  même  jf>ur  au 
chevalier  de  Fontenav  :  «  J'ai  conçu  chemin  faisant  le  poème  des 
poèmes;  il  ne  me  faut  que  vini:t  ans  pour  élever  ce  monument, 
et  m'enterrer  dessous.  >> 

Uno  lettre  à  Virieu  (12  décembre  1823),  un  très  ancien  brouil- 
lon trouvé  dans  les  papiers  de  l'auteur,  nous  apprennent  ce  que 
devait  être  «  le  grand  poème  ».  Il  s'ouvrait  à  la  veille  du  der- 
nier jour  du  monde.  Bien  des  siècles  avant  ce  jour,  un  ange, 
épris  d'une  fille  de  la  terre,  avait  souhaité  d'être  honimo  pour 
la  posséder.  Dieu  avait  satisfait  ce  vœu  impie;  mais  pour  punir 
l'ange  fait  homme,  il  l'avait  condamné  à  perdre  l'objet  aimé 
autant  do  fois  qu'il  croirait  le  rejoindre,  à  travers  des  ijicarna- 
tions  successives.  Purifiés  par  ces  épreuves,  les  deux  amants  se 
retrouveront  au  ciel,  à  la  fin  des  temps.  ./oce///y<,  la  Chute  iCini 
A n rj e  ■^oni  deux  épisodes  d(^  l'immense  épo[)ée;   deux  incarna- 


222  LAMARTINE 

lions  de  la  même  àme  ;  deux  étapes  de  sa  voie  d'angoisse  et 
d'expiation;  mais  le  plan  tracr  pai-  rauleur  en  prévoyait  dix 
autres,  et  promenait  Fang-e  fait  homme  à  travers  toutes  les 
grandes  phases  de  l'histoire  de  l'humanité.  L'action  se  serait 
ainsi  passée  tour  à  tour  aux  jours  de  la  Création  et  du  Déluge; 
puis  chez  les  Patriarches;  autour  de  Pythag-ore,  de  Socrate,  et 
de  Jésus-Christ;  dans  les  déserts  de  la  ïhéhaïde;  à  la  Croisade 
(nous  possédons  huit  cents  vers  de  cet  épisode);  pendant  la 
Révolution  {Joce/i/n  n'est  qu'une  partie  du  vaste  tableau  que 
cette  époque  devait  fournir);  enfln  la  venue  de  l'Antéchrist  eût 
annoncé  la  fin  du  monde.  Etrange  fortune  des  hommes  et  des 
choses!  Voilà  le  plan  que  traçait  Lamartine,  dès  4821,  et  qu'il 
n'exécuta  jamais.  Ce  plan,  c'est  son  glorieux  rival,  c'est  Victor 
Hugo  qui  l'a  rempli.  Ce  poème  de  l'Humanité,  ces  visions  suc- 
cessives 011  le  poète  eût  évoqué  tour  à  tour  les  phases  succes- 
sives de  l'humanité,  qu'est-ce  qu'autre  chose  que  la  Légende 
des  Siècles^  Pourquoi  l'un  a-t-il  su  exécuter  ce  que  l'autre  avait 
seulement  pu  concevoir?  Leur  génie  était  égal  ;  égale  aussi  leur 
puissance  et  leur  fécondité.  Mais  Victor  Hugo  a  pu  aboutir,  parce 
que  son  œuvre  est  tout  objective,  il  a  peint  tour  à  tour  les. 
différentes  scènes  du  drame  humain,  sans  s'y  placer  lui-même; 
sans  y  intéresser  directement  son  àme  et  sa  personne  ;  mais  par 
la  seule  puissance  de  son  imagination.  Au  contraire  Lamartine 
voulait  prolonger,  de.  siècle  en  siècle,  un  ty])e  humain  perma- 
nent, où  lui-même  incarnait  son  àme;  c'est  cette  àme,  la  seule 
,  où  il  ait  pu  entrer  i)rofondément,  qu'il  devait  transporter  dans 
dix  fortunes  diverses,  de  la  Création  à  l'Antéchrist  ;  mais  son 
génie  tout  intime  et  tout  lyrique  devait  échouer  dans  l'effort 
surhumain  d'une  telle  conception.  Après  le  derni-échec  de  la 
Chute  d'un  Ange,  il  se  découragea.  En  un  mot,  Victor  Hugo 
a  réussi  dans  la  Légende  des  Siècles  parce  qu'il  savait  sortir  de 
lui-même;  Lamartine  a  échoué  dans  le  projet  du  grand  poème, 
pour  le  motif  opposé. 

«  Jocelyn  ».  —  Joch/n  suflit  à  nous  consoler.  Le  premier 
mérite  de  l'œuvre  est  dans  son  entière  originalité.  H  nous 
importe  peu  de  savoir  qu'un  obscur  abbé  Dumont,  curé  de  Bus- 
sières,  près  de  Milly,  ami  de  Lamartine,  et  compagnon  de  ses 
promenades  à  travers  les  bois  et  les  vallons  du  Maçonnais,  lui 


DES  «  HAHMONIKS  »   AL'X   <•  UEGUEILLKMENTS  »  223 

avait  conlé  les  avciilures  de  sa  vie,  cl  (lufllfs  olVraiciil  un 
lointain  rappoil  avec  l'histoire  de  Jocclyn.  (j-  fut  là  tout  au 
plus  roccasioii  du  roman.  Mais  tout  ce  (juil  renferme  doriginai 
est  venu  d'ailleurs.  Cependant  le  presbyt»"'re  de  Jucelvn  est, 
paraît-il,  celui  de  Bussières;  et  l'ailmirable  description  du 
lal)Ourag'e,  des  semailles,  de  la  moisson  convient  mieux  au 
paysage  de  Bourgogne  rpi'aux  hautes  vallées  de  la  Savoie.  Un 
seul  écrivain  paraît  avoir  fourni  cpielques  éléments  à  la  compo- 
sition de  Jocehjn,  c'est  Jean-Jac(pies  Rousseau.  Les  traits  dont 
il  a  marqué  son  vicaire  savoyard  dans  un  épisode  fameux  de 
VEmile  ont  inspiré  sensiblement  la  partie  didactique  et  prédi- 
cante  de  Joceli/n.  Le  catéchisme  aux  enfants  de  Valnei;ie  émane 
de  la  célèl)re  profession  de  foi  du  vicaire.  Chez  Jean-Jacques  et 
chez  Lamartine,  la  nature,  une  nature  alpestre  et  grandiose,  est 
toujours  associée  à  la  démonstration  jdiilosophique  et  sert  à 
expliquer  ou  plutôt  à  révéler  son  auteur  :  cette  prose  brillante 
de  Rousseau  est  comme  le  tissu  dont  quelquefois  Lamartine  a 
fait  ses  vers.  Il  faut  faire  honneur  aux  souvenirs  d'Orient  de 
quelques  descriptions  chaudes  et  lumineuses  où  la  nature  appa- 
raît dans  une  sorte  d'apothéose  luxuriante,  exubérante,  qui 
rappelle  la  Savoie  moins  que  les  Tropiques.  Mais  le  poète  ne 
doit  qu'à  lui-même,  à  son  àme  émue,  à  son  imagination  atten- 
drie, tant  d'autres  pages  d'un  caractère  bien  différent,  où  sa 
voix  se  fait  humble  et  basse  pour  conter  très  simplement  les 
tristesses  et  les  joies  d'une  vie  cachée,  modeste  et  silencieuse  : 
«  cette  poésie  domestique  »,  cette  «  épopée  de  l'homme  inté- 
rieur »,  comme  lui-même  l'a  nommée,  qui  donc  avant  lui,  en 
France,  lavait  chantée? 

D'autres  ont  su,  après  Lamartine,  suivre  la  même  veine, 
exploiter  ce  riche  trésor,  longtemps  dédaig^né,  qu'offrait  la  poésie 
des  humbles.  Mais  nul  n'a  su,  comme  Lamartine,  ayant  posé 
son  pied  sur  ce  sol  bas  et  presque  vulgaire,  s'élever  d'un  coup 
d'aile  aux  plus  hautes  cimes.  L'épisode  des  Laboureurs  dans 
Joceli/n  reste  une  chose  unique  dans  notre  littérature.  Cette 
description  fidèle,  patiente,  exacte  des  travaux  des  champs, 
coupée  par  ces  échappées  sublimes,  par  cet  hymne  grandiose  à 
la  sainte  loi  du  travail,  me  semble  un  des  plus  beaux  efforts 
que  le  génie  ait  accomplis.  Qu'y  a-t-il  dans  toute  l'antiquité  de 


224  LAMARTINE 

plus  beau,  do  plus  plein,  enfin  de  plus  parfait  ipTune  strophe 
comme  celle-ci  : 

Et  les  hommes  ravis  Kèrent  Débordèrent  au  sein  des  plaines; 

Au  limon  les  bœufs  accouplt!'s;  Et  les  vaisseaux,  grands  alcyons, 

Et  les  coteaux  multiplièrent  Comme  à  leurs  nids  les  hirondelles, 

Les  grands  peuples  comme  les  blés;  Portèrent  sur  leurs  larges  ailes 

Et  les  villes,  ruches  trop  pleines.  Leur  nourriture  aux  nations. 

Oîi  trouver  une  poésie  plus  vraie,  plus  simple  et  plus  pro- 
fonde, que  cette  prière  <pie  Jocelyn  murmure  en  voyant  les 
laboureurs  altérés  coller  leur  lèvre  au  rocher,  d'où  s'échappe 
un  mince  lilet  d'eau  : 

Oh!  qu'ils  boivent  dans  cette  goutte  Tous  ceux  qui  marchent  sur  la  terre 

L'oubli  des  pas  qu'il   faut   marcher.  Ont  soif  à  quelque  heure  du  jour. 

vScigneur!  que   chacun  sur  sa  route  Fais  à  leur  lèvre  desséchée 

Trouve  son  eau  dans  le  rocher!  Jaillir  de  ta  source  cachée 

Que  ta  grâce  les  désaltère  !  La  goutte  de  paix  et  d'amour. 

Fénelon,  qui  demandait  «  un  sublime  si  familier,  si  doux  el 
si  simple  que  chacun  soit  tenté  d'aliord  de  croire  qu'il  l'aurait 
trouvé  sans  peine  »,  Fénelon  eût  aimé  dans  Joceli/ii,  cet  art 
exquis,  discret,  attendri  d'exprimer  certains  sentiments  géné- 
raux que  tout  cœur  liumain  non  perverti  peut  éprouver  ou  du 
moins  comprendre  :  la  ten<lresse,  la  douceur,  la  compassion,  la 
pitié;  lisez  les  beaux  épisodes  du  Juif,  du  colporteur;  les  para- 
boles; les  frères  désunis;  tout  cet  apostolat  cliaritalde  et  patient 
de  Jocelyn  dans  sa  paroisse  de  Valneige. 

On  s'est  plaint  toutefois  de  cette  note  continue  de  douceur  et 
de  résig-nation  :  on  l'a  trouvée  un  peu  monotone.  Il  faut  nous 
y  résigner  :  Jocelvn  est  incapable  de  colère  et  de  haine,  même 
contre  les  méchants.  11  a  reçu  cette  àme  d'azur  de  son  créateur, 
Lamartine.  Tous  deux  sont  optimistes;  mais  par  un  contraste 
singulier,  tous  deux  sont  tristes.  Ils  veulent  croire  que  tout  est 
bien  dans  le  monde,  et  cependant  leur  front  est  sans  joie,  et  leur 
cœui'  ne  connaît  pas  la  sérénité. 

Les  criti(jues  «  psychologiques  »  que  le  poème  a  soulevées 
en  grand  nombre,  me  touchent  peu,  je  l'avoue.  On  reproche  à 
Lamartine  de  n'avoir  pas  fait  un  autre  livre,  inventé  un  autre 
héros;  on  ne  |)rouve  pas  que  celui  (pTil  nous  a  montré  ne  soit 
pas  très  touidiant,  et  ne  nous  intéresse  point.  On  dit  :  «  Jocelyn 


HIST.    DE  LA   LANGUE  <Sc  DE  LA  LITT.  FR.  T.  VU.  CH.  V 


W^ 


p\.. 


X 


K 


\.: 

-î 

.  . 

■'; 

•■'  ■; 

^ 

> 

""^J^^ 

" 

Arni.ma  Colin  i  Ci^  EaitLur;,   Pji 


LAMARTINE 


D'APRES    UN    DESSIN    DE    HENRIQUEL-DUPONT 
Musée  du  l,uxeiiibour£f 


DES  "  HARMOXIKS  >>   AlX   "  HEGUEILLEMËNTS  »  iîo 

veut  l.iisscr  s;i  pail  de  |i;iliiiii(»iii('  à  s;i  S(iMii';ni  (pioi  <t|;i  l'oMi- 
jiL>ail-il  à  ciiln'c  au  stMiiiiiairc  si  sfni  i^ftAI  rir  l'y  [lorlait  pas?  La 
raison  devrait  lui  crier  (juc  Dion  iio  veut  |tas  dans  son  minislèi'c 
de  CCS  vocations  chancolantcs.  x  Mais  Jocclyii  n'est  pas  ini 
homme  raisonnal)li':  c'est  un  homme  pureiru'iil  sensihhr,  il 
n'agit  jamais  par  dexoir.  il  ai:it  |tar  «'-moliou.  IMus  h's  sacritices 
lui  coûtent,  plus  il  les  exagère  pour  les  rendre  irrémédiahles. 

La  criti(|ue  eut  surtout  heau  jeu  contre  l'extraordinaire  inven- 
tion qui  fait  de  Jocelyn  un  prêtre  nialgiv  lui;  son  évèque  au 
cachot,  la  veille  de  rex<M-uti(Mi,  l'a  oi'donné,  sans  son  consente- 
ment form«d,  pour  ne  jias  mmn'ir  sans  confesseur  et  sans  abso- 
lution. Au  milieu  de  l'admiration  qu'excitait  le  poème,  ce  fut 
un  déchaînement  g-énéral  contre  cette  étrange  ordination.  «  Elle 
est  nulle  de  plein  droit  ».  disait-on.  Les  uns  taxaient  Jocelyn  de 
faiblesse  servile,  d'autres  accusaient  l'évèque  de  monstrueux 
égoïsme.  Mais  nous  n'avons  pas  à  nous  ériger  ici  en  théolo- 
g'iens.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  cette  ordination  est  lég^itime; 
il  suffit  que  Jocelyn  la  croie  telle  ;  et,  pour  peu  qu'il  y  ait  l'ombre 
d'un  doute,  il  est  dans  son  caractère  d'adopter  le  |)arti  qui  lui 
coûte  le  plus;  et  de  se  sacrifier  toujours,  plus  qu'on  ne  lui 
demande,  et  plus  qu'il  nest  nécessaire.  Ne  voit-on  pas  qu'il 
faut  que  Laurence  et  Jocelyn  soient  séparés  par  un  sublime 
scrupule,  ou  bien  il  u  y  aurait  plus  de  poème?  Mais,  a-t-on  dit, 
ne  suffirait-il  [uis  que  Laurence,  après  la  Terreur,  recouvrant 
son  nom  et  ses  biens,  dédaignât,  méconnût  Jocelyn  pauvre  plé- 
béien?—  Les  choses  s'étaient  ainsi  passées  dans  l'aventure  véri- 
dique,  telle  qu'on  lavait  racontée  à  Lamartine  au  presbytère  de 
Bussières.  —  Mais  une  telle  invention  réduisait  Laurence  au 
rôle  d'une  femme  vulgaire;  et  Lamartine  voulait  peindre  en 
elle  un  ange  déchu,  non  une  femme;  et  il  fallait  que  le  sacrifice 
<le  Jocelyn  fût  d'autant  plus  héroïque  et  méritoire  qu'il  paraîtrait 
seul  coupable  envers  Laurence.  C'est  ne  rien  comprendre  à  la 
f)oésie  que  de  vouloir,  sous  prétexte  de  vérité,  arranger  les 
choses  en  vers,  comme  elles  s'arrangent  dans  la  prose  et  dans 
la  vie.  En  prose  Pauline,  veuve  de  Polyeucte,  épouserait  Sévère. 
Pourquoi  non?  c'était  le  deiiiier  vœu  de  Polyeucte. 

Je  crois  trouver  ailleurs  le  vice  secret,  l'illogique  contra- 
diction qui  fait  que   ce  beau    poème  laisse,   en  déluiitive,    lUie 

Histoire  de  la  langue.  VU.  !•' 


2-26  LAMARTINE 

iin|)r('ssi()ii  iii(l«''ciso,  et  jo  ne  sais  quel  li(»ul»l(^  mrl<''  à  Tadmira- 
tioii  (|u  il  excite.  L'aniKM-  où  l.amarline  commença  .locrlyn  est 
justement  celle  où  s'elïbndra  sa  foi  dans  le  christianisme  ])ositif. 
L'année  où  il  racheva,  maiMjue  l'époque  où  il  s'avoue  à  lui- 
même  et  avoue  à  quelques  amis  qu'il  ne  croit  plus  à  rien  au 
delà  de  l'aftirmation  de  Dieu  (H  de  l'àme  immortelle.  Jocehjn, 
composé  durant  ces  quatre  années  de  désagrégation  de  la  foi 
religieuse,  porte  les  traces  et  les  blessures  de  ce  combat.  A  la 
fin,  l'auteur  et  le  héros  n'étaient  plus  chrétiens  que  par  le 
respect.  Est-ce  pour  cela  (pie  l'impression  suprême  que  laisse  le 
livre  est  si  désolée"?  Je  ne  connais  pas  d'œuvre  où  le  nom  de 
Dieu  et  l'adoration  de  la  Providence  reviennent  plus  souvent, 
avec  j)lus  d'éloquence,  et  je  n'en  connais  pas  où  l'homme  se 
sente  plus  isolé  dans  ces  espaces  infinis,  dont  le  silence  effrayait 
Pascal.  Ce  Dieu  dissous  dans  lunivers,  et  fondu  dans  l'immen- 
sité; ce  Dieu  qui  brille  dans  le  soleil,  verdoie  dans  le  feuillage, 
ondule  dans  les  moissons;  ce  Dieu  qui  est  partout,  à  la  fin  n'est 
nulle  part.  Comment  consolerait-il?  Aussi  Jocelyn,  dans  son 
héroïsme,  est-il  horriblement  malheureux.il  se  sacrifie.  A  quoi? 
Est-ce  à  une  sorte  de  point  d'honneur?  Philosophe,  il  dédaigne 
ces  inventions  de  la  vanité  humaine.  Est-ce  à  sa  foi  relig-ieuse? 
Elle  tient  dans  un  seul  article  :  l'affirmation  de  Dieu  et  de  sa 
bonté  infini(\  Mais  est-il  sur  que  ce  Dieu  bon,  qu'il  croit,  ce 
Dieu  de  la  nature,  commande  de  tels  sacrifices,  aussi  contraires 
à  la  nature?  Hé  bien!  Jocelyn  n'en  est  pas  du  tout  certain,  et  ce 
qu'il  y  a  d'alTreusement  triste  dans  ce  roman  c'est  que  le  héros 
s'immole  sans  savoir  à  quoi,  et  soufTre,  sans  savoir  pourquoi. 
Chez  ce  mai'tvr  du  devoir,  la  ludiou  du  déNoir  est  flottante  et 
indécise.  Et  l'on  se  prend  à  penser  que  Jocelyn  tracé  par 
Corneille  aurait  eu  une  autre  attitude.  Mais  à  quoi  l)on  opposer 
ainsi  un  grrand  poète  à  un  autre  grand  poète,  et  paraître  à  tort 
diminuer  l'un  an  profit  d(>  l'autre?  f^es  génies  sont  diflérents; 
les  gloires  sont  égales.  L'un  a  le  don  de  faire  vivre  et  parler 
l'héroïsme,  l'autre,  de  faire  couler  nos  [)leurs  et  fondre  notre 
àme  dans  une  immense  pitié  de  l'éternelie  nfisère  humaine. 

La  «  Chute  d'un  Ange  ».  —  La  CJuite  (Vnn  Ange,  publiée 
dans  le  courant  tl'avril  18:58,  deux  ans  après  Jocelun,  fut  mal 
accueillie  du  public  et  de  la  critique;  et  ce  décri  général  a  pesé 


I)l-:s  '•  HAKMONIES  »   AUX  «  RECCEILLEMENTS  »  111 

sur  l;i  r(''|tut;ili<»ii  du  iiorine  (jiie  |irrs([u('  (tcrsoniH'  ii";i  daipiié 
lire  :  il  rciilV'i'inc  tdutefois  de  réelles  Ix'.iiilés,  d  mèiiie  des 
iieaiilés  neuves,  fort  dinëreiiles  de  l'œuvre  aulérieurc  du  pitrle. 
Mais  le  public  n'aime  pas  à  être  ainsi  dépavsé. 

Ajoutons  que  Lamartine,  tout  entier  à  la  politique  depuis 
quatre  ans  (it'jà  et  devenu  un  îles  ])remiers  orateurs  de  la 
Chambre,  avait  mal  préparé  l'attention  publique  à  lire  un 
poème  antédiluvien  signé  de  son  nom.  Suitout,  il  é<-rivait  ses 
vers  de  j)lus  en  plus  vite,  néi^Iicemment,  dans  les  courts  loisirs 
(|ue  lui  laissait  le  tracas  de  la  politique.  C'est  poursuivre  vrai- 
ment deux  g-loires  trop  <lifférentes  que  vouloir  à  la  fois  ji^ouver- 
ner  la  Chambre,  et  écrire  «  des  poèmes  indiens,  inluiis  comme 
la  nature  »  (lettre  du  l'J  octobre  1834),  Ailleurs  il  dit  de  même 
«  une  épopée  indoustanique  »  (lettre  du  15  février  1836).  Dans 
sa  pensée,  la  Chulc  d'un  Aiu/e  n'était  que  le  premier  épisode 
d'un  vaste  })oème  humanitaire  qu'il  persistait  à  promettre  dans 
la  préface.  Le  public  ne  prit  pas  cette  promesse  au  sérieux  :  et 
la  suite  lui  donna  raison.  Découragée  par  l'insuccès,  Lamartine 
renonça  au  Grand  Poème.  11  s'était  fait,  au  fond  du  ceur,  peu 
d'illusions  sur  la  Chute  d'un  Anije.  Il  écrit  à  Virieu  (le  28  dé- 
cembre 1837)  :  «  Entre  nous  cela  ne  vaut  pas  iiTand'<hose  »  ;  et. 
le  2  avril  suivant  :  «  c'est  détestable  ». 

11  exagérait,  sans  doute,  mais  pouvait-on  désormais  attendre 
une  œuvre  excellente  d'un  homme  qui  décrit  ainsi  la  vie  qu'il 
mène  à  l'heure  où  s'achève  le  poème  :  «  J'attends  les  chemins 
de  fer  pour  plaider  puissamment  ma  «  centralisation  ».  Je  fais 
à  l'Hôtel  de  Ville,  lundi,  un  «  superbe  discours  »,  comme  on 
dit,  sur  les  horreurs  de  ladministration  actuelle  relative  aux 
Enfants  trouvés...  Je  lis  ce  soir  mon  rapport  aux  AlTaires 
étrangères.  J'étudie  vingt  volumes  de  chemins  de  fer.  Je  parais 
en  deux  Aolumes  de  poésie,  dans  sept  jours.  J'ai  quarante  lettres 
et  deux  ou  trois  séances  ])ar  matinée.  Je  monte  à  cheval  au 
Bois  de  Boulogne  deux  heures.  Je  ne  dîne  pas  chez  moi  un  jour 
par  semaine.  J'ai  cent  vingt  personnes  le  soir  deux  fuis  par 
semaine.  Je  suis  malade  et  triste'.  » 

On  le  serait  à  moins.  Au  milieu  de  ce  tohu-bohu  naquit  la 

i.  LeUre  du  25  avril  1838. 


228  LAMARTINE 

Chute  (fun  Anf/e.  L'œuvre  lourinillail  dincorrections,  ù  tel 
point  qu'après  la  première  édition  il  l.illiit  faire  force  retou- 
ches et  réparer  des  phrases  et  des  vers  boiteux.  T^a  critique  fut 
iui[)itoyable;  mais  le  succès  de  vente  consola  un  peu  l'auteur; 
car  il  avait,  de  plus  en  plus,  de  grands  besoins  d'argent.  Désor- 
mais, au  rebours  de  la  loi  comuiunc,  il  s'occupait  d'alVaires  pour 
la  gloire,  et  faisait  des  vers  |»oui'  l'argent.  Pour  une  fois,  la 
poésie  nourrissait  la  prose. 

On  attaqua  non  seulement  le  style,  mais  le  sujet  du  nouveau 
poème.  L'Ange  épris  d'une  fille  de  la  terre,  devenu  homme  pour 
être  aimé  d'elle,  parut  UKuistrueux '.  Toutefois  l'idée  première 
j>ouvait  être  lunireuse,  si  Lamartine  avait  su  en  tirer  parti. 
N'est-il  pas  singulier  que  le  poète  qui  avait  écrit 

L"hommc  est  un  dieu  tombé  qui  sf  souvient  des  deux 

n'ait  pas  songé  à  montrer  dans  son  poème  la  lutte  (pii  devrait 
déchirer  le  cœur  de  l'Ange  fait  homme,  et  partagé  entre  l'amour 
d'une  femme  et  le  regret  du  paradis.  Non,  l'Ange  ici  n'a  plus 
aucun  souvenir  de  son  ancien  état;  il  est  homme,  et  rien 
qu'homme,  seulement  plus  fort  et  plus  beau  que  les  autres 
hommes;  nul  combat,  nul  regret  dans  son  cœur.  Dès  lors  le 
seul  sujet  du  poème,  cest  ré[»opée  de  l'homme  primitif,  ou, 
comme  dit  Lamartine,  «  antédiluvien  ».  Mais  c'est  une  chose 
diflicile  à  faire  qu'un  poème  antédiluvien,  quand  on  n'a  pas  été 
dans  l'Arche.  (Vest  la  fantaisie  dans  l'énorme;  c'est  un  délire 
«l'imagination  que  rien  ne  règle  ni  ne  comluit.  Le  poète,  en 
voulant  à  tout  prix  étonner,  risque  de  choquer  d'abord, 
d'ennuver  ensuite.  Ni  dans  le  caractère  des  deux  héros  (je  dis 
leurs  caractères  physiques,  car  de  caractère  inoral  ils  n'en  ont 
pas;  ce  sont  deux  animaux  bipèdes,  très  beaux  et  très  forts, 
mais  nus  et  ignorants),  ni  dans  leurs  aventures  l'humanité  ne 
se  reconnaît.  Quelques  pages  agréablement  pastorales  émaillent 
la  première  partie  du  poème;  le  reste  semble  un  cauchemar, 
riiorreur  v  déborde.  Comment  le  (diaste  amant  d'Elvire  s'est-il 
égaré  dans  ce  labyrinthe  affreux  de  crimes  sans  nom  et  d'abo- 

I.  Celle  donnée    loiilefois    n'était    pns    noiiv.-lle.    liyroi)    lavail    traitée   dans 
Ciel  et  Terre  {IH2[);  Vigny,  nu  |irii  plus  lard,  dans  1-Jloa. 


DES  «  HAllMOMES  ■>    AUX   «  UECUEILLKMENTS  -  220 

minables  volu|)t(''S,  (|iril  nomme  la  cité  de  Baal,  oîi  les  Hois 
Géants  foulent  aux  pieds  un  milli(»n  d'esclaves?  L'émulation 
l'a-t-elle  saisi  dètre,  du  premier  hond,  plus  «  romantique  »  et 
même  plus  «  satanique  »  que  les  plus  audacieux  de  ses  contem- 
porains? S'est-il  lassé  d'être  appelé  le  pur,  le  chaste,  l'idéal  et 
l'élétiiaque?  (kHle  ville  deiifer  semble  inv(>ntée  par  un  cerveau 
malade!  Les  palais  des  Rois  Géants  y  sont  bâtis  de  corps 
humains  échafaudés,  les  cariatides  y  sont  vivantes  et  pleurent 
de  honte  et  de  fatigue  sous  la  frise  vivante  aussi,  qui  les  écrase. 
Les  tapis  sont  faits  de  chevelures  humaines  coupées  sur  les  têtes 
servîtes.  Les  parquets  sont  des  dos  humains  que  les  rois  écra- 
sent, superbes.  Les  fêtes  sont  des  orgies,  où  le  sang  coule  à  flots 
pour  assaisonner  la  volupté  devenue  insipide.  Les  comédies 
qu'on  joue  devant  les  rois  sont  des  drames  réels,  dont  l'issue 
est  livrée  aux  caprices  de  la  colère  ou  de  la  passion.  Des  sup- 
plices raffinés  sont  longuement  décrits;  et  ces  horreurs  remplis- 
sent quatre  ou  cinq  mille  vers,  au  bout  de  quoi,  le  cœur  se  sou- 
lève. Et  quand  enfin  Gédar,  échappé  de  cette  ville  infâme,  met 
fin  à  sa  vie  et  au  poème,  en  se  brûlant  sur  un  bûcher  de  ronces 
au  milieu  du  désert  ;  lorsqu'un  ange  du  Ciel  descend  lui  annoncer 
qu'il  ne  retournera  vers  Dieu,  qu'après  s'être  incarné  neuf  fois 
pour  expier  neuf  fois  sa  faute  ;  le  lecteur  efîrayé  proteste,  et 
jure  qu'il  ne  lira  pas  neuf  épopées  semblables  à  la  Chute  d'un 
Amje.  Mais  toutefois  ce  dédain  est  injuste  et  malheureux;  il  ne 
faut  pas  souffrir  qu'il  nous  voile  toutes  les  beautés  de  ce  poème 
que  personne  ne  lit;  mais  qui  réserve  à  celui  qui  le  lira  les  plus 
agréables  surprises.  Non  que  j'accède  au  sentiment  de  ceux  qui 
proclament  la  Chute  d'un  Ange  le  chef-d'œuvre  de  Lamartine; 
ou  même  y  trouvent  les  seuls  vers  de  lui  qu'on  lira  à  jamais. 
Ceux-là  n'aiment  point  Lamartine;  car  c'est  ne  pas  aimer  un 
poète  que  d'affecter  de  le  louer  le  plus,  là  où  il  est  le  moins  lui- 
même.  Or  c'est  dans  la  Chute  d\(n  Ange  que  Lamartine,  le  plus 
subjectif  des  poètes,  s'est  quelquefois  dépris  de  sa  personnalité; 
c'est  là  seulement,  ou  c'est  là  surtout,  qu'il  a  fait  de  la  poésie 
objective,  et  raconté  autre  chose  que  son  àme;  ou  décrit  une 
autre  nature  que  celle  ([u'il  transformait  par  sa  vision  intérieure. 
De  cet  effort  nouveau  sont  nées  des  pages  merveilleuses  :  de 
fraîches  idylles  dans  la  première  moitié  du  poème;  au  milieu, 


230  LA.MAllTINK 

les  plus  beaux  vers  didactiques  et  |)hiloso})iii(]ues  écrits  au 
XIX*'  siècle,  je  veux  dire  les  frairments  du  livre  primitif  \  code  du 
théisme  juir,  niauu(d  de  «  reliiiioii  naturelle  »,  d'une  ithiloso- 
phie  un  peu  courte  et  superficielle,  mais  majestueux  d'allure  et 
taillé  avec  une  fermeté  lapidaire.  Enfin  cette  muse,  si  douce 
encore  dans  Jocelyn,  a  jeté  de  beaux  cris  de  colère,  dans  la 
C/iulf  (C un  Anfjc,  contre  l'iniquité  des  forts  sans  pitié  |)our  les 
faibles.  Il  avait  commencé  bien  tard  à  penser  à  ces  choses;  mais 
il  semblait  vouloir,  iki  premier  coup,  dépasser  les  plus  violents, 
dans  la  voie  des  revendications  sociales. 

La  Chute  d'un  Ange  était,  dans  sa  forme  et  dans  son  fond, 
une  pure  improvisation.  Lamartine  s'en  excusa  d'abord,  sur  le 
peu  d'heures  qu'il  pouvait  donner  désormais  à  la  poésie;  puis 
voyant  que  l'excuse  était  mal  accueillie,  il  se  vanta  fièrement  de 
ce  qu'il  avait  d'abord  confessé;  il  réclama  très  haut  le  droit, 
pour  le  poète,  d'être  un  improvisateur  (seconde  préface  de  la 
Chute  cl  un  Ange).  Je  n'insisterais  pas  sur  cette  apologie  de  cir- 
constance, s'il  ne  s'était  trouvé  des  admirateurs,  comme  Laprade, 
un  disciple  de  Lamartine,  pour  lui  donner  raison  sur  ce  point, 
et  louer,  sans  réserve  «  la  perfection  sans  minutie  que  Lamar- 
tine, ce  merveilleux  improvisateur,  donnait  à  ses  vers  si  faciles 
et  si  abondants.  Lamartine  est  dans  notre  littérature,  dans  toutes 
peut-être,  le  trovveur  par  excellence  ;  aucun  poète,  n'abonde 
comme  lui  en  vers  qui  semblent  être  sortis  de  l'âme  de  l'au- 
teur et  de  la  lan£;ue  qu'il  pai'le,  comme  une  fleur  sort  de  sa 
sève  et  du  rameau.  »  L'éloge  n'est  juste  qu'à  condition  d'être 
expliqué.  Oui,  Lamartine,  entre  tous  nos  poètes,  est  le  plus 
aisé,  le  plus  facile  et  le  plus  naturellement  poète.  Mais  il  ne 
s'ensuit  pas  qu'il  ait  jamais  atteint  la  perfection  par  rim[)rovisa- 
tion.  L'improvisation  ne  donne  jamais  de  chefs-d'œuvre,  non  pas 
même  dans  l'éloquence.  Un  génie  fécond  produit  vite,  et  s'épanche 
avec  force  et  abondance;  mais  après  cette  elîusion  il  se  reprend, 
se  corrige,  et  lentement  perfectionne  son  œuvre.  Toute  beauté 
d'art  durable  est  faite  d'inspiration  et  de  travail. 

Les  «  Recueillements  ».  —  Au  mois  d'aviil  18'Î9,  Lamar- 
tine fit  paraître  les  liecnciUentcnts  poétiques,  dernier  ouvrage  en 
vers  publié  par  lui.  Ce  n'est  pas  un  poème;  c'est  une  trentaine 
de  pièces  isolées  qu'aucun  lien  ne  rattache  entre  elles.  Il  a  dis- 


DES   «  HARMONIES  »   AUX   «  HKCIEILLEMENTS  "  231 

perse  là(lesbcaiilt'-s  du  |irt'inici' ordre,  iiuiis  riiis|iiiMli<)ii  du  livre 
esl  décousue  «d  inlrnnillciilc.  Lf  inoinrid,  dailh-iirs,  étuil  mal 
(lioisi  |iour  le  puldier.  On  était  au  jdus  fort  de  la  coaldion: 
loulcs  les  opiiositions  réunies  menaient  campaiine  contre  Mole. 
Lamartine  seul,  un  peu  par  conviction  et  par  chevalerie,  beau- 
coup pour  lém(»ii:ner  avec  éclat  de  son  isolemenl.  *-[  de  son 
indépendance  à  légard  de  tous  les  partis,  défendait  avec  une 
éloquence  admirable  un  ministère  qu'il  n'aimai!  pas,  quil  aurait 
combattu,  s'il  lavait  vu  plus  fort.  11  fut  quatre  mois  sui-  la 
brèche,  parla  quarante-quatre  fois  dans  les  bureaux,  dix-liiiil 
fois  à  la  tribune,  émerveillant  amis  et  ennemis.  C'est  ce  moment 
(ju'il  choisit  ]iour  publier  les  Reçue iUemenls.  Ce  fut  un  manque  de 
tact.  On  trouva  qu'il  encombrait  l'attention  publique;  on  refusa 
de  lire  ses  vers  parce  qu'on  écoutait  ses  discours.  Il  s  étonna, 
jugeant  sa  nouvelle  œuvre  égale  aux  Méditations,  aux  Har- 
monies. Il  écrivait  :  «  On  y  reviendra  ».  Mais  on  n'y  revint  pas. 
Le  |>ublic  fut  trop  sévère,  assurément;  mais  il  reste  vrai  que  les 
Recueillements  ne  valaient  pas  les  Méditations.  L'originalité  y 
est  bien  moindre,  et,  par  exemple,  cette  Cloche  de  Saint-Point 
que  l'auteur  vantait  avec  complaisance,  rappelait  trop  par  les 
idées,  l'allure  et  l'accent,  d'anciens  vers,  lus,  admirés,  sus  par 
cœur  depuis  ])rès  de  vingt  ans  : 

Oh!  quand  cette  humble  cloche  à  la  lente  volée 
Epand  comme  un  soupir  sa  voix  sur  la  vallée,  etc. 

Vers  exquis,  mais  qu'on  croyait  reconnaître.  On  avait  lu  cela 
déjà.  Lamartine,  qui  n'imite  personne,  commençait  à  s'imiter 
lui-même,  il  se  répétait. 

D'autres  pièces,  d'un  accent  plus  neuf,  déplurent  par  l'ou- 
trance avec  laquelle  le  poète  y  exprimait  ses  nouvelles  opinions 
de  plus  en  plus  audacieuses.  Ainsi  i'topie  (une  pièce  que  lui- 
même  admirait  très  fort)  parut  aventureuse  plutôt  que  belle;  et 
l'on  sourit  en  lisant  cette  prophétie  humanitaire,  où  l'on  annon- 
çait, au  nom  de  la  seule  raison,  une  transformation  radicale  du 
monde  :  un  jour  devait  venir  où  tous  les  hommes  seraient  bons, 
tous  les  hommes  beaux;  tous  les  hommes  libres;  tous  les 
hommes  riches;  tous  les  hommes  heureux;  et  même,  tous  les 
hommes  intelligents.  ISÉpitre  à  Adolphe  Dumas,  dont  l'auteur 


i>32  LAMARTINE 

se  montrait  aussi  l'ort  conlonl,  oiîre  en  elï'et  des  [taiiies  très 
agréables,  et  un  om|)loi  facile,  alerte  et  spirituel  de  l'alexandrin 
familier,  côtoyant  la  prose  et  n'y  tombant  jamais,  tel  que  Vol- 
laire  a  su  le  traiter  dans  ses  meilleures  Epilres.  Mais  on  n'était 
pas  habitué  à  trouver  ce  style  chez  Lamartine  :  on  refusa  de 
goûter  cette  sorte  de  déguisement.  Le  poète  découragé  renonça 
aux  vers,  et  se  tourna  dès  lors  tout  entier  vers  d'autres  travaux 
et  d  antres  ambitions. 

Quelques  pièces,  de  loin  en  loin,  témoignèrent  cependant  que 
son  génie  n'était  pas  éteint.  Il  semble  que  le  repos  lui  rendit,  au 
contraire,  j)lus  de  force  et  plus  de  fraîcheur.  Lamartine  a-t-il 
écrit  jamais  rien  de  plus  beau  que  la  Vir/ne  et  la  Maison,  pièce 
con'.posée  à  soixante-sept  ans.  Dans  son  Saint-Point  désert  et 
nu,  il  évoque  en  pleurant  le  souvenir  des  joyeux  habitants  qui 
peuplaient  la  maison  aux  jours  de  son  enfance  : 

Efface  ce  séjour,  ô  Dieu,  de  ma  paupière; 
Ou  rends-le-moi,  semblable  à  celui  d'autrefois! 
Quand  la  maison  vibrait  comme  un  grand  cœur  de  pierre 
De  tous  ces  cœurs  joyeux  qui  battaient  sous  ses  toits. 

A  l'heure  où  la  rosée  au  soleil  s'i''\  apore, 
Tous  ces  volets  fermés  s'ouvraient  à  sa  chaleur. 
Pour  y  laisser  entrer  avec  la  tiède  aurore 
Les  nocturnes  parfums  de  nos  vignes  en  fleur. 

On  eût  dit  que  ces  murs  respiraient  comme  un  être. 
Des  pampres  réjouis  la  jeune  exhalaison. 
La  vie  apparaissait  rose  à  chaque  fenêtre 
Sous  les  beaux  traits  d'enfants  nichés  dans  la  maison. 

Voilà  les  vers  (jue  Lamartine  savait  faire  encore  ([uand  il 
avait  cessé  depuis  longtemps  de  faire  des  vers.  Mais  hélas  1 
({uatre  ou  cinq  pièces  éparses  sont  tout  l'ouvrage  de  trente 
années!  Et  ni  les  beaux  discours  de  tribune,  ni  les  Girondins^ 
ni  le  Cours  de  LUléralnre,  ni  les  grands  souvenirs  d'une  vie 
juiblique  agitée,  qui  de  quelque  façon  (ju'on  la  juge  ne  fut  pas 
sans  gloire,  ni  rien  enfin  ne  nous  consolera  tout  à  fait  de  ce 
silence  imposé,  trente  années  durant,  à  la  muse  de  Lamartine. 

Faut-il  l'avouer/Cet  homme,  (|ui  vivra  à  jamais  comme  |»oète, 
et  grand  poète,  et  (jui  serait  déjà  rentré  dans  l'oubli,  s'il  n  eût 
été  poète  (car  l'ouldi  a  d(\jà  dt'-voré  des  discours  et  des  actes  qui 
furent  aussi  bruvauls  (pic  les  siens),  Lamartine,  au  fond,  mé- 


DES   «  HAUMONIES  »   AUX   «  RECUEILLEMENTS  »  233 

nrisuil,  ou  toul  ;iii  luoin.s  dédaignait  les  vers,  les  siens  comme 
ceux  d'autrui,  et  ue  s'en  cachait  guère. 

Il  écrivait  dans  VArerlisf;eme}îl  en  lète  de  Jocehjn  : 

t)n  ne  doit  donner  à  ers  u-nvres  de  complaisance  de  l'imagination  que 
les  heures  laissées  libres  par  les  devoirs  de  la  famille,  de  la  patrie  et  du 
temps  :  ce  sont  les  voluptés  de  la  pensée.  Il  ne  Tant  pas  en  laire  le  pain 
quotidien  d'une  vie  d'homme...  Qu'est-ce  qu'un  homme  qui  à  la  fin  de  sa 
vie  n'aurait  fait  que  cadencer  ses  rêves  poétiques,  pendant  que  ses  con- 
temporains combattaient,  avec  toutes  les  armes,  le  grand  combat  de  la 
patrie  et  de  la  civilisation  ;  pendant  (|ue  tout  le  monde  moral  se  remuait 
autour  de  lui  dans  le  terrible  enfantement  des  idées  ou  des  choses?  Ce  seraîY 
une  espèce  de  baladin  propre  à  divertir  les  hommes  sérieux,  et  qu'on  aurait 
du  renvoyer  avec  les  bagages  parmi  les  musiciens  de  l'armée. 

Il  voulut  donc  être  orateur,  homme  politique,  homme  d'Etat; 
il  le  fut  à  grand  prix.  Était-ce  par  devoir  et  conscience?  Etait-ce 
par  ambition  (d'ailleurs  noble  et  élevée)  qu'il  poursuivit  ces 
illustres  chimères?  L'un  et  l'autre.  Il  souhaita  très  ardemment 
de  jouer  ces  grands  rôles;  et  très  sincèrement  aussi,  crut<|u'il  les 
jouerait  à  l'honneur  et  pour  le  bien  de  son  pays. 

S'il  se  trompa,  ou  non,  je  crois,  en  vérité,  que  l'heure  n'est 
pas  encore  venue  de  prononcer  là-dessus.  Mais  je  voudrais  au 
moins  élever  un  scrupule,  une  réclamation,  au  nom  de  la  poé- 
sie, contre  l'arrêt  trop  sévère  que  ce  grand  poète  a  lancé  contre 
tous  les  poètes.  Non,  il  n'est  pas  vrai  de  dire  que  celui-là  tout 
seul  sert  son  pays  qui  le  sert  par  ime  action  directe  exercée  sur 
la  politique  et  le  gouvernement  de  ce  pays.  Le  savant,  le  lettré, 
le  poète  lui-même,  ne  fussent-ils  que  poètes,  lettrés,  savants, 
sont  glorieux  aussi,  et  sont  utiles  à  leur  façon.  Car  l'homme, 
qui  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  ne  vit  pas  non  plus  seulement 
de  lois;  mais  il  vit  encore  d'idéal,  et  de  haute  poésie,  et  de 
science  désintéressée.  Les  grands  poètes  ont  une  bien  belle 
part  ;  qu'ils  ne  la  rejettent  pas  eux-mêmes;  elle  ne  peut  leur 
être  ôtée. 

Quand  on  m'apprendrait  que  le  divin  Homère  a  refusé  les 
charges  municipales  de  Smyrne  ou  de  Colophon,  je  ne  croirais 
jamais  (ju'il  eût  pu  mieux  mériter  de  la  Grèce  en  administrant 
son  bourg  natal,  qu'en  composant  Y  Iliade  et  \  Odyssée. 


234  LAMARTINE 


IV.  —  Lamartine  orateur  et  historien. 

Lamartine  orateur.  —  Lamartine  a  drluité  dans  h\  poli- 
tique |>ar  un  curieux  éci'il  Sur  la  /)(>/// Ifjnr  radoiniellc,  daté  du 
2r>  septemiu-e  1831.  Le  futur  démocrate  de  1848  y  est  déjà  tout 
entier,  en  germe.  En  un  sens  on  peut  dire  que  Lamartine  a  mis 
plus  de  suite  et  de  cohésion  dans  son  œuvre  ])olitique  que  dans 
son  œuvre  poétii^ue.  L'évolution  qui  s'était  faite  dans  son 
esprit,  a}»rès  1830,  en  l'espace  de  quelques  mois  fut  complète. 
Moins  libéral  en  1820,  que  Decazes;  dix  ans  plus  tard,  il 
réi'lame  le  suffrage  universel,  qui  elTrayait  les  plus  libéraux. 
La  possibililé  d'un  rcloiii-  de  l'Empire  (chose  qui  semblait 
absurde  en  1831)  est  entrevue  très  nettement  dans  ce  curieux 
ouvrape  :  «  Le  premier  qui  jirendra  le  chapeau  étriqué  et  la 
redingote  i:rise,  se  croira  un  Bonaparte;  il  sabrera  la  civilisa- 
tion et  la  liberté,  des  branches  à  la  racine,  et  dira  :  «  Mon 
peuple.  »  Mais  vme  ])rophétie  j)lus  extraordinaire  encore  est 
celle  de  sa  propre  mission,  annoncée  dès  lors  par  cet  homme 
qui  venait  d'échouer  dans  trois  collèges  électoraux,  et  qui  n'avait 
pas,  bien  à  lui,  vingt  suffrages  peut-être  dans  la  France  entière. 
Il  s'écriait  :  «  (La  France  périra-t-elle)  faute  d'un  homme,  d'un 
homme  politique  complet  dans  l'intelligence  et  la  vertu,  d'un 
homme  résumé  sublime  et  vivant  d'un  siècle,  fort  de  la  force  de  sa 
conviction  et  de  celle  de  son  époque;  Bona])arte  de  la  parole; 
ayant  riiistiiicl  de  la  vie  sociale  et  l'éclair  de  la  tribune; 
coninir  le  héros  avait  celui  de  la  mort  et  du  champ  de  bataille; 
palpitant  de  foi  dans  l'avenir;  Christophe  Colomb  de  la  liberté, 
capable  d'entrevoir  l'autre  monde  politique,  de  nous  convaincre 
de  son  existence  et  de  nous  y  conduire  par  la  persuasion  de  son 
é'lo(|uence  et  la  doniiiialiiMi  (b^  son  génie?  »  Qui  doute  qu'il  dit 
déjà  intérieurement  :  «  Je  serai  cet  homme'!  » 

Elu  déjtuté  de  Bergues  pendant  le  voyage  dOrient,  il  vint 
siéger  au  commencement  de  1834.  A  celui  qui  lui  demandait  : 
«  Où  siégerez-vous?  »  tit-il  authentiquement  la  célèbre  réponse  : 

1.  Dans  le  iiu'nic  ('crit  il  di-mandail  la  séparaliun  de  TEgiise  el  de  l'État,  et 
l'abolition  de  la  peine  de  mort. 


(lUATEril   ET   HISTOIUH.N  235 

«  Au  [ilafoiul  )>".'  .!<'  Il  f'ii  suis  jtas  sûr;  mais  il  voulul  tester  isol*'-, 
indépendant  des  lioiunios  et  des  groupes.  Il  écrit'  :  <'  .Icflois  jiour 
chercher  mon  point  d'a|t|(ui  hors  des  partis  existants,  dans  la 
conscience  du  pays,  commencer  par  blesser  tous  les  jtartis  en 
leur  échaj)pant.  »  Un  an  plus  tard-  :  «  J'ai  déjà  plus  de  vinj^t 
voix  votant  à  mon  image;  j'en  aurai  quarante  à  la  fin  de  Tan- 
née; trois  C(Mits  dans  quatre  ans...  (Nous  ferons  alors)  ou  une 
restauration  passable  {ceci,  Je  crois  pour  adoucir  la  chose  à  so)i 
ami  ]'irieu),  ou  une  république  rationnelle.  Je  sens  assez  bien 
l'instinct  des  masses  ».  l/année  suivante  :  «  Je  deviens  de  jour 
en  jour  plus  intimement  et  plus  consciencieusement  révolution- 
naire... il  faut  que  nous  et  ce  temps-ci  nous  servions  courageu- 
sement la  loi  de  rénovation...  Je  ne  me  prononce  pas  cependant 
encore  tout  à  fait;  j'y  mets  temps,  religion,  examen,  prudence. 
Puis  une  fois  parti,  firai  1res  loin'^.  »  Il  avait  cru  d'abord 
arriver  au  pouvoir  en  ralliant  une  majorité  à  lui.  Quand  il 
comprit  qu'il  serait  toujours  suspect  au  «  pays  légal  »  il  cessa 
d'écarter  l'occasion  d'entrer  «  j)ar  la  brèche  '"  ».  Il  écrivait^  : 
«  Guizot,  Mole,  ïhiers,  Passy,  Dufaure,  cinq  manières  de  dire 
le  même  mot.  Ils  m'ennuient  sous  toutes  les  désinences.  Que 
le  diable  les  conjugue  comme  il  voudra.  Je  veux  aller  au  fait 
et  attaquer  le  règne  tout  entier.  »  Un  mois  plus  tard  :  «  Je  ferai 
l'insurrection  de  l'ennui,  une  révolution  pour  secouer  ce  cau- 
chemar "  ».  Il  avait  déjà  dit  (le  10  janvier  1839  dans  la  discussion 
<le  l'adresse)  :  «  La  France  est  une  nation  qui  s'ennuie  ».  Lamar- 
tine du  moins  s'ennuyait.  xVppelé,  croyait-il,  à  régner  par  son 
génie,  comme  d'autres  par  la  naissance,  il  s'ennuyait  d'être 
impuissant,  et  se  croyait  détrôné.  Et  toutefois  ses  merveilleux 
succès  de  tribune  auraient  dû  lui  faire  prendre  patience.  Mais 
il  se  dégoûta  de  soulever  tant  d'applaudissements  sans  jamais 
rallier  les  votes. 

Dès  son  entrée  au  Parlement,  il  voulut  à  toute  force  devenir 
un  grand  orateur.  Après  une  courte  période  de  gène  et  d'cm- 


I.  A  Ronot,  14  janvioi"  is;ii. 

-2.  A  Virieu,  10  décembre  1834. 

o.  A  Virieu.  1"  octobre  1835. 

4.  LeUre  à  M""  de  (îirardin.  septembre  1841. 

ii.  A  Lagrange,  5  octobre  1842. 

C.  A  Mme  ^\Q  Girardin,  ù'i  iiov.  18 12. 


236  LAMARTINE 

baiTas;  ajtrè.s  avoir  récili',  sans  cliah'ur,  des  discours  trop  Lion 
écrits,  et  qui  semblaicnl  appris  par  cœur,  il  chaniica  de  méthode, 
et  réussit  très  vite  à  ((MKpit'i'ii'  une  facilih'  merveilleuse  qui 
devint  ensuite  une  grande  et  vraie  élcxpHuice.  Nul  homme  n'a 
mieux  réussi  dans  rim[)rovisation  complète;  celle  qui  crée  à 
la  fois  le  fond  et  la  forme,  les  idées  et  l'élocution  ;  celle  enfin, 
•  le  l'oraltMir  (pi'iiii  hasanl  ih'  la  discussion,  un  mot  jeté  en  pas- 
sant, repro(he,  accusation,  calomnie,  arrache  à  son  banc, 
emporte  à  la  tribune:  soutenu  seulement  par  l'instinct  de  la 
nécessité;  T'clairé  par  les  rejrards  des  auditeurs  et  par  l'impres- 
sion produite.  Jeu  terri Ide  et  daniiei'eux  où  force  déclamateurs 
se  sont  perdus,  où  Lamartine  a  l'éussi,  souvent  avec  éclat,  quel- 
(|uefois  jus(]u"à  agir  sur  les  hommes  et  changer  leurs  volontés. 

11  fut  si  heureux,  le  jour  où  il  se  reconnut  maître  de  sa 
parole,  qu'il  écrivit,  dirai-je  ce  blasphème  :  «  J'avais  toujours 
senti  que  l'éloquence  était  en  moi  plus  que  la  |)oésie'  ».  0  poète 
ingrat,  (pii  ne  savait  |)as  que  ses  vers  seront  toujours  plus  élo- 
quents que  ses  discours!  Mais  l'orateur,  en  regardant  ses  audi- 
teurs, a  la  joie  de  lire  et  de  savourer  dans  leurs  yeux  l'admira- 
tion qu'il  excite.  «  Adieu  les  vers,  écrit  Lamartine-.  J'aime 
mieux  parler;  cela  m'anime,  m'échauffe,  me  dramatise  davantage . 
Et  puis  les  paroles  crachées  coûtent  moins  que  les  stances 
fondues  en  bronze.  »  Elles  coûtent  moins;  mais  elles  durent 
moins.  Car  enfin,  il  n'est  pas  d'improvisation  immortelle. 

Coiincuiii  caractérise  admirablement  l'éloquence  de  Lamar- 
'  tine.  «  Lorsque  Lamartine  riVitait  mot  à  mot  ses  discours 
appris,  sa  parole  était  tlasque,  molle,  traînante,  embarrassée, 
et  ne  quittait  pas  les  basses  rég-ions  de  la  phraséologie;  mais 
il  est  tellement  sûr  aujourd'hui  de  son  inijirovisation  qu'il  ne  se 
retient  plus  aux  rampes  de  la  tribune.  11  s'abandonne  a  toute 
la  puissance  de  son  vol...  11  parle  une  espèce  de  langue  magni- 
fique, [)ittoresque,  la  langue  de  Lamartine;  car  il  n'y  a  que  lui 
qui  la  pari»'  et  (pii  la  puisse  jiarler.  «Il  dit  ailb-uis  très  finement  : 
«  l^amartine  est  aussi  naliirid  dans  sa  pompe  (pie  Thiers  dans 
sa  simplicité  ». 

L'éloquence  de  Lamartine  large,  souide,  lloltante,  ondoyante 

1.  A  Virieu,  22  seplemlire  183j. 
■1.  A  Virifui.  aonl  1837. 


ORATEUR   1:T   HISTORIEN  IM 

se  prête  mal  à  1  analyse  et  plus  mal  encore  aux  extraits,  l'u 
lleuve  a  sa  beauté  dans  l'abondance  et  la  véliémence  de  son 
courant;  un  verre  d'eau  puisé  dans  ce  lleuve  ne  donne  aucune 
idée  de  cette  beauté.  Il  en  est  de  même  de  l'éloquence  de 
Lamartine. 

L'invention  n'est  pas  (('(piien  faisait  le  [irincip.il  mérite.  Sans 
doute,  il  était  loin  d'être  ignorant,  lisait  beaucoup  et  s'assimilait 
les  idées  des  autres  avec  une  facilité  merveilleuse.  Mais  sa 
science,  acquise  ti'op  vite,  restait  superficielle.  Cormenin  lui 
disait  joliment  :  «  Ce  n'est  pas  assez  de  savoir  la  lanf/u.c  des 
afîaires;  il  en  faut  connaître  jusqu'à  V argot.  »  Lamartine  en  sut 
la  langue;  il  n'en  sut  jamais  l'arerot.  Mais  avouons  (jue  personne 
n'a  jamais  mieux  dissimulé  le  défaut  de  science  solide  des 
choses,  par  une  vue  juste  des  apparences  spécieuses;  et  quel- 
quefois par  une  divination  perspicace  des  réalités  profondes. 

Il  disposait  ses  discours  selon  nn  procédé  qui  convenait  à 
merveille  à  son  genre  d'éloquence.  Au  lieu  de  diviser  sa 
matière  et  d'analyser  successivement  toutes  les  parties  du  sujet, 
comme  fait  un  Bourdaloue  par  exemple,  il  s'élève  d'abord  au- 
dessus  des  choses,  comme  d'un  bond,  ou  plutôt  d'un  vol  hardi; 
et  de  cette  hauteur,  il  embrasse  du  regard  le  sujet  tout  entier; 
puis  projette  tour  à  tour  vers  les  différentes  parties,  les  ravons 
de  son  éloquence,  mais  entre  ces  rayons  divergents,  il  reste  des 
vides  obscurs;  des  lacunes  que  l'orateur  dédaigne  d'éclairer.  Son 
sujet  n'ayant  été  ni  reconnu  avec  soin,  ni  divisé  avec  précision, 
n'a  pu  être  non  plus  entièrement  exploré.  Lamartine  s'en  soucie 
fort  peu.  Il  croit  que  l'éclat  des  points  lumineux  cachera  l'obs- 
curité des  points  sombres.  Mais  des  adversaires  attentifs  ne 
manquaient  pas  de  saisir  les  lacunes  de  son  raisonnement. 

Il  s'en  faut  bien  d'ailleurs  qu'il  fût  toujours  emphatique  et 
redondant,  comme  les  envieux  l'en  accusaient.  Ses  plus  beaux 
traits  sont  simples,  d'une  simplicité  familière  et  forte,  qu'ignorent 
les  rhéteurs  :  ainsi,  dans  la  péroraison  du  premier  discours  sur 
l'abolition  de  la  peine  de  mort  :  «  Heureux  le  jour  oîi  la  société 
humaine  pourra  dire  à  Dieu  en  lui  restituant  ses  générations 
tout  entières  :  «  Nous  rendons  intactes  à  la  nature  toutes  les  vies 
qu'elle  nous  a  confiées.  Comptez-les,  Seigneur,  il  n'en  manque 
pas  une!  »  Une  autre  fois,  la  Chambre  avait  voté  l'afFranchisse- 


■238  LAMAUTINK 

inciil  (les  ciiraiiis  iu*\v>  à  iiaîlrc  dans  les  colonies,  sans  oser  voter 
r.ilViamlusseineiit  de  leurs  [>arenls  esclaves.  Lamartine,  en  se 
ralliant  à  cette  énianci[>alion  iiiconudèle.  terminait  ainsi  son 
discours  :  «  Je  vole  cette  loi  en  p'-missant.  Je  la  vole  à  cause  de^ 
la  dureté  de  vos  cœurs...  Je  déplore  qu'un  peuple  comme  la 
France,  au  lieu  de  balayer  cette  grande  iniquité  de  la  civilisation, 
se  contente  de  la  coujxm-  en  deux,  et  fasse  à  resclavage  cette 
immense  part  de  toute  une  fiénération,  cinq  cent  mille  de  nos 
frères  que  la  mort  seule  a/fratichtral  »  Ce  dernier  trait,  si  habile- 
ment suspendu,  si  hardiment  lancé  d'un  accent  si  déchiianl, 
serait  connu  et  cité  pailout.  s'il  se  trouvait  dans  le  Conciones. 

Il  avait  même  parfois  la  réplique  heureuse,  en  face  des 
interru|ilions  imprévues.  Son  plus  beau  discours  est  peut-être 
celui  qu  il  i>rononça  à  l'occasion  du  retour  des  restes  de  Napoléon 
en  France.  Seul,  il  osa  protester  contre  l'adoration  universelle 
rendue  aux  cemlres  de  l'homme  alorieux  et  funeste;  seul  il 
annonça  prophéli(iuement  quels  i^ermes  on  jetait  dans  l'esprit 
public  en  déchaînant  cette  fureur  didolàtrie. 

Quoique  aduiiralour  de  ce  grand  homme,  je  n'ai  pas  un  enthousiasme 
sans  souvenir  et  sans  prévoyance.  Je  ne  me  prosterne  pas  devant  cette 
mémoire.  Je  ne  suis  pas  de  cette  religion  napoléonienne,  de  ce  culte  de 
la  force  que  Ton  veut  depuis  quelque  temps  substituer  dans  l'esprit  de  la 
nation  à  la  religion  sérieuse  de  la  liberté...  Les  ministres  nous  assui'cnt 
que  le  trône  ne  se  rapetissera  pas  devant  un  pareil  tombeau  :  que  ces 
ovations,  ces  cortèges,  ces  couronnements  posthumes,  cet  ébranlement  de 
toutes  les  imaginations  populaires,  ces  spectacles  prolongés  et  attendris- 
sants, ces  récits,  ces  publications,  ces  éditions,  à  cent  millions  d'exem- 
plaires, des  idées  et  des  sympathies  napoléoniennes,  ces  bills  d'indemnité 
donnés  au  despotisme  heureux,  ces  adorations  du  succès,  tout  cela  n'a 
aucun  danger  pour  l'avenir  de  la  monarchie  représentative...  J'ai  peur 
qu'on  ne  fasse  dire  ou  penser  au  peuple  :  «  Voyez,  au  bout  du  compte,  il 
n'y  a  de  populaire  que  la  gloire;  il  n'y  a  de  moralité  que  dans  le  succès; 
soyez  grands  et  luiti-s  tout  ce  que  vous  voudrez.  Gagnez  des  batailles  et 
faites-vous  un  joiiet  des  institutions  de  votre  pays!  »  Est-ce  là  qu'on  en 
veut  venir? 

Et.  par  un  admirable  mouvement,  l'orateur  évoquant  l'idée 
d'un  lîonaparte  imaginaire,  irréprochable,  qui  eût  été  le  Was- 
hini^ton  do  la  iM-ance  au  lieu  d'en  être  le  César,  qui  eût  fondé  la 
liberté  ilui'able  et  la  justice  immortelle  au  lieu  d'une  gloire 
éphémère,  il  ajoute  avec  une  religieuse  tristesse  :  «  Qui  sait  si 


I 


ORATEUR   KT   HISTORIEN  239 

tous  ces  li(»niniiii:('s  (ruiio  foule  qui  adore  surtout  ce  qui  l'écrase 
lui  seraient  rendus?  (Jui  sait  s'il  ne  dormirait  pas  plus  tranquille 
et  peut-être  plus  nriiliiié,  dans  son  tombeau?  »  Une  voix  s'écrie 
à  gauche  :  «  Vous  ollénsez  le  pays!  »  Voix  imprudente  et  futile 
que  d'un  mut  loralrur  réduit  au  silence  :  «  Non,  monsieur!  Je 
ne  fais  que  raconter  l'esprit  humain.  » 

Deux  qualités  n'abandonnent  jamais  Lamartine  à  la  tribune. 
C'est  le  mouvement  et  Iharmonie.  Toujours  il  entraîne  l'audi- 
teur, et  emporte  à  défaut  de  l'adhésion,  une  attention  soutenue 
et  charmée;  toujours  il  se  fait  écouter,  et  même  lire  avec  plaisij-; 
toujours  il  captive  l'oreille  et  l'imagination.  N'est-ce  pas  dire 
qu'il  est  le  même  homme,  le  même  Lamartine  dans  sa  prose 
oratoire  et  dans  ses  Aers  ;  le  même  par  les  beautés  et  par  les 
défauts;  toujours  poète,  même  à  la  tribune?  Mais  après  tout. 
plus  grand  poète  qu'il  n'est  grand  orateur,  parce  que  les  défauts 
(pi'il  apporte  dans  ses  vers  y  sont  bien  moins  choquants  que 
dans  un  discours  politique  et  surtout  dans  un  discours  d'affaires. 
Là  les  bons  juges  mettront  toujours  la  pleine  possession  du  sujet 
et  la  rigueur  du  raisonnement  au-dessus  de  ces  qualités  plus 
brillantes,  mais  moins  solides  par  où  excellait  Lamartine  orateur. 

Lamartine  historien.  «  Les  Girondins.  »  —  Si  la  Révo- 
lution de  1848  eût  éclaté  cinq  ans  plus  tôt,  Lamartine  n'aurait 
jamais  écrit  les  Girondins.  Mais  la  République  future,  souhaitée 
de  lui,  tardant  à  venir,  il  satisfit  son  impatience  en  racontant  la 
République  passée  dans  un  vaste  poème  en  prose.  Il  écrit  à  un 
ami  qu'il  aimerait  mieux  «  faire  de  l'histoire  que  d'en  écrire  '  ». 
Faute  de  pouvoir  agir,  il  trompe  l'ennui  de  sa  vie,  en  racontant 
les  grandes  journées  de  1792  et  1793.  Les  G//"o«rf/«s,  commencés 
pendant  l'été  de  18i-3,  furent  achevés  en  trois  ans.  L'ouvrage 
parut  en  mars  1847,  dans  des  circonstances  particulièrement 
favorables.  Le  succès  fut  extraordinaire.  Le  temps  des  vers  était 
passé.  Toute  la  France  était  emportée  vers  d'autres  soucis, 
d'autres  passions.  Elle  crut  lire,  dans  les  Girondins,  avec  l'his- 
toire du  passé,  l'annonce  des  mouvements  prochains,  vague- 
ment attendus.  «  On  dit  partout,  écrivait  Lamartine,  que  cela 
sème  le  feu  dur  des  graiules  révolutions,  et  que  cela  améliore 

1.  Correspondance,  l.  IV,  p.  103. 


•2iO  LAMARTINE 

le  |teiij»le  pour  li's  rrvolutions  à  voiiir.  Dion  le  veuille!  »  Et  de 
fait,  Sainte-Beuve  avait  raison  de  «lire'  (jue  ce  livre  fut  comme 
le  manifeste  et  le  |U(»i:iaininr  des  journées  de  Février,  et  de  la 
quasi-dictature  de  Lamartine  :  «  Ce  (|ui  me  frappe  dans  ces 
événements  si  étonnants,  c'est,  à  travers  tout,  un  caractère 
(limitation,  et  d'imitation  littéraire.  On  sent  que  la  phrase  a 
précédé.  OrdinaireiiKMit  la  lilh-ralure  et  le  théâtre  s'emparaient 
des  grands  événements  historiques  pour  les  célébrer,  pour  les 
exprimei'  :  ici  c'est  l'histoire  qui  s'est  mise  à  imiter  la  littéra- 
ture. Eu  un  mot  on  sent  que  bien  des  choses  ne  se  sont  faites 
(|ue  parce  que  lepeiqilea  vu  au  boulevard  le  ChevaUer  de  Maison- 
J\ouf/r  de  Dumas  et  a  lu  les  Girondins  de  M.  de  Lamartine.  » 

Les  (Girondins  ne  sont  pas,  à  proprement  parler,  une  histoire; 
mais  un  roman,  semé  de  beaucoup  de  belles  pages  historiques. 
Lamartine  croyait,  de  boime  foi,  avoir  fait  œuvre  d'historien, 
parce  qu'il  n'avait  rien  avancé  sans  s'appuyer  sur  un  docu- 
ment. Il  oubliait,  ou  ignorait,  qu'il  y  a  une  foule  de  documents 
faux  ou  insignifiants  ;  et  que  la  critique  historique  consiste  jus- 
tement à  distinguer  les  témoins,  à  rejeter  ceux  qui  sont  sus- 
pects, légers,  ignorants,  intéressés,  menteurs,  à  retenir  ceux  qui 
sont  véridiques,  sérieux,  informés,  sincères  et  impartiaux.  Pour 
lui,  prenant  de  toutes  mains,  sans  scrupules,  il  classait  les  docu- 
ments d'après  leur  valeur  estbéticpie,  non  leur  valeur  historique. 
C'est  ainsi  (piil  a  cru  ou  ]»rétendu  donner  un  récit  véridique  des 
dernièi'es  heures  des  Girondins  en  s'appuyant  sur  les  souvenirs 
confus  (habilement  ai'rangés  et  dramatisés)  d'un  vieillard  octo- 
génaire, dont  rien  ne  garantissait  ni  l'information  sérieuse  ni  la 
sûreté  de  mémoire,  après  cinquante  ans  écoulés. 

Au  reste,  le  véritable  «dtjd  de  iauteui-  était,  de  son  propre 
aveu,  moral  et  artistique  beaucoup  plus  (pie  scientifique.  Il 
voulait  gloriller  les  idées  et  les  principes  de  la  Révolution,  et 
désavouer  les  crimes  des  révolutionnaires;  il  voulait  aussi  faire 
honneur  à  sa  main  d'écrivain,  de  poète,  en  traçant  de  belles 
pages,  comme  un  peintre  se  propose  de  faire  «  un  beau  tableau  ». 
L'intention  de  «  faire  beau  »  (le  mot  est  de  lui-même)  finit  j)ar 
l'emporter  sur  toute  autre  intention.  La  disposition  même  de 

I.  f'orlrails  conlemporains.  I,  3"(i. 


ORATEUR  ET   HISTORIEN  241 

l'œuvro  est  tout  esthétique.  Elle  se  partag-c  en  soixante  et  un 
livres  dont  chacun  a  l'unité  d'un  chant  épique;  chaque  livre  se 
divise  en  courts  chapitres,  ou  plutôt  en  longs  couplets,  qui 
rappellent  un  peu  la  laisse  épique  de  nos  chansons  de  geste;  et 
s'adaptent  merveilleusement,  dans  leur  inégal  essor,  au  hasard 
inégal  de  l'inspiration  et  de  l'improvisation.  L'auteur  s'épargne 
ainsi  ce  qu'il  y  a  de  plus  laborieux  dans  la  composition  d'un  long 
ouvrage  :  l'établissement  d'un  plan  rigoureux,  et  le  souci  des 
transitions.  Chaque  section  est  une  cantUène  en  prose  qui  se 
suffit  à  elle-même. 

Le  dessein  artistique  nuisit  donc  au  dessein  moral.  Entraîné 
par  son  sujet,  l'auteur,  naturellement  optimiste  et  généreux, 
finit  par  voir  «  en  beau  »  tout  ce  qui  lui  offrit  l'apparence 
vraie  ou  fausse  de  la  grandeur,  de  la  générosité,  de  la  force  ou 
seulement  de  la  fougue.  Dans  cette  grande  bataille  de  la  Révo- 
lution, il  fut  successivement  du  parti  de  tous  ceux  qui  s'étaient 
bien  battus;  comme  un  vrai  dramaturge,  il  aima  tous  ses  per- 
sonnages. Il  les  enveloppa  tous  dans  une  sorte  de  pitié  poétique 
et  d'apothéose  romanesque,  où  tous  les  hommes,  tous  les  partis, 
tous  les  crimes,  toutes  les  vertus  finirent  par  se  confondre  et 
s'embrasser;  le  mal,  si  mal  il  y  avait  eu,  fut  proclamé  néces- 
saire au  bien;  et  dès  lors  presque  aussi  légitime. 

Mais  ces  réserves  faites  il  faut  convenir  que  Lamartine,  histo- 
rien très  imparfait,  possédait  toutefois,  même  à  un  haut  degré, 
certaines  parties  d'un  grand  historien.  Il  a  le  don  du  récit  pitto- 
resque et  vivant;  un  sentiment  juste  et  animé  des  larges  aspects, 
des  émotions  publiques,  des  courants  violents  qui,  à  certains 
jours,  entraînent  un  peuple  entier.  Tacite,  qu'il  avait  beaucoup 
étudié,  qu'il  aimait  passionnément,  lui  a  vraiment  transmis 
quelques-uns  de  ses  pinceaux;  mais  Lamartine  accuse  plus 
l'effort  (malgré  toute  sa  facilité)  et  empâte  un  peu  les  couleurs. 
Le  désir  d'éblouir  est  trop  marqué  chez  lui;  Tacite  n'en  est 
pas  exempt,  mais  le  laisse  voir  bien  plus  discrètement.  Les 
portraits,  nombreux  chez  Lamartine,  sont  quelquefois  admi- 
rables de  vie  et  de  relief;  mais  presque  toujours  trop  luxuriants 
et  trop  raffinés  à  la  fois.  L'accumulation  des  détails  physiques 
y  est  excessive,  et  nuit  à  l'effet  d'ensemble  :  leur  minutie 
fatigue.  Il   est  singulier  que  Lamartine,  le  plus  idéaliste  des 

Histoire   de   la  langue.  VIF.  16 


242  LAMARTINE 

poètes,  ait   paru  rechercher  dans  ses  portraits  historiques  les 
procédés  tout  contraires  d'un  réalisme  à  la  Balzac. 

On  a  rei)roché  aux  discours,  très  nombreux  dans  les  Giron- 
dins, de  se  ressembler  trop  entre  eux,  et  de  n'étaler  qu'une  élo- 
quence qui  est  toujours  un  peu  celle  de  Lamartine.  Le  reproche 
est  fondé,  mais  en  partie  seulement;  car  il  faut  avouer  que  la 
Révolution  est  l'époque  où  tout  le  monde  en  France  a  parlé  le 
plus  la  môme  langue  oratoire.  Une  même  phraséoloi,ne,  diluée 
de  Rousseau,  servait  aux  défenseurs  du  trône  et  aux  tribuns 
populaires.  Donc  ce  défaut  réel  n'est  pas  imputable  au  seul 
Lamartine.  Mais  on  peut  trouver  que  la  narration,  dans  ce  livre 
d'art,  est  supérieure  au  discours;  elle  s'y  déroule  avec  un  beau 
mouvement  continu  qui  associe,  par  l'imagination,  le  lecteur 
à  toutes  les  émotions  et  à  tous  les  sentiments  des  personnages. 
Ainsi  le  récit  de  l'exécution  des  proscrits  de  tous  les  partis, 
malgré  la  monotonie  qui  semblait  devoir  s'attacher  à  cette  répé- 
tition indéfinie  des  mômes  scènes  tragiques,  est  tout  rempli  d'un 
intérêt  pathétique,  habilement  renouvelé,  qui  excite  et  ne  lasse 
jamais  l'attendrissement.  S'il  suffisait  à  l'historien  d'émouvoir, 
quel  historien  serait  supérieur  à  Lamartine? 

y^    —    la   vieillesse   et    la    mort  (i84g-i86g). 

Les  «  Confidences  » ,  «  Raphaël  » .  —  La  Révolution  de  1848 
éclata.  Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  le  rôle  politique  de 
Lamartine,  difficile  à  juger  définitivement,  même  aujourd'hui, 
après  un  demi-siècle  écoulé.  Une  dictature  de  quatre  mois,  plus 
brillante  que  réelle,  aboutit,  par  les  journées  de  Juin,  à  une 
chute  irrémédiable.  Lamartine  avait  rêvé  d'être  élu  président  de 
la  République;  à  la  veille  du  scrutin,  sans  espérer  le  succès,  il 
s'attendait  encore  à  obtenir  cinq  cent  mille  voix;  il  en  recueillit 
dix-sept  mille.  Jusqu'au  2  décembre,  il  parut  encore  à  la 
Chambre  et  prit  souvent  la  parole.  Mais  dès  le  mois  de  juin  48, 
son  rôle  est  fini.  Sa  ruine  financière  acheva  sa  ruine  politique. 
Accablé  par  les  dettes,  pour  essayer  de  se  libérer,  il  se  con- 
damna «  aux  travaux  forcés  littéraires  »,  le  mot  est  de  lui,  et 
cruellement  juste.  Tout  cr  qu'il  érrivit  pendant  les  vingt  années 
(juil  vécut  encore,  forme  une  masse  énorme,  et  il  en  restera 


ORATEUR  ET   HISTORIEN  243 

peu  Je  chose.  Il  était  sans  illusion  sur  le  prix  de  ces  œuvres 
hâtives.  Il  é(  rivait  '  : 

Je  pars  demain  pour  Varennes  en  Bresse,  terre  de  mon  neveu,  M.  de 
Cessia.  J'y  prends  un  seul  jour  de  congé.  Au  retour,  j'écris  la  Vie  de 
Cicéron;  puis  je  finis  le  volume  d'Orient.  Cela  me  conduit  au  l'^'"  septembre. 
Je  reprends  ensuite  sans  discontinuer  le  huitième  volume  de  la  Restaura- 
tion, à  livrer  en  entier  le  lo  octobre,  j'écris  alors  la  Vie  de  Sucrate  ou 
d'Alexandre;  puis  un  volume  de  V Assemblée  Constituante  pour  le  Siècle. 
Ainsi  mon  almanach  est  marqué  par  des  œuvres,  et  non  plus  par  des 
jours;  tristes  œuvres,  et  plus  tristes  jours!  Mais  Dieu  le  veut! 

Telle  fut  sa  vie  vingt  ans,  jusqu'au  jour  où  la  fatigue  l'acca- 
blant, il  s'arrêta,  presque  à  la  veille  du  grand  repos. 

Ce  n'est  pas  que  tout  soit  sans  valeur  dans  cette  écriture  pré- 
cipitée. Il  faut  d'abord  mettre  à  part  quelques  ouvrages  écrits 
avant  la  tempête,  avec  un  soin  relatif,  et  publiés,  dès  le  lende- 
main, pour  obéir  au  besoin  pressant  d'argent;  mais  cette  hâte 
parut  de  mauvais  goût,  non  sans  raison.  Les  Confidences,  Gra- 
ziella,  Raphaël  parurent  dès  les  premiers  jours  de  1849.  Se 
montrer  à  la  France,  à  moins  de  douze  mois  d'intervalle,  sous 
des  aspects  si  différents,  tribun,  défaiseur  de  rois;  puis  amant 
de  Graziella  et  de  Julie,  c'était  déplaire  ensemble  à  ceux  qui 
avaient  applaudi  à  la  Révolution  de  Février,  et  à  ceux  qui 
lavaient  luaudite.  On  eût  voulu  plus  de  gravité,  plus  de  réserve 
chez  un  homme  qui  venait  de  jouer  un  si  terrible  jeu.  L'excuse 
(insuffisante)  de  Lamartine,  c'est  que  les  Confidences,  Graziella, 
Raphaël  allaient  paraître,  quand  le  24  février  recula  d'un  an, 
mais  d'un  an  seulement,  leur  venue  au  monde.  Au  travers  de 
bien  des  longueurs,  il  y  a  des  pages  exquises  dans  ces  trois 
volumes  où  Laïuartine  a  conté,  avec  un  charme  séduisant,  le 
roman  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse.  Graziella  ne  vaut  ni 
Paul  et  Virginie,  ni  Atala;  mais  on  y  trouve  encore  une  des- 
cription d'Ischia,  et  surtout  une  peinture  de  la  vie  humble  et 
cachée  d'une  famille  de  pauvres  pêcheurs,  où  abondent  les  traits 
naturels  et  vrais,  pleins  d'un  pathétique  attendri  et  sincère. 
Raphaël  est  un  curieux  docuiuent  sur  la  transformation  qu'avait 
subie  rélernelle  idée  de  l'amour,  à  travers  le  prisme  éclatant  de 
l'imagination  romantique.  On  goûterait  davantage  ce  roman  si 
trente  ans  plus  tôt  le  même  auteur  n'en  avait  donné  d'avance  la 

1.  Aoi'il  1852,  à  Dargauil. 


244  LAMAIITINE 

Uour  et  ressence  dans  radorable  élégie  du  Lac.  écrite  en  pleine 
émotion,  en  pleine  vérité  de  la  passion  réelle  et  déchirante, 
dès  181".  Tout  l'cITort  littéraire  d'une  pluuie  devenue  trop 
habile,  tout  le  [)restige  d'une  virtuosité,  où  l'art  s'efïorce  en 
vain  de  réveiller  la  passion  éteinte,  ne  devait  pas  prévaloir  sur 
la  pure  beauté  de  ce  sim|)le  cri  de  l'âme.  Enfin  les  Confidences 
se  lisent  encore  avec  un  très  vif  plaisir,  et  abondent  en  traits 
charmants.  On  y  voudrait  toutefois,  sinon  plus  de  vérité;  —  car 
l'auteur  était  bien  maître  après  tout,  d'écrire,  s'il  lui  plaisait 
ainsi,  un  roman  sur  sa  propre  vie;  du  moins  plus  de  simplicité 
dans  les  sentiments.  Le  plaisir  que  ce  peintre  enchanteur  trouve 
à  se  peindre  lui-même  touche  quelquefois  à  l'infatuation. 

Le  «  Cours  familier  de  littérature  » .  —  Les  Entretiens 
ou  Cours  familier  de  littérature  forment  vingt-huit  volumes  grand 
in-S"  dont  le  premier  commence  avec  l'année  4856;  le  dernier 
est  posthume  et  parut  un  an  après  la  mort  de  l'auteur,  en  1870. 
Le  mot  de  cours,  employé  au  titre,  est  tout  à  fait  impropre; 
l'auteur  n'a  suivi  aucun  ordre,  ni  log-ique,  ni  chronologique.  Il 
passe  d'un  sujet  à  l'autre  et  d'un  poème  indien  à  Erkm'ann-Cha- 
trian,  au  hasard  de  ses  lectures,  des  circonstances  ou  de  sa  fan- 
taisie. Quelques  digressions  historiques,  politiques,  ou  artistiques 
se  mêlent  aux  études  littéraires;  mais  celles-ci  forment  la  plus 
grande  partie  de  l'ouvrage,  et  la  meilleure.  Mais  la  valeur  en 
est  fort  inégale.  Nulle,  quand  Lamartine  parle  des  choses  qu'il 
ignore  absolument,  comme  la  littérature  chinoise,  elle  est  beau- 
coup plus  sérieuse  quand  il  traite  d'écrivains  modernes  qu'il  a 
connus  et  pratiqués.  Lamartine  assurément  n'a  pas  l'esprit  cri- 
tique. Il  est  trop  préoccupé  de  lui-même  et  de  ses  idées,  pour  bien 
comprendre  et  bien  juger  les  idées  des  autres;  mais  le  juge- 
ment d'un  tel  homme  n'en  est  pas  moins  précieux  à  recueillir,  à 
condition  qu'il  ait  connu  les  choses  et  les  gens  dont  il  nous 
parle.  Ainsi  je  ne  trouve  pas  qu'il  ait  bien  compris  Joseph  de 
Maistre;  mais  comme  il  a  vécu  chez  lui,  comme  Joseph  de 
Maislre  hii  a  lu  les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  qui  allaient 
paraître:  et  comme  Lamartine  a  lu  à  Joseph  de  Maistre  les 
Méditations  inédites,  j'estime  tju'on  fera  toujours  bien  de  relire 
les  deux  Entretiens  sur  Jose[)h  de  Maistre  ;  on  y  trouve  des 
détails  précieux,  pris  à  la  source,  et  qui  ne  sont  pas  ailleurs. 


LA   VIEILLESSE  ET  LA  MOIIT  245 

Oïl  nous  panlonucra  de  taire  une  foule  d'autres  ouvrages 
écrits,  dans  une  liàte  laborieuse,  au  cours  de  ces  vingt  années. 
S'il  n'en  est  pas  un  seul  où  Lamartine  n'ait  jeté  (ou  perdu, 
hélas!)  quelques  belles  pages,  il  n'en  est  pas  un,  non  plus,  qui 
ait  la  valeur  d'une  œuvre,  pas  un  qui  forme  un  livre.  \j'His- 
toire  de  la  Restauration,  écrite  au  courant  de  la  plume,  les 
yeux  fixés  sur  les  consciencieux  ouvrages  de  Lubis  et  de  Vau- 
labelle  (que  Lamartine,  un  peu  trop  dédaigneusement,  remercie 
seulement  de  lui  avoir  «  jalonné  »  la  roule),  cette  histoire  d'un 
temps  et  d'un  règne  dont  il  avait  été  le  témoin  très  attentif  et 
très  intelligent,  renferme  une  foule  de  souvenirs  et  d'impres- 
sions vraies  ou  sincères,  et  mérite  encore  qu'on  la  lise,  sinon 
qu'on  se  fie  toujours  à  une  œuvre  faite  ainsi  de  seconde  main, 
sans  recours  aux  sources.  Mais  à  qui  peut-il  importer  de  savoir 
que  Lamartine  a  écrit  une  volumineuse  Histoire  de  la  Turquie; 
et  qu'est-ce  que  Lamartine  pouvait  bien  avoir  à  dire  sur 
Mahomet  II?  Et  sans  ouvrir  la  Vie  de  Cicéron,  nous  sommes 
certains  d'avance  qu'il  a  dû  écrire  des  pages  éloquentes  sur 
Cicéron.  Mais  sommes-nous  aussi  sûrs  qu'il  l'ait  lu? 

La  langue  et  le  style  de  Lamartine.  —  Dans  les  vingt- 
huit  volumes  du  Cours  de  littérature  on  ne  trouve  })resque  pas 
une  page  qui  soit,  à  proprement  parler,  de  la  critique  littéraire. 

Aucun  écrivain  n'a  aussi  peu  réfléchi  que  Lamartine  sur  les 
questions  de  langue  et  de  style.  On  a  fait  la  «  rhétorique  »  de 
plusieurs  auteurs,  en  rassemblant  des  pages  dispersées  dans 
leurs  ouvrages,  sur  cette  matière.  Il  n'y  a  pas  de  «  rhétorique  » 
à  tirer  de  Lamartine;  il  a  parlé  de  cent  écriA'ains  dans  ses 
Entretiens;  mais  il  n'en  est  pas  un  seul  dont  il  ait  étudié  la 
langue.  Il  est  le  moins  philologue  des  hommes  :  en  cela  bien 
difl'érent,  comme  en  beaucoup  d'autres  points,  de  son  illustre 
rival,  Victor  Hugo,  que  les  questions  de  langue  intéressaient 
si  vivement.  Lamartine,  en  prose  et  en  vers,  écrit  sans  prin- 
cipes, et  dit  les  choses  «  comme  elles  lui  viennent  ».  Il  est,  dans 
ce  sens,  le  plus  naturel  des  écrivains. 

Je  chantais,  mes  amis,  comme  l'homme  respire, 
Comme  Toiseau  gémil,  comme  le  vent  soupire, 
Comme  Teau  murmure  en  coulant  ^ 

1.  Nouvelles  Méditations  :  h:  Poète  mourant. 


•ii6  LAiMAUTINE 

Dans  kl  prose,  liisluirc  ou  roman,  il  essaya  souvent  de  traduire 
exactement  des  sensations  matérielles;  il  voulut  devenir,  lui 
aussi,  coloriste  et  pittoresque.  Il  y  réussit  quelquefois.  Mais  sa 
vraie  manière  était,  naturellement,  toute  difTérente.  Dans  ses 
vers  il  ne  fait  pas  sentir  et  voir  les  objets  matériels,  ou  le  fait 
très  faiblement;  mais  il  excelle  à  dégager  l'idée  poétique  ren- 
fermée dans  Tobjet;  il  l'exprime  par  des  images  plutôt  subjec- 
tives et  puisées  dans  l'àme  même  du  poète,  que  proprement 
objectives  ou  adéquates  à  l'objet.  Il  n'éveille  pas  la  sensation  de 
la  chose  vue,  mais  il  fait  naître  le  sentiment  que  cette  chose 
devait  exciter.  Cette  observation  s'applique  surtout  aux  Médita- 
tions et  aux  Harmonies.  Plus  tard,  piqué  au  jeu  par  les  crudités 
et  les  hardiesses  applaudies  du  romantisme,  il  voulut  à  son  tour 
être  hardi  et  cru  ;  mais  la  mesure  et  le  goût,  et  aussi  la  science 
du  langage  lui  ont  fait  souvent  défaut  dans  cet  effort  qui  ne  lui 
était  pas  naturel.  Quand  il  veut  frapper  très  fort,  il  frappe  sou- 
vent à  côté;  il  multiplie  les  termes  impropres,  les  néologismes 
obscurs,  jusqu'aux  incorrections  flagrantes,  qu'on  lui  signale  et 
qu'il  dédaigne  de  corriger.  Mêmes  défauts  dans  la  syntaxe  : 
cette  partie  de  l'écriture  veut  beaucoup  de  travail  ;  et  plusieurs 
grands  écrivains  (Régnier,  Saint-Simon),  faute  de  travail,  ont 
failli  par  là.  Chez  Lamartine  elle  est  improvisée  comme  le  reste. 
xVussi  est-elle  fort  inégale;  quelquefois  magnifique  de  souffle; 
et  d'autres  fois,  contournée,  obscure,  emphatique.  Il  arrive  ainsi 
à  Lamartine  de  mal  rendre  ou  de  dépasser  sa  pensée;  comme 
dans  ce  livre  ■primitif  de  la  vin"  vision  où  il  affiche  un  pan- 
théisme absolu,  inconciliable  avec  sa  foi  dans  la  liberté. 

En  général,  comme  tous  les  vrais  poètes,  il  rime  au  moins 
suffisamment,  étant  de  ceux  (|ui  trouvent  la  rime  avec  la  pensée, 
au  lieu  de  la  chercher  péniblement.  Des  versificateurs,  trop  épris 
de  la  rime  opulente,  ont  pu  le  taxer  de  pauvreté  sur  ce  point;  ce 
sont  les  mêmes  qui  lui  i-eprochent,  aussi  la  monotonie  de  ses 
rythmes.  Il  est  vrai  (pTil  iTen  crée  pas  de  nouveaux,  ou  fort  peu; 
mais  il  use  admirablement  de  ceux  qu'il  a  trouvés  tout  créés;  il 
a  choisi  les  plus  heureux,  et  les  adapte  à  merveille  à  sa  langue 
poétique.  Au  reste,  sa  perfection  n'est  pas  dans  ces  inventions, 
pour  ainsi  dire,  matérielles;  qui  ne  sont,  après  tout,  que  le  cadre 
de  la  poésie;  nul  ne  dira  qu'il  ait  excellé  par  la  facture  du  vers. 


LA   VIEILLESSE  ET  LA  MORT  247 

La  seule  qualité  de  forme  qu'il  possède  à  un  liaul  degré,  c'est 
l'harmonie.  Encore  cette  harmonie  exquise,  et  propre  à  Lamar- 
tine, oîi  réside-t-elle?  Nisard  disait  avec  vérité  :  qu'elle  n'est 
pas  dans  les  mots  qu'il  emploie,  mais  dans  un  accompagnement 
mystérieux  qui  semble  attaché  à  ces  mots. 

La  vieillesse  et  la  mort.  —  Nous  savons  déjà  que  la 
poésie  n'avait  jamais  été  dans  la  vie  de  Lamartine  qu'un  délas- 
sement; non  un  hut.  Dans  la  dernière  préface  des  Méditations,  il 
se  défend  d'être  parmi  ces  poètes  infatigables  qui  laissent  tomber 
des  vers,  comme  le  chêne,  ses  feuilles,  jusqu'au  dernier  jour 
de  leur  verte  vieillesse  :  «  Quant  à  moi,  je  n'ai  pas  été  doué 
ainsi.  La  poésie  no  m'a  jamais  possédé  tout  entier.  Je  ne  lui  ai 
donné  dans  mon  àme  et  dans  ma  A'ie  seulement  que  la  place  que 
l'homme  donne  au  chant  dans  sa  journée  :  des  moments  le 
matin,  des  moments  le  soir,  avant  et  après  le  travail  sérieux  et 
quotidien.  »  Quel  était  donc  à  ses  yeux  le  seul  bien  de  la  vie, 
digne  qu'on  vécût  pour  le  conquérir?  C'était  le  pouvoir,  ou  du 
moins  l'action  politique,  l'influence  publique  et  sociale. 

Il  lavait  souhaitée  passionnément;  il  fit  pour  l'obtenir  cent 
fois  plus  d'efforts  que  pour  écrire  ses  plus  beaux  vers;  pour 
atteindre  au  but  désiré,  il  se  fît  orateur,  il  se  fit  historien,  il  se 
fit  tribun.  Enfin  ses  vœux  furent  à  demi  exaucés.  Il  fut  dix  ans 
orateur  écouté,  applaudi,  redouté;  il  fut  deux  mois  puissant. 
Ensuite,  en  quelques  jours,  tout  s'écroula  :  puissance  et  gloire, 
popularité,  crédit.  Sa  fortune  priA'ée,  dont  il  dédaignait  les 
signes  matériels,  mais  dont  il  goûtait  vivement  les  jouissances 
(magnifique  et  généreux  jusqu'à  la  prodigalité),  sombrait  avec  sa 
fortune  politique.  Ni  l'une  ni  l'autre  ne  devait  se  relever  jamais. 

Sa  vieillesse  fut  longue  et  triste.  Ce  fut  un  duel  opiniâtre 
contre  l'esprit  public,  qui  se  retirait  de  lui  de  plus  en  plus.  Il 
entreprit  de  s'imposer  cà  l'admiration  et  à  la  reconnaissance  de 
ses  contemporains  :  à  l'une,  par  ce  flot  toujours  grossissant 
d'oeuvres  de  tout  genre,  qu'il  multiplia  durant  vingt  années,  d'une 
main  fébrile,  affaiblie,  mais  non  lasse;  à  leur  reconnaissance, 
au  moyen  d'appels  directs  et  répétés  sous  toutes  les  formes  pour 
obtenir  que  le  secours  de  la  France  le  déchargeât  de  l'immense 
fardeau  de  dettes  sous  lequel  il  succombait. 

Aucun  de  ces  appels  ne  fut  entendu  :  la  France  fut  sourde  à 


248  LAMARTINE 

cette  voix  qu'elle  avait  tant  aimée,  tant  admirée.  On  fut  bien  dur. 
La  ruine  de  Lamartine  était  sou  œuvre  assurément;  il  était  seul 
coupable;  mais  ne  devait-on  pas  au  génie  malheureux,  au  moins 
la  pitié,  quand  il  s'abaissait  à  la  solliciter?  On  fut  impitoyable. 
Deux  souscriptions  publiques  furent,  l'une  presque  infructueuse; 
la  seconde,  onéreuse  même;  elle  ne  couvrit  pas  les  frais  de 
publicité.  A  la  fin,  vaincu  par  l'âge,  il  dut  accepter  ce  qu'il  avait 
d'abord  fièrement  refusé  au  commencement  de  l'Empire  : 
lappui  du  pouvoir.  Une  loi,  promulguée  en  avril  1867,  assura 
«  la  rente  viagère  d'un  capital  de  cinq  cent  mille  francs,  à  M.  de 
Lamartine,  à  litre  de  récompense  nationale.  » 

Il  mourut  deux  ans  plus  tard,  le  28  février  d869,  sans 
bruit,  ])resque  obscurément.  La  foule,  occupée  des  luttes  parle- 
mentaires qui  marquèrent  les  premiers  mois  de  cette  année, 
sembla  se  détourner  pour  ne  pas  voir  ces  funérailles  d'un  homme 
qui  avait  cessé  de  lui  plaire.  On  l'enterra  à  Saint-Point,  au 
milieu  de  quelques  amis  venus  de  Paris  et  d'un  immense  con- 
cours de  paysans  du  voisinage,  qui  savaient  confusément  la 
gloire  et  les  actes  de  leur  illustre  compatriote.  Aucun  des 
membres  survivants  du  gouvernement  provisoire  de  1848  ne 
parut  à  ses  funérailles.  Jusqu'au  bout,  la  politique  le  trahissait. 

Dernier  jugement  de  Lamartine  sur  lui-même.  — 
Depuis  dix  ans,  lui,  l'homme  des  illusions,  il  avait  perdu  toutes 
ses  illusions.  ^jH  pré  face  générale  qu'il  a  écrite  en  1860,  en  tète 
de  l'édition  générale  de  ses  œuvres  (dite  édition  des  souscrip- 
teurs), est  remarquable  et  touchante  par  l'accent  désabusé  que 
l'auteur  y  fait  entendre,  en  parlant  de  lui-même  et  de  son 
œuvre.  11  en  sait  bien  le  mérite  propre  et  l'originalité;  mais  il  en 
sait  aussi  les  faiblesses,  la  précipitation.  C'est  parler  d'avance 
sur  lui-même  lo  langage  de  la  postérité. 

Je  le  dis  sans  aucune  fausse  modestie,  je  ne  crois  pas  léguer  un  héri- 
tage de  chefs-d'œuvre  à  la  plus  courte  postérité.  J'ai  trop  écrit,  trop  parlé, 
trop  agi,  pour  avoir  pu  concentrer  dans  une  seule  œuvre  capitale  et 
durable,  le  peu  de  talent  dont  la  nature  nn'avait  peut-être  doué.  Comme  le 
grand  oiseau  du  désert  (qui  n'est  pas  l'aigle)  j'ai  semé  dans  le  sable  çà  et 
là  les  germes  de  ma  postérité,  et  je  n'ai  pas  assez  couvé,  pour  les  voir 
éclore,  les  a'ufs  dispersés  du  génie.  J'ai  eu  de  l'âme,  c'est  vrai  :  voilà  tout. 
J'ai  jeté  quelques  cris  justes  du  cœur.  Mais  si  l'àme  suffit  pour  sentir,  elle 
ne  suffit  pas  pour  exprimer.  Le  temps  m'a  manqué  pour  une  œuvre  par- 


LA   VIEILLESSE  ET   LA   MORT  249 

faite,  parce  que  j'ai  dilapide  le  temps,  ce  capital  du  génie.  Prodigue  du 
temps,  il  est  juste  que  l'avenir  me  manque.  Je  m'en  afflige,  mais  je  ne 
m'en  plains  pas...  Il  y  a  longtemps  que  la  dernière  racine  de  toute  vanité 
littéraire  ou  politique  est  séchée  en  moi,  comme  si  elle  n'y  avait  jamais 
germé.  Je  ne  me  crois  ni  classique  en  poésie,  ni  infaillible  en  histoire,  ni 
toujours  irréprochable  en  politique.  Quand  je  repasse  mes  œuvres,  ou  ma 
vie,  je  me  juge  moi-même  avec  plus  de  justice,  mais  avec  autant  de  sévé- 
rité que  peuvent  le  faire  mes  ennemis...  Il  faut  être  impitoyable  envers  ses 
passions,  ses  faiblesses  ou  ses  fautes,  pour  mériter  d'être  pardonné  ici-bas, 
et  absous  là-haut... 

Ce  sont  là  de  nobles  paroles;  et  certes  il  était  beau  de  se  juger 
soi-même,  devant  la  tombe,  avec  autant  de  modestie,  de  déta- 
chement et  de  justice.  Il  avait  bien  raison  de  se  rendre  au 
moins  ce  témoignage  :  «  J'ai  eu  de  l'àme...  j'ai  jeté  quelques 
cris  justes  du  cœur.  »  Cette  gloire  lui  reste;  et  par  là  dans 
l'histoire  de  notre  poésie  française,  son  œuvre  demeure  très 
grande.  Il  a  fait  rentrer  l'idée  de  Dieu  dans  la  poésiç  dont  elle 
est  l'àme.  Il  a  associé  la  nature  aux  douleurs  et  aux  joies 
humaines;  il  lui  a  prêté  une  àme,  pour  qu'elle  put  sourire  et 
pleurer  avec  nous.  Il  a  idéalisé  l'amour,  que  les  élégiaques 
depuis  cinquante  ans  avaient  ravalé  au  libertinage. 

Il  ne  restera,  certainement,  qu'une  petite  partie  de  son 
œuvre  immense;  mais  ce  peu  vivra  toujours  et  touchera  pro- 
fondément les  âmes  capables  d'en  sentir  toute  la  beauté.  C'est 
assez  pour  sa  gloire.  Qui  peut  se  vanter  de  laisser  toutes  ses 
œuvres  à  la  postérité,  quand  ses  œuvres  sont  cent  volumes? 

Les  faiblesses  de  sa  langue  m'inquiètent  seules  pour  sa 
renommée  future.  Car  la  postérité  reste  un  juge  excellent  du 
style,  aussi  longtemps  que  la  langue  est  sue;  mais  elle  devient, 
avec  les  années,  moins  sensible  à  l'harmonie,  charme  exquis, 
mais  fugitif.  Le  style,  comme  un  trait  creusé  dans  le  marbre 
dur,  subsiste  éternellement.  L'harmonie,  comme  un  parfum 
subtil,  s'évapore  après  quelques  siècles.  Déjà  nous  admirons  de 
confiance  cette  «  douceur  »  de  la  langue  française  du  xn*  siècle, 
tant  de  fois  vantée  par  les  étrangers,  dans  l'âge  des  croisades. 
Amsi,  quand  la  musique  des  vers  de  Lamartine  sera  devenue 
moins  sensible  à  des  oreilles  moins  délicates  ,  ou  autrement 
exercées,  je  crains  que  les  défauts  de  sa  langue  ne  paraissent 
plus  choquants.  Mais  l'imperfection  des  détails  n'obscurcira 
jamais  la  splendeur  de  ce  beau  génie.  Il  restera  très  grand  par 


250  LAMARTINE 

cet  ensemble  étonnant  de  dons  naturels  qui  l'ont  fait  brillcM-  d'un 
si  vif  éclal  sur  des  théâtres  si  différents;  par  l'élévation  de  ses 
pensées,  par  la  magnanimité  de  son  caractère;  par  la  merveil- 
leuse fécondité  de  son  imagination;  par  l'esprit  qu'il  avait 
sublime;  et  par  son  cœur,  noble  et  ouvert  à  toutes  les  idées 
généreuses,  et  môme  à  toutes  les  illusions  généreuses. 


BIBLIOGRAPHIE 

L'édition  des  œuvres  de  Lamartine  (1860-1863)  en  40  vol.  in-8  est  com- 
plète, sauf  le  Cours  familier  de  littérature  (28  vol.  in-8,  1850-1870)  et  la  Corrcs- 
ponihince  (Paris,  4  vol.  in- 12).  Il  y  faut  joindre  aussi  les  Mémoires  inédits 
(Paris,  Hachette,  in- 12)  et  les  Poésies  inédites  (id.). 

A  consulter  sur  Lamartine  : 

A.  Vinet,  Etudes  sur  la  littérature  française  au  XIX^  s.,  t.  Il,  1845.  — 
Planche  (Gustave),  Reçue  des  Deux  Mondes,  juin  1851  et  novembre  1859 
Portraits  littéraires,  t.  I,  et  Nouveaux  portraits,  1. 1).  —  Sainte-Beuve,  Pre- 
miers lundis,  t.  I  (1830).  —  Portraits  contemporains,  t.  I.  —  Causeries  du 
lundi,  t.  I,  IV  et  VII;  t.  IX  (appendice)  et  t.  X  fart.  BossuH).  —  Cuvillier- 
Fleury,  Dernières  études  littéraires,  Paris,  1859.  —  Victor  de  Laprade, 
Le  sentiment  de  la  nature  chez  les  modernes,  Paris,  1868,  in-12.  —  Eugène 
Pelletan,  Lamartine,  sa  vie  et  ses  œui'res, Paris,  1869.  —  Ch.  de  Mazade, 
Lamartine,  sa  vie  littéraire  et  politique,  Paris,  1872,  in-12.  —  Henri  de 
Lacretelle,  Lnmartine  et  ses  amis,  Paris,  1872.  —  Emile  Ollivier, 
Lamartine,  Paris.  1874,  in-12.  —  Ernest  Legouvé,  Soixante  ans  de  souve- 
nirs, Paris.  187C>.  —  L.  de  Ronchaud,  La  politique  de  Lamartine,  1878. 
—  Charles  Alexandre,  Souvenirs  sur  Lamartine,  Paris,  1884.  —  F.  Bru- 
netière,  La  poésie  de  Lamartine  {Revue  des  Deux  Mondes,  iil  août  1886).  — 
L'Evolution  de  la  poésie  Ujrique,  t.  I.  1889.  —  Emile  Faguet,  A'LY"  siècle 
[Lamartine],  Paris,  1887.  —  Ch.  de  Pomairols,  Lamartine,  \>à.v\^,  1889,  et 
Revue  critique,  27  nov.  180:?.  —  Chamborand  de  Perissat,  Lamartine 
inconnu,  1891.  —  F.  de  Reyssié,  Lu  jeunesse  de  Lamartine,  Paris,  1892, 
in-12.  —  Em.  Deschanel,  Lamartine,  Paris,  1893,  2  vol.  in-8.  — 
A.  France.  VKlvire  de  Lamartine,  Paris,  1893.  —  Jules  Lemaître, 
Lamartine  {Les  Contemporains),  t.  VI,  in-12,  1895.  ~  Rod  (Edouard), 
Lamartine  {Collection  des  classiqiies  populaires).  —  Ernest  Zyromski, 
Lamartine  poète  li/rique,  Paris,  1897,  in-8».  —  M"!»  V.  de  Lamartine 
(nièce  du  poêle)  a  publié  :  Lettres  à  Lamartine,  1892,  in-12. 


CHAPITRE    VI  ^ 
VICTOR  HUGO 


Le  nom  de  Victor  Hugo  a  rempli  le  xix=  siècle  tout  entier 
d'une  rumeur  dont  l'écho,  multiplié  par  le  bruit  des  polémi- 
ques, s'est  prolongé  jusqu'à  nous  en  fracas  d'applaudissements 
et  en  tonnerre  d'invectives. 

Poésie  et  prose,  roman  ou  théâtre,  légende,  histoire,  politique 
même,  il  n'y  a  pas  un  domaine  de  l'esprit,  pas  une  occupation 
de  la  pensée,  pas  un  genre  de  littérature,  où  son  nom  ne  brille, 
environné  par  des  éclairs  d'orage,  auréolé  d'un  rayonnement  de 
gloire,  et  encore  entouré  d'un  reste  de  nuages  par  la  fumée  des 
combats. 

L'accord  des  opinions  ne  s'est  pas  encore  fait  autour  de  cette 
illustre  mémoire.  Le  lendemain  de  la  mort  n'est  pas  une  saison 
propice  à  l'équité.  La  série  des  vives  antithèses  qui  composent, 
pour  ainsi  dire,  le  génie  de  Victor  Hugo  et  forment  le  tissu  de 
ses  poèmes,  semble  se  continuer  hors  de  son  œuvre,  pour 
susciter  jusqu'au  delà  de  son  tombeau  une  opposition  perpé- 
tuelle, une  mêlée  d'antagonismes,  où  retentissent  les  admira- 
tions exagérées  et  où  grondent  les  blâmes  excessifs. 

On  tâchera,  dans  les  pages  qui  vont  suivre,  d'échapper  au 
contre-coup  de  ces  jugements  passionnés,  qui  risqueraient  de 
rétrécir  la  gloire  de  Victor  Hugo  dans  une  symétrie  d'erreurs. 

1.  Par  M.  Gaston  Deschami)^,  ancien  memln-e  de  l'École  française  d'Alhènes. 


252  VICTOR  HUGO 

Quelques  explications  (Pailleurs  sont  nécessaires  touchant  la 
méthoile  que  l'on  compte  suivre  dans  cette  étude. 

A  égale  distance  de  la  critique  impressionniste,  qui  sacrifie 
trop  nonchalamment  roitjct  de  l'histoire  aux  sympathies  per- 
sonnelles (le  l'historien,  et  de  la  critique  évolulionniste,  qni,iro^ 
délibérément,  s'expose  à  dissoudre  les  hommes  dans  les  époques 
et  les  œuvres  dans  les  genres,  on  voudrait  adopter  une  méthode 
narrative  et  descriptive  qui  aboutirait  à  une  biograj^hie  inlellec- 
tuelle. 

Raconter  chronologiquement  la  vie  du  poète,  en  ne  retenant 
<jue  les  faits  qui  se  sont  clairement  reflétés  ou  répercutés  dans  son 
couvre;  noter  les  images  qui,  après  avoir  vécu  en  lui,  se  sont, 
pour  ainsi  dire,  projetées  au  dehors  afin  de  fleurir  et  de  flam- 
boyer en  magnificences  lyriques,  —  c'est  un  programme  auquel 
le  poète  nous  a  invité  lui-même,  lorsqu'il  a  écrit  ces  vers  : 

Si,  parfois,  de  mon  sein  s'envolent  mes  pensées, 

Mes  chansons  par  le  monde  en  lambeaux  dispersées; 

S'il  me  plaît  de  cacher  l'amour  et  la  douleur 

Dans  le  coin  d'un  roman  ironique  et  railleur; 

Si  j'ébranle  la  scène  avec  ma  fantaisie; 

Si  j'entrechoque  aux  yeux  d'une  foule  choisie 

D'autres  hommes,  comme  eux,  vivant  tous  à  la  fois 

De  mon  souffle  et  parlant  au  peuple  avec  ma  voix; 

Si  ma  tête,  fournaise  où  mon  esprit  s'allume, 

Jette  le  vers  d'airain  qui  bouillonne  et  qui  fume 

Dans  le  rythme  profond,  moule  mystérieux 

D'où  sort  la  sirophe  ouvrant  ses  ailes  dans  les  cieux; 

C'est  que  l'amour,  la  tombe  et  la  gloire  et  la  vie, 

L'onde  qui  fuit,  par  l'onde  incessamment  suivie, 

Tout  souffle,  tout  rayon  ou  propice  ou  fatal, 

Fait  reluire  et  vibrer  mon  àine  de  cristal, 

Mon  dîne  aux  mille  voix  que  le  Dieu  que  f  adore 

Mit  au  centre  de  tout  comme  un  écho  sonore. 

11  écrivait  ces  vers  en  4830.  Et,  comme  s'il  eût  tenu  à  nous 
donner  une  seconde  définition  de  lui-même,  il  livra  au  public, 
dans  la  préface  des  Contemplations,  au  mois  de  mars  1856,  cette 
confidence  : 

Vingt-cinq  années  sont  dans  ces  deux  volumes,  grande  mortalis  œvi  spa- 
tium.  L'auteur  a  laissé,  pour  ainsi  dire,  ce  livre  se  faire  en  lui.  La  vie,  en 
filtrant  goutte  à  goutte  à  travers  les  événements  et  les  souffrances,  l'a  déposé 
dans  son  cœur.  Ceux  qui  s'y  pencheront  retrouveront  leur  propre  image 
dans  cette  eau  profonde  et  triste,  qui  s'est  lentement  amassée  là  au  fond 


VICTOR  HUGO  255- 

d'une  àine...  Ce  sont  toutes  les  impressions,  tous  les  souvenirs,  toutes  les 
réalités,  tous  les  fantômes,  vagues,  riants  ou  funèbres,  que  peut  contenir 
une  conscience,  revenus  et  rappelés  rayon  à  rayon,  soupir  à  soupir...  Est-ce 
donc  la  vie  d'un  homme"?  Oui,  et  la  vie  des  autres  hommes  aussi.  Nul  de- 
nous  n'a  l'honneur  d'avoir  une  vie  qui  soit  à  lui.  Ma  vie  est  la  vôtre,  votre 
vie  est  la  mienne.  Prenez  donc  ce  miroir  et  regardez-vous-y.  On  se  plaint, 
quelquefois  des  écrivains  qui  disent  «  moi  k.  Parlez-nous  de  nous!  leur 
crie-t-on.  Hélas!  quand  je  vous  parle  de  moi,  je  vous  parle  de  vous. 

On  essaiera  donc  d'apercevoir  Victor  Hugo  dans  le  mouve- 
ment de  son  siècle.  On  tâchera  de  replacer  l'écho  sonore  et  le 
miroir  magique  parmi  les  rumeurs  et  parmi  les  clartés  (|ui  en 
ont  renforcé  le  timbre  et  multiplié  les  reflets. 

La  carrière  de  Victor  Hugo  a  été  parallèle  au  cours  du 
xix."  siècle.  Son  àme  éloquente,  multiforme,  multicolore  et  flexi- 
ble, s'est  pliée  à  toutes  les  révolutions,  à  toutes  les  émotions,  à 
tous  les  caprices  de  notre  temps  troublé,  de  nos  régimes  insta- 
blés,  de  notre  société  inquiète.  Nul  n'a  été  plus  touché  que  lui- 
par  les  courants  électriques  qui  ont  secoué  la  France  depuis- 
cent  ans.  Ce  poète,  merveilleusement  sensible  à  tous  les  con- 
tacts et  à  tous  les  chocs  du  «  milieu  »  ambiant,  ne  resta  indif- 
férent à  aucune  des  passions  dont  il  fut  le  témoin.  Il  a  senti  le 
contre-coup  de  tous  les  mouvements  d'idées  qui  ont  bouleversé, 
autour  de  lui,  le  pêle-mêle  des  hommes  et  des  choses.  Il  a  connu 
la  victoire  et  la  défaite,  la  guerre  et  la  paix,  l'ancien  régime- 
et  la  révolution,  la  monarchie  aristocratique,  la  bourgeoisie 
libérale  et  la  démocratie  républicaine.  Il  a  subi  la  contagion  des 
doctrines,  des  préjugés,  des  illusions  et  des  modes.  Le  drapeau- 
blanc  des  ultras,  le  drapeau  tricolore  des  bonapartistes  et  des- 
libéraux, même  un  peu  le  drapeau  rouge  de  la  démagogie  socia- 
liste ont  successivement  déteint  sur  ses  poèmes.  Son  œuvre  est 
le  résumé  de  tous  les  grands  rayonnements  et  de  toutes  les 
grandes  obscurités  de  ce  siècle. 

Sa  longue  vie,  comme  celle  de  Dante,  s'est  entrelacée  à  une- 
longue  suite  d'événements  tragiques.  Le  poète  de  la  Divine 
Comédie  a  vu  des  alternatives  de  prospérités  inouïes  et  de 
chutes  profondes.  Raconter  Victor  Hugo,  c'est  reprendre  toute- 
l'histoire  de  la  tragi-comédie  contemporaine. 

Le  poète  des  Contemplations,  né  dans  une  famille  militaire 
au  milieu  des  triomphes  du  Consulat,  grandi  au  son   des  fan- 


-2:;4  VICTOR  HUCrO 

faivs  pciniii  les  vicloircs  de  l'Empiro,  précocement  habitué  au 
rcidiir  (les  choses  humaines  par  la  rcsiaiiralion  «les  rois  déchus, 
pai-  hi  prodi^rieuse  aventure  des  C.ent-Jours,  par  l'essai  d'un 
royauté  conslitutionnelle,  |Kir  l'éclaî  éphémère  d'une  répu- 
l)li(jue  idéaliste,  par  l'installation  d'un  césarisme  populaire, 
s'éteignit  dans  le  crépuscule  oraii;-eux  du  siècle,  après  avoir  vu 
trois  fois  le  sol  national  cnvalii  par  les  étrangers,  et  sans  avoir 
pu  assister  au  relèvement  de  sa  patrie. 


/.   —  L  enfance  du  poète. 

Premières  années  de  Victor  Hugo.  —  Le  huit  ventôse 
l'an  X  de  la  République,  autrement  dit  le  26  février  1802,  le 
citoyen  Seguin,  adjoint  au  maire  de  la  ville  de  Besançon,  offi- 
cier de  l'état  civil,  enregistra  la  naissance  de  Victor-Marie 
Hugo,  né  la  veille,  fils  de  Joseph-Léopold-Sigisbert  Hugo,  chef 
de  bataillon  de  la  20"  demi-brigade.  —  Jacques  Delelée,  chef 
de  brigade,  aide  de  camp  du  général  Moreau,  et  Marie-Anne 
Dessirier,  son  épouse,  furent  témoins  de  cette  formalité. 

Le  commandant  Hugo,  né  en  1771,  fils  d'un  maître  menuisier 
de  Nancy,  petit-fils  dun  laboureur  de  Baudricourt,  et  arrière- 
petit-fils  d'un  laboureur  de  Domvallier,  était  entre,  en  1792, 
comme  «  fourrier-marqueur  »  à  l'état-major  général  de  l'armée 
du  Rhin.  Capitaine  adjudant-major  en  Vendée,  blessé  au 
combat  de  Vibiers,  rappelé  à  Paris  pour  être  rapporteur  du 
premier  conseil  de  guerre  de  la  dix-septième  division  militaire, 
officier  d'ordonnance  du  général  Lahorie  à  la  bataille  d'Hoben- 
linden,  commandant  de  place  à  Lunéville  lors  des  conférences 
pour  la  paix,  Sigisbert  Hugo  aurait  pu  compter  sur  un  bel 
avenir,  si  ses  relations  avec  l'entourage  du  général  Moreau 
ne  lui  avaient  imi  dans  l'espiii  du  Premier  Consul. 

Six  semaines  après  la  naissance  de  son  fils  Victor,  le  com- 
mandant Hugo  dut  s'embarquer,  lui  et  sa  famille,  pour  la 
Corse,  oii  son  bataillon  tint  garnison,  et  d'où  il  fut,  peu  de 
t('mj)S  après,  diiii^é-  sur  VWv  d'Elbe.  De  là,  il  [)artit  pour  Gênes, 
en  1805,  afin  df  rejoindre  l'armée  du  maréchal  Masséna.  \\  se 


l'enfance  du  poète  255 

battit  à  Caldiero,  à  Castel-Franco,  et  fut  d€  ceux  qui  s'emparè- 
rent de  Naplcs  pour  en  faire  le  royaume  de  Joseph  Bonaparte. 
Celui-ci  le  recompensa  en  l'attachant  à  sa  propre  fortune. 
Colonel  du  Royal-Corse  et  gouverneur  d'Avellino,  Sig-isbert 
Hug-o  rêva  de  s'installer  pour  toujours  dans 

cette  terre  des  arts, 
Où  croit  le  laurier  de  Virgile, 
Où  tombent  les  murs  des  Césars. 

Victor  Hugo,  enfant,  put  voir,  en  ses  premières  étapes, 

Rome  toujours  vivante  au  fond  de  ses  tombeaux. 
Reine  du  monde  encor  sur  un  débris  de  trône 
Avec  une  pourpre  en  lambeaux; 


Puis  Turin,  puis  Florence  aux  plaisirs  toujours  prête, 
Naple  aux  bords  embaumés  où  le  printemps  s'arrête 
Et  que  Vésuve  en  feu  couvre  d'un  dais  brûlant. 
Comme  un  guerrier  jaloux,  qui,  témoin  d'une  fête, 
Jette  au  milieu  des  fleurs  son  panache  sanglant. 

Le  6  juin  1808,  Joseph-Napoléon,  roi  de  Naples  et  de  Sicile, 
fut  promu,  par  décret  impérial,  au  grade  de  roi  d'Espagne  et 
des  Indes.  Il  se  rendit  à  Bayonne,  reçut  le  serment  «  spontané  » 
de  la  Junte  espagnole,  et  s'empressa  d'envoyer  à  son  fidèle 
Hugo  un  courrier  extraordinaire  pour  lui  offrir  une  place  bril- 
lante dans  sa  nouvelle  cour.  L'ancien  colonel  du  Royal-Corse 
partit  pour  Burgos,  où  il  arriva,  le  6  août  1808,  tandis  que 
M""  Hugo  et  ses  trois  enfants,  Abel,  Eugène  et  Victor,  repre- 
naient la  route  de  France,  et  s'installaient  aux  Feuillantines. 

Au  printemps    de   1811,   l'Espagne    étant   un    peu    calmée, 

]^|rae    jjugo    s'achemina    par    étapes    vers    Madrid,    Bayonne, 

Irun,  et  Burgos,  où  Victor  Hugo  put  admirer  pour  la  première 

fois 

Les  dragons  chevelus,  les  grenadiers  épiques 

Et  les  rouges  lanciers  fourmillant  dans  les  piques 

Comme  des  fleurs  de  pourpre  en  l'épaisseur  des  blés. 

Sigisbert  Hugo,  maréchal  des  camps  et  armées  du  roi, 
inspecteur  général,  commandeur  de  l'Ordre  royal,  comte  de 
Cisuentès,  titulaire  d'une  pension  de  trente  mille  réaux,  était 
un  personnage  dans  les  Espagnes.   Sa  famille  eut  tout  de  suite 


256  VICTOR  HUGO 

l'idée  de  sa  puissance.  Une  escorte  de  fantassins,  de  cavaliers, 
cl  inrino  (juatre  canons  veillèrent,  depuis  Irun  jusqu'à  Madrid, 
sur  lu  siMiirilo  du  chantre  futur  des  splendeurs  iin])ériales. 
L'eiifaut  fut  ébloui  par  l'élat-major  du  beau  général  Dorsenne, 
([ui  brillait  à  Burgos,  et  par  la  livrée  rouge  du  maréchal 
Marmont,  qui  régnait  à  Yalladolid.  Son  imagination  en  resta 
chamarrée  comme  un  uniforme  de  gala. 

Victor  Hugo  écolier.  —  On  sait,  par  le  poème  XIX  des 
Rayons  et  de)<  Ombres,  «  ce  qui  se  passait  aux  Feuillantines  vers 
1813  ».  Avant  d'être  accueilli  dans  cet  asile,  aujourd'hui  disparu 
mais  immortalisé  par  ses  vers,  Victor  ITugo  fut  élevé,  en  com- 
pagnie de  son  frère  Eugène,  au  collège  des  Nobles  de  Madrid, 
tandis  que  son  frère  Abel  était  nommé  page  du  roi  Joseph.  Son 
court  passage  dans  cette  maison  a  laissé  quelques  traces  dans 
ses  vers.  Il  n'est  pas  indifférent  de  montrer,  par  quelques  faits, 
combien  la  mémoire  de  Victor  Hugo,  dès  son  plus  jeune  âge, 
fut  attentive  et  tenace.  Un  de  ses  camarades,  le  petit  Frasco, 
comte  de  Belverana,  ayant  eu  le  tort  de  se  jeter  un  jour  sur 
Eugène  Hugo  et  de  lui  meurtrir  la  joue  par  une  gifle  trop 
vigoureuse,  le  nom  de  lîelverana  fut  attribué  plus  tard,  par 
le  poète  apparemment  vindicatif,  à  Gubetta,  gentilhomme  cas- 
tillan, «  Gubett a-poison  »,  «  Gubetta-poignard  »,  «  Gubetta- 
gibet  »,  Gubetta,  factotum  de  Lucrèce  Borgia,  et  exécuteur 
des  basses  œuvres  de  cette  méchante  femme.  Un  autre  élève 
du  collège  des  Nobles,  «  un  affreux  grand  gaillard  à  cheveux 
crépus,  à  mains  griffues,  mal  bâti,  mal  peigné,  risible  »,  s'ap- 
pelait Elespuru.  Victor  Hugo  en  a  fait  un  des  quatre  fous  de 
CromweU.  Un  seul,  parmi  les  élèves  du  collège  des  Nobles,  a 
laissé  de  bons  souvenirs  à  Victor  Hugo.  C'est  Ramon,  duc  de 
Benavente.  La  xxji®  Ode  du  livre  V  lui  est  dédiée. 

On  a  prétendu  que  le  séjour  de  Victor  Hugo  en  Espagne 
n'avait  laissé  sur  son  imagination  et  dans  son  souvenir  que  des 
impressions  légères  et  des  traces  molles.  D'autre  part,  le 
fastueux  Saint-Victor  a  dit  que  «  Hugo  reste  parmi  nous  le 
Grand  d'Espagne  de  la  poésie,...  que  l'Espagne,  avec  ses  agran- 
dissements immenses  d'horizon,  est  la  patrie  dramatique  de 
Victor  Hugo,  comme  elle  fut  celle  de  Corneille;...  que  le  pli  de 
la  cape  des  preux  du  ronancero  est  resté  sur  l'attitude  de  son 


I 


L  ENFANCE  DU  POÈTE  2o7 

style...;  qu'enfin  chaque  luis  quil  revieni  en  Es[)ai5nie,  par  le 
drame  uu  par  la  poésie,  c'est  le  roi  dans  son  royaume,  c'est  le 
seigneur  rentrant  dans  son  fief».  Don  Eniiiio  Castelar  aime  à 
répéter  que  Victor  lluiio,  dont  la  fécondité  égale  presque  celle 
de  Lope  de  Vega ,  est  un  poète  espagnol.  Et  le  savant  don 
Vincent  de  la  Fuente  a  présenté  un  docte  mémoire  à  l'Académie 
royale  d'Espagne  pour  démontrer  ,  contre  une  évidence  qui 
découragerait  des  philologues  moins  méridionaux,  que  Victor 
Hugo  est  né  à  Madrid  ! 

Il  faut  éviter  ces  exagérations  et  s'en  tenir,  là-dessus,  à  quel- 
ques constatations  probantes. 

Pour  se  rendre  au  collège  des  Nobles,  Victor  Hugo  suivait  une 
rue  nommée  0)'laleza\  On  retrouve  ce  nom  dans  Rk;/  Blas~.  On 
retrouve  également  dans  Ray  Dlas  ^  le  nom  du  Malalobos,  petit 
ruisseau  qui  coule  à  Madrid  près  de  la  porte  Santo  Domingo. 

En  1843,  Hugo,  voyageant  en  Biscaye  et  en  Espagne,  écri- 
vait sur  son  carnet  la  note  que  voici  : 

Trente  ans  s'elîacent  dans  ma  vie,  je  redeviens  l'enfant,  le  petit  Français, 
el  nino,  cl  chiquito  Fraiices.  comme  on  m'appelait.  Tout  un  monde  qui 
sommeillait  en  moi  s'éveille,  revit  et  fourmille  dans  ma  mémoire.  Je  le 
croyais  presque  effacé;  le  voilà  plus  resplendissant  que  jamais. 

\  Irun,  dans  cette  même  année  1843,  il  notait  ceci  : 

Nous  sommes  à  Irun.  Mes  veu.v  cherchaient  avidement  Irun.  C'est  là  que 
l'Espagne  m'est  apparue  pour  la  première  fois  et  m'a  si  fort  étonné,  avec 
ses  maisons  noires,  ses  rues  étroites,  ses  balcons  de  bois  et  ses  portes  de 
forteresse,  moi,  l'enfant  français  élevé  dans  l'acajou  de  l'empire.  Mes  yeux, 
accoutumés  aux  lits  étoiles,  au.x  fauteuils  à  cous  de  cygne,  aux  chenets  en 
sphinx,  aux  bronzes  dorés  et  aux  marbres  bleu  turquin,  regardaient  avec 
une  sorte  de  terreur  les  grands  bahuts  sculptés,  les  tables  à  pieds  tors,  les 
lits  à  baldaquins,  les  argenteries  contournées  et  trapues,  les  vitres  maillées 
de  plomb,  tout  ce  monde  vieux  et  nouveau  qui  se  révélait  à  moi. 

Vu  de  loin,  le  vieux  collège  des  Nobles  de  Madrid  ne  lui 
paraissait  plus  si  maussade.  Et  il  apercevait  nettement  le  décor 
qui  encadra  son  enfance. 

Je  vois  des  places  à  arcades,  des  pavés  à  mosaïques  de  cailloux,  des 
bateaux  à  bannes,  des  maisons  peintes  à  falbalas,  qui  me  font  battre  le 

1.  Victor  Hufjo  raconté  par  un  ténvAn  de  sa  vie.  Paris,  tS6i<,  t.  I.  [i.  ICI. 

2.  Rwj  Blas,  acte  I,  scène  ni. 

3.  Ibid.  Cf.  Capmani  y  Monl[)alau,  Orir/ne...  de  las  calles  de  Madrid,  1863. 

Histoire  de  la  langue.  VII.  17 


2'SS  VICTOR  HUGO 

cœur.  Il  me  semble  que  c"étail  hier.  <»ui,  je  suis  entré  hier  sous  cotte 
grande  porte  cochore  qui  donne  sur  un  petit  escalier;  j'ai  acheté  l'autre 
dimanche,  en  allant  à  la  promenade  avec  mes  jeunes  camarades  du  sémi- 
naire des  Nobles,  je  ne  sais  quelles  gimbleltes  poivrées  {rosquillas)  dans 
celte  boutique  au  fronton  do  laquelle  poudeni  des  peaux  de  bouc  à  porter 
le  vin;  j'ai  joué  à  la  balle  le  long  de  ce  haut  mur,  derrière  une  vieille  église. 
Tout  cela  est  pour  moi  certain,  distinct,  réel,  palpable.  {Eu  voyage,  \).  23 i.) 

L'Espajinc  fut  ainsi  lo  premier  cadre  où  s'inscrivit  la  vie 
intellectuelle  de  Victor  Hugo. 

M"""  Hugo  et  ses  deux  fils  Victor  et  Eugène  quittèrent  Madrid 
en  1812,  tandis  que  le  général  et  son  fils  aîné  A  bel  restaient  au 
service  du  roi  Joseph-Napoléon.  Les  dernières  stations  de  Victor 
Hugo  en  terre  d'Espagnie  fiir<Mit  le  bourg  àllernani  et  le  village 
de  Torquemada . 

Pendant  près  de  trois  années,  Victor  Hugo,  soustrait  par  les 
événements  à  la  direction  de  son  père,  reçut,  lors  de  son  second 
séjour  aux  Feuillantines,  les  bienfaits  de  celte  éducation  mater- 
nelle, dont  il  a  parlé  souvent  avec  toute  la  magnificence  de  son 
génie  et  toute  l'éloquence  de  son  cœur. 

Victor  Hugo,  ([ui  avait  des  prétentions  nobiliaires,  et  qui 
aimait  d'ailleurs  l'antithèse  au  point  d'en  mettre  partout,  même 
dans  sa  famille,  a  écrit  ce  vers  : 

Mon  père,  vieu.K  soldat,  ma  mère  Vcadvennc. 

Et  l'on  dirait  qu'il  a  voulu  expliquer  d'avance  cet  alexandrin, 

lorsqu'il  écrivait  dans  la  préface  des  Feuilles  d'automne,  cette 

phrase  : 

L'auteur  a  presque  aimé  la  Vendée  avant  la  Franco.  Si  son  père  a  ete 
un  des  premiers  volontaires  de  la  Grande  République,  sa  mère,  pauvre 
fille  de  quinze  ans,  en  fuite  à  travers  le  Hocage,  a  été  une  brù/nwie,  comme 
M""=  de  lionchamp  et  M'"''  de  Larochcjaquelein. 

Illusion  de  i)0ète.  Mirage  romantique.  M""^  Hugo  était  tout 
bonnement  la  fille  d'un  honnête  bourgeois  de  Nantes,  d'un  bour- 
geois qui  ne  paraît  i)as  avoir  donné  dans  l:i  cbouannerie.  C'est 
à  Nantes  (jue  le  capitaine  Sigisbert  Hugo,  surnommé  Hrutus,  et 
grand  pourcbasseur  de  chouans,  vit  M""  Sophie  Trébuchet  et 
s'en  éi)iit.  Les  opini;jns  du  cai.itaino  lîrutus  auraient  pu  effrayer 
l'honnôte  bourgeois  Trébuchet.  On  a  lotrouvé  la  signature  du 
fougueux  capitiinc  au  bas  dune  adresse  envoyée  à  la  Convention, 


L  ENFANCE  DU   POETE  259 

et  ainsi  conçue  :  «  Législateurs,  nous  sanctionnons  votre  sublime 
constitution,  et  nous  jurons  d'en  défendre  les  principes  et  de 
répandre  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  notre  sang-  pour  écraser 
les  tyrans,  les  fanatiques,  les  royalistes  et  les  fédéralistes.  »  Il 
faut  avouer  que,  si  Sophie  Tréhuchet  eût  été  une  brigande  du 
Bocage,  elle  eût  peut-être  hésité  devant  l'expression  farouche 
de  ce  civisme  républicain...  Il  est  vrai  de  dire  qu'on  était  très 
pieux  dans  la  famille  Trébuchet.  Une  sœur  de  M""  Sophie  se 
fit  ursuline,  et  deux  autres  de  ses  parents  entrèrent  aux  reli- 
gieuses de  Nazareth.  Mais  M""  Sophie  ne  paraît  pas  avoir  partagé 
ces  sentiments.  Son  mariage  fut  célébré  civilement,  en  1796,  à 
Paris,  où  le  jeune  officier  avait  été  appelé  pour  exercer  les 
fonctions  de  capitaine-rapporteur  près  le  conseil  de  guerre. 
L'auteur  de  Yictor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie  com- 
mente cet  événement  par  la  réflexion  que  voici  :  «  Les  églises 
étaient  fermées  dans  ce  moment,  les  prêtres  enfuis  ou  cachés; 
les  jeunes  gens  ne  se  donnèrent  pas  la  peine  d'en  trouver  un. 
La  mariée  tenait  médiocrement  à  la  bénédiction  du  curé,  et  le 
marié  n'y  tenait  pas  du  tout.  » 

L'éducation  que  M™"  Hugo  donna  à  ses  trois  fils  fut  conforme 
à  ces  principes. 

La  pédagogie  des  Feuillantines  fut  indépendante  et  poétique. 
Un  vieux  maître  d'école  de  la  rue  Saint-Jacques,  le  «  père  » 
Larivière^ — ancien  oratorien  qui  s'était  marié  pendant  la  Révo- 
lution par  frayeur  de  la  guillotine  —  enseignait  aux  deux  frères 
les  éléments  du  grec  et  du  latin.  M"""  Hugo  «  était  pour  l'édu 
cation  en   liberté  ».   Grande  liseuse  de  romans,  elle  envoyait 
ses  deux  fils  «  fourrager  »  dans  les  collections  d'un  vieux  bou- 
quiniste  du   voisinage.  Elle   avait  l'habitude,  ne  voulant  pas 
«  s'engager  dans    des  lectures  trop   ennuyeuses  »,  de    «  faire 
essayer  ses  livres   par   ses  enfants  ».  Les  deux  frères  luren^ 
ainsi  Rousseau,  Voltaire,  Diderot,  Faublas.  C'est  alors,  appa- 
remment, que  Victor  Hugo  prit  le  goût  des  lectures  incohé- 
rentes et  des  tomes  dépareillés. 

Au  reste,  il  fut  moins  l'élève  de  ses  bons  maîtres  et  de  ses 
mauvais  livres,  que  le  disciple  des  événements  extraordinaires 
qui  devaient  infliger  à  son  adolescence  le  pli  soucieux  d'une 
précoce  maturité. 


200  VICTOR  HUGO 

Son  pèio  rentra  on  Franco  prôcipilamnicnt,  avec  l'armée  du 
roi  Joseph  détrôné. 

Lors(|u"(»n  oui  aliandonné  la  maison  des  Feuillantines  pour 
un  appartement  situé  dans  la  rue  du  Cherche-Midi,  Victor  Hugo 
j)ut  voir,  de  ses  fenêtres,  «  les  chevaux  de  l'Ukraine  »  hrouter 
dans  la  cour  du  Cherche-Midi. 

Un  cosaque  survint... 

Tl  entendit  la  fusillade  du  30  mars.  Quels  que  pussent  être,  dès 
ce  temps-là,  ses  sentiments  royalistes,  il  pouvait  croire  lui  aussi 
«  qu'il  était  devenu  étraniJier  dans  son  propre  pays  '  ».  Les  Bour- 
bons, à  peine  rentrés  avec  les  bagages  des  alliés,  éprouvaient 
le  besoin  d'insulter  l'armée  en  plaçant  au  ministère  de  la  guerre 
le  général  Dupont,  «  capitulard  »  de  Baylen  '.  Il  y  eut,  sur  la 
place  Vendôme,  des  scènes  répugnantes.  Le  27  mars  1814,  une 
foule  de  citoyens,  fort  surexcités,  s'assemblèrent  autour  de  la 
Colonne,  en  criant  :  «  A  bas  le  tyran  !  »  Un  hardi  compagnon 
grimpa  jusqu'au  haut  et  passa  une  corde  au  cou  de  Napoléon. 
Et  lo  peu[do  disait  :  «  Tire!  tire!  renverse  le  tyran!  »  Pour 
faire  cesser  ce  scandale,  les  Russes  placèrent  un  factionnaire 
au  pied  du  monument  ^  C'est  alors  peut-être  que  Victor  Hugo 
sentit  germer  en  lui  ces  vers  fameux  : 

Dors...  Nous  t'irons  chercher!  Ce  jour  viendra  peut-être! 
Car  nous  t'avons  pour  dieu  sans  l"avoir  eu  pour  maitre! 
Car  notre  œil  s'est  mouillé  de  ton  destin  l'atal, 
Et,  sous  les  trois  couleurs  comme  sous  l'orillamme. 
Nous  ne  nous  pendons  pas  à  cette  corde  inplmc 
Qui  Carrache  à  ton  piédestal  ! 

Là  où  nous  voyons  une  métaphore,  il  y  a  un  fait. 

Un  an,  presque  jour  pour  jour,  après  l'entrée  du  roi 
Louis  XVHl  dans  sa  bonne  ville  de  Paris,  l'  «  homme  prédes- 
tiné »  rentrait  aux  Tuileries,  parmi  les  acclamations  d'ime  foule 
en  délire,  (jui  hurlait  :  Vive  l'Empereur  M 

A  la  rentrée  de  l'année  scolaire  1815-1816,  Victor  Hugo 
dcviiil  élève  de  la  pension  Cordier  et  Decotte,  et  suivit  les  cours 

I.  .Mémoires  du  f/ént^ral  Laron  Thiéhaull,  I.  V.  cli,»!».  ^"'• 
1.  Mémoires  du  r/éncral  baron  Tfii/'bauU,  I.  \  .  \>.  --'G. 

;{.  Lettre  du  lii-ulenanl  Nicdos  Baliouc/tlm/'.  C.l'.  Les  Souvenirs  du  peintre  Liimi 
(<lans  le  Temps  rlu  15  seplembrf;  1897). 
•4.  Mémoires  du  général  tjuron   T/iicbaiill.  l.  V,  |>.  295. 


L  ENFANCE  DU   POÈTE  261 

(le  philosophie,  de  physique  et  de  mathématiques  du  lycée  Louis- 
le-Grand.  Lauréat  du  concours  général  (cinquième  accessit  de 
pliysique)  en  1818,  il  se  prépara  quoique  pou  à  l'Ecole  poly- 
technique, 011  son  pore  le  destinait.  Mais  il  était  hanté  par  d'au- 
tres idées.  Sur  un  de  ses  cahiers  de  classe,  à  la  date  du 
10  juillet  181  G,  on  a  retrouvé  cette  note  :  Je  veux  êlre  Chateau- 
briand ou  rien.  Il  traduisait  en  vers  le  livre  IV  des  Géorgiques, 
l'épisode  (VAchéménide  (au  livre  III  de  VEnéide),  l'épisode  de 
Cacus,  ï Antre  des  Cyclopes.  11  rima  une  tragédie,  frtamène,  où, 
déjà  fort  attentif  aux  événements  de  la  politique,  il  célébrait, 
sous  un  déguisement  égyptien,  le  retour  da  roi  Louis  XVIII. 
Gomme  la  plujiart  des  écoliers  intelligents,  il  s'instruisait  sur- 
tout les  jours  de  sortie.  Ses  flâneries  le  conduisaient  souvent 
dans  les  contre-allées  du  Champ  de  Mars,  où  «  l'on  apercevait 
de  gros  cylindres  de  bois,  gisant  sous  la  pluie,  pourrissant  dans 
l'herbe,  peints  en  bleu  avec  des  traces  d'aigles  et  d'abeilles 
dédorées.  C'étaient  les  colonnes  qui,  deux  ans  auparavant, 
avaient  soutenu  l'estrade  de  l'empereur  au  Champ  de  Mai  *.  » 
Ainsi  germaient  sans  doute,  dans  l'esprit  de  l'écolier  pensif,  ces 
deux  vers,  qui  devaient  éclore  quinze  ans  plus  tard  : 

Demain  c'est  le  mpiii  du  trône, 
Aujourd'hui  c'en  est  le  velours  -. 

La  première  rencontre  de  Victor  Hugo  avec  l'Académie  fran- 
çaise date  do  1817.  Il  obtint,  cette  année-là,  le  neuvième  rang 
au  concours  de  poésie.  En  1819,  il  fut  lauréat  de  l'Académie  des 
Jeux  floraux. 


//.  —  La  Restauration  (i8i5-i83o), 

Victor  Hugo  et  Chateaubriand.  —  En  1818,  M.  le 
vicomte  de  Chateaubriand,  ancien  ministre  d'État,  membre  de 
l'Académie  française,  pair  de  France,  fonda  un  journal,  le  Con- 
servateur,  qui  ne  mériterait  peut-être  pas  d'être  exhumé  de  la 
poussière  des  archives,  s'il  n'avait  été,  pour  ainsi  dire,  une  dos 
sources  premières  où  s'alimenta  la  veine,  encore  incertaine,  de 
Victor  Hugo. 

1.  Les  Misérables,  première  partie,  liv.  111.  cliaii.  i. 

2.  Les  Chants  du  crépuscule  {Napoléon  II). 


262  VICTOR  llUdO 

Les  n'Mlach'iirs  «lu  Conservateur  diulcwi  j>riiici[)alement  MM.  île 
Laiiienuais,  «le  Genoude,  le  vicomte  «le  Yirieu,  le  marquis 
(TEspinouse,  le  comte  Jules  «le  Poligiiac,  le  cardinal  de  la 
Luzerne.  Et  Vi«tor  Hugo  en  était  sans  doute  le  lecteur  le  plus 
assidu. 

Lorsque  Chateaubriand  publia,  dans  le  Conservateur,  sa  reten- 
tissante Notice  sur  la  Vendée,  Victor  Hugo  versifia  les  plus  belles 
tirades  de  ce  morceau  '. 

La  prose  de  Chateaubriand  fut  encore  versifiée  par  Victor  Hugo 
dans  une  juvénile  satire,  où  le  jeune  poète  exprimait,  en  vers 
ultra-classiques,  des  sentiments  ultra-royalistes,  et  flétrissait 
avec  ardeur  le  ministère  Decazes. 

Le  principal  mérite  de  la  politique  romantique  de  Chateau- 
briand, aux  yeux  «le  Victor  Hugo,  c'était  [leut-ètre  de  mettre  le 
poète  à  sa  vraie  place  dans  la  cité.  Enfin,  les  hommes  de  lettres 
allaient  devenir,  sous  les  lys  de  la  monarchie  restaurée,  des 
«  conseillers  [)robes  et  libres  ».  Publiant,  au  mois  de  juin  1822, 
ses  Odes,  Victor  Hugo  déclarait  que  ses  intentions  étaient  à  la 
fois  littéraires  et  politiques.  H  affirmait  que  «  tout  écrivain,  dans 
quelque  sphère  que  s'exerce  son  esprit,  doit  avoir  pour  objet 
principal  d'être  utile  ».  H  voulait  «  parler  ce  langage  austère, 
consolant  et  religieux,  dont  a  besoin  une  vieille  société  qui  sort 
encore  toute  chancelante  des  saturnales  de  l'athéisme  et  de 
l'anarchie  ».  Et  il  ajoutait  celte  profession  de  foi  : 

C'est  surtout  à  rôparer  le  mal  fait  par  les  sophistes  que  doit  s'attacher 
aujounl'hui  le  poète,  il  doit  marcher  devant  les  peuples  comme  une  lumière, 
et  leur  montrer  le  chemin.  11  ne  sera  jamais  l'écho  d'aucune  parole  si  ce 
n'est  de  celle  de  Dieu.  Il  se  rappellera  toujours  ce  que  ses  prédécesseurs 
ont  trop  oublié,  que  lui  aussi  il  a  une  religion  cl  une  patrie.  Ses  chants 
célébreront  sans  cesse  les  gloires  et  les  inlbrtunes  de  son  pays,  les  austé- 
rités et  les  ravissements  de  son  culte,  afin  que  ses  aïeux  et  ses  contempo- 
rains recueillent  quelque  chose  de  son  génie  et  de  son  âme  et  que,  dans  la 
postérité,  les  autres  peuples  ne  disent  pas  de  lui  :  «  Celui-là  chantait  dans 
une  terre  barbare  ». 

Or,  Chateaubriand  s<»  faisait,  lui  aussi,  une  très  haute  idée  de 
la  situation  qui  revient  aux  gens  de  lettres  dans  l'Etat. 

La  gloire  des  lettres,  disait-il  avec  un  accent  de  vive  conviction,  la  gloire 
des    lettres  est  la  première   de   toutes  les   gloires.  Disposer  de  l'opinion 

I.  I.a  Vendce,  dans  les  Odes  et  ISallades,  liv.  I,  ode  ii. 


I 


LA   RESTAIIIATION   (IHlil-lHitO)  263 

publique,  maîtriser  les  esprits,  remuer  les  âmes,  étendre  ce  pouvoir  à  tous 
les  temps,  il  n'y  a  point  d'empire  comparable  à  celui-là.  On  peut  braver, 
quand  on  le  possède,  toutes  les  infortunes  de  la  vie  '. 

Et,  soniieant  aux  bienfaits  (juc  los  lettres  peuvent  répandre 

sur  une  société  qui  cherche  à  retrouver  son  équilil»re,  il  disait 

encore  : 

Lorsque  la  France,  fatiguée  de  l'anarchie,  chercha  le  repos  dans  le  des- 
potisme, il  se  forma  une  espèce  de  ligue  des  hommes  de  talent  pour  nous 
ramener,  par  les  saines  doctrines  littéraires,  aux  doctrines  conservatrices 
de  la  société  ^. 

Dans  la  catéiiorie  de  ces  «  hommes  de  talent  »,  Chateau- 
briand rangeait  oldigeamment  MM.  de  la  Harpe,  de  Fontanes, 
de  Donald,  M.  l'abbé  de  Vauxelles,  M.  Guéneau  de  Mussy, 
MM.  Dussault,  Féletz,  Fiévée,  Saint-Victor,  Boissonade,  Geof- 
froy, M.  l'abbé  de  Boulogne,  écrivains  oubliés  ou  fort  obscurs, 
qu'il  aimait  à  citer  parce  que  leur  notoriété  ne  gênait  pas  sa 
renommée.  Quelles  que  soient  les  petites  raisons  d'amour-propre 
qui  ont  dicté  à  l'auteur  des  Natchez  ces  noms  peu  connus  de  la 
postérité,  on  trouve  ici,  dans  la  prose  de  Chateaubriand,  une 
théorie  que  Victor  Hugo  a  maintes  fois  illustrée  par  ses  vers 
les  plus  mémorables.  Le  poète  dans  les  révolutions,  la  fonction 
du  poète,  l'éminente  dignité  de  l'écrivain,  l'utilité  politique  des 
gens  de  lettres,  c'est  un  thème  qui  se  répercute  d'écho  en  écho, 
et  se  multiplie  et  s'amplifie,  depuis  les  premières  strophes  des 
Odes  et  Ballades  jusqu'aux  dernières  tirades  des  Quatre  vents 
de  V Esprit  ^ 

Au  mois  de  décembre  4819,  Victor  Hugo  fonda,  avec  la  col- 
laboration d'Alexandre  Soumet,  d'Alfred  de  Vigny,  d'Adolphe 
Trébuchet,  un  recueil  périodique,  le  Conservateur  littéraire, 
destiné  à  être  en  quelque  sorte  l'annexe  du  Conservateur  de  Cha- 
teaubriand. Il  se  réserva  surtout  les  fonctions  de  choniqueur 
dramatique  de  cette  revue.  En  cette  qualité,  il  jugea  M.  Ancelot 
trop  lyrique.  Mais  M.  Viennet  lui  parut  trop  peu  soucieux  de  la 
couleur  locale. 

I.  Le  Causer  valeur  du  ^  février  1819.  Cf.  la  -1'  strophe  du  Dernier  chant  [Odes 
et  Ballades). 

■2.  Ibid. 

3.  Odes  et  Ballades  :  Le  poêle  dans  les  Beiwliilions;  A  mes  odes:  V/iisloire:  Le 
dernier  chant;  A  monsieur  Alphonse  de  Lamartine  ;  Fin;  Le  Poète;  La  Li/re  et  la 
Harpe;  Le  Génie  (A  M.  le  vicomte  de  Chateaubriand). 


264  VICTOR  HUGO 

Il  11  t'sl  |t;is  (loiilciix  (|ii(' ('liahMiiliri.iiiil  cl  son  t^roiipe  littérairo 
fiircnl  très  satisfaits  dr  voir  cette  |ilria(lo  de  jeunes  esprits  tra- 
vailler à  réjtaiulre  les  «  saines  doctrines  «  littéraires  et  sociales. 
Voici  en  quels  ternies  M.  Auier  ajipréciait,  dans  le  Conservateur 
du  -i  mars  1820,  l'apparition  du  recueil  inauguré  par  Victor  Hugo  : 

Los  lionteuses  séductions,  les  promesses  fallacieuses,  les  perfidies,  les 
myslilicalions  se  sèment  toujours  de  tous  cùtés.  Des  intrigants  qui  ne  savent 
que  tromper,  continuent  de  s'interposer  entre  les  hommes  forts  et  loyaux 
des  diverses  nuances  d'opinions  honnêtes;  et  les  voix  de  ces  braves  gens 
qui  voudraient  se  rapprocher,  qui  pourraient  s'entendre,  sont  couvertes  par 
les  vociférations  des  factieux  qui  ne  veulent  évidemment  que  le  renverse- 
ment de  Tortlre  actuel.  Pendant  ce  temps,  le  torrent  des  horribles  doctrines 
déborde  avec  une  fureur  qui  serait  le  signal  du  désespoir  qui  s'exhale,  si 
elle  n'était  la  preuve  de  l'audace  qu'on  ne  sait  pas,  qu'on  ne  veut  pas 
réprimer.  Au  milieu  de  tant  de  causes  d'inquiétudes  et  de  chagrins,  on  en 
trouve  néanmoins  de  consolations  et  d'espérances.  Le  génie  du  mal  doit 
bientôt  être  arrêté  dans  sa  course,  et  le  génie  du  bien  doit  avoir  incessam- 
ment son  tour;  car  partout  les  honnêtes  gens  sont  et  seront  en  force, 
quoique  la  trahison  et  la  sottise  veuillent  leur  lier  les  mains;  car,  de  toutes 
parts,  de  jeunes  et  belles  âmes  échappent  à  la  contagion. 

Cette  dernière  réflexion  nojis  est  inspirée  par  la  lecture  des  quatre  pre- 
miers numéros  du  Conservateur  lUtcrairc... 

Après  ce  début  laborieux,  le  bon  Agier  entrait  dans  des  détails 
plus  précis. 

Le  Conservateur  littéraire  est  rédigé  par  trois  frères,  MM.  Hugo,  dont 
l'aine  à  peine  a  vingt  et  un  ans,  et  dont  le  plus  jeune  n''cn  a' que  dix-sept. 
Celui-ci,  qu'on  distingue  sous  le  nom  de  Victor,  était  déjà  connu  par  une  ode 
sur  la  Vendée  et  par  une  satire  sur  le  télégraphe. 

Dans  le  premier  de  ces  ouvrages,  qui  en  a  suivi  un  autre,  si  célèbre,  sur 
le  môme  sujet,  sa  verve  semble  s'être  animée  à  l'éloquente  et  poétique  prose 
de  M.  de  Chateaubriand;  dans  le  second,  elle  se  montre  trempée  à  Vécole  du 
'jrand  maître,  de  Boilcau. 

Suivent  quelques  renseignements  sur  les  «  intéressants  jeunes 
gens  »  qui  rédigent  le  Conservateur  littéraire  : 

L'éducation  de  ces  intéressants  jeunes  gens  a  été  dirigée  par  une  mère 
distinguée,  qui  a  pensé  de  bonne  heure  que  de  bons  principes  et  des 
talents  formaient  la  seule  fortune  qui  pût  être  à  l'abri  des  révolutions,  la 
seule  arme  avec  laquelle  on  pût.  non  pas  se  défendre  de  l'envie,  de  la 
calomnie,  mais  les  braver.  Maintenant,  lits  reconnaissants,  ils  essayent 
d'acquitter  une  dette  aussi  sacrée  que  douce.  Ils  doivent  à  leur  mère  une 
seconde  vie  :  ils  veulent  soutenir,  embellir  la  sienne  ;  et,  pour  y  parvenir, 
ils  unissent  la  fraternité  du  talent  à  la  fraternité  du  sang.  Heureux  jeunes 


LA  RESTAURATION  (1815-1830)  20^ 

(/etifi,  d'avoir  une  mère  tiui  ait  senti  le  prix  de  V éducation  !  Heureuse  mère  de 
voir  ainsi  couronner  ses  soins! 

Outre  l'utilité  et  la  bonne  rédaction  du  Conservateur  littéraire,  c"cst  donc 
la  piiHé  filiale  et  fraternelle  qui  le  recommande  à  tous  les  amis  des  lettres  et 
du  bien.  Il  est  difficile  qu'une  entreprise  de  celte  nature  paraisse  sous  de 
plus  heureux  et  de  plus  touchants  auspices. 

On  peut  considérer  l'article  d'Ag'ier  dans  le  Conservateur 
comme  l'acte  de  baptême  littéraire  de  Victor  Hugo.  Et  les  poèmes 
puérils  dont  il  cite,  quelques  morceaux  exposent,  en  vers  de 
Saint-Charlemaiine,  les  opinions  et  les  sentiments  qui  occu- 
pèrent, de  1818  à  1830,  le  futur  auteur  des  Misérables  et  du  Pape. 

Le  mariage  du  poète.  — La  première  amourette  de  Yictor 
Ilug-o  date  de  l'année  1811.  Le  futur  poète  avait  alors  neuf  ans. 
Il  a  conté  lui-même  cette  aventure,  qui  fut  le  prélude  de  sa  vie 
sentimentale'.  11  a  su  conquérir,  plus  tard,  celle  vers  qui  l'em- 
porta l'élan  sérieux  de  son  cœur. 

Il  se  maria  jeune,  avec  M""  Adèle  Foucher,  fille  de  M.  Pierre 
Foucher,  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  chef  de  bureau  au 
ministère  de  la  guerre.  Le  portrait  phys-ique  de  cette  jeune  fille 
se  trouve,  si  l'on  en  croit  les  biographes  officiels  du  poète,  dans 
ce  roman  sombre  qui  &mii[u\e  Le  Dernier  Jour  d'y n  condamné. 

Adèle  Foucher  était  une  brune  intense,  de  type  espagnol". 

On  peut  lire  dans  la  Correspondance  de  Victor  Hugo  les 
lettres  tour  à  tour  très  touchantes  ou  très  belles  qui  se  rap- 
portent à  ce  mai'iage  '.  Ce  sont  les  lettres  d'un  bon  jeune  homme 
à  sa  famille. 

Ce  bon  jeune  homme  était,  en  même  temps,  un  grand  poète. 
On  peut  suivre  à  travers  le  flot  parfois  tumultueux  de  ses 
poèmes  le  courant  limpide ,  venu  de  la  source  sacrée  où  sa 
jeunesse,  assombrie  par  le  malheur,  avait  puisé  l'oubli,  la  con- 
solation et  le  réconfort. 

Il  a  écrit  le  délicat  poème  de  ses  fiançailles,  l'hymne  de  son 
mariage  et  la  plainte  déchirante  de  ses  précoces  douleurs. 

Ce  sont  d'abord  les  premières  craintes,  amères  et  douces,  la 
déception  de  l'amour  découragé,  la  vision  de  l'isolement,  loin 
de  ce  qu'on  aime. 

1.  En  voyage,  p.  10".  —Lise  (dans  les  Contemplations). 

2.  Portrait  de  Padilla  dans  la  Légende  de  la  Nonne  (Ballade  xiii). 

3.  Lettres  du  31  août  1822  et  suivantes. 


•2C0  VICTOR  HUGO 

Puis,  \o  nuajie  s'évanouit,  le  soleil  brille.  Avril  sourit  dans  la 
chanson  des  Itranches,  et  le  [)rintenips  pleure  des  larmes  de  joie 
<lans  la  rosée  de  l'aurore'. 

Et  ce  sont  les  premiers  aveux,  t(tul  vibrants  d'une  belle  con- 
fiance dans  la  vie  -. 

Et  enfin  les  années  passent.  Le  poète  se  demande  si  l'amour 
est  plus  fort  que  la  morl.  Revoyant  cette  maison  de  Blois,  qui 
lui  parle  encore  de  ses  douces  aventures,  il  se  rappelle,  sous  un 
ciel  d'automne,  tout  ce  quU  a  laissé  là  de  son  cœur  ^.  Rien  n'est 
plus  poignant,  malgré  l'opulence  parfois  excessive  du  verbe,  que 
cette  Tristesse  d  Olympia.  De  tous  les  poètes  du  xix'  siècle, 
Victor  Hugo  est  peut-être  le  seul  qui  ait  chanté  toutes  les  affec- 
tions qui  font,  tour  à  tour,  pleurer  ou  sourire  l'humanité.  Son 
rôle  social  ne  l'a  pas  empêché  d'être  attentif  aux  émotions  de  la 
vie  privée.  Sa  poésie  est  tout  imprégnée  de  ce  nectar,  souvent 
amer,  que  Shakespeare  appelle  «  le  lait  de  la  tendresse  humaine  ». 
Victor  Hugo  a  été  amant,  époux,  père  et  grand-père.  Il  a  fait 
entrer,  triomphalement,  dans  la  littérature,  les  enfants  que  le 
célibataire  La  Bruyère  déclarait  «  hautains,  déd-aigneux,  colères, 
envieux,  curieux,  intéressés,  paresseux,  volages,  timides, 
intempérants,  menteurs,  dissimulés.  »  H  a  dit  (avec  quel 
charme  I)  les  «  douceurs  infinies  »  des  yeux  ingénus.  Et,  après 
avoir  épuisé  toutes  les  joies  qui  nous  viennent  de  l'enfance 
frêle,  il  a  connu  toutes  les  extrémités  de  la  soufîrance  et  du 
malheur.  H  a  goûté  tout  ce  qui  donne  de  la  saveur  à  la  vie,  et 
il  a  subi  tout  ce  qui  fait,  de  la  vie,  à  certaines  heures  d'angoisse, 
un  calvaire  douloureux.  Et  il  a  fait  entendre,  lui  aussi,  cette 
plainte,  dont  la  douceur  dolente  se  prolonge  d'écho  en  écho, 
à  travers  les  siècles,  à  peine  variée  par  la  diversité  du  lan- 
gage humain ,  à  peine  transposée  et  modulée  par  le  verbe 
cadencé  des  poètes  : 

Ne  vous  irritez  pas  que  jo  sois  de  la  sorte, 
0  mon  Dieu!  cette  plaie  a  si  longtemps  saigné  ! 
L'angoisse  dans  mon  âme  est  toujours  la  plus  forte, 
Et  mon  cœur  est  soumis,  mais  n'est  pas  résigné. 


1.  Premier  soupir:  Her/ret;  Au  vallon  de  Cheriz;/;  A  toi  (Odes  el  Ballades). 
•2.  Le  Malin;  Encore  à  toi;  Actions  de  y  races;  Promenade  (ibid.). 
3.  Les  Rayons  et  les  Ombres,  XXXIV. 


LA  RESTAURATION  (I81o-I830j  207 

Voyez-vous,  nos  enfants  nous  sont  bien  nécessaires, 
Seigneur;  quand  on  a  vu  dans  sa  vie,  un  matin, 
Au  milieu  des  ennuis,  des  peines,  des  misères 
Et  de  l'ombre  que  fait  sur  nous  notre  destin, 

Apparaître  un  enfani,  tète  chère  et  sacrée, 

Petit  être  joyeux. 
Si  beau  qu'on  a  cru  voir  s'ouvrir  à  son    entrée 

Une  porte  des  cieux; 

Quand  on  a  vu,  seize  ans,  de  cet  autre  soi-même 
Croître  la  grâce  aimable  et  la  douce  raison  ; 
Lorsqu'on  a  reconnu  que  cet  enfant  qu'on  aime 
Fait  le  jour  dans  notre  âme  et  dans  notre  maison; 

Que  c'est  la  seule  joie  ici-bas  qui  persiste 

De  tout  ce  qu'on  rêva. 
Considérez  que  c'est  une  chose  bien  triste 
De  le  voir  qui  s'en  va! 

Il  y  a,  dans  le  cimetière  de  Villequier,  près  de  Gaudebec,  au 
pays  de  Caux,  une  pierre  blanche  sur  laquelle  on  peut  lire  cette 
épitaphe  : 

Charles  Vacquerie, 
âgé  de  26  ans 

et 

Lcopoldine  Hugo 

âgée  de  19  uns, 

mariés  le  15  février  et  morts 

le  A  septembre  18i3. 

De  profundis  clamnvi  ad  te.  Domine. 

Victor  Hugo  perdit  sa  fille  et  son  g^endre  dans  la  même 
journée.  Un  coup  de  vent  fit  chavirer  leur  barque,  tandis  qu'ils 
revenaient  d'une  promenade  à  Gaudebec.  Ils  ne  voulurent  pas 
se  quitter.  On  retrouva  leurs  cadavres  étroitement  serrés  l'un 
contre  l'autre.  Ge  jeune  homme  et  cette  jeune  femme  sont  réunis 
dans  la  mort  et  dans  l'amour.  Un  rosier  de  roses  blanches  a 
fleuri  sur  leur  tombe.  Et  le  grand  poète  leur  a  consacré,  comme 
une  magnifique  floraison  de  fleurs  funèbres,  ces  strophes  des 
Contemplations  : 

N'ayant  pu  la  sauver,  il  a  voulu  mourir. 

Sois  béni,  toi  qui  jeune,  à  l'âge  où  vient  s'offrir 

L'espérance  joyeuse  encore, 
Pouvant  rester,  survivre,  épuiser  tes  printemps. 
Ayant  devant  les  yeux  l'azur  de  tes  vingt  ans 

Et  le  sourire  de  l'aurore, 


268  VICTOR  HUGO 

A  loiil  ce  que  promet  la  jeunesse,  aux  plaisirs. 
Aux  nouvelles  amours,  aux  oublieux  désirs 

Par  qui  toute  peine  est  bannie, 
A  ravenir,  trésor  des  jours  à  peine  éclos, 
A  la  vie,  au  soleil,  préféras  sous  les  (lots 

L'étreinte  de  cette  agonie! 

Oh!  quelle  sombre  joie  à  cet  être  charmant, 
De  se  voir  embrassée,  au  suprême  moment, 

Par  ton  doux  désespoir  fidèle! 
La  pauvre  âme  a  souri  dans  Tangoisse,  en  sentant 
A  travers  l'eau  sinistre  et  l'eiTroyable  instant 

Que  tu  t'en  venais  avec  elle! 

Leurs  âmes  se  parlaient  sous  les  vagues  rumeurs. 

—  Que  fais-tu?  disait-elle.  Et  lui  disait  :  —  Tu  meurs, 

Il  faut  bien  aussi  que  je  meure!  — 
Et  les  bras  enlacés,  doux  couple  frissonnant. 
Ils  se  sont  en  allés  dans  l'ombre;  et  maintenant 

On  entend  le  fleuve  «pii  pleure. 

Dors  !  —  0  mes  douloureux  et  sombres  bien-aimés! 
Dormez  le  chaste  hymen  du  sé])ulcre!  Dormez! 

Dormez  au  bruit  du  flot  qui  gronde. 
Tandis  que  l'homme  souffre  et  que  le  vent  lointain 
(Ihasse  les  noirs  vivants  à  ti-avers  le  destin 

Et  les  marins  à  travers  l'onde... 

C'est  sans  doute  à  ces  vers  si  beaux  et  si  navrants  que 
Lamartine  songeait,  lorsqu'il  a  dit  : 

Nous  avons  lu  comme  tout  le  monde  les  deux  volumes  de  poésies  inti- 
tulés Contemplations  que  M.  Victor  Hugo  vient  de  publier.  Il  ne  sied  pas  à 
un  poète  de  juger  l'œuvre  d'un  poète,  son  contemporain  et  son  ancien  ami. 
La  critique  serait  suspecte  de  rivalité,  l'éloge  paraîtrait  une  adulation  aux 
deux  plus  grandes  puissances  que  nous  reconnaissons  sur  la  terre,  le  génie 
et  le  malheur. 

Nous  nous  sommes  contentés  de  jouir  en  silence  des  beautés  de  senti- 
ments qui  débordent  de  ces  pages,  de  pleurer  avec  l'époux  et  l'ami  le  cou- 
rant des  jours  évanouis  où  nous  nous  sommes  rencontrés  en  poésie  à  nos 
premiers  vers. 

Toute  la  seconde  partie  des  Contemplations  est  remplie  de  ce 
désesjioir  et  assoml)rio  par  ce  deuil. 

Victor  Hugo  et  la  Royauté.  —  Au  mois  de  juillet  1823, 
dans  un  arliclc  de  la  }hise  française,  Victor  Hugo  disait  que 
riiomme  de  lettres  iir  doit  point  «  se  croire  au-dessus  de  l'intérêt 
général  et  des  liesoins  nationau.x  »  ;   que   le  poète   aurait    tort 


LA   IlESTAURATION  (IBir.-lSi.U))  269 

«  (.rexcmpter  son  esprit  do  toute  action  sur  ses  contemporains  »  ; 
que  l'écrivain  ne  peut  pas  «  isoler  sa  vie  égoïste  do  la  grande 
vie  du  corps  social  ». 

Ce  rêve  d'action  sociale  ot  p()li(i(|uo  par  la  littérature 
lui  fut  coin  nui  II  avec  toute  une  élite  intellectuelle  qui,  dans 
l'avènement  de  la  Restauration  succédant  à  la  débâcle  de 
TEmpiro,  crut  [)OUVoir  saluer  l'aurore  d'un  régime  réparateur. 
Lanuirlino,  Alfred  de  Vigny,  Soumet,  Emile  Descham|)s, 
Nodier,  Ballanclie,  d'autres  encore  exprimaient  la  même  opi- 
nion en  termes  presque  pareils.  La  poésie  fut  accueillante  au 
retour  de  la  famille  illustre  et  malheureuse  qui  avait  fondé 
l'unité  française.  La  jeunesse  lettrée  de  1820  attendait  trop  de 
la  Restauration  pour  n'être  pas  déçue. 

Le  royalisme  de  Victor  Hugo  fut  très  idéaliste  et  très  arin- 
cheux.  Le  poète  planait  si  haut,  avec  Chateaubriand,  son  illustre 
modèle,  que  les  hommes  politiques,  comparés  à  son  idéal,  lui 
paraissaient  tout  petits. 

Dès  le  commencement  de  son  apostolat,  il  s'écrie  : 

La  France  s'est  un  moment  crue  perdue.  Cependant  tout  espoir  de  per- 
pétuité dans  la  race  royale  ne  lui  a  pas  été  enlevé,  et  elle  se  rassure  ctiaque 
jour  davantage;  car  il  reste  encore  dans  son  sein  de  ces  hommes  qui  sont 
des  puissances  contre  les  révolutions,  et  dont  le  génie  peut  suffire  quel- 
quefois pour  arrêter  !a  décomposition  des  empires.  A  la  tête  de  ces  Français 
privilégiés  nous  aimons  à  placer  M.  le  vicomte  de  Chateaubriand.  Dans 
cette  époque  de  stérilité  littéraire  et  de  monstruosités  politiques,  chaque 
ouvrage  du  noble  pair  est  un  bienfait  pour  les  lettres,  et,  ce  qui  est  bien 
plus  encore,  un  service  pour  la  monarchie... 

Quand  M.  de  Chateaubriand  est  exclu  des  conseils  du  gou- 
vernement, Victor  Hugo  trouve  que  le  roi  est  bien  mal  servi. 
Le  jeune  poète  a  pris  pour  devise  cette  formule  :  Le  Roi,  la 
Charte  et  les  honnêtes  gens.  Les  «  honnêtes  gens  »,  auxquels  il 
accorde  son  estime,  on  peut  les  compter,  et  il  faut  citer  leurs 
noms.  Ce  sont  :  le  vicomte  Mathieu  de  Montmorency,  maréchal 
de  camp,  de  la  promotion  des  émigrés;  —  le  vicomte  de 
La  Rochefoucauld,  colonel,  aide  de  camp  de  Monsieur;  —  le 
baron  de  VitroUes,  membre  du  Conseil  privé  ;  —  le  comte  Jules 
de  Polignac,  inspecteur  général  des  gardes  nationales;  —  le 
marquis  Coriolis  d'Espinouse;  — le  lieutenant  général  vicomte 
Donnadieu  ;  — M.  Clausel  de  Coussergues,  député  d'Auvergne  ;  — 


270  VICTOR  HUGO 

M.  (lo  CoiMiTc,  «lépiit*''  (rille-ct-Vilaiiio,  peut-être  M.  de  Vogué, 
député  du  Gard,  et  entin  M.  de  Yill«Me,  qui,  dès  le  jour  où  il 
ilevint  ininistie,  fut  méprisé  par  Chateaubriand.  Quant  aux 
autres,  à  ceux  qui  n'étaient  pas  honnêtes,  il  n'y  a  pas  à  s'y 
tromper,  ce  sont  MM.  Decazes,  Pasquier,  Gouvion-Saint-Cyr, 
le  comte  Siméon,  le  baron  Louis,  c'est-à-dire  tous  les  ministres 
et  tous  les  ministrables.  Le  royalisme  de  Victor  Hugo  fut  un 
royalisme  d'opposition.  Ses  premières  satires  et  ses  odes  sont 
pour  ainsi  dire  transparentes,  lorsqu'on  les  étudie  en  se  pla- 
çant dans  le  «  milieu  »  où  elles  furent  écrites.  On  en  devine  les 
malices,  on  en  saisit  les  allusions.  On  retrouve  les  faits  précis 
autour  des(}uels  il  a  fait  étinccler  ses  habituelles  métaphores. 
Lorsqu'il  poursuit  de  ses  foudres  les  officieux  qui  soutiennent 
le  gouvernement,  on  sent  ({u'il  vient  de  lire  une  note  maligne 
des  journaux  ultras. 

Le  royalisme  de  Victor  Hugo  est  ensuite  sentimental  et 
attendri.  Le  jeune  poète  se  consacre  de  préférence  aux  catas- 
lroj)hes  dont  les  journaux  ultras  entretiennent  leur  clientèle, 
surtout  quand  ces  catastrophes  lui  présentent  quelqu'une  de  ces 
antithèses  dont  son  génie  était  déjà  fort  amoureux.  H  compose 
des  mosaùjues  rimées  avec  la  prose  des  journaux  bien  pen- 
sants. Il  improvise  une  ode  élégiaque  sur  le  désastre  des  émi- 
grés à  Quiberon,  et  il  en  donne  lecture  à  la  Société  des  Bonnes- 
Lettres,  association  royaliste,  fondée  au  mois  de  janvier  1821, 
par  un  comité  où  figuraient  MM.  de  Fontanes,  Chateaubriand, 
Berryer,  du  Sommerard,  Berlin  de  Vaux,  Michaud,  Quatremère 
de  Quincy.  Une  pléiade  d'écrivains  bariolés  défile  devant  cette 
Société,  dont  les  procès-verbaux  mentionnent  particulièrement 
(Charles  Nodier,  Raoul  Rochette,  Vanderbourg,  Désaugiers, 
Diireau  de  la  Malle,  Best,  de  l'Académie  des  sciences,  Dussault 
et  Duviquet,  rédacteurs  du  Journal  des  Débais,  enfin  Abel 
Hugo  et  Victor  Hugo.  Le  13  décembre  1821,  Victor  Hugo  lut 
devant  cette  Société,  des  strophes,  intitulées  Vision,  qui  forment 
VOde  X  du  livre  L  La  séance  du  10  décembre  fut  particulière- 
ment brillante.  Elle  fut  présidée  par  M.  Roger,  de  l'Académie 
française,  lequel  prononça  un  discours. 

Victor  Hugo  lut,  ce  jour-là,  une  ode  sur  Louis  XVII. 

Le   rovalisme    larmovaiit    de  Victor  Huao   fut    violemment 


LA  RESTAURATION  (IHi;i-i8:iO)  27i 

ôinu  j)ar  un  événement  tragique  dont  n(His  avons  |ierdu  le 
souvenir  (nous  en  avons  tant  vu  depuis!),  mais  (|iril  laudiait  rap- 
porter en  détail,  parce  que  les  témoins  et  les  contemporains  de 
cette  scène  sanglante  en  furent  épouvantés,  parce  qu'aussi  cette 
tragédie,  en  modifiant  le  cours  de  notre  histoire  politique,  a 
réagi,  de  proche  en  proche,  jusque  sui'  certains  faits  de  notre 
histoire  littéraire. 

Le  13  février  1820,  Charles-Ferdinand  d'Artois,  duc  de  Berry, 
fils  de  France,  fut  assassiné  sous  le  péristyle  de  l'Opéra,  par  un 
ouvrier  sellier,  nommé  Louvel. 

Celte  dramatique  aventure  suscita  toute  une  littérature  en  prose 
et  en  vers.  Chateauhriand  fulmina  une  bulle  d'excommunication 
contre  les  doctrines  perverses  de  l'anarchie.  Victor  Hugo  fit 
une  ode  oîi  la  fureur  oratoire  du  Conservateur^  se  transpose 
en  interjections  lyriques. 

En  cette  période  d'apprentissage  et  de  juvénile  enthousiasme, 
deux  journées  semblèrent  particulièrement  radieuses  à  cet 
ardent  défenseur  du  trône  et  de  l'autel  : 

1°  Le  15  mars  1823,  jour  où  S.  A.  R.  le  duc  d'xVngoulème, 
amiral  de  France,  colonel-général  des  carabiniers,  des  cuiras- 
siers et  des  dragons,  partit  de  Paris  afin  d'aller  prendre,  à 
Bayonne,  le  commandement  en  chef  du  corps  expéditionnaire 
qui  devait  rétablir  le  roi  Ferdinand  VII  sur  le  trône  des  Bour- 
bons d'Espagne. 

2°  Le  29  mai  182o,  jour  oij  S.  M.  le  roi  Charles  X  fut  sacré,  en 
l'église  métropolitaine  de  Reims,  par  l'onction  de  l'huile  sainte, 
l'imposition  de  la  couronne  et  l'intronisation,  en  présence  des 
princes  et  princesses  du  sang  royal,  des  pairs  de  France,  des 
cardinaux  et  des  maréchaux,  conformément  au  cérémonial 
réglé  par  les  rois  ses  prédécesseurs.  Victor  Hugo,  déjà  cheva- 
lier de  la  Légion  d'honneur,  assista  personnellement  à  cette 
cérémonie,  en  compagnie  de  Nodier. 

La  guerre  d'Espagne  excita  d'autant  plus  la  verve  de  Victor 
Hugo,  que  cette  guerre  était  une  idée  de  Chateaubriand.  L'auteur 
des  Martyrs  se  félicitait  d'avoir  ainsi  donné  à  la  monarchie  légi- 
time le  prestige  militaire  dont  les  dynasties,  en  France,  ont 

1.  La  mort  du  duc  de  Bevrij,  ode  vu  du  livre  I.  —  Le  Coiiiiervaleu)'  du 
18  février  1820. 


27  2  VICTOR   HUGO 

toujours  besoin.  Il  sr  vanlail,  on  niènu,'  l<jmj)S,  d'avoir  pour- 
chassé les  iloctrines  l'évolutionnaii-es  jusqu'au  delà  des  Pyré- 
nées. Victor  Hugo  ne  pouvait  manquer  de  faire  une  oile  sur 
cette  entreprise.  11  en  lit  même  deux. 

Lorsqu'on  parle  du  royalisme  de  Victor  Hugo,  on  est  trop 
prompt  à  prononcer  le  mol  de  palinodie.  En  somme,  le  poète 
est  resté  fidèle  à  la  devise  qu'il  avait  inscrite  en  tête  de  ses  pre- 
miers essais  :  le  Roi,  la  Charte.  Le  Roi,  pour  lui,  c'était,  dans 
la  perpétuité  d'une  lifinée  dynastique,  le  symbole  de  la  conti- 
nuité de  la  patrie.  La  Charte,  c'était,  sous  la  forme  d'un  acte 
constitutionnel,  le  statut  organique  de  la  société  moderne. 
L'ancienne  France,  incarnée  dans  la  personne  du  Roi,  s'unit  à 
la  France  nouvelle,  déilnie  par  les  articles  de  la  Charte.  Le  Roi, 
c'est  l'autorité  légitime;  la  Charte,  c'est  la  liberté  légale.  Ne 
touchez  pas  aux  prérogatives  du  Roi,  à  condition  (}ue  le  roi  ne 
touche  pas  aux  garanties  des  citoyens.  A  partir  du  jour  où  la 
faiblesse  de  Charles  X  laissa  des  ministres  téméraires  violer  la 
loi  par  les  ordonnances  du  25  juillet  1830,  Hugo  se  regarda 
comme  délié,  avec  tous  les  Français,  du  contrat  qui  plaçait  sons  la 
tutelle  royale  les  libertés  publiques.  Un  pouvoir  qui  ne  respecte 
pas  la  loi  lui  parut  tombé  en  déshérence.  Dans  le  conflit  de 
l'arbitraire  et  de  la  légalité,  de  la  force  et  du  droit,  il  n'hésita 
pas.  Le  cas  de  conscience  qu'il  eut  à  résoudre  était  en  somme 
le  conflit  où  la  France  se  débat  depuis  cent  ans,  puisque  notre 
politique,  pendant  tout  ce  siècle,  a  oscillé  entre  des  crises  de 
liberté  et  des  tentatives  de  dictature. 

Il  célébra  les  Trois  Glorieuses,  mais  il  eut  le  bon  goût  de 
rester  fidèle  au  malheur  des  rois  déchus  dont  il  avait  salué 
l'avènement.  Lorsque  le  vieux  Charles  X,  détrôné,  s'embanjua 
dans  le  port  de  Cherbourg,  sur  le  Great  Brilain  et  partit  pour 
un  nouvel  exil  dont,  cette  fois,  il  ne  devait  pas  revenir,  Victor 
Hugo  s'apitova  sur  cette  lamentable  infortune.  Six  ans  après, 
il  fut  un  des  rares  poètes  qui  gravèrent  une  élégie  sur  la  stèle 
du  roi  (l<''fuiil. 

La  «  Préface  de  Gromwell  » .  —  Cette  fameuse  Pn'-face  de 
Cromioell,  S(don  la  remarque  de  M.  Petit  de  Julleville,  «  remue 
assez  de  théories  |»our  exercer  pendant  cent  ans  l'esprit  de  tous 
les  criti(jues  litlc'raires  ». 


LA   RESTAURATION    i  ISlIl-lNIJO)  273 

L;i  Prr/ace  de  (Jronurrll  s  impose  au.v  iiK'dilcilioJis  des  ('coliei's 
depuis  qu'elle  figure  sur  le  pioi^rainnie  de  la  licence  à  coté  des  tra- 
g-édies  classi(pies.  Mais  celle  oldigatioii  d'exainen  ne  nuit  nulle- 
ment à  la  méthode  que  l'on  doit  suivre  dans  l'étude  de  Victor 
Hugo  et  du  romantisme.  Ce  manifeste  fixe  une  date  dans  l'évo- 
lution iiiiellectuelle  du  poète  ainsi  que  dans  le  dév(doppcment 
de  l'école  dont  il  fut  le  principal  initiateur  et  le  chef  unanime- 
ment reconnu.  C'est  hien  en  1827  que  Victor  Hugo  prit,  pour 
ainsi  dire,  conscience  de  son  génie,  et  qu'il  marqua  en  traits  de 
feu,  aux  poètes  dont  l'admiration  acclamait  déjà  sa  jeune  gloire, 
les  routes  inexplorées  que  le  domaine  de  lart  réservait  aux 
audaces  d'une  nouvelle  pléiade.  La  Préface  de  Cromwell  h\i,  en 
quelque  sorte,  la  charte  du  régime  littéraire  auquel  nous  devons 
la  Légende  des  siècles  et  Joceli/ii,  les  Emaux  et  Camées  et  Chat- 
terton. 

Rajeunissement  du  vocabulaire,  appauvri  par  les  versifica- 
teurs du  premier  empire  ;  assouplissement  de  la  prosodie,  anky- 
losée  par  une  sujétion  trop  étroite  aux  règles  de  Boileau  ;  liberté, 
pour  le  [toète.  de  puiser  son  inspiration  aux  sources  fraîches 
que  le  génie  des  peuples  étrangers  ouvrait  à  notre  curiosité; 
droit  concédé  au  dramaturge  d'associer  le  rire  avec  les  larmes 
et  d'introduire  le  grotesque  dans  ses  tragi-comédies  afin  de  faire 
ressortir  davantage  le  prestige  de  la  Beauté,  toutes  ces  idées, 
qui  étaient  «  dans  l'aii'  »,  et  que  Victor  Hugo  concentra  en  lui- 
même  par  un  puissant  effort  d'assimilation  et  de  conquête, 
apparaissent  dans  cette  Préface,  pcle-mèle  avec  des  apho- 
rismes  bizarres  qui  ont  mérité  d'échapper  à  l'oubli  à  cause  du 
style  vraiment  merveilleux  dont  la  nouveauté  les  revêt  et  les 
sauve. 

Les  poètes  et  le  puldic  de  1827  furent  d'accord  pour  recon- 
naître, dans  la  Préface  de  Cromwell,  un  acte  décisif,  une  décla- 
ration de  guerre,  qui  dissipait  les  équivoques  et  traçait  exacte- 
ment la  ligne  de  démarcation  entre  deux  camps.  Aussi  quel 
enthousiasme  d'un  côté  et  quel  courroux  de  l'autre!  Quels  chants 
d'allégresse  et  quels  grincements  de  dents!  Le  bon  Gautier 
s'écrie  :  «  La  Préface  de  Cromioell  rayonne  à  nos  yeux  comme 
les  tables  de  la  Loi  sur  le  Sinaï.  »  Un  pauvre  perruquier  s(^ 
suicide,  en  laissant,  sur  sa  table,  un  testament  qui  contient  sa 

Histoire  de  la  langue.  VU.  18 


27i  VlCTdU    IIIHU) 

(K'rilirit'  pensée  :  «  A  Itas  les  ]'c/irex  sicll/'ouics  et  vive  (yrom- 
irelll  «  David  dAnj^cM-s  incline  à  re.\ai;érati<m  l(irs([u'il  dit  : 
«  Quelle  |>rofontlenr  de  pensées!  A  elle  seule  celle  jtréfacc  est 
un  code  de  littérature!  »  et  deux  députés  tombent  dans  le  ridi- 
cule en  déclarant  qu'ils  refuseront  de  voter  la  subvention  des 
tli(''àlres  si  la  (^(»ni(''die-Fran«;aise  «  ouvre  son  sein  »  au  «  sieur  » 
llu,-(.. 

Maintenant  que  les  enlliousiasmes  sont  rassérénés  et  que  les 
colères  sont  radoucies,  il  sied  d'étudier  la  Pré/ace  de  CronnoeU 
comme  un  document  comparable  à  cette  Dé/'oise  et  /lluslrafioii 
(le  1(1  liDKjue  l'rduridse  qui  fut  le  |)rogramme  poétique  de  la 
pléiade  de  Ilonsard. 

Par  (juelle  série  do  démarches  lintellii^ence  de  llujio  sest-elle 
déji'agée  de  son  premier  état  pour  aboutir  à  cette  bruyante 
émancipation?  Ouelles  sont  les  inllucnccvs  qui,  par  des  touches 
successives,  ont  modelé  l'àme,  encore  molle  et  malléable,  du 
jeune  auteur  des  Odes'i  C'est  ce  que  M.  Souriau  a  expliqué  avec 
une  rare  finesse,  et  avec  une  abondance  d'informations  tout  à 
fait  inslruclives'. 

Victor  Hugo  fut  un  iiéni<',  façonné  d'abord  par  l'Italie,  par 
l'Espagne,  et  dont  la  structure  classique,  l'allure  oratoire,  la 
svmétrie  inilexible  attestent  des  origines  tirées  des  profondeurs 
mêmes  du  vieux  fonds  romain.  Sur  ces  premières  assises,  le 
hasard  des  lectures,  les  caprices  de  ro[>inion  publique,  la  toute- 
puissance  de  la  mode  ont  sujterposé  un  monument  composite, 
dont  les  pièces,  empruntées  à  Shakespeare,  à  Chateaubriand,  à 
M""'  de  Staël,  même  à  ce  pauvre  Schlegel,  sont  fondues  dans 
une  hannonie  hiiale  par  nu  es|irit  merveilleusement  ordonna- 
teur. M.  Larroumet,  dans  sa  curieuse  brochure  sur  la  Maison 
(le  Vïcior  Hugo,  raconte  <jue  l'exilé  de  Guernesey  s'amusait  par- 
fois à  démonter  de  vieux  meubles  et  à  combiner,  avec  les 
moi'ceaux  disjoints,  des  inventions  décoratives  (\m  étaient  des 
chefs-dfi'uvre  d'ag-encemenl.  Ce  niruu  lait  est  presque  l'image, 
raccourcie  et  familière,  du  travail  de  transmutation,  opéré  par 
Victor  Hu,go  sur  les  débris  épars  et  jusque  sur  les  déchets  dont 
il  faisait  son  profit.  Tout  lui  est  bon.  Rien  n'est  jeté  au  rebut 

1.  I.a  l'rrfiire  de  Cromwdl.  inlroiliKlinii.  Irxli-  i:t  noirs,  [jnr  Maurice  Souriau, 
lu'ofesicur  à  la  FaniUo  des  leUres  <lo  Caeii,  1  vol.  l'aris,  Lccoue  et  Oniliii. 


LA   UKSTAUIIATIOX   (1X1:1-1830)  275 

tUiiis  Tatelier  où  s'active  ce  robiish!  ouvriei'.  Et,  de  ces  alliag-es 
(loiil  il  n'a  légué  le  secret  à  personne,  sortit  un  monde  nouveau, 
créé  avec  des  choses  mortes,  et  tout  éclatant  de  vie,  tout  bruis- 
sant de  feuillage  et  <le  vent,  de  joie  et  de  tristesse,  comme  ces 
forets  fleuries  oîi  le  sang-lot  léger  des  sources  chuchote  à  tra- 
vers la  mousse  parmi  les  chants  des  oiseaux. 

Et  la  Préface  de  Cromwell  ne  fut  pas  une  rencontre  fortuite, 
un  accident  heureux,  une  improvisation  de  poète  pressé.  On 
voudrait  que  tous  nos  jeunes  poètes  eussent  le  loisir  de  lire  et 
de  méditer  le  chapitre  où  M.  Souriau  raconte  les  débuts  de 
Victor  Hugo.  Avant  d'entrer  dans  la  gloire  et  dans  le  tapag-e,  le 
futur  novateur  travailla  obscurément,  obstinément.  S'il  trouva 
enfin  l'éclat  de  la  renommée,  c'est  au  bout  d'un  sillon  où  il  a 
longtemps  peiné.  Rédacteur  du  Conservateur  liUéraire,  il  publia 
dans  ce  recueil  deux  cent  soixante-douze  articles,  sans  compter 
plusieurs  douzaines  de  «  variétés  »  et  de  «  nouvelles  »  qu'il  ne 
signa  point  de  son  nom.  11  était,  au  Conseroateur,  critique  litté- 
raire, critique  musical,  critique  d'art.  Cette  triple  besogne,  à 
laquelle  il  se  consacrait  avec  cette  gravité  un  peu  sacerdotale 
dont  il  fut  coutumier,  lui  permettait  d'observer  de  près,  autour 
de  lui,  le  changement  des  idées  et  les  révolutions  du  août.  Bra- 
vement,  il  rendait  compte  d'Aspasie  et  Périclès,  opéra  de 
M.  Viennet,  de  Wirtiste  ambitieux  do  Théaulon  et  de  VArt  du 
Tour  de  M.  Lebois.  Consciencieusement,  il  décrivait  un  tableau 
de  Cogniet,  représentant  «  un  jeune  pâtre  assis  sur  les  ruines 
d'un  vieux  lion  de  pierre  au  bord  d'une  mer  agitée  ».  Candide- 
ment, il  appréciait  les  «  Psaumes  traduits  en  vers  français  par 
M.  Sapinaud  de  Boishuguet,  chevalier  de  Saint- Louis  ».  Et, 
dans  toute  cette  «  co[)io  »  peu  lucrative,  où  s'appliquait  1'  «  Enfant 
sublime  »,  rien  de  prématurément  révolutionnaire.  Nulle  envie 
de  casser  trop  tôt  les  vitres.  De  la  timidité  plutôt,  une  gaucherie 
naïve,  qui  n'est  pas  sans  grâce.  Dans  la  vie  de  l'esprit  comme 
dans  la  vie  de  la  nature,  les  fleurs  ne  commencent  à  poindre 
qu'après  le  labeur  dos  semailles  et  le  mystère  de  la  germination. 

Victor  Hugo  et  le  philhellénisme.  —  La  preuve  que  le 
royalisme  de  Victor  Hugo  fut  un  «  royalisme  d'opposition  », 
apparaît  surtout  dans  le  recueil  des  Orientales. 

Les   Orientales  sont  nées,  en    1820,   d'un   mouvement  poli- 


276  VICTOR  HUGO 

li(|iic  iiui  s'apprllr  le  |iliilhell(''nismo,  et  duiK^  modo  littéraire 
(]m'  r<in  désigne  eommunément  sons  le  nom  de  romantisme.  Ici 
encore,  Victor  llngo  suit  deux  directions  parallèles  :  d'une  part, 
c'est  une  tiMitativc  généreuse  pour  exercer  une  sorte  d'apostolat 
social,  d'ajnès  un  programme  dont  le  principal  article  est  la 
défense  des  faibles  contre  les  forts,  des  o[>pi'iin<'s  conti'e  les 
tyrans;  —  d'autre  part,  c'est  un  essai  de  réforme  poétique,  ten- 
dant vers  une  rénovation  de  la  langue  française  par  un  flam- 
boiement d'images  nouvelles,  et  vers  le  rafraîchissement  de 
l'inspiration  par  la  g^ràce  d'im  lyrisme  rajeuni.  Cette  double 
intention  se  marque,  en  traits  fort  j)récis,  dès  les  premières 
ligrnes  «le  la  pré-face  des  OrienUilcii  : 

Pour  les  empires  comme  pour  les  littératures,  avant  peu  peut-être  rOrient 
est  appelé  à  jouer  un  rôle  dans  rOccidcnt.  Déjà  la  mémorable  guerre  de 
Grèce  avait  fait  se  retourner  tous  les  peuples  de  ce  côté.  Voici  maintenant 
qtie  réquilibre  de  l'Europe  parait  prêt  à  se  rompre;  le  statu  quo  européen, 
di'jà  vermoulu,  craque  du  côt(''  de  Constantinople. 

Et  le  poète,  en  même  temps  qu'il  définit  de  cette  façon  som- 
maire la  question  d'Orient,  songe  aux  ressources  littéraires 
(ju'il  j»()urra  trouver  dans  le  pittoresque  décor  oriental.  Il  se 
laisse  aller  à  l'espèce  d'ivresse  visionnaire  que  suscite  en  lui 
le  mirage  bariolé  de  l'Orient.  Lorsqu'on  relit  ces  pages  éblouis- 
santes et  sonores,  où  tintent  encore  les  tambourins  des  Ballades 
espagnoles,  on  est  «-onduit  à  penser  ([ue  Victor  Hugo  ressentit 
à  peu  près  aussi  vivement,  en  composant  cette  œuvre  nouvelle, 
le  plaisir  de  se  promener  dans  un  bazar  levantin,  que  la  satis- 
faction de  défendre  une  noble  cause. 

Chateaubriand  —  auquel  il  faut  toujours  revenir  hus(|u'on 
entreprend  d'expliquer  Victor  Hugo,  —  Chateaubriand,  prenant 
la  parole  devant  la  Chambre  des  députés,  en  qualité  de  ministre 
des  Aflaires  étrangères,  le  2o  février  182:5,  s'était  «  déclaré  le 
sincère  ami  des  libertés  publiques  et  «le  riudé|>endance  des 
nations  ».  Parler  ainsi  du  haut  de  la  tribune,  c'était,  sous  les 
formes  voilées  ([u'exigc  la  dijdomatie,  faire  profession  de  phil- 
hellénisme.  Chateaubriand  fut  peut-être  le  [)remier  en  France  à 
mériter  ce  nom  àe  fiJiillœ/Irne,  qui  a  paru  {lour  la  première  fois 
dans  les  écrits  de  l'historien  grec  Ephoi'e.  Kn  tout  cas,  c'est 
bien    Chateaubriand   qui   ouviil  à   Victor  Hugo   les  portes   de 


LA   RESTAURATION   f  lSi:i-183(>) .  277 

rOrieiil.  Dans  iioli-c  jtays,  où  Wm  ne  l'ail  rit'ii  tle  durable  sans 
la  complicité  de  la  mode,  (^lialeaiilniaiid  mil  les  Gi'ecs  à  la 
mode  et,  par  coiilre-coiip  et  dune  autre  faç(»n,  les  Turcs.  Il 
obligea  les  gens  du  monde  à  s'occuper  des  carnages  <rOrient. 
Il  détourna,  vers  cette  vision  tragique,  l'œil  parfois  distrait  des 
hommes  do  lettres,  et  la  tête,  souvent  légère,  des  femmes 
d'esprit.  Par  la  propagande  incessante  de  sa  conversation,  par 
l'accent  de  ses  discours,  par  l'exemple  de  ses  actes,  par  les 
innombrables  articles  qu'improvisait  sa  plume  de  journaliste 
génial.  Chateaubriand,  déchu  du  ministère,  oii  sa  politique 
romantique  se  heurtait  à  trop  d'intérêts  et  à  trop  d'habiletés,  fut 
un  de  ceux  qui  contribuèrent  le  plus  à  accélérer  ce  mouvement 
d'opinion,  dont  l'aboutissement  devait  être,  en  politique,  la 
bataille  de  Navarin  et,  en  littérature,  le  succès  des  (Jrienlales. 

Depuis  plusieurs  siècles  on  avait  oublié  les  Grecs.  Sauf  Vol- 
taire, qui  encouragea  par  des  vers  assez  plats  les  projets  d'éman- 
cipation esquissés  par  l'impératrice  Catherine,  nul  ne  songeait 
à  ressusciter  Athènes.  Delille,  Choiseul,  étaient  allés  là-bas 
et  n'y  avaient  vu  que  des  ruines.  Vainement  Koraïs  avait 
compté  sur  les  souvenirs  classiques  de  la  Convention. 

L'épopée  des  Martyrs,  en  ressuscitant  le  décor  illustre  oîi 
les  raïas  recevaient  des  coups  de  bâton  sur  la  plante  des  pieds, 
donna  aux  descendants  infortunés  des  Hellènes  une  sorte  de 
réalité  poétique. 

De  loin,  Victor  Hugo  paraît  être  un  des  chefs  de  la  croisade 
des  Philhellèncs.  De  près,  on  voit  qu'il  fut,  selon  se  coutume, 
le  princi])al  suiveur  de  ce  mouvement.  Avant  lui,  Giraud  de  la 
Clape,  Genoude,  le  comte  de  Salaberry ,  Alphonse  Rabbe, 
Maxime  Raybaud,  Alexandre  Guiraud,  Népomucène  Lemercier, 
Gaspard  de  Pons,  l'académicien  Bignan,  Viennet,  Vaublanc, 
le  lieutenant  Armand  Carrel,  Delphine  Gay,  M""*  Tastu,  Sain- 
tine,  Beauchêne,  surtout  Casimir  Delavigne  et  Pierre  Lebrun 
se  déclarèrent  partisans  des  Grecs.  La  mort  héroï(iue  de  lord 
Byron  fut  chantée  par  une  pléiade  très  composite  oîi  Lamar- 
tine coudoie  un  M.  Chanin  et  un  M.  Simon.  Un  poète,  nommé 
Bonjour,  dédia  aux  élèves  de  l'Ecole  polytechnique  un  recueil 
de  Lacédcmoniennes.  Jules  Barbev,  célèbre  plus  tard  sous  le 
nom  de  Barbey  d'Aurevilly,  et  alors  âgé  de  quinze  ans  et  demi. 


278  VICTUU   llUdO 

iil  «  résonner  s.i  lyi'c  »  en  l'honneur  des  «  héros  île  Mara- 
thon ».  Alexandre  Dumas  le  ]>ère,  qui  n'était  alors  connu  que 
jHiiir  (les  vers  sur  Je  Dcvouo/init  de  Malesherhes  et  sur  la  Mort 
du  général  Foi/,  rima  sur  Canaris  un  dithyramhe  dans  le  goût 
de  Casimir  Delavigne,  de  Pichald  et  de  Viennet.  Le  Journal 
des  Débats  puhlia,  en  1827,  deux  odes  sur  Navarin  :  l'une  était 
de  M.  Alfred  de  Wailly,  rantre  de  Victor  Hugo.  Toiil  fut  éidipsé 
j>ar  laurore  des  (orientales. 

On  ne  sait  pas  si  Victor  Hutio  a  lu  le  Voyage  de  Pouqueville 
et  les  Chants  populaires  de  la  Grèce  moderne,  publiés  par  Fau- 
riel  en  1824. 

Ces  deux  ouvrages  furent  sans  doute  les  pj'incipaux  répertoires 
oii  le  philhcllénisme  français  s'approvisionna  de  couleur  locale. 
Pouqueville  avait  été  consul  à  Janina,  auprès  de  cet  Ali-Pacha 
dont  Victor  Hugo  a  dit  exagérément  :  «  Ali-Pacha  est  à  Napo- 
léon ce  que  le  ti^re  est  au  lion,  le  vautour  à  l'aide  '.  » 

L'exotisme  était  entré  dans  la  littérature  française  depuis 
que  Bernardin  de  Saint-Pierre  avait  tourné  les  regards  de  ses 
contemporains  vers  les  bananiers. 

Avec  les  chansons  romaïques  traduites  j)ar  Fauriel,  c'était 
encore  de  l'exotisme  qui  cnlrail  dans  la  littérature  française.  Ces 
courts  poèmes,  un  peu  maigres,  comme  un  chant  de  cigales,  évo- 
quaient des  images  amusantes  et  de  longues  misères.  Hs  disaient 
la  tenace  fidélité  d'un  peuple  à  sa  religion  et  à  ses  souvenirs;  ils 
célébraient  cm  même  temps  la  vie  des  Klephtes,  le  risque  quo- 
tidien, la  hautaine  allure  du  roi  des  montagnes,  l'ombrageuse 
indépendance  des  Palikares,  qui,  des  hautes  vallées  du  Pinde, 
du  Pélion  ou  de  l'Ossa,  défient  les  malices  du  sort,  en  vivant 
ilamour  et  d'eau  (daire.  C'est  <lans  la  version  révélatrice  de 
Fauriel  que  Victor  Hugo  a  vu  passer  la  silhouette  souple,  hardie 
et  charmante  de  La:,zara  ^. 

Bailleurs,  le  romantisme  ajterçul,  dans  le  ciel  entlammé,  du 
côté  où  le  soleil  se  lève,  des  Grecs  un  peu  trop  magnifiques  et 
des  Turcs  un  jieu  tartares;  on  ne  sait  ce  (juil  a  le  [)lus  admiré, 
de  l'héroïsme  des  uns  ou  de  la  férocité  des  autres.  La  garde- 
roite  et  le  coffre-fort  des  Palikares  étaient  un  mag^asin  d'acces- 

1.  Préface  des  Orienlales.  Cf.  le  Derviche. 

2.  Orientales,  XXI. 


LA   RESTAURATION   (  ISlo-IsrjD)  279 

soires  où  Von  j)()iiv;iil  imiscr,  à  idciiies  mains,  des  ln'odciies 
lyriques  et  épiques,  bien  |)roprcs  à,  faire  ouJjlier  les  toges,  les 
casques  et  les  rotluirnos  de  Ducis  et  de  Baour-Lormiau.  Avec 
un  enlliousiasme  farouchr,  les  romantiques  mireiil  au  pillage  la 
bijouterie  levantine.  Ils  revinrent  de  cette  raz/.ia  en  brandissant 
sur  la  tète  des  Pbilistins  effarés  un  arsenal  de  pistolets  damas- 
quinés, des  panoplies  de  yatagans  recourbés,  t(»ut  im  tremble- 
.  ment  de  vieux  fusils  et  de  tromblons  rouilles,  qu'ils  fourbissaient 
avec  rage.  A  vrai  dire,  ils  inventèrent  un  Orient  bariolé,  bigarré, 
où  il  y  avait  un  peu  de  tout.  Comme  le  reportage  et  le  télé- 
grapbe  n'étaient  pas  inventés,  l'imagination  des  poètes  pouvait 
vagabonder,  tout  à  son  aise,  dans  un  archipel  de  féeries,  coloré 
de  toutes  les  nuances  de  Tarc-en-ciel,  aussi  étrange  que  le 
Taunus  des  Burrjraves. 

Dans  la  Bataille  j^erd^œ ,  le  vizir  Reschid  pleure  sa  défaite 
avec  un  tel  luxe  de  rhétorique  amusante,  qu'on  le  croirait 
encore  plus  diverti  par  le  scintillement  de  ses  métaphores, 
qu'attristé  par  le  désastre  de  son  armée.  Victor  Hugo  a  vu, 
dans  la  flotte  turque,  îles  barcarolles  vénitiennes,  des  cara- 
velles espagnoles,  des  jonques  chinoises.  N'importe.  Les  Grecs 
modernes,  insurgés  autour  de  l'Acropole,  ont  collaboré,  sans  le 
savoir,  à  la  rénovation  de  la  poésie  en  France. 

On  voit,  par  ce  nouvel  exemple,  que  Victor  Hugo  a  toujours 
suivi  cette  maxime  de  Gœthe,  à  savoir  (jue  les  seules  œuvres 
durables  sont  les  omvres  d'actualité.  Il  fut,  en  cette  circon- 
stance comme  en  beaucoup  d'autres,  le  journaliste  épique  du 
siècle,  le  témoin  ému  de  la  tragédie  contemporaine,  et,  si  l'on 
ose  dire,  un  reporter  sublime.  Si  l'on  veut  apprécier  la  nou- 
veauté de  son  art,  il  faut  rapprocher  ses  Orientales  de  toutes 
ces  Messéniennes,  Lacédémome)ines,  Corinthiennes,  Byroniennes, 
écloses  autour  de  lui  pour  vivre  un  jour.  On  dirait  que  les 
vrais  poètes  sont  chargés  de  ramasser,  parmi  les  mouvements 
souvent  désordonnés  de  l'opinion  publique,  les  grands  sujets 
auxquels  la  médiocrité  s'attaque  vainement.  Leur  triomphe 
annule  les  tentatives  du  talent  lui-même.  Auprès  des  génies,  il  y 
a  comme  une  matière  éparse,  une  poussière  de  poésie,  une  nébu- 
leuse, dont  les  clartés  errantes  n'ont  pas  encore  pu  se  grouper 
autour  d'un   foyer  central.  Le  poète  vient.  Il  change  le  chaos 


2S0  VICTOR  mc.o 

en  un  sysIriiK-  liaiiiKuiiciix.  Il  iliuniiiic  ce  claii-oliscur.  11  niéla- 
mornliosc  ces  Iikmiis   iiiliiii((''simalos  on  une   iicrhe  de   ravoiis. 

On  |i()urrait  illuslivr  les  On'e)ital('s  avec  les  dessins  d'un 
\'(Jl/(i;/''  il  Athènes  cl  à  Coustdiifinople,  publiés  en  182^),  par 
Dupré.  On  aimerait  à  les  encadrer  au  milieu  des  manifesta- 
li(»ris  |)(dili(|nes  ipii  en  ont  liait'  léclosion.  Le  gouvernement 
de  M.  de  Villtde  refusai!  iriiil('r\enir,  à  cause  des  exigences  du 
(onccrl  eiii'opéen.  Les  loyalistes  ultras  se  demandaient  si  le 
philli(dlénisme  était  un  parti  bien  confoiiue  aux  doctrines  de 
la  Sainte-Alliance.  Les  congrès  de  ïroppau,  do  Laybacb  et  de 
Vérone  avaient  excommiinii"  Tespril  de  r<''Voluti()n  et  consacré 
le  }trincipe  de  la  légilimilr.  Or  les  (îrecs  n'étaient-ils  pas  en 
rév(dlo  ouverte  contre  leur  souverain  «  légitime  »?  Encourager 
Ifiir  insurrection,  n'était-ce  pas  tomber  ilans  l'hérésie  et  ap- 
[U'ouvcr  les  maximes  pernicieuses  (pii  avaient  troublé  l'Espagne, 
Naples,  Turin?  Un  homme  d'ordre  pouvait-il  être  philhellène? 
Tandis  que  le  sultan  Mahmoud  faisait  empaler,  crucifier,  brûler 
ses  sujets  grecs,  3L  Achille  de  JoufïVoy  et  le  vicomte  de  Bonald 
disculaient  pour  savoir  si  l'état  des  (Irecs  massacrés  était  com- 
parable, oui  ou  non.  à  l'esclavage  des  Galiaonites  chez  les 
Hébreux. 

IjOs  ('-crivains,  les  poètes  dérangèrent  tous  ces  calculs  de  poli- 
ti«pie  utilitaire,  et  bousculèrent  toutes  ces  arguties  de  casuistes. 
\/>\  .\<ili'  si/r  1(1  (rrrc,  [)iibliée  par  Chaleaubriand  dans  le  Journal 
des  Débats,  mit  d'accord,  par  une  rencontre  fort  rare,  les  écri- 
vains et  les  bourgeois.  La  majorité  du  j)ublic  fut  jdus  forte 
(]ue  les  circulaires  des  puissances.  L'histoire  litléraii-e  doit 
enregistrer  les  manpies  touchantes  de  ce  consentement  signi- 
licalir.  Il  nest  pas  indillV-reiit  de  sa\(>ir  (|iie,  dans  le  temps  où 
[)araissaient  les  Ovieulales,  ro|iinion  publique  et  l'initiative 
{)rivée  entreprenaient  de  sauver  la  (Irèce.  Ln  «  comité  philan- 
thropique en  faveur  des  (Irecs  »  se  formait  sous  les  auspices 
lie  ('.lialeaiibriaiid.  a\ec  le  concours  de  lîenjamin  Delesserl,  du 
comte  Mallii<'U  Dumas,  du  duc  de  Filz-Jaines,  d'Ainbroise 
Firmiii-Didot.  Les  dons  allluaient  d(!  toutes  parts.  On  souscrivit 
à  Hourges,  à  Dijon,  à  Troyes,  à  Chollet,  Douai,  Ciuéramle, 
Yssingeaux,  Moulins,  Bourboii-Laiicy,  Strasbourg,  Altkirch, 
Niederbrrmn.  On  donna  des  «  concerts  pliilbelléiii(jues  »  à  Valen- 


1 


LA  RESTAURATION  (I8i:j-is:i0)     ^  281 

ci(Minos,  à  CaoM,  à  Moiifaiiban,  à  Hioin,  lvs|)ali()ii,  Ani^oulrmo, 
Saint-Yrioix.  A  Tournoii,  a[>iès  iin<'  soirée  composé»^  d'un  con- 
cert, il'un  bal  et  d'une  loterie,  le  sieur  Moretty,  limonadier,  fit 
l'ahanilon  de  sa  recette.  Le  Journal  dea  Dé/ia(si\u  11  février  1827 
contient  cotlc  iiirurination  assez  curieuse  :  «  Cinq  avocats  de 
Tarbes,  qui  avaient  été  renvoyés  devant  la  cour  royale  de  Pau 
pour  avoir  joué  la  comédie  avec  des  actrices  au  profit  des 
Grecs,  ont  été  acquittés  par  toutes  les  cbambres  réunies...  »  A 
Paris,  des  dames  patronnesses  allaient  de  porte  en  porte 
demander  l'aumône  pour  l'Hellade  en  détresse.  Et  }>ersonne 
ne  résistait  à  ce  casque  de  Bélisaire,  présenté  par  de  si  ])elles 
mains.  M™''  Récamier  en  personne  faisait  la  quête. 

On  sait  conunent  finit  cette  propagande.  Le  général  Maison 
fut  envoyé  en  Morée.  A  Navarin  les  canons  partirent  tout  seuls. 
Ainsi,  le  mouvement  politique  et  littéraire  du  pbilhellénisme 
aboutit  à  ce  spectacle  :  les  ministres,  les  dé[)utés,  les  diplo- 
mates, les  magistrats,  les  préfets,  les  sous-préfets,  réveillés  de 
leur  sommeil,  secoués  de  leur  torpeur,  dominés  par  une  poussée 
irrésistible,  s'engageant  de  gré  ou  de  force,  à  la  suite  des  poètes 
et  des  «  intellectuels  »  dans  un  chemin  où  ils  avaient  d'abord 
refusé  de  marcher. 

C'est  assurément  une  des  plus  mémorables  victoires  qu'ait 
remportées  la  littérature. 

Victor  Hugo  et  Napoléon.  —  Dans  le  premier  chapitre 
de  ce  beau  livre  que  le  capitaine  Alfred  de  Yigny  a  intitulé 
Servitude  et  grandeur  militaire,  on  lit  une  page  oii  se  déclarent, 
avec  une  rare  intensité  d'expression,  les  sentiments  que  la  géné- 
ration de  1825  éprouvait  pour  Napoléon. 

Alfred  de  Vigny,  né  cinq  ans  avant  Victor  Hugo,  parle  ici 
moins  en  son  nom  personnel,  qu'au  nom  de  sa  génération  tout 
entière.  Si  nous  avions  le  loisir  de  feuilleter  les  confidences  de 
tous  les  grands  hommes  dont  le  génie  a  illuminé  ce  siècle,  nous 
trouverions  partout  les  mêmes  images  impériales,  les  mômes 
visions  d'épopée,  les  mêmes  mirages  de  gloire.  Nous  pourrions 
faire  comparaître  les  uns  après  les  autres,  tous  ces  rares  esprits. 
Tous,  malgré  la  diversité  de  leurs  origines  et  les  différences  de 
leurs  opinions,  nous  raconteraient  comment  leur  enfance  fut 
hantée  par  la  légende  de  l'Aigle. 


■2S1  VICTOR   HUGO 

L'enipi'eiiite  tir  rc-diicatinii,  1  iiillucncc  de  la  laiviillc,  les 
]>réjiig"és  (les  castes,  les  rancunes  îles  paclis  ii"y  font  lien.  La 
fascination  de  riioninie  juvdcstiné,  le  lUTstige  de  la  France 
vi(t(»iieuse  S(»nl  |diis  forts  qne  toutes  les  [)réventions.  Lamar- 
tine, descendant  d  une  liiinée  de  hobereaux,  fils  d'un  émiprré  et 
dune  dév<de,  neveu  dune  chanoinesse  de  Saint-Martin-en- 
Beaujolais,  élève  des  Révérends  Pères  de  la  Foi,  Lamartine  a 
improvisé,  au  printemps  de  1823,  dans  une  heure  d'enthou- 
siasme, une  (hlf  à  ]{()})npftrte. 

Balzac,  né  trois  ans  avant  Victor  lluiio,  Balzac  (|ui  professait, 
dans  la  préface  de  la  Comvdie  Jnnna/ne,  que  «  le  catholicisme 
et  la  rovauté  sont  deux  |trinci|)<'s  jumeaux  «,  Balzac  qui  se 
vantait  dèti'e  un  bon  élève  du  vicomte  de  Bonald,  Balzac  n'a-t-il 
pas  donné  une  large  place,  dans  son  œuvre  colossale,  aux  sou- 
venirs de  sa  jeunesse  hypnotisée  par  Napoléon  Bonaparte?  On 
lira,  pour  s'en  convaincre,  la  Femme  de  trente  ana,  la  Pai.r  du 
Ménaçie,  un  Ménage  de  fjarron,  le  Colonel  Chahert. 

Le  10  janvier  1831,  le  théâtre  royal  de  l'Odéon  représentait 
Napoléon  Bonaparte  on  trente  ans  de  riiisloirr  de  France,  drame 
en  cinq  actes,  par  l'intarissable  Alexandre  Dumas. 

Si  Ion  veut  comprendre  à  quel  point  Victor  Iluiro,  dans  toutes 
les  évolutions  de  ses  pensées  et  de  ses  sentiments,  fut  d'accord 
avec  les  plus  illustres  de  ses  contemporains,  on  peut  invoquer 
aussi  le  témoii^nage  de  Musset  et  i-elire  le  ciuipitre  II  (h'  la 
Confession  (Vnn  enfant  du  siècle. 

Victor  lluiio  a  donc  été,  non  pas  le  traducteur  d'une  impies- 
sion  personnelle,  mais  rinterj)rète  de  toute  une  génération 
d  Imniuies,  lorstpril  a  lix(''.  en  puissantes  couleurs,  les  souvenirs 
de  son  enfance  bercée  aux  sonneries  des  trompettes  impériales. 

Si  Alfred  de  Vigny,  officier  de  la  garde  royale;  si  Lamartine, 
(jui  avait  été  garde  du  corps,  et  qui,  après  le  retour  de  l'île 
d'Flbe,  avait  ihevauclw''  aux  porlièi-es  du  roi  fuyant  vers  la 
frontière;  si  Balzac,  qui  avait  écrit,  pour  plaire  au  gouvernement 
de  la  Restauration,  une  histoire  enthousiaste  des  Jésuites;  — 
si  Musset,  dont  la  jeunesse  fut  iuqtrégnée  de  royalisme,  si  tous 
admirèrent  celui  dont  Victor  Hugo  a  |>u  dire  : 

Toujours  lui!  lui  partout! 


LA  RESTAURATION   (  IKlii-lSiiii)         ^^  2^3 

comment  s'étonner,  a|>rès  cria,  ([iic  le  lils  du  ^('-nrral  Hugo, 
le  neveu  du  conimaiidanl  lluiio.  rancien  enfant  de  trou[)e  du 
Roval-Corse,  l'ancien  j)ensionnaire  im[>érial  du  collège  des 
Nobles  de  Madrid,  ait  mêlé  à  sa  ferveur  de  néophyte  du  roya- 
lisme un  arrière-fond  d'enthousiasme  passionné  pour  le  génie 
d'un  empereur  qui  avait  fait  la  France  si  belle,  et  qui  avait 
recommencé,  devant  l'univers  émerveillé,  les  exploits  des 
temps  héroïques? 

Victor  Hug-o  a  été  la  voix  du  siècle,  acclamant  Napoléon. 

Le  jeune  «  jacoltite  »  de  1825,  placé  par  le  sort  à  un  con- 
fluent d'idées  et  de  sentiments  contradictoires,  a  beau  s'indigner 
contre  celui  que  les  ullras  appellent  Buonaparte,  il  ne  parvient 
pas  à  maudire  sans  restriction  F  «  ogre  de  Corse  ».  Même  dans 
les  Odes  du  jeune  pupille  de  la  Société  royale  des  Bonnes- 
Lettres,  un  cri  d'admiration  vient  démentir  brusquement,  contre 
la  volonté  de  l'auteur,  les  exclamations  indignées  et  les  malé- 
dictions emphatiques. 

«  Une  ordonnance  royale,  dit  Abel  Hugo,  prescrivit,  en  1823, 
que,  pour  perpétuer  le  souvenir  du  courage  et  de  la  discipline 
dont  l'armée  française  avait  donné  tant  de  preuves  en  Espagne, 
l'arc  de  triomphe  de  l'Étoile  serait  immédiatement  terminé  '.  » 
Victor  Hugo  commenta  en  quatre  strophes  cette  ordonnance. 
Et  c'est  la  première  fois  que  l'on  vit  se  dresser,  dans  ses  vers, 
l'arc  impérial,  le  «  monument  vainqueur  »  autour  duquel  sa 
poésie  éclatante  a  fait  flamboyer  une  auréole  ^ 

Le  nom  de  Victor  Hugo  et  le  nom  de  Napoléon  Bonaparte 
sont  devenus,  dans  l'histoire  littéraire,  à  peu  près  aussi  insé- 
parables que  l'étaient,  dans  les  fables  de  la  Grèce,  les  deux 
noms  d'Homère  et  d'Achille. 

L'aig'le,  dont  la  chute  traverse  d'un  «  foudroyant  sillon  »  les 
Chants  du  crépuscule,  apparaît  pour  la  première  fois  dans  l'ode  xi 
du  livre  I.  Plus  loin,  dans  les  Deux  Iles,  le  poète  développe  un 
motif  qui  est  indiqué  par  Chateaubriand  dans  une  belle  page  des 
Mémoires  cV outre-tombe.  C'est  une  erreur  de  croire  que  les  ins- 
pirations napoléoniennes  de  Victor  Hugo  soient  venues  de  ce 
qu'on  appelait,  sous  la  Restauration,  le  parti  libéral.  \\  n'est  pas 

1.  Abel  Hugo,  Histoire  de  la  campa;/iie  d'Eapar/ne  eu  1823,  I.  Il,  p.  342. 

■2.  A  l'Arc  de  triomphe  de  V Etoile,  Ode  vin  du  livre  II.  Cf.  Les  Voix  intérieures. 


•284  \  JCTdU    llUliO 

\riii  i|in'  le  iiorlc  (le  \t//t///r()ii  //  ,iit  siiiiplciiiciil  icruit ,  ;ivcc  JtlllS 
<i('  inagnincencr,  les  chaiisoiis  de  Béranger.  L.i  pciisée  de  Yiclor 
llii^u  a  suivi,  dans  son  (''volulioii  imprrialislc,  le  ('a|ti'icc  do 
Cliatoauliriaiid.  ('.(diii-ci,  dans  sa  prose  épi(pie,  a  prcstjue  les 
mêmes  accents  que  ((dni-la  dans  ses  épopées  versifiées.  Glia- 
Icaiiliiiaiid  a  cliaiili',  lui  aussi,  la  vieille  ;L:ai'de,  ces  «  iirenadiers 
(•(MiNcils  de  blessures,  vainqueurs  de  l'h^uropc,  (]ui  avaient  au 
tani  de  milliers  de  Itoulets  passer  sur  leurs  tètes,  qui  sentaient 
le  feu  et  la  pouilre;  ces  mêmes  hommes,  privés  de  leur  capi- 
laiue,  forcés  de  saluer  un  vieux  roi.  in\alide  du  h'mps,  non  de 
la  guerre,  dans  la  capitale  envahie  de  Napoléon  ^..  »  Voilà, 
pour  ainsi  dire,  le  te.xte  des  lithographies  de  Rallet  ou  des 
tableaux  de  Charlet.  Les  pelitesses  des  émigrés,  les  lualadresses 
des  étrangers,  les  humiliations  des  Fi'ançais,  (llialeauhi'iand  a 
senti  tout  cela  mieux  (pie  j)ersonne  et  en  a  conimuni(pH''  la  sen- 
sation à  Victor  Hugo.  C'est  lui  (|ui,  au  milieu  des  politiciens  à 
courte  vue,  discerna  le  parti  que  Ihistoire  et  la  poésie  j)0ur- 
raient  tirer  un  jour  de  l'exil  de  Sainte-Hélène.  Là-has,  sur  ce 
volcan  éteini,  sur  cette  pierre  brûlée,  toujours  entourée  de 
nuages,  sur  cette  lave  à  peine  refroidie,  symbole  d'une  destinée 
violente  et  captive,  le  proscrit  impérial  devait  paraître  plus 
Formidable  que  jamais.  Ce  «  roc  oîi  passent  les  orages  »  était 
un  pit'destal  fait  à  souhait  pour  le  gioi'ieux  banni.  C'était  une 
|)rison  lugubre  et  allière.  Les  haines  intelligentes  que  Napoléon 
avait  soulevées  contre  lui  semblent  avoir  cherché  le  socle  idéal 
où  pouvait  s'achever  la  légende  de  l'Empereur.  L'île  des  tem- 
pêtes a  transfiguré  son  prisonnier.  Elle  l'a  magnifiquement 
associé,  |ioui'  toujours,  à  la  beauté  abrupte  de  ses  falaises  sans 
plages  et  sans  rades.  Les  voyageurs  i-apportent  que,  dans  les 
parages  de  cette  île  sourcilleuse  qui  attire  les  nuages  comme 
un  aimant  le  fer,  les  couchers  de  soleil  sont  admirables.  L'astre 
impérial  déclina  supeibement.  «  Il  s'accrut,  dit  Chateaubriand, 
il  s'accrut,  dans  sa  captivité,  de  l'énorme  frayeur  des  puis- 
sances :  en  vain  l'Océan  l'enchaînait,  l'Europe  armée  campait 
au  rivage,  les  yeux  attachés  sur  la  mer  '.  » 

I.  Mrinoin's  f/'oiilre-tomhe,  t.  Vil,  p.  380. 
■2.  lhi<l..  t.  IV,  ji.  il. 


LA    RESTAURATION    (ISir.-lS.'îO!  2Sb 

Victoi"  Iliigo  somltlc  avoir  |)aiajilira.sé  coUe  pciiséo,  lorsquil 

a  (lit  : 

Qu'il  est  grand  là  surLoul,  quand,  puissance  brisée, 
Des  porle-clefs  anc:lais  misérable  risée. 
Au  sacre  du  mallieur  il  retrempe  ses  droits, 
Tient  au  bruit  de  ses  pas  deux  mondes  en  haleine. 
Et,  mourant  de  l'exil,  gêm''  dans  Sainte-Hélène, 
Manque  d'air  dans  la  cage  où  l'exposent  les  rois  '  ! 

On  pourrait  suivre  encore  plus  loin  ces  <leux  courants  }»aral- 
lèles,  qui  entraînent  dans  la  même  direction  la  prose  poétique 
de  (ihateaubriand  et  la  poésie  éloquente  de  Victor  Hugo.  Rêve- 
ries de  Xa[ioléon  à  la  vue  de  la  nier,  évocation  de  l'Orient  mer- 
veilleux où  lavonna  l'aurore  de  sa  jeune  gloire,  dernières 
pensées  qui  hantèrent  son  agonie  dans  la  nuit  du  o  mai  1821, 
tels  sont  les  «  thèmes  »  préférés  qui  se  retrouvent,  par  une 
rencontre  singulière,  dans  les  Orientales,  dans  les  (liants  du 
crépuscule  et  dans  les  Mémoires  cVoutre-tombe  -. 

Le"  octobre  1830,  une  pétition  fut  déposée  sur  le  bureau  de 
la  Chambre,  à  l'effet  de  ramener  les  cendres  de  l'Empereur  et  de 
les  ensevelir  sous  la  Colonne.  L'assemblée  crut  devoir  «  passer 
à  l'ordre  du  jour  ».  La  garde  nationale  n'aimait  pas  la  garde 
impériale.  Les  gros  banquiers  de  1830  étaient  gênés  par  la 
Grande  Armée.  Victor  Hugo  s'indigna  et  la  seconde  Ode  à  la 
Colonne  sonna,  dans  le  Journal  des  Débats,  comme  une  fanfare. 

Cependant  le  malheur  s'acharnait  sur  la  dynastie  de  jXapo- 
léon.  Le  roi  de  Rome  mourut  très  jeune,  après  avoir  traîné 
dans  les  limbes  d'une  cour  étrangère  une  vie  pâle  et  triste.  De 
cette  nouvelle  infortune,  ainsi  que  de  l'antithèse  qui  opposait  la 
destinée  du  fils  à  celle  du  père,  naquit  l'ode  sur  Napoléon  H. 

Dors,  nous  t'irons  chercher,  ce  jour  viendra  peut-être  ^... 

l\  n'appartient  qu'aux  poètes  de  faire  des  promesses  aussi 
magnifiques,  et  de  les  tenir. 

En  1840,  le  roi  Louis-Philippe  résolut  de  céder  à  cet  amour 
de  la  gloire  militaire,  qui  est  la  passion  principale  des  Français. 

i .  Lui  (Les  Orientales,  XL). 

2.  Ibid^  —  Napoléon  II  (dans  les  Cfianls  du  crépuscule).  —  Mémoires  d'oulrc- 
tombe,  t.  IV,  p.  4o. 

3.  .1  la  Colonne  (dans  les  Chants  du  crépuscule). 


280  VICTOR   llUdO 

La  l''iaii(('  ne  taisait  |ias  alors  tirs  iioMc  lii;uit'  devant  l'Europe. 
L'alTaiiT  du  droit  do  visite  venait  dlmniiliei'  notre  diplomatie. 
I^a  «  [»aix  à  tout  prix  »  maintenait  1  armée  dans  les  casernes. 
Le  roi,  [Kjur  réjiai'er  ce  dommajie,  s'empressa  de  <-om mander 
à  Horace  Verne!  une  si'-iic:  de  taideaux  ludliqueux.  Ensuite,  il 
chargea  s(mi  propre  (Ils,  le  prince  de  J(un\ille,  daller  recneillir 
à  Sainte-Hélène  les  cendres  du  héros.  La  pom[»e  du  retour  des 
(^,endi-es  fut  triomphale  et  fnnèhro.  Victor  llui^o  nous  en  a  laissé 
linoubliahle  tahleau  '.  Il  a  salué  lEmpei-eur  mort  par  un  chant 
d'allégresse  et  de  deuil  (jui  retentit  comme  le  roulement  d'un 
tambour  voilé  de  crêpe. 

11  avait  contribué  très  efficacement  à  cet  hommage.  Il  avait 
assumé  un  rôle  qui  semble  dévolu  aux  grands  |)Octes,  et  qui 
consiste  à  veiller  jalousement  sur  les  gloires  authentiques  de  la 
nation.  H  avait  dit  : 

Je  garde  le  trésor  des  gloires  de  l'Empire; 
Je  n'ai  jamais  souflcrt  qu'on  osât  y  loucher. 

Les  poètes  sont  au-dessus  des  partis.  Ils  doivent  être  plus 
alteidifs  à  ce  qui  nous  unit  qu'à  ce  qui  nous  divise.  Ils  acceptent, 
sans  aucun  l'enieuieiil,  riu'iitage  des  générations  mortes.  Ils 
respectent  le  passé,  en  regardant  le  présent  et  en  préparant 
l'avenir.  L'oubli,  chez  les  nations  malheureuses,  est  le  commen- 
cement de  l'abdication.  Malgré  les  événements  qui  ont  livré  de 
nouveau  à  la  passion  des  luttes  politiques  le  nom  de  Napoléon, 
la  gloire  de  l'Empei-eur  ilemeure  intacte,  parce  qu'il  a  poui-  lui 
les  poètes.  Le  génie  de  l'art,  consacré  au  génie  de  ra(îtion, 
nous  api)araît,  après  tant  d'épreuves,  comme  le  recours  des 
[)eu|)les  vaincus  et  If  l'éconfort  des  démocraties  fatiguées. 

Mieux  (pu3  la  crvpte  aldiatiale  de  Saint-Denis,  mieux  que  les 
caveaux  laiipies  du  Patiihéon,  mieux  que  la  coupole  dorée  des 
Invaliiles,  le  verbe  souverain  des  [loètes  saura  préserver  de  toute 
j)rofanation  le  linceul  de  pourpre  où  dorment  les  dieux  morts, 
et  où  reposent,  pour  s(;  réveiller  peut-<Mre  au  jour  des  grandes 
ang'oisses  de  la  patrie,  les  ossements  des  lu-ros  disparus. 


1.  Le  lielour  de  Vempereur  (onlinairoment    iiiipriiné  après  Les  llajjons  el  les 
Ombres). 


I 


\ 


"Eî'. 


VICTOR    HUGO 

D'APRÈS  UNE  LITHOGRAPHIE  DE  A.  DEVÉRIA 
(18  2  9) 


Ilist.  de  la  Langue  &  de  la  Litt.  Fr.  T.  vu,  Cb. 


^i  Armand  Colin  &  Cie,  Éditeurs,  Paris 


\ 

DE   ISiU)   A    1848  28" 


///.  _  De  i83o  d  1848. 

Victor  Hugo  et  le  moyen  âge.  —  Un  jour,  au  mois  do 
juillet  18i*t,  Dureau  de  la  Malle,  Iraductcur  de  Tacite,  publia, 
dans  le  Conservateur  de  Chateaubriand,  un  artiele,  intitulé  la 
Bande  Xoire.  C'était  une  satire  en  prose  contre  certains  acca- 
pareurs, (]ui  achetaient,  à  vil  prix,  des  châteaux  «  moyenàceux  » 
et  les  convertissaient  en  carrières.  Victor  Ilugo  s'indigna,  en 
vers,  contre  cette  profanation.  Il  flétrit,  lui  aussi,  la  Bande 
noire,  c'est-à-dire  les  pilleurs  dépaves  (jui.  en  démolissant  les 
vieux  donjons,  déliguraient  l'ancienne  France. 

Le«  «  moyenàgisme  »  romantique  de  Victor  Hugo  fut  leffet 
des  ardeurs  d'un  jeune  royaliste,  au  moins  autant  que  le 
résultat  des  investigations  d'un  novateur  épris  de  couleur  locale. 
Remonter  le  cours  des  siècles  jusqu'au  temps  oîi  le  roi  saint 
Louis  rendait  la  justice  sous  un  chêne,  c'était,  pour  l'imagina- 
tion naïve  du  jeune  «  jacohite  »,  honorer  la  dynastie  légitime, 
enfin  restaurée  sur  les  fleurs  de  lys.  A  la  suite  de  Chateaubriand, 
de  Nodier,  de  Soumet  et  même  de  Raynouard  et  de  Millevoye, 
l'auteur  des  Ballades  se  plut  à  imiter,  par  les  prouesses  d'une 
[loésie  plastique  et  bigarrée,  l'art  des  vieux  miniaturistes  et 
imagiers.  Il  évoqua  les  manoirs  dont  les  toits  en  poivrière 
piquaient  le  ciel  d'une  silhouette  aiguë  et  dentelée.  Il  dressa, 
au  faîte  des  collines,  l'org-ueil  invaincu  des  donjons.  Montfort- 
l'Amaury  le  hanta.  Sa  virtuosité  se  divertit  à  surcharger  ces 
Itàtisses  de  toutes  les  annexes,  de  tous  les  ornements,  de  toutes 
les  fioritures  que  pouvait  lui  sugg^érer  sa  mémoire,  incroyable- 
ment fournie  d'imag^es  et  de  signes. 

Les  Ballades  sont  une  sorte  de  commentaire  rythmé  d'un 
album  de  dessins,  que  Taylor  et  Cailleux  consacrèrent  aux 
beautés  du  moyen  âge,  et  qui  fut,  pour  ainsi  dire,  le  répertoire 
pittoresque  des  romantiques. 

Victor  Hugo  se  divertit  à  enluminer  des  miniatures,  qui  par- 
fois rappellent  ces  vig-nettes  dont  s'illustraient,  au  bon  vieux 
temps,  les  «  livres  d'heures  «  des  duchesses.  Deux  amoureux 
qui,  au  printemps,  devisent  sous  la  feuillée  parmi  les  bouquets 
d  un  courtil;  —  un  roi  d'armes,  montrant  à  quelque  seigneur 


:288  VICTOR   IITCO 

les  Itlasuiis  des  chevalicis  i|iii  doivciiL  [)i'ciuli'u  paiL  à  un  tuurnoi; 

—  un  hiirgravc  chassinir  iiiii,  dchoiit  sur  ses  étriers,  sonne  du 
<'(»i-  landis  ([ih'  ses  Irvriei's  jappent  de  plaisir;  —  l'armement 
dun  chevalier  d'après  le  cérémonial  institué  par  le  roi  Artus; 

—  un  ménestrel,  jouant  de  la  mandorc  et  récitant  des  romances 
devant  une  dame,  en  quelque  chambre  coloriée  de  verrières 
peintes;  —  telles  sont  les  visions  (|ue  ce  jeune  é'vocateur  de 
choses  mortes  aimait  à  ressusciter. 

Peu  à  peu,  son  rêve  se  précise.  Son  cauchemar  se  complique, 
lléraldiste  amusé,  il  avait  dahord  ouvrajié,  comme  en  se 
jouant,  les  lamhels,  les  orles,  les  bandes  et  les  lambrequins 
des  armoiries.  Il  avait  adroitement  nuancé  de  vermillon,  d'or, 
d'azur,  de  vair  et  de  sinople  les  écussons  des  gentils  chevaliers 
dont  il  entrechoquait,  en  tournois  fantastiques,  les  armures  his- 
toriées. Il  savait  la  «  façon  et  manière  »  dont  les  rois  d'armes, 
ayant  le  drap  d'or  sur  l'épaule,  présentaient  les  lettres  de  défl 
aux  seigneurs  juges  des  joutes  courtoises.  11  aimait  à  faire 
flotter  au-dessus  des  batailles  l'oriflamme  rouge  que  portaient 
les  rois  de  France,  en  qualité  d'avoués  de  l'abbaye  de  Saint- 
Denis.  Et  les  cris  de  guerre!  Avec  quelle  joie  il  en  recueillait 
les  échos,  au  fond  des  anciennes  chroniques!  Flandre  (ui  lion! 
disaient  les  comtes  de  Flandre.  Passavant  les  meilleurs!  criaient 
les  comtes  de  Champagne.  Montmorency  disait  :  Dieu  aijde  au 
premier  baron  chrélïen!  Et,  par-dessus  toutes  Ces  clameurs 
héroïques,  s'élevait  le  cri  rcyal  :  Montjoye-Saint-Denis! 

Un  jour  vint  où  la  jHiissance  de  son  imagination  amjjlifia  au 
delà  de  toute  mesure  l'idée  qu'il  se  faisait  du  moyen  âge.  Il  fut  hal- 
luciné. Il  vécut  dans  un  rêve  qui,  par  un  |irodige  de  génie,  res- 
sembla, eu  be.iucdiip  de  p(unls,  à  la  réalité.  Les  siècles  passés 
s'ouvrirent  devant  lui,  comme  des  asiles  mystérieux,  long- 
temps clos  aux  profanes,  et  soudain  révélés  par  une  formule 
uiagiqiH".  Non  seulement  les  (  bateaux,  mais  les  vieilles  univer- 
sités, les  maisons  bourgeoises,  les  cours  de  justice,  les  monas- 
tères, les  lidspices,  les  bouliques  des  marcluifuls,  les  officines 
des  ajiothicaires,  les  laboraloii-es  des  alchimistes,  même  les 
baraques  des  comédiens  furent  désormais  ses  retraites  de  prédi- 
lection. Le  labyrinthe  du  vieux  Paris  lui  devint  familier.  Il  con- 
versa Idut  haut  avec  des  recteurs,  docteurs  et  procureurs  des 


DE   1830  A    I8i8  '  289 

Quatre-Natioiis.  Los  licdcaiix  «le  iriiivcisiN'-  p.issôrciil  dcv-nil 
lui,  011  soutane  tlo  dr-ip  noir.  In  masso  sur  r<''|»aul('.  Il  n-r.t  ilaus 
les  rues  étroites  du  (luailicr  Latiu,  se  nicurtriss.uit  les  (deds 
aux  pavés  p<untus,  mais  dédonimagé  do  s.i  jxddc  |);ir  la  Jolie 
dentelure  dos  [)ignons  aniiuleux  et  par  l;i  df'dicalo  luodcrio  îles 
fenestragos.  Il  entendit  des  professeurs  de  scolasliijue  débiter 
des  sornettes  à  des  étudiants  oroque-notes.  Il  se  promena  de 
préloreiKM'  aux  endroits  de  Paris  où  Ton  Aoit  d'un  seul  coup 
d'œil  les  trois  clochers  do  Saint-Gormaiu-des-Prés,  le  donjon 
du  Louvre,  la  façade  du  Petit-Bour])on,  lo  Pré-aux-Clercs,  plein 
do  spatlassins,  et,  au  loin,  sur  la  colline,  l'antique  église  de 
Montmartre.  Il  entra  dans  les  chambres  closes  oi^i  les  bourgeois, 
emmitoudés  de  fourrures,  se  chauffent  les  pieds  sur  leurs  chenets, 
tandis  qu'un  chat  pelotonné  ronronne  |iros  de  l'àtre.  Il  se  garda 
des  lépreux  qui  vont  par  les  faubourgs  en  faisant  claquer  une 
cliquette  afin  d'éloigner  les  passants.  Il  s'apitoya  sur  le  sort 
des  pauvres  malades  qui  couchent  deux  à  deux  dans  les  dortoirs 
de  rilotel-Diou.  Il  musa  aux  devantures  des  barbiers  et  des  tail- 
leurs. Les  patients,  que  les  dentistes  et  les  chirurg-iens  tenail- 
lent, le  firent  pleurer  par  leurs  grincements  de  dents  et  presque 
rire  par  leurs  grimaces.  Combien  il  se  divertit  à  dénombrer  les 
cornues,  les  alambics,  les  pinces,  les  soufflets,  les  éprouvettes, 
les  fourneaux  dont  se  servent  les  gens  un  peu  fous  qui  cherchent 
la  pierre  philosophale!  La  figure  de  dame  xVstrologie,  entourée 
de  sorciers,  do  sorcières  et  de  diables,  hanta  ses  insomnies.  Et 
il  aperçut,  dans  la  brume  des  crépuscules,  la  silhouette  indécise 
des  A'ieilles  fées,  filandières  de  nos  dcsliu<''<'s. 

Les  fêtes  et  réjouissances  populaires  furent  un  rég^al  pour  ce 
flâneur  épique.  Il  attela  des  chevaux  caparaçonnés  de  grelots 
sonnants  au  chariot  bouffon  de  la  Mère  folle.  Il  se  réjouit, 
lorsque  les  écoliers  entonnèrent  la  fameuse  chanson  : 

Orientis  partibus 
Adventavil  asinus. 

Il  trouva  de  la  raison  dans  les  propos  des  fous.  Car  un  vieil 

adage  dit  ceci  : 

On  doit  prendre  sans  niiUuj^  mépriser 
Conseil  de  tous  voii'c  de  son  message, 
Le  bon  temps  prendre  et  le  faulx  despriser  : 
Souvent  un  fol  conseille  bien  un  sage. 

Histoire  de  la  languk.  VU.  l'J 


200  vicTou  iircd 

IJrcl.  le  Mlfiyt'ii  A^c.  Irl  (|iii>  N'irlor  lliii^o  l'a  ((iliril,  fut  llll 
<''chalaii(la_i:e  de  lierres  cl  une  m("'i(''('  (riiomiiics,  iiiic  liàtissc  ol 
iiiir  liataillo,  (niel(|ii('  chose  do  loiill'ii  coiiiiuc  iiiic  lorcl,  de  riulo 
coiiiiiie  iiMc  Idiii-  crciieltM'  et  de  iii(ni\aiit  comme  im  lleuve.  Un 
i:raii<l  souille  d  t''|io|i(''e  sori  de  ce  liroiiiih'llieiil  coiiliis,  où  les 
é[>(''es  s'('diièclieiil  siii'  les  cas(|iies,  où  los  lioindiers  sanVoiilenl 
sans  se  i-om|)i-e,  où  les  cottes  de  maillo  font  un  (diquofis  (raciof 
tandis  (jiie  des  clievaux  entrevus  s'édjrouent,  et  qu'au  loin,  dans 
la  <'ilé  |tacili(|ue.  les  vilains,  laillables  et  corv«''ai)les,  sont  négo- 
cianls  (Ml  manoiix  rieis.  A  l'iKnizon,  dès  la  première  j»ointe  de 
laube,  les  clocliers  cl  les  d(unes  saiiriMdent  d'une  lumière 
d'or,  l^e  sideii  de  midi  llamlioie  sur  les  coupoles  et  sur  les  tou- 
relles. Le  soir  enveloppe  de  voiles  bleus  l;i  déchi([uelure  quo 
fféssinenl,  sur  le  couchant.  les  angles  inliuimenl  variés  des  cré- 
neaux carrés,  des  clochetons  aigus,  des  absides  hérissées  de 
gargouilles,  des  faîtages  en  dents  de  scie  et  des  fi'ontons  ajourés. 
Ecoutez!...  Au-dessus  du  bruissement  des  châteaux,  où  déjà  les 
fenêtres  sillumineiil,  au-dessus  du  murmure  des  cités  (\no  pai- 
sèm(>  un  va-et-vient  de  (darb'-s  errantes,  wno  large  rumeur 
se  |irolonge,  de  proche  en  j)roche,  en  ondes  sonores.  C'est 
Wi II fjelus.  La  voix  des  cloches  s'élève  sur  les  Ailles  assoupies. 
Les  carillons  se  répondent,  d'un  bout  à  l'autre  des  paroisses. 
Cest  la  miisi(ju(^  des  ang<\s,  (|ui  berce  et  endort,  quand  vient 
le  soir,  la  soulTrance  humaine.  Et  dans  ce  chant,  où  les  notes 
légères  alternent  avec  les  sonorités  profondes,  domine  le  formi- 
dable boui'don  de  ?Sotre-l)amc-de-Pai'is. 

Notre-Dame-de-Paris!  La  basili([ue  m(''tro|)olitaine  occupe  le 
centre  de  ce  moyen  Age  ressuscité,  poétisé,  mag"nifié.  Ses  deux 
tours  carn'es  barrent  d'une  double  masse  le  ciel  au-dessus  des 
maisons  [»elites.  Enorme  et  délicate,  l'église  est  là,  durable 
dans  la  caducité  des  hommes,  solide  dans  la  fragilité  des  choses. 
Ses  proportions  sont  vastes,  et  ses  grâces  sont  infinies.  Tiigan- 
lesque,  elle  se  pare  de  gentillesses  meimes.  On  s'étonne  devant  la 
grosseur  trapue  des  piliers  qui  soutiennent  sa  voûte,  et  l'on  est 
charmé  devant  la  finesse  des  colonnettes  minces  qui  s'effilent, 
comme  *]*'>  li;j<'s  de  Ib'urs.  entre  les  arcs  des  ogives.  Ni  dans 
l'Aquitaine,  ni  dans  lAnjou,  ni  dans  le  Languedoc,  ni  dans  la 
Normandie,  ni  même  en  Alsace,  on  ne  trouverait  un  monument 


1 


DH    1830   A    1848  '  291 

comparable  à  celle  inei'veille  de  rilc-de-Fi'ance.  Ses  Iruis  [iov- 
clies,  habités  par  une  foule  iuiioiubrai)le  de  saints  et  de  saintes, 
semblent  les  ouvertures  du  Paradis.  Sa  rosace,  incendiée  de 
vitraux  multicolores,  resplendit  comme  un  soleil  lournovant. 
Ses  galeries  aériennes  sont  l'antichambre  des  parvis  célestes. 
Les  balustres  de  ses  corniches  s'emperlent  d'une  riche  bor- 
dure, aussi  précieuse  que  les  diadèmes  des  rois. 

Le  meilleur  étoile  que  l'on  jtuisse  faire  du  roman  fantastique 
et  réel  que  Victor  Hugo  intilula  Xotre-Dame-de-Paris,  c'est  de 
«lire  que  ce  poème  n'est  pas  indigne  du  sujet  ({u'il  célèlire  ni  du 
patronage  qu'il  invoque. 

Victor  Hugo  et  la  Révolution.  —  Les  poètes  sont  chan- 
geants. Victor  Hugo  commença  par  se  représenter  l'ancien 
régime  sous  la  forme  dune  cathédrale  qui  était  à  la  fois  la  mai- 
son de  Dieu  et  la  maison  du  peuple.  Peu  à  peu,  le  mirage  radieux 
de  Notre-Dame-de-Paris  selTaça  de  ses  yeux.  Il  y  substitua  une 
vision  pesante,  sinistre,  difforme  :  la  Bastille. 

Sur  l'histoire  de  cette  geôle  fameuse,  il  partagea  tous  les 
préjugés  haineux  de  Louis  Blanc,  toutes  les  erreurs  naïves  de 
Michelet.  Les  hautes  murailles  et  les  grosses  tours  de  cette  for- 
teresse lui  apparaissaient  comme  le  repaire  du  despotisme  et 
comme  le  boulevard  de  la  tyrannie.  Le  fossé  bourbeux  sur 
lequel  se  relevait  le  pont-levis  de  la  Bastille  lui  parut  être  la 
limite  d'un  lieu  infernal  oh  l'ancienne  royauté  avait  accumulé 
l'horreur  et  entassé  les  crimes.  Il  ne  songea  pas  que  les  atro- 
cités du  14  juillet  1789  ne  différaient  pas  beaucoup  des  prétendus 
forfaits  qui  avaient  précédé  ce  jour  de  tuerie. 

La  sainteté  des  échautTourées  violentes,  par  lesquelles  furent 
compromises  les  réformes  dues  à  l'initiative  des  Etats  géné- 
raux, a  été,  depuis  les  environs  de  l'année  18i-7,  un  des  dogmes 
favoris  de  Victor  Hugo.  Dès  le  mois  de  janvier  183 i,  le  poète 
des  Odes  et  Ballades  avait  écrit  une  Etude  sur  Mirabeau,  oh 
déjà  le  c<  jeune  jacol)ite  »  de  1817  cédait  le  pas  au  «  révolution- 
naire de  1830  ».  Mais  ce  «  révolutionnaire  y  fit  une  première 
infidélité  aux  principes  de  93,  en  publiant,  sous  le  titre  de 
Claude  Gueux,  un  plaidoyer  contre  la  guillotine.  A  cette  époque, 
il  ne  traitait  pas  encore  les  rois  de  monstres,  de  bandits,  de 
tir/res,  de  vanipii^es.  Il  ne  les  comparait  pas  à  des  poux  sur  une 


2<.i-2  VICTOR   IILÎC.O 

souijui'nllh'  i/nmoiulf.  An  «'onli-airc,  il  écrivait  ceci  :  «  Rien 
n'«'st  [tins  facile  aiijoniiriiiii  i|iic  (riiisullci'  les  rois.  L'insulte 
aux  rois  est  une  llatterie  adressée  ailleurs.  »  Le  21  juillet  i842, 
Victor  lluûo,  directeur  de  l'Académie  française,  fut  chargé  de 
jiorter  au  pied  du  Trône  l'expression  des  reiirets  (\ue  l'Institut 
avait  ressentis  en  apprenant  la  mort  tragiriue  du  duc  d'Orléans, 
prince  roval.  Sa  harangue  respirait  les  plus  purs  sentiments  de 
lidélité  envers  la  dynastie  de  Louis-Philippe 

Il  est  vrai  que,  sous  la  monarchie  de  Juillet,  on  pouvait  con- 
cilier le  respect  de  la  royauté  avec  le  culte  de  la  Révolution. 
La  bourgeoisie  censitaire  avait  fondé  sur  une  équivoque  ce 
régime  ambigu.  Cette  antinomie  dut  plaire  à  Victor  Hugo,  qui, 
nous  l'avons  dit,  aimait  les  antithèses. 

Il  avait  souvent  des  entrevues  familières  avec  le  roi  Louis- 
Philippe,  qui  le  recevait  sans  cérémonie,  «  vêtu  d'un  habit 
marron,  d'un  pantalon  noir  et  d'un  gilet  de  satin  noir  ou  de 
pi(|ué  blanc,  cravate  blanche,  bas  de  soie  à  jour  et  souliers 
vernis'  ».  Le  poète,  toujours  désireux  de  monter  sur  une  tribune, 
bien  qu'il  ne  fût  pas  orateur,  voulait  être  pair  de  France, 
comme  Chateaubriand.  M.  Pasquier,  chancelier  de  la  cour  des 
Pairs,  et  M.  Decazes,  grand  référendaire,  s'opposaient  à  sa 
nomination.  L'amitié  du  roi  passa  outre.  Le  «  vicomte  »  Hugo  fut 
nommé  pair  de  France  par  ordonnance  royale  du  13  avril  18i5. 

Il  fréquenta  le  monde  officiel,  dînant  chez  M.  de  Salvandy, 
causant  chez  M.  Guizot,  dansant  chez  le  duc  de  Montpensier. 
Dans  le  même  temps,  il  écrivait  les  Mifiérahles  et  les  Contem- 
plalioiis. 

Tandis  qu'il  rédigeait  cette  épopée  humanitaire,  et  qu'il  tra- 
vaillait à  ce  chef-il'œuvre  de  lyrisme,  les  utopies  sociales  de 
Pierre  Leroux  et  de  Cabet,  mises  à  la  portée  des  foules  par  les 
intarissables  romans  de  Ceorge  Sand,  travaillaient  les  esprits 
autour  de  lui.  On  parlait  vaguement  de  République.  Et  la 
République,  étant  alors  située  dans  l'idéal,  était  fort  belle.  La 
presse  quotidienne  persuadait  au  public  que  les  institutions 
républicaines  seraient  nécessairement  accompagnées  par  une 
souilaine  renaissance   des  vertus  Spartiates.  Le  grand  orateur 

1.  Choses  vues. 


DE    1830  A    184^  29î 

Lamailine  allail  de  baïKjuet  vn  ljan(|uel,  cl  se  faisait  aitj)lau<lir 
par  les  ouvriers,  eu  flétrissant,  au  dessert,  les  «  turpitudes  »  de  la 
monarchie  parlcm<Mitaire.  Jamais  V  «  état  irànie  »  de  la  France 
ne  fut  plus  bizarre  qu'aux  abords  de  l'année  1848.  Personne 
—  ou  peu  s'en  faut  —  ne  souhaitait  une  révolution.  Et  tout 
le  monde  travaillait  inconsciemment  à  la  faire.  Le  roi  Louis- 
Philippe  fut  mis  à  la  ]>orte  de  son  royaume  par  quelques  gardes 
nationaux  qui  n'eurent  d'autre  mérite  que  de  ne  pas  savoir 
au  juste  ce  qu'ils  voulaient  faire. 

Victor  Hugo  fut  républicain  avec  la  République  de  1848.  Si 
cet  événement  historique  n'avait  pas  troublé,  pendant  quelque 
temps,  les  destinées  de  la  France,  les  Misérables  et  les  Contem- 
'plations  n'auraient  pas  subi,  çà  et  là,  des  retouches  et  des  sur- 
charg-es,  commandées  à  l'auteur  par  les  exigences  tardives  de 
son  socialisme  volontiers  nuageux. 

Pendant  les  journées  orageuses  qui  suivirent  la  révolution  du 
24  février,  Victor  Hugo  fut  inquiété  par  la  gloire  de  Lamartine. 
Le  poète  des  Méditations,  élu  ou  plutôt  «  plébiscité  »,  dans  dix 
départements,  était  le  représentant  de  2  300  000  citoyens.  H 
apparaissait  dans  une  lumière  d'apothéose.  H  planait  au-dessus 
de  l'humanité.  Le  poète  des  Feuilles  (Tautomne  fut,  sinon  jaloux 
de  cette  fortune  inouïe,  du  moins  fasciné,  hypnotisé.  \\  se  jura 
sans  doute  de  suivre,  en  cet  empyrée,  son  illustre  rival.  Les 
hommes  de  lettres  n'étaient  pas  rares  à  l'Assemblée  nationale 
constituante  de  1848.  Alexandre  Dumas  fut  candidat,  et  entre- 
prit de  se  faire  élire  en  adressant  à  tous  les  curés  de  Paris, 
l'expression  des  sentiments  spiritualistes  dont  il  se  prétendait 
animé.  Alfred  de  Vigny,  Alphonse  Karr  se  présentèrent  en 
province.  Victor  Hugo,  candidat  à  Paris,  terminait  sa  profession 
de  foi  par  ces  mots  : 

Si  mes  concitoyens  jugent  à  propos,  dans  leur  liberté  et  dans  leur  sou- 
veraineté, de  m'appeler  à  siéger,  comme  leur  représentant,  dans  rAssem- 
blée  qui  va  tenir  entre  ses  mains  les  destinées  de  la  France  et  de  l'Europe, 
j'accepterai  avec  recueillement  cet  austère  mandat...  S'ils  ne  me  désignent 
pas,  je  remercierai  le  ciel,  comme  ce  Spartiate,  qu'il  se  soit  trouvé  dans 
ma  patrie  neuf  cents  citoyens  meilleurs  que  moi. 

Les  électeurs  de  Paris  estimèrent  quil  y  avait  quarante-sept 
citoyens  meilleurs  (|uo  Victor  Hugo.  Le  poète  des  Odes  et  Bal- 


29»-  VinT(l[{   HUGO 

lades  n'oblint,  surlo  iKimljrc  total  dos  candidats,  que  le  quarante- 
huitioino  ran<i-.  C'est-à-dire  qu'il  ne  l'ut  pas  élu.  llourcuscment, 
lassenihléo,  décimée  par  des  options,  des  annulations  ou  des 
démissions,  ne  fut  pas  en  noiulne.  Le  département  de  la  Seine 
dut  nommer  onze  re|ii'ésentants  nouveaux.  Cette  fois,  Hugo  passa. 
David  d'Ani^ei's  écijvaii  à  Victor  Pavie,  on  août  d8'i8  : 

La  conduite  politique  de  Victor  Hugo  m'afllige  beaucoup.  Comment  le 
génie  peut-il  s'amoindrir  ainsi,  et  le  cœur  ne  pas  battre  pour  la  patrie, 
réveillt'C  par  quelque  chose  d'aussi  grand  que  ce  qui  se  passe  sous  nos 
yeux? 

L'action  politique  do  Victor  Hugo  à  l'Assemblée  constituante 
s.e  réduisit  à  une  propagande  aveugle  en  faveur  de  Louis-Napo- 
léon lionajtarte,  et  à  une  série  de  votes  en  faveur  de  tous  les 
projets  présentés  par  la  Drojlc. 


IV.  —  De  1848  à  i885. 

Victor  Hugo  et  le  second  Empire.  —  Au  mois  do  juil- 
let lSi8,  Victor  Hugo  fit  savoir  à  ses  collègues,  dans  les  cou- 
le »irs  de  l'Assemblée  constituante,  son  dessein  do  fonder  un 
jouinal  qui  s'intitulerait  V Événement.  Le  premier  numéro  de 
cette  gazette  parut,  quelques  jours  après,  orné  de  cette  épi- 
graphe :  Haine  vif/otireuse  de  ranarchie;  tendre  et  profond  amour 
(lu  peKjilc.  Charles  Hugo,  lils  anié  du  poète,  fut  le  principal 
ré'dacteur  de  VEmneinent.  Auguste  Vacquorie,  Paul  Meurice, 
Théophilo  Gautier,  Léon  Gozlan,  Alphonse  Karr,  Gérard  de 
Nerval,  Edouard  Thierry,  Théodore  do  Hanvillo,  Auguste  Vitu, 
Champlleury,  Dumas  lils  ti-availlaient  à  côté  de  lui.  Sauf  Vac- 
quorie, ce  n'étaient  point  là  des  républicains  très  chauds.  h'Evé- 
nenifnt  traita  fort  mal  la  jdujiart  dos  houimos  honorables  que 
nous  appelons  maintenant  dos  «  vieilles  barbes  ».  Le  25  septem- 
bre 18i8,  Y  Evénement  salua  par  des  accents  dithyrambiques 
l'élection  île  Louis-Napoléon  Bonaparte  dans  ciuq  départements. 
Un  mois  aj>rès,  Y  Evénement  })Osa  la  candidature  du  prince  à  la 
jirésidonce  de  la  République. 

Les  intrigues  des  politiciens  détachèrent  Victor  Hugo  de  la 


I 


DE    1848   A    188:;  295 

CJiuse  Ijonapartiste.  L'illusli'e  j)oi'lu,  uyaiil  Uavaillt'  à  1  t'-virtiuii 
du  général  Cavaignac  cl  à  ravènemont  «le  Louis-Napoléon 
Bonaparte,  espérait  obtenir  le  porlcrcuill»'  de  l'insti-uctiou  piiMi- 
que.  Un  député  quelconque  en  fut  gratifié.  Doii  les  colères  qui 
nous  ont  valu  le  recueil  des  Châtiments. 

Ces  poèmes  irrités  marquent  un  retour  de  Hugo  vers  la 
satire,  où  l'avait  déjà  conduit,  au  début  de  sa  vie  lilté-raire, 
une  impérieuse  vocation.  On  peut  supposer  (juaux  ressenti- 
ments dont  Victor  Hugo  était  animé  contre  la  personne  de 
Napoléon  HI,  s'ajoutèrent,  après  le  coup  d'Etat  du  Deux 
décembre,  des  indig-nations  d'un  ordre  plus  relevé. 

Le  ton  des  Châtiments  est  souvent  tendu,  déclamatoire,  arti- 
ficiel. Nul  part  peut-être  la  virtuosité  de  Victor  Hugo  n'a  éclaté 
en  un  plus  furieux  débordement  d'antithèses,  de  métaphores, 
d'hyperboles.  C'est  la  rancune  de  Perse,  avec  l'ingénuité  en 
moins.  C'est  la  fougue  de  Juvénal.  avec  un  art  fie  composition 
et  un  talent  d'expression  où  n'atteignit  jamais  ce  vieil  officier 
mécontent.  Visiblement,  Victor  Hugo  a  voulu,  dans  ce  livre 
superbe  et  irrité,  parler  non  seulement  pour  son  siècle,  mais 
aussi  pour  les  générations  futures.  11  a  eu  l'ambition  de  «  clouer 
au  pilori  de  l'histoire  »  les  gens  dont  la  fortune  avait  ^èné  ses 
ambitions  ou  dont  la  médiocrité  encombrante  lui  déplaisait. 
C'est  pourquoi  les  Châtiments  sont  un  catalogue  d'accusations 
outrageantes,  un  véritable  Bottin.  de  la  diffamation.  Tous  les 
dignitaires  du  second  Empire,  et  même  quelques  [)ersonnes 
innocentes  des  «  turpitudes  »  impériales,  défilent,  dans  cette 
revue  macabre,  avec  un  écriteau  infamant.  C'est  un  abatage,  un 
jeu  de  massacre.  M.  de  Falloux,  chez  qui  le  poète  avait  dîné  en 
compagnie  de  Villemain,  de  Cousin,  de  Saint-Marc-Girardin, 
de  Viennet  devint  un  Séjan;  Rouher  fut  une  «  catiu  ».  Troplong 
fut  une  «  serA-ante  ».  Bertrand  fut  «  l'horreur  du  patriote  », 
parce  qu'il  fallait  une  rime  à  Sibour-Iscariote.  Le  nom  de 
Baroche  «  n'est  plus  qu'un  vomitif  ». 

Victor  Hugo,  dont  le  génie  était  privé  des  lumières  qui  sont 
parfois  iléparties  à  de  simples  intelligences,  n'a  jamais  compris 
la  (juantité  de  ridicule  que  contiennent  les  vers  suivants  : 

...  Souvent,  du  fond  des  geôles  sombres 

Sort,  comme  dun  eufer,  le  murmure  des  ombres 


■296  VICTUIl   HTCII 

Que  liarûclio  cl  l{uuli(i  liciiuenl  >ous  les  barreaux, 
Car  ce  las  de  laquais  est  nu  tas  de  bourreaux, 
Etant  les  cœitrs  de  houe  ils  sont  les  cœurs  de  roche. 
Ma  strophe  alors  se  dress(>,  et  pour  cingler  Haroche, 
Se  taille  un  fouet  sangluiil  dans  Roulier  écorché 

i\v[  anKiiiCidIciiiciil  (riiivcclivcs  versiliées  et  |)arfois  clie- 
\ill('M's.  sniililc  jiarliciiliri'cinciil  (l(''|ilaisaiil  et  (disons  le  mot) 
iviii'ettaldr.  l()rs(|iron  se  i'ajti>elle  (jiie  l'auteur  avait  tout  tenté 
jiMiir  rire,  dans  les  conseils  du  gouvernement,  le  collègue  des 
lioninics  (|iiil  tlagelle  avec  tant  d'impétuosité.  Les  faits  sont  là, 
dans  leur  inaléiialili'  lniitale,  décisive  et  terrilde.  La  légitime 
admiration  qu'inspirent  à  tous  les  amis  de  la  lieauté  les  chefs- 
d'œuvre  du  poète  ne  doit  pas  cacher  aux  yeux  des  partisans 
de  la  vérité  les  défaillances  du  polémiste.  David  d'Angers  avait 
apparemment  vu  juste,  à  son  ordinaire,  lorsqu'il  écrivait  : 

Lamartine  a  toujours  eu  de  nobles  accents.  Jamais  la  bassesse  et  le  sen- 
sualisme ne  l'ont  eflleun'...  Hugo,  d'une  nature  plus  sensuelle,  ne  sait  pas 
s  élever  au-dessus  de  la  vanilé  bourgeoise. 

Les  Cliàtbnents  — •  1res  dilTérenls  des  Tragiques  d'Agrippa 
d'Auliigné  —  sont  une  œuvre  de  vanité  déçue,  aigrie,  raricie,  ran- 
cunièie.  La  rhétorique,  la  pire  de  toutes  les  rhétoriques,  celle  de 
la  haine,  provoque  et  accélère  jusqu'au  spasme  ces  convulsives 
('•ruclations  de  hile.  La  maîtrise  coulumière  de  Victor  Hugo  lui 
a  permis,  là  conmie  ailleurs,  de  créer  un  genre.  Mais  quel  genre! 
L'insulte  qui  se  répand  sur  tout,  la  grossièreté  forcenée,  l'injure 
systémati(iu(' ,  la  caricature  forcenée,  bref  le  journalisme 
inndci'ne  dans  ce  (pTil  a  de  moins  généreux. 

Quelques  |ioèmes  (ruii  lyrisme  nohle  ou  d'un  souflle  puissant 
(ÏExpintion,  les  Abeilles)  sauveront  de  l'oubli  ce  recueil  qui, 
sans  cela,  risquerait  de  n'avoir  d'autre  importance  que  celle 
d'un  document  historique. 

\  idor  IIiii^o,  (jui  s;nail  proliler  lilt<''r<iiremenl  de  toutes  les 
circonstances  de  sa  vie,  a  fait  un  usage  très  poétique  de  la  pro- 
scription et  de  l'exil  auxqiu  Is  II  ne  s'exposa  malheureusement 
qii  après  avoir  épuisé  tous  les  moyens  de  conciliation  qui 
aiii'aieiil  jiii  lier  sa  forlime  à  celle  du  l'rince-]*résidenl .  Jersey, 
(îiieiiiesey  riiiwiil  jiKiir  lui  deux  [lit'dislaux   du  liant  desquels  il 


DR   18i8   A    1885  297 

(loiniiui  soM  sircir.  On  iir  pciil  s\'iu|irclicr  de  coiisidrrei'  (•(imiiic 
un  en'et  ch^  son  coiislaiil  ImmiIioui'  lilléraii'o  les  ciiToiistances  qui 
1(»  inouèrenl  dans  ces  deux  îles.  Victor  lluiio  n'avait  jdus  rien 
à  faire  à  Paris.  Son  passage  dans  la  polititjue  avait  (•omj)roniis 
sa  personne  par  une  diminution  de  jjreslige  dont  ses  œuvres 
souffraient  un  peu.  Il  avait  liesoiii  de  retrouver  un  socle  et  de 
se  refaire  une  auréole.  Le  recueillement  de  la  solitude,  les 
longues  heures  de  loisir,  loin  des  assemblées  délibérantes  et 
des  conversations  mondaines,  donnèrent  à  son  génie  un  renou- 
veau de  verdeur  et  lui  firent  porter  une  nouvelle  floraison.  On 
peut  dire  qu'en  ces  années  d'automne,  il  découvrit  la  mer, 
qu'il  n'avait  vue  qu'en  passant.  Il  vécut  dès  lors  dans  l'intimité 
(juotidienne  des  vag'ues,  dont  le  murnmre  fut  l'accompagnement 
majestueux  de  ses  paroles.  Il  fut  bercé  par  les  souffles  puissants 
qui  viennent  du  large.  Il  écouta,  d'une  oreille  attentive,  les  voix 
de  l'immensité.  Ces  heures  «  contemplatives  »,  ces  longues, 
journées  de  méditations  et  de  rêves  nous  ont  valu  ces  Con- 
templations, que  Iteaucoup  de  connaisseurs  regardent  comme 
le  recueil  où  le  génie  du  poète  atteignit  son  j)lus  haut  degré  de 
maturité,  et,  pour  ainsi  dire,  son  point  de  peifection.  A  mesure 
qu'il  s'éloignait  des  orages  de  sa  jeunesse  et  des  tempêtes  de 
son  âge  mûr,  Victor  Hugo  devenait  plus  apte  aux  longs  efforts 
et  aux  vastes  pensées.  Il  soutint  et  il  gagna,  ayant  déjà  dépassé 
la  cinquantaine,  la  gageure  de  prouver,  en  dé})it  de  Voltaire, 
que  les  Français  ont  la  tête  épique.  La  Léfjende  des  siècles^ 
suite  de  poèmes  fabuleux  dont  la  grandiloquence  étincelle  de 
beautés  neuves,  comble  une  lacune  dans  l'histoire  de  la  litté- 
rature française.  C'est  un  cycle  d'épopées  oii  l'auteur  a  l'am- 
bition d'enclore  tous  les  progrès  de  l'humanité.  Cela  com- 
mence avant  le  déluge,  et  cela  finit  au  delà  du  terme  assigné 
au  jugement  dernier.  Cette  conception  bizarre,  et  souvent  pué- 
rile (évidemment  suggérée  par  la  Bible  de  r humanité,  de 
Michelet) ,  fut  heureusement  l'occasion  des  plus  prodigieuses 
réussites  oii  le  génie  de  Victor  Hugo  ait  triomphé.  Il  y  a, 
d'ailleurs,  dans  ces  poèmes,  un  manque  de  modération  et  de 
mesure  qui  stupéfie.  Jamais  Victor  Hugo  n'a  eu  moins  de 
goût  que  dans  la  Lé(/ende  des  siècles.  Mais  le  goût  n'a  pres(]ue 
jamais  été  la  vertu  cardinale  des  grands  poètes.  Une  période 


:2',1S  MCTUll    lirc.l) 

<l(''li(i('iis('  saclu'-vc  [lailois,  dans  cctlc  rpoïKM'.  par  un  caloinhour 
('•iKiiinc,  tapi  ('((iiimc  un  niorislrc  jovial  au  (h'-loui-  d'un  alexan- 
drin, lut'  dii:r('ssi(»n  liizaric  se  jclle  au  travers  dun  l'écil, 
<'(»niin('  un  Itloc  rrralniuc.  Mais  quelles  Irouxaillcs  jiarmi  tous 
<-('s  d/'clicls,  (juellcs  perles  d'un  bel  orient,  dans  ces  cascades 
devers  s(uivent  «''ti'anpes!  L'/n.srrî/^/Zon  du  roi  Mésa  plut  aux 
assyriul(»i;ues,  liicn  (pie  Victor  IIulîo  n  eût  point  l'exactitude 
archéologi(pi<'  de  Théophile  (iautier.  Aijinci-illol  est  un  ingé- 
ni(nix  décalque  de  nos  Chansons  de  i/csir.  Kmailiivs  est  un 
long  récit  où  s'épanche,  avec  la  faconde  d'un  aïeul,  cette  fertilité 
homérique  et  vraiment  inépuisable,  qui  fut  la  faculté  maîtresse 
de  Victor  Hugo  vieillissant.  Les  Pauvres  Gens,  dont  le  thème 
et  (pnd(iues  hémistiches  sont  empruntés  au  pâle  versilicateur 
Charles  Lafont  feraient  couler  encore  plus  de  larmes,  si  l'émo- 
tion sincère  dont  ce  poème  est  animé  n'était  parfois  g^âtée  par 
une  A'erhositi''  trop  complaisante.  La  //ose  de  l'Infanle  est  un 
chef-d'œuvre,  digne  d'être  illustré  ]>ar  Vélasquez.  Malheureu- 
sement, il  y  a  déjà,  dans  la  Lér/ende  des  siècles,  des  vers,  des 
strophes,  des  pages,  qui  ressemblent  à  du  faux  Victor  Hugo, 
et  qui  paraissent  sortir  de  l'atelier  poétique  d'Auguste  Vac- 
(juerie. 

De  même,  les  Chansons  des  rues  et  des  bois  ont  perdu 
quelipies-uns  de  leurs  premiers  admirateurs,  dejuiis  que  Catulle 
Mendès  a  trop  bien  réussi  à  les  pasticher.  Les  œuvres  qu'un 
simple  ouvrier  de  lettres  j»eut  imiter  avec  inie  t(  Ile  [terfection 
doivent  receler  un  mystère  d'iniquité.  L'artilice  en  est  trop 
évident.  La  prodigieuse  machine  à  rimer  (pi'était  le  génie  île 
Victor  lîugo  tourne,  ici,  trop  souvent  à  Aide.  L'habileté 
r\tlnni(pie  "lu  poète  y  est  surprenante.  C'est  une  gag''eure,  que 
de  comjioser  tout  un  volume  de  vers  en  (piatrains  d'octosyllabes 
(cpiatorze  cent  cinquant<'-deux  quatrains!).  Les  critiques  sérieux 
aflirment  que  cet  amusement  d  un  homme  de  génie  a  quelque 
chose  de  puéril  et  de  sénile  tout  à  la  fois.  Telle  de  ces  chansons, 
volontiers  grivoises,  ressemble  aux  refrains  et  aux  rigodons 
d'ini  li(''i'ang'er  colossal.  Et  (juels  calembours! 

On  critendail  Dieu,  dès  l'aurore, 
Din;  :  .t.s-<H  di'jruné^  .lacoli? 


I 


DE   1848   A    188;i  299 

Eli  ISGojaniuk'  où  furent  jtuhlires  les  Chamona  des  rvcs  el  (h's 
bois,  Victor  IFugo  élail  (l(''jà  eraiid-pèn',  ou  iTrlait  |»as  loin  <l<' 
l'êtn'.  11  avait  passé  Tàiio  où  l'on  [((Mil.  sans  inaïKHicr  de  gràci', 
céléliror  le  |»ie(l  inianon  de  Musette  et  pincer  la  taille  ronde  de 
Minii-Pinson.  Le  poète  de  la  Lét/ende  des  siècles  crut  devoir  bati- 
foler dans  les  bois  de  Meudon,  au  sortir  de  l'Apocalypse.  Il  alla, 
sans  transition,  de  Patmos  à  Billancourt  et  du  Parnasse  à  Mont- 
martre. 11  chilTonna  le  corsage  de  Babet,  après  avoir  baisé  dévo- 
tement, du  bout  des  lèvres,  la  robe  étoilée  des  Muses.  Singulier 
divertissement.  On  dirait  une  fredaine  d'Olympio,  émoustillé 
par  une  lecture  de  Paul  de  Kock. 

Victor  Hugo  avait  voulu,  par  la  Légende  des  siècles,  donner  à 
la  France  une  Iliade.  11  entreprit,  par  les  Travailleurs  de  la  mer, 
de  léguer  une  Odyssée  à  nos  arrière-neveux.  Ce  roman  océano- 
graphique, inspiré  peut-êti'e  par  le  poème  en  prose  que  Michelet 
a  intitulé  La  Mer,  est  tout  imprégné  des  odeurs  marines  qui 
flottent  sur  les  plages  de  Guernesey.  Les  grâces  et  les  beautés 
de  cette  île  y  apparaissent  en  descriptions  vives,  parfois  diffuses, 
souvent  charmantes.  Quel  dommage  que  Victor  Hugo,  prodi- 
gieux accumulateur  de  mots,  ait  cru  devoir  verser  dans  ce  récit 
tout  le  vocabulaire  maritime  qu'il  venait  d'apprendre,  sur  la 
jetée,  en  causant  avec  les  pilotes  et  avec  les  calfats,  ou  plutôt 
en  feuilletant,  chez  lui,  des  glossaires  techniques!  Ce  ne  sont 
que  boulines,  drisses,  bigots,  emboudinures,  moques,  moufles, 
cabillots,  margouillets,  pataras,  gabarons,  joutereaux,  calebas, 
galoches,  pantoires,  racages,  chouquets,  garcettes,  fumelles... 
Toutes  les  planches,  tous  les  filins,  tous  les  agrès  d'un  bateau 
y  sont  décrits,  depuis  l'étrave  jusqu'à  l'étambot.  Il  faudrait,  pour 
bien  comprendre  ce  livre,  avoir  constamment  sous  la  main  le 
dictionnaire  nautique  de  Jal. 

La  même  intempérance  de  technicité  verbale  apparaît  dans 
VHomme  qui  rit,  sorte  de  cauchemar  historique,  où  Victor 
Hugo  a  versé  plusieurs  tomes  dépareillés  d'une  vieille  Histoire 
d'Angleterre,  trouvée  dans  un  placard,  à  Jersey. 

Si  l'on  mentionne  William  Shakespeare,  essai  tumultueux  de 
critique  littéraire  —  unique  tentative  de  Victor  Hugo  jiour 
réussir  dans  un  genre  qu'il  méprisait,  —  on  aura  énuméré  à  peu 
près  complètement  la  liste  des  travaux  littéraires  par  lesquels 


:juo  MCTuu  iir(;() 

le  iivu'w  vaste  ot  divers  do  Victor  Huiio  s'cIToira  d'accaparer, 
pendant  toute  la  durée  du  second  Empire,  lattention  du  puljlic. 

Victor  Hugo  et  la  troisième  République.  —  J^e 
\  septembre  1870,  la  France  vaincue  se  consola  de  sa  défaite 
en  renversant  le  iiouvernement  impérial.  Victor  Hugo  revint  à 
Paris  en  passant  par  Sedan.  Il  a  rapporté,  dans  Vllisloire  d'un 
cn/nc,  les  impressions  (|u"i[  éprouva,  en  reizardant  par  les  vitres 
du  waann,  le  lieu  sinistre  où  venait  de  sombrer  la  i;loire  de 
nos  drapeaux.  hWnnée  terrible  est  une  touchante  lamentation, 
une  sorte  de  thrène  sur  les  malheurs  de  la  patrie. 

liante,  de  plus  en  plus,  par  son  rêve  d'action  politique,  de 
propagande  sociale  et  de  réveil  paliiotique,  l'ancien  représen- 
tant de  1848  s'empressa  de  rédiger  un  Appel  aux  Français. 
Mais,  pour  parler  aux  foules,  il  était  troj»  littérateur,  trop 
artiste,  pas  assez  apôtre.  11  s'écriait  trop  ingénieusement  : 
«  Incendiez  Paris,  Allemands!  ]'otis  allume:,  les  colères  plus  que 
les  maiso)ts.'  »  11  disait  : 

«  Tocsin!  Tocsin!...  Cités,  cités,  cités,  faites  des  forêts  de  piques,  épais- 
sissez vos  baïonnettes,  attelez  vos  canons!  Et  toi,  village,  prends  ta 
fourche...  Roulez  des  rochers,  entassez  des  pav('s,...  prenez  les  pierres 
lie  notre  terre  sacrée,  lapidez  les  envahisseurs  avec  les  ossements  de  notre 
mère  la  France...  » 

Hélas!  ces  périodes  mesurées,  ces  ligures  de  rhétorique,  ali- 
gnées sur  le  papier  dans  le  silence  du  cabinet,  ces  métaphores, 
i|iii  tirent  l'ieil  comme  les  enlumiiiuics  d'une  affiche  coloriée, 
n'avaient  pas,  apparemment,  la  j»uissance  efficace  qui  soulève 
les  nations  contre  les  envahisseurs.  On  songe,  hélas!  en  lisant 
ces  phrases  trop  bien  faites,  à  Glaudien,  versifiant,  pour  glorifier 
Stilicon,  la  Guerre  de  (Jiltlon  et  la  Guerre  fjétiqiie.  On  songe 
aussi  à  Jean  Gé(tmètre,  évêque  de  Mélitène  en  Cappadoce, 
exhortant  au  combat  l'empereur  byzantin  Nicéphore  Phocas. 

C'était  le  temps  où  la  Société  des  gens  de  lettres  offrait  une 
mitrailleuse  au  gouvernement  de  la  Défense  nationale,  avec  le 
produit  dune  matinée  théâtrale  où  MM™"  Ugalde,  Lia  Félix, 
et  Mari(!  l^aurent  tirent  la   quête  dans  des  casques  prussiens. 

Le  8  février  1871,  Victor  Ilugo  fut  élu  député  de  Paris  à 
l'Assemblée  nationale.  Il  eut  un  peu  moins  de  voix  que  Louis 
Blanc  et  un  peu  plus  (jue  Garibaldi. 


DE   1848  A    I880  301 

Le  graiitl  |ioM('  fui  alois  re|iris  pai'  son  irvc  |i()liti(|ii(',  ijni, 
décidém(Mit,  était  iiuiirablc.  Il  luonoiira ,  dans  cette  assem- 
blée, des  discours  ([uc  M.  Henri  llochcfort  lui-nième  apprécia 
sévèrement.  Il  manqua  de  goût  et  de  générosité  en  déclarant,  du 
haut  de  la  tribune,  que  Garibaldi  était  le  seul  de  tous  nos  g-éné- 
raux  qui  nfùt  p.is  été  vaincu.  (ïomnic  l'Assemblée  s'insur- 
geait contre  cette  affirmation,  il  fut  |U"is  d'un  accès  de  mau- 
vaise humeur,  et  jeta  brusquement  sa  ilémission  au  président 
Grévy. 

Qui  a  fait  le  18  mars? 
Examinons. 
Est-ce  la  Commune? 
Non.  Elle  n'existait  pas. 
Est-ce  le  comité  central? 
Non.  Il  a  saisi  l'occasion,  il  ne  l'a  pas  créée. 
Qui  donc  a  fait  le  18  mars? 

C'est  TAssemblée,  ou,  pour  mieux  dire,  la  majorité... 
Si  l'Assemblée  eût  laissé  Montmartre  tranquille,  Montmartre  n'eût  pas 
soulevé  Paris.  Il  n'y  aurait  pas  eu  de  IS  mars. 

Cette  logomachie,  qui  ressemble,  hélas!  aux  aphorismes  d'un 
La  Palisse  lyrique,  est  le  jugement  le  plus  clair  que  Victor  Hugo 
nous  ait  laissé  sur  les  ferments  d'anarchie  qui  déterminèrent 
les  éruptions  de  la  Commune.  Il  était,  en  effet,  assez  embar- 
rassé pour  apprécier  ce  mouvement  insurrectionnel  du  peuple 
de  Paris.  Car  il  avait  ado[)té,  aussitôt  après  son  retour  en 
France,  un  rùle  étrange  qui  consistait  à  louer,  toujours  et  par- 
tout, les  faits  et  gestes  des  Parisiens.  Du  trépied  où  il  vaticinait 
en  famille,  devant  des  secrétaires  qui  recueillaient  soigneu- 
sement tous  ses  oracles,  partaient  quotidiennement  des  poli- 
tesses et  des  louanges  à  l'adresse  de  la  Ville-Lumière. 

Victor  Hugo,  qui  était  en  possession  d'une  gloire  incontestée, 
universelle,  et  savamment  administrée,  montra,  dans  ses  der- 
nières années,  un  incroyable  appétit  de  popularité.  Cette  manie, 
soigneusement  entretenue  par  les  familiers  qui  composaient  sa 
claque,  lui  attira  de  justes  épigrammes. 

Les  dernières  années  de  Victor  Hugo  n'appartiendraient  pas 
à  l'histoire  littéraire,  si  les  tiroirs  de  l'illustre  poète,  approvi- 
sionnés pendant  soixante  ans  par  un  labeur  quotidien,  n'avaient 
dégorgé  dans  la  librairie  parisienne  un  Ilot  d'écriture,  oîi  l'on 


:u)-2  vKri'oii  iiriio 

Iromo  lies  boaiilés  de  j)rt'inicr  ordi'e,  iiièiécs  à  un  regreltablc 
fatras. 

Ayant  rriiiii,  jadis,  (|uol(jiios  notes  ridalivcs  au  Deux  déccni- 
bru,  il  b'S  jjublia  sous  ce  titre  :  Histoire  dnn  crime  La  seconde 
Lége)idi'  ih's  siècles  foisonne  de  redondances  et  de  redites. 
(iOpendant,  on  en  peut  extraire  d'adiniral)les  morceaux.  On  y 
remai"(|ue  surtout  un  exli'aordinaire  souci  de  pousser  jus(jn'aiix 
extrêmes  limites  les  prestiges  de  la  virtuosité  verbale.  Attentif, 
jusqu'au  bout,  à  la  mode  et  à  la  vogue,  Victor  Hugo  voulut 
rivaliser  de  ])rouesse  avec  les  Parnassiens,  acrobates  et  presti- 
gidit.iteurs,  et  il  rima,  sur  (b'ux  rimes,  l'admirable  Chanson  des 

Retires  : 

Sonnez,  clairons, 
Sonnez,  cymbales  ! 


On  entendra  sifller  les  balles!. 


LMr/  <!" cire  (p'ancl- père,  dédié  à  Georges  et  à  Jeanne,  petits- 
enlants  du  poète,  décourage  la  critique  par  un  accent  de  sincérité 
auquel  on  résiste  malaisément.  Mais  le  Pape,  la  Pitié  suprèuie, 
Ileliijions  et  Pcligion,  VAiie,  Torquemada,  les  Quatre  vents  de 
C Esprit  ])Ourraient  être  retranchés,  sans  grand  dommage,  du 
répertoire  de  notre  littérature.  Ce  sont  des  tintamarres  assour- 
dissants où  toutes  les  tigures  de  la  rhétorique  des  classes  font 
un  tapage  infernal.  Les  vocables  de  la  langue  française  s'y 
entrechoquent  en  jongleries  cocasses.  On  est  abasourdi  par 
cette  avalanche  de  phrases  et  par  cette  grêle  de  mots.  Parfois, 
des  kvrielles  de  noms  propres,  sortis,  on  ne  sait  pourquoi,  d'un 
Ijouillet  entrouvert  ou  d'un  Dezobry  feuilleté,  se  déchaînent, 
en  trombes,  sur  b>  lecteur,  au  risque  de  le  stupéfier  et  de 
rjiliiiiii-.  La  plu|)art  de  ces  œuvres,  déjà  [)Osthumes,  furent 
bâclées  avec  des  notes  éparsr's.  (relaient  des  pages  d'exercices, 
des  gammes,  que  le  poète  avait  coutume  d'exécuter  quotidienne- 
ment, pour  s'entraîner  aux  difficultés  brillantes,  et  pour  s'entre- 
tenir la  main.  Comme  tous  les  grands  artistes  à  (|ui  l'approche 
de  la  vieillesse  fait  perdre  le  contact  de  la  réalité,  Victor  ïlugo 
fut  victime  de  sa  propre  rhétorique,  et  tomba  dans  une  phraséo- 
logie mécarfique  et  automobile,  dont  ses  détracteurs  se  moquè- 
rent excessivement.  Victor  Hugo,  parveim  à  l'apogée  de  la 
gloire,  fut  troublé  par  le  vertige  des  sommets.  Sa  royauté  uni- 


DE   1848    A   188:;  303 

versellc  lo  iziisa.  Il  nul  (juil  |i(iii\;iil  loul  se  iiciiiicllic  envers 
le  [)ublic.  Il  (lemeuia  (railleurs  lii'aininairieii  ini|ieecal)le.  ]\[ais 
on  se  (livoilit  encore,  clans  certains  cénaeles  littéraires,  à  cata- 
loguer tout(\s  les  alTeetalions,  toutes  les  habitudes,  tous  les  tics 
de  l'illustre  écrivain  devenu  vieux  monarque  et  entouré  d'une 
cour,  llcliaiil.i.  il  raliàclia.  Ii(''las!  avec  une  (disliualion  |ires(|ue 
machinale,  les  litanies  de  la  ville  de  l*aris.  Il  compara  la  Ville 
à  Dieu,  tout  sinii)l(Muent.  On  ni'  saurait  aller  [»lus  loin  dans  la 
llaiiornerie.  La  Convention  lui  parut  aussi  haute  que  riiiniala\a. 
Il  afiecta  de  plus  en  plus  d'être  démesuré,  titanique,  cvclo[)éen. 
Il  essaya  d'atteindre  le  sublime  par  un  entassement  d'énoi-mités. 
Il  se  boursoufla  jusqu'à  éclater, 

El  la  irrenouilie  idée  enlla  le  livre  bœuf. 

Le  grand  ouvrier  de  rimes,  devenu  tvran  des  mots  et  des 
syllabes,  inventa  un  genre  nouveau  :  le  marivaudage  mons- 
trueux. Voulant  se  hausser  jusqu'aux  étoiles,  il  tituba,  ivre  de 
métaphores,  dans  une  astronomie  déconcertante.  De  Saturne  il 
passa,  d'un  bond,  à  Sirius;  de  Sirius  à  Aldébaran,  d'Aldébaran 
à  Cassiopée.  Il  rêva  qu'il  traA'ersait  les  espaces,  à  califourchon 
sur  la  queue  d'une  comète.  Et  ses  derniers  poèmes,  à  force 
d'être  encombrés  de  terminologie  stellaire,  ressemblent  finale- 
ment à  des  nébuleuses. 

Le  grand  ciel  étoile,  c"esl  le  crachat  de  Dieu. 

Ce  nuignillque  poète,  après  s'être  fourvoyé  dans  la  politique, 
s'avisa  de  vouloir  être  un  philosophe.  La  philosophie  de  ce 
bruyant  vieillard  est  un  catéchisme  qui,  décharné  de  sa  j)arure 
verbale  et  réduit  à  sa  carcasse  de  dogmes,  consiste  en  quelques 
allégories.  Dieu  est  une  «  énorme  prunelle  »,  éternellement 
fixée  sur  l'abîme.  Depuis  le  commencement  du  monde,  l'œil 
effaré  de  riiomme  scrute  l'infini.  Nous  sommes  la  «  vermine 
de  la  terre  ». 

Ayant  philosophé  sur  le  fini,  l'infini  et  leurs  rapports,  Victor 
Hugo  entreprit  d'exi)Oscr  ses  vues  sur  l'histoire  de  l'humanité. 
Ici  encore,  son  manichéisme  naïf  l'induisit  à  diviser  le  monde 
en  une  sorte  de  diptyque  :  d'un  coté,  l'esprit  du  mal,  Ahriman; 
de  l'autre,  l'esprit  du  bien,  Ormuzd.  Au  premier  rang  des  êtres 


n04  VICTOR   IIUC.O 

ililluiiiu's  (jui  indifiiieiit  et  tk'-i^oùlcnl  le  jieiiscur,  voici  les  rois  et 
les  prêtres,  ceux-là  sanguinaires,  tortionnaires,  lubriques,  sem- 
Mal)les  à  des  loups  et  à  des  porcs,  ceux-ci  nieiiliHirs,  liyj)oci'ites, 
llatfeurs,  avares,  sanguinaii-es,  tortionnaires,  lul»ri(jues,  non 
moins  seniblahles  à  des  porcs  et  à  des  loups.  De  l'autre  côté, 
les  peuples. 

Les  peuples  sont  pDur  nous  des  frères,  des  frères.... 

11  était  ilans  la  destinée  de  Victor  Hugo  de  demeurer,  JusipiVi 
la  lin  de  sa  glorieuse  carrière,  le  reflet  de  son  temps,  l'inter- 
prète de  son  «  milieu  »,  l'écho  de  la  voix  du  siècle.  Il  fut  le  héraut 
retentissant  des  tem|)s  nouveaux.  Il  suivit  tous  les  mouvements 
de  ses  contemporains,  et,  pour  le  suivre,  la  critique  devrait  par- 
fois imiter  les  changements  cà  vue  d'un  cinématographe.  Les 
g'énératious  nombreuses  «lout  il  avait  <''t(''  b^  coulemporain,  dépo- 
sèrent en  lui  des  ojdnions  successives  (pi'il  exprima  tour  à  tour 
avec  l'ardeur  de  la  jeunesse,  avec  l'éclat  de  Tàge  mùr,  et  avec 
l'insistance  d'un  vieillard  dont  les  interminables  discours  furent 
trop  pieusement  recueillis. 

L'Empire  lui  .ivail  donné  je  ne  sais  quelle  nostalgie  de  gloire 
•épique.  L'aube  de  sa  longue  vie  fut  Ijruissante  d'acclamations 
guerrières  et  fulgurante  d'épées  victorieuses.  La  splendeur  de 
son  déclin  fut  attristée  par  des  événements,  par  des  idées,  par 
des  hommes  que  sa  destinée  l'obligea  de  voir,  d'approuver,  de 
fréquenter.  Contemporain  d'un  régime  qui,  malgré  la  bonne 
volonté  de  ses  fondatein\s,  sélablit  principalement  sur  des  néga- 
tions, et  s'éleva  pénildement  sur  des  ruines,  son  génie,  qui,  jus- 
qu'à la  lin,  demeura  j>erméal»le  aux  variations  de  l'atmosphère, 
l'ut  allcinl  par  la  contagion  de  cet  anticléricalisme  vague,  rpii 
parut,  pendant  un  temps,  lunicpie  raison  d'être  de  la  troisième 
République.  Sénateur  de  la  Seine,  il  fut  trop  souvent  tenté  de 
mettre  en  vers  le  credo  prosaïque  de  M.  Homais.  Mais  il  faut 
reconnaître  qu'en  l'eprésentant  complaisamment  toutes  les  voix 
du  siècle,  il  resta  toujours  lidèle  à  l'instinct  de  progrès  social 
qui  fut  la  noblesse  de  notre  temps  troubb''. 

Les  dernières  années  de  la  vie  de  Viclor  Hugo  furent 
remplies  de  satisfactions  damour-propre,  (pie  sa  vanité  savoura 
délicieusement.  11  ne  songea  pas  assez  aux  lendemains  sévères 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &   DE  LA  LUT.  FR.  T.  VII,  CH.   VI 


Armand  Co:iu  et  Cie,  EJireur».  Pi 

VICTOR    HUGO 

D'APRÈS     UNE     PEINTURE     DE     L.     BONNAT 
(1879) 


Dt:   184s  A    I880  :ii):i 

«le    l;i    [Kistôrité.    Il    obliiil    cell»;    soilr    de    ijldiit'    tiu  il    avail 
jadis  appelée 

La  popularité,  celte  grande  menteuse... 

Il  reriil  alors  tous  les  linininaLics  que  lo  snpci'he  ()I\in|ii<) 
avait  paru  jadis  écarter  de  son  piédestal.  Rf^ce/nt  mcrceih'in 
suam,  vanus  vannm.  Le  dimanche  27  février  1881,  les  «jnatre- 
vinffts  ans  du  poète  furent  célébrés  pai-  des  vers  de  Catulle 
Mendès,  jt.'ir  un  discours  de  Siiiisnutnd  T^acroix  et  jiar  un  d^'llli'' 
de  sociétés  musicales  sous  les  fenêtres  de  l'illustre  vieillard. 
Ce  jubilé  avait  été  oraanisé  par  Edmond  Bazire,  rédacteur  à 
Y  Intransigeant.  On  oubliera  toutes  ces  anecdotes  quand  le  der- 
nier journal  qui  s'en  sera  gaussé  aura  été  dissous  dans  la  pous- 
sière des  bibliothèques.  Mais  il  était  temps,  hélas!  (jue  Victor 
Hugo  mourût. 

Le  23  avril  1885,  ayant  assisté,  dans  la  journée,  à  la  réception 
académique  de  M.  de  Lesseps,  dont  il  avait  été  le  parrain,  Victor 
Hugo  se  sentit  incommodé  par  une  douleur  au  cœur.  Le  18  mai 
suivant,  il  fut  atteint  d'une  congestion  pulmonaire.  Le  vendredi 
matin  23  mai,  à  une  heure  vingt-sept  de  l'aïu'ès-midi,  Victor 
Hugo  cessa  de  vivre. 

L'heure  où  mourut  ce  grand  poète  fut  une  heure  solennelle 
et  triste.  Cette  mort  a  mis  en  deuil  ton!  l'univers  civilisé.  Pai'- 
tout  où  il  y  a  des  hommes,  et  qui  pensent,  on  ne  se  souvint 
plus  des  années  ingrates  où  le  génie  de  Victor  Hugo,  comme 
celui  de  Corneille  vieilli,  avait  paru  déchoir.  Son  œuvre  avait 
fî.Ké.  en  lumineux  points  de  repère,  les  grandes  dates  du  siècle 
finissant.  Malgré  les  incidents  qui  profanèrent  ses  funérailles, 
l'élite  de  l'humanité  pleura  cette  catastrophe,  qui  otait  du 
nombre  des  vivants  le  plus  magnifique  poète  du  siècle,  et,  pour 
ainsi  dire,  le  dernier  représentant  dune  générali(jn  lu-roïque. 
La  France  retomba  dans  les  platitudes  du  réalisme,  dans  les 
ordures  de  la  pornographie  et  dans  les  vilenies  des  poli- 
ticiens. 

De[tuis  la  nu)rt  de  Victor  Hugo,  hienl<M  suivie  par  celle  de 
Pasteur,  la  France^  n'a  plus  de  grand  h(unme  à  proposer  aux 
acclamations  de  l'Univers. 

Histoire  de  la  langue.  Vil.  «.0 


306  VICTOR   HUGO 

Conclusion.  —  Tlit'(»|)liilt'  (iaulicr,  à  la  lin  du  u  ia[»])()rl  » 
i|ii  il  t'crivil,  en  1S('»~,  sui'  les  J^)'ot/rès  de  la  porsic,  s'exprime 
ainsi  : 

Quelle  conclusion  tirer  de  ce  long  travail?  Nous  sommes  emltarrasst's 
de  le  dire.  Parmi  tous  ces  poètes  dont  nous  avons  analysi''  les  œuvres,  lequel 
inscrira  son  nom  dans  la  phrase  glorieuse  et  consacn'e  :  L-imartine.  Victor 
Hugo,  Alfred  de  Musset?  Le  temps  seul  peut  ri'pondre. 

Le  temps  a  répondu.  Aucun  nom,  dans  le  livre  d'or  du 
xix"  siècle,  ne  paraîtra  sans  doute  assez  éclatant  pour  entrer 
dans  la  lumière  de  i;loire  oii  cette  lrinit(''  brille  comme  une 
pléiade.  Au  surplus,  il  serait  pucM'il  de  \  ouloir  établir  des  rangs 
|)ai"mi  les  trois  poètes  qui  nous  ont  (lonn(''  Ic^s  Mc(lilallo)is,  les 
Feuilles  cC automne,  les  NuU><. 

La  gloire  de  "Victor  Hugo  s'élève,  lumineuse,  inaccessible, 
de  plus  en  plus  dégagée  des  tumultes  où  s'altérait  sa  beauté, 
«les  injustices  qui  troublaient  son  trifunpbe,  et  des  ombres  oii 
s'éclipsait  sa  splendeur. 

Unorate  Faltlssimo  poêla! 

Son  œuvre  domine  de  très  liaul  le  uÏNcau  où  s'agitent  nos 
passions  d'un  jour  et  nos  entreprises  d'une  heure .  Nous 
pouvons  ré[»éter  au  poète  sublime  ce  qu'il  disait,  le  lo  décem- 
bre 1840,  à  son  héros  impérial  : 

Les  nuages  auront  passé  dans  votre  gloire; 
Rien  ne  troublera  plus  son  rayonnement  pur; 
Elle  se  posera  sur  toute  noire  histoire 
Comme  un  dôme  d'azur! 

La  postérité  commence  pour  \ictor  lïugo.  Son  nom  est  déjà 
suffisamment  éloigné  dans  la  perspective  du  siècle,  pour  que 
son  souvenir  soit  libéré  de  toutes  les  petites  misères  anecdoti- 
ques  où  insistent  encore  quelques  rancunes  retardataires  : 

Toutes  les  passions  s'éloignent  avec  Tàge, 
L'une  emportant  son  masque  et  l'autre  son  couteau, 
Comme  un  essaim  chantant  d'histrions  en  voyage 
Dont  le  groupe  décroit  derrière  le  coteau. 

Que  nous  importent  les  défauts  de  caractère  jtar  où  Victor 
Hugo  a  pu  choquer  son  entourage  intime?  Un  biographe  très 
méfiant,  très  paperassier,  M.  Edmond  lîiré,  consacre  un 
talent  digne  d'un  emidoi  plus   noble   à  dépiauter  l'auteur  des 


\)E   1848  A    188:;  307 

Fcin/lrs  (rnithniinc,  r\  de  la  Lcyciiflr  des  siècles.  11  a  l'fji.irdi', 
M  liavrrs  une  joiipc  ultra-grossissaiito,  les  rides,  les  verrues  ou 
les  sim[>les  durillons  (|ui  (uil  |>u  déparer  ou  iMcoMinioder 
()lyni|>io.  llieu  u'(''chaj)[»e  à  la  minutie  de  cette  enquête. 
M.  Edmond  Biré,  penché  sur  son  microscope,  a  découvert 
dans  Victor  Hugo  un  homme  de  lettres  fort  irritahle,  un  bour- 
geois bien  cravaté,  qui  se  mirait  souvent  dans  la  glace,  un 
garde  national  vaniteux,  un  quémandeur  de  distinctions  acadé- 
miques, un  député  IViché  de  nôtre  point  ministre,  et  même  un 
aspirant  perpétuel  à  la  présidence  de  la  République!  Qu'est- 
ce  que  tout  cela  })rouve?  Que  Victor  Hugo  ressembla,  dans  la 
vie  ordinaire,  à  ses  «onfrères  en  poésie,  à  ses  concitoyens  de 
4830,  à  ses  collègues  de  la  Cour  des  pairs  et  à  la  plupart 
des  révolutionnaires  qui  se  sont  assis  avec  lui,  en  1848,  sur 
l'acajou  de  l'Assemblée  constituante.  Mais  il  différa  de  Ponsard 
par  l'imagination,  de  Scribe  par  le  lyrisme,  de  Joseph  Prud- 
homme  par  la  fantaisie,  de  Louis  Yeuillot  par  l'urbanité,  de 
Casimir  Bonjour  par  l'éloquence  du  verbe  et  de  Ledru-RoUin 
par  la  puissance  de  l'esprit.  Voilà  ce  que  M.  Edmond  Biré 
oublie  trop  de  mettre  en  lumière.  Et  j'avoue  que  cela  surtout 
m'intéresse.  Le  reste  nous  est  aussi  indifférent  que  la  question 
de  savoir  si  Homère  se  tenait  mal  à  table  ou  si  Virgile  fourrait 
ses  doigts  dans  son  nez. 

Jusqu'ici  Victor  Hugo  n'a  guère  été  étudié  que  par  des  criti- 
ques ou  par  des  reporters.  On  a  parlé  de  lui  sur  le  ton  du  déni- 
grement ou  du  panégyrique.  D  a  eu  des  détracteurs  acharnés 
à  ses  trousses  et  tles  caudataires  accrochés  à  ses  basques. 
Toute  une  équipe  damis,  de  secrétaires  et  de  familiers  ont 
catalogué  les  incidents  de  sa  carrière,  depuis  la  bataille  AHcr- 
naul  jusqu'à  l'apothéose  du  Panthéon.  Les  partis  politiques  ou 
littéraires  se  sont  emparés  de  ses  livres  pour  en  faire  des 
machines  de  combat.  Le  moment  est  venu  d'entrer  dans  la 
somptueuse  floraison  de  son  œuvre  avec  un  dessein  plus  désin- 
téressé. 

Victor  Hugo,  par  l'effet  d'une  longévité  qui  lui  donna  comme 
un  avant-goût  de  l'immortalité  sur  la  terre,  est  celui  de  nos 
trois  grands  poètes,  qui  nous  laisse  l'œuvre  la  plus  longue,  la 
plus  variée,  et  aussi  la  plus  mêlée.  Ce  créateur  de  formes  et  de 


308  VICTOR   HL'GÛ 

rythmes  a  écrit  ses  premiers  vers  en  181",  dès  l'âge  «le  quinze 
ans,  et  jusqu'au  23  mai  1885,  date  de  sa  mort,  il  n'a  pas  cessé 
de  travailler.  Le  llol,  loujours  montant,  de  sa  poésie  et  de  sa 
j)i'ose,  roule  inditléremment,  comme  les  marées  au  soleil,  des 
galets  vulgaires  el  des  paillettes  d'or.  La  ju-odigieuse  sonorité 
de  son  lyrisme  répercute  avec  la  même  puissance  les  grandes 
rumeurs  du  siècle  et  l'écho  des  petites  haines  dont  s'alimente, 
au  jour  le  jour,  la  politique  changeante  de  la  nation  française. 

Son  œuvre  est  un  monde.  Son  génie  est  immense  comme  la 
nature,  et. fertile,  comme  elle,  en  contrastes,  en  disparates,  en 
allernalives  de  soleil  et  do  pluie,  de  rayons  et  d'ombres.  Si, 
comme  le  croit  un  profond  penseur  ',  V opposition  universeUe 
est  la  loi  même,  la  condition  de  la  vie,  nul  ne  fut  plus  conforme 
que  ce  poète  aux  harmonies  permanentes  et  aux  discords  acci- 
dentels de  lunivers. 

Pour  bien  comprendre  cette  œuvre,  dans  laquelle  il  y  a  des 
éboulements  de  scories,  il  la  faut  considérer  dans  son  ensemble 
et  en  bloc.  Il  ne  faut  point  s'arrêter  aux  détails.  Il  n'y  faut  point 
apporter  un  esprit  d'examen  minutieux  ou  de  censure  chagrine. 
Les  critiques  chétifs  y  useront  en  vain  leur  provision  de  mau- 
viiise  humeur.  C'est  justement  un  des  bienfaits  de  cette  œuvre, 
que  de  nous  obligera  un  grand  effort  de  synthèse.  L'académisme 
myope,  le  pédantisme  tatillon  qui,  sous  prétexte  de  délicatesse, 
s'appesantissent  sur  des  points  isolés,  glosent  sur  des  hémis- 
tiches, dissertent  sur  des  membres  de  phrase,  analysent  une 
métaphore  et  soupèsent  des  antithèses,  sont  exactement  le  con- 
traire de  la  méthode  large  et  conciliante  à  laquelle  s'adapte  la 
démesure  d'une  telle  poésie. 

Celui  qui,  entrant  dans  ime  forêt,  s'attarde  à  regarder  un 
insecte  sur  une  feuille,  se  choque  de  voir  un  escargot  sur  une 
lleur,  et  s'empêtre  dans  desabatis  de  bois  mort,  se  privera  volon- 
tairement de  toutes  les  délices  que  le  contemplateur  ingénu 
savoure  sous  la  fraîcheur  des  ombrages  et  sur  la  pelouse 
des  cliirières.  Les  poèmes  de  Victor  Hugo  sont  exubérants, 
enchevêtrés,  encombrés,  touffus,  parfois  impénétrables,  comme 
les  végétations  d'un  printemps  radieux  et  d'un  été  triomphal. 

1.  Gabriel  Tarde. 


DE    1848  A    188j  309 

Enfntns-v  d'une  libro  allure  et  d'un  cœur  simple.  Nous  serons 
alors  en  état  de  grâce  pour  en  discerner  la  vie  profonde,  pour  en 
apercevoir  les  sources  cachées,  et  pour  pénétrer,  dans  cette  sura- 
bondance de  couleurs  et  de  formes,  jusqu'aux  intimes  retraites 
de  douceur  et  de  réconfort.  Environnés,  comme  dans  un  bois 
enchanté,  de  parfums,  de  verdures,  de  lloraisons  et  de  souflles, 
nous  serons  préservés  d'avance  contre  le  heurt  des  rencontres 
fâcheuses.  Nous  serons  éblouis  de  splendeurs,  enivrés  d'arômes, 
bercés  de  rêves,  et  nous  quitterons  à  regret  ce  domaine  d'opu- 
lente poésie,  où  les  passions  d'un  homme,  les  révolutions  d'un 
siècle,  les  joies  et  les  douleurs  d'une  nation  sont  assurées  de 
survivre  aux  générations  éphémères,  parce  que  le  sortilège 
divin  du  2énie  les  a  revêtues  d'éternelle  beauté  '. 


BIBLIOGRAPHIE 

Outre  un  grand  nombre  d'éditions  particulières  des  œuvres  de  Victor 
Hugo,  les  œuvres  complètes  ont  été  réunies,  sous  le  titre  d'Edition  ilcfinitive, 
en  48  volumes  in-8  (Paris,  Hetzel,  1880  et  suiv.)  et  en  70  vol.  in-l6  (Paris, 
Hetzel,  1889  et  suiv.).  A  cette  édition  complète  on  a  joint,  chez  les  mêmes 
éditeurs,  10  vol.  (in-8)  d'œuiies  incdites.  Consulter  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale la  Bibliographie  dressée  après  la  mort  du  poète  de  tous  les  ouvrages 
de  Victor  Hugo  que  possède  la  Bibliothèque.  En  outre  :  Sainte-Beuve, 
Premiers  Lundis,  t.  I,  t.  H  et  t.  III.  —  Portraits  contemporains,  t.  I  et  t.  II. 

—  Nisard,  Portraits  et  études  d'histoire  littéraire,  IBTo.  — David  d'Angers, 
Correspondance,  publiée  par  H.  Jouin,  18^0.  —  Ch.  Baudelaire,  Vo/(rc  sur 
Victor  Hugo  dans  le  Recueil  des  Poètes  français  de  Crépet,  Paris,  18C2.  — 
Victor  Hiif/'o  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie,  Paris,  1803,  2  vol.  in-8.  — 
Edmond  Biré,  Victor  Hugo  et  la  Restauration;  Victor  Hugo  avant  1830; 
Victor  Hugo  après  tSSO;  Victor  Hugo  après  ISo2;  en  tout  cinq  volumes 
(1869,  1883,  1891,  1893).^  —  Ernest  Dupuy,  Victor  Hugo,  l'homme  et  le 
poète,  Paris,  1887.  —  É.  Faguet,  Dix-neuvième  siècle,  Paris,  1887.  — 
Charles  Renouvier  ,  Victor  Hugo,  le  poète,  Paris,  1894.  —  Ferdinand 
Brunetière,  l'Évolution  de  la  poésie  lyrique  au  XIX'^  siècle  (1893-1895). 
o"  et  lie  leçon).  —  L.  Mabilleau,  Victor  Hugo,  dans  la  collection  des 
Grands  Écrivains  français,  Paris,  1893.  —  Adolphe  Jullien,  le  Romantisme 
et  l'éditeur  Renduel,  1897.  —  Gaston  Deschamps.  Cours  libre  sur  Victor 
Hugo,  professé  à  la  Sorbonne  [Revue  des  cours  et  conférences,  année  1898^; 
le  Temps  du  18  juillet,  du  5  septembre  et  du  12  septembre  1897. —  Henri 
de   Régnier,    Notes   sur   Hugo    [Revue   de    Paris   du    1"  janvier   1897). 

—  M.  Souriau  a  publié  une  édition  critique  de  la  Préface  de  Cromwell, 
Paris,  1897;  M.  G.  Diival  a  donné  le  Dictionnaire  des  métaphores  de  Victor 
Hugo,  Paris,  1888.  M.  Huguet  préparc  une  étude  complète  de  la  langue  et 
du  style  du  poète. 

1.  Siu-  le  llicàtre  do  Victor  Hugo,  voir  ci-dessous,  chapitre  vui. 


CHAPITRE  VII 

LES    POÈTES  ' 

(1820-1850) 


Il  n'y  a  pas  eu  dans  toute  notre  histoire  littéraire,  depuis  l'ar- 
dente poussée  de  la  Pléiade,  de  période  poétique  plus  fertile  et 
plus  g-Iorieuse  que  celle  qui  va  de  1820  à  1850.  C'est  une  flo- 
raison d'œuvres  diverses  dont  quelques-unes  ne  périront  plus, 
dont  la  plupart  méritent  de  survivre,  au  moins  par  morceaux, 
dans  liicrbiei-  des  Aiitholof/ies.  Le  long  ébranlement  de  la  Révo- 
luli(Mi  et  de  l'Empire;  puis,  après,  le  retour  de  la  pensée  ou  du 
rêve  à  la  France  d'autrefois,  à  la  religion  et  aux  souvenirs  du 
passé  «  sur  les  ruines  de  la  patrie-  »;  puis,  les  conditions  nou- 
velles de  la  vie  moderne,  qui  ont  élargi  ou  assombri  Tborizon 
humain;  «  le  malaise  social  »  chez  les  fils  de  René^  les  souf- 
frances ou  les  révoltes  individuelles,  le  développement  du  moi 
dans  des  âmes  lyriques  et  passionnées  \  l'inlluence  des  littéra- 
tures étrangères^;  une  sorte  d'alliance  plus  intime  et  plus 
joyeuse  entre  tous  les  Beaux-Arts,  la  jieinture,  la  statuaire,  la 
musique  et  la  poésie";  le  Roinanlinme,  cii  un  mot  :  foutes  ces 

d.  Par  M.  Henri  Chanlavoiiie,  i)rofessciir  au  l>c('i'  Henri  IV. 

2.  Chateaubriand,  Génie  du  Christiuuisvir. 

3.  Chateaubriand,  René,  Alala.  A.  de  .Musset,  La  Confrssion  d'un  eiifaii!  du 
siècle. 

l.  Laniarline,  Préface  et  (".oniiueritaires  des  Méililalions,  Les  Confidences, 
Raphaël. 

b.  .M"*"  de  Staël,  De  l'Allemagne,  2"  et  V  parties. 

6.  «  On  lisait  beaucoup  alors  dans  les  ateliers.  Les  rapins  aimaient  les  lettres. 


LES  DEllNIKIlS   CLASSIQUES  .311 

causes  —  (loiil  il  r.iudr.iil  icitrcridrc  cIl-k-iiih'  —  (\no  nous  r;is- 
scmblons  Iirirveiiionf,  nul  rciiouvcl/-,  ont  ciiiiclii  I  iiii.itjiii;iti<iii 
ot  la  sensibilité  des  |)oètes. 

L'àme  française.  Tàme  de  la  jeunesse  du  moins,  est  exaltrc, 
sonore,  frémissante;  le  lyrisme  seul  peut  la  satisfaire  et 
l'exprimer.  Le  lyrisme,  sous  quelque  forme  et  dans  quelque 
genre  que  ce  soit  —  car  l'aMcienne  dislinclion  des  genres  est 
abolie,  les  vieilles  barrières  sont  tombées,  —  le  caprice,  la  fan- 
taisie, l'inspiration,  voilà  donc  le  trait  commun,  l'air  de  famille 
<le  tous  ces  poètes  romantiques.  Sans  vouloir  entrer  ici  dans  le 
(b'tail  minutieux  des  biographies,  dans  l'examen  des  œuvres, 
dans  l'analvse  des  ffénies  ou  des  talents,  bornons-nous  à  un 
tableau  rapide,  à  un  catalogue  raisonné,  forcément  incomplet, 
où  nous  essaierons  cependant  de  ne  commettre  ni  d'oubli  i^rave 
ni  de  mauvais  choix. 


/.   —  Les  derniers  classiques. 
La  poésie  populaire    ou   moyenne. 

Avant  d'arriver  au  proiipe  romantique  proprement  dit  ou  à 
ceux  qui  le  suivent  de  plus  près  et  qui  marquent  la  transition 
entre  le  Romantisme  et  le  Parnasse,  il  faut  mettre  à  part  quatre 
poètes,  inégalementcélèbres,Béranger,  Pierre  Lebrun.  Alexandre 
JSoumet  et  Casimir  Delavigne. 

Béranger.  —  Pierre-Jean  de  Déranger  (1780-1 857),  Pari- 
sien trop  admiré  peut-être  de  son  temps,  trop  oublié  du  notre, 
a  été  durant  un  demi-siècle  notre  poète,  notre  chansonnier 
populaire  et  national.  Il  écrivait  lui-même  de  son  talent  et  de 
ses  œuvres  légères  (Préface  de  1833)  :  «  Mes  chansons,  c'est 
moi...  Le  peuple  c'est  ma  muse...  Je  suis  complètement  inno- 
cent des  éloges  exagérés  qui  m'ont  été  prodigués...  Je  n'ai 
jamais  poussé  mes  prétentions  plus  haut  que  le  titre  de  chan- 

ol  leur  eilluation  siiécialo  los  iiieltanl  on  rapporl  familier  avec  la  nature  les  ren- 
flait ]ilus  propres  à  senlir  les  images  et  les  eouleurs  de  la  poésie  nouvelle.  Ils  ne 
réiiugnaient  nullement  aux  détails  préeis  et  pittoresques  si  dé-agréaldes  aux 
classiques...  .  (Th.  Gautier.  Histoire  du  Romanlisjne.) 


M'I  LES   POÈTES 

sonnicr,  ]»lac(''  |);ii'  là  loin  ol  au-dessous  Ac  toulcs  los  grandes 
illustrations  do  mon  .liècle.  »  Les  premières  ciiansons  de 
IJéranger',  que  tout  le  monde  chantait  autrefois,  que  nous  ne 
savons  plus  :  Le  Hoi  cVYvctol,  Le  Sénateur,  datent  de  1812; 
sa  belle  époque,  son  rayon  de  gloire,  s'étend  de  1815  à  1830. 
Les  titres  de  ses  chansons  suffisent  à  en  donner  une  idée  :  La 
Gaudriole,  Roger  Bontemps  (1811),  Le  Petit  Homme  gris,  La 
lionne  Fille,  Les  Gueux,  etc.  Joviales,  épicuriennes,  gauloises, 
ces  premières  chansons  n'expliquent  pas  encore  le  succès  ou 
[dutot  la  vogue  de  Héranger;  elles  l'annoncent. 

C'est  surtout  après  les  événements  de  1814-1815  que  le  chan- 
sonnier va  s'emparer  de  Fopinon.  L'àme  poj)ulaire  vibre  alors  à 
lunisson  de  la  sienne.  La  Restauration  a  ramené  ensemble  la 
monarchie  légitime  et  la  paix;  mais  les  Bourbons  sont  revenus 
dans  les  fourgons  de  l'étranger,  et,  si  la  noblesse  est  royaliste, 
naturellement,  si  les  classes  riches  et  dirigeantes,  dans  leur 
|(atriotisme  un  peu  émoussé,  prennent  leur  parti  du  nouveau 
régime  et  lui  pardonnent  les  conditions  de  son  rétablissement 
en  faveur  de  ses  bienfaits,  un  chauvinisme  exalté  agite  l'àme 
naïve  du  peuple,  d<'  la  multitude'.  Deux  Frances,  ennemies 
l'une  de  l'autre,  sont  en  présence  :  celle  qui  accepte  les  Bour- 
bons, avec  tout  ce  qu'ils  représentent,  et  celle  qui  n'en  veut  pas. 
IjC  gouvernement  a  contre  lui  l'opposition  et  l'antipathie  des 
libéraux.  La  France  libérale  est  à  la  fois  républicaine  et  bona- 
pai'liste.  Républicaine,  hantée  par  les  souvenirs  persistants  du 
xvnr  siècle  et  de  la  Révolution;  voltairienne,  égalitairc,  elle  a 
vu    rentrer  à  la  suite  de  leur  roi,  les  émigrés,  le  marquis  de 

1.  "  (tii  |i()iin'ail  iliviscr  la  (lliaiisoii  «le  l?érany(;r  cii  iiualrc  ou  ciiKi  Ijraiiclii'S  : 
1"  l'ancienne  chanson  telle  ({u'on  la  Irouve  avant  lui;...  -1"  la  chanson  siMilinieu- 
tale,  la  romance;...  3"  la  chanson  libérale  et  patriotique,  qui  fut  et  qui  restera 
sa  grande  innovation,  cette  espèce  de  petite  ode  dans  la(]uclle  il  eut  l'art  de 
combiner  un  fdet  de  sa  veine  sensible  avec  les  sentiments  publics  dont  il  se 
faisait  l'organe:...  i"  une  branche  purement  satirique,  dans  laciuelle  la  veine  de 
sensibililé  n'a  plus  de  part:...  ."i"  enfin,  une  branche  supérieure  que  B('ranger 
n'a  produite  que  dans  les  dernières  années,  et  qui  a  été  un  dernier  ell'ort  el 
comme  une  di-rnière  grcITe  de  ce  lalent  savant,  délicat  i;t  laborieux;  c'est  la 
chanson-ballade,  pureiin'nl  poéliqueel  pliilosopliique...  ••  {':^:\\\\[{i-'W\\\\t',  Causeries 
du  Lundi,  \\.) 

"2.  •■  Sous  la  Restauration,  l'amour  de  la  poi'-sie  se  [u-oduisit  sous  deux  formes 
très  diiïérentes.  Il  était  fait  à  la  fois  d'orgueil  et  de  honte.  Le  souvenir  de  nos 
récents  rlésastres  nous  courbait  le  fi'ont,  le  souvenir  de  nos  anciennes  vic- 
toires nous  haussait  le  cœur.  11  faut  avoir  vécu  dans  ce  temps-là...  pour  se 
renilre  compte  de  ce  qu'éveillait  dans  nos  cœ\irs  le  nom  de  Waterloo.  » 
(]•'..  F.egouvé,  Le  Ihh-iinr/pr  des  Écoles.  \'A\\i\>'  sur  Béranger.) 


LES  DERNIEllS  CLASSIQLES  3i:^ 

Carahas,  la  martniisc  «le  l^rcliiilaillr,  les  lloinmcs  iioiis;  elle  se 
sent  ou  elle  se  croit  menacée  par  ces  revenants.  Bonapartiste, 
elle  a  oublia  les  (It'sastres  de  la  lîii  de  lEnipire,  l'ambition  insa- 
tiable et  sanL;laiit('  de  Napoléon,  surtout  depuis  qu'il  est  ])rison- 
nier  à  Sainle-llélène.  Les  souvenirs  du  peuple  sont  lldèles  :  on 
parle  sous  le  chaume,  dans  l'atelier,  chez  les  brigands  de  la 
Loire  et  même  dans  la  garde  nationale,  du  irraud  homme  si 
longtemps  victorieux,  de  l'aigle  déchu'.  S'il  est  pour  les  uns 
l'usurpateur  Bonaparte,  l'ogre  de  Corse,  il  est  pour  les  autres 
le  grand  capitaine  ou  mieux  encore  le  Petit  Caporal.  Béranger 
exprime  tous  ces  sentiments  :  il  est  la  voix,  émue  ou  railleuse, 
de  l'opposition. 

Ces  chansons,  dont  il  faut  ranimer  l'à-propos  pour  en  réveiller 
l'intérêt,  sont  donc  avant  tout  des  pièces  de  circonstance,  des 
satires  légères  et  courtes,  des  guêpes  ailées,  ilont  chaque  couplet 
pi(|ue  et  s'enfonce,  au  bourdonnement  du  refrain.  La  France 
libérale  s'en  égaie  et  les  chante  parce  qu'elle  s'y  reconnaît.  Au 
cléricalisme  de  la  Restauration  Béranger  oppose  le  Dieu  des 
bonnes  gens,  à  la  béatitude  des  émigrés  et  des  ministériels,  des 
repus  ou  des  «  ventrus  »,  il  oppose  le  mécontentement  populaire. 
Tracassé,  poursuivi,  emprisonné  par  le  pouvoir  qui  rend  ses 
chansons  plus  redoutables,  en  ayant  l'air  de  les  craindre,  il 
parle  encore,  même  en  prison,  de  gloire  et  de  liberté;  sa 
bonhomie,  qui  n'est  point  fausse,  son  indépendance,  son  désin- 
téressement —  il  ne  veut  rien  être,  —  sa  malice  :  tout  con- 
tribue à  faire  de  lui  le  poète  dont  les  vers  ont  écho,  le  ménétrier 
du  peuple  français. 

On  peut  tout  de  même  ra])peler  un  poète,  un  poète  lyrique. 
Ses  chansons  ne  sont  pas  des  odes  :  on  l'a  mis,  autrefois,  à 
côté  d'Horace;  il  faut,  pour  être  juste,  en  rabattre  de  ce  premier 
engouement.  Il  y  aurait  d'autre  part  injustice  à  méconnaître  ce 
quil  y  a  en  lui  d'aimable,  de  vivant  et  d'inspiré.  Béranger  a 
élargi  le  domaine  de  la  chanson;  elle  lui  a  sufti  pour  traiter  à 


I.  '■  On  peut  haïr  Najioléon.  on  peut  flélrir  Napoléon,  on  peut  maudire  Napoléon, 
on  peut  même,  comme  les  hommes  de  ma  génération,  le  mautlire  après  l'avoir 
admiré,  mais  on  ne  i)ent  pas  nier  que  ses  victoires  n'aient  été  les  mMres,  qu'il 
n'ait  accru  notre  patrimoine  de  gloire.  De  là  vient  sa  place  immense  dans  \n 
poésie  lyrique  au  xix"  siècle...  A  ne  considérer  Napoléon  que  comme  sujet  de 
vers,  il  n'en  a  jamais  existé  de  plus  beau.  »  (K-  Legouvé,  Le  Béranger  des  Écoles.) 


nil-  LES   l'OKTES 

la  volrc,  jiuur  t'I'llcurcr  du  inoins  les  sujets  les  plus  divers,  pour 
s'élever,  d'un  petit  eoup  d'aile,  à  rémotion  ou  à  l'éloquence;  il 
la  lin'c  du  caveau,  de  la  guinguetic,  pour  la  conduire  de  ItMiips 
en  lenips  au  jardin  des  muscs.  Il  a  l'imagination  et  la  sensild- 
lité  d'un  vrai  poète  dans  quelques-unes  de  ses  meilleures  pièces, 
Les  Souvoiirs  du  peuple,  Le  Vieux  Servent,  etc.  Il  a  le  sens  de 
riiarmonie  :  c'est  uii  lr(»uveur  facile  de  rythmes  heureux;  il  a 
aussi  le  don  du  i-elVaiu.  (]e  n'est  jtas  à  (;oup  sur  un  grand  écri- 
vain ni  même  un  très  bon  écrivain,  attentif  et  pur;  il  est  plein 
de  négligences  ou  d'à-j)eu-près;  mais  ceux  ([ui  le  condamnent 
troj»  durement  ne  lont  pas  lu.  «  Sa  grâce  est  la  plus  forte  », 
et  celte  grâce  légère,  malicieuse  ou  insinuante,  se  fait  sentir 
aujourdliui  encore,  pourvu  qu'on  le  chante,  à  mi-voix,  au 
lieu  de  le  lire  et  surtout  au  lieu  de  l'éplucher.  Il  est  vrai- 
ment chez  nous,  malgré  ses  devanciers,  de  Colin  Muset  à 
Piui.ird.  et  malgré  ses  successeurs,  le  père  et  le  luaître  de  la 
chanson. 

Pierre  Lebrun.  —  Si  lîéranger  lui-même  ne  résiste  pas 
toujours  à  l'épreuve  du  temps,  Pierre  Lebrun  (l"8o-1873),  qui 
n'est  pas  Lebrun-Pindare,  n'est  jilus  guère  connu  que  des 
lettrés.  Son  successeur  à  l'Académie  française,  Alexandi-e 
Dumas  fils,  a  écrit  de  lui  dans  son  discours  de  réception  : 
«  ]*ierre  L(djrun  fut  en  littérature  ce  qu'on  appelle  un  honmie 
de  transition,  la  fin  d'une  phase  et  le  commencement  d'une 
autre  ».  Ses  drames  en  vers,  la  Marie  Stuart,  imitée  de  Schiller, 
prélude  des  drames  romantiques,  oîi  il  avait  osé  mettre  le  mot 
de  mouchoir  que  les  murmures  de  la  salle  lui  firent  changer 
pour  le  mot  plus  classique  et  plus  timide  de  (issu,  le  Cid 
d  Andalousie,  sont  aujourd'hui  parfaitement  oubliés.  Après  la 
chute  du  Cid  d'Andalousie,  le  poète  quitta  la  France  pour 
voyager.  C'est  alors  qu'il  composa  ce  i)oème  troj)  peu  connu. 
Le  ]'oi/af/e  en  (rrèce\  qu'une  histoire  littéraire  doit  cit(>r,  au 
moins  à  titre  de  souvenir,  entre  les  Messéniennes  et  les  Orien- 
lales.  11  a  laissé  en  outre  des  poésies  familières  dont  une  surtout, 

1.  «  Lclu'im  .liiiiail  l;i  Grèce,  cellr  de  l'Odyssrr.  ccUr  de  l,i  Ir.idiliiin  (•lassi()iic.  Il 
1.1  f,'OÛtail  mieux  (|iie  la  plupart  de  ses  e.onlemiiorains.  sauf  Olialeaiiiiriand.  11 
voiilul  voir  ce  qu'il  aimait...  et  il  eut  une  ivresse  de  deux  années.  !Son  poème 
de  la  Grèce  est  répancliement  de  celte  joie  sincère.  ••  (Paul  Albert,  La  Lillrralure 
française  au  XI X'  .siècle,  Lebrun.) 


LES   DERNIERS   CLASSIUIES  M-> 

la     Vallée   de    Cliamprosaij,  coiilrihiiora  |i('iit-ùlre    à   pruloiif^er 
sinon  à  éterniser  sa  mémoire. 

A.  Soumet.  —  Il  suflit  d'ailleurs,  en  i)oésie,  (Vunc  courte 
pièce  pour  conserver,  iiour  défendre  un  nom  de  poêle. 
Une  seule  et  une  simple  élégie,  La  Pauvre  Fille',  voilà,  ou 
peu  s'en  faut,  tout  ce  qui  reste  véritablement  d'Alexandre 
Soumet  (f780-1845),  l'auteur  du  poème  de  VlncrédidUé,  qui 
lui  valut  une  [dace  d'auditeur  au  C.onseil  d'État,  le  dramaturge 
applaudi  dont  la  Clutemuestre,  la  Cléopàtve,  la  Jeanne  d'Are, 
une  Fête  de  Néron  (1821)),  furent  presque  des  événements  litté- 
raires. 

Casimir  Delavigne.  —  Les  Messéniennes  (181G-1822)  de 
Casimir  Delavigne  (1793-1843),  et,  ajirès  la  révolution  «le 
Juillet,  ses  Chants  populaires  et  ses  Derniers  Chants  (poèmes 
et  ballades  sur  ritalie)  méritent  mieux  qu'une  brève  commé- 
moration. 

Comme  les  chansons  de  Déranger,  mais  dans  un  genre  plus 
noble,  plus  difficile  peut-être  et  aussi  plus  froid,  quand  les  évé- 
nements dont  le  poète  s'est  inspiré  se  refroidissent  eux-mêmes, 
les  Messéniennes  sont  des  poèmes  patriotiques.  Dès  181."),  les  trois 
premières,  écrites  au  lendemain  de  Waterloo,  résonnent  dans  le 
cœur  de  la  France.  C'est  une  œuvre  de  piété  nationale  :  le  jeune 
poète  a  eu  le  courage  et  l'honneur  de  chanter  les  vaincus, 
d'exalter  leur  héroïsme,  de  glorifier  leur  défaite,  «  triomphante 
à  l'égal  dune  victoire  ».  Les  deux  suivantes,  La  ]'ie  et  la  Mort 
de  Jeanne  d'Arc,  incarnent  dans  la  bonne  Lorraine  l'àme  même 
de  la  patrie,  qui,  éprouvée  par  de  nouveaux  malheurs,  a  besoin 
de  motifs  nouveaux  de  consolation  et  d'espérance.  La  Grèce 
révoltée,  secouant  ses  chaînes  et  réveillant  dans  la  mémoire  du 
poète  les  glorieux  souvenirs  d'autrefois,  les  morts  retentissantes 
de  Napoléon  dans  son  île  et  de  lord  Byron  à  Missolonghi  sont 
pour  Casimir  Delavigne  une  autre  matière  d'inspiration  et  une 
autre  occasion  de  lyrisme.  Ces  grands  sujets  l'exaltent,  le  sou- 
tiennent et  le  fatiguent  quelquefois. 

On  a  dit  de  lui,  trop  malicieusement,  «  qu'il  ressemblait  à  un 
poète  lyrique  comme  un  garde  national  ressemble  à  un  grena- 

1-  ((  J'ai  fui  ce  péiiil)lo  sommeil 

Qu'aucuu  souge  heureux  n"aci.ompagnc...  » 


310  LES  POÈTES 

<lirr  (le  la  Grande  Arméo  ».  Il  ost  certain  ((ue  raclualité  tient  une 
lioi»  iii-ande  place  dans  ce  lyrisme  facile  et  inlerniiltcnt  :  une 
Mcasc'iiti'nur  n'est  assez  souvent  qu'un  à-propos  lyrique,  celle, 
par  exrmpic,  sto-  /es  Finicrailles  du  général Foy.  Les  Chants  popu- 
laires,—  L((  I'((r(siennr,  La  Varsoviennc,  LeDies  irœ  de KosciusUo, 
Le  Chien  du  Louore,  —  nous  apportent  encore  l'écho  affaibli, 
mais  intéressant,  de  révolutions  que  nous  n'avons  pas  faites, 
que  nous  n'avons  môme  pas  vues,  avec,  çà  et  là,  quelques  beaux 
vers,  un  peu  p<'rdus.  Dans  les  Derniers  ('hauts,  de  petits  poèmes 
faciles,  d'un  tour  heureux,  d'une  versification  agréable  et  souple, 
un  notamment,  Le  Miracle,  et  surtout,  au  chant  deuxième.  Les 
Limites,  nous  montrent  une  autre  face  du  talent  aisé  de  Casimir 
Delaviane.  C'est  pi'inci[)alement,  d'ailleurs,  comme  auteur  dra- 
malii[U(',  en  vers  et  eu  prose,  (ju'il  nu'-iite  de  compter  et  qu'il 
sur\  i\ra. 


//.   —  Deux  grands  poètes. 

Nous  voici  arrivés  au  temps  du  Romanlisnie  pro[>rement 
dit.  Arrêtons-nous  plus  longuement  sur  deux  très  grands 
poètes. 

Alfred  de  Vigny.  —  La  vie  du  comte  Alfred  de  Vigny 
(l"'j;{-18Go)  a  été  noble,  grave  et  triste,  comme  sa  pensée.  Elle 
n'a  pas  été  remplie  d'événements  extraordinaires  ;  ce  que  nous 
en  savons  par  les  confidences  réservées  de  Vigny  lui-même, 
au  travers  ou  en  dehors  de  ses  œuvres,  par  son  Journal  d'un 
poêle,  par  les  nouvelles  révélations  d'une  correspondance  récem- 
ment publiée,  nous  donne  l'idée  d'une  existence  pensive  et 
uiorose,  inégale  au  rêve,  pleine  de  secrets  douloureux,  de  déli- 
catesses froissées,  d'ambitions  déçues,  où  la  gloire,  consola- 
trice et  ré[)aratrice,  s'est  fait  trop  attendre,  où  les  joies  ont  été 
plus  rares  que  les  chagrins. 

Quelles  sont  les  sources  principales  de  cette  tristesse,  de  ce 
stoïcisme  résigné  ou  révolté  (jiii  doiiue  à  Vigny  une  attitude  si 
lière,  une  figure  d'homme  si  intéressante,  et  à  son  œuvre  une 
beauté  si  pure? 


DEUX  GRANDS  POKTES  317 

La  inrlaïu'olic  (>sl  iiéo  chez  lui  dr  lanscs  iirofoiidcs.  Il  a  eu  <lo 
Ijoiiiic  licuic  le  mal  <ln  siècle,  remiiii  de  vivi-e, 

D'èUc  venu  trop  lanl  dans  un  moiidc  trop  vieux, 

et  ce  mal  du  sirclc,  (juc  d'auli'es,  moius  liei's  ou  uioius  lacilurnes 
qu'il  ne  l'élail,  ont  pris  pour  thème  de  leurs  poésies,  celle  désespé- 
raucequ'ils  ont  soulagée  en  l'exprimant,  en  l'exagérant  quelque- 
fois, il  en  a  souffert  avec  [)lus  de  sincérité,  plus  de  déchirements  et 
plus  de  hauteur  d'àme  que  j)as  un  d'entre  eux  '.  Genlilhonime  de 
vieille  race,  catholique,  royaliste  et  soldat,  il  commence  par  porter 
les  armes;  il  entre  aux  gardes  du  corps;  il  est  officier.  Mais  les 
arandes  Guerres  sont  finies,  il  n'v  a  plus  de  gloire  à  espérer  ;  de  cette 

ce  7  vie  l  ^ 

vie  militaire,  il  ne  voit  plus,  il  ne  peut  plus  voir  la  grandeur,  il  n'en 
aperçoit  que  la  servitude  et  il  la  suhit.  Ce  soldat  est  un  poète, 
c'est-à-dire  un  rêveur,  un  penseur  et  un  philosophe.  Dans  le 
silence  des  garnisons  il  écrit  et  il  songe  ;  il  médite  sur  la  société 
qui  Tentoure,  sur  les  conditions  nouvelles  de  la  vie  moderne  et 
il  ne  trouve  partout,  quand  son  regard  pensif  interroge  les  choses, 
que  des  sujets  d'amertume,  d'étonnement,  de  désillusion. 

Catholique  de  naissance  et  d'éducation,  il  n'a  plus  la  foi,  du 
moins  la  foi  naïve  et  aveugle  qui  ne  réfléchit  pas  sur  ce  qu'elle 
adore.  Le  néo-christianisme  de  Chateauhriand  et  de  son  école, 
le  lyrisme  religieux  et  vague  de  Lamartine,  les  religions 
successives  de  Victor  Hugo,  la  piété  intermittente  des  âmes 
mohiles  et  passionnées  comme  celle  de  Musset,  ne  sauraient  le 
satisfaire;  il  se  plaindrait  volontiers  à  Dieu,  qui  l'a  fait  «  puis- 
sant et  solitaire  »,  comme  son  Moïse,  de  ce  qu'il  ne  lui  parle 
pas  plus  clairement.  Son  âme,  restée  au  fond  religieuse  (il  n'y  a 
pas  de  poésie  sans  religion,  c'est-à-dire  sans  inquiétude  de  l'au- 
delà)  est  une  âme  philosophe  et  méditative.  Il  y  a  du  Jouffroy, 
son  contemporain,  dans  Alfred  de  Vigny.  Le  doute,  non  pas 
léger  ou  indifférent,  mais  douloureux,  est  entré  en  lui  et  ne  le 
quittera  plus.  L'énigme  du  monde  déconcerte  son  intelligence, 
le  spectacle  et  le  prohième  du  mal  attristent  sa  honte  ;  il  éprouve 
pour  les  hommes,  ses  semblahles,  une  pitié  qui  le  fait  encore 

1.  Voir  la  préface  de  Chatterton  :  Servitude  et  grandeur  militaires.  —  Les  Desti- 
nées :  La  Morl  du  Loup.  La  Colore  de  Samson.  —  Le  Journal  d'un  poète  (avec 
prcfaoe  de  y\.  Uatis! tonne). 


318  LES  POÈTES 

sdiillVii'  |);iir(^  (ju'il  a  ]»(Mir,  en  rrllécliissaiil,  (|ue  les  hommes  n'en 
.soient  indignes.  Son  pessimisme  liénéreux  se  tourne  ainsi,  avec 
les  années,  en  une  sorte  d'incrédulité  assombrie  encore  par  des 
accès  de  misanthropie.  Il  avait  commencé  jnir  le  mysticisme,  par 
la  |irirre;  il  liuira,  sur  le  soii-  de  sa  vie,  (tar  celte  })rofession 
de   t"(»i  st()ï(Hl(>  : 

Gémir,  pleurer,  prier,  est  également  lâche. 

Un  gémissement  étoutTé,  refoulé,  devant  l'infini  et  le  mystère, 
n'est-ce  pas  la  plus  àj)re  et  la  plus  désolée  des  religions? 

Il  a  perdu  la  foi  dans  la  religion  de  ses  ancêtres  ;  il  perd  la  foi 
lians  un  autre  culte  de  ses  aïeux  :  la  fierté  de  la  race,  l'orgueil 
du  nom,  le  droit  divin  d'une  aristocratie  héréditaire  à  se  croire 
d'essence  supérieure  et  privilégiée.  La  Révolution  a  creusé  un 
abîme  entre  deux  époques.  L'avenir  n'est  pas  encore,  mais  le 
passé  ne  renaîtra  plus.  Le  comte  Alfred  de  Vigny  ne  croit  pas  à 
la  légitimité.  Fidèle  à  ses  maîtres  par  honneur  et  par  tradition, 
il  leur  est  infidèle  par  principes  et  il  souffre  de  cette  contradiction 
comme  d'un  mensonge.  Il  ne  croit  pas  davantage  à  Napoléon. 
Sa  gloire  ne  l'a  point  aveuglé  :  il  le  juge;  il  est  réfraclaire  au 
césarisme,  môme  victorieux,  et  le  joug  de  l'homme  de  Brumaire, 
du  despote,  lui  jiaraît  avoir  pesé  lourdement  sur  des  âmes 
libres.  Une  imagination  plus  épique  ou  plus  oratoire  que  la 
sienne  se  laisserait  entraîner,  convertir  par  l'admiration;  sa 
conscience  et  sa  pensée  lui  défendent  d'exprimer  un  enthousiasme 
(ju'il  ne  ressent  pas  pour  ce  parvenu  prodigieux,  commediante, 
trafjediante.  La  vie  et  la  mort  du  cafi laine  Renaud  ou  la  Canne 
(/e/o»c  nous  explique  pourquoi  Napoléon  Bonaparte  ne  pouvait 
pas,  ne  devait  j)as  s'emparer  de  l'àme  de  Vigny.  Cette  âme 
altière,  intransigeante,  aussi  peu  orléaniste  que  possible,  ne 
s'accommodait  pas  davantage  de  la  monarchie  constitutionnelle. 
Se  résignera-t-elle,  se  prêtera-t-elle  à  la  démocratie?  Alfnnl  de 
Vi,i:ny,  un  des  premiers,  a  entrevu  la  démocratie  montante;  il 
l'annonce,  il  l'attend;  il  ne  l'aime  pas  et  il  la  craint.  Ce  qu'il 
y  a  en  lui  de  fierté  native,  d'orgueil  de  race,  conservé  malgré 
(oui,  de  délicatesses  ou  de  })réjugés  aristocratiques,  se  révolte 
contre  l'avènement,  d'ailleurs  inévitable,  de  la  démocratie  con- 
temj)()raine.  Le  développemeut  de  l'industrie,  du  machinisme. 


I 


l)i:i  \    CRANDS  POKTRS  :!  I  0 

laliaiiilun  de  liili'al  |tiiiir  la  malirn-,  riiisolciicf  cl  le  irt^nc  de 
l'arpiMil,  (léizoùlciil  de  l'action,  diMoiiniciil  de  la  socii'di''  ce 
gentillHiiniiic,  ce  poêle  (jui  se  condainin'  ilc  plus  en  plus  à  vivrez 
seul. 

Clirélieii  d'orif^ine  (pii  a  dépouillé  sa  croyance,  l'oyalisle 
revenu  de  la  rovauté,  citoyen  désabusé  de  la  politique,  songeur 
déçu  et  inquiet,  la  poésie  va-t-elle  au  moins  le  consoler? 
Hélas!  non.  La  maison  du  berger,  elle-même,  la  maison  rou- 
lante, est  un  asile  d'inquiétude,  un  temple  de  mélancolie.  Ce 
n'est  pas  «  la  tour  d'ivoire  «  oïi  le  poète  se  réfugie  avec  sérénité 
pourécha[)per  dans  une  contemplation  indilTérente  aux  agitations 
humaines;  c'est  une  autre  solitude  douloureuse  où  tantôt  il  se 
retrouve  en  face  de  lui-même  et  pleure  sur  la  ruine  de  ses  rêves, 
tantôt  ne  s'éloigne  du  monde  et  ne  s'élève  dans  le  ciel  de  la 
pensée  pure  que  pour  voir  à  ses  pieds  la  terre  [)lus  petite,  la 
nature  plus  impassible  et  jdus  décevante,  la  vieille  humanité 
plus  misérable. 

Youé,  semble-l-il,  à  une  incurable  mélancolie,  à  une  éternelle 
désillusion,  Alfred  de  Vigny  s'était  fait  de  lart  une  idée  si  haute 
qu'il  lui  devenait  difficile  de  la  réaliser,  et  de  là  une  nouvelle 
amertume;  il  s'était  fait  en  outre  de  la  fonction,  de  la  mission 
du  poète  une  idée  si  noble  que  tous  les  démentis  de  l'existence 
devaient  le  meurtrir  plus  cruellement.  Rappelons-nous  la  pré- 
face de  Chatterton  (1835).  «  Je  viens  d'achever  cet  ouvrage 
austère  dans  le  silence  d'un  travail  de  dix-se[)t  nuits...  A  présent 
que  l'ouvrage  est  accompli,  frémissant  encore  des  souffrances 
qu'il  m'a  causées  et  dans  un  recueillement  aussi  saint  que  la 
prière,  je  me  demande  s'il  sera  inutile  ou  s'il  sera  écouté  des 
hommes...  »  Et  plus  loin  :  «  Il  est  une  autre  sorte  de  nature, 
nature  plus  passionnée,  plus  pure  et  plus  rare...  L'émotion  est 
née  avec  lui  si  profonde  et  si  intime  qu'elle  l'a  plongé,  dès  l'en- 
fance, dans  des  extases  involontaires...  Sa  sensibilité  est  devenue 
trop  vive  ;  ce  qui  ne  fait  qu'eftleurer  les  autres  le  blesse  jusqu'au 
sang;  les  affections  et  les  tendresses  de  sa  vie  sont  écrasantes 
et  disproportionnées —  Cc?,ile  Poète.  » 

Après  avoir  essayé  de  définir  le  caractère  et  l'àme  du 
poète,  venons  à  son  œuvre.  Elle  tient  tout  entière  —  nous  ne 
parlons  que  de  l'œuvre  poéti<jue  —  en  un  seul  volume  intitulé  : 


320  LES  POl-TES 

Poésies  cotnpli'lex  \  mais  il  v  a  deux  |iarli('s  lirs  «listiiiclos 
dans  ("OS  po(''sios;  il  im|Miit<'  de  les  coiisidri'ei'  ruiic  a[ti'ès 
l'autro. 

Une  prciniric  (lucslion  so  poso.  PoiiiqiMii  AH'icd  d(^  Vigny 
a-l-il  (M'i'it  si  pou?  Nous  sommes  loin  aujourd'liui,  heureusement, 
i\v^  r-pigrammes,  courtoises  ou  non,  de  !M.  ]\Iolé,  le  jour  de 
la  réception  d'Alfred  de  Yignv,  et  des  petites  réserves,  égale- 
ment impertinentes,  un  peu  jalouses  peut-être,  de  Sainte-Beuve. 
Ni  M.  MoIé.  Iticn  (pTil  ait  été  ministre  sous  plusieurs  régimes, 
ni  Sainte-Deuve  lui  même  ne  sont  de  yoids,  en  regard  du  tiés 
grand  poète,  impérissable  et  souverain.  La  sobriété,  non  ]ias 
faute  de  matière  et  d'inspiration,  mais  volontaire  et  réfléchie, 
par  goût,  |iar  choix,  par  scrupule,  la  discrétion  poétique,  pour 
ainsi  dire,  est  le  premier  signe  d'une  nature  connue  celle  de 
Vigny.  Celui-là  n'est  pas  un  homme  de  luétier,  un  versificateur 
éperdu  et  intem])érant,  qui  n'a  pas  besoin  d(;  penser  pour  écrire, 
un  virtuose,  habile  et  détaclié,  qui  se  plaît  à  improviseï'  des 
vaiiations.  Ce  n'est  pas  jturement  un  génie  lyrique  qu'un  rien 
suffit  à  émouvoir  et  à  ébranler,  une  àme  aisément  impression- 
nable, un  «  écho  sonore  ».  Ce  n'est  pas  davantage  un  génie  ora- 
toire et  abondant,  un  accumulateur  de  mots,  un  assembleur 
d'imag'-es,  qui  s'appellent,  qui  s'engendrent  les  unes  les  autres. 
TjC  vol  des  grands  oiseaux,  lorsipi'ils  commencent  à  s'élever  de 
terre,  a  toujours  un  peu  de  lourdeur  et  de  gaucherie.  Ceux-là 
ne  volent  pas,  ne  sautillent  pas  de  branche  en  branche;  ils 
n'émigrent  pas  :  ils  ont  une  maison  et  une  aire;  ils  ne  vont  pas 
en  bande,  comme  les  étouriieaux,  mais  ils  planent  très  haut,  à 
perte  de  vue:  ils  sont  avec  cela  farouches  et  cachés;  on  ne  les 
aperçoit  (pie  rai-ement,  dans  cei'tains  pays. 

La  j)lupart  des  poètes,  des  petits,  se  passent  d'inspiration  et 
de  poésie,  ou,  en  d'autres  termes,  ils  se  croient  inspirés  quand 
ils  composent,  et  poètes  quand  ils  riment.  Ce  n'est  pas  assez. 
L'imagination  de  Vigny  est  plus  grave  :  elle  ne  veut  ])as  de  tous 
les  sujets;  sa  sensibilité,  plus  fière  :  elle  ne  veut  pas  de  tous 
les  jiublics.  11  ne  chei'chc  pas  à  exciter  la  foule,  à  la  tenir  en 
goùf  et  en  haleine  par  une  [)roduction  incessante,  à  jeter  son 
nom  et  ses  vers  aux  quatre  vents.  11  a  le  culte  de  son  art  mysté- 
rieux. Vn  petit  nombre  d'heures  choisies,  réservées,  consacrées 


DEUX   GRANDS   l'OKTES  321 

à  riiis|»ii';iti(tii  ;  la  Iciitr  iiiiliali(jii  du  icciicillniiciit  ;  le  li'avail 
(le  la  |M'Mséo,  los  extasos  ol  N's  visions  diirùvo,  ('tcdliri  r/'closion 
(lu  i»oriiie;  puis,  en  liain<'  de  riui|ir(»visati(tn,  de  la  Ijanalilû,  la 
poursuite,  ardente  et  patiente,  du  heau  Ici  qu'on  l'a  couru,  le 
souci  de  la  forme  rare,  du  vers  définitif  et  nouveau,  qui  doit 
revêtir  I  idi'c...  la  délicatesse  et  la  conscience  d'un  Viprnv  ne  se 
contentent  pas  à  moins.  Que  cet  etTort  reste  inaperçu  et  insoup- 
çonné, peu  lui  importe!  Que  d'autres,  à  ses  côtés,  plus  abon- 
dants ou  moins  difliciles,  s'abusent  eux-mêmes  et  abusent  le 
public,  qui  n'est  pas  composé  de  poètes,  sur  la  fertilité  de  leur 
génie!  Il  ne  tient  ni  à  faire  illusion,  ni  à  faire  école.  Il  obéit  à 
sa  nature  en  se  conformant  à  son  idéal.  Et  c'est  lui  qui  a  choisi 
la  meilleure  part.  «  Ces  poèmes,  écrit-il,  dans  sa  courte  et  fière 
préface  de  1837,  sont  choisis  par  l'auteur  parmi  ceux  qu'il  com- 
posa dans  sa  Aie  errante  et  militaire.  Ce  sont  les  seuls  qu'il  jusre 
dignes  d'être  conservés....  Le  seul  mérite  qu'on  n'ait  jamais  dis- 
puté à  ces  compositions,  c'est  d'avoir  devancé  en  France  toutes 
celles  de  ce  genre,  dans  lesquelles  une  pensée  philosophique  est 
mise  en  scène  sous  une  forme  épique  ou  dramatique.  Ces 
poèmes  portent  chacun  leur  date.  Cette  date  peut  être  à  la  fois 
un  titre  pour  tous  et  une  excuse  pour  plusieurs  ;  car,  dans  cette 
route  d'innovations,  l'auteur  se  mit  en  marche  bien  jeune,  mais 
le  premier.  » 

Ses  premières  poésies  sont  divisées  en  trois  livres  :  le  Livre 
imistiqiie,  le  Livre  antique  (Antiquité  biblique.  Antiquité  homé- 
rique) et  le  Livre  moderne.  Le  Livre  mystique,  le  plus  beau  des 
trois,  assurément,  et  le  plus  original,  comprend  trois  pièces  : 
Moïse,  poème,  Eloa  ou  La  Sœur  des  anges,  mystère  en  trois 
parties,  —  Naissance,  Séduction,  Chute,  —  et  le  Déluge,  mvstère. 
Moïse  est  daté  de  1822;  Eloa  et  le  Déluge  ont  été  écrits  en  1823. 
On  comprend  sans  peine  que  l'imagination  de  Vigny  se  soit 
alors  portée  vers  des  sujets  de  cette  nature.  En  même  temps  que 
son  âme  à  lui  un  jeune  poète  exprime  toujours  l'àme  de  ses  con- 
temporains. Moïse,  Eloa  et  le  Déluge  sont  bien,  en  elTet,  des  sujets 
et  des  poèmes  romantiques,  dans  les  premières  ferveurs  du 
romantisme  naissant.  Toute  la  jeunesse  de  cetempsdà(1820-1830) 
est  religieuse  ou  elle  croit  l'être;  c'est,  comme  il  arrive,  une  con- 
viction chez  quelques-uns,  une  moile  et  une  imitation  chez  le  plus 

Histoire  de  la  langue.  VH.  21 


:î-22  les  poktes 

i:raii(l  ii(»nilii"o.  La  renaissance  de  la  foi  a  sur  l'art  en  g-énéral, 
sur  la  jtoésie  en  particulier,  une  inlluencc  (|ui  va  être  bientôt 
ufTaiMic  ou  contrariée,  mais  qui  n'en  est  pas  moins,  quelques 
années  durant,  profonde  et  heureuse.  On  a  besoin,  moralement, 
d'émotions  nouvelles,  littérairement,  de  sujets  nouveaux.  Le 
succès  des  Mcditatioits  de  Lamartine,  subit,  imprévu,  en  est 
une  preuve  éclatante.  Les  trois  poèmes  du  Liv7'e  mystique,  sans 
avoir  le  même  éclat  ni  le  môme  retentissement,  s'adressent  au 
môme  public  et  r(''j>(»iiilenl  aux  mômes  aspirations.  Le  Moise 
d'Alfred  de  Vigny  est  plein  de  grandeur.  C'est  peut-être  Cha- 
teaubriand et  le  Génie  du  Chrisliditisine  i[m  l'ont  initié  à  la  Bible 
(disons  encore  une  fois,  pour  ne  plus  le  dire,  qu'on  retrouve 
partout  dans  la  poétique  et  dans  la  poésie  du  romantisme  l'em- 
preinte de  Chateaubriand)  ',  mais  l'imagination  de  Vigny  n'est 
pas  une  imagination  à  la  suite  :  son  Moïse  qui  s'entretient  avec 
Dieu  sort  de  la  Bible  elle-même,  directement  aperçue,  sentie  et 
comprise.  La  partie  descriptive  du  poème  a  tout  l'éclat  d'une 
Orientale,  sans  fausses  couleurs  et  sans  procédés;  la  partie  phi- 
losophique, et  d'une  philosophie  si  ditTérente  de  celle  du 
xvuf  siècle,  le  discours  «le  Moïse,  chargé  d'années,  accablé  sous 
le  jioids  de  son  destin,  au  Dieu  des  prophètes  abondent  en  vers 
grandioses  et  inaltérables  où  le  souffle  de  la  Genèse  a  vraiment 
passé. 

Ilélas!  je  sais  aussi  tous  les  secrets  des  cieux 

Et  vous  m'avez  prêté  la  Ibrce  de  vos  yeux. 

Je  commande  à  la  nuit  de  déchirer  ses  voiles... 

Eloa,  œuvre  de  sentimeni,  de  [)assion  et  de  pitié,  dont  le 
charme  n'a  pas  péri,  est  une  sorte  de  mystère  byronien,  mais 
d'un  Bvron  jdus  élégiaque  et  plus  attendri.  L'âme  mélancolique 
du  poète  s'y  révèle  déjà  ;  il  y  a  exprimé,  à  sa  manière,  la  tris- 
tesse romantique  des  amours  fatales.  Eloa,  la  sœur  des  anges, 
est  la  sœur  aussi  des  jeunes  filles  et  des  jeunes  femmes  d'une 
génération  intjuiète  et  passionnée.  Transportons-la  au  théâtre  : 


1.  «  Chateaiiliriand  peut  être  considéri' comme  l'aïeul,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
comme  le  Sacliem  du  Ilomanlismc  en  France.  Dans  le  (irnic  du  Clirislianisjiic  il 
restaura  la  caUu-drale  f-'othique;  dans  les  Natcfiez,  il  rouvrit  la  j^'rande  nature 
fermée;  dans  Heur,  il  inventa  la  mélancolie  et  la  passion  moderne.  »  (Th.  Gautier, 
Histoire  du  liotnautisme.) 


DKUX   GRANDS   l'OKTES  323 

elle  deviendra  Killy  IJell,  doiil  I;i  |dli(''  pour  (>li;itleili»ii  va  se 
cliaiii^cr  en  amour;  elle  sera  doua  S(d,  i|iii  |(i"él"ère  un  handit  à 
un  roi,  la  reine  d'Ksjjagne  (jui  élève  Uuy  IJIas  juscjuà  elle  ou 
descend  vers  lui. 

Dans  le  Livrr  aiil/t/Kc,  —  Anli(|uil(''  Iiildi(|n(\  —  nous  ne  lisons 
plus  guère  maintenant  que  la  Fil/a  t(e  Jc/ili/r,  et,  à  ce  |K»int  de 
vue  de  la  Bible  retrouvée  ou  imitée,  il  serait  intéressant  de  com- 
parer Tart  de  Vigny  avec  Tart  plus  complet,  plus  habile  et 
moins  touchant  de  Leconte  de  Lisle.  Le  Bain,  fragment  d'un 
poème  de  Suzanne,  amènerait  une  autre  comparaison  avec  la 
Suzanne  d'André  Chénier,  Dans  l'autre  partie  du  même  Livre, 
—  Antiquité  homérique,  —  dont  le  sous-titre  ne  s'expli<pie  pas 
très  bien,  car  il  n'y  a  rien  là  d'Homère,  peu  de  choses  s'impo- 
sent à  l'attention.  Le  Livre  moderne  lui-même,  malg'ré  la  pièce 
célèbre  du  Cor, 

J'aime  le  son  du  cor,  le  soir,  au  fond  des  ])ois... 

qui  évoque,  avant  la  Légende  des  siècles,  Roland  et  Charlemag-ne; 
malgré  une  autre  pièce  brillante  et  un  peu  longue,  La  Fréfjale  la 
Sérieuse,  n'est  pas,  non  jdus,  du  meilleur  Vigny,  de  celui  qui 
est  supérieur  à  toute  critique.  Mais  il  y  a  pour  couronner,  pour 
relever  ce  livre  imparfait,  une  Elévation  sur  Paris  (1834),  iné- 
gale, obscure,  parfois  étrange,  qui  fait  déjà  pressentir  la  seconde 
manière  de  Vigny,  incomparable  celle-là  et  sur  laquelle  il  voulait 
être  jugé. 

Les  Destinées,  poèmes  philosojdiiques,  dont  le  premiei-,  (|ui  a 
donné  son  nom  au  livre,  date  de  I8i9,  sont  une  œuvre  posthume. 
Ici,  toutes  les  pièces,  en  très  petit  nombre  d'ailleurs,  —  il  n'y 
en  a  cpie  onze,  —  sont  de  vrais  chefs-d'œuvre.  Pour  goùtei-  |»lus 
pleinement  le  plaisir  d'admirer,  débarrassons-nous  tout  de  suite 
de  critiques  ou  plutôt  de  chicanes  sans  importance.  Le  style  de 
Vigny,  même  dans  Les  L>estinées,  est  parfois  pénible  et  dur, 
parce  que  la  pensée,  toujours  puissante,  ne  s'est  pas  entière- 
ment dégagée  :  la  clarté,  l'aisance,  la  souplesse  lui  font,  par 
endroits,  un  peu  défaut;  mais,  en  revanche,  que  de  beautés 
neuves  et  hardies!... 

Le  poète  touche  à  son  arrière-saison.  Il  a  trouvé  le  genre  qui 
convenait,  qui  s'appropriait  le  mieux  à  sa  nature  :  la  poésie 


32i  LES  POETES 

philosoi>lii(iue,  les  Elévations.  An  fui'  cl  ù  mesure  que  la  nialu- 
rité  venait  pour  lui,  sa  philosophie  s'est  précisée.  Nous  en  avons 
vu  les  sources  et  les  origines  :  elle  ahoutit  maintenant.  Vigny 
se  repose  dans  un  fatalisme  tantôt  résigné,  tantôt  amer,  qui  se 
liailuil  ou  se  devine  dans  chaciiii  de»  ses  pc^èincs.  Cette  maison 
synilM)li(|ii('  du  IJerger,  (jui  se  cache  dans  la  bruyère  des  monta- 
gnes, oii  le  poète  veut  emmener  sa  compagne,  son  amie,  Eva,  la 
sœur  de  son  exil,  est  le  refuge  de  ses  tristesses  inconsolées.  Fuir 
loin  des  villes,  se  soustraire  à  l'esclavage  humain  pour  ne  plus 
écouter  que  le  bruit  harmonieux  i\o  sa  jiensée  dans  le  silence 
austère  de  la  nature,  dans  la  paix  des  calmes  horizons;  ne  plus 
avoir  j)Our  amis  et  pour  confidents  que  le  crépuscule,  les  joncs 
de  la  source  isolée...  (imaginons  un  grand  tableau  de  M.  Puvis 
de  Chavannes  :  Le  Recueillement,  qui  traduirait  l'idée  de  Vigny 
en  formes  pures)  :  V(dlà  désormais  le  rêve  préféré  du  poète. 

La  Maison  du  Bercer  est  une  sorte  d'anal hème  contre  le 
réel.  La  rêverie,  «  amoureuse  et  paisible  »,  n'a  plus  de  place 
ici-bas  que  dans  quelques  âmes  silencieuses.  Le  monde  «  rétréci 
par  notre  expérience  »  est  sans  charme;  l'honime  moderne, 
armé  par  la  science  mais  desséché  par  le  calcul,  a  renoncé  aux 
illusions.  La  poésie  elle-même,  «  la  fille  de  saint  Orphée  »,  ne 
peut  jilus  se  faire  entendre.  Avilie  ou  médiocre,  étoulTée  par  le 
bruit  des  villes,  par  l'oi'age  des  révolutions,  par  la  clameur  des 
tribuns,  profanée  par  des  prêtres  indignes,  elle  est  la  «  Vestale 
aux  feux  éteints  »  qui  mouiwa  bientôt  dans  un  temple  aban- 
donné. Et  pourtant  c'est  elle  seule  qui  pouvait  encore  guider 
vers  l'avenir  la  marche  incertaine  de  l'humanité.  Car  cet  avenir 
est  obscur  et  mena(;ant  :  la  triste  humanité  exhale  sourdement 
de  grandes  plaintes... 

Voir  ceux  qui  sonl  passtVs  et  ceux  qui  passeront,  j 

assister  à  la  fuite  du  temps,  au  renouvellement  du  décor  des 
choses  et  de  la  misère  liiiiiiaini',  le!  est,  devant  la  nature  impas- 
sible, le  dernier  vœu  du  poète  désabusé. 

La  Mari  du  Loup  exprime  avec  plus  d'àpreté  encore  la  même 

philosophie. 

Fais  énergiqucment  la  lonf,'U('  et  lourde  lâclie 

Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  l'appeler. 

Puis,  après,  comme  moi,  souffre  el  meurs  sans  parler  . 


HIST.    DE  LA    LANGUE  &   DE  LA  LUT     FP 


T.   VU,  CH.  VII 


ASS'JKJE®  ©a  'V:£^WT, 


ALFRED    DE    VIGNY 

D'APRÈS    UN     DESSIN     DE    JEAN     GIGOUX 


D1:L\   (iUA.NlJS    l'iiKTES  325 

y>6'  Molli  des  Oliviers  (18G2)  linit  par  celle  jilaiule  ihjulou- 
reuse  qui  est  un  cri  de  révolte  et  une  leron,  toute  stoïcienne,  de 
silence  : 

Le  Silence. 

S'il  csl  vrai  qifaii  Jartlin  sacré  des  Écritures 

Le  Fils  de  rilomme  ait  dit  ce  qu'on  voit  rapporté, 

Muet,  aveugle  et  sourd  au  cri  des  créatures 

Si  le  Ciel  nous  laissa  comme  un  monde  avorté, 

Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence 

Au  silence  éternel  de  la  Divinité. 

Ce  (jui  achève  la  heaulé  de  ce  stoïcisme,  c'est  qu'il  n'exprime 
pas  seulement  une  àme  lière,  il  la  soulage.  Il  s'attendrit,  en  eflet, 
devant  «  la  majesté  des  souffrances  humaines  »  ;  il  est  plein  d'une 
douceur  infinie,  d'une  pitié,  brève  et  poignante,  pour  les  maux 
humains.  Et  par  là,  comme  par  bien  d'autres  aspects  de  son 
œuvre,  si  profondément  originale,  Alfred  de  Vigny  est  un  pré- 
curseur. Il  a  devancé,  il  a  deviné  notre  temps,  avec  tous  ses 
problèmes  qui  inquiètent  la  pensée,  ses  angoisses  morales,  ses 
aspirations  vers  plus  de  lumière,  plus  de  justice,  plus  de  charité, 
ses  espérances,  ses  déceptions,  en  un  mot  sa  grandeur  et  sa 
misère.  La  Sauvage,  La  Bouteille  à  la  mer,  }Vanda,V esprit  pur 
entretiennent  encore 

L'idéal  du  poète  et  des  graves  penseurs; 

la  «  Tour  d'ivoire  »  domine  notre  horizon. 

Alfred  de  Vigny  n'a  pas  eu  de  disciples  ni  d'imitateurs  à  pro- 
prement parler;  il  ne  pouvait  pas  en  avoir.  Et  cependant,  sur- 
tout depuis  sa  mort,  car  il  n'a  pas  obtenu  de  son  vivant  la  part 
de  renommée  à  laquelle  il  avait  droit,  il  a  exercé  l'intluence  la 
plus  profonde  sur  la  jeunesse  de  notre  pays.  L'élite  de  cette 
jeunesse  pensive  est  allée  à  lui  ;  c'est  peut-être  lui  qu'elle  admire, 
qu'elle  aime  le  plus  entre  tous  les  grands  poètes  du  Uoman- 
tisme.  La  raison  en  est  simple  :  son  admiration  littéraire  pour 
le  poète  s'accroît  de  tout  le  respect  qu'elle  a  pour  l'homme.  Elle 
sent  de  plus  en  plus,  à  mesure  que  les  comparaisons  et  les  con- 
trastes l'ont  mieux  avertie,  combien  la  beauté  d'un  caractère, 
la  fierté  d'une  àme,  la  noblesse  d'une  existence,  ajoutent  à  la 
valeur  d'une  œuvre  poétique.  C'est  une  sorte  de  }iiédestal  sur 


32G  LES   POÈTES 

l('(|iu'l  le  [loèlo  ainsi  (''lové  |>ai-aîl  plus  grand.  Alfred  de  Vigny  a 
été  aussi  |ieu  (|ue  possiMe  un  houinie  de  lettres,  dans  l'ordinaire 
et  inédioere  aece|ili(ui  du  luol  ;  il  a  vécu  loin  des  cénacles,  des 
cfderies,  des  petites  sociétés,  si  vulgaires,  d'admiration  ou  de 
complaisance  mutuelles  :  il  n'a  jamais  célébré  ni  exploité  lui- 
même  sa  renommée,  jamais  cédé  au  vain  plaisir  d'attirer  sur 
lui  ratteulion  de  ses  contemporains  en  se  prêtant  à  leur  curio- 
sité ou  en  ilattant  leurs  idées.  II  a  mé[)risé  beaucoup  de  g'ens  et 
beaucoup  de  choses.  Le  culte  de  l'art  et  de  la  pensée  n'a  pas  eu 
de  prêtre  plus  sévère.  Aussi  est-il  encore  le  poète  préféré  des 
âmes  recueillies.  On  revient  à  lui  aux  heures  tristes,  qui  sont  à 
la  fois  les  plus  nombreuses  et  les  plus  chères  de  la  vie,  comme  à 
un  maître  de  prédilection.  La  Maison  du  Berger,  la  Tour  d'ivoire, 
sont  les  refuges  de  paix,  d'orgueil  ])eut-être,  mais  d'orgueil 
nécessaire  et  fortifiant,  oîi  nous  nous  enfermons  avec  lui. 

Alfred  de  Musset.  —  Tout  autre  est  Alfred  de  Musset 
(1810-1857). 

('elui-là  est  vraiment  le  poète  de  la  jeunesse  et  de  la  passion. 
Il  en  a  eu  tous  les  caprices  et  tous  les  orages,  depuis  ses  pre- 
miers vers,  qui  ne  sont  guère  que  de  brillantes  espièg^leries, 
jusqu'aux  vers  déchirants,  pleins  de  larmes  et  de  sanglots  de 
son  àg-e  mûr  (iSiO)  : 

.J'ai  perdu  ma  force  et  ma  vie 
Et  mes  amis  et  ma  gaité, 
J"ai  perdu  jusqu'à  la  fierté 
Uui  faisait  croire  à  mon  génie... 

Ouatid  on  a  lu  les  œuvres  poétiques  d'Alfred  de  Musset,  qui 
nous  donnent  d'ailleurs  de  lui  une  idée  si  vraie,  parce  qu'elles 
sont  toujours  natundles  et  inspirées,  il  faut,  pour  les  mieux 
coin|U'endre,  lire  encore  la  très  vivante  biographie  que  son  fi'ère 
Paul  nous  a  laissée,  en  faisant  la  part  de  l'amitié  fraternelle  et 
il  la  condition  de  la  compléter  ou  de  la  rectifier  sur  quelques 
points.  Elle  est  trop  connue  ou  troj)  facile  à  connaître  pour  (pie 
nous  la  résumions  ici  :  nous  y  renvoyons  le  lecteur  ainsi  qu'aux 
souvenirs  de  M"'"  Jaubert,  de  M""*  de  Janzé,  à  la  Correspondance, 
aux  Lettres  d'un  voi/af/enr,  et  au  fameux  roman  Elle  et  Lui  de 
George  Sand. 

Aucun   poète  des  commencements  du  xix"  siècle  ne  marque 


DEUX   GRANDS  POÈTES  327 

niioux  qu'Alfred  do  Miisscl  riiilhiciicc  du  roni.iulisuic,  (••juliarii' 
ou  iH)rrii:é  par  l\'si)ril  classiiiuc,  cl  r(''ci|»r(Hjii('nu'nt.  Fj'arirais  de 
race  pure,  Parisien  d'origine,  cet  «  enfant  du  siècle  »  qui  naît  à 
la  vie  littéraire  aux  environs  de  tS'ÎO,  débute  par  le  romanlisnic 
pur,  hardi  et  tapageur,  à  la  cavalière.  Introduit  par  l'aul  Fou- 
cher,  le  beau-frère  de  Victor  Hugo,  il  lait  partie  du  prcniicr 
Cénacle;  il  danse  et  il  dit  dos  vers  aux  soii'éos  joyeuses  du  bon 
Nodier,  à  l'Arsenal;  il  est  tour  à  tour  oxoti(iue  et  «  moyen- 
âgeux »,  comme  ses  camarades,  shakespearien,  byronien,  amou- 
reux de  l'Espagne  et  de  l'Italie,  qui  sont  à  la  mode,  mélanco- 
lique à  ses  heures,  coloré,  sentimental  et  dandy,  dandy  surtout; 
il  ressemble  à  un  page  de  Devéria'.  Le  dandysme  naturel  et  un 
peu  voulu,  le  romantisme  à  fleur  d'àme,  ironique  et  intermittent  : 
voilà  bien,  en  effet,  la  jjremière  forme,  le  premier  genre,  ingénu 
ou  emprunté,  d'Alfred  de  Musset.  Il  aime  ce  qu'on  paraît  aimer, 
il  fait,  sans  effort  et  sans  apprêt,  ce  qu'il  voit  faire  autour  de 
lui,  mais  en  écolier  plutôt  qu'en  disciple.  Les  vrais  disciples, 
convaincus  et  absorbés,  n'ont  pas  d'espril,  ils  n'ont  que  l'esprit 
d'imitation  :  le  «  Maître  »  impose  à  ses  satellites;  ils  l'admirent, 
lui  obéissent,  et  ils  le  copient.  Alfred  de  Musset,  déjà,  ne  copie 
personne.  Il  s'essaie,  il  s'amuse  par  virtuosité,  à  des  improvisa- 
tions, à  des  exercices  romantiques  dont  quelques-uns  ont  un  air 
léger  de  gageure  ou  de  parodie;  il  se  moque  spirituellement  de 
lui  —  et  des  autres. 

Comme   il   est  très  jeune   (il  y  aura  trois  phases  distinctes 
dans  sa  vie  et  dans  son  œuvre  :  les  Caprices,  les  Passions  et  les 
Tristesses),  il  ne  prend  pas  au  grand  sérieux  toutes  les  innova- 
i. 

Alors  dans  la  grande  lioutKiuc 

Romantique, 
Chacun  ayait,  maître  ou  gareon, 

Sa  chanson. 
Nous  allions,  brisant  les  pupitres 

Et- les  vitres. 
Et  nous  avions  ])luine  et  grattoir 

Au  comptoir. 


Et  moi,  de  cet  honneur  insigne 

Trop  indigne. 
Enfant  par  hasard  adopté 

Et  gâté, 
Je  brochais  des  ballades,  l'une 

A  la  lune, 
L'autre  à  deux  yeux  noirs  et  jaloux 

.\ndaloux. 

(A.  Je  Musset,  Iteponsc  à  C/iarlus  yodicr,  1843.) 


328  LES   POÈTES 

lions,  loutes  les  faiilaisics,  })(i(''(i(jues  cl  [>rus()(li<{uos,  de  la  jeune 
école.  Son  originalih'-  ininicsaiitiric  el  ircalcilranle  s'insurge 
(le  lionne  heure.  C'esl  ainsi,  jiar  exemple,  (jue  la  l'inie  riche,  si 
aisée,  réi)ilhète  rare,  si  puérile,  la  couleur  locale,  si  artificielle, 
ne  le  tentent  pas.  Il  disait,  dès  1829,  en  revenant  d'une  séance 
de  lecture  :  «  Je  ne  comprends  pas  (|ue,  pour  faire  un  vers,  on 
s'amuse  à  commencer  j»ar  la  lin,  en  remontant  le  courant,  tant 
hien  que  mal,  de  la  dernière  syllahe  à  la  première,  autrement 
dit  de  la  rime  à  la  raison,  au  lieu  de  descendre  naturellement  de 
la  jtensée  à  la  rime,  ('e  sont  là  des  jeux  d'esprit  avec  lesquels 
on  s'accoutume  à  voir  dans  les  mots  autre  chose  que  le  symbole 
des  idées.  »  11  ne  reirardait  lui-môme  sa  liallade  à  la  Lune  que 
comme  un  simple  hadinage  :  «  le  point  sur  un  I  »  était  une  pre- 
mière malice  à  l'adresse  des  romantiques  très  graves,  des  rêveurs 
éperdus  de  ce  temps-là,  qui  regardaient  «  l'astre  nocturne  »  avec 
des  yeux  blancs.  Ses  poésies  d'alors  (1828-1831),  les  Contes 
cVEspagne  et  d'Italie,  Venise  la  rouge,  le  Vieux  Moutier,  \Anda- 
louse,  même  Don  Paé'z  et  Portia,  se  ressentent  de  la  mode,  subie 
ou  acceptée,  mais  sans  contraindre  le  libre  jet  de  sa  propre 
humeur.  Il  aura  beau  traduire  dans  le  Saule  tout  un  passage 
d'Ossian  : 

Pile  étoile  du  soir,  messagère  lointaine. .. 

son  crâne  n'a  rien  d'ossianique.  Mardoche  est  un  romantique 
très  émancij)é  qui  a  jeté  «  son  chapeau  cassé  »  par-dessus  les 
tours  de  Notre-Dame. 
Les  Vœux  stériles  : 
Grèce,  ô  mère  des  arls,  terre  d'idolâtrie, 

qui  se  terminent  par  ces  vers  désabusés  : 

Temps  heureux,  temps  aimés!  mes  mains  alors  peut-être, 
Mes  lâches  mains  pour  vous  auraient  pu  s'occuper; 
Mais  aujourd'hui,  pour  qui?  dans  quel  bul,  sous  quel  mailre? 
L'artiste  est  un  marchand  et  l'art  est  un  métier... 

Les  Pensées  de  Rafaël,  gentilhomme  français  : 

France,  ô  mon  beau  pays!  j'ai  de  plus  d'un  outrage 
On'ensé  ton  céleste,  luirmonieux  langage, 
Idiome  de  l'amour... 

Mère  de  mes  aïeux,  ma  nourrice  et  ma  mère. 
Me  pardonneras-tu?... 


DEUX   GIIANDS  POKTKS  320 

n'est-ce  pas  le  reloiii'  ilu  joiiiie  porte  des  Contes,  (CEsji'Ujne  et 
d'Italie  à  ses  deux  patries  v(''i'ital)les,  l;i  (irèrc  et  la  France,  à  la 
simplicité,  au  naturel,  à  la  poésie  sincèn,'  et  purement  humaine, 
telle  (pie  l'air  du  temps,  le  soleil  de  la  vie,  la  font  éclorc  naïve- 
ment dans  une  àme  fraîche? 

La  Coupe  et  les  Lévites,  avec  la  préface  moqueuse  : 

Mon  verre  n'est  pas  fj;rand,  mais  je  bois  dans  mon  verre... 

A  quoi  rc'vent  les  Jeunes  filles,  où  il  y  a  Itieii  plus  de  Marivaux 
que  d'Ossian  ;  Naniouna  enfin,  où  le  jeune  poète  est,  par  moments, 
un  très  grand  poète  qui  ne  doit  plus  rien  à  personne,  sont  les 
dernières  œuvres  juvéniles  de  la  première  manière  d'x-Vlfred  de 
Musset.  Et  cette  fois,  de  peur  qu'on  ne  s'y  méprenne,  comme 
pour  rompre  avec  son  passé  d'enfant,  le  poète,  sans  lui  douner 
l'importance  d'un  manifeste,  d'une  déclaration,  nous  a  exprimé 
lui-même  sa  Poétique.  La  voici  : 

...  Sachez-le,  c'est  le  cœur  qui  parle  et  qui  soupire, 
Lorsque  la  main  écrit,  c'est  le  cœur  qui  se  fond; 
C'est  le  cœur  qui  s'étend,  se  découvre  et  respire. 
Comme  un  gai  pèlerin  sur  le  sommet  d'un  mont, 
Et  puissiez-vous  trouver,  quand  vous  en  voudrez  rire, 
A  dépecer  nos  vers,  le  plaisir  qu'ils  nous  font. 

Après  Octave  et  Rafaël,  Rolla  nous  apparaît,  le  triste  Rolla, 
qui  ressemble  comme  un  frère  au  pauvre  jMusset  : 

Ce  n'était  pas  Rolla  qui  gouvernait  sa  vie, 
C'étaient  ses  passions;  —  il  les  laissait  aller, 
Comme  un  pâtre  assoupi  regarde  l'eau  couler... 

Musset,  de  même,  a  été  gouverné,  agité,  ravagé,  par  ses  pas- 
sions. Elles  étaient  soudaines  chez  lui  et  irrésistibles.  Elles 
n'étaient  pas  moins  profondes  :  son  imagination  ardente  ju'olon- 
geait  en  lui  et  renouvelait,  au  moindre  appel  du  souvenir,  les 
émois  de  la  sensibilité.  Au  rebours  des  analystes,  des  s|>ectateurs 
d'eux-mêmes,  d'un  Goethe,  par  exemple,  ou  des  grands  littéra- 
teurs —  Chateaubriand  et  Victor  Hugo  —  qui  profitent  de  tout 
pour  transformer  leurs  émotions  en  littérature,  il  était  à  la  merci 
des  siennes.  «  C'est  moi  qui  ai  vécu,  s'écrie  Perdican,  et  non 
pas  un  être  factice,  créé  par  mon  orgueil  et  mon  ennui  '  !  » 

1.  "  Tu  te  sentais  jeune,  tu  croyais  que  l;i  vie  et   le  plaisir  ne  doivent  faire 


.{30  LES   POETKS 

11  y  a  là  crrtaiiieiiu'iil  la  trace  (rime  iiiiluence  liéréditaire  et 
•lu  ressouvenir  de  ceilaiiies  lecl lires.  Son  j)ère,  M.  <le  Musset- 
Palhay,  avait  été  un  grand  admirateur  de  Rousseau.  L'auteur  de 
la  Confession  d\in  Enfant  du  siècle  avait,  lui  aussi,  aimé  tout 
jeune  les  (Jon fessions  cl  la  Nouvelle  Ilétoïse;  il  inclinait,  par  tem- 
|térament  et  par  élégance,  vers  le  libertinage  d'esprit  et  de  cœur 
de  notre  xviu''  siècle.  La  sensibilité  brûlante  d(,'  Jean-Jacques, 
la  sensualité  plus  line  de  labbé  Prévost,  de  Crébillon  fils,  de 
Laclos,  se  retrouvent  en  lui.  La  délicieuse  fig-ure  de  Manon  et 
celle  de  Nérine,  «  l'éternel  soupir  »  de  Léopardi,  sont  certaine- 
ment les  deux  visag'es  de  femme,  les  deux  apparitions  qui  ont 
le  plus  liante  sa  jeunesse.  L'amour,  non  pas  épuré  ou  platonique, 
l'amour  complet,  le  désir  cruel  de  l'àme  et  de  la  chair,  violent 
jus(jirà  la  frénésie,  douloureux  jusqu'à  la  souITrance,  a  enchanté, 
a  dévoré  sa  vie. 

Hélas!  mon  cher  ami,  c'est  là  toute  ma  vie, 
dira-t-il,  [dus  lard,  dans  une  Soirée  jjerdue, 

Tandis  que  mon  esprit  cherchait  sa  volonté 
Mon  corps  avait  la  sienne  et  suivait  la  beauté. 

L'àme  et  le  corps,  le  cœur  et  les  sens,  la  rage  d'aimer,  d'aimer 
toujoiu's,  qui  mènera  peu  à  peu  le  «  poète  déchu  »  à  la 
débauche,  livrcsse  de  la  passion  en  un  mot  va  s'emparer  de 
Musset.  Son  dégoût  de  la  vie  banale  ou  réglée,  son  besoin 
nerveux  des  émotions  fortes,  des  sensations  aiguës  et  déchi- 
rantes, font  de  lui  une  victime  toute  préparée. 

Un  grand  amour,  tragique  et  douloureux,  qui  ne  s'éteindra 
jamais, 

Ote-moi,  mémoire  importune, 
Ote-moi  ces  yeux  que  je  vois  toujours!... 

des  fantômes  charmants,  entrevus  ou  désirés,  qui  réveilleront 
à  chaque  instant  la  première  image,  un  désir  d'aimer,  toujours 
furieux,  jusqu'à  l'épuisement  de  la  sève  et  du  génie  :  ce  sera 
toute  l'existence,  inquiète  et  inassouvie,  de  Musset.  Le  verre 
de  vin  ou  d'absinthe  dans  lequel  il   «  noiera   sa  misère  »  ne 

iiu'im.  Tu  le  fatiguais  à  jouir  de  tout,  vite  et  sans  réfioxiou.  Tu  méconnaissais 
la  gramJiMir  et  lu  laissais  aller  ta  vie  au  gré  des  passions  (jui  devaient  l'user  et 
l'éteindre...  •  (G.  Sand,  Lettres  d'un  vo'jaf/ew,  p.  23,  p.  29.) 


DKIX   GKANDS   PllKTKS  :t3l 

sera  qiio  le  (leniicr  liicuvaj^c  tic  coltc  ivresse  Imijoius  alléi'ée. 
Les  hypocrites  et  les  pharisiens  peuvent  plaindre  ce  qu'ils  ap|>el- 
lent  sa  déiiradatiou.  Les  cdulidences  <h'  son  frère  et  ses  pro|»res 
aveux  nous  permettent  de  deviner  avec  plus  de  sympathie, 
d'excuser  au  moins  avec  [)lus  de  tendresse  cette  àme  de 
poète  sur  laquelle  le  souflle  de  l'amour  avait  passé.  C'est  ce 
qui  fait  d'Alfred  de  Musset,  même  après  les  lyriques,  grecs  ou 
latins,  qui  ont  exprimé  les  mêmes  joies  ou  les  mêmes  douleurs, 
un  poète  éléiiia(|ue  incomparable,  le  plus  passionné  de  tous,  le 
plus  sincère,  le  plus  malheureux.  De  1833  à  1838,  de  liolla, 
ce  cri  de  passion,  juscju'à  VEspoir  en  Dieu,  ce  cri  de  détresse, 
il  y  a  cinq  années  de  production  poétique  oîi  c'est  avec  le  sang- 
même  de  son  cœur  qu'il  a  écrit  ses  plus  belles  œuvres. 

Les  quatre  Xuils  de  Musset,  —  la  Nuit  de  mai,  183o,  la 
Nuit  de  décembre,  même  année,  la  Nuit  d\ioût,  1836,  la  Nuit 
d'octobre,  1837,  —  n'ont  d"é([uivalent  dans  aucune  littérature. 
Ces  dialogues  du  poète  avec  la  muse  sont  des  entretiens  réels, 
des  efîusions  sincères.  La  muse  d'Alfred  de  Musset  n'était  pas 
un  être  de  symbole  et  de  convention,  mais  une  personne  vivante, 
—  vivante  pour  lui,  —  avec  laquelle  il  avait  des  rendez-vous. 
Elle  descendait  vraiment  du  ciel  sur  la  terre  pour  le  visiter.  Son 
fi'ère  nous  apprend  qu'il  la  sentait  venir,  et  il  en  fêtait  la  venue. 
Ces  jours-là  il  fermait  ses  fenêtres,  il  allumait  des  flambeaux, 
il  mettait  des  fleurs  sur  sa  table  et  sur  sa  cheminée,  il  se  livrait, 
il  s'abandonnait  tout  entier  à  l'inspiration.  Aussi  jamais  inspi- 
ration n'a  été  moins  contrefaite  ou  moins  laborieuse;  jamais  le 
vers  tour  à  tour  attendri,  coloré,  rêveur,  n'a  coulé  de  source  avec 
une  veine  plus  naturelle  et  plus  abondante.  Aucune  de  ces  iVw//.s 
ne  ressemble  à  l'autre,  comme  il  arrive  si  souvent  aux  élégies. 
La  Nuit  de  mai,  plus  joyeuse  et  plus  animée,  \di  Nuit  de  décembre, 
plus  funèbre,  la  .Vîn7(/'rto??/.  plus  mélancolique,  la  Nuit  d'octobre, 
plus  a|)aisée,  expriment  chacune  avec  un  accent  particulier,  que 
relève  l'accompagnement  du  rythme,  un  état  difTérent  de  lame 
du  poète  dans  les  crises  de  sa  jeunesse. 

Ce  serait  le  lieu  d'insister  ici ',  en  regardant  de  plus  près  telle 
de  ces  pièces,  sur  la  facture  même  d'Alfred  de  Musset,  —  on  ne 

Voir  Sainle-Heuvc,  Causeries  du  Lundi,  XIU. 


332  LES   l'ÛKTES 

|>('iit  pas  tliic  sur  ses  procédés,  cai-  il  n'en  a  [loiiit,  —  sur  sa 
Miaiiiére,  sur  la  souplesse  et  la  légèreté  de  ce  vers  agile,  sur 
ses  images,  naturelles  et  imprévues,  sur  son  harmonie,  sur  sa 
métrique  aussi  et  sur  la  variélé  de  ses  rytlunes  heureux,  tou- 
jours appropriés  au  sujet.  La  rythmique  et  la  musique  des  vers 
de  Musset  sont  délicieuses.  La  |»lirase  poéticjuc,  —  rappelons- 
nous,  par  ex(Mn[)k',  le  connucncemcnt  de  la  Nuil  de  mai  : 

Parlons,  nous  sommes  seuls,  l'univers  est  à  nous... 

se  déroule  et  chante  avec  une  mélodie  et  un  charme  inexpri- 
mables. La  limpidité,  la  g-ràce,  l'esprit,  l'éclat,  toutes  les  res- 
sources de  la  pure  langue  française,  de  la  langue  française 
enrichie  et  assouplie  par  le  Romantisme,  se  sont  rassemblées  et 
fondues  là  dans  le  plus  juste  et  le  plus  rare  des  accords.  l..a 
place  nous  est  mesurée  :  nous  n'avons  pas  le  loisir  de  nous 
étendre;  le  lecteur  qui  aime  et  qui  comprend  Alfred  de  Musset 
fera  de  lui-même  cette  étude  complémentaire. 

A  coté  des  Nuits,  d'autres  pièces  célèbres,  d'origine  et  de 
nature  diverses,  sont  pour  nous  de  nouvelles  révélations  soit  du 
génie,  soit  de  l'existence  même,  d'ailleurs  inséparables,  d'Alfred 
de  Musset.  Nous  y  retrouvons  son  àme  frémissante  et  légère, 
—  moins  légère  qu'on  ne  l'a  dit,  —  oii  chaque  journée,  dans  ce 
qu'il  appelait  lui-même  ses  crises  de  poésie,  faisait  naître  une 
émotion  grave  ou  souriante,  selon  qu'elle  amenait  la  joie  ou 
la  jioine.  Lucie  est  un  adieu  triste  à  une  vision  entrevue.  Une 
bonne  forliuie  est  un  souvenir  de  voyage,  un  profil  charmant 
de  voyageuse,  une  ])age  d'album  illustré,  prise  dans  un  coin  de 
la  Forêt  Noire.  La  Lettre  à  Lamartitie  {[^'Sù)  est  un  des  plus 
beaux  cris  de  regret  poignant  qui  soient  sortis  d'un  cœur 
d'homme.  S'il  est  vrai,  comme  on  l'a  dit,  que  l'auteur  du  Lac, 
«  l'amant  d'Elvire  »,  soit  resté  insensible  ou  indillérent  à  cett(; 
poésie  oîi  peut-être  il  ne  trouvait  pas  assez  de  la  sienne,  si 
Lamartine  vieilli  a  traité  en  enfant  Alfred  de  Musset,  il  a  été, 
ce  jour-là,  ingi-at  et  injuste.  Pour  nous,  Fadmirable  désespoir 
du  pauvre  laboureur,  dont  le  champ  a  été  rasé  i)ar  le  tonnerre, 
la  beauté  mélancoli(|ue  des  stances  de  la  fin  : 

Oéalure  d'un  jour,  qui  l'agiles  une  heure... 


HIST.   DE   LA   LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR. 


T.   VU.   CH.    VU 


y 


,ff    i 


-*C2r- 


;-  '•  \ 


/■u'i.^ 


J 


'Uh 


Armaihl  Colin  A  C",  EJit^iirs,  Pans. 


ALFRED   DE   MUSSET 

DAPRÈS    UN    DESSIN     D'EUGÈNE    LAMI 
Appartenant  à  la  Comédio-rrancaise 


DEUX   GIIAMIS  l'OKTKS  3;t3 

sont  (liiii  |M(("'lo  (cl  soiitieons  ([uil  ;i  \  iiiL:l-(iii((  ;uis  à  |iciiH')  (jiic 
nous  complniis  |Kii'iiii  les  [iliis  <''iii()ii\  .mis  (|iii  .liciil  racDiilt'  la 
niisôrc  dr  1  lidinmc,  Ir  mal  do  vivre,  entre  res|i(''rance  et  l'illu- 
sion. 

Les  Stances  à  la  MaUhrait  sont  »lo  relie  même  aum'c  féconde 
où  le  poète  donne  au  imldic,  outre  la  Lellre  à  Laïuarthie,  le 
Salo)i  de  18."U),  son  j»roverl»e  :  //  »<"  fa  ni  jurer  de  rien,  et  les  deux 
premières  Lettres  de  Dnpuis  et  Colonet,  confidences  malicieuses 
d'un  romantique  décidément  désabusé.  Il  semble  qu'en  pleurant 
sur  la  Malibran,  victime  de  son  génie,  martyre  de  son  àme, 

De  la  liarpe  vivante  aftachéc  à  son  cœur, 

le  poète  ait  un  peu  pleuré  sur  lui-même,  sur  sa  jeunesse  con- 
sumée. N'avait-il  pas  chanté,  lui  aussi,  comme  la  Malibran, 
jeté,  comme  elle,  «  ces  cris  insensés  »  qui  sortent  du  cœur 
mais  qui  ré|)uisent  en  le  déchirant?  Lui  non  plus  ne  s'était  pas 
soucié  de  «  bien  porter  sa  lyre  »,  de  feindre,  pour  amuser 
l'ingratitude  humaine,  des  sentiments  non  éj)rouvés,  de  verser 
quelques-unes  de  ces  larmes  fausses  qui  suffisent  trop  souvent 
aux  artistes  et  aux  spectateurs.  Pour  lui  aussi,  sa  belle  jeunesse 

De  ses  yeux  fatigués  s'écoulait  en  ruisseaux; 

la  pâleur  de  sa  joue  amaigrie  prouvait  qu'il  avait  «  tenté 
Dieu  »  en  «  aimant  trop  la  douleur  y>.  En  regardant  la  Malibran 
mourir,  il  assistait  aux  funérailles  de  sa  propre  jeunesse,  et  il  lui 
disait  : 

Meurs  donc,  la  mort  est  douce  et  ta  tâche  est  remplie. 
Ce  que  riionime  ici-bas  appelle  le  génie, 
C'est  le  besoin  d'aimer;  hors  de  là  tout  est  vain. 
Et,  puisque  tôt  ou  tard  l'amour  humain  s'oublie, 
H  est  d'une  grande  àme  et  d'un  heureux  destin 
D'expirer  comme  toi  pour  un  amour  divin. 

(Octolire  i83G.) 

La  jeunesse  de  Musset  est  morte,  en  efîet,  ou  elle  va  mourir. 
A  l'âge  des  caprices,  à  celui  des  passions,  va  succéder  l'âge  des 
tristesses,  des  regrets,  non  j^as  de  la  déchéance  du  poète,  bien 
qu'il  lait  dit,  puistpiil  n'a  encore  (jue  vingt-huit  ans  et  qu'il  ne 
cessera  pas  décrire,  mais  d'une  sorte  de  sommeil  interrompu, 


334  LES  PÛKTHS 

avecdcs  réveils  clianiiaiils.  A  p.irlir  «le  18.'{(S  —  V K^^poiven  Dieu, 
—  ses  poésies  auront  un  Jiiitrc  caraclrre.  La  foi  ne  peut  ni  le 
guérir  ni  le  consoler  :  il  a  vainement  tendu  vers  Dieu  des 
mains  plus  suppliantes  (|ue  résignées;  la  vie  ne  le  consolera  pas 
davantage;  le  plaisir  ne  lui  donnera  pas  l'oubli.  La  muse,  à 
des  intervalles  plus  rar<'s,  viendra  encore  le  visiter,  mais  ce 
ne  sera  j)lus  tout  à  fait  celle  des  Nuits  :  l'inspiration  est  plus 
courte,  le  vers  plus  léger,  plus  triste  ou  plus  amer.  C'est 
l'époque  de  Dupont  et  Durand  (1838),  une  satire  dialo- 
guée  où  le  poète  montre  surtout  (pi'il  avait  bien  de  l'esprit, 
quand  il  daignait  en  avoir;  de  V Huile  —  Rodolphe  et  Alhert 
(18:?0),  de  Sj/lvifi  et  de  Simone  (1840)  dans  la  manière  d'un 
La  Fontaine,  moins  gaillard  (|ue  l'autre,  et  où  la  rêverie  et  le 
sentiment  ont  remplacé  la  gauloiserie;  du  Souvenir  (1841)  si 
souvent  comparé  au  Lfir  et  à  la  'r)-islesse  (TOlympio,  plus 
naturel  peut-être  et  plus  douloureux,  plus  semblable  à  la  vie 
que  ces  deux  autres  chefs-d'œuvre.  Les  trois  pièces  :  iiie 
Soirée  perdue  (1810),  Sur  la  Paresse,  Après  une  lecture  (1842), 
doivent  être  mises  à  part.  I^a  première  est  encore  le  récit  d'une 
apparition  :  un  visage  virginal  de  jeune  fille  a  rajeuni,  a 
enchanté  un  moment  la  vieillesse  précoce  du  poète,  égayé  ses 
yeux  las  et  blasés,  fait  battre  son  cœur  éteint.  Sur  la  Paresse 
nous  fait  sentir  et  plaindre  les  premières  fatigues,  les  dernières 
irritations  aussi  du  [)oète  qui  ne  se  voyait  pas  mis  à  sa  vraie 
place  par  ses  contemporains,  distraits  ou  jaloux,  et  qui  prenait 
à  Régnier  un  peu  de  son  amertume.  Après  une  lecture  nous 
permettrait  de  revenir,  si  nous  en  avions  le  temps,  sur  sa  Poétique. 
Elle  n'a  j»as  beaucoup  changé,  à  vrai  dire,  depuis  ses  jeunes 
années  : 

Le  jour  où  l'IIclicon  m'entendra  sermonner, 
Mon  premier  point  sera  qu'il  faut  déraisonner. 

Mais  l'âge  de  la  déraison  est  passé  pour  le  |)oète  :  on  l'attend,  il 
finira  par  entrer  à  l'Académie. 

N'oublions  pas  dans  cette  rapide  nomenclature  quelques  son- 
nets :  Le  Fils  du  Titien,  «  à  Victor  Hugo  »,  «  à  M""  Ménessier- 
Xodier,  «  à  sa  marraine  »  (M'""  Jaubert),  «  à  Régnier,  de  la 
Comédie  Française,  après  la  mort  de  sa  tille  »,  les  plus  beaux 


DEUX   (IIIANDS   POKTKS  :»:t:i 

nui  soioiit  dans  iiofro  lai\::ii<',  les  plus  liarmoiiirux  cl  les  jilus 
aisés,  avec  une  di/ainc  de  sonnets  du  xvi"  siècle,  de  Ronsard, 
de  Du  Bellay  ou  d'Olivier  de  Magny.  Citons  enfin  ces  derniers 
vers,  sa  plainte  suprême,  sou  chanf  d'ai^onie  : 

L'heure  de  ma  mort,  depuis  dixliuil  mois, 
De  tous  les  côtés  sonne  à  mes  oreilles, 
Depuis  dix-huil  mois  d'ennuis  et  de  veilles, 
ParloiU  je  la  sens,  partout  je  la  vois. 

Plus  je  me  débats  contre  ma  misère, 
Plus  s'éveille  en  moi  l'inslinct  du  malheur, 
Et  dès  que  je  veux,  faire  un  pas  sur  terre, 
Je  sens  tout  à  coup  s'arrêter  mon  cœur. 

Ma  force  à  lutter  s'use  et  se  prodigue; 
Jusqu'à  mon  repos,  tout  est  un  combat. 
Et  comme  un  coursier  brisé  de  fatigue, 
Mon  courage  éteint  chancelle  et  s'abat. 

(185-.) 

La  critique  de  son  temps  et  du  nôtre  a  souvent  été  injuste 
pour  jMusset.  Elle  l'a  pris  de  trop  haut  avec  lui.  Elle  lui  a 
durement  reproché  d'avoir  suivi,  à  l'écart  des  autres  hommes, 
la  pente  de  sa  propre  vie  et  répondu  à  l'appel  de  ses  passions 
plutôt  qu'à  la  plainte  de  son  temps  ;  elle  a  trop  accusé  son  scep- 
ticisme léger  de  s'être  désintéressé  de  tous  les  g:rands  problèmes 
religieux,  politiques  et  sociaux,  qui  ont  tourmenté  son  époque. 
Musset  lui-même  avait  déjà  répondu  dans  la  Préface  de  la 
Coupe  et  les  Lévites  : 

Je  ne  me  suis  pas  fait  écrivain  politique... 

Il  écrivait  ailleurs,  avec  plus  de  tristesse,  ou  de  mépris,  qu'on 
ne  le  suppose  : 

La  politique,  hélas!  voilà  notre  misère... 

Et  c'est  |)eut-ètre  lui  qui  a  raison.  On  lui  a  reproché  encore, 
dans  un  autre  ordre  d'idées  —  et  ce  reproche  lui  est  venu  des 
poètes  impassibles  ou  prétendus  tels,  —  d'avoir  été  un  poète 
d'inspiration,  mais  un  versificateur,  un  artiste  trop  facile,  trop 
insouciant  et  trop  négligé.  Le  reproche,  cette  fois,  tombe  à  faux, 
en  g'rande  partie.  Pour  Musset,  comme  pour  Régnier,  un  de  ses 
maîtres,  comme  pour  La  Fontaine, 

Ses  négligences  sont  ses  plus  grands  artifices. 


33()  LES  POÈTES 

L'Inmiiiit'  (|iii  clirvillc  lui  a  htujoiirs  |>arii  le  «  (Icrnior  dos 
Immaiiis  »,  ot  la  clieville  solfMiiiclIc  ne  lui  a  jamais  seinlilr  ni 
i^racicuso  ni  [M)rti(iu(>  :  il  lui  a  toujours  préféré,  à  bon  droit,  le 
ca|)rioo  et  rabaiidoii.  11  a  toujours  fait  une  difTérence  énorme, 
que  nous  avons  peut-être  trop  raccourcie,  entre  l'art  et  le  métier, 
le  porte  et  le  versificateur.  En  comparant  les  jioéti(]ues  et  les 
poésies,  on  peut  trouver,  sans  dédain  ni  injustice  pour  personne, 
que  sa  nature  l'avait  bien  inspire,  son  instinct  et  son  iroùt  bien 
averti. 


///.   —  Autour  du   Cénacle. 
Les  amis  de   Victor  Hugo. 


Après  ces  deux  très  grands  poètes,  Alfred  de  Vigny  et  Alfred 
de  Musset,  quelques  autres,  dans  le  même  uroupe  romantique, 
ont  eu  leur  mouKMitet  méritent  d'avoircncore  leur  part  de  célé- 
brité. 

Emile  Deschamps.  —  Les  deux  frères  Descbamps,  Emile 
(1~01-1871)  et  Antony  (1800-1869),  trop  oubliés  aujourd'bui, 
furent  tous  les  deux  des  romantiques  de  la  première  beure. 
Emile  Deschamps,  sans  avoir  été  à  jtroprement  parler  ni  un 
précurseur  ni  un  maître,  était  un  des  membres  les  plus  ardents 
et  les  plus  actifs  du  «  Cénacle  ».  Il  combattit  pour  le  roman- 
tisme dans  la  Muse  française,  et  publia  en  1828  les  Eludes 
françaises  et  étrangères.  Après  avoir  donné  au  théâtre  des 
comédies  en  vers  et  deux  traductions,  l'une  de  Roméo  et 
Juliette,  l'autre  de  Macbeth,  il  fut  surtout —  laissant  et  voyant 
grandir  à  côté  de  lui  des  gloires  plus  éclatantes  —  un  poète 
d'occasion;  il  dispersa,  il  gaspilla  un  peu  son  talent  dans  une 
foule  de  pièces  de  circonstance.  Sur  la  fin  de  sa  vie  (nous  per- 
mettra-t-on  ce  souvenir  personnel?)  il  écrivait  à  des  collégiens 
du  Ivcée  Henri  IV  qui  lui  avaient  demandé  des  livres  j)Our  leur 
bibliothèque  de  quartier  : 

La  poésie,  amis,  n'esl  licn  par  elle-même... 
C'est  le  bloc  précieux,  sans  le  divin  contour. 
C'est  Galalhée  ouvrant  ses  yeux  de  marbre  au  jour, 
Pour  qu'elle  vive,  il  faut  qu'on  l'aime. 


ALTtiUIl   DU   CKNACLE  337 

IVnil-èlre  na-l-il  jias  aimé  la  statue  divine  assez  pour  ranimer 
(Tune  forme  immoitello  et  la  faire  vivre  jusqu'à  nous? 

Antony  Deschamps.  —  L'oriiiinalilé  de  son  frère  Antony 
est  plus  forte  et  plus  inquiète.  On  sait  que  son  (l'uvre  souffrit 
un  pou  des  troubles  passairers  de  sa  raison.  Il  aimait  Iteaucdup 
l'Italie,  qu'il  avait  parcourue  dans  sa  jeunesse  et  (ju'il  contribua, 
entre  tous,  à  faire  aimer  jiar  les  jeunes  romantiques.  Il  donna 
une  traduction  en  vers  de  VL'ii/rj-  de  l);uil(\  dont  il  ('-tait  un 
admirateur  passionné,  et  peut-être  ce  lonii'  commerce,  cette 
cohabitation  de  sa  pensée  avec  un  génie  puissant  mais  étraniic. 
ne  furent-ils  pas  sans  influence  sur  l'iniiuiétude  de  son  esprit. 
Ses  œuvres  poétiques.  Dernières  paroles  (1835)  et  liêsitfnalion 
(1839),  nous  expriment  son  mal  secret  : 

Depuis  longtemps  je  vis  entre  deu.x  ennemis, 
L'un  s'appelle  la  Mort  et  l'autre  la  Folie... 

Il  disait  encore,  dans  la  fin  d'un  autre  sonnet  : 

Si  mon  malheureu.v  sort  eut  jadis  quelque  joie, 
Triste,  je  m"cn  souviens  :  et  puis,  tremblante  proie, 
Devant,  je  vois  la  mer  qui  va  me  recevoir! 

Je  vois  ma  nef  sans  mit,  sans  antenne  et  sans  voiles, 

Mon  nocher  fatigué,  le  ciel  livile  et  noir 

Et  les  beaux  yeux  éteints,  qui  me  servaient  d'étoiles! 

Avec  Emile  et  Antony  Deschamps,  nous  avons  deux  médail- 
lons de  romantiques  :  l'un  nous  représente  le  romantisme  facile 
et  dispersé  :  l'autre,  le  romantisme  fiévreux,  dantesque  et  un 
peu  malade.  Ce  ne  sont  pas  seulement  deux  portraits;  ce  sont 
peut-être  deux  symboles. 

Sainte-Beuve.  —  Sainte-Beuve  (1804-18G9),  lui  aussi,  avant 
de  se  plaire  dans  la  critique  —  et  qui  sait  si,  avec  le  temps,  ses 
vers  ne  survivront  pas  à  ses  Causeries'^  —  a  vécu,  a  souffert  du 
romantisme.  Il  se  croyait,  il  se  savait  un  poète  ;  il  en  était 
un,  non  |ias  de  la  grande  famille,  et  déjà  il  soutirait  de  le 
constater.  Trop  sensualiste  peut-être  et  trop  sensuel  (il  avait 
commencé  par  la  médecine  pour  être  l'homme  de  sentiment 
et  de  naïveté  que  doit  rester  toujours  le  vrai  poète;  trop  rélléchi 
pour  être  passionné;  trop  curieux,  trop  critique,  trop  intel- 
ligent pour  s'abandonner  à  son  instinct;  trop  liseur  de  livres 

UlSTOinE    riK   LA    LAXnUE.    VII.  22 


33S  LES  POETES 

[Hiiii-  ne  lire  (|iio  dans  son  àmc»,  sans  se  dire  assez  que  le  poète 
ne  fait  poinl  l'analyse,  mais  snl»il  le  choc  de  ses  émotions  : 
Sainte-Beuve  poète,  c'esl  d'alKtrd,  ce  sera  toujours  Josej)li 
Delorme. 

Une  étude  complète  sur  le  (aient  et  l'œuvre  poétique  de 
Sainte-Beuve  devrait  avoir  pour  sous-titre  :  «  Comment  on 
passe  de  la  poésie  à  la  critique,  jtarce  qu'on  y  trouve  mieux 
l'emploi  de  ses  facultés  ».  Dans  le  premier  recueil  de  Sainte- 
Jieuve,  la  Vie,  les  Poésies  et  les  Pensées  de  Joseph  Delorme,  la 
vie,  un  peu  arrang-ée,  les  pensées,  un  peu  subtiles,  sont  encore 
[dus  intéressantes  que  les  pdésies.  «  Par  S(?s  ij'oùts,  ses  études  et 
ses  amitiés,  surtout  à  la  lin,  Jose|)li  appartenait  d'esprit  et  de 
cœur  à  cette  jeune  école  de  poésie  qu'André  Chénier  lég'ua  au 
xix^  siècle  du  pied  de  l'éidiafaud  et  dont  Lamartine,  Alfred  de 
Vigny,  Victor  Hnijo,  Emile  Deschamps,  et  dix  autres  après  eux 
ont  recueilli,  décoré,  agrandi  le  glorieux  héritage.  Quoiqu'il  ne 
se  soit  jamais  essayé  qu'en  des  peintures  d'analyse  sentimentale 
et  des  [)aysages  de  petite  dimension,  Joseph  a  peut-être  le  droit 
d'être  compté  à  la  suite,  loin,  bien  loin  de  ces  noms  célèbres...  » 
Il  se  fa  il  i^ldire  (février  1829)  d'avoir  été  «  sévère  et  pour  ainsi 
dire  religieux  dans  la  facture  »  —  il  attribua,  en  effet,  une 
importance  un  peu  exagérée  et  il  a])porta  un  souci  minutieux  à 
certains  détails  d'expression  et  d'harmonie,  qu'il  relève  avec 
soin  dans  ses  notes;  il  se  loue  —  car  ces  confidences  sont  des 
jugements,—  «  d'avoir  exprimé  au  vif  et  d'un  ton  franc  quelques 
détails  pittores(pios  ou  domestiques  jusque-là  trop  dédaignés, 
rajeuni  ou  refrap[té  (juehpies  mots  surannés  ou  de  bonne  bour- 
geoisie »  ;  il  s'accuse,  sans  trop  se  condamnei-  pour  cela,  «  d'in- 
dividualisme, de  monotonie,  ile  vérité  un  peu  crue,  d'horizon 
un  {teu  borné  dans  certains  tableaux  ».  Il  se  connaissait  bien  et 
il  se  comparait  aux  autres  ;  on  n'a,  pour  le  jnger,  quà  reprendre 
ce  qu'il  a  dit.  \n  peu  réaliste  et  un  peu  bourg'^eoise,  un  peu 
«  lakiste  »  aussi  par  certains  as|»ects  à  l'imitation  de  Wordsworth, 
telle  est  cette  poésie,  le  |dus  souvent  triste,  laborieuse  et  pen- 
sive de  Sainte-Beuve,  à  l'âge  timide  des  premiers  essais.  Il  y 
a  là,  en  somme,  un  travail  poétique  très  curieux,  plutôt  qu'une 
vocation  de  poêle  très  déterminée. 

Ses   aulres  recueils,   Poésies  diverses,    à   la   suite  de  Joseph 


AUTdLIl   1)L;   CKNACLH  :I39 

Dclormi' ^  les  Coiisoldliuns  (mars  1(S;|(J)  avec  une  déilicao' 
pleine  (IClViisioii ,  alors  sincère,  à  Vicloi-  Hng-o,  les  Penst'es 
(fAoùt  (octuhre  IS.'J"),  suivies,  un  |)eu  |tlus  lanl,  de  Noirs  et 
Soinu'ts,  —  ne  sont  pas  très  iliflërenls  <lu  premier.  L'indivi- 
dualisme, qui  n'est  qu'une  petite  manière  d'èti'e  oiij^inal,  la 
monotonie,  faut-il  dire  la  praucherie?  un  peu  contrainte,  qu'on 
a  toujours  dans  un  ai'l  pnur  Ie(piel  on  n'est  pas  absolument 
fait,  le  man<|ue  de  grâce,  de  souplesse  et  de  renouvellement,  y 
apparaissent  encore.  Il  n'y  a  pas  de  grande  poésie  sans  sincérité, 
sans  expansion.  La  grande  poésie,  celle  de  Lamartine,  de 
Hugo,  de  Vigny,  de  Musset,  a  quelque  chose  d'involontaire  : 
c'est  la  différence  du  génie  au  talent.  Le  talent  très  souple, 
très  ondoyant  de  Sainte-Beuve  s'est  prêté  un  instant  à  la  poésie  : 
il  ne  s'est  pas  donné  à  elle  tout  entier  parce  qu'elle-même  s'était 
refusée  la  première  :  elle  n'aime  que  les  instinctifs,  les  pas- 
sionnés; elle  se  dérobe  aux  ingénieux. 

Les  Consolations,  oh  il  y  a  encore  bien  des  imitations 
anglaises,  sont  plutôt  des  poèmes  mélancoliques.  L'auteur  s'y 
raconte  lui-même,  avec  ses  rêves,  ses  espérances,  ses  désillu- 
sions; mais  cette  mélancolie,  ([uil  éprouve  ou  qu'il  exprime, 
nous  parait  plus  littéraire  que  vraiment  humaine,  plus  concertée 
ou  plus  maladive  que  profonde.  Il  s'en  moquait,  plus  tard, 
quand  sa  longue  profession  de  critique  l'avait  éclairé  ou  endurci. 
En  182'J  ou  1830,  il  avait  pris  l'air  à  la  mode.  On  était  alors 
fatal,  byronien,  mystique  de  temps  en  temps  et  inconsolable  :  il 
avait  écrit  des  Consolations. 

Lgs  Pensées  d'Août,  commentées,  expliquées  par  Sainte-Beuve 
lui-même  dans  ses  deux  préfaces  (septembre  1837,  décem- 
bre 1844),  sortent  de  la  même  veine,  un  peu  maigre  et  ingrate, 
([u'il  creusait  toujours.  Sainte-Beuve  aurait  voulu,  de  propos 
délibéré,  innover  en  poésie  où  l'on  n'innove  réellement  que 
lorsqu'on  ne  songe  pas  aie  faire.  «  Plus  désintéressé,  plus  rassis, 
écrit-il,  moins  livré  désormais  aux  confidences  personnelles,  il 
aurait  désiré  établir  un  certain  "-enre  moven.  »  lL>di  Pensée  d-  Août, 
qui  a  donné  son  nom  au  volume,  avec  les  histoires  de  Morèze, 
de  Doudun,  de  Ramon  de  Santa-Cruz,  du  poète  Aubignié; 
Monsieur  Jean,  maître  d'école;  les  Épltres  à  Yillemain,  à  Patin, 
à  Musset,  à  l'abbé  Eustache   B.  sont  des   échantillons  de   ce 


;t40  LES   POETES 

«  genre  moyen  »,  de  cette  poésie  familière  et  intime  (|ue  Sainte- 
IJciive  a  cultivée,  comme  un  jai'din  «le  lauliouiy. 

Il  reste  donc  pour  nous  où  il  a  voulu  rester,  à  mi-côte,  entre  le 
sol  et  le  large  ciel,  dans  «  ce  genre  moyen  »  de  la  poésie  à  demi 
critique.  Son  autre  domaine,  d'ailleurs,  est  assez  vaste  pour 
(pie.  en  jioésie,  il  puisse  se  contenter  de  celui-là. 

Théophile  Gautier.  —  ï'  y  «^  deux  opinions  également 
courantes  el  défendables,  sur  Théojdiilc  Gautier  (i 810-1 872). 
Les  uns,  comme  Baudelaire,  le  mettent  tout  au  premier  rang 
des  grands  j)oètes,  autant  comme  artiste  que  —  ce  qui  paraît 
d'abord  surprenant  —  comme  penseur.  «  Tbéophile  Gautier, 
écrit  Baudelaire,  a  continué,  d'un  côté,  la  grande  école  de  la 
mélancolie  créée  par  Chateaubriand.  Sa  mélancolie  est  même 
d'un  caractère  plus  positif,  plus  charnel  et  confluant  quelque- 
fois à  la  tristesse  antique.  «  Et  il  ajoute  :  «  D'un  autre  côté  il 
a  introduit  dans  la  poésie  un  élément  nouveau,  que  j'appellerai 
la  Consolation  par  les  arts,  par  tous  les  éléments  pittoresques 
qui  réjouissent  les  yeux  et  amusent  l'esprit.  Dans  ce  sens  il  a 
vraiment  innové.  Il  a  fait  dire  au  vers  français  plus  qu'il  n'avait 
dit  jusqu'à  présent;  il  a  su  l'agrément  de  mille  détails  faisant 
lumière  et  saillie,  et  ne  nuisant  pas  à  la  coupe  de  l'ensemble 
ou  à  la  silhouette  générale...  »  Les  autres,  tout  en  admirant  l'art 
de  Gautier,  sa  plastique,  son  coloris,  en  goûtant  beaucoup  la 
ciselure  irréprochable  de  ses  meilleures  pièces,  y  jLlé[)lorcnt  une 
insuffisance  de  pensée  ou  de  sentiment,  qui  les  rend  sévères  en 
lin  de  compte. 

La  vérité  se  trouve  peut-être  entre  ces  deux  jugements 
extrêmes. 

La  gloire  de  Victor  Hugo  a  un  peu  éclipsé  celle  de  Gautier, 
dont  la  modestie  réelle,  sous  des  dehors  exubérants,  s'est 
cachée  longtemps  dans  l'ombre  du  maître.  L'œuvre,  immense 
et  toulTue,  du  créateur  jti'odigieux  a  nui  de  même,  par  son 
rayonnement,  à  l'œuvre,  délicate  et  choisie,  du  poète  des  Emaux 
el  Camées.  Théophile  Gautier  était  peintre  (et  il  le  sera  toujours 
la  plume  à  la  main)  quand  il  s'enrôla  dans  le  Romantisme  :  il 
en  fut,  tout  de  suite,  un  des  adeptes  les  plus  brillants  et  les  plus 
«  échevelés  ».  Son  Ilisloire  du  Homanlisme  en  est  la  jtreuve.  Le 
Romantisme  lui  entra  pour  ainsi  dire  par  les  yeux  :   il  eut  la 


AUTOUR  DU  CKNACLE  3*1 

vision  el  le  coup  île  soleil  d'un  art  iiouM'aii.  Il  (levait,  jtliis  lard, 
non  pas  al>jnror,  mais  revenir,  de  loin,  à  nos  classifjues;  il  eoni- 
inença  par  des  hardiesses,  par  des  impertinences  et,  comme 
Musset,  par  des  izamineries.  Son  Alberlus  (1832)  est  un  frère 
de  Marduc/ie.  11  dislo(|uait,  lui  aussi,  «  ce  grand  niais  d'alexan- 
drin »  ;  il  ne  lui  déplaisait  pas  de  scandaliser  le  classicisme  et  la 
bourgeoisie. 

Il  avait  des  dons  [)lus  précieux  que  ce  don  du  tapage.  Et 
d'abord  le  sens  de  la  couleur,  de  la  ligne,  du  décor  des  choses. 
Ce  n'est  pas  vainement  qu'il  avait  traversé  les  ateliers  et  apj)ris 
à  voir.  «  Je  suis  un  homme,  disait-il  de  lui,  pour  (jui  le  monde 
visible  existe.  »  Et  sa  vision,  très  nette,  très  précise,  revivait  en 
images  fidèles  dans  ses  vers  éclatants.  Si  jamais  la  plume  a  pu 
rivaliser  avec  le  pinceau,  c'est  dans  les  descriptions  de  Théophile 
Gautier  qu'elle  utilise  le  mieux  toutes  ses  ressources.  Il  avait  en 
outre  ce  don  de  facture,  qui  préoccupait  si  fort  Sainte-Beuve, 
sur  lequel  il  raffinait  volontiers  et  qui  lui  échappait  quelque- 
fois. Naturelle  et  travaillée,  la  facture  de  Théophile  Gautier, 
dans  ses  chefs-d'œuvre,  ne  sent  ni  l'abandon  ni  l'efTort;  le  vers, 
souple  et  ductile,  paraît  improvisé,  sans  négligence;  la  rythmique 
est  légère  et  variée.  Enfin  et  surtout,  en  vers  comme  en  prose, 
Théophile  Gautier  a  été  un  merveilleux  assembleur  de  mots.  On 
prétend,  il  a  lui-même  affirmé  qu'une  de  ses  lectures  favorites 
était  la  lecture  du  dictionnaire.  Il  savait  très  bien  sa  langue;  il 
la  savait  d'instinct,  comme  les  écrivains  de  race,  et  il  en  avait 
fait  de  bonne  heure,  par  plaisir  et  par  métier,  une  étude  très 
approfondie.  Aussi  le  vocabulaire  poétique  de  Théophile  Gau- 
tier est-il  un  des  plus  riches  et  des  plus  exacts  qu'on  puisse 
imaginer. 

Ce  luxe  des  mots  lui  a  peut-être  porté  quelque  dommage.  Il  a 
engendré  chez  lui  une  qualité  qui  peut  devenir  un  défaut  :  la 
virtuosité.  L'attrait  de  la  difliculté  à  vaincre,  le  plaisir  de  l'exé- 
cution périlleuse  et  triomphante,  le  jeu  des  variations  infinies 
sur  un  thème  renouvelé,  l'ont  détourné,  de  temps  en  temps, 
d'un  art  plus  sobre,  [)lus  sévère  et  plus  parfait.  La  sobriété,  en 
art,  n'est  pas  la  continence  des  im[iuissants,  elle  est  la  tempé- 
rance des  forts.  Que  manque-t-il  à  la  Comédie  de  la  mort 
(1838)  pour  être  un  chef-d'œuvre  comme  la  Maison  du  berger  ou 


34-2  LKS   POETES 

lu  Xiiil  (le  ilrceuihre"]  I'r('S(|ii('  rioii  ;  mais  on  pciil  Irouvcr  (ju'il 
y  a  tr(t|>  de  choses,  tr(»jt  de  talent  |H(i(Iii:ué,  jeté  à  pleines  mains 
et  nn  pen  perdu  ;  trop  de  cliatoiement  aussi,  trop  d'images  mul- 
tipliées et  successives,  cpii  éblouissent  les  yeux;  trop  peu,  en 
revanciie,  de  cet  inexprimé,  (|ui  remplace  la  vision  ]iar  la  rêve- 
rie et  (pii  laisse  à  la  méditation  du  lecteur  le  soin  et  le  plaisir 
d'achever,  de  prolonger  en  lui-même  l'œuvre  du  poète  :  bref,  plus 
de  fantaisie  que  de  pi'ofondeur,  plus  d'imagination  brillante  que 
de  sentinuMit. 

Que  de  choses  exquises,  brèves  et  achevées,  dans  ses  Paysages, 
SQ&  Intérieurs,  f>e»  Faiitaisies  et  surtout  dans  ses  Poésies  diversesl 
[Les  Colombes,  Les  Papillons,  lîocaille.  Pastel,  l'admirable  Mrlan- 
cholia,  Lumento,  liarcaroUe,  Tristesse,  etc.)  Voilà  le  vrai  Gautier, 
le  meilleur,  croyons-nous,  le  plus  complet  et  aussi  le  plus 
varié,  (hi  |M»urrait  faire,  rien  qu'avec  ces  poésies  diverses,  tout 
un  recueil  classique  et  l'on  s'étonne  qu'il  n'ait  pas  encore  été 
fait  :  on  le  fera  sans  doute  au  siècle  jtrochain.  «  Kappellerai-je, 
écrit  Baudelaire,  —  qu'il  faut  citer  de  nouveau,  car  il  nous  fait 
bien  sentir  cet  art  exquis,  —  cette  série  de  })etits  poèmes  de  quel- 
ques strophes,  qui  sont  des  intermèdes  galants  ou  rêveurs  et  qui 
ressemblent,  les  uns  à  des  sculptures,  les  autres  à  des  fleurs, 
d'autres  à  des  bijoux,  mais  tous  revêtus  d'une  couleur  plus  fine 
et  plus  brillante  que  les  couleurs  de  la  Chine  et  de  l'Inde,  et 
tous  d'une  coupe  plus  pure  et  plus  décidée  que. des  objets  de 
marbre  ou  de  cristal?  Quiconque  aime  la  poésie  les  sait  par 
cœur.  » 

Ces  petits  poèmes,  ces  bijoux  poétiques  de  Théophile  Gautier, 
trop  [)eu  aj)préciés  de  son  vivant,  ont,  d'ailleurs,  servi  de  modèles 
aux  jeunes  poètes,  aux  fins  ciseleurs  en  poésie  bien  ouvragée, 
qui  devaient  venir  après  lui.  Il  est  resté  pour  quelques-uns 
d'entre  eux,  pour  ceux  notamment  qui  aiment  à  voir  de  près  le 
détail  des  choses,  (tour  les  délicats,  amoureux  de  la  forme  par- 
faite, le  poète  préféré  et  inimitable,  un  Benvenuto  Cellini  dont 
la  moindre  statuette  vaut  l'Apollon  du  Belvédère.  Le  grand  art, 
le  très  grand  art,  l'art  suprême,  veut  peut-être,  quand  on  rélïé- 
chit,  d'autres  dimensions.  Les  étrangers  (ce  qui  serait  plutôt  un 
bon  signe)  ne  goûtent  pas  Théophile  Gautier  autant  que  nous  : 
le  (lui  de  son  œuvre  leur  échappe;  ils  la  regardent  trop  vite  ou  ils 


AUTorii  ne  cénacle  343 

n'(»iil  [>;i.s  (lassez  lions  ynix.  Ijc  i^oùt  iiinvcii  ilc  la  |ilii|iarl  «los 
Français  ne  s'y  arrête  [tas  ]jeaiicou|»  plus.  Le  bon  (iaiilirr  cxitie, 
après  sa  mort,  son  dédain  de  la  honrpeoisie  jieu  ai-liste  j)Our 
laquelle  il  n'a  jamais  travaillé.  Les  artistes,  en  revanche,  pein- 
tres, statuaires  et  poètes,  peu  ou  prou,  sont  ses  amis. 

Son  dernier  recueil  très  admiré,  tr(i|i  admiré  à  l'exclusion  des 
autres,  Emaux  et  Camées  (18;)2),  est  le  plus  connu,  sans  être  le 
plus  remarquable  de  son  œuvre  et  c'est  sur  lui  qu'on  le  juge 
ordinairement.  Ses  rares  qualités  s'y  retrouvent;  sa  virtuosité 
surtout,  brillante  et  un  peu  excessive,  s'y  révèle,  mais  elle 
triom[)lie  pour  ainsi  dire  trop  insolemment.  Le  Poème  de  la 
femme,  les  Variations  sur  le  Carnaval  de  Venise,  la  Si/)nphonie  en 
blanc  majeur,  sont  des  prodiiJies  surprenants,  et  presque  déme- 
surés, de  diflîculté  vaincue.  Toutes  les  fois  (jue  l'art  exagère 
ainsi,  qu'il  exige  de  l'artiste  un  elîort,  même  victorieux,  <le 
chacun  de  nous  une  délicatesse  de  goût,  une  finesse  de  tact  et 
d'intelligence  non  pas  inutiles,  mais  un  peu  disproportionnées, 
l'art  dépasse  son  but  et  l'étonnement  remplace  chez  nous  l'ad- 
miration. J.es  Vieux  de  la  Vieille  sont  un  chef-d'œuvre,  dans 
leur  genre,  mais  un  dessin  énerg:ique  de  RafTet  ou  une  simple 
chanson  de  Béranger  font  naître  en  nous  une  évocation  encore 
plus  saisissante. 

Admirable  écrivain,  virtuose  incomjiarable,  en  vers  et  en 
prose,  entraîné  par  sa  nature,  excité  par  son  savoir-faire,  heu- 
reux d'étonner,  ravi  d'éblouir,  Théophile  Gautier  est  assez  sou- 
vent un  styliste  plus  encore  qu'un  écrivain,  et  ce  n'est  pas  tout  à 
fait  la  même  chose.  Sa  virtuosité  même  lui  a  joué  ce  mauvais 
tour.  Dans  sa  pièce  célèbre,  IJ'Art,  des  Émaux  et  Camées  : 

Sculpte,  lime,  cisèle, 
Que  ton  rêve  flotlant 

Se  scelle 
Dans  le  bloc  résistant, 

il  a  lui-même  enfermé  sa  poétique,  exig-eante  et  particulière,  de 
dompteur  de  mots.  11  avait  la  haine  de  la  banalité,  et  personne 
ne  l'a  moins  connue  que  lui.  Que  n'a-t-il  aimé  un  peu  plus  la 
simplicité?... 


344  LKS   POÈTES 


IV.    —   Autres  poètes  romantiques. 


Félix  Arvers.  —  On  ne  va  pas  toujours  à  la  postérité  avec 
lie  gros  livres.  Héranger  clianlait  : 

Anacréoa  n'a  laissé  qu'une  page 

Qui  flotte  encor  sur  l'abime  ilu  temps... 

L'auteur  du  recueil  intitulé  Mes  Heures  perdues,  Félix  Arvers 
(18UG-1861),  n'a  guère  laissé  qu'un  sonnet  célèbre  : 

Mon  àme  a  son  secret,  ma  vie  a  son  mystère  : 
Un  amour  éternel,  en  un  moment  conçu... 

Mais  ce  sonnet  uni<|ue  suffit  à  défendre  son  nom  de  l'oubli  : 
il  est  connu  de  tous  et  cité  partout;  la  tristesse  silencieuse 
qu'il  exbale  parfume  encore  les  Antbologies.  Gonmient  s'appe- 
lait l'inconnue  pour  laquelle  Félix  Arvers  composa  ces  vers 
mélancoliques?  Etait-ce  la  fille  de  Nodier,  M""  Ménessier- 
Nodier,  ou  M""  Victor  Hugo?  On  n'en  sait  rien  au  juste,  et 
peu  importe.  Tombée  des  yeux  d'un  poète  qui  eut  au  moins  une 
minute  d'inspiration,  cette  larme,  «  changée  en  perle  »,  ne  périra 
point. 

Gérard  de  Nerval.  —  II  en  va  de  môme  pour  Gérard 
Labrunie,  dit  Gérard  de  Nerval  (1808-1 800),  le  compagnon 
d'études  deThérqibile  Gautier,  le  romantique  fervent  du  Cénacle 
de  la  rue  du  Doyeimé,  et  plus  tard,  à  la  suite  de  tant  de  voyages 
et  d'aventures,  le  suicidé  mystérieux  de  la  rue  de  la  Vieille- 
Lanterne.  Sa  personne  et  son  œuvre,  éparse  et  diverse,  sans 
être  tout  à  fait  oubliées,  n'ont  pas  réellement  survécu;  le 
cliarme  de  sa  fantaisie  artiste  et  capricieuse  s'est  évaporé;  mais 
il  subsiste  de  lui  une  petite  chose,  toujours  exhumée,  où  il  y  a 
bien  de  la  grâce,  et  (jui  vaut  bi  peine  d'être  retenue  : 

Il  est  un  air  pour  qui  je  donnerais 
Tout  Rossini,  tout  Mozart  et  tout  Wèbre  ', 
l'n  air  très  vieu.\,  languissant  et  l'unèbre, 
<Jui  pour  moi  seul  a  des  charmes  secrets. 

1.  Wcber. 


AUTRES  POÈTES  HD.MANTIQUES  34"^ 

Or,  ch.ifjtio  fois  que  je  viens  à  renlondre, 

De  lieux  cents  ans  mon  àme  rajeunit; 

C'est  sous  Louis  treize...  et  je  crois  voir  s'étcmlre 

Un  coteau  verl  que  le  couchant  jaunit. 

Puis,  un  château  de  brique,  à  coins  de  pierre. 
Aux  vitraux  teints  de  rougeàtres  couleurs, 
Ceint  de  grands  parcs,  avec  une  rivière 
Baignant  ses  pieds,  qui  coule  entre  des  fleurs. 

Puis,  une  dame,  à  sa  haute  fenêtre, 
Blonde  aux  yeux  noirs,  en  ses  habits  anciens... 
Que  dans  une  autre  existence,  peut-être, 
J"ai  déjà  vue  et  dont  je  me  souviens. 

Barthélémy  et  Méry.  —  On  s'étonnerait  que  la  politique, 
au  lendemain  de  la  Re.slauration,  avant  et  après  1830,  n'eût 
pas  inspiré  l(>s  i)oètes.  Ce  n'est  pas  toujours  une  bonne  inspi- 
ratrice :  il  est  à  craindre  que  des  œuvres,  dictées  par  la  passion 
d'un  jour,  écrites  dans  le  feu  des  événements,  ne  durent  pas. 
Les  auteurs  qui  écrivent  ainsi  expient  d'ordinaire  plus  tard 
par  un  long  silence  la  vogue  bruyante  de  l'actualité.  C'est  ce 
qui  est  arrivé  à  deux  compatriotes,  à  deux  collaborateurs  niar- 
seillais,  Barthélémy  (n9G-186")  et  Méry  (1"9"-1866\  Tous  les 
deux  étaient  libéraux  et  bonapartistes  ou  du  moins  admirateurs 
de  Napoléon.  Rimeurs  faciles  et  brillants,  ils  écrivirent  ensemble 
des  poèmes  qu'on  ne  lit  plus,  comme  Najjoléon  en  Egypte  ou 
(a  Villéliade  et  des  pamphlets  en  vers,  également  oubliés,  dont 
le  plus  célèbre,  La  Némésis  (1831rl832)  n'a  laissé  de  souvenir 
que  grâce  à  une  très  belle  et  très  noble  réponse  de  Lamartine 
injurié.  Quant  à  leur  poème  sur  Napoléon,  Napoléon  lui-même 
était  encore  trop  voisin  du  temps  où  ils  écrivaient  pour  que 
l'écho  de  sa  gloire,  la  sonorité  de  son  nom  ne  rendissent  pas  la 
tâche  bien  malaisée  aux  poètes  qui  voulaient  s'ins[)irer  de  lui. 
Il  n'y  a  guère  que  Victor  Hugo  qui  n'ait  pas  plié  sous  ce  grand 
nom. 

Auguste  Barbier.  —  11  y  a  aussi  l'auteur  des  lambea, 
Auguste  Barbier  (1803-1880).  Toute  sa  vie,  et  aujourd'hui 
encore,  Auguste  Barbier,  qui  n'a  peut-être  pas  reçu  sa  part 
légitime  de  renommée,  est  resté  l'auteur  des  ïambes.  Composés 
au  moment  de  la  Révolution  de  juillet  1830,  les  ïambes  furent 
une  poussée  de  jeunesse,  un  accès  de  lyrisme  et  de  passion  que 


346  LES  POETES 

le  [loî'lo  ne  iclruiiva  jamais  [iliis.  «  Des  étincelles,  disait  un 
critiijue,  Désiré  Nisard,  jaillirent  alors  du  pavé  et  entrèrent  dans 
le  cerveau  d'AuLîusle  liarhier  ».  Deux  de  ces  morceaux  très 
connus,  alors  iio|uilaires,  aujourd'hui  classiques,  l'Idole  et  la 
Curée,  iieuvent  doimer  une  idée  de  la  manière  et  du  talent 
d'Auguste  Barbier. 

Le  rvllimc  seul,  nerveux,  pressé,  haletant, 

0  Corse  à  cheveux  plais!  Que  ta  France  était  belle 

Au  grand  soleil  de  Messidor! 
C'était  une  cavale  indomptable  et  rebelle 

Sans  IVein  d'acier  ni  renés  d'or... 

est  déjà  une  [)remière  hcauté  dans  ces  vers  fameux;  il  emporte 
avec  lui  la  pensée  par  honds,  comme  la  cavale  fougueuse  dont  le 
poète  a  parlé  : 

Ouinze  ans  son  dur  sabot,  dans  sa  course  rapide, 

Broya  les  générations. 
Quinze  ans  elle  passa,  fumante,  à  toute  bride. 

Sur  le  ventre  des  nations. 

Le  jtoèle,  vraiment  ins[iiré  cette  fois,  «  monté  au  son  de 
l'harmonie  et  (hi  rythme  »,  ainsi  que  le  dit  Platon,  dans  le 
dialogue  '  011  il  a  expliqué  le  mystère  du  lyrisme,  a  été  transfi- 
guré jtar  sa  passion  même;  il  est  sorti,  dans  un  transport,  de  sa 
nature  ordinaire,  plutôt  grave,  pensive,  et  mélancolique;  il  a 
trouvé  du  même  coup,  tant  sa  cavale  a  fait  jaillir  du  sol  la 
source  de  poésie,  un  mouvement  et  comme  un  galop  furieux 
(pii  entraîne,  sans  se  ralentir,  la  pièce  tout  entière,  des  mots 
éclatants  et  colorés,  des  images  neuves  et  hardies.  Avec  cer- 
taines pages  des  Tragiques  de  D'Auhigné  et  certaines  pièces  des 
Châtiments  de  Victor  Hugo,  la  satire,  l'invective,  la  lyre  poli- 
tique, si  l'on  peut  dire,  n'ont  jamais  eu,  chez  nous,  d'accents 
plus  beaux. 

Cette  partie,  la  ])lus  neuve  et  la  plus  retentissante  de  son 
œuvre,  a  fait  tort  injustement  aux  autres  recueils  d'Auguste 
Barbier  :  //  Pianto  (1833),  Lazare  (1837),  Nouvelles  Satires, 
Chants  civils  et  religieux  (1841),  Rimes  héroïques  (1843),  Sylves 
(1865).  L'n  bon  connaisseur  en  poésie,  dont  personne  ne  récu- 

1.  Ion,  ou  De  l' Enthousiasme. 


LK   UOMANTISMI-:    KN    I>1U)VIN(:K  :t47 

sora  le  jiii:('inent,  Leconle  tic  Lislc,  Iraile  inèiiie  <lo  «  .siii,:^iilicr 
|>arli  jtris  »  l'opinion  accréditée  qui  assigne  aux  Idinhru  le  pre- 
mier rani:  pai'iiii  les  (■(uiiposilions  (rAuiiusIc  iJarMrr.  il  tap|M'|le, 
avec  raison,  les  suiincls  célèbres,  dont  plusieurs  adniiraldes, 
dédiés  par  lui  aux  maîtres  de  l'art,  aux  peintres,  aux  sculpleurs 
et  aux  musiciens  de  génie,  celui,  par  exemple,  sur  Michel- 
Ange  : 

Que  ton  visage  est  jjule  et  ton  front  amaigri, 
Sublime  Micliel-Ango,  ô  vieux  tailleur  de  pierre!... 

il  cite  en  outre,  et  à  bon  droit,  tant  de  beaux  jiaysages  empruntés 
à  l'Italie  «  dont  ils  reproduisent  avec  ampleur  les  larges  horizons 
et  la  chaude  lumière  ».  On  trouverait  de  même  dans  les  Chanta 
civils  et  religieux,  trop  peu  connus,  de  beaux  poèmes,  d'une 
inspiration  élevée,  d'un  souffle  égal  et  puissant,  d'une  philo- 
sophie austère  et  fortifiante.  Des  Un  unies  :  .1  la  Terre,  Au 
Soleil,  A  la  Mer,  A  la  Liberté,  Au  Travail,  Au  Mariage,  A  la 
Famille,  Au  Froment,  A  la  Vigne;  des  Chants  :  Le  Chant  de 
victoire.  Le  Chant  du  poète.  Le  Chant  des  vieillards  surtout,  sur 
lesquels  la  critique  réveille  trop  rarement  l'attention,  permet- 
tent de  ranger  Auguste  Barbier  —  l'auteur  des  ïambes  —  dans 
cette  noble  famille  de  poètes-penseurs,  épris  du  Bien  autant 
que  du  Beau,  et  utiles  à  l'humanité,  où  Vigny  serait  le  chef  du 
chœur,  avec  Barbier,  Laprade  et  quelques  autres,  plus  mo- 
dernes, pour  compagnons. 


V.  —  Le  Romantisme  en  province. 

Un  Breton,  Auguste  Brizeux,deux  Lyonnais,Yictor  de  Laprade 
et  Joséphin  Soulary,  un  Marseillais,  Joseph  Autran,  un  Pro- 
vinois,  le  pauvre  Hégésippe  Moreau,  vont  nous  transporter  en 
province  et  là,  chacun  dans  son  cadre  et  à  sa  façon,  nous 
révéler  d'autres  aspects  de  la  poésie. 

Auguste  Brizeux.  —  La  gloire  poétique  d'Auguste  Brizeux 
(1803-1858),  à  propos  duquel  il  faut  relire  la  belle  et  touchante 


348  LES  POÈTES 

élude  (le  Saint-lîené  Taillaiidici-  '.  ii"a  pas  cessé  de  qraiidir  dans 
celte  seconde  moitié  du  xix"  siècle.  Vivant,  il  a  (mi  à  peine  son 
rayon  de  gloire;  il  a  souffert  de  la  vie,  que  sa  timidité  sauvage, 
sa  délicatesse  farouche,  lui  rendaient  plus  dure;  il  a  souffert 
aussi  de  l'obscurité  :  il  a  été  éclipsé,  éloulTé  par  des  poètes  plus 
hruyants  ou  plus  heureux  (jue  lui  et  (jui  étaient  loin  de  le  valoir. 
Puis,  son  œuvre  s'est  répandue  :  un  petit  groupe,  de  plus  en 
plus  nombreux,  d'amis  tidèles  a  réparé  la  longue  ingratitude  des 
indillérents. 

Auguste  Brizeux  mérite  certainement  cette  amitié.  Il  n'y  a 
pas  de  «  poésie  de  clocher  »  plus  sincère  et  plus  ))énétrantc  que 
la  sienne.  Nous  avons  tous,  ou  presque  tous,  dans  la  grande 
patrie,  une  petite  patrie,  lieu  de  naissance  ou  terre  d'adoption, 
qui  nous  tient  au  cœur.  Même  transplantés  dans  les  villes,  ici 
ou  là,  [)ar  les  hasards  de  l'existence,  nous  revenons  volontiers, 
au  moins  en  pensée,  soit  au  berceau,  soit  à  l'asile  ])référé  de 
notre  vie.  La  vie  moderne,  déracinée,  nomade  et  triste,  a  déve- 
loppé en  nous  le  sens  de  la  nostalgie,  «  le  mal  du  retour  ». 
Ainsi  Hrizeux  n'est  pas  seulement  cher  aux  Bretons  de  la 
vieille  Armorique,  de  la  terre  du  granit  et  des  chênes;  il  l'cîst 
à  tous  ceux  qui  ont  soutfert  comme  lui  de  la  transplantation, 
du  dépaysement. 

Sa  poésie,  où  l'artifice  n'entre  pour  rien,  où  l'art  lui-même 
est  presque  absent,  est  faite  tout  entière  d'impressions  d'enfance 
et  de  jeunesse,  fidèlement  gardées  par  l'imagination,  embellies 
peut-être  par  le  lointain  et  le  mirage  du  souvenir,  encore  avivées 
par  la  nostalgie.  11  débuta  en  1831  par  une  Ich/lle  fraîche, 
tendre  et  mélancolique,  Marie  La  prenjière  édition,  publiée 
sans  nom  d'auteur,  «  portait  le  titre  de  roman,  que  l'auteur  devait 
efl'acer  plus  tard  avec  colère  ».  C'est  sur  la  troisième  (1840), 
reproduite  de[>uis,  (ju'il  convient  de  juger  l'ouvrage.  Nous 
sommes  loin,  en  effet,  d'un  roman.  C'est  sa  [tropre  vie  que 
l'auteur  retrouve  et  raconte,  avec  une  simplicité  d'accent,  un 
charme  démotion,  que  la  Oction,  même  la  plus  habile,  ne  sau- 
rait donner.  Quand  on  a  lu  les  plus  grands  poètes  du  siècle, 
Lamartine,  Victor  Hugo,    Vigny,   Musset,  et  qu'on  arrive    à 

1.  Kn  II" t.:  lie  ses  (Maures  complkles  (A.  Leiuerre). 


LE   lUlMANTISME   EN    l>llli\lNf;E  349 

Bri/eux,  on  descend  peuL-èlre  des  soniincls,  et  ccjiendanl  le 
pass;ig-e  est  doux;  on  croit  entrer  dans  une  v.illée  charmante; 
on  se  promène  au  milieu  des  ajoncs  en  (leurs,  sur  une  laudr 
dont  la  sauvagerie  même  est  une  grâce  de  plus.  Qu'on  relise 
toutes  les  pièces  intitulées  Marie,  celle  surtout  qui  commence 
par  ces  mots  : 

Ihiiiililc  l'I  1)1111  vi(Mix  curù  crAizunnô,  digne  prêtre, .. 

ou  bien  celles  qui  ont  pour  titre  :  llisloire  cVIvona,  JjElcuie  de 
Le  liraz,  Les  Balelières  de  VOdet,  Jésus,  Le  Retour  :  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  être  louché  par  cette  poésie  naïve,  pleine  d'effu- 
sion, qui  s'insinue  jusqu'au  fond  de  l'àme.  Sainte-Beuve  lui- 
même  l'a  senti,  et,  en  y  mêlant  trop  de  comparaisons  inutiles 
avec  l'antique,  l'a  exprimé. 

Souvenirs  dn  pays,  avec  quelle  douceur, 

Hélas!  vous  murmurez  dans  le  fond  de  mon  cœur. 

ou  encore  : 

C»h!  ne  quiUez  jamais,  c'est  moi  qui  vous  le  dis, 
Le  devant  de  la  porte  où  Ton  jouait  jadis... 

telle  est  toujours  la  plainte,  tel  est,  en  quelque  sorte,  le  refrain 
mélancolique  de  Brizeux. 

Provincial  ingénu  et  obstiné,  ni  les  villes,  ni  les  voyages,  ni 
Paris,  ni  l'Italie,  ni  l'ambition,  ni  le  mouvement,  ni  la  litté- 
rature, ne  l'ont  distrait  de  ses  premières  visions.  Le  meilleur, 
le  plus  pur  de  sa  poésie  lui  vient  de  la  terre  où  il  est  né, 
s'épanche,  comme  un  ruisseau,  du  fond  limpide  de  son  cœur. 
Là  tout  est  vrai,  —  et  on  ne  résiste  pas,  en  art,  à  la  vérité,  — 
le  décor,  les  personnages  et  les  sentiments. 

Le  décor  est  humble,  rustique.  Sans  être  un  réaliste  brutal  et 
minutieux,  multipliant  de  parti  pris  les  détails  vulgaires,  sans 
abuser  non  plus  de  la  couleur  locale,  vraie  ou  fausse,  sans  être 
davantage  un  précieux  ni  un  raffiné  qui  se  plaise  à  orner  les 
choses  simples,  Brizeux  nous  peint  le  pays  breton  avec  une  jus- 
tesse et  une  grâce  infinies.  Ses  personnages  ont  la  même  vérité  : 
Marie,  le  bon  curé  d'Arzannô,  la  mère  du  poète,  les  hommes 
elles  femmes  de  la  paroisse.  Rien  de  convenu,  d'artificiel,  de 
trop  embelli  et  retouché  dans  ces  êtres  vivants.  Les  Humbles 


350  LKS   POKTES 

s(»iil  oiilivs  dans  la  |ioésio  au  xix''  siècle.  On  les  a  trop  sou- 
vent mis  en  scène  avec  une  bonne  volonté  maladroite  ou  une 
[)liilanthro|>ie  un  peu  contrefaite.  Brizeux  s'est  contenté  dépeindre 
ces  pauvres  gens,  sans  y  tâcher,  ressemblants  et  authentiques, 
tels  qu'il  les  a  vus,  tels  qu'il  les  nimait.  Les  sentiments  qu'il 
exprime,  tantôt  les  siens  et  tantôt  ceux  de  ses  personnages,  ont 
le  même  caractère  de  franchise,  de  simplicité,  de  ressemblance 
avec  la  vie.  Certainement  les  Mrditalioiis,  les  Conlemplalions, 
les  Nuits,  les  Destinées,  remuent  notre  àme  d'une  manière  plus 
profonde.  L'àme,  rêveuse  et  tendre,  de  Brizeux  n'est  plus  cette 
«  Ame  aux  mille  voix  » 

Mise  au  centre  de  tout,  comme  un  écho  sonore, 

mais  il  en  est  de  cette  ])oésie  rustique,  qui  n'a  peut-être  pas  un 
très  grand  nombre  de  tiotes,  comme  d'un  biniou  breton  dont  la 
mélodie  est  délicieuse  et  inexprimable. 

Marie  n'est  pas  le  seul  recueil  de  lîrizeux  qui  mérite  d'être 
lu.  On  le  retrouve,  avec  quelque  chose  de  plus  achevé  et,  par 
endroits,  «h»  plus  laborieux,  dans  Les  Bretons,  poème  en  vingt- 
quatre  chants  «  d'un  g^enre  franchement  rustique  et  qui  ne 
semble  pas  avoir  d'antécédent  parmi  nous  »,  comme  l'auteur  le 
remarquait  justement  dans  la  préface  de  sa  deuxième  édition 
(décembre  18'i-G).  Les  Bretons,  pour  nous  servir  encore  de 
l'expression  de  Brizeux,  sont  «  une  é})opée  familière  ».  «  Ici,  à 
vrai  dire,  écrit-il,  point  d'aventures  étrang-es,  ni  de  passions 
outrées,  mais  toujours  la  naïveté  et  la  profondeur  du  sentiment. 
Le  roman  n'est  nulb'  j)art  dans  la  vie  sim|)le  et  franche  du 
Breton;  mais  la  |)oésie,  elle,  y  est  |)ai'tout  "...  »  La  Pleur  d'or, 
d'abord  intitulée  Les  Ternaires,  en  neuf  livres,  «  voyage  poé- 
tique d'un  bourg  de  Bretag^ne  aux  villes  d'Italie;  les  Histoires 
poétiques,  en  sept  livres;  Le  Cijcle,  divisé  en  deux  parties;  La 
Pori/(/iir  nouvelle,  divisée  en  trois  chants  :  La  Nature,  La  Cité, 
Le  Tenij)le,  complètent,  avec  Marie,  l'œuvre  de  Brizeux.  11 
aurait  voulu  écrire  et  il  médita  long^temps  un  g^rand  poème, 
qui  devait  avoir  environ  trois  mille  vers,  sur  l'âge  héroïque  de 
sa  chère  Bretag-ne.  Il  y  eût  clianlé  les  trois  personnag^es  légen- 

^.  Nuiis  ne  pimvons  citer,  mais  il  faut  relire  toute  cette  préface,  très  simple, 
très  courte  et  très  attacliante.  (Les  Bretony,  pp.  j-7,  édition  Leinerre.) 


LE   IKIMANTISME   KN    PROVINCE  3ol 

(laires,  Tristan,  Merlin  et  Arlluir,  sous  ce'  litre;  eommuii  :  La 
Chute  de  la  Breta;/)te  ou  la  Table  ronde 

L'homme,  avec  sa  nature  franche,  sensiMc  et  in(|nirle,  le 
rêveur  qui  avait  miklité  sur  la  vie  pliilosopliiiiuc  et  morale, 
l'artiste  en  vers,  «  très  a]t[)li(iué  aux  questions  de  littérature  et 
d'art  »,  très  romantique  par  la  parenté  qui  le  rattache  à  l'Ecole 
de  IS^JO,  très  classique  par  quelques-uns  de  ses  goûts,  son  iroùt 
par  exemple  j)Our  La  Fontaine,  n'auraient  j)as  été  moins  curieux 
à  chercher  de  près  dans  Brizeux  que  le  poète  de  Marie  et  des 
Ternaires.  Nous  renvoyons  le  lecteur  sur  tous  ces  points  à 
l'excellente  étude,  déjà  signalée,  de  Saint-René  Taillandier.  La 
postérité,  d'ailleurs,  se  soucie  moins  des  biographies  que  des 
œuvres,  et  les  œuvres  de  Brizeux  sont  encore  plus  attachantes 
que  sa  personne.  Il  avait  écrit,  avant  de  mourir  : 

Vous  mettrez  sur  ma  tombe  un  cliène,  un  chêne  sombre, 
Et  le  rossignol  noir  soupirera  dans  l'ombre... 

Ce  rossignol  noir  est  comme  le  symbole  de  sa  poésie  et  nous 
l'aimons  pour  la  douceur  de  son  chant. 

Victor  de  Laprade  —  Victor  de  Laprade  (1812-1883), 
bien  qu'il  ait,  lui  aussi,  peint  et  chanté  la  nature,  est  surtout 
un  poète  philosophe.  Après  avoir  dabord  songé  au  barreau  et 
à  la  magistrature,  Laprade,  qui  devait  être  plus  tard  profes- 
seur à  la  Faculté  des  lettres  de  Lyon,  se  laissa  entraîner  par 
la  poésie.  Et,  de  fait,  il  y  aura  toujours  quelque  chose  d'ora- 
toire et  d'éloquent  et  une  sorte  de  vertu  éducatrice  dans  ses 
poèmes.  Venu  après  Lamartine  et  Vigny,  à  quelques  pas  der- 
rière eux,  il  appartient  au  même  groupe  sacré  des  poètes 
semeurs  de  la  bonne  parole.  Un  sentiment  religieux,  très  vif 
et  très  sincère,  un  sentiment  non  moins  profond  des  beautés 
de  la  nature  et  de  celles  de  l'art,  une  idée  très  haute  de  la 
dignité,  de  la  fonction  du  poète,  le  souci  de  former  les  âmes, 
de  les  mener  au  Bien  par  la  route  du  Beau,  de  prêcher  à  la  jeu- 
nesse le  devoir,  la  tâche  humaine,  chrétiennement  et  virilement 
acceptée  :  telles  sont  les  sources  principales  de  l'inspiration  tou- 
jours élevée  de  Victor  de  Laprade. 

Il  débuta  en  1841  par  le  poème  symbolique  de  Psyché,  en  trois 
livres,  dont  voici  les  titres:  L  Eden  ou  l'Age  d'or.  Bonheur  pri- 


3:-.-2  LES   POETES 

inilil".  Chute  ilc  riioinine.  ■ — 11.  La  vie  lerreslre  ou  rj^LxjMation.  La 
série  des  épreuves  de  Psyché  (Psyché  au  désert.  Psyché  victime 
huinaiuc.  Psyché  esclave.  Psyclié  en  Egypte.  La  Grèce  orphique 
et  saccrdolah'.  Les  temj)s  héroïques  et  la  Grèce  d'Homère. 
Psvché  à  Suiiium,  Psyché  reine).  —  IIL  L'Olympe  ou  le  Ciel. 
Union  de  l'àme  avec  Dieu  dans  une  autre  vie.  —  On  le  voit  par 
ces  courtes  indications  :  la  Psyché  de  Laprade  n'est  |)lus  sim- 
plement grecque  et  païenne.  I^e  vieux  mythe  s'est  transformé  en 
une  allégorie  spiritualiste,  édifiante,  et  cette  allégorie  s'explique 
ainsi  :  «  L'union  de  Psvché  et  d'Kros,  deDiomme  avec  Dieu  est 
nécessaire  pour  compléter  l'être...  Le  honheur  infini  est  engendré 
par  l'union  de  l'àme  et  de  l'idéal,  par  le  leluur  de  l'humanité  au 
sein  de  Dieu.  »  Ces  nohles  idées,  un  peu  métajdiysiques  quelque- 
fois, donnent  naissance  à  une  poésie  très  grave,  très  haute,  un 
peu  doctrinale  et  appliquée,  que  l'auteur  de  Jocelijii  et  de  la 
Clmt'' (l'i'ii  '1''//^  estimait  heaucoup,  comme  fille  ou  voisine  de 
la  sienne;  que  Musset,  en  revanche,  ne  goûtait  pas'. 

ho?,  Odci<et  Pohnes  (1844)  sont  d'une  veine  plus  franchement 
Ivrique,  d'une  poésie  moins  savante,  moins  érudite,  et  plus 
dégagée.  C'est  dans  ce  recueil  que  se  trouvent  quelques-unes  des 
plus  belles  pièces  de  Lai>rade,  de  celles  qui  ont  établi  sa 
renommée  et  qui  assurc^nt  son  souvenir  :  Le  Poème  de  l'arbre, 
Aima  parens,  Hermia.  Puis  il  publia  successivement  les  Poèmes 
évanf/élif/ues  (iSol),  les  Symphonies,  en  trois  livres  (1855),  où  sa 
poésie  se  fait  l'image  et  l'écho  des  scènes  et  des  voix  de  la 
nature,  les  J<li/tles  liéro'iques,  Franlz,  Posa  mi/sf/'ca,  Heruuni 
(1858).  La  dédicace  (Vnerman  :  A  la  jeunesse  : 

On  dit  qu'inipalicnts  d'aljdiqiicr  la  jeunesse 
Aux  sordides  calculs  vous  livrez  vos  vingt  ans... 

est  une  des  [)ièces  de  lui  où  se  révèlent,  où  s'expliquent  le  mieux 
sa  nature  et  sa  poésie.  Les  Poèmes  civiques  (composés  de  4850 
à  1872)  nous  montrent  chez  lui  l'àme  forte  et  haute  d'un  bon 
citoyen  qui  sait  tirer  pour  lui  et  pour  les  autres  une  leçon  de 
caractère,  d'énergie  morale,  du  spectacle  et  de  la  méditation  des 
événements,  librement  jugés.  Ses  Tribuns  et  Courtisans  sont  de 

I.  On  M  rapporlé  de  lui  fi-  mol  cnifl  cl   injuste  :  ••   Si  -M.  de   Laprade  est  un 
imcle.  je  n'en  suis  pas  un  •■. 


LK  ROMANTISME  EN   I>U()V1.NT,E  353 

la  satire,  un  jicu  acadrinique  et  par  allusions,  contre  rEiiiiiirr. 

Deux  surtout  de  ses  ouvrages,  I*ernette  et  le  Livre  (fnn  père, 
méritent  d'être  mis  à  part. 

Pernette  (18G8)  est  un  poème  rusti(|ue  ot  héroïfjue  dont  l'ac- 
tion se  passe  à  la  fin  des  guei'res  du  premier  Ii]mj)ire;  il  est  divisé 
en  sept  chants,  avec  une  dédicace  et  un  épilogrue.  Conscrit 
réfractaire,  (|ui  u"a  |ias  voulu  servir  Napoléon,  Pierre  se  fait  tuer 
en  défendant,  à  la  tète  des  Francs-Chasseurs,  son  cher  pays  du 
Forez  contre  l'invasion.  Sa  fiancée,  sa  femme,  Pernette,  qu'il  a 
épousée  à  l'agonie,  reste  veuve.  C'est  l'histoire  de  leurs  amours, 
traversées  par  le  malheur  des  temps  et  interrompues  par  la 
mort,  que  le  poète  a  racontée  dans  cette  idylle  tragique.  La 
Pernetle  de  Laprade,  avec  les  Bretons  de  Brizeux,  est,  jusqu'à 
présent,  ce  que  nous  avons  de  plus  achevé  dans  ce  genre  si 
difficile  et  si  charmant  de  poésie  moyenne  et  locale,  où  il  ne 
faut  pas  que  l'art  se  montre  ni  que  «  l'auteur  »  apparaisse, 
sous  peine  de  tout  gâter. 

Le  Livre  tVun  pèi^e,  le  chef-d'œuvre  peut-être  de  Laprade,  est 
au  contraire  une  œuvre  toute  personnelle  et  intime,  le  journal 
domestique  et  le  testament  d'un  poète.  Ecrit  par  Laprade  dans 
ses  dernières  années,  au  milieu  des  souffrances  et  des  tristesses 
(1873-1878),  il  est  comme  la  dernière  effusion  de  son  àme  et  la 
suprême  élévation  de  sa  pensée.  Le  poète  de  Psyché  s'y  est 
dépouillé  de  tout  symbole,  de  toute  érudition,  de  toute  littéra- 
ture :  il  s'est  contenté  de  parler  aux  siens,  ou  des  siens,  ou  de 
lui-même;  il  n'a  jamais  été  plus  simple,  plus  émouvant  et  plus 
vrai.  Parmi  ces  petites  pièces  pour  la  plupart  très  courtes  :  le 
Petit  Garde-Malade,  la  Sœur  ainée,  A  un  yrave  écolier,  le  Petit 
Ménage  du  père,  Dans  Vinsomnie,  etc.,  sont  autant  de  modèles 
d'une  poésie  venue  de  l'àme,  délicate,  paternelle,  humaine,  et 
qu'on  ne  peut  lire  sans  émotion  et  sans  respect. 

Joséphin  Soulary.  —  Si  l'on  peut  être  un  grand  poète,  un 
grand  artiste,  au  moins,  dans  de  toutes  ]>etites  choses,  Joséphin 
Soulary  l'a  été  souvent.  Né  à  Lyon  (1815),  d'une  famille  d'ori- 
gine italienne,  les  Solari  de  Gênes,  il  a  été  un  maître  sonnet- 
tiste.  On  l'a  appelé  «  le  Benvenuto  de  la  rime  ».  Ce  n'est  pas 
peu  dire.  Tous  les  mérites  d'invention  légère  et  variée,  de  com- 
position ingénieuse,  de  facture  à  la  fois  souple  et  serrée,  que 

Histoire  de  Ui.  langue.  VII.  23 


334  LES  POETES 

demande,  qu'exij^e  cette  forme  délicate  et  difficile  du  sonnet, 
Soulary  en  a  fait  |>reiive  dans  ses  trois  volumes.  Il  a  lui-même 
défini  les  exigrences  et  les  grâces  du  sonnet  dans  une  pièce 
célèbre  et  souvent  citée  :  le  Sonnet. 

Je  n'entrerai  pas  là,  tlil  la  folle  en  riant... 

Docile  et  soumise  à  ses  jeux,  la  Muse  consent  toujours  à  entrer 
dans  ce  «  corset  de  Procuste  ».  Son  premier  recueil,  Sonnets  hu- 
mourisùiques  {Pastels  et  Mignardises,  Paysages,  Ej^hémères,  V Hy- 
dre aux  sept  têtes.  En  train  express,  Les  métaux.  Papillons  noirs, 
Les  Figulines,  Les  Diables  bleus),  compte  plus  d'un  petit  chef- 
d'œuvre  d'art  patient  et  raffiné.  Rien  n'y  révèle  l'effort  et  l'on  n'y 
sent  pas  la  monotonie  :  la  diversité  des  sujets  et  des  rythmes,  le 
tour  de  force,  toujours  renouvelé,  de  la  difficulté  vaincue,  dissi- 
mulent ou  rachètent  ce  qu'il  y  a  d'un  peu  factice,  d'un  peu  apprêté 
dans  cette  succession  de  piécettes  un  peu  semblables.  Leurs  difTé- 
rences  et  leurs  qualités  apparaissent  encore  mieux,  quand,  au 
lieu  de  les  lire  à  la  suite,  l'une  après  l'autre,  on  les  cueille  et  on 
les  déguste  isolément. 

Il  y  a  d'ailleurs  —  et  on  l'oublie  trop  —  autre  chose  que  des 
sonnets  dans  Joséphin  Soulary.  Tout  son  second  recueil.  Poèmes 
et  Poésies,  notamment  la  partie  qui  a  pour  titre  :  Poésies 
diverses,  suffirait  à  prouver  que  le  talent  de  Joséphin  Soulary 
n'est  point  «  monocorde  »,  que  le  poète  a  voulu  être  et  qu'il  a  su 
être,  quand  il  lui  plaisait,  plus  et  mieux  qu'un  rimeur  subtil.  Il 
est  malheureusement  arrivé  à  Soulary  ce  qui  arrive  quelquefois 
aux  poètes  :  des  inattentifs  ou  des  indifîérents  se  sont  contentés 
de  le  juger,  à  la  volée,  sur  une  ou  deux  pièces  très  connues, 
sans  prendre  la  peine  de  le  lire  tout  entier.  Son  dernier  recueil. 
Les  Jeux  divins,  la  Chasse  aux  mouches  d'or.  Les  Rimes  ironiques, 
est  composé,  par  moitiés  à  peu  près  égales,  de  sonnets,  toujours 
adroits  et  parfois  exquis,  et  d'autres  pièces  plus  étendues. 

Il  est  probable  que,  comme  Brizeux,  Joséphin  Soulary  gagnera 
en  renommée,  toujours  discrète  néanmoins,  avec  le  temps.  On 
ne  se  bornera  pas  à  citer  de  lui  deux  ou  trois  bijoux  poétiques; 
on  regardera  de  plus  près  sa  vitrine  tout  entière,  on  l'aimera  pour 
la  délicatesse  des  sentiments  et  des  pensées  qu'il  a  enfermés 
dans  une  foiino  rare.  Ce  poète  lyonnais,  qui  vécut  à  l'écart,  sur- 


LE   ROMANTISME  EN   PUOVINCH  355 

vivra  sans  doulc  à  liicii  daiitresdont  la  notoriété  a  él<''  plus  bril- 
lante cl  [tins  liruyanto  ([iic  la  sionnc,  de  son  vivant. 

Joseph  Autran.  —  Né  à  Marseille  (1813),  Joseph  Autran 
est  surtout  connu  i)0ur  avoir  chanté  la  Mer  (j83o).  Ses  autres 
œuvres,  Ludibria  vcntis  (1838),  MtUanah  (18i2),  Laboureurs  et 
Soldais  (4854),  la  Vie  rurale  (18o6),  Epih'es  rustir/ues  (1861), 
le  Poème  des  beaux  Jours  (1862),  ont  moins  conlriliué  à  sa 
réputation.  Une  inspiralion  sincère  et  facile,  un^^  langue  tou- 
jours pure  et  soutenue,  naturelle,  élégante,  un  sentiment  très 
vif  et  très  humain  de  la  vie  des  humbles,  des  vrais  travail- 
leurs de  la  mer,  non  pins  regardés  avec  une  imagination  gros- 
sissante, mais  considérés  avec  tendresse  et  rendus  avec  sym- 
pathie dans  le  détail  quotidien  de  leur  journée  :  voilà  par  où 
Joseph  Autran,  un  peu  elTacé,  se  recommande  encore.  Ignoré 
du  grand  public,  malgré  son  titre  de  membre  de  l'Académie 
française,  il  mérite  l'estime  des  lettrés,  sans  prétendre,  sans 
avoir  jamais  prétendu  à  leur  admiration. 

Hégésippe  Moreau.  —  llégésippc  Moreau  (181U-1838)  est 
plus  admiré,  peut-être  parce  qu'il  a  été  plus  malheureux.  Sa 
vie  même,  pénible  et  courte,  lui  donne  tout  de  suite  une  physio- 
nomie plus  intéressante.  On  s'attendrit  volontiers  sur  sa  des- 
tinée; on  surfait  un  peu,  par  une  illusion  de  la  pitié,  son  œuvre 
poétique  interrompue,  Parisien  de  naissance,  il  est  Provinois 
d'adoption  : 

Bleuet  éclos  parmi  les  roses  de  Provins, 

c'est  là  qu'il  a  passé  ses  premières  années,  respiré  vraiment  l'air 
natal,  composé  ses  premiers  vers.  Ses  vers,  qui  sont  ceux  d'un 
poète  ingénu  et  bien  doué  que  les  cruautés  de  la  vie  ont 
empêché  d'ouvrir  ses  ailes  toutes  grandes,  tiennent  en  un 
volume  unique,  le  Mi/osotis,  allongé,  sous  le  titre  de  Poésies 
inédites,  par  quelques  œuvres  de  jeunesse. 

Ses  premiers  vers  ne  sont  guère  que  des  chan.sons  {Dix-huit 
ans,  Vive  le  roi!  V Abeille,  etc.),  où  il  y  a  plus  de  sentiment, 
plus  de  finesse  poétique,  plus  de  tristesse  aussi,  mais,  en 
revanche,  moins  de  verve  et  de  mouvement  que  dans  les  Chan- 
sons de  Déranger.  Leur  note  plus  mélancolique,  })lus  doulou- 
reuse, en  fait  de  petites  œuvres  à  part,  qui  tiennent  le  milieu 


356  LES   l'OÈTES 

(Mille  la  cliaiison  propreinciil  «litr  cl  r(''léi>lc.  La  iialui'e  et  la 
|M>é.sir  (ril(''m''si|)[)e  Moroaii  sont,  en  elTet,  celles  d'un  éléj^iaque. 
Orphelin  de  bonne  heure,  les  chagrins  et  les  amertumes  de  la 
vie,  la  lutte  pour  l'existence,  une  sorte  de  hohème  triste  et 
navrée,  le  pressenliment  de  sa  lin  prochaine,  l'onl  jeté  dans  la 
mélancolie.  Les  meilleures  de  ses  pièces  sont  celles  ot^i  il  se 
raconte  lui-même  :  la  Fermirre,  romance  (1835),  A  mon  àme 
[  18.}()),  la  Vouizie,  élégie  (1837);  où  il  donne  un  souvenir  ému 
à  ses  impressions  et  à  ses  amitiés  d'enfance,  où  il  se  plaint, 
sans  révolte,  des  maux  soulTerts  et  des  espérances  déçues.  Chan- 
sons ou  romances,  (jui  sentent  un  peu  l'imiirovisation,  mais 
dont  la  négligence  ne  déplaît  pas,  ces  petites  pièces  assurent  un 
rang  à  Hégésippe  Moreau  dans  le  martyrologe  des  jeunes  poètes 
(jue  la  jeunesse  aimera  toujours,  autant  pour  les  infortunes 
qu'ils  ont  subies  que  jioui'  les  espérances  qu'ils  ont  données. 


VI.   —  Les  Fcînmes  poètes. 

Quatre  femmes,  quatre  poétesses,  M^^  Desbordes- Valmore, 
iM""  Amable  Tastu,  M"""  Anaïs  Ségalas,  M"'"  Ackermann,  ne 
doivent  pas  être  oubliées  dans  cette  revue  sommaire  de  la  poésie. 
La  plus  célébrée  a  été  Marceline  Desbordes-Valmore,  un  peu  à 
cause  du  roman  de  sa  vie,  qui  fut  inquiète  et  passionnée;  la 
plus  oi'iginale  est  certainement  M""  Ackermann,  (|ui  a  été  aussi 
peu  (]iie  possilde  une  femme-auteur.  JNi  l'une  ni  l'autre  n'ont  été 
Sa|»lio  ou  (^oi'inne,  et  leur  poésie  ne  vaut  pas  la  belle  prose  de 
George  SaFid. 

M""'  Desbordes-Valmore.  —  Marceline  Desbordes  (1786- 
48o9)  a  presque  touché  à  la  gloire.  Lamartine  et  Sainte-Beuve 
lui  ont  adressé  des  vers.  Ses  idylles,  ses  romances,  ses  élégies, 
sont  les  effusions  harmonieuses,  mais  un  peu  molles,  d'une 
àme  ardente.  E|)rouvée  par  la  vie,  de  toutes  manières,  elle  a 
raconté  ses  peines  avec  un  accent  de  vérité  douloureuse  qui 
nous  émeut  encore;  victime  de  l'amour,  elle  en  a  dit  l'ivresse, 
l'illusion  et  le  désespoir  en  vers  harmonieux  et  limpides  où 
'(  la  beauté  durable  de  l'exjjression  ne  relève  pas  toujours  assez 


LES  FEMMES  PUÈTES  3S7 

la  sincérité  du  sentiment  ».  Toute  cette  iîloire  «  modeste  et 
tendre  »,  comme  disait  Sainte-Beuve,  a  un  peu  [làli  de  nos 
jours;  elle  mérite  d'être  ranimée  par  la  sympathie.  L'œuvre 
de  M""'  Desbordes-Valmore  se  compose  des  recueils  suivants  : 
Elér/ies  et  romances  {\H\H),  Elégies  et  poésies  nouvelles  (182r3), 
Pleurs  (1833),  Pauvres  fleurs  (1839),  Bouquets  et  prières  (1843), 
Poésies  inédites  (1860). 

M"'' Amable  Tastu.  —  M""=  Amable  Tastu  (l"98-188o)  se 
fît  un  nom  dès  1825  par  une  pièce  de  circonstance,  Les  Oiseaux 
du  sacre,  qui  fut  alors  presque  populaire.  Trois  ans  après,  elle 
publia  un  recueil  d'élégies  qui  étendit  sa  renommée.  Elle  (bjnna 
ensuite  (1835)  un  dernier  recueil  qui  mit  le  sceau  à  cette  répu- 
tation discrète,  que  les  Jeux  Floraux  avaient  commencée,  que 
l'Académie  française  sanctionna  en  décernant  à  M"""  Tastu  le 
Prix  d'éloquence  pour  son  Eloge  de  M"""  de  Sévigné.  Sainte- 
Beuve  écrivait  dans  les  Pensées  de  Joseph  Delorme,  avec  un 
respect  apparent  où  il  entrait,  au  fond,  plus  d'ironie  malicieuse 
que  M'"''  Tastu  et  ses  amis  ne  le  soupçonnèrent  :  «  Il  y  a  dans 
la  manière  de  M"^  Tastu  une  nuance  d'animation  si  ménagée, 
une  blanche  pâleur  si  tendre  et  si  vivante,  une  grâce  modeste 
qui  s'efface  si  pudiquement  d'elle-même;  son  vers  est  tellement 
pour  sa  pensée  comme  le  voile  de  Sophronie,  sans  trop  la  cou- 
vrir et  sans  trop  la  montrer. 

Non  copri  sue  bellezze  e  non  l'espose, 

que,  dans  ces  questions  techniques  de  rythme  pur,  il  ne  s'est 
pas  présenté  à  ma  pensée  un  seul  de  ses  vers  ravissants.  De  tels 
vers,  nés  du  cœur,  vivent  tout  entiers  par  lui  et  sont  insépa- 
rables du  sentiment  qui  les  inspire.  Fleuris  à  l'ombre  du  gynécée, 
ils  se  faneraient  dans  les  arguments  des  écoles;  et  cette  gloire 
discrète,  encore  tempérée  de  mystère,  est,  à  mon  sens,  la  plus 
belle  pour  une  femme-poète.  »  Cela  veut  dire,  en  termes  simples, 
que  ces  vers  aimables  sont  trop  souvent  faciles  et  négligés.  Ils 
ont  plu  dans  leur  fraîcheur  première;  depuis,  la  grâce  s'en  est 
fanée,  la  couleur  éteinte,  et  le  parfum  affaibli. 

M"''  Anaïs  Ségalas.  —  M""^  Anaïs  Ségalas  (1814-1893), 
l'auteur  des  Algériennes  (1831),  des  Oiseaux  de  passage  1836), 
des  Enfantines  (1844),  de  la  Femme  (1817),  et,  en  dernier  lieu. 


358  LES   POÈTES 

dos  Poésies  pour  tous,  a  plus  soiiUcrl  ciicoi'e  (|ii('  M"""  Tastu  de 
ri'llV'l  (lu  Icuips.  Certaines  petites  pièces  d'un  senfimeul  délicat, 
d'une  exécution  assez  heureuse,  prolong-ent,  dans  les  Antlio- 
loiiies,  le  souvenii-  de  son  nom  que  le  xx°  siècle  peut-être  ne 
saura  plus. 

M""  Ackermann.  —  M"'"  Ackermann  (1813-1890)  est  assurée 
d'une  gloire  jdus  solide.  Veuve  en  1848,  après  trois  ans  de 
maria^fo  avec  un  savant  de  mérite,  elle  chercha  d'ahord  une 
consolation  dans  la  lecture  et  dans  l'étude.  Femme  savante, 
sans  être  pédante,  elle  se  livra  ciilin  à  la  [)oésie  qu'elle  avait 
d'aboiil  (  iilliMM'  dans  sa  jeunesse,  puis  interrompue.  L'œuvre 
poéliipu'  de  M""  Ackermann,  plus  diverse  et  plus  forte  que  celle 
des  femmes  distinguées  dont  nous  venons  de  parler,  se  compose 
de  Contes,  d'Elégies  et  de  Poésies  philosophiques.  Il  y  a  autre 
chose  chez  <dle  qu'un  don  de  nature  et  un  talent  de  romance. 
Un  bon  juge,  M.  Jacquinet  ',  a  pu  écrire  d'elle  :  «  Les  élégies 
réunissent  le  sérieux  et  la  grâce  :  le  fantôme  des  bonheurs  éva- 
nouis, la  mélancolie  des  souvenirs,  les  regrets  attachés  à  de 
chères  mémoires,  les  impressions  calmantes  de  la  solitude  au 
sein  d'une  admirable  nature,  s'y  expriment  dans  un  langage 
franc,  coloré,  mélodieux,  toujours  ferme  et  pur.  Ses  poésies 
philosophiques  tranchent  par  leur  caractère  sur  tout  le  reste » 

Sainte-Beuve,  dans  ses  Nouveaux  Lundis  (1863),  Théophile 
Gautier,  dans  son  Rapport  sur  rélat  de  la,  poésie  française  (18G7), 
E.  Caro,  dans  un  article  justement  élogieux  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes  (1874),  ont  rendu  le  même  témoignage.  Ce  sont 
surtout  les  poèmes  philosophiques  de  M""  Ackermann  qui 
méritent  ratlenliou.  Il  est  déjà  remarquable  qu'uni?  intelligence 
féminine  ait  assez  de  vigueur  et  de  portée  pour  méditer  ainsi 
sur  de  grands  sujets.  La  religion  tient  presque  toujours  lieu  aux 
femmes  de  |)hilosophie.  La  pensée  robuste  et  toute  virile  de 
M""  AckiTiuanii  n'est  ])as  religieuse.  Sa  philosophie  amère  est 
celle  de  la  négalion.  Au  lieu  de  prier  et  de  se  fondre  dans  la 
prière,  elle  se  plonge,  elle  s'abîme,  elle  essaie  de  se  consoler 
dans  le  néant.  Exaspérée  contre  l'idée  de  Dieu  par  les  injustices 
et  les  cruautés  de  la  destinée  humaine,  elle  exhale  et  elle  con- 

1.  La  Femmes  de  France  (Relini. 


LES  FEMMES  POETES  3S9 

seille  un  pessimisme  désenchanté,  un  stoïcisme  sans  croyances 
mais  non  sans  grandeur,  afin  d'arracher  l'homme  aux  regrets 
stériles,  aux  incertitudes  qui  le  tourmentent,  aux  plaintes  qui  ne 
le  consolent  pas,  pour  lui  enseigner  une  résignation  hautaine. 

Serait-ce  un  autre  cœur  que  la  Nature  donne 
A  ceux  qu'elle  préfèie  et  destine  à  vieillir? 
Un  cœur  calme  et  glacé,  que  toute  ivresse  étonne, 
Qui  ne  saurait  aimer  et  ne  veut  pas  souffrir... 

Une  pareille  philosophie,  à  la  Lucrèce  ou  à  la  Shclley,  étonne 
un  peu  dans  la  bouche  d'une  femme.  Ce  qui  n'étonne  pas  moins, 
avec  cette  vigueur  de  la  pensée,  c'est  la  vigueur  même  de  l'ex- 
pression. Il  n'y  a  plus  rien  ici  ni  des  mièvreries  du  sentiment,  ni 
des  délicatesses  et  aussi  des  défaillances  de  la  poésie  féminine 
ordinaire.  Ceux  qui  n'aimeraient  pas  la  sombre  philosophie  de 
M""^  Ackermann  doivent  rendre  justice  à  la  forme  éclatante, 
sans  faux  éclat,  précise  et  ferme,  dont  elle  l'a  revêtue.  M.  Sully 
Prudhomme  a  pu  écrire  de  M""^  Ackermann  :  «  Sa  réputation 
ne  devant  rien  au  caprice  du  goût  public  n'a  pas  à  en  redouter 
les  vicissitudes.  »  Le  temps,  qui  emporte  ou  qui  diminue  la  plu- 
part des  réputations  de  femmes  de  lettres,  ne  fera,  croyons-nous, 
que  consacrer  la  renonimée  poétique  de  M""®  Ackermann.  Si  le 
XX®  siècle  voit  éclore,  comme  nous  l'espérons,  toute  une  nou- 
velle poésie  philosophique,  on  la  comptera  parmi  ceux  qui  ont 
ouvert  la  voie.  La  gloire,  qu'elle  fuyait,  qu'elle  eût  donnée,  sans 
doute,  pour  le  bonheur,  intéressera  les  biog"raphes  de  l'avenir  à 
sa  vie  solitaire  et  tirera  son  œuvre,  trop  peu  connue,  de  la  demi- 
obscurité  dont  un  talent,  comme  le  sien,  n'a,  d'ailleurs,  ni  à 
s'étonner  ni  à  souffrir. 


BIBLIOGRAPHIE 


£tii«les  générales.  —  G.  Merlet,  Tableau  de  la  littérature  fran- 
çaise (ISI0-t8fo],3  vol.  —  Th.  Gautier,  Histoire  du  romanlisme.  — Sainte- 
Beuve,  Causeries  du  lundi;  —  Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire.  — 

D.  Nisard,  Essais  sur  l'École  romantique.  —  P.  Albert,  La  littérature 
française  au   XIX^  siècle,  2  vol.  —  J.  Lemaître,   Les  Contemporains.  — 

E.  Faguet,  Études  littéraires  sur  le  XIX''  siècle.  —  F.  Brunetière,  L'évo- 
lution de  la  poésie  lyrique  au  XIX"  siècle,  2  vol.  —  R.  Doumic,  Éléments 
d'histoire  littéraire,  chap.  xxv. 


300  LES  POETES 

KtiidoM  ot  <ii*iivi'<'«  ii»i>ticiili4'i>ew.  —  ]it:n\soi:ï{  :  Ma  biographie, 
iSoS;  —  P.  Boiteau,  Vie  ilc  liera uycr,  IHGl  ;  —  Peyrat,  Dcroii'jer  et 
Lamennais,  1801;  —  E.  Legouvé,  Le  Bcranr/cr  des  écoles;  —  Sainte- 
Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  II,  cl  taureaux  Lundis  t.  I.  —  P.  Lehul'N  : 
Portraits  contemporains,  pai-  Sainte-Beuve,  t.  II.  —  A.  Soumet:  Discours 
de  réception  deYiiQtéi  r Académie  française;  — É/oje,  par  Voisins-Laver- 
nière,  1810.  —  C.  Delavigne  :  Œuvres  complètes:  — Discours  a  l'Académie 
frariçaise,  par  Sainte-Beuve  el  Hugo.  —  A.  ni:  Vkiny  :  Œuvres  com- 
plètes; —  Journal  d'un  poète,  préface  de  M.  Ratisbonne  ;  — Alfred  de 
Viyn;/  poêle  pfiilusophr,  ])aiM.  Dorison  ;  —  Hegards  Idstoriques  et  liltéraires, 
par  M.  E.-M.  de  Vogué  {La  poésie  idéaliste  en  France);  —  Éludes  et 
po)trails,  par  M.  P.  Bourget,  t.  I.  —  A.  de  Misset  :  Œuvres  complètes, 
Charpentier.  Leincrre;  —  Hiographie,  par  P.  de  Musset;  —  Portraits 
conti  rnporiiiii>,  pai'  Sainte-Beuve,  t.  II;  —  Causeries  du  lundi,  t.  I  et  t.  XIII. 

—  ArvèdeBarine.  Alfred  de  Musset,  IXO.*).  —  SAiNTE-BErvE  :  Étude  par 
Loménie,  isil  :  —  Étude  par  M.  D'Haussonville,  187.).  —  Tu.  Gautier  : 
Klude  par  M.  E.  Bergerat.  —  Sainte-Beuve,  yourcaux  Lundis,  l.  VI.  — 
Spoelberch  de  Lovenjoul.  Histoire  des  œuvres  de  Théophile  Gautier,  1887. 

—  Maxime  Du  Camp.  Théophile  Gautier,  18î)0.  —  Desuordes-Valmore  : 
Sainte-Beuve,  Madame  Desbordes-Vatmore,  1869  (;j  articles  des  Nouveaux 
Lundis,  tome  XIIj. 


CHAPITRE  YIII 
LE    THÉÂTRE    ROMANTIQUE 


/.   —  Les  origines. 

Les  théories.  —  La  tragédie  classique  telle  que  lavaient  con- 
çue les  théoriciens  du  xvn®  siècle,  et  que  Racine  l'avait  amenée  à 
sa  perfection  étaitdepuis  longtemps  un  genre  condamné.  Comme 
on  l'a  vu  aux  chapitres  précédents,  tous  les  changements  qui  y 
avaient  été  introduits  pendant  le  xvui*"  siècle  étaient  en  contra- 
diction avec  le  principe  essentiel  du  système  :  c'est-à-dire  l'étude 
d'une  crise  morale  concentrée  dans  le  plus  petit  espace  de  temps 
possible.  Sur  la  décadence  du  genre  et  sur  la  faiblesse  des 
œuvres  qu'il  produisait,  tout  le  monde  était  d'accord.  Toute  la 
question  était  de  savoir  par  quoi  on  le  remplacerait.  Ce  fut 
l'objet  de  longues  et  bruyantes  discussions.  Il  se  produisit  tout 
un  mouvement  de  théories  qui  précéda  l'éclosion  des  œuvres  et 
occupa  les  esprits  pendant  plus  de  vingt  ans.  S'il  est  un  genre 
auquel  toutes  leurs  aptitudes  rendaient  impropres  les  écrivains 
romantiques,  c'est  à  coup  sur  le  théâtre.  C'est  pourtant  autour 
du  théâtre  que  se  livra  la  grande  bataille  :  et  si  l'on  s'en  rappor- 
tait aux  programmes,  aux  manifestes,  comme  aux  incidents  de 
la  lutte,  on  serait  tenté  de  croire  que  le  romantisme  fut  par- 
dessus tout  une  réforme  du  théâtre.  Cela  tient  à  plusieurs  rai- 
sons. D'abord  il  n'est  pas  de  genre  oii  il  soit  plus  difficile  de 
triompher  de  la  tradition  :  au  théâtre,  les  auteurs,  les  acteurs, 

1.  Par  M.  René  Doumic,  professeur  au  collège  Stanislas. 


302  LE  TIIKATllE  ROMANTIQUE 

le  public,  sont  |»arcillcment  conservateurs  et  s'unissent  pour  le 
maintien  des  usages  consacrés  et  des  coutumes  reçues;  dans  les 
[danchos  elles-mêmes  et  dans  les  montants  des  décors  il  y  a  une 
vertu  secrète  (|ui  s'ojt|ios('  à  rinli'oduction  des  méthodes  nou- 
velles. C'est  donc  pour  s'emparer  du  théâtre  que  la  révolution  lit- 
téraire devait  multiplier  seseiïorlsct  dépenser  toute  sa  violence. 
D'autre  part  les  succès  du  théâtre  sont,  pour  toutes  sortes  de 
raisons,  ceux  qui  tentent  le  plus  les  écrivains  d'imagination  :  ils 
prennent  très  aisément  les  proportions  d'un  triomphe,  ils  appor- 
tent à  l'auteur  l'enivrement  du  bruit,  l'émotion  du  contact  direct 
avec  la  foule.  Aussi  une  école  littéraire  cède-t-elle  volontiers  à 
l'illusion  de  croire  qu'elle  doit  recevoir  au  théâtre  sa  consécra- 
tion. Ce  fut  le  cas  pour  l'école  romantique. 

On  aurait  pu,  sans  sortir  de  France,  trouver  dans  les  modifica- 
tions apportées  peu  à  peu  au  système  de  la  tragédie,  ou  dans  les 
réclamations  de  nos  théoriciens,  l'esquisse  d'un  théâtre  moderne. 
Diderot  avait  écrit  sur  la  matière  abondamment  et  confusément. 
Mercier  avait  repris  et  renforcé  quelques-unes  de  ces  idées.  Mais 
on  ne  se  soucia  ni  de  Diderot  ni  de  Mercier.  On  ne  songea  môme  à 
Voltaire  que  pour  le  combattre.  Il  fallait  apparemment  aux  esprits 
cette  forte  secousse  que  donnent  les  idées  et  les  exemples  venus 
de  l'étranger.  C'est  au  nom  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne 
qu'on  va  mener  la  campagne  de  réforme  du  théâtre  en  France. 

M'""  de  Staël  avait  la  première  prononcé  chez  nous  le  mot 
de  romantisme.  Dans  la  seconde  partie  du  livre  De  C Alle- 
magne rlle  indique  quelques-unes  des  idées  qui  vont  faire  for- 
tune. Mais  elle  n'apporte  dans  l'expression  de  ces  idées  ni  beau- 
cou}i  d'ordre  ni  beaucoup  de  netteté.  Ce  n'est  pas  de  cette  faron 
qu'elle  a  servi  la  cause  de  la  réforme  du  théâtre;  c'est  bien 
plutôt  par  l'analyse  détaillée  et  commentée  qu'elle  donnait  des 
principaux  drames  de  Lessing,  de  Gœthe  et  de  Schiller.  Elle 
n'avait  garde  de  les  |)roposer  à  l'imitation  de  nos  dramaturges. 
«  En  faisant  connaître  un  théâtre  fondé  sur  des  principes  très 
diflerents  des  nôtres,  écrit-elle,  je  ne  prétends  assurément,  ni 
que  ces  principes  soient  les  meilleurs,  ni  surtout  qu'on  doive 
les  adopter  en  France;  mais  des  combinaisons  étrangères 
peuvent  exciter  des  idées  nouvelles;  et  quand  on  voit  de  quelle 
stérilité  notre  littérature  est  menacée,  il  me  paraît  difficile  de 


LES  ORIGINES  365 

ne  pas  désirer  que  nos  écrivains  reculent  un  peu  les  hornes  de 
la  carrière  '.  »  On  ne  j)ouvait  i)his  justement  parler,  avec  plus 
de  mesure  et  de  tact.  C'est  en  ce  sens  en  efï'et  que  les  influences 
venues  du  dehors  peuvent  être  utiles  et  s'exercer  légitimement.  Il 
ne  s'agit  pas  de  subir  un  idéal  d'emprunt;  mais  la  vue  d'un  idéal 
différent  du  nôtre  doit  nous  aider  à  secouer  un  joug  suranné. 

En  1811,  M""  Necker  de  Saussure  publiait  le  Cours  de  littéra- 
ture dramatique  de  Schlegcl,  professé  en  1808  à  Yienne,  Le 
lecteur  y  retrouvait  la  plupart  des  opinions  de  M"'-  de  Staël,  que 
d'ailleurs  elle  devait  en  partie  à  Schlegel,  mais  exprimées  avec 
violence,  outrance,  lourdeur  et  pédantisme.  Schlegel,  avec  cette- 
inintelligence  de  notre  génie  national  fréquente  chez  les  étran- 
gers, ne  comprend  rien  au  système  de  notre  tragédie  classique  : 
il  le  déclare  donc  absurde.  Il  insiste  sur  cette  question  de  la 
règle  des  trois  unités,  que  M"^  de  Staël  trouvait  trop  rebattue 
pour  oser  y  revenir;  mais  c'était  matière  à  dauber  brutalement 
sur  notre  compte.  «  On  a  prononcé  à  ce  propos  le  mot  d'ordre 
de  l'intolérance  :  hors  de  là  point  de  salut.  En  France,  le  zèle 
pour  soutenir  ces  règles  fameuses  n'existe  pas  seulement  chez 
les  érudits  :  c'est  l'afTaire  de  la  nation  entière.  Tout  homme 
bien  élevé,  qui  a  sucé  son  Boileau  avec  le  lait,  se  tient  pour  le 
défenseur-né  des  unités  dramatiques;  à  peu  près  comme,  depuis 
Henri  YIII,  les  rois  d'Angleterre  portent  le  titre  de  défenseurs 
de  la  foi-.  »  Il  présente  le  mélange  des  genres  comme  un  élé- 
ment essentiel  du  romantisme  et  comme  une  de  ses  principales 
beautés,  le  désordre  même  du  génie  romantique  étant  ce  qui  lui 
permet  de  se  tenir  plus  près  du  secret  de  la  nature.  «  La  nature 
et  l'art,  la  poésie  et  la  prose,  le  sérieux  et  la  plaisanterie,  le 
souvenir  et  le  pressentiment,  les  idées  abstraites  et  les  sensa- 
tions vives,  ce  qui  est  divin  et  ce  qui  est  terrestre,  la  vie  et  la 
mort  se  réunissent  et  se  confondent  de  la  manière  la  plus  intime 
dans  le  genre  romantique.  »  Le  drame  nouveau  sera  donc  cons- 
titué par  le  mélange,  ou  pour  mieux  dire  par  la  confusion  des 
genres,  et  de  tous  les  genres.  «  Les  changements  de  temps  et  de 
lieu  dans  un  drame,  le  contraste  de  la  plaisanterie  et  du 
sérieux...,  le  mélange  du  genre  dramatique  et  du  genre  lyrique... 

\.  M"""  de  Staël,  De  ^Allemagne,  II,  15. 
2.  Schlegel,  Cours  de  litl.  drain.,  x"  leçon. 


364  LE  TlIKATllE   ROMANTIQUE 

tous  ces  traits  caractrriscMit  l(^  draino  romaiiti(nio '.  »  Enfin 
Schlogcl  ilonnait  déjà  la  formule  île  ce  culte  de  Shakesj)eare  qui 
consiste  à  i^lorifior  mrnie  les  défauts  du  poète.  «  Ce  sont  des 
défauts  sultliinos  (jui  naissent  <Ie  la  jdénitude  d'une  force  gig'an- 
tfs<ju('.  (le  tilaii  dr  la  lrai;édie  attaque  le  ciel  et  menace  de  déra- 
ciner le  moiid(\  Il  est  ]dus  IcMiildc  (|u'Escliyl(';  nos  cheveux  se 
hérissent  et  notre  san<:  se  glace  en  l'écoutant,  et  néanmoins  il 
possède  le  charme  séducteur  d'un  poète  aimahle...  Il  réunit  ce 
(ju'il  y  a  de  plus  profond  et  de  plus  élevé  dans  l'existence  ;  les 
qualités  les  plus  étrangères,  et  en  ajtparence  les  plus  o|)posées 
semhlent  liées  l'une  à  l'autre  lorsqu'il  les  possède.  Le  monde 
naturel  et  le  monde  surnaturel  lui  ont  confié  tous  leurs  trésors  ; 
c'est  un  demi-dieu  par  la  force,  un  prophète  par  la  divination, 
un  génie  tutélaire  qui  plane  sur  Ihumanité  et  s'ahaisse  cepen- 
dant jusqu'à  elle  avec  la  grâce  naïve  et  l'ingénuité  de  l'en- 
fance". »  A  peine  est-ce  si  Victor  Hugo  pourra  s'exprimer  avec 
plus  d'emphase  et  pousser  plus  loin  l'adoration  héate  dans  son 
Willia m  Shakespeare. 

\a\  lettre  de  Manzoni  «  sur  les  unités  »  (1821)  fut  un  appel  à 
la  lihcrté,  d'autant  mieux  entendu  qu'il  venait,  lui  aussi,  de 
l'autre  coté  des  frontières.  Le  Racine  et  Shakespeare  de  Stendhal 
(1825)  jeta  dans  le  débat  un  certain  nombre  de  })aradoxes,  de 
simples  boutades  et  de  ces  mystifications  doubles  oii  le  mystifi- 
cateur se  mystifie  lui-même.  Ce  livre  est  singulièrement  vide. 
Retenons -en  pourtant  ce  que  dit  Stendhal  de  la  place  qu'il  con- 
vient de  faire  à  l'histoire  au  théâtre.  «  Notre  tragédie  française 
ressemblera  beaucoup  à  Pinlo,  le  chef-d'(puvre  de  M.  Lemer- 
cier.  »  On  se  souvient  queLemercierse  proposait  de  «  mettre  les 
mémoires  en  action  ».  Stendhal  donne  même  conseil  :  «  Après 
avoir  pris  l'art  dans  Shakespear(\  c'est  à  Grégoire  de  Tours,  à 
Froissart,  à  Tite  Live,  à  la  lîible,  aux  modernes  Hellènes  que 
nous  devons  demander  des  sujets  de  tragédies...  M'""  du  Hausset, 
Saint-Simon,  Gourville,  Daugeau,  Bezenval...  nous  donneront 
cent  sujets  de  comédie.  »  Stendhal  rêve  de  pièces  sur  Henri  III, 
sur  la  mort  de  Jésus-Christ  et  sur  le  retour  de  l'île  d'Elbe.  Une 
autre  i(h''e  sur  Kupielle  il  revient  sans  cesse,  c'est  (jue  :  «  De  nos 

I.  Schlegel,  Cours  de  lilt.  clntm.,  xiii"  lC(;on. 
■2.  ht.,  ibid. 


LES   OIUGINES  36a 

jours,  le  vers  alexjmdiiii  n'est  le  plus  soiivoni  (|u"uri  caclic-sot- 
tises  ».  Donc  il  faut  le  supprimer. 

La  Préface  de  «  Crom"well  ».  —  Articles  de  joiunaux, 
brochures,  préfaces,  reviennent  à  l'envi  sur  ces  questions. 
Mais  toutes  les  voix  disséminées  se  confondent  dans  le  reten- 
tissement de  la  préface  de  Cromwell  (1827).  Quand  nous  rej)re- 
nons  aujourd'hui  cette  fameuse  préface,  nous  avons  peine  à 
comprendre  l'enthousiasme  quelle  provoqua  parmi  les  contem- 
porains. Elle  est  faite  d'emprunts  et  d'erreurs  matérielles. 
Les  méprises,  les  assertions  téméraires,  jetées  d'ailleurs  avec 
une  assurance  imperturbable,  y  abondent.  Le  style,  éclatant 
et  vague,  y  est  justement  le  contraire  de  celui  qui  convient 
à  la  discussion  des  idées.  Mais  ces  défauts  mêmes  tirent  le 
succès  de  ce  manifeste,  oratoire  et  lyrique.  «  La  préface  de 
Cromioell ,  dit  Th.  Gautier,  rayonnait  à  nos  yeux  comme  les 
tables  de  la  loi  sur  le  Sinaï'.  »  Très  inférieure  à  sa  réputation, 
et  plus  que  médiocre  si  on  regarde  à  sa  valeur  comme  ouvrage 
d'histoire  et  de  théorie,  elle  n'en  est  pas  moins  importante 
comme  œuvre  d'actualité  et  de  polémique.  C'est  elle  qui  a  lancé 
l'armée  des  jeunes  auteurs  à  l'assaut  du  théâtre. 

Voici  les  points  principaux  sur  lesquels  revient  Victor  Hugo, 
reprenant  des  idées  qui  depuis  longtemps  déjà  avaient  cours  et 
auxquelles  il  se  bornait  à  donner  une  forme  plus  saisissante.  Il 
protestait,  lui  millième,  contre  la  tyrannie  des  unités.  Il  deman- 
dait plus  d'action  et  plus  de  spectacle.  «  Tout  le  drame  se  passe 
dans  la  coulisse.  Nous  ne  voyons  en  quelque  sorte  sur  le  théâtre 
que  les  coudes  de  l'action;  ses  mains  sont  ailleurs.  Au  lieu  de 
scènes  nous  avons  des  récits,  au  lieu  de  tableaux  des  descrip- 
tions. .  »  Il  indique  la  «  localité  exacte  »  comme  un  des  premiers 
éléments  de  la  réalité.  «  Le  poète  oserait-il  assassiner  Rizzio 
ailleurs  que  dans  la  chambre  de  Marie  Stuart?  poignarder 
Henri  IV  ailleurs  que  dans  cette  rue  de  la  Ferronnerie,  tout 
obstruée  de  baquets  et  de  voitures?  »  Il  s'explique  sur  l'emploi 
de  la  couleur  locale.  «  Ce  n'est  point  à  la  surface  que  doit  être 
la  couleur  locale,  mais  au  fond,  dans  le  cœur  même  de  l'œuvre, 
d'où  elle  se  répand  au  dehors....  Le  drame  doit  être  radicale- 

1.  Th.  Gautier,  Histoire  dit  romantisme. 


366  LE  THEATRE  ROMANTIQUE 

ment  imprégné  de  cette  couleur  dos  temps.  »  Il  se  prononce 
catégoriijucniont  pour  lo  maintien  du  vers,  mais  on  réclamant 
<]u"on  assouftlisso  l'alexandrin,  qu'on  le  débarrasse  de  beaucoup 
de  timidité  et  d'un  peu  de  pruderie. 

La  [)artie  la  plus  originale  de  la  Préface  est  celle  où  Yictor 
Hugo  expose  sa  tbéorie  du  grotesque.  Il  avait  pu  en  trouver  dans 
Schlogel  mémo,  et  ailleurs,  la  première  indication.  Mais  il  Fa  si 
énormément  amplifiée  et  enflée  qu'il  l'a  faite  sienne.  Cette  tbéorie 
se  rattacbi"  d'abord  aux  origines  obscures  du  romantisme.  Les 
romantiques  ont  leurs  véritables  ancêtres  dans  la  première  moitié 
du  xvn"  siècle,  dans  cotte  époque  de  Louis  XIII  vers  laquelle  une 
secrète  affinité  ramenait  l'auteur  de  Cinq-Mars  comme  celui  de 
Marion  Delormeei  celui  des  Trois  Mousquetaires,  et  dans  ce  temps 
de  la  Fronde,  marqué  par  une  égale  confusion  en  littérature  et 
en  politique,  époque  de  lyrisme,  de  poésie  irrégulière,  d'em- 
phase empruntée  à  l'Espagne  et  de  mauvais  goût  emprunté  à 
l'Italie,  parmi  ces  poètes  «  g-rotesques  »  que  Gautier  s'emploiera 
à  réhabiliter.  Ensuite  et  surtout  cette  antithèse  du  sublime  et  du 
grotesque  était  en  quelque  sorte  inhérente  au  tour  d'esprit  de 
Yictor  Hugo.  Il  a  naturellement  le  goût  de  l'extraordinaire,  de 
l'anormal,  du  bizarre  et  du  diflbrme.  Il  a  l'imagination  bouf- 
fonne. Tout  ce  qui  est  baroque,  idées,  croyances,  noms,  a  pour 
lui  (b'  mystérieuses  séductions.  Il  énumère  avec  complaisance 
dans  la  Préface,  les  vampires,  les  ogres,  les  aulnes,  les  psylles, 
les  goules,  les  brucolaques,  les  aspiolos,  comme  la  gargouille 
de  Rouen,  la  gra-ouilli  de  Metz,  la  chair  salée  de  Troyes,  la 
drée  de  Montlhéry,  la  tarasque  de  Tarascon.  Il  multiplie  dans 
Cromwell  les  consonances  abracadabrantes.  Il  est  comme  fasciné 
par  la  figure  des  fous  de  cour.  C'est  donc  dans  son  propre  génie, 
non  dans  l'étude  de  Shakespeare  ou  de  l'art  chrétien,  que  Victor 
Hugo  aperçoit  cet  élément  du  grotesque  :  il  ne  fait  ensuite  que 
le  projeter  en  dehors  de  lui.  Doué  d'une  vision  étrangement 
grossissante,  il  exagère  hors  de  toutes  proportions  le  rôle  du 
g'rotosque,  lui  subordonne  tout  le  moyen  âge,  et  le  fait  déborder 
sur  l'époque  moderne.  Habitué  aux  rapprochements  imprévus 
et  fortuits,  il  le  rattache  à  l'influence  chrétienne  dont  tout  le 
monde  |iarlait  depuis  Chateaubriand.  l'^nfin  il  va  l'imposer 
comme  un  élément  intégrant  au  théâtre  romantique. 


LES  ORIGINES  367 

Rappelons  encoro  la  Préface  que  met  Alfred  de  Vignv  en  tôte 
(le  son  Olhcllo  (1820)  '.  11  y  examine  la  question  de  savoir  si  la 
scène  fran{;aise  s'ouvrira  à  une  tragédie  moderne  produisant  : 
«  dans  sa  conception  un  tableau  large  de  la  vie,  au  lieu  de  la 
catastrophe  d'une  intrigue;  dans  sa  composition  des  caractères 
non  des  rôles,  des  scènes  paisibles  sans  drame,  mêlées  à  des 
scènes  comiques  et  tragi(|ues;  dans  son  exécution  un  stvle  fami- 
lier, comique,  tragique  et  parfois  éj)ique.  » 

Tels  sont  donc  les  points  essentiels  sur  lesquels  on  semblait 
être  d'accord  :  affranchissement  à  l'égard  des  règles,  mélange  des 
genres,  augmentation  du  spectacle,  emprunts  faits  directement  à 
l'histoire  et  surtout  à  l'histoire  nationale.  Grâce  à  ces  réformes 
le  drame  romantique  devait  être  une  reproduction  libre  et  large 
de  la  vie  représentée  dans  la  multiplicité  et  dans  la  complexité 
de  ses  aspects. 

La  diffusion  du  théâtre  étranger  en  France,  coïncidant  avec 
la  vogue  des  romans  de  Walter  Scott  et  les  progrès  du  roman 
historique  français,  favorisait  le  développement  des  idées  nou- 
velles. Le  théâtre  de  Shakespeare  était  traduit  depuis  1776,  et 
Ducis  en  avait  «  adapté  »  les  principaux  chefs-d'œuvre.  Guizot 
revoit  la  traduction  de  Letourneur  et  la  corrige  en  la  rappro- 
chant du  texte.  Des  représentations  données  à  Paris  par  des 
acteurs  anglais  eurent  un  grand  retentissement.  Dumas  exprime 
avec  son  habituelle  naïveté  l'impression  qu'il  en  reçut.  «  Vers 
ce  temps  les  acteurs  anglais  arrivèrent  à  Paris...  Ils  annoncèrent 
Hamlet.  Je  ne  connaissais  que  celui  de  Ducis.  J'allai  voir  celui 
de  Shakespeare.  Supposez  un  aveugle-né  auquel  on  rend  la  vue, 
qui  découvre  un  monde  tout  entier  dont  il  n'avait  aucune  idée; 
supposez  Adam  s'éveillant  après  sa  création  et  trouvant  sous  ses 
pieds  la  terre  émaillée,  sur  sa  tête  le  ciel  flambovant,  autour 
de  lui  des  arbres  à  fruits  d'or,  dans  le  lointain  un  fleuve,  un 
beau  et  large  fleuve  d'argent,  à  ses  côtés  la  femme  jeune,  chaste 
et  nue,  et  vous  aurez  une  idée  de  l'Eden  enchanté  dont  cette 
représentation  m'ouvrit  la  porte.  »  Et  Vigny,  dans  sa  traduction 
en  vers  à^Othello,  ne  poussait-il  pas  la  hardiesse  jusqu'à  appeler 
un  mouchoir  par  son  nom? 

1.  Lettre  à  lord  "*  sur  la  soirée  du  2i  octobre  1829  et  sur  un  svstôme  dra- 
matique. 


368  LK  THKATUl':   HIlMANTinUb; 

La  connaissance  du  théâtre  allemand  se  répand  en  même 
temps  grâce  à  nombre  de  publications  et  d'essais  dramatiques. 
En  1821 ,  Barante  traduit  le  théâtre  de  Sciiiller.  Dans  les  «  Chefs- 
d'œuvre  des  théâtres  étrangers  »  que  publie  le  libraire  Ladvocat, 
six  volumes  sont  consacrés  au  théâtre  allemand.  Ce  recueil  ne 
cessa  d'être  consulté  cl  jtillé  par  les  romantiques.  Le  théâtre  de 
G(ethe,  lr(q>  |)lein  d  idées,  nepouvaitexercercjue  peu  d'inlluence. 
En  revanche  le  nom  et  l'univre  de  Schiller  sont  populaires.  En 
1828,  le  Globe  annonce  pour  une  seule  année  six  ada|)tations  de 
Guillaume  Tell.  Le  drame  de  Schiller  est  politique  et  lyrique. 
L'auteur  s'y  met  lui-même  en  scène,  y  parle  par  la  bouche  de 
ses  personnages,  exprimant  ses  sentiments  sur  toutes  choses.  11 
devait  donc  tout  naturellement  être  goûté  des  romantiques. 

En  même  tenq)s  (jue  ces  idées  occujtaient  les  esprits,  on 
essayait  de  les  a})[»liquer  et  peut-être  de  les  préciser  en  les  réa- 
lisant, lise  fait  de  1825  à  1830  une  tentative  qui  n'a  pas  abouti, 
mais  qui  reste  néanmoins  curieuse.  On  s'elîorce  en  conscience 
de  se  référer  à  l'exemple  des  maîtres  étrang'ers  et  d'acclimater 
en  France  un  genre  aussi  différent  de  la  tragédie  que  de  celui 
qui  était  destiné  à  triompher  pour  un  temps.  Les  s|)écimens 
qui  nous  restent  de  cet  essai  sont  des  plus  intéressants.  C'est 
d'abord  en  1825  le  Théâtre  de  Clara  Gazul,  si  amusant,  si  spiri- 
tu(d,  et  qui,  pour  être  l'œuvre  d'un  pincc-sans-rire,  n'en  témoigne 
pas  moins  de  tant  de  bonne  foi!  Il  y  a  dans  ces  piécettes,  dég-a- 
gées,  vives  et  libres  d'allure,  du  romantisme  à  la  mode,  et  de  la 
fantaisie,  telle  qu'on  pouvait  l'attendre  d'un  élève  de  Bayle, 
attentif  à  collectionner  les  exemples  et  noter  les  elîels  de  l'in- 
tensité de  la  passion  et  de  la  perversité  de  la  femme.  Sensualité, 
jalousie,  libertinage  d'imagination,  voisinage  de  la  religion  et 
de  lamour,  crimes,  folies,  ironie,  toutes  ces  notes  forment 
dans  le  théâtre  de  Cdara  Gazul  un  mélange  qui  n'est  presque 
jamais  ennuyeux.  Quel  que  fût  son  goût  pour  les  époques  de 
violence  qui  donnent  au  |diilosophe  le  spectacle  léjouissant  de 
l'animalité  débridée,  Mérimée  a  moins  heureusement  réussi  dans 
la  Jacquerie  [\%2%).  Ces  scènes  historiques  sont  alors  à  la  mode  : 
Vitet,  dans  les  Barricades,  et  d'autres  encore  y  ont  fait  preuve 
d'ingéniosité.  Mais  d'ailleurs  il  suffit  de  citer  le  Cromwell  de 
Victor  IIu^'-o.  C'est  le  monument  le  j)lus  considérable  de  cette 


LE   MELODIIAMK   ET   LE  THEATKE   liltMANTIQUE  :}G0 

tentative  avortée.  Victor  Hugo  s'(>sl  orfoicô  <lo  donrKM*  ici  un 
larg-e  tableau  (riiistoirc,  de  |)réscnli'r  sous  tous  ses  aspects  un 
événement  capital  de  la  vie  d'un  peuple,  d(ï  faire  connaître  dans 
un  g-rand  personnage  l'homme  privé  en  même  temps  que 
l'homme  public,  les  sentiments  intimes  aussi  bien  que  les  pré- 
tentions affichées,  les  faiblesses,  les  tristesses,  les  ambitions, 
les  remords  et  tout  ce  qui  se  mêle  dans  la  complexité  du  cœur. 
—  De  toutes  ces  œuvres  aucune  ne  pouvait  affronter  la  scène,  et 
aucune  n'y  était  destinée.  La  question  était  justement  de  savoir 
si  on  trouverait  le  moyen  de  faire  vivre  à  la  scène  cette  forme 
de  théâtre.  On  no  le  trouva  pas.  Et  tandis  que  ce  genre  mal 
déterminé  ne  dépassait  pas  à  la  période  des  tâtonnements,  à  la 
place  qu'il  ne  parvenait  pas  à  occuper  un  autre  genre  s'instal- 
lait hardiment  et  même  effrontément.  C'est  le  mélodrame. 


//.   —   Le   mélodrame  et   le  théâtre   romantique . 

«  Henri  III  et  sa  cour.  »  —  Ce  genre  n'avait  aucune  qua- 
lité littéraire,  et  notamment  aucune  de  celles  qu'on  réclamait 
depuis  vingt  ans.  Mais  il  avait  une  qualité  qui  prime  toutes  les 
autres  :  il  existait. 

Car  c'est  un  point  sur  lequel  on  ne  saurait  trop  insister.  Entre 
les  idées  (|u'on  remuait  depuis  vingt  ans  et  le  drame  roman- 
tique tel  qu'il  s'est  constitué,  il  n'y  a  aucun  rapport  de  filiation. 
On  parlait  d'influences  étrangères  :  le  drame  nouveau  ne  doit 
presque  rien  à  celui  de  Schiller  et  rien  à  celui  de  Shakespeare. 
On  parlait  de  réalité;  le  drame  nouveau  jettera  le  défi  à  toute 
réalité  comme  à  toute  A'érité.  On  parlait  du  sens  de  l'histoire 
pénétrant  par  l'intérieur  et  animant  l'œuvre  tout  entière;  c'est 
ce  qui  fera  le  plus  cruellement  défaut  au  drame  romantique. 
On  parlait  d'une  familiarité  de  tons  rapprochant  le  dialogue  du 
théâtre  de  celui  de  la  vie;  rien  de  plus  opposé  à  cette  souplesse 
de  la  conversation  que  l'antithèse  violente  de  la  déclamation  et 
de  la  bouffonnerie.  Toutes  ces  discussions  théoriques  n'ont  donc 
servi  qu'à  occuper  les  esprits;  elles  ont  accentué  le  discrédit  de 
l'ancienne  forme  dramatique  sans  dessiner  par  avance  celle  qui 
y  succéderait;  elles  ont  permis  aux  novateurs  de  masquer  sous 

Histoire  de  la  langue.  VU.  24 


370  LK  THKATRE   ROMANTIQUE 

ces  grands  mots  ce  qui  n'est  en  réalité  que  l'envaliissement  de 
la  littérature  dramatique  par  un  iionrc  réservé  jusqu'alors  à 
rébattement  de  la  multitude. 

Depuis  Iongtem|>s  le  mélodrame  était  en  pleine  prospérité, 
(fuilhert  de  Pixérécourt  (1797-1835)  triomphait  sur  le  boule- 
vard du  Crime.  A  côté  de  lui  Caiiiniez,  Guvelier,  Camaille  de 
Saint-Aubin,  Hubert,  La  Martellière,  Gharvin,  Boirie  passion- 
naient un  public  chaque  jour  plus  nombreux.  Le  contraste  était 
éloijucnl  entre  la  v(M*ve  des  auteurs  de  mélodrames  et  la  fadeur 
des  faiseurs  de  tragédies;  rien  ne  réussit  comme  le  succès.  Le 
mélodrame  devenait  un  danger  qui  inquiétait  tous  les  gens  de 
goût.  «  Qu'on  y  ju'enne  garde,  disait  déjà  Geoffroy,  si  on  s'avise 
d'écrire  le  mélodrame  en  vers  et  en  français,  si  on  a  l'audace 
de  les  jouer  passablement,  malheur  à  la  tragédie!...  Si  une  fois 
il  se  rencontre  un  homme  qui  sache  écrire  en  vers  et  en  prose, 
et  dialoguer  passablement,  c'en  est  fait  de  la  tragédie...  Malheur 
au  Théâtre  français,  quand  un  homme  de  quelque  talent  et  con- 
naissant les  effets  de  la  scène  s'avisera  de  faire  des  mélo- 
ilrames!  '  »  C'est  à  cette  invasion  du  mélodrame  dans  la  litté- 
rature que  nous  allons  assister. 

Le  11  février  1829  Alexandre  Dumas  faisait  représenter  avec 
succès  Henri  III  et  sa  cour.  C'est  un  pauvre  ouvrage,  mais  qui 
offre  déjà  dans  sa  structure  le  type  du  drame  d'histoire  destiné 
à  prévaloir  à  la  scène.  Il  y  a  deux  pièces  dans  cette  pièce. 
D'abord  et  au  fond  un  drame  de  jalousie.  Saint-Mégriri  est  amou- 
reux de  la  duclicsse  de  Guise.  Il  a  une  entrevue  avec  elle.  Un 
mouchoir  oublié  par  la  duchesse  éveille  les  soupçons  du  mari. 
Pour  se  venger,  il  force  la  duchesse  —  il  la  force  en  lui  tor- 
dant le  poignet  —  à  écrire  à  Saint-Mégrin  pour  lui  donner 
rendez-vous  à  l'hôtel  de  Guise.  Le  jeune  homme  arrive  sans 
méfiance.  Il  apprend  de  la  bouche  même  de  la  duchesse  le  péril 
qui  le  menace,  tente  de  fuir;  mais  les  issues  sont  gardées; 
il  tombe  sous  les  coups.  C'est  là  un  drame  de  passion  quel- 
conque, ou  plutôt  de  la  passion  connue  on  la  concevait  et 
comme  on  la  représentait  aux  environs  de  1830,  la  passion  for- 
cenée traduite  sous  une  forme  brutale.  Ces  gens  pensent,  sen- 
tent, agissent,  suivant  la  mode  littéraire  d'alors.  L'auteur  des 

i.  Cilé  par  Des  Granges  :  Geoffroy  et  la  ctilique  dramatique,  p.  411  et  suiv. 


IIIST.    DE   LA   LANGUE   &   DE   LA    LITT.    FR. 


T.    VII.   en.   VIII 


Arm.inJ  Colin  &  C'''    Kdileurs,  Paris 


ALEXANDRE    DUMAS 
d'après  une  lithographie   de   a.    DEVÉRIA 


LE  MÉLODRAME  ET   LE  THEATRE  ROMANTIQUE  371 

Lettres  de  Dupuis  et  Colonet  parle  de  «  cette  manie  (jui  depuis 
peu  a  pris  à  nos  auteurs  d'appeler  les  personnages  des  romans  et 
des  mélodrames  Charlemagne,  François  I"  et  Henri  IV,  au  lieu 
d'Amadis,  d'Oronte,  ou  de  Saint-Albin  ».  Autour  du  drame 
de  passion  sont  groupés  les  éléments  d'un  tableau  d'histoire. 
Détails  de  couleur  locale,  anecdotes,  curiosités,  citations,  mots 
célèbres  et  dates  précises  sont  réunis  et  insérés  dans  le  dialogue, 
comme  par  hasard.  Par  exemple,  l'action  du  drame  se  passant 
le  20  juillet  1573,  les  personnages  se  présentant  eux-mêmes  au 
public  et  faisant  les  honneurs  de  leur  époque,  trouvent  moyen 
de  nous  rappeler,  ou  de  nous  apprendre,  que  Henri  HI  a  fait 
élever  des  tombeaux  à  Quélus,  Schomberg  et  Maugiron,  et  qu'il 
nourrit  des  lions  au  Louvre,  que  les  monnaies  alors  en  cours 
sont  le  philippus,  l'écu  à  la  rose  et  le  doublon  d'Espagne,  que  la 
double  rose  n'est  pas  démonétisée  comme  l'écu  sol  et  le  ducat 
polonais,  et  vaut  douze  livres,  que  le  jeu  de  bilboquet  est  en 
faveur  et  qu'on  paie  quatre  sous  par  personne  pour  voir  jouer 
les  Gelosi,  que  les  fraises  godronnées  viennent  d'être  remplacées 
par  les  collets  renversés  à  l'italienne,  et  qu'on  a  posé  la  pre- 
mière pierre  du  pont  qui  s'appellera  le  Pont-Neuf,  qu'un  duel  a 
eu  lieu  le  27  avril  à  la  porte  Saint-Antoine,  que  des  pommes  de 
senteur  ont  été  envoyées  par  Catherine  de  Médicis  à  Jeanne 
d'Albret  deux  heures  avant  sa  mort,  et  que  l'année  1546  précède 
justement  de  trois  cent  soixante-cinq  jours  l'année  1547,  qui  se 
trouve  être  celle  de  la  mort  de-  François  P'.  Ruggieri  paraîtra 
dans  le  drame  avec  ses  télescopes,  et  Brantôme  avec  ses  Dames 
galantes.  Les  mots  historiques  sortiront  de  la  bouche  des  reines 
et  des  princes  à  la  manière  des  banderoles  qui  sortent  de  la 
bouche  des  saints  dans  les  enluminures  :  «  Il  faut  tout  tenter  et 
faire  —  pour  son  ennemi  défaire...  Ce  n'est  pas  le  tout  de  couper, 
il  faut  recoudre...  etc.  »  Les  politiques  exposeront  avec  une 
abondance  de  détails  et  un  luxe  de  franchise  leurs  desseins  les 
plus  secrets  et  leurs  plus  noires  machinations  :  «  Il  me  faut  un 
peu  plus  qu'un  enfant,  un  peu  moins  qu'un  homme,  déclare 
Catherine  de  Médicis...  Aurais-je  donc  abâtardi  son  cœur  à  force 
de  voluptés,  éteint  sa  raison  par  des  pratiques  superstitieuses, 
pour  qu'un  autre  que  moi  s'emparât  de  son  esprit  et  le  dirigeât  à 
son  gré? Non;  je  lui  ai  donné  un  caractère  factice,  pour  que  ce 


37-2  LE  TIIKATUR  HOMANTIOrE 

caractôro  m'appartînt.  Tous  les  calculs  de  ina  politique,  toutes 
les  ressources  de  mon  imaiïination  ont  tendu  là...  »  Les  carac- 
tères de  Henri  III,  de  Catherine,  du  duc  de  Guise  sont  repré- 
sentés en  conformité  scrupuleuse  avec  la  légende.  Comme  on  le 
voit,  entre  le  drame  de  passion  et  le  tableau  d'histoire,  il  n'y 
a  pas  de  liaison  intime.  Les  traits  de  celui-ci  ne  servent  pas  au 
développement  de  c(dui-là.  L'un  est  même  en  contradiction  avec 
laulre.  Tout  n'est  ici  qu'incohérence  et  puérilité.  Un  drame 
de  passion  d'aujoui'd'hui  dans  un  dtM'or  d'autrefois,  telle  est  la 
formule  de  ce  drame  que  Dumas  vient  de  faire  accepter.  Victor 
Hugo  n'a  écrit  Marlon  Delonne  qu'au  mois  de  juin  de  la  même 
année,  après  Dumas  et  d'après  lui.  La  part  de  Dumas  dans  le 
mouvement  a  donc  été  grande.  C'est  lui  (jui  est  l'initiateur. 

Toutefois  il  restait  à  consacrer  le  triomphe  du  nouveau  genre. 
Dumas  n'est  pas  un  homme  à  système.  Il  se  laisse  guider  par 
son  instinct,  ou  encore  il  se  prête  au  courant  qui  fait  la  mode.  De 
plus  la  vanité  chez  lui  se  concilie  avec  beaucoup  de  bonhomie 
et  une  réelle  naïveté.  Ce  sont  d'autres  mérites  qu'il  faut  pour 
imposer  une  réforme.  Admirable  par  le  génie,  Victor  Hugo  ne 
l'est  pas  moins  par  l'art  de  mettre  son  génie  en  valeur.  C'est  un 
maître  de  la  réclame.  Préparée  de  longue  date,  organisée  avec 
un  soin  minutieux,  la  bataille  de  Hernani  fut  l'engagement 
décisif,  après  lequel  les  romanti([ues  restèrent  maîtres  du  ter- 
rain. Une  autre  raison  encore  ajoute  à  l'importance  de  cette 
fameuse  soirée  du  2o  février  1830.  Henri  III  et  sa  cour  était 
écrit  en  prose,  et  la  prose  d'Alexandre  Dumas  ne  diffère  pas 
.sensiblement  de  celle  de  Pixérécourt.  Il  fallait  donner  au  mélo- 
drame le  prestig^e  du  style  et  de  la  versification  pour  le  faire 
entrer  décidément  dans  la  littérature.  C'est  à  quoi  servit  la  pièce 
de  Hugo.  La  fortune  du  genre  était  assurée  pour  une  période 
<|ui  d'ailleurs  devait  être  assez  courte. 

Le  théâtre  de  Victor  Hugo.  —  Le  mélodrame  est  le 
genre  de  théâtre  populaire,  c'est  le  théâtre  façonné  par  le  peuple, 
suivant  ses  goûts,  en  conformité  avec  sa  conception  de  la  vie, 
avec  la  tournure  et  les  besoins  de  son  esprit.  Le  peuple  dans 
.sa  conception  de  la  vie  et  du  monde  ne  se  détermine  pas  par  la 
rai.son  et  ne  se  pique  pas  de  logique.  Avec  son  incorrigible  besoin 
d'imaginer,  il  est  prêt  à  admettre  tout  ce  qui  est  mystérieux 


LE  MÉLODRAMi-:   ET   LE  TllÉATHE  ROMANTIQUE  373 

invraisemblable,  extraordinaire  :  ce  (jui  est  le  jtlus  merveilleux 
est  aussi  ce  (|ui  lui  paraît  le  jdus  iialuicl.  Le  peuple  est  avide  de 
sensations.  Son  éducation  artislicjue  n"a  pas  été  faite,  et  il  est 
absolument  inexact  que  son  instinct  le  mène  tout  droit  à  ce  qui 
est  beau.  En  art,  tout  au  moins,  Tadage  vox  populi  vox  Dei  ne 
se  véritie  pas.  Le  peuple  est  illettré  et  ne  se  soucie  pas  des 
mérites  proprement  littéraires.  Mais,  en  revanche,  il  veut  que 
sa  curiosité  soit  amusée,  que  ses  yeux  soient  réjouis  :  il  aime  le 
spectacle.  Il  éprouve  le  besoin  d'être  remué  jusque  dans  le  fond 
de  son  être,  jusque  dans  la  partie  de  sa  sensibilité  qui  est  la  plus 
engagée  dans  la  matière.  Il  faut  que  ses  nerfs  soient  secoués. 
Il  n'a  pas  de  plus  grande  joie  qu'à  se  sentir  tout  frissonnant 
de  peur,  d'angoisse,  de  pitié.  Il  ralTole  des  spectacles  de  mort, 
des  mises  en  scène  lugubres.  Ne  le  voit-on  pas  se  presser  aux 
exécutions  capitales?  Et  enfln  dans  ce  peuple  composé  des 
humbles,  des  déshérités  de  ce  monde,  dans  ce  peuple  chez  qui 
la  foi  diminue,  qu'on  soumet  à  des  excitations  de  toute  sorte,  il 
fermente  toujours  depuis  le  temps  de  la  Révolution  française  je 
ne  sais  quel  esprit  de  révolte  qui  le  pousse  à  se  poser  en  ennemi 
de  l'institution  sociale  elle-même  dans  son  état  actuel  et  dans 
son  passé  historique.  L'imagination  et  parfois  l'imagination 
la  plus  folle  se  substituant  à  la  logique  du  sentiment  et  de  la 
passion,  la  sensation  remplaçant  les  émotions  d'ordre  intel- 
lectuel, l'esprit  de  révolte  soufflant  aux  personnages  des  discours 
de  violence  et  de  haine,  —  tels  sont  les  traits  essentiels  que  le 
mélodrame  reçoit  de  son  origine  populaire  ;  et  ces  traits  carac- 
téristiques du  mélodrame,  c'est  dans  le  théâtre  même  de  Victor 
Hugo  que  nous  allons  les  retrouver. 

Nous  aurions  d'abord  un  moyen  bien  facile  et  pour  ainsi  dire 
extérieur,  de  révéler  dans  ce  théâtre  la  présence  du  mélodrame. 
Il  y  a,  on  le  sait,  une  certaine  mise  en  scène  spéciale  au  mélo- 
drame; le  mélodrame  nécessite  un  cerlain  matériel  de  décors 
et  d'accessoires,  indispensables  pour  les  machinations  téné- 
breuses, les  surprises,  les  duels,  les  meurtres,  les  enlèvements, 
les  tueries  dont  se  composent  les  pièces  de  ce  genre.  Et  voici 
dans  le  théâtre  de  Victor  Hugo  ces  accessoires  d'une  nature  si 
caractéristique.  D'abord  une  architecture  spéciale.  Ce  sont  des 
palais  machinés  avec  caveaux  souterrains,  cachots  où  le  jour 


374  LE  TIIÉAÏUK  ROMANTIQUE 

ne  priièlrc  pas,  voùlos,  arcades,  cluuisse-lrapes,  portes  secrètes, 
f(Mirtr('s    prillées,    eacliettos    dissimuléos    lantôf    derrière    une 
draperie  et  tantôt  derrière  un  portrait,  tortueux  corridors,  murs 
faits  pour  la  trahison  et  dans  lesquels  on  entend  des  bruits  de 
pas.  Puis  voici  les  manteaux  couleur  de  muraille  dans  lesquels 
s'enveloppent  parfois  le  traître  et  [)arfois  le  héros,  les  chapeaux 
de  feutre  dont  les  larges  bords  se  rabattent  sur  les  yeux  pour 
cacher  le  visage,  les  masques,  les  bandeaux  et  les  cagoules. 
A  ce  vestiaire  si  bien  fourni,  joignez  toute  une  pharmacie  :  les 
narcotiques  qui  procurent  un  sommeil  en  tout  pareil  à  la  mort, 
à  cette  différence  près  qu'au  bout  de  quelque  temps  on  s'éveille 
en  demanihint  «  où  suis-je?  »;  les  pilules  magiques  qui  rajeu- 
nissent, les  contrepoisons,  et  enfin  et  surtout  les  poisons,  tous 
les   poisons,  toutes  les  espèces,  toutes   les   sortes,  toutes  les 
variétés  de  poisons,  les  poisons  acres  au  goût  et  ceux  dont  la 
saveur  est  délicieuse,  les  poisons  qu'on  mélc  au  vin  de  Chypre, 
et  ceux  qui  remplissent  une  fiole  artistement  ouvragée,  les  poisons 
qui  tuent  en  un  jour,  en  un  mois,  au  gré  du  client,  les  poisons 
qui  foudroient  sur  l'heure  et  ceux  qui  opèrent  à  distance,  tous 
les  poisons  des  Dorgia.  —  Ajoutez  encore  tout  un  lot  d'acces- 
soires :  des  portraits  de  famille  et  des  portraits  médaillons,  des 
croix-de-ma-mère    destinées  à  constater  l'identité   des   enfants 
trouvés,  des  bourses  pleines  d'or,  des  trousseaux  de  grosses  clefs 
pour  guichetiers,  de  menues  clefs  à  secret  qui  se  portent  en 
brclo([ues,  un  cor  de  chasse,   cinq   cercueils,  un   assortiment 
d'épées  de  toutes  les  tailles  et  de  toutes  les  formes,  des  dagues 
de  toutes  les  fabrications,  mais  surtout  des  dagues  de  Tolède, 
des  poignards  à  n'en  pas  savoir  le  compte,  des  échafauds,  des 
haches,  des  billots,  des  cierges,  des  torches,  un  sac  de  couleur 
brune  pour  empaqueter  les  cadavres,  des  aunes  de  drap  noir 
avec  larmes   d'argent  et  généralement   toutes  fournitures  qui 
ressortissent  à  la  compagnie  des  Pompes  funèbres. 

Les  caractères  du  drame  de  Victor  Hugo  :  Les  situa- 
tions. —  Les  personnages.  —  Mais  dépassons  cette  vue  exté- 
rieure; entrons  dans  l'analyse  des  caractères  du  drame  de  Victor 
Ilugo,  et  quand  nous  en  aurons  fait  le  compte,  nous  aurons  énu- 
méré  les  caractères  eux-mêmes  du  mélodrame. 

Un  premier  caractère  est  celui  que  j'appellerai,  afin  d'appeler 


LE  MÉLODIIAMK   KT   LE  THÉÂTRE  ROMANTIQIK  375 

les  choses  par  leur  nom  :   rabsurditr.  Je  ne  donne   à  ce  mot 
aucun  sens  désobligeant;  j'entends  seulement  par  là  une  certaine 
manière  de   concevoir  le  train  du  monde.  Nous  pensons  tous 
qu'il  y  a  de  l'ordre  dans  la  nature,  qu'il  y  a  de  la  logique  dans 
le  monde.  Il  y  a  une  logique  des  événements;  c'est  ce  qui  fait 
(jue  dans  la  chaîne  des  phénomènes  tout  se  tient,  que  les  causes 
engendrent   sûrement  leurs   effets   et  que,   dans  l'histoire   des 
peuples  comme  dans  la  vie  des  individus,  il  n'est  pas  un  acte,  si 
mince   soit-il,  qui  n'ait  dans  l'avenir,   un  lointain  et  profond 
retentissement.  Il  y  a  une  logique  des  passions;  c'est  ce  qui  fait 
que  nous  sommes,  quoi  qu'on  dise,  maîtres  de  notre  destinée, 
auteurs  responsables  des  maux  dont  nous  préférons  accuser  le 
hasard  et  qui  ne  sont  le  plus  souvent  que  le  châtiment  de  nos 
fautes,  châtiment  dont  le  germe  était  déjà  contenu  dans  la  faute 
elle-même.  Cette  logique  immanente  des  choses  n'est  pas  toujours 
manifeste  et  au  contraire  elle  est  le  plus  souvent  dissimulée  sous 
le  désordre  apparent  de  la  réalité.  L'objet  propre  de  la  littéra- 
ture est  de  rendre  sensible  et  comme  palpable  cette  logique,  qui 
d'elle-même  est  enveloppée.  C'est  pourquoi  nous  voulons,  dans 
un  livre    ou  dans  une  pièce  de   théâtre,  que  les  personnages 
soient  en  accord    avec  eux-mêmes,  que  leurs  sentiments  s'ac- 
cordent  avec  leurs   paroles,  que   leurs  actes  s'accordent  avec 
leurs  sentiments  et  que  les  conséquences  de  ces  actes  ne  soient 
pas  en  contradiction  avec  ces  actes  eux-mêmes.  C'est  le  contraire 
qui  arrive  dans  le  théâtre  de  Victor  Hugo.  Régulièrement  ses 
personnages  y  disent  le  contraire  de  ce  qu'ils  devraient  dire,  y 
font  le  contraire  de  ce  qu'ils  devraient  faire  ;  et  c'est  la  seule 
règle  à  laquelle  ils  obéissent. 

De  ces  perpétuels  défis  jetés  à  la  vraisemblance  et  au  bon 
sens  je  pourrais  citer  cent  exemples;  j'en  cite  deux.  J'emprunte 
le  premier  à  Hernani.  Don  Ruy  Gomez  entrant  chez  Dona  Sol, 
au  premier  acte,  y  trouve  Hernani  et  Don  Carlos,  deux  hommes 
chez  sa  nièce,  à  cette  heure  de  nuit!  Belle  occasion  d'éviter  le 
scandale  et  le  tapage!  Ruy  Gomez  fait  ouvrir  les  portes,  allumer 
les  flambeaux,  accourir  tout  le  monde.  Ya-t-il  s'inquiéter  alors 
de  savoir  qui  sont  ces  deux  visiteurs  nocturnes?  Nullement.  Il 
évoque  le  souvenir  du  Cid  et  de  Bernard,  ces  héros,. et  dans  un 
développement   d'ailleurs    magnifique,   compare    aux  hommes 


376  LE  TllKATHE  IIOMANTIQUR 

(r.iulicf'oi.s,  les  hommes  d'aujoiircriuii;  après  quoi  ayant  enfin 
soni^é  à  (lemaniler  son  nom  à  Don  C.ai'los  et  s'apercevanl  <|ue  celui 
à  qui  il  a  adressé  cette  longue  invective  est  le  roi  d'Espagne,  il 
lui  reste  à  présenter  ses  excuses.  —  J'emprunte  l'autre  exemple 
à  Rnij  JJ/cs.  Je  passe  condamnation  sur  la  prcmièi-e  partie  de 
Ihti/  BIds  :  le  laquais  devenant  ministre  et  grand  d'Espagne. 
Mais  c'est  la  dernière  qui  est  le  j)lus  violemment  inacceptable. 
Comment!  Uuy  Dlas  est  devenu  ministre  tout-j)uissant  et  il  n'a 
pas  profité  de  sa  toute-puissance  pour  mettre  Don  Salluste  dans 
l'impossibilité  de  nuire  !  11  est  tout-puissant,  et  (juand  Don  Salluste 
revient,  ce  Don  Salluste  qui  n'est  plus  qu'un  ancien  ministre 
exilé  et  disgracié,  il  ne  sait  que  baisser  la  tête,  se  désespérer, 
et  enfin  s'aller  promener  par  la  ville.  Ce  héros  est  par  trop 
niais.  Ces  deux  exemples  ne  sont-ils  pas  significatifs  et  ne 
prouvent-ils  pas  combien  l'auteur  se  soucie  peu  de  faire  du  lan- 
gage ou  de  la  conduite  de  ses  personnages,  le  développement 
de  quelque  principe  intérieur? 

A  vrai  dire  ces  personnages  ne  parlent,  ni  n'agissent  :  ils 
s'agitent  et  ils  déclament. 

Ils  s'agitent,  ils  se  démèneni,  lèvent  les  bras  au  ciel,  se  mon- 
trent le  poing  ou  le  montrent  à  la  destinée,  ils  se  menacent,  ils 
se  ruent  les  uns  sur  les  autres,  ils  brandissent  leurs  épées  et  font 
luire  la  lame  de  leur  poignard,  ou  encore  ils  s'agenouillent,  ils  se 
roulent  à  terre,  ils  gesticulent,  ils  font  des  grimaces  et  des  con- 
torsions. Mais  comme  tout  ce  mouvement,  démesuré  et  désor- 
donné, ne  correspond  à  aucune  impulsion  venue  du  dedans,  nous 
ny  voyons  qu'un  mouvement  de  pantins  manœuvré  par  Timpré- 
sari(»  (|u"on  devine  tout  près  dans  la  coulisse.  Et  en  dépit  de 
cette  agitation,  il  n'y  a  pas  d'action. 

Us  déclament.  Jamais  n"avait-on  vu  couler  sur  noire  scène 
française  un  1(1  (lot  de  paroles  inutiles.  Ce  sont  des  discours  de 
(limciisioiis  inouïes,  des  tirades  qui  s'allongent  à  l'infini,  des 
monologues  (jui  dépassent  les  plus  longs  monologues  connus. 
C'est  une  tempête  d'invectives,  un  flux  de  rodomontades.  C'est 
un  océan  de  lieux  communs.  Cela  entrecoupé  d'exclamations, 
d  iiitcijtclions  et  dinterrogations.  «  Savez-vous  ce  que  c'est  que 
d'avoir  une  mère?  Une  mère,  etc..  »  «  Savez-vous  ce  que  c'est 
(pie  d'être  enfant?  Pauvre  enfant,  etc..  »  «  Savez-vous  ce  que 


LE  MÉLODRAME  ET   LE  THEATRE  ROMANTIQUE  377 

c'est  que  Venise?  Venise,  je  vais  vous  le  dire,  c'est,  rincjuisition 
d'Etat,  c'est  le  conseil  des  Dix.  Oli!  le  conseil  des  Dix,  parlons- 
en  bas,  Tisbé...  »  C'est  tout  le  temps  ainsi,  que  ce  soit  d'ailleurs 
en  vers  ou  en  [)rose.  (Vest  une  continuelle  éjaculation  oratoire. 
C'est  la  manie  déclamatoire  qui  se  déhoi'de,  sans  que  rien  puisse 
la  contenir,  sans  mesure,  sans  règle,  sans  frein.  Tout  ce  luxe  de 
paroles  est  d'ailleurs  sans  résultat.  De  la  parole  ces  beaux  par- 
leurs ne  passent  pas  à  l'action.  Tout  cela  n'est  qu'un  vain  bruit 
de  j)aroles  frap{)ant  l'air  inutilement.  Agitation  et  déclamation, 
voilà  ce  qui  remplace  la  peinture  des  mœurs,  l'analyse  des  senti- 
ments, l'étude  du  cœur. 

Il  n'y  a,  dans  tout  ceci,  pas  une  lueur  de  vérité,  pas  un  cri 
d'humanité. 

Car  l'objet  de  l'auteur  n'est  pas  de  peindre  le  cœur,  <le  décrire 
les  sentiments,  mais  bien  de  mettre  sous  les  yeux  étonnés  du 
spectateur  les  situations  les  plus  extraordinaires,  prêtant  aux 
coups  de  théâtre  les  plus  imprévus  révélés  par  les  mots  à  effet 
les  plus  saisissants. 

C'est  alors  la  course  folle  à  ti'avers  les  aventures  merveilleuses, 
les  coïncidences,  les  rencontres,  les  découvertes  et  les  recon- 
naissances. C'est  le  grand  jeu  des  déguisements.  C'est  ici  qu'il 
ne  faut  pas  se  fier  aux  apparences,  juger  les  gens  sur  leur  cos- 
tume et  croire  que  l'habit  fait  le  moine.  Voici  un  homme  en 
costume  de  pèlerin  :  ce  pèlerin  est  un  bandit,  ce  bandit  est  un 
pâtre,  ce  pâtre  est  un  grand  seigneur.  Voici  un  mendiant,  c'est 
un  empereur.  Voici  une  jeune  fille  touchante  par  l'humilité  de 
son  maintien  et  la  chasteté  de  ses  yeux  baissés  :  c'est  une 
fameuse  courtisane.  Voici  une  pauvre  fille  élevée  par  un  ouvrier  : 
elle  porte  un  des  grands  noms  de  l'Angleterre.  Des  enfants 
retrouvent  leur  mère.  Des  gens  qui  ne  s'étaient  jamais  vus  se 
reconnaissent.  Un  jeune  homme  lève-t-il  le  poignard  sur  une 
femme?  ne  doutez  pas  que  cette  femme  ne  soit  sa  mère.  Un 
vieillard  s'acharne-t-il  sur  un  cadavre?  Ne  doutez  pas  que  ce 
cadavre  ne  soit  celui  de  sa  fille. 

Ce  qui  aide  merveilleusement  Victor  Hugo  à  trouver  ces 
situations,  c'est  cette  disposition  habituelle  qu'il  a  de  tout  aper- 
cevoir sous  la  forme  de  l'antithèse.  On  connaît  cette  disposition 
de  son  génie  et  qui  en  est  un  Irai!  fondamental.  Il  met  de  toute 


378  LE  THÉÂTRE  ROMANTIQUE 

nécessité  le  noir  en  (iiniosilion  avec  le  blanc,  le  grotesque  en 
contraste  avec  le  sublime,  le  nain  en  antithèse  avec  le  géant. 
Cela  non  seulement  se  retrouve  dans  son  théâtre,  mais  en 
explique  la  genèse.  Hernnni  est  l'antithèse  du  jeune  homme  et 
du  vieillard,  du  haudit  cl  do  l'empereur;  le  Roi  s'amuse  l'anti- 
thèse du  boullbn  et  du  roi.  Marie  Tudor  est  l'antithèse  de  l'ou- 
vrier et  du  grand  seigneur,  de  la  jeune  fille  et  de  la  reine. 
AngeJo  est  rantilhèsc  de  la  courtisane  et  de  l'honnête  femme; 
Rui)  lihu  l'antithèse  du  valet  et  du  ministre,  du  ver  de  terre  et 
de  l'étoile  dont  il  est  anioin^eux.  Mais  l'antithèse  qui  règne  et 
qui  sévit  dans  le  théâtre  de  Yictor  Hugo  ne  se  réduit  pas  à 
opposer  un  personnage  à  un  autre  personnage;  elle  oppose 
dans  un  même  personnage  le  caractère  à  la  condition,  un  trait 
de  caractère  à  un  autre  trait  de  caractère.  C'est  de  l'antithèse 
au  second  degré.  Reprenons  l'énumération  de  tout  à  l'heure. 
Marion  Dolorme,  c'est  la  courtisane  à  qui  l'amour  a  refait  une 
virginité,  une  âme  pure  dans  un  corps  souillé.  Le  Roi  s'amuse, 
c'est  le  bouffon  transfiguré  par  le  sentiment  paternel,  une  âme 
radieuse  dans  un  corps  biscornu.  Marie  Tudor,  c'est  une  reine 
sacrifiant  à  son  amour  la  raison  d'Etat,  la  femme  dans  la  reine. 
Angelo,  c'est  Tisbé  la  courtisane  qui  se  dévoue,  la  courtisane 
sublime.  Riuj  Blas,  c'est  une  grande  âme  sous  l'habit  d'un  valet. 
On  le  voit,  antithèse  dans  les  rapports  des  personnages  entre 
eux,  antithèse  dans  la  construction  intime  des  personnages,  anti- 
thèse au  dedans  et  au  dehors.  Et  tout  n'est  qu'antithèse. 

Dans  ces  situations  extraordinaires  Yictor  Hugo  place  des 
personnages  conventionnels,  tout  d'une  pièce,  d'un  dessin  som- 
maire, arrêté  une  fois  pour  toutes.  Le  vieillard  est  barbu, 
chenu,  face  spectrale,  voix  sépulcrale.  Et  voici  le  jeune  homme 
que  poursuit  la  fatalité.  On  le  reconnaît  tout  de  suite  à  son 
attitude,  à  ses  roulements  d'yeux,  à  son  air  sombre,  morne, 
celui-là  même  qu'on  appelle  précisément  :  l'air  fatal.  Tel  est 
dans  Marion  Delor^ne  ce  Didier  qui  se  donne  lui-même  pour 
être  «  funeste  et  maudit  »,  et  se  plaint  de  sa  destinée  et  de  faire 
le  malheur  de  tous  ceux  qui  l'approchent. 

Oui,  mon  astre  est  mauvais. 
J'ignoro  d'où  je  viens  et  j'ignore  où  je  vais. 
Mon  ciel  est  noir... 


LE  MÉLODRAME   ET   LE   THEATRE  ROMANTIQUE  379 

Tel  ce  Ilernani  qui  se  (jualifie  «  (riiomme  de  la  iiuiL  »,  «le 
«  malheureux  traînant  après  lui  l'anathème  »  et  portant  malheur 
à  tout  ce  qui  l'entoure.  Il  se  détînit  ainsi  lui-même  : 

Tu  me  crois  peut-être 
Un  homme  comme  sont  tous  les  autres,  un  être 
Inlellii;ent  qui  court  droit  au  but  qu'il  rêva. 
Détrompe-toi.  Je  suis  une  force  qui  va, 
Agent  aveugle  et  sourd  de  mystères  funèbres. 
Une  âme  de  malheur  faite  avec  des  ténèbres. 

Retenons  cette  déclaration  :  Hernani  se  défend  d'être  un  être 
intelligent,  il  est  une  force  qui  va,  un  agent  aveugle  et  sourd. 
Cela  même  est  toute  la  psychologie  du  héros  romantique;  ses 
actes  ne  sont  ni  éclairés  parla  conscience,  ni  régis  par  la  raison. 
Il  est  à  la  merci  de  ce  qu'il  y  a  dans  la  passion  de  plus  irréfléchi 
et  dans  l'instinct  de  plus  obscur. 

Autres  personnages  :  le  «  traître  »,  odieux,  hideux,  Lafîemas 
ou  Don  Salluste;  enfin  et  surtout  «  l'homme  mystérieux  »,  celui 
qui  sait  tout,  qui  possède  tous  les  secrets  et  qui  à  point  nommé 
surgit  de  l'ombre  pour  démasquer  le  traître.  D'où  vient-il?  Par 
où  a-t-il  passé? Est-ce  le  diable  en  personne?  Tout  ce  qu'on  peut 
dire  c'est  qu'il  vient  de  surgir  de  l'ombre  et  qu'il  va  y  rentrer. 
Dans  Mairie  Tudor  cet  homme  bien  informé  s'appelle  tout  bon- 
nement :  l'homme.  On  lui  demande  :  «  Mais  lu  sais  donc  tous 
les  secrets?  »  Et  il  répond  :  «  Savoir  les  secrets  de  tout  le 
monde,  c'est  mon  occupation,  ma  vie  et  mon  métier  ».  Dans 
Marie  Tudor  ce  rôle  est  tenu  par  Homodei.  Yous  êtes  sans 
méfiance.  Tout  d'un  coup  Homodei  apparaît,  il  vous  frappe  sur 
l'épaule  en  vous  tenant  ce  langage  :  «  Vous  ne  vous  appelez 
pas  Rodolfo.  Vous  vous  appelez  Ezzelino  da  Romana.  Vous  êtes 
d'une  ancienne  famille,  *etc.  »  Cet  Homodei  est  terriblement 
gênant.  Il  connaît  mieux  que  nous-mêmes  nos  plus  intimes 
aventures.  Il  se  souvient  de  tout  ce  que  nous  avons  oublié. 

Comme  on  le  voit,  tout  cela  se  passe  dans  un  monde  qui  n'est 
pas  gouverné  par  les  mêmes  lois  que  celui  où  nous  vivons, 
dans  un  monde  où  régnent  l'imagination  débridée,  la  fantaisie, 
le  caprice,  le  hasard. 

Déploiement  du  spectacle.  —  Augmenter  la  pompe  extérieure, 
amuser  les  yeux,  voilà  justement  à  quoi  sert  l'emploi  de  Ihis- 


380  LE  THÉATUH  ROMANTIQUE 

((tire  dans  le  théàlre  île  Yichir  lliiyo.  Le  poêle  s'esL  maintes 
fuis  vanté  dapitorler  dans  la  partie  liistoriquc  de  ses  pièces  une 
scrupuleuse  exactitude  qu'au  surplus  nous  ne  songeons  guère 
à  exig-er  de  lui,  et  dont  nous  ne  nous  soucions  pas.  11  affirme 
(|u"il  n'avance  que  textes  en  mains,  et  ne  fait  pas  un  pas  sans 
s'élayer  sur  des  documents  irréfutables.  Afin  de  mieux  faire 
illusion  il  met  dans  la  bouche  de  ses  personnages  des  détails 
minutieux,  des  dates  et  des  chiffres  qui  sont  d'ailleurs  tout  à 
fait  hors  de  propos.  C'est  Ruy  Blas  faisant  les  comptes  du  budget 
espagnol  ;  c'est  Marie  Tudor  récitant  des  pages  du  nobiliaire 
anglais.  Il  y  a  dans  tout  cela  bien  de  la  puérilité.  Nous  ne  sommes 
pas  dupes  de  celte  érudition  tout  fraîchement  tirée  du  diction- 
naire. Nous  savons  bien  (ju'il  n'y  aurait  qu'à  y  regarder  d'un 
[>eu  près.  On  relèverait,  et  on  a  relevé,  par  centaines  les  erreurs 
liislori(|ues  de  Victor  Hugo.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple, 
mais  qui  soit  topique.  Dans  Buy  Blas  Victor  Hugo  met  en  scène 
Marie-Anne  de  Neubourg,  seconde  femme  de  Charles  H.  Pour 
tracer  son  portrait  il  se  sert  à.e^  Mé7noires  de  la  Cour  tV Espagne 
par  la  comtesse  d'Aulnoy,  collectionne  tous  les  traits  qui  s'ap- 
pliquent à  la  reine  et  le.s  transporte  dans  son  drame.  H  n'y  a 
(ju'un  malheur,  c'est  que  la  reine  dont  il  est  parlé  dans  les 
mémoires  de  M""'  d'Aulnoy  n'est  pas  Marie-Anne  de  Neubourg, 
mais  bien  Marie-Louise  «l'Orléans,  fille  d'Henriette  d'Angle- 
terre. Le  ])ortrait  est  ressemblant  à  cela  près  que  c'est  le  por- 
trait d  une  autre  princesse. 

Inexacte  dans  les  faits,  cette  histoire  l'est  surtout  dans  les  sen- 
timents. Les  sentiments  des  personnages  ne  sont  aucunement 
déterminés  par  le  milieu  historique  dans  lequel  s'encadre  l'ac- 
tion. Ce  ne  sont  pas  les  gens  du  xvi"  et  du  xvn"  siècle,  contem- 
porains de  Cromwell  et  de  Charles  IL  Ce  sont  des  âmes  roman- 
tiques de  1830.  Mais  ce  milieu  historique  sert  de  prétexte  à  des 
décors  plus  variés  que  celui  de  la  tragédie  classique,  et  à  l'éta- 
lage de  beaux  costumes  avec  manteaux  de  velours,  pourpoints 
de  satin,  chaînes  d'or,  épées  damasquinées,  bottes  éperonnées 
et  chapeaux  à  plumes. 

Cela  n'est  que  pour  amuser  les  yeux  ;  voici  pour  émouvoir  les 
sens,  pour  secouer  les  nerfs.  L'art  classique  s'était  toujours 
interdit  de  provoquer  l'émotion  par  des  moyens  matériels.  Il 


LE  MÉLODRAME   ET   LE  THÉÂTRE  ROMANTIQUE  381 

avait  écarté  ce  genre  diiiiprossion  (»ii,  la  souffrance  physique 
nous  étant  mise  sous  les  yeux,  il  semble  que  ce  soit  le  corps 
qui  parle  au  corps.  A  coup  sur  la  souffrance  et  l'idée  de  la  mort 
sont  de  l'essence  même  de  la  tragédie,  mais  la  souffrance  y  reste 
une  souffrance  morale  :  l'idée  de  la  mort  épouvante  l'esprit  sans 
faire  crier  la  chair.  Dans  le  théâtre  romantique  on  étale  la  souf- 
france physique,  on  déploie  l'appareil  luiiuhre  de  la  mort,  on 
compte  les  convulsions  de  Tag^onie.  C'est  Jane  implorant  la 
reine  :  «  Madame,  par  pitié!...  Madame,  au  nom  du  ciel!... 
Madame,  par  votre  couronne!  par  votre  mère,  par  les  anges! 
Gilbert,  Gilbert,  cela  me  rend  folle!...  Sauvez  Gilbert!...  Cet 
homme  c'est  ma  vie,  cet  homme  c'est  mon  mari,  etc.  »  Ce  style 
saccadé,  incohérent,  haletant,  est  d'une  suppliante  échevelée  et 
qui  se  traîne  à  terre  sur  ses  genoux  meurtris.  Rappelons-nous 
le  cri  de  Marion  : 

Regardez  tous!  Voilà  rhomme  rouge  qui  passe! 

c'est  le  cri  du  cauchemar  ou  de  la  folie.  Ce  sont  tout  le  temps 
les  mêmes  contorsions  et  c'est  le  même  échevèlement...  Des 
phrases  sonnent  comme  un  glas  de  mort  :  «  Vous  avez  un  quart 
d'heure  pour  vous  préparer  à  la  mort,  madame  !  »  Ou  encore  : 
«  Vous  êtes  tous  empoisonnés,  messeigneurs!  »  Nous  pouvons 
suivre  sur  Dona  Sol  qui  se  débat  les  ravages  du  poison. 

Ce  poison 
Est  vivant!  Ce  poison  dans  le  cœuç  fait  éclore 
Une  hydre  à  mille  dents  qui  ronge  et  qui  dévore. 
Oh!  je  ne  savais  pas  qu'on  souffrit  à  ce  poin', 

Catarina  ouvre  les  rideaux  de  son  lit  et  aperçoit  dans  son 
alcôve  un  billot  recouvert  d'un  drap  noir  et  une  hache.  Marie 
ïudor  Aoit  Fabiano  Fabiani  marcher  au  supplice  couvert  d'un 
voile  noir  de  la  tête  aux  pieds,  une  torche  de  cire  jaune  à  la 
main.  Lucrèce  Borgia  supplie  son  fils  de  ne  pas  la  tuer.  Tri- 
boulet  palpe  et  manie  le  cadavre  de  sa  fille. 

Esprit  de  révolte.  —  Enfin  à  travers  tout  ce  théâtre  il  souffle 
un  esprit  de  révolte,  révolte  d'abord  contre  le  pouvoir,  contre 
l'autorité,  contre  les  gouvernements.  C'est  en  ce  sens  et  à  ce 
point  de  vue  que  Victor  Hugo  interprète  l'histoire .  Pas  une 
de   ses  pièces  d'où   quelque  grande  figure  ne  sorte  diminuée, 


382  Li:  THEATRE  ROMANTIQUE 

abaissée,  humiliée.  Charles-Quint  s'introduit  nuitamment  chez 
lus  filles  (le  ses  sujets.  Charles  II  (rEspagne  est  un  sombre 
maniaque.  Lucrèce  Borg^ia  évoque  le  souvenir  des  crimes  de  la 
papauté.  Ang-elo  agite  le  spectre  de  la  tyrannie.  Marie  Tudor 
pose  ce  «  formidable  triangle  (|ui  appniaît  si  souvent  dans  l'his- 
toire :  une  reine,  un  favori,  un  bourreau  ». 

Mais  c'est  surtout  la  royauté  française  que  dillame  l'auteur 
de  Marion  Delorme  et  de  le  Roi  s'amuse.  Un  François  I"  cou- 
rant les  mauvais  lieux,  un  Louis  XIII  imbécile,  un  Richelieu 
altéré  de  sang,  sorte  de  fou  sinistre  jouant  avec  les  têtes  que 
fait  tomber  le  bourreau,  voilà  tout  ce  qu'il  a  trouve  dans  les 
annales  de  son  pays,  voilà  par  quelles  images  il  prétend  illustrer 
notre  histoire  et  donner  au  peuple  un  grand  enseignement. 

Révolte  contre  l'institution  sociale  elle-mèuie.  —  Tous  les 
héros  de  ce  théâtre  sont  pris  parmi  les  ennemis  de  la  société  ou 
jiarmi  ceux  quelle  rejette,  parmi  ceux  qui  vivent  en  dehors  de 
la  société  ou  en  lutte  avec  elle.  Hernani  est  un  bandit,  Triboulet 
un  bouffon,  Didier  un  enfant  trouvé,  Marion  Delorme  une  cour- 
tisane, Tisbé  une  comédienne.  Ecoutez  de  quel  ton  Tisbé,  la 
comédienne,  invective  Catarina,  l'honnête  femme  :  «  Ce  que 
c'est  que  ceci.  Madame?  C'est  une  comédienne,  une  lîlle  de 
théàtrr,  une  baladine,  comme  vous  nous  appelez,  qui  tient  dans 
ses  mains...  une  grande  dame,  une  femme  mariée,  une  femme 
respectée,  une  vertu...  Ah!  mesdames  les  grandes  dames!  je 
ne  sais  pas  ce  qui  va  arriver,  mais  ce  qui  est  sûr  c'est  que  j'en 
ai  une  là  sous  mes  pieds,  une  de  vous  autres,  et  que  je  ne 
lâcherai  pas...  Et  vous  ne  valez  pas  mieux  que  nous,  mes- 
dames... Nous  vous  prenons  vos  maris,  vous  nous  prenez  nos 
amants.  Non  pardieu  !  Vous  ne  nous  valez  pas!  Nous  ne  trom- 
pons personne,  nous...  »  Ce  parallèle  est  d'une  grande  niai- 
serie. Mais  combien  de  fois  a-t-il  rt(''  rr[)ris,  développé,  avec 
une  apparence  de  sérieux  et  de  boulTonne  solennité? 

On  le  voit,  ce  manque  de  logique  dans  l'action  et  de  vérité 
dans  les  sentiments,  cette  souveraineté  laissée  au  hasard  dans  la 
conduite  des  événements,  ce  déploiement  du  spectacle,  cet  éta- 
lage de  la  douleur  physique,  ce  travestissement  de  l'histoire,  ce 
défi  jeté  à  la  morale  et  à  la  société,  tout  cela  rend  évidente 
l'identité  du  drame  de  Victor  Hugo  avec  le  mélodrame.  Aussi 


LE  MÉLODRAMi:   ET  LE  THÉÂTRE   ROMANTIQUE  383 

tout,  ce  théâtre  aurait-il  péri  si  Victor  Hua<»,  fjui  reste  quand 
uième  iirand  écrivain  etprand  poète,  n'y  avait  ajouté  certains 
mérites  dont  à  vrai  dire  il  ne  trouvait  pas  d'exemples  dans 
Guilbert  de  Pixérécourt.  Les  pièces  en  prose  de  Victor  Hugo 
sont  mortes,  celles  en  vers  se  défendent  par  la  l'orme.  Elles  ne 
supportent  guère  la  représentation;  mais  à  la  lecture  elles  nous 
intéressent  par  deux  éléments  :  l'élément  lyrique  et  l'élément 
épique. 

Lyrique,  Hernani  l'est  dans  son  ensemble  et  dans  sa  conception 
même  puisque  cette  pièce  n'est  d'un  bout  à  l'autre  qu'un  hymne 
à  la  jeunesse  et  à  l'amour.  Dans  Rmj  Blas  le  rôle  de  la  reine 
est  tout  imprégné  de  lyrisme.  Et  c'est  encore  du  lyrisme  que 
procède  la  fantaisie  bouffonne  qui  a  présidé  à  la  composition 
du  personnage  de  Don  César  de  Bazan. 

De  même  il  y  a  dans  les  drames  de  Victor  Hugo  des  traces 
d'épopée.  Une  partie  du  rôle  de  Don  Ruy  Gomez  est  tout 
empreinte  du  caractère  épique  :  ainsi  dans  la  fameuse  scène 
des  portraits,  ainsi  le  discours  où  il  évoque  les  héros  des  anciens 
âges;  l'évocation  des  âges  antérieurs,  la  glorification  du  passé, 
la  croyance  que  les  hommes  d'autrefois  valaient  mieux  que  ceux 
d'aujourd'hui,  cela  même  est  l'essence  de  l'épopée.  Mais  surtout 
l'épopée  apparaît  dans  toute  sa  grandeur  et  avec  toute  sa  mys- 
térieuse étrangeté  dans  les  Burgraves.  Les  Biirgraves  nont 
aucune  des  qualités  qu'exige  la  scène;  au  point  de  Aue  du  théâtre 
ils  constituent  une  colossale  erreur,  et  Féchec  en  fut  amplement 
justifié;  mais  pris  comme  fragment  épique,  ils  sont  une  des 
plus  belles  œuvres  de  Victor  Hugo.  Le  poète  venait  de  faire  le 
voyage  des  bords  du  Rhin  et  son  imagination  avait  été  très 
frappée  par  l'aspect  des  châteaux  en  ruine  qui  se  mirent  dans 
les  eaux  du  vieux  fleuve.  «  Pas  un  rocher  qui  ne  soit  une  for- 
teresse, pas  une  forteresse  qui  ne  soit  une  ruine,  l'extermi- 
nation a  passé  par  là;  mais  cette  extermination  est  tellement 
grande  qu'on  sent  que  le  combat  a  dû  être  colossal.  Là  en  effet, 
il  y  a  six  siècles,  d'autres  Titans  ont  lutté  contre  un  autre  Jupiter. 
Ces  Titans  ce  sont  les  Burgraves.  Ce  Jupiter,  c'est  l'empereur 
d'Allemagne.  »  Les  Burgraves  sont  une  restauration  de  quel- 
qu'un de  ces  châteaux,  comme  Notre-Dame  de  Paris  était  une 
restauration  de  la  cathédrale  gothique.  Ce  château  où  se  trouvent 


%' 


384  LE  THKATUE   lUIMANTiniE 

rôunios  qiialre  général  ions  (riifiiiinirs  (Irjuiis  Joh,  raiicètre  bientôt 
(ciilciiairo,  lo  contomporain  de  Harberousse,  jusqu'à  Albert, 
tlout  la  joue  est  toutr  lleuric  de  la  jeunesse  de  ses  vingt  ans,  ce 
cbàleau  qui  est  à  la  feus  un  palais,  un  repaire  et  une  citadelle, 
rendez-vous  du  meurtre,  du  pillage  et  de  l'orgie,  ce  cbiiteau 
élendaul  sur  la  plaine  ronibre  de  ses  tours,  menaçant  le  ciel 
de  ses  créneaux,  enfonçant  dans  la  terre  ses  cachots,  c'est  une 
belle  vision  de  moven  âge  et  de  féodalité. 

L'échec  des  Ihirgraves  eut  un  double  avantage  :  celui  de 
détourner  Victor  Hugo  d'un  genre  au(ju(d  il  n'était  pas  propre, 
C(  lui  de  lui  faire  prendre  plus  nettement  conscience  d'une  des 
formes  de  son  génie  par  lesquelles  il  est  le  plus  admirable.  Les 
drames  de  Victor  llugo  le  font  descendre  presque  au  rang  de 
Bouchardy.  Les  Burr/raves  révèlent  en  lui  le  futur  auteur  de  la 
Légende  des  siècles. 

Alfred  de  Vigny  :  «  Chatterton  ».  —  Le  mélodrame  s'est 
sicomplètement  emparé  du  théâtre  que  ceux  mêmes  des  écrivains 
qui  ont  le  plus  d'élévation  dans  l'esprit  et  de  noblesse  dans 
l'inspiration,  cèdent  eux  aussi  à  la  contagion.  La  Maréchale 
d" Ancre  (\\\Q  Vigny  fait  représenter  en  1831  est  un  mélodrame 
à  peine  différent  de  ceux  qui  tenaient  alors  la  scène  et  dont  on 
peut  dire  seulement  qu'il  est  plus  froid  et  plus  ennuyeux.  En 
fait,  tout  le  théâtre  d'Alfred  de  Vigny  se  réduit  au  seul  Chatter- 
ton. On  a  dit  que  tout  écrivain  pouvait  faire  un  bon  roman,  une 
bonne  })ièce  de  théâtre,  à  condition  de  faire  son  roman,. sa  pièce 
de  théâtre;  la  difficulté  consiste  à  recommencer.  Chatterto7i 
est  le  drame  que  Vigny  pouvait  écrire,  celui  où  peut-être  ne 
s'est-il  pas  mis  lui-même  en  scène,  mais  où  du  moins  il  a 
exprimé  des  façons  de  sentir  et  de  penser  qui  étaient  les  siennes, 
et  traduit  une  des  idées  dont  il  était  le  plus  préoccupé.  Cette 
idée,  qui  l'a  d'autres  fois  mieux  inspiré,  est  celle  du  «  martyre  » 
du  poète  jeté  au  milieu  d'une  société  qui  ne  peut  le  comprendre 
et  l'accule  au  suicide.  Le  poète  tel  que  Vigny  le  conçoit  est 
distinct  de  l'homme  de  lettres,  et  même  du  grand  écrivain.  C'est 
l'homme  de  génie,  quasiment  inconscient,  qui  subit  rins])iration 
comme  un  mal  sacré.  «  On  dirait  qu'il  assiste  en  étranger  à  ce 
qui  se  passe  en  lui-même,  tant  cela  est  imprévu  et  céleste.  Il 
marche   consumé    par  des   ardeurs   secrètes   et  des  langueurs 


LE  MELODRAME  ET  LE  THÉÂTRE  ROMANTIQUE  385 

inexplicables.  Il  va  comme  un  malade  et  ne  sait  où  il  va;  il 
s'égare  trois  jours  sans  savoir  où  il  s'est  traîné...  il  a  besoin  de 
ne  rien  faire  pour  faire  quelque  chose  en  son  art.  Il  faut  qu'il  ne 
fasse  rien  d'utile  et  de  journalier  pour  avoir  le  temps  d'écouter 
les  accords  qui  se  forment  lentement  dans  son  àme  et  que  le 
bruit  g-rossier  d'un  travail  positif  et  régulier  interrompt  et  fait 
infailliblement  évanouir.  C'est  le  poète.  »  Entre  le  poète  et  la 
société  telle  qu'elle  est  constituée  sur  la  base  des  intérêts  maté- 
riels il  y  a  forcément  antagonisme.  Tel  est  le  sujet  du  drame. 

C'est  donc  ici  un  drame  à  thèse.  Chaque  personnage  incarne 
d'une  façon  plus  ou  moins  concrète  une  idée;  chaque  rôle  a  la 
valeur  d'un  argument.  Kitty  Bell  est  la  femme  pure,  timide, 
opprimée;  elle  aime  Chatterton,  parce  que  cela  est  dans  la  nature 
des  choses  :  le  rêve  de  la  femme  rejoint  le  rêve  du  poète.  John 
Bell  est  le  mari,  tyrannique  et  violent,  comme  le  sont  tous  les 
maris  dans  la  littérature  d'alors  :  il  représente  l'intérêt  positif 
et  brutal  opprimant  le  rêve.  Lord  Beckford,  sous  son  apparente 
bonhomie,  cache  la  rigueur  de  l'ordre  social  qui  humilie  le  génie. 
Le  quaker  assiste  au  drame  en  témoin  intelligent  et  impuissant  : 
il  voit  tout,  comprend  tout  et  n'empêche  rien.  C'est  le  porte- 
parole  de  l'auteur.  Chatterton  est  le  poète.  Il  a  dix-huit  ans,  il 
est  célèbre,  il  est  pauvre.  Persuadé  que  le  gouvernement  lui 
doit  des  subsides,  il  a  écrit  au  lord  maire.  Celui-ci  lui  offrant  un 
emploi,  il  le  refuse;  car  ce  n'est  pas  un  emploi  qu'il  veut,  ce 
sont  des  loisirs.  Cette  infatuation,  propre  à  l'homme  de  lettres, 
est  ici  le  trait  distinctif.  Par  ailleurs  Chatterton  est  de  tous  points 
semblable  à  ses  frères  en  romantisme.  Il  est  sombre  comme 
eux,  et  comme  eux  convaincu  qu'il  est  poursuivi  par  la  fata- 
lité. 

Chatterton.  —  Je  sens  autour  de  moi  quelque  malheur  iné- 
vitable. J'y  suis  tout  accoutumé.  Je  ne  résiste  plus.  Vous  verrez 
cela;  c'est  un  curieux  spectacle.  Je  me  reposais  ici;  mais  mon 
ennemie  ne  m'y  laissera  pas. 

Le  Quaker.  —  Quelle  ennemie? 

Chatterton.  —  Nommez-la  comme  vous  voudrez,  la  fortune, 
la  destinée;  que  sais-je,  moi? 

Il  est  comme  eux  atteint  d'un  mal  qui  était  déjà  celui  du 
jeune  Werther.  «  Ce  mal  c'est  la  haine  de  la  vie  et  l'amour  de  la 

Histoire  de  la  langue.  VII.  -O 


38,>,  LE  THÉÂTRE   ROMANTIQUE 

mort  :  •"•'sl  IChsIiiir  suicide  ».  Là  ot  non  pas  ailleurs  est  la 
cause  (le  la  lin  tra.iiiquc  <ie  Chatterton.  Cette  cause  ne  réside  pas 
dans  on  ne  sait  .pie!  défaut  de  l'org-anisation  sociale,  elle  est  dans 
un  vice  de  constitution  intellectuelle  et  dans  la  faiblesse  morale 
de  ce  jeune  homme.  Ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  poète  que  Chat- 
terton se  tue,  c'est  parce  qu'il  est  malade. 

11  s'en  faut  (pie  rhatterton  soit  un  ouvrage  médiocre  au  point 
de  vue  de  l'exécution.  Tout  au  contraire,  ce  sont  les  qualités 
d'exécution  qui  lui  assiîrnent  une  place  à  part  dans  le  théâtre 
romantique.  Par   la    simplicité  dç    l'action   et  la   sohriété   des 
moyens,  par  l'allure  ramassée,  vigoureuse,  rapide,  le  drame  fait 
plu««  .pie  nul  autre  songer  à  notre  ancienne  tragédie,  et  mérite 
assez  bien  dètre  appelé  une  tragédie  bourgeoise.  Vigny  a  fait 
ce  qu'il  voulait  faire.  «  C'est,  dit-il,  l'histoire  d'un  homme  qui 
a  écrit  une  lettre  le  matin  et  qui  attend  la  réponse  juscp'au 
soir;  elle  arrive  et  le  tue.  Mais  ici  l'action  morale  est  tout.  »  En 
en'et'la  thèse  est  exposée  avec  tous  ses  développements,  la  crise 
de  sensibilité  par  où  passe  Chatterton  est  analysée  avec  autant 
de  sûreté  que  de  finesse.  Comment  donc  se  fait-il  que  ce  drame, 
qu'en  a  plusieurs  fois  remis  à  la  scène,  n'y  ait  jamais  obtenu  un 
complet  succès  ;  et  pourquoi  en  le  relisant  n'y  prenons-nous 
qu'un  intérêt  de  curiosité?  C'est  que  le  sujet  est  d'une  nature 
trop  exceptionnelle  et  qui  porte  trop  sa  date,  que  les  souffrances 
de  Chatterton  sont  trop  étrangères  à  tous  ceux  qui  ne  sont  ni 
poètes  ni  poètes  romantiques,  et  enfin  que  les  sentiments  qu'il 
exprime    choquent  trop  ouvertement  le  bon  sens.  Il  est  inad- 
missible qu'il  faille  inscrire  un  chapitre  spécial  au  budget  des 
États  pour  l'entretien  des  génies  précoces.  Nous  ne  croyons  pas 
davantage  que  le  métier  d'écrivain,  fût-ce  celui  d'écrivain  en 
vers,    mette  celui  qui  s'y  consacre  en   dehors  et  au-dessus  de 
l'humanité.  Les  propos  de  Chatterton  nous  paraissent  étranges 
et  déconcertants.  Le  ton  de  supériorité  et  de  mépris  qu'afiecte 
ce  jeune  homme  Ji  l'égard  des  hommes,  l'anathème  qu'il  jette 
de  si  haut  à  la  société,  nous  surprennent  d'abord.  Nous  le  trai- 
tons d'insupportable  déclamateur.  Nous  n'avons  pas  entièrement 
tort.  Mais  surtout,  victime  et  dupe  de  lui-même  et  de  son  temps, 
Challerlon  est  une  personnification  de  l'orgueil  insociable.  C'est 
pourquoi  nous  ne  pouvons  entrer  en  sympathie  avec  lui. 


LE  MÉLODRAME  ET   LE  THÉÂTRE   RUMAXTIQUE  387 

Le  théâtre  d'Alexandre  Dumas.  —  A  coté  de  Jfernani 
et  (le  Challerlon  il  faut  placer  quelques-uns  des  [tersonnages  du 
théâtre  de  Dumas  pour  compléter  la  i2;alerie  des  héros  roman- 
tiques. Antonij  résume  en  lui-même  et  présente  en  traits  appuvés, 
et  qu'on  pourrait  prendre  pour  ceux  de  la  caricature,  les  carac- 
tères du  jeune  premier  fatal.  C'est  Hernani  transporté  dans  un 
cadre  bourgeois.  Enfant  trouvé  il  ignore  le  nom  de  ses  parents  : 
il  est  en  dehors  de  la  société,  et  ce  lui  est  donc  une  raison  pour 
la  maudire.  Etranger  à  cette  société,  il  lui  est  aussi  bien  supé- 
rieur. De  là  le  ton  d'amertume  et  d'àpre  ironie  qui  est  le  ton 
habituel  de  sa  parole.  Il  a  dans  la  conversation  le  secret  de  ces 
réparties  impertinentes  et  même  g'rossières,  qu'on  lui  passe, 
parce  qu'on  sait  qu'il  n'est  pas  entièrement  maître  de  lui. 
Sombre  et  haineux,  il  promène  de  voyage  en  voyage  une  vie 
inutile  et  qui  n'a  pour  guide  que  le  hasard.  Il  souffre,  lui  tout  le 
premier,  de  l'exaltation  continue  à  laquelle  il  est  en  proie,  et  de 
cet  état  violent  qui  est  son  état  ordinaire.  Mais  d'ailleurs  il 
rend  plus  aiguë  cette  exaspération  chronique  en  s'y  complaisant. 
Il  se  fait  de  sa  souffrance  une  attitude.  Il  y  a  beaucoup  de  pose 
dans  son  cas.  Il  songe  sans  cesse  à  la  galerie  :  il  se  soucie  de 
l'effet  qu'il  produit.  L'homme  quia  pris  pour  cachet  le  pommeau 
d'un  poignard,  est  tout  entier  dans  ce  détail  enfantin  et  macabre. 
Nous  ne  nous  étonnerons  pas  si  nous  l'entendons  répondre  à 
cette  question  :  «  Combien  de  fois  avez-vous  aimé?  »  — 
«  Demandez  à  un  cadavre  combien  de  fois  il  a  vécu.  »  C'est  un 
terrible  phraseur.  Et  nous  plaignons  la  famille  où  il  apparaît  tout 
d'un  coup  à  la  manière  d'un  fléau  providentiel.  Adèle  d'Hervey 
croit  lui  avoir  échappé  parce  qu'il  y  a  trois  ans  (ju'elle  n'a  eu 
de  ses  nouvelles.  On  n'échappe  pas  à  Antony.  Il  reviendra, 
dût-il  se  jeter  à  la  tète  de  chevaux  emportés.  Il  s'installera, 
dùt-il,  pour  se  faire  tolérer,  arracher  l'appareil  posé  sur  sa  bles- 
sure. Il  poursuivra  Adèle  fug-itive.  Il  entrera  par  la  fenêtre,  si  la 
porte  lui  est  fermée.  Finalement  il  assassinera  celle  qu'il  aime, 
et  trouvera  aussitôt  une  réplique  à  effet,  un  mot  de  circonstance. 
Tant  que  le  héros  romantique  n'en  veut  qu'à  ses  jours,  on  lui 
pardonne.  Mais  il  menace  la  sécurité  dautrui.  C'est  un  fou 
dang^ereux. 

Kean  ou  Désordre  et  génie  est  encore  la  mise  en  scène  d'un 


388  LE  THEATRE  ROMANTIQUE 

(1rs  (l(»i:ino.s  les  plus  clicrs  au  l'onianlisine  :  cesl  que  les  néces- 
sités (Ir  larl  sont  inc()ni|talilil('s  avec  les  conditions  d'une 
vie  rangée.  Un  artiste  ne  peut  être  un  bourgeois,  puisqu'il  est 
le  contraire.  L'acteur  Kean  est  charg-é  de  prouver  par  son 
exem]de  cette  proposition.  «  11  faut  ({u'un  acteur  connaisse  toutes 
les  passions  pour  les  exprimer...  Avoir  de  l'ordre!  C'est  cela! 
Et  le  génie  qu'est-ce  qu'il  deviendra,  pendant  (|ue  j'aurai  de 
l'ordre?  »  Cette  théorie  a  été  trop  souvent  réfutée  et  elle  est 
aujourd'hui  trop  abandonnée  pour  qu'il  soit  besoin  de  la  discuter. 
Au  surplus  Kean  appartient  à  une  profession  sur  laquelle  pèse 
un  préjugé.  Cela  suflit.  Il  n'est  pas  d'héroïsme,  pas  de  noblesse 
et  de  générosité  d'àme  dont  on  ne  lui  fasse  gratuitement  hom- 
mage. Les  premiers  de  l'État  recherchent  l'honneur  de  son 
amitié.  Toutes  les  femmes  l'adorent.  On  humilie  devant  lui  les 
grandeurs  et  les  litres.  Le  plus  bel  elïét  et  le  plus  précieux 
effort  de  celte  rhétorique  est  l'apostrophe  fameuse  au  prince  de 
Galles.  L'histrion  bafouant  le  prince,  la  royauté  de  théâtre  pre- 
nant le  pas  sur  la  royauté  véritable,  Kean  disant  son  fait  à  «  cet 
excellent  George  »,  c'est  Shakespeare  revu  par  Jocrisse. 

Aussi  bien  ce  n'est  ni  dans  l'expression  des  sentiments,  même 
faux,  ni  dans  l'expression  des  idées,  même  baroques,  qu'il  faut 
chercher  le  mérite  d'Alexandre  Dumas.  Ce  qui  fait  sa  valeur  et 
lui  doiMie  une  très  réelle  originalité,  c'est  que  dans  un  pays 
où  la  litli'-ralure  ne  s'adresse  qu'à  une  élite,  ou,  si  l'on  aime 
mieux,  à  un  public  restreint,  il  est  le  seul  écrivain  d'un  génie 
tout  populaire.  Par  sa  fertilité  d'invention,  son  goût  du  mer- 
veilleux, sa  bonhomie,  sa  belle  humeur  qui  se  concilie  avec  la 
recherche  di-  l'horrible,  il  entre  directement  en  communication 
avec  le  peuple  :  il  a  même  tour  d'imagination.  L'auteur  des 
Trois  MoKsr/uetaircs  et  (\g  Monte-Cristo  e?<t  au  théâtre  l'auteur  de 
ta  Tour  de  Xesle  (18-J2).  Des  héros  qui  sont  des  ofliciers  de  for- 
tune, des  princesses  qui  sont  des  Messalines,  des  révolutions  de 
palais  préparées  dans  une  arrière-boutique,  des  crimes  qui 
s'accumulent  dans  la  nuit  complice ,  noyades,  assassinats, 
toutes  les  débauches  et  deux  incestes,  une  tour  lugubre  et  légen- 
daire qui  dans  les  ténèbres  brille  de  lueurs  diaboliques,  c'est 
la  vie,  c'est  l'histoire  telb;  que  la  foule  se  la  représente  dans 
son  Aine  enfantine  et  avide  d'émotions.  Dans  cette  ingénieuse 


LE  MÉLODRAME   ET   LE  THÉÂTRE   ROMANTinUE  389 

machine  nous  allons  de  surprises  en  révélations.  VJ  dans  le 
dialogue,  d'une  fantaisie  stupéfiante,  éclatent  à  chaque  instant 
de  ces  mots  qui  frappent,  qui  élonnent,  cpTon  n'oublie  plus  : 
«  La  belle  nuit  pour  une  orgie  à  la  Tour!...  Ce  sont  de  grandes 
dames,  de  très  grandes  dames...  A  nous  deux  le  royaume  de 
France...  Bien  joué,  Marguerite.  A  toi  la  première  partie,  mais 
à  moi  la  revanche...  En  1293  la  Bourgogne  était  heureuse... 
C'était  une  noble  tête  de  vieillard!...  »  Ces  phrases  sont  aussi 
célèbres  que  tel  vers  de  Racine,  tel  mot  de  Molière.  Seulement 
on  ne  les  prononce  pas  de  la  même  manière. 

En  fait,  parmi  les  purs  représentants  de  la  génération  roman- 
tique. Alexandre  Dumas  est  le  seul  qui  ait  été  vraiment  un 
auteur  de  théâtre.  Ce  sens  du  théâtre,  mérite  inférieur,  mais 
élément  nécessaire,  il  la  possédé  à  un  degré  éminent.  II  a  le 
don  de  l'action.  Il  lance  tout  de  suite  le  drame  à  fond  de  train. 
Il  découpe  la  matière  de  façon  à  éveiller,  à  tenir  en  éveil,  à  sus- 
pendre, à  ménager,  à  déchaîner  la  curiosité  et  l'émotion.  Il  sait 
terminer  chaque  acte  par  un  de  ces  mots  qui  remettent  et  font 
désirer  la  suite  au  prochain  acte.  Ouvrier  accompli,  il  possède 
l'instinct  et  la  pratique  de  son  métier.  Dépourvu  de  toutes  les 
qualités  qui  font  le  littérateur,  il  a  toutes  celles  qui  font  le  dra- 
maturge. Cela  explique  qu'il  ait  dans  l'histoire  du  théâtre  de  son 
temps  une  part  si  considérable.  Son  influence  y  a  été  prépon- 
dérante. C'est  lui  qui,  à  la  place  de  la  tragédie  en  ruines  et  du 
drame  ébauché,  a  installé  le  mélodrame. 

Casimir  Delavigne.  —  Le  triomphe  du  théâtre  romantique 
était  complet.  La  tragédie  était  en  déroute.  Ce  qui  le  prouve 
bien,  c'est  que  ceux  mêmes  qui  en  d'autres  temps  eussent  doci- 
lement suivi  la  règle  des  trois  unités  ainsi  que  toutes  règles  et 
toutes  conventions  et  gardé  pieusement  les  confidents,  les  mono- 
logues et  les  sonaes,  se  vovaient  oblisfés  de  céder  à  la  mode  et  de 
«  romantiser  »  en  dépit  de  la  sagesse  que  leur  avaient  départie 
la  nature  et  un  cœur  timide.  Casimir  Delavigne  est  assez  bien 
le  ty])e  de  ces  esprits  à  la  remorque.  Parmi  les  raisons  qui  valu- 
rent la  célébrité  à  ce  médiocre,  il  en  est  de  tout  à  fait  étrangères 
à  la  littérature.  L'opinion  lui  sut  gré  d'être  un  libéral.  Mais  du 
reste  le  succès  au  théâtre  pas  plus  qu'ailleurs  ne  se  mesure  à  la 
valeur  des  œuvres.  Casimir  Delavigne,  esprit  de  juste  milieu. 


390  LK  THÉATIIR  Ud.MANTIQUE 

amiacicux  avec  incsiirc  r|  iiovaleiir  apivs  (oui  le  monde,  plut  ù 
la  |iarlif  Irlln'c  du  |iiililic  pai  l'espèce  de  compromis  qu'il  établit 
etiti'e  le  lumiaiilisiiie  el  le  pseudo-idassicisme.  Son  Don  Juan 
(V Autriche  montre  assez  bien  ce  (pTil  y  avait  de  mesquin  et  de 
bourireois  dans  cet  esprit  (jui  rétrécissait  tous  les  sujets  et  les 
faussait  en  substituant  à  la  réalité  vraiment  dramatique  des 
iii\(iitii»iis  niaisement  romanesques.  Deux  de  ses  pièces  sont 
restées  au  répertoire  :  Les  Enfants  d'Edouard  (1833)  qui  agis- 
sent sur  le  sentimentalisme  de  la  foule  par  le  spectacle  d'enfants 
martyrs,  et  Louis  XI  (1832)  où  le  rôle  principal  offre  des  res- 
sources de  pittoresque  qui  ont  plusieurs  fois  tenté  «les  acteurs 
habiles.  Il  se  peut  qu'il  faille  accorder  à  Casimir  Delavigne  une 
certaine  entente  de  la  scène  ;  mais  c'est  le  style  qui  chez  lui  est 
désespérant  :  pour  en  étayer  la  faiblesse  et  pour  en  égayer  la 
[dalitude,  il  fait  appel  à  tous  les  secours  et  à  tous  les  ornements 
conventionnels.  Cette  froideur  a  passé  pour  raison,  cette  séche- 
resse pour  sobriété  et  cette  fausse  élégance  a  réjoui  ceux  qui 
aiment  le  «  distingué  ».  Mais  il  est  arrivé  à  Casimir  Delavigne 
ce  qui  arrive  à  tous  ceux  qui  n'ont  pas  su  prendre  nettement 
parti.  Son  œuvre,  qui  tient  de  deux  conceptions  dramatiques,  n'a 
pris  que  les  défauts  de  l'une  et  de  l'autre.  Hybride  et  bâtarde 
elle  n'était  pas  viable;  elle  n'a  eu  aucune  part  dans  le  dévelop- 
pement du  théâtre;  on  lui  ferait  trop  d'honneur  en  disant  qu'elle 
est  morte  :  elle  n'a  jamais  vécu. 

Conclusion.  —  Mais  cette  bruyante  fortune  du  romantisme 
ne  devait  pas  être  durable.  L'année  18i3  en  marque  la  fin.  C'est 
celle  de  l'échec  dos  Burgi^aves  et  du  succès  de  la  Lucrèce  de  Pon- 
sard.  Il  s'en  faut  que  la  pièce  de  Ponsard  soit  un  chef-d'œuvre, 
cf  «piinz»'  ans  |»his  tôt  elle  ne  se  fût  pas  distinguée  du  chœur  de 
ces  tragédies  mort-nées  que  le  romantisme  allait  balayer.  Mais 
à  sa  date  elle  profita  de  la  fatigue  qu'avait  déjà  provoquée  le 
drame  des  Dumas  et  des  Hugo.  Ce  fut  un  succès  de  circonstance 
et  de  réaction.  Le  cadre  était  antique  :  on  applaudit  au  retour 
des  Romains  sur  cette  scène  française  où  ils  avaient  été  si  long- 
temps les  maîtres.  Une  morale  sto'icienne  remplaçait  les  décla- 
mations humanitaires.  Au  lieu  des  suggestions  de  l'instinct  et 
des  révoltes  de  la  [lassion ,  c'était  la  force  d'àme,  l'esprit  de 
sacrifice,  la  volonté  qui  faisaient  agir  les  personnages.  L'héro'ine 


i 


LE   MÉLODRAME  ET  LE  THÉÂTRE  ROMANTIQUE  391 

était  une  honnête  femme,  une  épouse  vertueuse,  au  lieu  d'une 
de  ces  exaltées  de  l'amour  coupable  qu'on  voyait  triompher 
effrontément  sur  la  scène  et  porter  leur  adultère  en  panache. 
Les  partisans  de  la  vérité,  du  bon  sens,  de  la  morale,  accla- 
mèrent les  apparences  de  ces  mérites  dont  on  les  avait  (l('j)uis 
trop  longtemps  privés.  Vers  le  même  temps  une  artiste  de 
grénie,  M""  Rachel,  faisait  revivre  sur  la  scène  les  héroïnes  de 
Corneille  et  de  Racine,  et  la  pureté  de  son  style  dégoûtait  les 
connaisseurs  de  la  frénésie  d'un  Frederick  Lemaître ,  d'une 
Mars  ou  d'une  Dorval.  C'était  autant  de  signes  de  la  fin  d'une 
mode. 

A  quoi  avait  abouti  le  passage  du  romantisme  au  théâtre? 
Certes  les  romantiques  n'ont  pas  réussi  à  créer  un  genre  nou- 
veau, et  nous  croyons  avoir  assez  montré  que  nous  ne  nous  fai- 
sons guère  d'illusions  sur  la  valeur  du  «  drame  »,  mais  qu'il  est 
au  contraire  à  nos  yeux  la  partie  vraiment  inférieure  de  leur 
œuvre.  Néanmoins  nous  sommes  loin  de  partag'er  l'avis  de  ceux 
qui  pensent  que  cette  œuvre  fut  sans  effet,  sans  conséquences 
ou    regrettables    ou  même  utiles.  Les  romantiques  nous  ont 
d'abord  rendu  le  service  de  débarrasser  la  scène  des  débris  tra- 
giques qui  l'encombraient.  Depuis  cent  quarante  ans  que  la  tra- 
gédie se  mourait,  le  temps  était  venu  de  lui  donner  le  coup  de 
grâce.  C'est  ce  que  tout  le  monde  accorde  et  dont  on  loue  géné- 
ralement les  romantiques.  Mais  leur  action  ne  consiste  pas  seu- 
lement à  avoir  déblayé  le  terrain  et  laissé  à  leurs  successeurs 
la  place  libre  et  nette.  Elle  est  marquée  d'une  manière  positive 
et  palpable  dans  la  constitution  de  la  comédie  de  mœurs,  qui 
procède  en  partie  du  romantisme.  Les  romantiques  ont  donné  au 
cadre  de  la  pièce,  et  comme  nous  disons  aujourd'hui  au  «  milieu  » 
une  importance  toute  nouvelle.  Par  là  ils  ont  frayé  le  chemin  à 
un  genre  de  théâtre  qui  consistera  surtout  dans  la  peinture  d'un 
moment  de  la  société.  Ce  milieu,  les  romantiques  l'étudiaient 
dans  le  passé;  il  restera  à  l'étudier  dans  le  présent;  ils  étaient 
inexacts  à  plaisir,  il  restera  à  employer  des  procédés  plus  scru- 
puleux; ils  introduisaient  dans  un  décor  d'autrefois  des  senti- 
ments d'aujourd'hui,  il  restera  à   montrer  la  dépendance  des 
sentiments  par  rapport  au  milieu.  Mais,  comme  on  le  voit,  le 
procédé  est  le  même  :  il  consiste  à  substituer  le  point  de  vue 


392  LH  TIIKATllH   UllMANTIQUE 

historique  au  jkuuI  de  vue  g'énéral,  qui  était  celui  des  classi- 
ques. C'est  la  |)artie  solide  et  itrolitaldc  de  riiéritaeg  romantique 
au  théâtre.  Voici  l'autre  partie.  Les  romantiques  ont  installé 
sur  la  scène  une  théorie  de  la  passion  profondément  immorale, 
qui  va  désornuiis  hanter  les  esprits  et  qu'adopteront  en  partie 
ceux  mêmes  qui  réclameront  contre  elle.  Enfin  le  romantisme 
a  contrihué  pour  sa  [)nrt,  en  multipliant  les  effets  violents, 
hrusipies,  heurtés,  à  gâter  le  goût  du  puhlic,  à  en  émousser  la 
délicatesse  et  par  conséquent  à  préjjarer  l'avènement  de  la  hru- 
talité  en  littérature. 


///  — .   La  comédie. 

Eugène  Scribe.  —  Le  romantisme  s'était  traduit  au  théâtre 
par  If  drame;  mais  il  reste  un  genre  sur  lequel  son  influence 
a  été  à  peu  près  nulle,  ou  même  qui  ne  s'est  développé  la  plu- 
part du  temps  qu'en  opposition  avec  le  romantisme  :  c'est  la 
comédie.  Le  succès  de  la  comédie  n'a  pas  été  aussi  hruyant  que 
celui  du  drame  romantique  ;  il  a  été  plus  réel,  à  la  fois  plus 
étendu  et  plus  durahle.  Or  l'histoire  de  la  comédie  en  France 
pendant  trente  années  se  résume  dans  un  seul  nom,  c'est  celui 
d'Eugène  Scrihe. 

Comme  Alexandre  Dumas  avait  été  l'initiateur  du  drame,  et 
de  la  môme  manière.  Scribe  est  l'initiateur  de  la  comédie 
moderne.  Comme  Dumas  avait  été  dans  l'école  romantique  le 
seul  homme  de  théâtre,  Scrihe  est  doué  à  un  degré  éminent  de 
tous  les  dons  «pTexige  le  théâtre  :  il  est  le  théâtre  personnifié. 
Il  est,  comme  Dumas,  en  partie  incapable  et  en  partie  insou- 
cieux de  tout  mérite  de  forme.  Dumas  avait  fait  entrer  le  mélo- 
drame dans  la  littérature.  Le  mélodrame  a  dans  l'ordre  comique 
un  jiendant  qui  est  le  vaudeville,  l'un  et  l'autre  genre  consis- 
tant dans  l'importance  donnée  à  l'intrigue,  à  l'exclusion  des 
caractères,  des  sentiments  et  des  idées.  Le  vaudeville  est  un 
mélodrame  gai,  comme  le  mélodrame  est  un  vaudeville  sombre. 
Scribe  a  renouvelé  la  comédie  justement  eu  y  faisant  entrer  le 
vautlevillo. 


LA  COMEDIE  393 

Au  niomont  où  Scrilte  commence  à  écrire  pour  le  tliéàtre, 
le  vaudeville  y  est  en  pleine  faveur.  C'est  une  pièce  courte, 
fiénéralement  on  un  acte,  en  prose  et  mêlée  de  couplets.  Elle 
est  composée  la  plupart  du  temps  sur  un  sujet  d'actualité  et  vit 
d'à-propos.  Ce  sera  l'un  des  mérites  de  Scribe  que  le  sens  qu'il 
aura  de  l'actualité,  et  l'instinct  avec  lequel  il  saura  deviner  le 
goût  du  public  et  les  indications  de  la  mode.  Une  Nuit  de  la  garde 
nationale,  tableau-vaudeville,  représenté  en  1815,  à  l'époque  des 
débuts  de  la  garde  nationale;  le  Combat  des  montagnes,  folie-vau- 
deville donnée  en  1817,  alors  que  montagnes  russes,  montagnes 
françaises,  suisses,  illyriennes,  se  disputaient  la  vogue  ;  bien 
d'autres  compositions  du  même  genre  témoignaient  de  l'incom- 
parable habileté  de  Scribe.  Cependant  un  nouveau  théâtre  venait 
de  se  fonder,  le  théâtre  du  Gymnase,  qui,  placé  sous  le  patronage 
de  la  jeune  duchesse  de  Berry,  s'appellera  le  théâtre  de  Madame. 
Scribe  en  est  le  fournisseur  attitré.  En  haussant  d'un  ton  le 
vaudeville,  il  crée  un  genre  en  parfait  accord  avec  le  milieu,  avec 
les  exigences  du  public,  et  la  nature  même  de  la  salle.  La  folie 
et  l'incohérence  font  place  à  un  arrangement  plus  raisonnable  ;  la 
part  du  couplet  est  réduite;  à  la  gaieté  toujours  décente  se  mêle 
une  sensibilité  qui  reste  à  fleur  de  peau;  une  forte  dose  d'opti- 
misme donne  à  toute  la  pièce  sa  coloration  générale.  La  Demoi- 
selle à  marier  est  le  type  encore  gracieux  de  ce  théâtre  à  teinte 
d'aquarelle.  Mais  avec  le  succès  les  ambitions  sont  venues  à 
Scribe.  Il  va  tenter  la  grande,  comédie,  aborder  l'étude  sociale 
et  morale.  Bertrand  et  Raton  ou  fart  de  conspirer  est  une  pièce 
à  allusions  politiques  oîi  la  scène  est  placée  en  Danemark  et 
l'esprit  se  reporte  en  France.  Dans /«  Camaraderie  (1836)  Scribe 
dénonce  une  des  tares  de  la  société  moderne,  oii  il  ne  s'agit 
plus  pour  arriver  d'avoir  du  talent,  mais  bien  d'avoir  des  rela- 
tions. Dans  Une  chaîne  (1841)  il  traite  ce  sujet  de  l'adul- 
tère, qui  n'apparaissait  encore  dans  la  comédie  que  rarement  et 
avec  discrétion,  qui  était,  comme  on  sait,  destiné  chez  les  suc- 
cesseurs de  Scribe  à  accaparer  la  scène  tout  entière.  Ce  qui 
importe,  c'est  de  montrer  que  dans  cette  dernière  manière,  qui 
est  le  plus  grand  effort  de  son  art.  Scribe  est  resté  fidèle  aux 
procédés  de  ses  débuts,  et  que  dans  le  cadre  d'une  action  histo- 
rique ou  dans  celui  d'une  étude  morale,  ce  que  nous  retrouvons 


J94  LE  TlIHATllE   IIOMANTIQUE 

c'est  encore  le  \auilrvillf.  Du  vuu(lc\ille  hist(>ii(jue,  Scribe  a 
donné  la  lln-diie  dans  le  Verve  tCeau,  ou  les  e/fets  et  les  causes. 
C'est  le  fameux  passage  où,  par  la  bouche  de  Bolingbroke, 
il  expose  comment  de  grands  effets  peuvent  sortir  de  petites 
causes.  «  Il  ne  faut  pas  mépriser  les  petites  choses;  c'est  par 
ellrs  ([non  arrive  aux  grandes!...  Vous  croyez  peut-être,  comme 
tout  le  monde,  ({ue  les  catastrophes  politiques,  les  révolutions, 
les  chutes  d'empires  viennent  de  causes  graves,  profondes, 
importantes...  Erreur!...  Vous  ne  savez  pas  qu'une  fenêtre  du 
château  de  Jrianon,  critiquée  par  Louis  XIV  et  défendue  par 
Louvois,  a  fail  iiailre  la  guerre  qui  embrase  l'Europe  en  ce 
moment...  Moi  qui  vous  parle,  moi,  Henri  de  Saint-Jean,  (pii, 
jusiiu'à  vingt-six  ans,  fus  regardé  comme  un  élégant,  un  étourdi, 
un  homme  incapable  d'occupations  sérieuses,  savez-vous  com- 
luenl,  tuul  d'un  coup,  je  devins  un  homme  d'Etat?  Je  devins 
ministre  parce  que  je  savais  danser  la  sarabande,  et  je  perdis  le 
pouvoir  parce  que  j'étais  enrhumé...  Les  grands  effets  produits 
par  de  petites  causes,  c'est  mon  système.  »  (Ferre  d'eau,  I,  4.) 
Ce  système  est  celui  qui  fait  du  hasard,  de  ce  même  hasard 
qu'invoquait  Antony,  le  maître  du  monde.  Il  ne  tient  pas  compte 
des  lois  générales,  des  causes  profondes  et  lointaines  qui  opèrent 
lentement  et  sûrement  dans  l'histoire.  11  méconnaît  surtout  cette 
vérité,  à  savoir  que  dans  la  vie  des  peuples  et  pareillement  dans 
celle  dos  individus,  les  causes  accidentelles  n'ont  d'importance 
«ju'autant  (|u'elles  en  empruntent  aux  causes  morales.  Il  aboutit 
à  faire  de  l'histoire  ou  de  la  vie  un  imbroglio  tout  prêt  pour 
l'imbroglio  de  la  scène.  De  même  dans  Une  chaîne  l'étude 
morale  eût  consisté  à  développer  ce  qu'il  y  a  de  dramatique 
dans  la  situation  de  la  femme  abandonnée,  ou  dans  celle  de 
l'homme  qui  n'aime  plus,  et  qu'un  sentiment  de  reconnaissance 
ou  d'honneur  rive  à  une  chaîne  chaque  jour  plus  lourde.  Dans 
la  pièce  de  Scribe,  une  letlif  aihossée  réellement  à  Emmerich 
est  supposée  s'adresser  à  Balandard;  l'ancienne  maîtresse  dont 
M.  de  Saint-Géran  conseille  l'abandon  à  Enmierich  est  juste- 
ment M""'  de  Saint-Géran;  les  soupçons  qui  devraient  se  porter 
sur  Emmerich  se  portent  sur  un  M.  de  Langeac,  et  c'est  cette 
série  de  laborieuses  et  misérables  combinaisons,  ce  ricochet 
de  coïncidences,  de  quiproquos,  de  malentendus  et  de  pauvretés 


LA  COMEDIE  395 

qui   remplace   l'étude   de  mœurs.  C'est  le   vaudeville    dans  la 
comédie. 

La  seule  question  qui  se  pose  à  propos  du  théâtre  de  Scribe 
est  celle  de  son  succès.  Car  il  n'y  a  pas  un  être  vivant  parmi  les 
centaines  de  bonshommes  qu'il  a  fait  manœuvrer  sur  les  plan- 
ches; il  n'y  a  pas  un  sentiment  dont  l'expression  semble  juste, 
il  n'y  a  pas  une  scène  qui  laisse  une  impression  durable.  Scribe 
n'a  pas  de  style.  On  a  essayé  de  dire  pour  sa  défense  qu'à  la 
syntaxe  du  style  écrit  il  substitue  celle  du  langage  parlé;  cet 
argument  qui  porterait  pour  Molière  ne  porte  pas  pour  Scribe  ; 
le  défaut  de  son  style  est  beaucoup  moins  l'incorrection  que 
l'impropriété  et  la  platitude.  Scribe  n'a  pas  d'esprit;  les  drôle- 
leries  dont  il  égaie  son  dialogue  ont  traîné  partout;  ses  «  mots  » 
ont  été  recueillis  dans  des  anas,  découpés  dans  des  journaux, 
et  ils  sont  sortis  au  bon  moment  des  tiroirs  où  Scribe  serre  les 
échantillons  de  l'esprit  des  autres,  et  de  quel  esprit!  Par  quelque 
biais  qu'on  prenne  ce  théâtre,  on  arrive  à  la  même  constata- 
tion, celle  d'une  complète,  d'une  absolue  indigence.  Comment 
donc  s'expliquer  l'immense  et  durable  succès  de  ces  méchantes 
pièces? 

On  en  peut  trouver  une  première  explication  relative  au 
milieu  et  au  moment  où  Scribe  écrivait.  La  société  bourgeoise 
de  la  première  moitié  de  ce  siècle  y  a  trouvé,  non  pas  certes  un 
portrait  ressemblant  d'elle-même,  mais  un  fidèle  écho  de  ses 
aspirations.  Comme  on  le  devine,  l'idéal  romantique  ne  pouvait 
être,  à  aucun  moment,  un  idéal  universel,  et,  alors  même  qu'elle 
sévissait,  avec  plus  d'intensité,  la  fièvre  n'avait  fait  tourner 
qu'un  petit  nombre  de  têtes.  L'immense  majorité  du  public  était 
restée  étrangère  à  cette  frénésie.  Non  contente  de  rechercher  le 
bon  sens,  par  esprit  de  protestation  et  de  réaction,  elle  aspirait 
au  terre-à-terre.  C'est  en  ce  sens  que  le  théâtre  de  Scribe  est  en 
accord  avec  ses  aspirations.  Lui-même,  par  sa  naissance,  par  son 
éducation  et  par  le  milieu  où  il  s'est  formé.  Scribe  est  un  bour- 
geois. Molière  et  Boileau  avaient  appartenu  à  la  même  classe. 
Mais  il  V  a  manière  d'être  bouraeois.  Scribe  l'est  au  sens  le 
plus  étroit  et  le  {)lus  vulgaire.  Il  semble  qu'il  n'ait  de  l'esprit 
bourgeois  que  les  mesquineries,  les  vues  intéressées,  Tégoïsme, 
le    manque  d'idéal,  le  respect  pour  les  préjugés  et  pour   les 


396  LE  TllÉATllK  IIOMANTIQUE 

coMvrnlitiiis. 'i'ols  sont  aussi  liicii  les  soiiliinciifs  dos  hommes  et 
des  femmes  qui  <'nini»os(Mil  le  iJorsomicl  onliiiairt'  do  oos  pièces. 
Ce  personnel  n'est  pas  très  varié.  Au  premier  plan  les  militaires  : 
braves  généraux  ou  frini^ants  colonels,  ils  sont  tous  })ar  définition 
des  héros  ;  c'est  pourquoi  ils  méi'ilenl  d'épouser  la  fille  d'un  agent 
df  1  haiigo.  Puis  lo  uKuidc  de  la  linauoo,  du  commerce,  de  l'in- 
dustrie :  gros  industriels,  heureux  boursiers,  ils  sont  tous  esti- 
mables et  tous  sympathiques,  puisqu'ils  sont  riches.  Le  monde 
de  la  basoche,  dont  la  t-onsidération  s'est  accrue  à  proportion 
dans  une  société  cpii  l'ait  un  (  hilTro  d'atraires  si  élevé  :  voici  le 
galant  nolairo,  et  le  spiriliitd  avoué'.  fiO  médecin  a  supplanté  le 
curé  dans  cotlo  société  voltairieimo,  c'est  lui  qui  est  le  confident 
de  la  famille.  Tous  ces  personnages  nous  sont  connus  d'avance 
et  leur  caractère  est  déterminé  par  leur  situation  sociale.  De 
même,  dans  la  famille,  chacun  a  son  caractère  fixé  par  son 
«  emploi  ».  Le  père  est  bonhomme,  la  mère  est  intrigante,  la 
jeune  fille  est  ingénue;  la  jeune  veuve,  honnêtement  coquette, 
est  la  «  grande  utilité  »  et  sert  à  récompenser  ceux  à  qui  leur 
âge  interdit  d'épouser  des  Agnes.  Cette  société  a  des  intérêts, 
elle  n'a  pas  de  passions.  Elle  ignore  l'adultère.  Elle  n'admet 
l'amour  que  mitigé,  mesuré,  raisonnable.  Encore  faut  il  que  cet 
amour  ait  pour  objet  le  mariage,  et  que  le  mariage  soit  un 
mariage  d'argent.  La  grâce  de  la  jeune  fille  n'apparaît  que  dans 
le  rayonnomoiit  de  la  dot:  lo  mérite  masculin  est  un  droit  à 
toucher  la  forte  somme.  L'argent  est  le  dieu  de  ce  théâtre;  non 
pas  cet  argent  tyrannique  dont  l'âpre  frénésie  tourmente  les 
personnages  de  Balzac,  mais  ce  confortable  argent  qui  donne  le 
bion-être,  assure  les  aisos  do  la  vie,  met  les  consciences  en 
repos,  endort  les  scrupules,  rend  les  âmes  paisibles  et  les  cœurs 
indiflërents.  C'était  le  temps  oii  la  société  moyenne,  arrivée  de 
la  veille  à  l'importance  sociale  et  politique,  heureuse  de  sa  for- 
tune réconte  et  solide,  se  complaisait  au  nouvel  état  de  choses, 
en  jouissait  avec  quiétude,  se  préparant,  par  son  insouciance  et 
son  étroitesse  de  vues,  une  ruine  étrang'-ement  prochaine.  Sa 
médiocrité  s'est  réjouie  dans  la  médiocrité  du  théâtre  ilc  Scribe. 
Cette  explication  du  succès  des  pièces  de  Scribe  a  sa  valeur. 
Elle  n'est  ni  la  pins  profonde  ni  la  plus  complète.  Il  s'agit  en 
eflct   de    rondro  c(uupte  non   pas  seulement  du  succès    obtenu 


LA   COMEDIE  397 

auprès  de  la  bourgeoisie  censitaire  de  la  Restauration  et  de 
Louis-Philippe,  mais  d'une  vogue  universelle,  qui  de  l'Europe 
déborda  sur  le  monde  entier.  C'est  qu'il  y  a  au  théâtre  des 
mérites  indépendants  du  style  et  de  l'analyse  morale,  et  qui 
sont  proprement  les  mérites  de  théâtre.  Ils  consistent  dans 
l'agencement  de  l'intrigue,  dans  l'habileté  à  présenter  les  situa- 
tions et  à  les  renouveler,  dans  l'ingéniosité  des  combinaisons, 
dans  la  fertilité  de  l'invention,  dans  l'adresse  des  moyens,  dans 
la  manière  de  disposer  les  scènes  et  de  faire  manœuvrer  les 
personnages.  Cet  art,  qui  tient  de  la  stratégie,  de  la  mécanique, 
et  delà  prestidigitation,  est  l'art  du  théâtre,  à  moins  que  ce  n'en 
soit  le  métier.  Des  œuvres  qui  en  étaient  dépourvues  n'ont 
jamais  réussi  à  la  scène,  quelles  qu'en  fussent  par  ailleurs  les 
qualités  éminentes.  Des  ouvrages  dont  toute  la  valeur  ne  rési- 
dait que  dans  ces  mérites  spéciaux  sont  allés  aux  nues.  Les 
illettrés,  aussi  bien  que  les  lettrés,  les  étrangers  et  les  Patagons 
aussi  bien  que  les  Parisiens  sont  sensibles  à  cet  art  qui  ignore 
les  catégories  sociales  comme  les  latitudes.  C'est  pour  avoir 
porté  à  sa  perfection  la  mécanique  théâtrale  que  Scribe  a  obtenu 
cet  immense  succès,  et  c'est  pour  avoir  réduit  à  cette  méca- 
nique l'art  tout  entier  du  théâtre  qu'il  l'a  si  considérablement 
abaissé. 

Car  si  l'influence  du  drame  romantique  a  été  à  peu  près  nulle 
sur  l'avenir  du  théâtre,  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  comédie  de 
Scribe.  En  donnant  à  la  partie  de. métier  une  importance  sans 
contrepoids,  en  développant  chez  le  spectateur  l'intérêt  de 
curiosité  à  l'exclusion  de  tout  autre.  Scribe  a  fait  contracter  au 
public  de  fâcheuses  habitudes  avec  lesquelles  devront  compter 
les  auteurs  qui  viendront  par  la  suite.  Ceux-ci  ajouteront  à  la 
comédie  des  éléments  nouveaux,  mais  ils  les  verseront  dans  un 
cadre  qui  continuera  d'être  celui  que  Scribe  leur  a  préparé.  Sous 
la  moderne  comédie  de  mœurs  il  continuera  de  courir  un  vau- 
deville de  Scribe.  Attentifs  aux  combinaisons  scéniques,  ils  se 
détourneront  du  principal  de  leur  sujet,  et  au  lieu  de  suivre 
la  logique  du  sentiment,  ils  se  perdront  en  de  puérils  jeux  de 
scène. 


398  LK  TI1EAT111-:   ROMANTIQUE 


/['.   —  Le  théâtre  d  Alfred  de  Musset. 

Le  roiiKiiitisnic  n'auiail  laissi'  au  tlicàtro  aucune  œuvi'e  pro- 
IdiuIc  cl  ilurable,  si  nous  n'avions  le  théâtre  de  Musset.  Encore 
faut-il  faire  deux  remanjues  à  ce  sujet.  La  première  est  que  ce 
théâtre  n'appartient  i:uèr(>  à  l'Iiistoiro  du  romantisme  que  par  les 
dates,  |iar  h.'  nom  de  l'auteur,  etj)ar  rins[)iration  lyri(jU(;,  Musset 
avant  rempli  sospièces  de  sa  personne  et  de  ses  émotions.  L'autre 
reniaïquc  t'sl  (pic  ce  théâtre  est  à  peine  du  théâtre,  Musset  ne 
la  vaut  pas  écrit  en  vue  de  la  représentation  et  s'étant  donc 
alTranchi  de  toutes  les  conventions  scéniques.  Musset  avait  fait 
représenter,  le  1"''  décembre  1831,  la  Nuit  vénitienne.  La  pièce 
n'était  ni  honne  ni  mauvaise.  Elle  futsifflée.  Musset  fut  piqué  au 
vif  parcct  échec,  lise  jura  de  ne  plus  écrire  pour  la  scène  et  il  se 
tint  parole.  Il  se  contenta  d'envoyer  successivement  chacune  de 
ses  comédies  à  la  Revue  des  Deux  Mondes  qui  les  imprima.  Elles 
furent  réunies  en  volume  en  18iO.  Elles  y  seraient  restées,  sans 
la  fantaisie  d'une  actrice  qui  les  tira  du  livre  pour  les  porter  à  la 
scène.  M""  Allan  se  trouvant  à  Saint-Pétersbourg  y  vit  jouer 
une  petite  pièce  russe  qui  lui  plut.  C'était  une  traduction  du 
Caprice.  A  son  retour  à  Paris  en  18  il,  elle  «  rapporta  le  Caprice 
<]ans  son  manchon  »  et  le  joua  à  la  Comédie-Française.  Le  succès 
fut  grand.  Toutes  les  autres  pièces  de  Musset  suivirent.  Depuis, 
elles  n'ont  pas  cessé  d'être  représentées,  et  avec  succès.  Cela 
est  infiniment  regrettable.  La  représentation  de  ces  pièces  est 
un  contresens  et  une  trahison.  On  est  obligé  d'y  introduire  des 
modifications  qui  en  dérangent  la  libre  allure,  de  les  adapter 
à  la  scène.  Le  charme  en  étant  dans  la  fantaisie,  dans  une 
certaine  indécision  où  se  noient  les  contours,  ce  charme  dispa- 
riiîl  au  théâtre,  grâce  à  «  l'optique  spéciale  »  de  l'endroit, 
sous  la  lumière  crue  de  la  rampe.  Ce  sont  surtout  les  acteurs 
qui  nuisent  à  l'impression.  Nous  les  avons  vus  hier  dans  un 
drame  ou  un  vaudeville.  Cela  nous  fâche  de  retrouver  ici  leur 
grimace.  11>  dclruiscnt  le  rêve  en  le  précisant,  ils  alourdissent 
la  fantaisie  en  s'y  promenant.  —  Les  pièces  de  Musset  n'ont  pas 
été  écrites  pour  être  jouées.  Cela  est  essentiel  et  là  est  en  partie 


1 


LE   THEATRE  D'ALFRED   DE  MUSSET  399 

l'orig-ine  de  leur  mérite.  De  là  vient  que  Musset  ait  pu  s'affran- 
chir de  toutes  les  conventions  qui  sévissaient  alors  au  théâtre  et 
en  général  de  toutes  espèces  de  conventions,  pour  faire  une 
œuvre  oij  il  ne  s'est  soucié  que  de  dire  ce  qui  lui  plaisait,  dans  la 
forme  qui  lui  convenait. 

Les  Comédies  de  salon.  —  Faisons  un  choix  dans  ce 
théâtre  oij  il  est  juste  de  reconnaître  que  tout  n'est  pas  de  même 
valeur,  ou,  en  tout  cas,  de  même  ordre.  Ecartons  d'ahord  toute 
une  catégorie  de  comédies  :  les  proverbes  et  petites  pièces  mon- 
daines :  le  Caprice,  Il  faut  qu'une  pointe  soit  ouverte  ou  fermée, 
Louison,  Carmosine,  Betline.  Elles  appartiennent  à  la  dernière 
manière  du  poète,  à  ces  dernières  années  oii,  fatigué,  revenu  de 
l'émotion  que  lui  avait  causée  la  grande  secousse  de  sa  vie, 
désabusé  de  tout  effort  de  génie,  il  s'était  rejeté  vers  le  genre 
facile,  spirituel  et  superficiel.  Ces  pièces  ne  sont  que  du  badi- 
nage,  d'un  badinage  joli,  élégant,  galant;  mais  enfin  c'est  peu 
de  chose  que  le  badinage  et  c'est  une  chose  qui  a  tôt  fait  de  se 
passer  et  de  se  faner.  C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  le  badinage 
de  Musset.  Nous  ne  prétendons  nullement  qu'il  n'ait  pas  eu  sa 
grâce  dans  le  temps  de  sa  fraîcheur;  mais  il  était  d'essence 
périssable,  et  les  comédies  dont  il  faisait  toute  la  valeur,  nous 
semblent  aujourd'hui  par  trop  frêles. 

«  Lorenzaccio  ».  —  Nous  écarterons  aussi,  mais  pour  de  tout 
autres  raisons,  le  beau  drame  de  Lorenzaccio,  ou  plutôt  nous 
mettons  ce  drame  à  part  comme  étant  dans  l'œuvre  de  Musset 
d'un  caractère  exceptionnel,  témoignant  du  plus  grand  effort 
qu'ait  fait  l'écrivain,  révélant  des  qualités  de  largeur  et  de 
puissance  qui  ne  lui  sont  pas  ordinaires.  C'est  un  drame  histo- 
rique. L'idée  première  lui  en  est  venue  en  Italie  lors  du  séjour 
qu'il  fit  avec  George  Sand  à  Florence  à  la  fin  de  18.33.  La  ville 
avec  son  aspect  hautain  et  sombre,  ses  palais  qui  ressemblent  à 
des  forteresses,  ses  quartiers  populeux  où  les  rues  s'enchevê- 
trent en  d'inextricables  lacis,  frappa  son  imagination.  Il  y 
aperçut  tout  de  suite  un  cadre  admirable  pour  un  tableau  dont 
il  ne  s'agissait  plus  que  de  chercher  le  sujet.  Il  le  trouva  dans 
les  vieilles  chroniques  florentines.  C'est  le  meurtre  d'Alexandre 
de  Médicis,  tyran  de  Florence,  par  son  cousin  Lorenzo  et  l'inu- 
tilité de  ce  meurtre  pour  les  libertés  de  la  Aille.  Dans  une  série 


400  LE  TIIKATUE   UUMANTIQUE 

de  scènes  ploiiics  de  mouvciuciit  et  de  couleur,  Musset  a  su 
évoquer  le  spectacle  de  l'Italie  Itrillaule  et  corrompue  du  xvi"  siè- 
t  le.  Lrs  liiMudes  idées  de  liberté,  de  patrie,  d'honneur  traversent 
le  drame  et  l'animent  de  leur  souflle.  Le  caractère  de  Lorenzo, 
celui  qu'on  appelle  par  mépris  Lorcnzaccio,  donne  à  l'œuvre 
son  caractère  (riiuiiiauil(''  cl  à  rf'linlc  sa  profondeur.  Lorenzo 
est  un  passionné  de  la  liberté.  Il  est  républicain  à  la  manière 
des  héros  de  Philarque.  Il  s'est  mis  à  leur  école  et  c'est  par  un 
exploit  renouv(dé  de  l'antiquité  romaine  qu'il  va  s'efforcer  de 
rendre  à  sa  patrie  rindi'qiendance.  De  même  que  lîrutus  avait 
feint  d  être  insensé,  de  même  Lorenzo,  afin  de  pénétrer  dans  la 
coutiance  et  lintimité  d'Alexandre  de  Médicis,  joue  le  rôle  et 
alfecte  les  mœurs  d'un  débauché.  Mais  voici  oii  est  l'intérêt  de 
l'étude  :  c'est  que  Lorenzo  devient  dupe  de  son  propre  strata- 
gème et  qu'il  en  est  la  première  victime.  En  effet,  jouer  le  rôle 
d'un  débauché  cela  consiste  nécessairement  à  se  livrer  à  la 
débauche.  Mais  la  débauche  a  bientôt  fait  de  posséder  celui  qui 
s'est  seulement  approché  d'elle.  La  débauche  n'est  pas  un  masque 
qu'on  prend  et  qu'on  rejette  à  volonté,  un  vêtement  dont  on  se 
dépouille  quand  bon  vous  semble.  C'est  un  masque  qui  colle 
au  visa;i^e,  un  vêtement  qui  entre  dans  la  chair.  Musset  l'avait 
déjà  montré  dans  la  Coupe  et  les  lèvres  dont  c'était  justement 
le  sujet.  Il  le  montre  encore  ici.  Et  telle  est  la  découverte  dou- 
loureuse que  fait  Lorenzo,  regardant  en  lui-même  :  «  Je  me  suis 
fait  à  mon  métier,  gémit-il,  le  vice  a  été  j)Our  moi  un  vêtement; 
maintenant  il  a  collé  à  ma  peau.  Je  suis  vraiment  un  ruffian,  et 
quand  je  plaisante  sur  mes  pareils  je  me  sens  sérieux  comme 
la  mort  au  milieu  de  ma  gaieté.  »  D'une  part,  il  est  devenu  vic- 
time de  son  rôle,  et  d'autre  part  le  crime  qu'il  va  commettre  en 
tuant  Alexandre  de  Médicis,  il  sait  d'avance  que  ce  sera  un 
crime  inutile  et  qui  ne  rendra  pas  à  Florence  sa  liberté.  Il  le 
commettra  pouitaiit,  ce  crime;  pourquoi?  Parce  (ju'il  le  faut 
jtour  Son  honneur. 

«  l*uM,iPi>i:.  —  Mais  pourquoi  tueras-tu  le  duc,  si  tu  as  des  idées 
pareilles? 

LoiîK.Nzo.  —  I*our<iuoi?  Tu  le  demandes? 

PiMtJi'i'i:.  —  Si  tu  crois  que  c'est  un  nuMirtre  inutile  à  la 
patrie,  ((unuient  le  commets-tu? 


LE   THHATUK    I)  ALFllEI)   DE  MUSSET  401 

LoRENzo.  —  Tu  ine  demandes  cola  en  face?  Regarde-moi  un 
peu,  j'ai  été  bien  tranquille  et  vertueux. 

Philippi:.  - —  Quel  abîme,  quel  abîme  tu  m'ouvres! 

LoRENzo.  —  Tu  me  demandes  pourquoi  je  tue  Alexandre? 
Veux-tu  donc  que  je  m'empoisonne  ou  que  je  saute  dans  l'Arno? 
Veux-tu  donc  que  je  sois  un  spectre  et  qu'en  frappant  sur  ce  sque- 
lette, il  n'en  sorte  aucun  son?  Si  je  suis  l'ombre  de  moi-même, 
veux-tu  donc  que  je  m'arrache  le  seul  fil  qui  rattache  aujourd'hui 
mon  cœur  à  quelques  fibres  de  mon  cœur  d'autrefois!  Songes-lu 
que  ce  meurtre  c'est  tout  ce  qui  me  reste  de  ma  vertu?  » 

Ce  dialogue,  ce  mouvement,  tout  cela  est  d'allure  vraiment 
shakes]»earienne.  Et  je  crois  bien  qu'en  effet  si  on  cherchait  dans 
notre  théâtre  ce  qu'il  doit  à  l'influence  directe  de  Shakespeare, 
Lorenzaccio  est  le  seul  spécimen  qu'on  en  pourrait  fournir. 
Mais  ce  qui  fait  que  nous  ne  nous  arrêtons  pas  davantage  à 
l'étude  de  Lorenzaccio,  c'est  justement  que  Musset  s'y  est  très 
évidemment  inspiré  de  Shakespeare.  Nous  voulons  aller  droit  à 
la  partie  de  son  œuvre  où  il  ne  procède  que  de  lui-même  et  où 
il  est  entièrement  lui-même.  C'est  Musset  que  nous  cherchons 
dans  le  théâtre  de  Musset.  Nous  le  trouverons  dans  cette  incom- 
parable série  de  petits  chefs-d'œuvre  :  Fantasio  {iS33),  Il  ne  faut 
Jurer  de  rien  (1836),  la  Quenouille  de  Barberine  (1835)  et  sur- 
tout le  Chandelier  (1835),  Les  Caprices  de  Marianne  (1833);  On 
ne  badine  pas  avec  Famour  (1834).  Si  d'ailleurs  ici  nous  brouil- 
lons un  peu  les  dates  cela  n'a-  pas  grande  importance,  toutes 
ces  pièces  ayant  paru  dans  un  espace  de'  trois  ans,  appartenant 
à  un  moment  d'heureuse  et  brillante  fécondité  dans  la  vie  du 
poète  et  ayant  une  même  àme  qui  en  fait  l'unité  intérieure. 

La  fantaisie  au  théâtre.  —  Dans  ces  pièces  Musset  ne 
s'est  pas  proposé  de  peindre  les  mœurs,  de  décrire  les  senti- 
ments d'une  époque  ou  d'un  pays.  Il  s'est  placé  en  dehors  des 
temps,  et  il  a  jeté  le  défi  à  toutes  les  géographies.  Il  suffit  de 
voir  dans  quel  pays  il  place  son  action.  C'est  tantôt  Venise,  Flo- 
rence, Naples,  tantôt  la  Bavière  ou  la  Hongrie;  mais  c'est  une 
Venise  de  convention,  une  Hongrie  chimérique;  c'est  en  fait  un 
pays  que  vous  situerez  où  vous  voudrez,  que  vous  appellerez 
comme  il  vous  plaira,  un  pays  où  les  jours  sont  enveloppés 
de  brumes  dorées,  où  les  nuits   sont  tièdes,  où  courent  dans 

Histoire  de  la  laxgve.  VII.  »u 


402  l.K   TllKATUh   UdMANTlnlK 

lair  ilt's  souflles  cmliaiiiiu'-s,  un  ]>;iys  <»ii  tout  rst  lait  ;"i  souhait 
pour  1  aninur.  C'est  le  pays  de  la  lanlaisic  cl  cela  iiirinc  rxplitpic 
que  ce  soil  aussi  hicii  le  pays  de  la  vérité.  Car  ce  «pii  fait  que 
les  œuvres  passent,  c'est  (pi'elles  sont  à  la  mode  d'uu  jour. 
L'auteur  y  a  voulu  reproduire  le  langage,  les  façons  de  sentir 
de  son  temps,  tout  ce  qui  jette  sur  l'éternel  fond  du  cœur  une 
apparence  passagère.  Et  <•'  sont  encore  les  conventions  (|ui 
faussent  notre  regard.  Musset  n'empruntant  ni  la  phraséologie 
admise  à  un  certain  moment,  ni  la  façon  de  bâtir  une  intrigue 
et  de  présenter  les  personnages,  est  arrivé  à  toucher  ce  fond  de 
V(''iil(''  humaine  (pii  ne  change  pas. 

C'est  la  fantaisie  (jui  a  baptisé  Fantasio.  Les  personnages, 
leurs  actions,  leurs  propos,  tout  ici  est  fantaisie.  C'est  dans  une 
Bavière  imaginaire.  La  tille  du  roi,  la  petite  princesse  Elsbelh, 
doit  épouser  le  prince  de  Mantoue.  Munich  est  en  fête  pour  célé- 
brer les  liançailles.  Des  jeunes  gens  courent  les  rues  de  Munich. 
Fantasio  est  assis  avec  son  ami  Spark  dans  une  taverne.  Ils 
causent,  et  je  ne  vois  rien  dans  la  littérature  de  ce  siècle  qui 
puisse  être  comparé  à  celte  conversation  de  Fantasio  avec 
Spark.  Elle  [trend  tous  les  tons,  elle  se  nuance  de  toutes  les 
teintes,  celte  rêverie  de  Fantasio.  Elle  effleure  tous  les  sujets  et 
passe  de  l'un  à  l'autre  sans  fatigue  et  sans  effort,  mais  surtout 
sans  raison.  Elle  va  d'une  calembredaine  à  .un  aphorisme,  d'un 
souvenir  des  M'db'  ri  nur  miils  à  une  épigramme  contre  les  jour- 
nalistes, d'un  refrain  de  romance  à  une  citation  de  Jean-Paul 
et  à  une  citation  de  Bôileau.  «  Beaucoup  parler,  dit  Fantasio, 
voilà  l'important.  »  11  y  a  de  tout  dans  son  joli  caquelage,  des 
impertinences  et  des  vérités  de  bon  sens,  des  concetti  (jue 
Shakespeare  eût  trouvés  quintessenciés,  des  tableaux  dune 
touche  discrète  et  intime  et  de  belles  images  d'un  solide  éclat. 
Voici  pour  exprimer  cette  lassitude  des  âmes,  ce  desenchan- 
tement qui  est  le  mal  du  siècle,  une  image  pleine  de  force  et 
de  grandeur  :  «  L'éternité  est  une  grande  aire;  tous  les  siècles, 
comme  de  jeunes  aiglons,  se  sont  envolés  tour  à  tour  pour 
traverser  le  ciel  et  disparaître;  le  nôtre  est  arrivé  à  son  tour 
au  bord  du  nid,  mais  on  lui  a  coupé  les  ailes  et  il  attend  la  mort 
en  regardant  l'espace  dans  lc(picl  il  ne  peut  s'élancer.  » 

Et  parce  qu'il  n'est  ipie  les  fous  pour  dire  <les  choses  sensées, 


LE   THEAT1U-:   I)  ALFRED   DE   MUSSET  403 

il  arrive  que  cet  écervelé,  en  passant  et  sans  s'en  soucier,  touche 
au  plus  profond  de  la  souflmnce  humaine. 

Car  sans  doute  Fantasio  est  un  enfant  du  siècle,  son  désenchan- 
tement est  pour  une  part  aiîaire  de  mode,  élégance  d'attitude 
convenue.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  aperçoit  très  nettement 
ce  qui  rend  la  condition  de  l'homme  si  insupportable,  et  que  c'est 
l'impossihilité  où  il  est  de  s'échapper  à  lui-même,  d'être  un  autre 
que  lui.  «  Tout  ce  que  les  hommes  se  disent  entre  eux  se  ressem- 
ble, les  idées  qu'ils  échangent  sont  presque  toujours  les  mêmes 
dans  toutes  leurs  conversations;  mais  dans  l'intérieur  de  toutes 
ces^  machines  isolées,  quels  replis!  quels  compartiments  secrets! 
C'est  tout  un  monde  que  chacun  porte  en  lui!  un  monde  ignoré, 
qui  naît  et  qui  meurt  en  silence  !  Quelle  solitude  que  tous  ces 
corps  humains!  »  Voilà  justement  le  secret  de  notre  misère, 
voilà  ce  qui  est  douloureux,  c'est  cette  solitude  oii  nous  vivons 
au  milieu  de  la  foule  de  nos  semblables.  Nous  aurons  beau  faire, 
nous  ne  pourrons  jamais  pénétrer  entièrement  l'àme  d'autrui, 
et  il  y  aura  toujours  dans  notre  àme  quelque  chose  d'impéné- 
trable au  regard  d'autrui.  Tous  ces  replis  secrets  de  notre  cœur 
nous  seuls  y  pouvons  descendre.  Encore  n'est-il  pas  prudent  d'v 
trop  descendre;  le  A-ertige  a  tôt  fait  de  nous  prendre.  Trop 
regarder  en  soi,  trop  s'analyser,  c'est  là  ce  qui  rend  triste  :  «  Je 
ne  comprends  rien,  dit  Spark,à  ce  travail  perpétuel  sur  toi-même.  » 

Quel  est  donc  le  secret  pour  vivre  heureux  ou  tout  au  moins 
pour  vivre?  Il  en  est  un  d'abord,  et  c'est  en  vérité  le  remède  le 
plus  efficace  qu'on  ait  trouvé  aux  tourments  de  la  pensée.  Il 
consiste  à  anéantir  en  soi  la  pensée  et  à  s'abêtir.  «  Il  n'v  a  point 
de  maître  d'armes  mélancolique.  »  Seulement  on  peut  trouver 
que  le  remède  est  pire  que  le  mal.  Tout  le  monde  ne  se  résigne 
pas  à  se  faire  maître  d'armes.  Que  reste-t-il  alors?  Rien  qu'à  se 
déprendre  de  soi,  à  oublier  sa  personnalité,  à  se  soumettre  aux 
choses,  à  se  transformer  et  à  s'absorber  en  elles.  C'est  le  parti 
auquel  s'est  arrêté  le  bon  Spark.  «  Quand  je  fume,  ma  pensée 
se  fait  fumée  de  tabac,  quand  je  bois  elle  se  fait  vin  d'Espagne 
ou  bière  de  Flandre.  Quand  je  baise  la  main  de  ma  maîtresse 
elle  entre  par  le  bout  de  ses  doigts  effilés  pour  se  répandre  dans 
tout  mon  être  par  des  courants  électriques  ;  il  me  faut  le  parfum 
d'une  fleur  pour  me  distraire,  et  de  tout  ce  que  renferme  l'uni- 


404  LE   TIIKATIIH   lUIMANTIOlK 

vcrsello  n.iturr,  le  [iliis  clirtil"  oiijcl  siillil  pour  me  chaiiiier  en 
ahiillr  ('(  me  faiic  voltig-er  çà  et  là  avec  un  plaisir  toujours 
nouveau.  »  Spark  est  un  saiie.  Les  philosophes  qui  de  tout 
temps  ont  insisté  sur  l'obligation  oîi  est  l'homme  de  se 
«  divertir  »  n'ont  ni  mieux  pensé  ni  mieux  dit  que  Fanlasio  et 
son  ami  Spark. 

hans  la  (lis|)osilion  d'esprit  où  nous  voyons  qu'est  Fantasio, 
ce  qu'il  lui  faut  c'est  commettre  une  grande  folie,  une  de  ces  excen- 
tricités dont  on  rêve  en  ses  heures  de  philosophie,  et  qu'on  ne 
met  pas  à  exécution  parce  (ju'on  est  lâche.  Fantasio  n'y  manque 
pas.  Il  aperçoit  un  enterrement  (jui  [>asse.  Le  fou  du  roi  est 
mort.  Fantasio  jirend  le  costume  et  la  bosse  du  fou.  Il  entre 
ainsi  au  palais.  Il  s'introduit  })rès  de  la  princesse  Elsbelh.  Il 
sm-prend  le  secret  de  ses  fiançailles.  Elsbeth  épouse  malgré 
elle,  pour  céder  à  la  raison  d'Etat,  par  résignation,  ce 
prince  de  Mantoue  qui  est  sot  et  ridicule.  C'est  un  sacrifice, 
c'est  un  meurtre,  il  ne  faut  [las  que  ce  mariage  se  fasse.  Com- 
ment s'y  prendra  Fantasio  pour  empêcher  ce  mariage?  Il  s'avise 
d'un  moyen  imprévu  :  c'est  de  pêcher  au  bout  d'un  hameçon 
pendu  au  boni  d'un  fil  la  perruque  du  prince  de  Mantoue.  Cela 
est  en  soi  une  bonne  farce.  De  voir  une  perruque  (}ui  s'enlève 
et  se  balance  à  travers  les  airs,  quelle  que  soit  d'ailhïurs  la  tète 
qu'elle  décoifie,  cela  sans  doute  est  plaisant.  Mais  dans  le  milieu 
où  opère  Fantasio,  son  action  prend  un  caractère  qui  va  bien 
au  delà  des  bornes  d'une  simple  plaisanterie.  Par  les  consé- 
quences qu'elle  aura,  cette  espièglerie  va  devenir  un  événement 
considérable.  Le  prince  est  furieux.  11  va  rentrer  dans  ses  Etats 
pour  se  mettr(>  à  la  tôle  de  ses  armées.  La  guerre  va  recom- 
mencer. Tout  le  résultat  de  négociations  laborieuses  est  com- 
promis. Il  V  aura  des  batailles  et  du  sang,  le  conflit  de  deux 
peuples,  la  défaite  pour  l'un,  beaucoup  de  ruines  et  de  désastres 
pour  l'un  et  l'autre.  Mais  l'important  n'était-ce  j)as  d'épargner 
un  chagrin  à  la  |ietite  princesse  Elsbeth?  Fantasio  avait  vu  deux 
larmes  tomber  silencieusement  sur  le  voile  de  la  triste  fiancée. 
I^es  combinaisons  [lolitiques,  les  alTaires  qu'on  appelle  sérieuses, 
la  gnierre  et  la  paix,  l'alliance  des  souverains,  les  intérêts  des 
|»euples,  (pTcst-ce  (pu'  tout  cela,  au  prix  d'une  larme  sur  la 
vjoue  d'une  enfant? 


LE  THKATUK   D'ALFUKI)  DH   MCSSI-:?  405 

Les  jeunes  filles.  —  Dans  Fandisio  il  y  a  Fantasio,  —  et  il  y 
a  Elsljeth,qui  est  une  délicieuse  figure  déjeune  fille.  Les  jeunes 
filles,  Musset  est  un  des  très  rares  écrivains  français  qui  aient 
su  les  peindre,  en  exprimer  le  charme  sans  tomber  dans  la 
fadeur.  On  sait  sous  quels  traits  les  écrivains  ont  coutume  de 
représenter  chez  nous  la  jeune  fille;  ils  en  font  le  type  conven- 
tionnel et  creux  de  ïinr/énue.  Ce  type  lui-même  Musset  l'a  bien 
spirituellement  esquissé.  Cette  ingénue,  niaise,  hébété  et  hélante 
le  fait  souvenir  dun  petit  serin  qu'il  a,  un  serin  ayant  une 
serinette  dans  le  ventre.  On  pousse  tout  doucement  un  petit 
ressort  sous  la  patte  gauche,  et  il  chante  tous  les  opéras  nou- 
veaux. «  Il  y  a  beaucoup  de  petites  filles  très  bien  élevées  qui 
n'ont  pas  d'autre  procédé  que  celui-là.  Elles  ont  un  petit  ressort 
sous  le  bras  gauche,  un  joli  petit  ressort  en  diamant  fin  comme 
la  montre  d'un  petit  maître.  Le  gouverneur  ou  la  gouvernante 
fait  jouer  le  ressort  et  vous  voyez  aussitôt  les  lèvres  s'ouvrir 
avec  le  sourire  le  plus  gracieux;  une  charmante  cascatelle  de 
paroles  mielleuses  sort  avec  le  plus  doux  murmure,  et  toutes 
les  convenances  sociales  pareilles  à  des  nymphes  légères  se 
mettent  aussitôt  à  dansoter  sur  la  pointe  du  pied  autour  de  la 
fontaine  merveilleuse.  »  L'extrême  réserve  imposée  à  nos  jeunes 
filles  fait  que  la  plupart  du  temps  l'àme  de  la  jeune  fille  échappe 
aux  spectateurs  les  plus  attentifs.  D'autre  part  son  charme  est 
fait  de  demi-teintes  et  son  individualité  est  difficile  à  marquer. 
Musset  avait  déjà  bien  su  dire,,  dans  sa  comédie  A  quoi  rêvent 
les  Jeunes  filles,  tous  ces  rêves  romanesques  qui  hantent  la  jeune 
fille  vers  ses  dix-huit  ans.  Tous  ces  rêves,  cela  va  sans  dire,  se 
concentrent  sur  le  Prince  charmant.  Et  il  lui  semble  qu'il  va, 
le  plus  naturellement  du  monde,  surgir  de  l'ombre,  avec  son 
manteau  de  velours  et  sa  chaîne  d'or,  et  l'emporter  dans  ses 
bras  tremblante  et  ravie.  Elle  aussi,  la  petite  Elsbeth  rêvait  du 
prince  charmant  :  c'est  le  prince  de  Mantoue  qui  est  venu.  Elle 
aussi,  elle  était  romanesque,  d'abord  parce  qu'elle  est  une  jeune 
fille  et  ensuite  parce  que  sa  gouvernante  l'a  nourrie  de  toute 
sorte  de  folles  lectures.  C'est  pourquoi  elle  s'est  sentie  triste  à 
en  pleurer  quand  elle  a  vu  le  contraste  de  son  rêve  et  de  la 
réalité.  Elle  s'est  résignée  pourtant.  Elle  sait  quel  est  son  devoir. 
Les  princesses  ne  sont  pas  au  monde  pour  être  heureuses.  Les 


400  LK   TIIKATIU']   KOMAXTIUIK 

pclitcs  lt(»iiri;i'oisos  non  plus.  l*niir  les  pi-emièrcs  il  y  a  l;i  raison 
d'Elat.  pour  les  aiilccs  il  y  a  le  inariaiic  de  l'aisoii. 

C'est  encore  une  jeune  lille  qui  est  l'héroïne  dans  //  ne  faut 
Jurer  fie  rien.  Elle  s'a|»|>elle  M"''  (lérilf  de  Mantes.  Elle  est  aussi 
gracieuse  qu'Elsbeth,  mais  d'une  manière  assez diflérente.  Elsbetli 
était  l'oil  romanesque;  Cécile  ne  l'est  pas.  Tout  le  charme  de 
Cécile  ne  viml  (|iic  de  sa  juireté.  Elle  est  de  celles  pour  qui  le 
mal  n'existe  pas;  son  innocence  la  protège  contre  le  piège  où 
voulait  la  faire  tomber  un  jeune  fou;  et  elle  triomphe  de  tous 
les  préjugés  d'un  fat.  Yalentin  a  fait  le  pari  de  séduire  dans  les 
(piaranle-huil  heures  M""  Cécile  de  Mantes;  pour  mettre  à  exé- 
cufidii  ce  beau  projet  il  prépare  la  mise  en  scène  la  plus  com- 
pli<|uée.  Il  la  fait  verser  par  son  postillon  devant  le  château. 
11  envoie  des  billets  incendiaires  à  Cécile.  11  lui  donne  un  rendez- 
vous  pour  le  soir  dans  le  parc.  Et  ce  à  quoi  il  aboutit,  après 
tant  de  combinaisons  dignes  de  Machiavel  et  de  Don  Juan,  c'est 
à  se  jeter  timide  et  res|)ectueux  aux  pieds  de  celle  qu'il  voulait 
séduire,  et  à  lui  demander  la  grâce  d'être  sa  femme.  Cécile  est 
le  type  de  la  jeune  fille  non  point  prude  ni  farouche,  gaie  au 
contraire,  vive  et  coquette  sans  y  chercher  malice,  mais  dont 
la  nature  est  si  parfaitement  droite,  dont  l'àme  est  si  absolument 
{)ure,  que  cette  pureté  est  l'essence  même  de  son  charme, 
rayonne  dans  son  regard,  chante  dans  sa  voix,  fait  autour  d'elle 
une  atmosphère  dont  les  plus  inditlérents  ou  les  plus  indignes 
sont  pénétrés. 

Que  faut-il  attendre  de  Cécile,  lorsque  de  jeune  fille  elle  sera 
devenue  femme?  Nous  pourrons  répondre  à  cette  ([uestion  après 
avoir  lu  la  Quenouille  de  Darhcrine.  Pendant  que  son  mari  est 
parti  jxtui'  la  guerre,  Barberine  reste  au  château.  Barberine  est 
jeune,  elle  est  jolie;  il  est  à  prévoir  qu'en  labsence  du  mari, 
le  chcUeau  oi^i  Barbciine  file  la  quenouille  sera  l'objet  d'entre- 
prises qui  ne  seront  j»as  des  entreprises  militaires.  De  même 
que  Yalentin  avait  |)arié  de  si'-duire  Cécile  dans  les  (juarante- 
liuit  heures,  de  même  le  jeune  chevalier  Rosemberg  s'est  promis 
qu'il  aurait  aussitôt  raison  de  la  vertu  de  Barberine.  Ce  n'est 
|»as  un  méchant  homme,  ce  Rosemberg,  et  il  est  tout  à  fait  dénué 
de  pnvcrsité.  C'est  |dufùt  un  bon  jeune  homme,  naïf  dans  sa 
faluil*'-.  C  es!  jiourquoi  Jiarberine  pense  qu'il  a  seulement  besoin 


LE  THÉÂTRE  D'ALFREI)  DE  MUSSET  407 

d'une  leçon  donnée  sans  façon,  gentiment.  Donc  l'ayant  prié 
de  l'attendre  dans  la  grand'salle,  elle  sort,  fait  tirer  les  verrous 
et  s'adressant  par  le  guichet  de  la  muraille  au  conquérant  sur- 
pris et  confus,  elle  le  prévient  qu'elle  lui  donnera  à  mang-er  quand 
il  aura  filé  avec  cette  quenouille  qui  est  là.  Rosemberg  filera- 
t-il?  Ou  jeùnera-t-il?...  Cruelle  alternative.  La  faim  l'emporte 
sur  la  vanité...  Et  voilà  comment  une  honnête  femme  sait  s'y 
prendre.  Elle  ne  fait  pas  de  tapage.  Elle  n'ameute  pas  les  gens. 
Elle  ne  prend  pas  de  grands  airs  et  ne  se  drape  pas  dans  sa 
dignité  oiïensée.  Elle  ne  se  gendarme  pas  et  n'a  pas  une  vertu 
diablesse.  Elle  ne  se  pose  pas  en  héroïne  pour  avoir  fait  son 
devoir.  Mais  elle  a,  jusque  dans  sa  vertu,  de  la  simplicité,  de  la 
bonne  grâce  et  de  l'esprit. 

L'analyse  de  l'amour.  —  Je  n'ai  ni  contesté  ni  diminué 
le  charme  de  ces  comédies.  Il  me  reste  à  parler  de  celles  qui 
constituent  la  partie  forte,  profonde,  du  théâtre  de  Musset  :  le 
Chandelier,  Les  Caprices  de  Marianne,  On  ne  badine  pas  avec 
Famoiir.  Ici,  ce  ne  sont  plus  les  douceurs  de  l'amour  que 
dira  Musset,  ce  sont  les  surprises  de  l'amour,  ce  sont  les  malen- 
tendus de  l'amour,  ce  sont  les  soufl'rances  de  l'amour.  Il 
connaissait  bien  ce  sujet;  il  y  est  allé  très  avant.  Nous  allons 
voir  avec  quelle  sûreté  de  trait  il  a  dessiné  ces  figures  de 
femmes  coquettes,  inquiétantes,  méchantes,  figures  de  l'Eve 
éternelle  créée  pour  le  tourment  de  l'homme,  et  comme  il  a  su 
dégager  cette  amertume  qu'enferme  l'amour  au  fond  de  lui-même 
et  qui  en  est  la  saveur  naturelle. 

C'est  en  lui-même  que  Musset  a  étudié  la  passion.  Il  n'a 
su  dire  que  ce  qu'il  avait  éprouvé.  Il  n'a  su  que  son  âme. 
Dans  son  théâtre  aussi  bien  que  dans  ses  poésies  et  dans  ses 
romans,  c'est  lui-même  qu'il  n'a  cessé  de  mettre  en  scène.  Il 
s'y  était  mis  dans  Lorenzaccio  :  le  débauché,  victime  de  son 
vice,  qui  en  a  horreur  et  qui  ne  peut  s'en  affranchir,  c'est 
Lorenzo  et  c'est  Musset.  Il  s'était  mis  dans  Fantasio  :  l'enfant 
capricieux,  rêveur,  fantasque,  dont  la  conversation  spirituelle, 
variée,  ironique,  tendre,  est  un  éblouissement,  c'est  Fantasio  et 
c'est  Musset.  Il  s'était  mis  dans  //  ne  faut  jurer  de  rien  :  le 
petit  maître  affectant  le  scepticisme,  niant  la  vertu  des  femmes, 
le  dandy  à  la  mode,  c'est  Yalentin  et   c'est  Musset.  Et  Musset 


40S  LK   TIIKATHK    llltM ANTinlK 

est  Ir   ln'ins  ilii    r/i(iii(lf*/(n\   L'avciilui'c  (jui  arrive  à  Fortunio, 
est  arrivée,  ou  |)rii  s'en  laiil,  à  Musset.  A  dix-sept  ans,  dans  l'été 
d<'   1S28,  il   aima  du   mèuie  amour  timide  et  enthousiaste  une 
Jaecjueline  (|ui  lui  |>lus  insensible  encore  que  la  Jaccpudine  du 
ChfindoUcr.  Foilunio  a  l'àire  de  Musset  adolescenl,  el  il  a  ses 
li'ails,  sa  lit^ure  el   sa  tournure.  In  pelil  Idond,  dit  en  le  nion- 
tranl,  la  servante  de  Jacqueline   :   «    Oui  dà,  je  le  vois  main- 
tenant. 11  n'est  pas  mal  tourné,  ma  foi,  avec  ses  cheveux  sur 
l'oreille   et  son  petit  air  innocent.  Et  il  fait  la  cour  aux  gri- 
settcs,  ce   monsieur-là,  avec  ses   yeux  hleus!  »    C'est  une  des 
plus  séduisantes  créations  qu'il  y  ait  au  théâtre  que  celle  de 
Fortunio.    11   est   proche  parent  de   Chérubin.   11   a  le    même 
charme  de  jeunesse,  la  même  vivacité,  la  même  ardeur  à  aimer. 
Sculemeuf,  il  a  ee  (pii   manquait  à  Chérubin  :  la  fraîcheur  de 
l'imag-ination  et  une  véritable  tendresse.  Ce  qui  attire  Chérubin, 
qui  fait  battre  son  cœur  et  couler  plus  rapide  dans  ses  veines 
son  jeune  sang,  c'est  l'attrait  du  plaisir.  11  conçoit  l'amour  à  la 
manière  du  xv!!!*"  siècle,  comme  l'échange  de  deux  fantaisies.  For- 
tunio aime  avec  tout  son  cœur,  et,  comme  il  le  dit,  il  serait  prêt  à 
donner  sa  vie  pour  celle  qu'il  aime.  Cette  candeur  et  cette  sin- 
cérité passionnée,  voilà  ce  qui  lui  est  particulier.  11  aime  comme 
un  adolescent,  et  il  aime  comme  un  poète.  Relisez  sa  déclara- 
tion à  Jacfjucline.  Cet  accent-là  est  celui  (pii  ne  trompe  pas.  Cette 
éloquence  est  celle  qui  ne  s'apprend  pas  :  elle  vient  du  CŒ'ur; 
et  c'est  celle  aussi  à  laquelle  on  ne  résiste  guère.  Il  n'(^sl  guère 
de  femme  cpii  ne  soit  touchée,  ou  tout  au  moins  llattée  dans  sa 
vanité,  d'avoir  inspiré  un  tel  amour,  si  enthousiaste,  si  enivré. 
Jacqueline  va  se  laisser  aimer  par  Fortunio.  Et  nous  jirévoyons 
sans  peine  de  combien  de  soutTrances  cet  amour  sera  la  cause 
pour  Fortunio;  maintenant  qu'il  est  heureux,  c'est  maintenant 
que  Fortunio  est  à  plaindre.   Car  Jacqueline  a  de  la  beauté, 
une  beauté  épanouie  et  (|ui   tente,  elle  a  une  taille  faite  pour 
être  enlacée,  elle  a  des  lèvres  qui  appellent  le  baiser,  elle  a  un 
sourire  qui  se  pose  comme  une   caresse,  elle  a  une  voix  qui 
berce  comme  une  mélodie;  Jacqueline  a  de  beaux  yeux,  Jacque- 
line a  de  douces  lèvres,  mais  Jaccjueline  n'a  pas  de  cœur.  C'est 
la  femme  de  trente  ans.  C'est  la  |)rovin(iale  qui  s'ennuie.  Elle 
ne  demande  à  lamour  qu'une  distraction  et  (pie  la  satisfaction 


LE  THEATRE   1)  ALFRED   UE  MUSSET  409 

des  sens.  Elle  a  trouvé  tout  prêt  Tamant  (jui  lui  convient  dans 
cet  imbécile  de  Clavaroche,  type  de  Don  Juan  de  iiarnison. 
Pour  la  sécurité  de  ce  militaire,  elle  expose  gaiement  un  enfant 
à  soutTrir  et  peut-être  à  mourir.  Puis  son  caprice  ayant  changé, 
elle  va  tromper  Clavaroche  avec  Fortunio.  Après  quoi,  proba- 
blement, elle  reviendra  à  Clavaroche,  à  moins  que  le  régiment 
ne  vienne  à  changer,  auquel  cas  elle  retrouvera  parmi  les  offi- 
ciers du  régiment  nouveau  un  autre  Clavaroche  qui  aura  même 
large  encolure,  même  rire  épais,  mêmes  moustaches  cirées. 
Elle  est  d'ailleurs  coquette,  menteuse,  comédienne  achevée. 
Comment  ne  pas  haïr  cette  adorable  Jacqueline? 

On  aime,  on  est  trompé.  Voilà  en  deux  mots  le  Chandelier. 
On  aime,  on  se  trompe  en  aimant;  nous  n'aimons  pas  qui  nous 
aime,  nous  aimons  qui  ne  nous  aime  pas.  Voilà  les  Caprices  de 
Marianne. 

Marianne  a  vingt  ans.  Elle  est  mariée  à  un  vieillard.  Le  jeune 
Cœlio  est  passionnément  épris  de  Marianne,  et  n'ayant  pas 
accès  auprès  d'elle,  il  prie  Octave,  qui  est  le  cousin  de  Marianne, 
de  plaider  sa  cause  auprès  de  la  jeune  femme.  Cœlio  est 
^lusset.  Et  Octave  est  Musset.  Le  poète  s'est  mis  dans  ces  deux 
personnages  qui  ne  sont  que  deux  aspects  de  lui-même.  Il  est  à 
la  fois  le  candide  Cœlio  et  le  libertin  Octave.  Cœlio  est  le 
Musset  des  bons  jours.  Octave  est  le  Musset  des  heures  mau- 
vaises. Et  de  même  que  les  plus  nobles  élans  de  Musset  étaient 
gâtés  par  le  fond  de  libertinage  qui  réapparaissait  toujours,  de 
même  il  faut  qu'Octave  soit  inconsciemment  et  sans  l'avoir 
voulu,  le  bourreau  de  Cœlio.  Octave  plaide  le  plus  sincèrement 
du  monde  la  cause  de  son  ami;  mais  il  se  trouve  que  les  effets 
de  son  éloquence  sont  un  peu  différents  de  ceux  qu'il  avait 
prévus.  Tandis  qu'il  plaide  pour  son  ami,  c'est  de  lui  que 
s'éprend  Marianne.  Elle  s'éprend  de  lui.  Pourquoi?  Justement 
parce  qu'il  ne  songe  pas  à  elle,  parce  qu'il  plaide  pour  un  autre. 
Cœlio  est  tué  dans  un  guet-apens.  La  dernière  scène  est  d'une 
grande  beauté.  Elle  se  passe  dans  un  cimetière  :  Octave  est  age- 
nouillé sur  la  tombe  de  Cœlio,  et  il  semble  qu'en  pleurant  son 
ami  il  se  pleure  lui-même  :  c'est  la  meilleure  moitié  de  lui  qui 
est  descendue  au  tombeau. 

«   Je  ne   vous   aime   pas,  Marianne,  cétait   Cœlio   qui   vous 


410  LK   TIIKATIIK    IIDM ANTIOIE 

aimait...  »  .Mot  luoloml,  liiii  des  [iliis  inoluiids  (|ui  aiiMit  été 
ilils  sur  les  malciilciidiis  de  l'amour.  Car  nous  aspirons  de 
tiiulos  n(»s  lorccs  à  un  amoui-  (|ui  nous  échappe,  que  nous  ne 
j»usséderons  jamais,  dont  le  désir  inassouvi'sera  pour  toujours  la 
plaie  inconsolable  de  notre  destinée;  et  pendant  ce  temps  nous 
passons  à  côte''  d'um'  tt'udrcssc  (|ui  s'oITrail  à  nous,  qui  allait 
faire  la  joie  do  notre  vie.  Combien  l'ont  dite  cette  parole  désolée  : 
«  Le  boulii'ur  eût  été  là  peut-être!  »  Ce  bonheur  dont  on  dit 
(|u'il  n'est  |ias  de  cette  terre,  que  de  fois  nous  sommes  passés 
auprès  de  lui  sans  le  voir!  Mais  qui  sait?  Peut-être  au  moment 
où  nous  l'aurions  saisi,  il  nous  aurait  échappé.  Car  on  imagine 
volontiers  l'amour  sous  la  forme  de  l'intime  union  de  deux 
âmes,  union  sans  remords,  sans  inquiétude,  sans  trouble.  Il  se 
pourrait  au  contraire  que  l'amour  vécût  de  luttes,  que  l'inquié- 
tude et  les  tourments  lui  fussent  essentiels,  et  qu'il  ne  se  séparât 
pas  de  la  crainte  oi!i  nous  sommes  de  le  perdre. 

Voici  enlin  un  dernier  cas  qu'analyse  Musset.  Ce  n'est  plus 
celui  d'un  amour  non  partagé;  mais  c'est  le  cas  où  deux  êtres 
qui  s'aiment  se  torturent  l'un  l'autre  et  où  quelque  chimère  qui 
s'est  élevée  entre  eux  détruit  le  bonheur  qu'ils  s'allaient  donner 
l'un  à  l'autre  et  peut-être  étend  plus  loin  ses  ruines.  Tel  est 
b'  sujet  de  On  ne  badine  pas  avec  Vamour.  Ici  encore  l'inspira- 
tion de  Musset  est  toute  personnelle.  Il  est  au  lendemain  de  la 
brouille  avec  George  Sand;  ce  qu'il  n'a  cessé  de  reprocher  à 
George  Sand,  c'est  son  orgueil.  L'héroïne  de  On  ne  badine  pas 
avec  Famonr,  Camille  est  une  orgueilleuse.  Camille  aime  son 
cousin  P'i'dican.  VAW  a  été  élevée  pour  devenir  sa  femme.  Et 
quoiqu'elle  ne  l'avoue  pas,  tel  est  ])ien  toujours  son  désir.  3Iais, 
à  l'heure  actuelle,  elle  est  dupe  dun  faux  idéal.  Au  couvent  elle 
a  reçu  les  confidences  de  religieuses  qui  ont  vécu  dans  le  monde 
et  qui  ont  souffert  par  lui.  On  lui  a  fait  part  des  humiliations 
qu'eiitiMÎiic  TaoKHir.  Elle  s'est  jurée  qu'elle  ne  connaîtrait  pas 
CCS  humiliations,  qu'elle  ne  s'abaisserait  pas  jusqu'à  aimer.  C'est 
|iourquoi,  lorsque  les  deux  jeunes  gens  se  revoient,  et  lorsque 
l'erdiran  s'approche  de  Camille,  heureux  de  la  retrouver  si  grande 
tille  et  si  jolie,  elle  l'écarté,  elle  lui  fait  un  accueil  glacial.  Par 
«lépit  e|  p(»ur  se  venger  de  celle  (|ui  le  méprise,  Perdican  passe 
sa  rhaîne  d'or  au  cou  d'une  pclitc  paysanne.  Rosette,  et  lui  jure 


LE   THKATHE   i)  ALFUKI)   IlK   Ml'SSET  411 

(le  l'épouser;  par  dépit  et  par  jalousie,  Camille  revient  à  Per- 
dican;  et  tous  deux,  rejetant  l'attitude  voulue,  les  paroles  de 
convention,  l'être  factice  créé  par  l'orgueil,  cessent  de  jouer  un 
rôle,  laissent  parler  leur  cœur  et  échangent  des  aveux  brûlants. 
Alors  on  entend  un  cri.  C'est  Rosette  qui  vient  de  surprendre 
dans  les  bras  l'un  de  l'autre  Camille  et  Perdican,  Rosette  qui 
meurt  victime  du  jeu  cruel  qu'ils  ont  joué. 

On  ne  badine  pas  avec  C amour  est  le  chef-d'œuvre  de  Musset 
au  théâtre,  la  pièce  la  plus  originale  et  la  plus  complète  qu'il 
ait  écrite  par  le  mélange  de  la  vérité  et  de  la  fantaisie.  La 
verve  du  poète  s'est  égayée  à  créer  les  figures  grotesques  de 
'Dame  Pluche,  la  respectable  haridelle  qui  sert  de  gouvernante 
à  Camille,  de  Dom  Blassius  et  du  curé  Bridaine,  ces  deux  sacs 
à  vin.  Et  le  chœur  formé  des  paysans  qui  ont  vu  grandir  Per- 
dican, qui  l'ont  fait  danser  sur  leurs  genoux,  qui  ont  vieilli 
depuis  ce  temps-là,  mais  qui  se  souviennent,  et  que,  lui  non 
plus,  Perdican  n'a  pas  oubliés,  ce  chœur  symbolique  personnifie 
les  souvenirs  d'enfance,  ces  liens  mystérieux  et  si  doux  qui 
nous  rattachent  au  sol  natal.  C'est  dans  cette  pièce  que  se  trouve 
le  fameux  couplet  sur  l'Amour  qui  transfigure  l'humanité.  Cela 
est  au  centre  du  théâtre  et  de  toute  l'œ^uvre  de  Musset.  C'est 
toute  sa  philosophie  de  la  vie.  On  souffre  par  l'amour.  Mais  il 
faut  avoir  aimé.  Il  en  reste  la  fierté  d'avoir  rempli  sa  destinée. 
Et  il  en  reste  le  souvenir  élargi  et  épuré. 

Conclusion.  —  Un  mélange  de  fantaisie  et  de  réalité,  de 
caprice  et  de  vérité,  de  gaieté  et  de  tristesse  justifiant  ce  mot 
de  Musset  :  «  La  gaieté  est  quelquefois  triste  et  la  mélancolie  a 
le  sourire  sur  les  lèvres  »  ;  tel  est  ce  théâtre.  Il  est  à  peine 
besoin  de  faire  remarquer  le  charme  de  la  langue  qu'on  y 
parle,  de  cette  langue  si  poétique,  si  cadencée.  Sans  doute  il 
n'y  est  parlé  que  des  choses  de  l'amour,  et  toute  la  vie  n'y  est 
aperçue  que  de  ce  point  de  vue.  Mais  depuis  le  temps  de  Racine 
nul  n'avait  pénétré  plus  avant  dans  l'analyse  de  la  passion. 
C'est  l'honneur  de  Musset  qu'on  puisse  évoquer  à  son  sujet  le 
nom  de  Racine,,  qui  est  le  grand  maître  en  la  matière.  Musset 
est  de  la  famille.  Il  doit  quelque  chose  aussi  à  Marivaux  qui  lui 
a  enseigné  l'art  des  nuances  subtiles,  des  raffinements  quintes- 
senciés,  des  détours  compliqués.  Et  quelque  chose  aussi  lui  est 


412  LH   TIlKATItl-:    lUlM  ANTlOlK 

vcMii  (le  Sliak('S|ioaro,  à  ()ui  il  a  ('in|iniiit(''  sa  g^'ographie  fan- 
laisisU'  cl  ses  |tays  iii(l(''l('iiiiiru''s,  ses  j>ays  de  rêve  où  le  drame 
se  passe  entre  ciel  et  terre.  Tout  cela  forme  un  comi>osé  d'une 
saveur  unique.  Vous  vous  souvenez  du  tahleau  fameux  de  Wat- 
teau  :  V/ùnbart/uonoit  pou?'  Cylhrre.  Dans  une  nature  corrigée 
par  1  ait,  an  milieu  d'un  paysage  ddiil  les  lointains  s"eslompcnl 
dans  une  brume  dorée,  des  seigneurs  tendent  la  main  aux  dames 
d'un  g^este  g-alant,  et  embarquent  dans  la  galère  pleine  de  chan- 
sons vers  un  même  pays  consacré  à  la  divinité  de  l'amour.  11  en 
est  ici  de  mèiiu'.  La  laideur,  la  vieillesse,  les  soucis  des  affaires 
n'ont  ici  pas  de  place.  C'est  ici  le  royaume  de  la  jeunesse.  Il  n'y 
a  que  de  jeunes  gens,  tous  jeunes,  tous  beaux.  L'atmosphère  est 
emfiaumée  et  tiède,  les  vents  ont  une  lialeine  amoiueuse,  l'air 
est  traversé  de  soupirs  et  ces  soupirs  s'achèvent  en  sanglots. 

BIBLIOGRAPHIE 

Licw  <Kiivi*e»>».  —  Victor  Hugo,  llrnuic,  Edilion  ne  varielui',  t.  \-l\'. 

—  Alex.  Dumas,  Tht'àtrc  tuiiipld,  Ed.  Michel  Ld'vy,  2't  vol.  —  Alfred  de 
Vigny.  Tlinilrc,  1  vol.  — Casimir  Delà  vigne,  (J  vol.  in-8,  1S43.  —  Eugène 
Scribe,  70  vol.  in-12,  1874-1885.  —  Alfred  de  Musset,  romédies  et  iwo- 
i'Tbcs,  Ed.  Charpenlier,  2  vol. 

I^f«  tliéoi'ieM.  —  Schlegel,  Coiirti  de  lUtùrniurc  dramatique^  traduit 
par  .M""- Xecker  de  Saussure,  181 1.  —  Guizot,  Préface  à  la  réédition  du 
Shakespeare  de  Lelourneur,  1821.  —  Benjamin  Constant,  be  Wallenstein 
et  du  théâtre  allemand.  —  Manzoni,  Lettres  aur  Vuniic  de  temps  et  de  lieu. 

A  consulter  :  Théophile  Gautier,  Histoire  de  Vavt  dramatique,  1839; 
Histoire  du  toinniitisutc.  —  Saint-Marc  Girardin,  Cours  de  littérature  dra- 
nintiquc.  —  Souriau,  Ue  la  ('omcntion  dans  la  tragédie  classique  et  dans  le 
drame  romantique,  llaclielte,  188.1,  in-S.  —  Du  même,  Edition  ciiliqne  de  la 
Vréfarc  de  Cromwell.  — Nebout,  Le  drame  romantique.  —  Joseph  Texte, 
Eludes  de  littérature  européenne.  —  Brunetière,  Les  époques  du  théâtre 
français,  Leçons  li  et  io.  —  J.-J.  Jusserand,  Shakespeare  en  France  .sy».s 
l'Ancien  lié^inir.  —  Ch.  Lenient,  La  comédie  en  France  au  MX''  sirrle, 
2  vol.  —  H.  Parigot,  Le  Drame  /l'Alexandre  Dumas.  —  Jules  Lemaître 
Introduction  au  Théâtre  d'Alfred  de  Musset  (édil.  Jouausl,  1889  I8'.tl). 

Happelons  ici  les  dates  des  plus  célèbres  pièces  du  théâtre  romantique  : 
1827.  Cromuell  (Hugo).  —  1829.  Henri  IH  (Dumas).  —  Le  More  de  Venise 
(Vigny).  —  183(J.  Hernani  et  Marion  Delorme  (liuj^'o);  Christine  (Dumas).  — 

1831.  La  maréchale  d'Ancre  (Vigny).  —  Antomj  et  Charles  VU  (Dumas).  — 

1832.  Le  lioi  s'amuse  (Hugo).  —  La  lourde  Nesles  (Dumas).  —  1833.  Lucrèce 
Jionjia  et  Marie  Tudor  (Hugo).  —  A)i(jèle  {Dumas).  —  183.'>.  Chatterton  (Vigny). 

—  Antjclo  (Ilugo).  —  1836.  Keun  (Dumas).  —  1837.  Califjula  (Dumas).— 
1838.  Ilui/  Blas  (Hugo).  —  1843.  Les  huryraves  (Hugo). 


CHAPITRE    IX 
LE    ROMAN ' 


La  littérature  romanesque,  au  début  du  xix"  siècle,  se  divise 
tout  d'abord  en  deux  genres,  le  roman  personnel  et  le  roman 
historique.  Reconnaissons  là  deux  caractères  dominants  du 
romantisme,  qui  sont,  d'une  part,  la  «  subjectivité  »,  de  l'autre 
la  «  relativité  ».  A  première  vue  le  roman  personnel  et  le  roman 
historique  semblent  s'opposer  entre  eux,  car  il  n'est  rien  de  plus 
impersonnel  que  l'histoire.  Mais  tous  deux  s'opposent  à  la  con- 
ception classique  de  l'art,  considéré  comme  exprimant  ce  qui 
est  général.  Le  classicisme  avait  pour  objet  d'étudier  l'homme 
en  tant  qu'exemplaire  du  genre  humain;  il  s'attachait  non 
pas  aux  traits  par  lesquels  un  homme  diiîère  d'un  autre,  mais 
plutôt  à  ceux  qui  caractérisent  tous  les  hommes.  Essentielle- 
ment rationaliste,  il  ne  s'intéressait  guère  à  l'histoire,  qui  est  le 
domaine  des  contingences;  il  ne  savait  ni  ne  voulait  voir  les 
diversités  multiples  et  profondes  qu'introduisent  la  race,  le 
temps,  le  milieu,  dans  la  vie  individuelle  et  collective.  Le 
romantisme  substitue  le  particulier  à  l'universel.  De  là  le  rôle 
prépondérant  du  «  moi  »  dans  toutes  ses  œuvres;  mais,  de  là 
aussi,  son  goût  pour  l'histoire.  C'est,  des  deux  parts,  le  même 
esprit,  contraire  au  rationalisme  de  l'âge  précédent.  Il  y  a  une 
relation  intime  entre  cette  subjectivité  d'où  procède  le  roman 
personnel  et  cette  relativité  d'où  procède  le  roman  historique. 

I.  Par  M.  Georges  Pellissier,  docteur  es  lettres,  professeur  au  Iveée  Jansou-de- 
SaUly. 


414  LE   Ud.MAN 


/.  —  Le  Roman  personnel. 

Le  roman  |ieisounc4  so  présente   lui-même  sous  deux  formes 
l.icii  (lisliiK-tes  :  le  roman  lyrique  et  le  roman  danalyse. 

Le  roman  lyrique.  —  Ce  genre  a  ses  chefs-d'œuvre  en 
Connue  et  Ikné.  Pour  Chateaubriand  et  M'"''  de  Staid,  le  roman 
es!  une  sorte  de  poème.  Us  y  traduisent  avec  une  éloquence 
passionnée  cette  ferveur  de  sentiment,  cette  exaltation  morale 
,,,n  In.uveront  hienl.M  leur  véritable  forme  dans  le  lyrisme. 
Us  se  mettent  eux-mêmes  en  scène,  chantant  leurs  soulTrances, 
leurs  enthousiasmes,  leurs  rêves.  Mais  si  Corinne  et  liené  sont 
bien  M""-  de  Staël  et  Chateaubriand,  ce  sont  M°"=  de  Staël  et 
Cluiteaubriand  idéalisés,  tournés  au  type,  ou  même  au  symbole. 
Kt  voilà  pourquoi,  des  romans  où  se  déploient  leur  imai^ination 
poétique,  leur  sensibilité  expansive  et  débordante,  nous  devons 
distin2:uerceux  où  d'autres  écrivains,  moins  poètes  qu'analystes, 
nous  donnent  la  psychologie  exacte  et  précise  de  leur  «  moi*  ». 

Le  roman  d'analyse.  —Au  roman  d'analyse  appartiennent 
deux  des  ouvrages  les  plus  signiiicatifs  qu'ait  produits  le  début 
de  notre  siècle,  Oherman,  pui)lié  en  1804  par  Sénancour%  et 
Adolphe,  que  Benjamin  Constant  '  fit  paraître  en  1816. 

((  Oberman.  »  —A  vrai  dire  0/v6'rm«H  n'est  pas  un  roman.  Nous 
M  y  trouvons  ni  action  dramatique,  incidents  ou  péripéties,  ni 
1(«  moindre  intérêt  qui  puisse  s'attacher  au  dévclop])ement 
d'une  «  fable  »  quelconque.  Le  héros  du  livre,  promenant  par 
la  Suisse  sa  rêverie  inquiète,  confie  à  un  ami,  sous  forme  de 
lettres,  rinliniité  de  sa  pensée  et  de  son  cu'ur.  Ce  livre  n'est 
tout  entier  (pi'un  long  soliloque  où  Oberman  exhale  la  plainte 
dune  àme  naturellement  triste;  il  n'a  d'autre  variété  que  les 
formes  de  sa  tristesse,  tantôt  révoltée  et  ironique,  tantôt  déses- 
pérée et  viob'ute,  plus  souvent  accablée  et  terne,  qui  linit  par 
s'alanguir  dans  une  passivité  monotone. 

I.  Sur  1rs  n.m.ins  .le  M-»  .lo  StaiU,  voir  ci-.lrssns  le  cliapiU-e  n,  cl  sur  ceux  de 
Clialcauhriantl,  le  cliapilre  i". 
■2.  Ne  ri  Paris  en  l'IO,  mort  à  Sainl-Cloiul  en  ISIG. 
3.  Né  à  Lausanne  en  170",  niorl  ;ï  Paris  en   IS30. 


LE   ROMAN  PERSONNEL  415 

Oberman  et  René  sont  deux  victimes  de  ce  qu'on  ;i|i|)('lle  le 
mal  du  siècle,  c'est-à-dire  de  l'ennui.  Mais  René  se  fait  de  cet 
ennui  une  sorte  d'auréole  :  chez  Oberman,  aucun  ravon  n'en 
illumine  la  brume.  René  se  console,  par  le  sentiment  hautain  de 
sa  supériorité.  Pour  être  un  héros,  il  n'a  qu'à  vouloir;  un  jour 
ou  l'autre,  il  voudra.  Et  déjà,  tout  en  répandant  la  mélancolie 
de  son  àme,  il  se  ménage,  par  les  presti2:es  de  la  poésie,  une 
éclatante  revanche.  Quant  à  Sénancour,  le  sentiment  de  ses 
facultés  incomplètes  l'a  de  bonne  heure  flétri.  A  vingt  ans,- il  a 
«  le  malheur  de  ne  pouvoir  être  jeune  ».  Déjà  la  terre  lui 
semble  désenchantée.  En  vain  s'efforce  t-il  d'embellir  par 
l'imagination  les  objets  divers  pour  lesquels  se  passionne  le 
commun  des  hommes.  Il  ne  trouve  partout  que  le  vide.  Génie 
inachevé,  entravé,  prédestiné  à  l'avortement,  il  a  conscience  et 
de  ce  qu'il  veut  et  de  ce  qui  lui  manque.  La  disproportion  qu'il 
sent  entre  ses  désirs  et  son  pouvoir  fait  le  malheur  de  sa  vie. 
Il  ne  trouve  la  paix  qu'en  renonçant  à  l'espérance. 

Livre  de  morne  découragement  et  d'aride  tristesse,  Oherw.cui 
n'a  rien  d'attrayant.  L'ennui  de  Sénancour,  plus  sincère,  ou, 
du  moins,  plus  profond  que  celui  de  René,  ne  laisse  pas  de 
déteindre  sur  nous.  Aussi  bien,  Sénancour  n'a  jamais  prétendu 
composer  une  œuvre  d'art;  il  veut  tout  simplement  faire  sa 
confession,  une  confession  minutieuse,  où  ne  manquent  ni  les 
redites  ni  les  longueurs,  en  sacrifiant  l'effet  artistique  à  la 
vérité  la  plus  détaillée  des  circonstances  et  des  sentiments.  Cela 
n'empêche  pas  Oberman  d'être  un  beau  livre;  ou  plutôt,  cela 
même  en  est  l'intérêt  capital.  Je  ne  parle  pas  des  qualités  de 
l'écrivain  :  s'il  a  peu  d'éclat,  s'il  est  souvent  difficultueux  ou 
prolixe,  on  trouve  pourtant  chez  lui  maintes  pages,  surtout 
dans  la  description  de  la  nature,  qui,  hors  de  toute  compa- 
raison pour  la  forme  extérieure  avec  celles  d'un  artiste  tel  que 
Chateaubriand,  font  sur  l'àme  même  une  impression  beaucoup 
plus  pénétrante.  Mais,  comme  roman  d'analyse  morale,  Oberman 
a  une  valeur  supérieure.  Le  mal  du  siècle,  Chateaubriand  ne 
nous  le  montre  qu'idéalisé,  glorifié  par  le  génie;  c'est  dans 
Sénancour  qu'il  faut  en  chercher  une  anatomie  exacte.  L'intérêt 
essentiel  de  son  livre  tient  justement  à  ce  qu'il  exprime, 
sans  apprêt  comme  sans  orgueil,  l'incurable  mélancolie  d'une 


416  LK   Uo.MA.X 

àme  conlrislée  et  chagrine,  (jui  ne  se  console  pas  en  se  plai- 
gnant. 

«  Adolphe.  »  —  Qùivrede  psychologue  et  de  moraliste  ainsi 
i\\\(jl)enn(iii,  AdolpJœ  ne  se  passe  jtas  en  analyses  (l(''faohées  de 
toute  ai'li(tn.  C*<'st  un  vrai  roman,  qui  joint  l'iiitérèt  dranuiticjue 
à  cehii  de  la  psychologie  et  d<'  la  morale,  lienjamin  Constant  y 
raconte  un  épisode  de  sa  A^e  intime,  l'histoire,  à  peine  déguisée, 
de  sa  liaison  avec  M"'"  de  Staël. 

Si  personnel  que  soit  le  livre  de  Consiianl,  il  n'en  a  pas 
moins  une  sig-nification  générale.  Adolphe  est  un  type  d'huma- 
nité movenne.  En  écrivant  son  histoire,  il  écrit  celle  «  de  la 
misère  du  cœur  humain  ».  (^.e  qu'il  y  a  de  peu  commun  chez 
Constant,  c'est  la  lucidité  de  sa  «  conscience  ».  Il  parle  quelque 
part  de  «  la  portion  de  nous  qui  est  pour  ainsi  dire  spectatrice 
de  l'autre  ».  Nul  ne  fut  de  soi-même  iin  spectateur  plus  clair- 
vovant.  Mais  si,  dans  cet  analyste  extraordinairement  perspi- 
cace, «  l'autre  portion  »  nous  apparaît  comme  très  ordinaire, 
c'est  là  ce  qui  fait  (\W(lolj)lte  quelque  chose  de  rare;  car  en 
appliquant  sa  faculté  psychologique  supérieure  à  l'analyse  d'un 
caractère  médiocre,  Constant  nous  donne  un  livre  dont  la  vérité 
particulière  est  en  même  temps  de  la  vérité  humaine. 

La  situation  d'Adolj)he  n'a,  elle  non  plus,  rien  d'exceptionnel. 
Maintes  scènes  du  livre  ont  été  hien  souvent  reprises  soit  au 
théàlic,  soit  par  les  romanciers.  Elles  sont  si  peu  exception- 
nelles que  la  plupart  aboutissent  à  de  véritables  maximes.  Ces 
maximes,  ces  réflexions  générales  qui  se  mêlent  au  récit,  l'au- 
teur en  effet  ne  les  a  pas  placjuées  çà  et  là  comme  ornements; 
elles  naissent  île  chaque  épisode,  elles  en  résument  la  significa- 
tion morale.  Adoljilie,  quoi  qu'on  en  dise,  n'est  point  seulement 
l'analvse  très  pénétrante  d'un  cas  particulier.  Chacun  de  nous 
y  retrouve  quelque  chose  de  lui-même,  et  cette  confession  indi- 
viduelle a  la  valeur  d'un  document  sur  l'homme. 

Le  personnage  d'Ellénore  semble  moins  vrai  que  celui 
d'Adolphe.  C'est  que,  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir,  Constant 
a  mêlé  jdusieurs  Ellénores  successivement  aimées  de  lui  ou 
concurremment.  Deux  au  moins  :  l'une,  tendre  et  qui  se  résigne 
avec  une  laiii/iiciir  |)l;iiiifive  ;  l'autre,  moins  tendre  <[ue  pas- 
sionnée, et  dont  la  violence  éclate  en  récriminations  furieuses. 


LE   ROMAN    PERSONNEL  417 

Quant  au  personnage  d'Adolphe,  il  est  d'un  hout  à  l'autre 
la  vérité  môme.  Le  livre  a  pour  sujet  la  «  psychologie  »  d'un 
homme  qui  n'aime  plus  sa  maîtresse  et  qui  n'ose  rompre  avec 
elle  :  aussi  la  première  partie,  quarante  ou  cinquante  pages, 
jusqu'à  ce  qu'EUénore  se  donne,  ne  fait,  si  admirable  soit-elle, 
que  préparer  la  seconde.  Presque  aussitôt  la  possession  déprend 
Adolphe.  «  Charme  de  lamour,  s'écriait-il  la  veille,  qui  vous 
éprouva  ne  saurait  vous  décrire!  »  Au  lendemain,  le  voilà  gêné 
par  l'enveloppante,  l'inquiète  afîection  de  la  jeune  femme.  Ce 
subit  refroidissement,  nous  l'avions  déjà  prévu.  Si  Adolphe 
passe  en  un  moment  des  plus  vifs  transports  à  une  reconnais- 
sance déjà  chagrine,  c'est  parce  qu'il  n'aima  jamais.  Il  n'y 
avait  chez  lui  qu'aiguillonnement  de  la  vanité,  travail  de  l'ima- 
gination, fièvre  des  sens.  Ellénorc  une  fois  sa  maîtresse, 
Adolphe,  dont  elle  avait  été  jusque-là  le  but,  s'aperçoit  qu'elle 
est  devenue  un  lien. 

Alors  commence  la  seconde  partie,  qui  est  le  véritable  sujet.  Au 
début,  la  contrainte  du  jeune  homme,  et,  en  même  temps,  son 
appréhension  d'affliger  Ellénore;  puis  les  vains  etTorts  sur  soi 
pour  réveiller  un  sentiment  éteint,  les  caresses  feintes,  les  mots 
d'amour  qu'on  répète  par  crainte  de  parler  d'autre  chose;  puis 
l'aveu,  retiré  devant  le  désespoir  qu'il  provoque,  racheté  par  des 
protestations  qui  rengagent  de  plus  belle;  une  générosité  sans 
grâce  qu'Adolphe  se  reproche  et  qu'il  fait  payer  à  Ellénore  par 
des  insinuations  offensantes;  le  chagrin  de  la  voir  triste,  mais 
l'angoisse,  dès  qu'elle  semble  heureuse,  de  penser  que  le 
sacrifice,  s'il  est  ignoré  d'elle,  se  prolongera  indéfiniment;  toutes 
ces  phases  d'une  situation  fausse  dans  laquelle  la  pitié  n'est  peut- 
être  que  faiblesse,  l'énergie  qu'égoïsme  et  dureté.  Constant  les 
marque  avec  une  exactitude,  une  justesse,  une  convenance  qui 
font  de  son  livre  non  seulement  un  chef-d'œuvre  de  vérité 
morale,  mais  aussi  une  merveille  d'exposition. 

Comme  Oberman,  Adolphe  nous  fait  songer  à  René.  On  peut 
préférer  Adolphe.  Il  y  a  dans  René  d'éloquentes  apostrophes;  il 
y  a  dans  Adolphe  des  réflexions  concises  qui  découvrent  jus- 
qu'au fond  le  cœur  humain.  L'ouvrage  de  Chateaubriand  est  un 
poème,  celui  de  Constant  une  étude  d'à  me.  IMème  au  point  de 
vue  «  littéraire  »,  René  n'éclipse   point  Adoljilie.   Constant  se 

Histoire  de  la  langue.  VU.  '21 


418  LK   IKi.MAN 

m,,i,lir  iiii  -laii.l  artiste  avoc  d'aulres  qualités  (lue  colles  de 
Château!. riaii.l.  Sauf  (luehju.'s  tours  inélégants  et  gauches,  le 
style  dWdolphe  est  admirai. !<>  <le  rectitude,  de  netteté,  de  pré- 
cision: mais  de  plus  il  s'éelaire  parfois  d'images  vives  et  neuves 
qui  ne  foui  (prillustrer  pour  ainsi  dire  la  vérité  du  texte. 
Aucun.'  .L'clamalion,  au<Miiie  rhétorique.  Lucide  et  court,  ce 
procès-verhal  d'une  àme  nous  touche  par  endroits  d'autant 
plus  que  rien  n'y  vis.'  à  l'(dTet.  Ne  disons  pas  que  c'est  sec; 
disons  que  toute  amplilication  gâterait  ce  pathétique  sobre  et 
pénétrant. 

Certes,  René  est  une  œuvre  de  plus  grande  «  envergure  ». 
Mais  j'v  trouve  du  convenu,  du  faux,  des  lieux  communs 
sublimes,  de  véritables  «  sujets  de  pendule  »,  bion  des  choses 
qui  sont  aujourd'hui  surannées.  Dans  Adolphe,  rien  n'a  vieilli, 
parce  qu<'  t(.ut  est  simple.  Ce  qu'on  souhaiterait  de  plus  dépasse 
le  cadre  du  roman  psychologique,  et  môme,  si  nous  souhaitions 
davantage,  c'est  peut-être  que  Chateaubriand  nous  aurait  quelque 
peu  gâtés  '. 

//.  —  Le  Roman   historique. 

On  sait  comment  le  romantisme  renouvela  l'histoire  en  alliant 
avec  la  science  l'imagination  et  la  sensibilité  qui  donnent  au 
tableau  des  anciens  âges  la  couleur,  le  mouvement  même  de  la 
vie.  Après  tout,  le  roman  hisloriqu.>,  tel  que  le  conçurent  Yigny 
et  Hugo,  ressemble  fort  à  l'histoire  romanesque,  telle  que  la 
traitait  l'école  descriptive  :  il  était  annoncé  par  les  Récits  mcro- 
vim/ieus,  comme  le  drame  historique  le  fut  par  les  Scènes  de  la 
Li/,ue.  On  priit   même  voir  un  véritable  roman  dans  ce  poème 

1  11  a.ir.iit  fallu  parler  ici  <lu  Voyage  autour  de  ma  Chambre,  si  ce  livre 
n'avait  éU-  iM.l.lié  en  ITJi  cl  écrit  plusieurs  années  auparavant.  Xavier  (le  Maistre 
fit  paraîtra-  en  ISll  le  Lépreur  de  la  cité  d'Aode,  un  petit  .Jialojziie  très  tlelicat 
par  le  sentiment  et  .l'une  naïveté  touchante;  en  m:;,  la  Jeune  Sibérienne,  récit 
pathéti.iue  .-t  dans  lequel  se  décèle  plus  .l'une  fois  la  malice  d'un  observateur 
avisé  puis  Les  Prisonniers  du  Caucase,  oii  son  talent,  ce  talent  qui  vaut  d  ordi- 
naire par  la  grâce  et  la  d..uceur,  a  trouvé  des  traits  plus  fortement  caracte- 
risli.jues,  à  la  fois  plus  sobres  et  vigoureux.  —  Après  X.  .le  Maislre,  men- 
tionnons Charles  N(i.lier,  non  pour  ses  romans,  qui  sont  .letestables,  mais  pour 
quelques  contes  auxquels  sa  fantaisie  légère  et  sa  Une  sensibilité  prêtent  beau- 
coup de  charme. 


LE  ROMAN  HISTORIQUE  419 

des  Martyrs  qui  a  inauguré  la  renaissance  Je  l'histoire.  Et,  en  se 
rappelant  l'enthousiasme  d'Augustin  Thierry  non  pas  seulement 
pour  Chateaubriand,  mais  encore  pour  Walter  Scott,  dont  les 
ouvrages,  au  début  du  siècle,  excitaient  tant  d'admiration,  l'on 
est  tenté  de  dire  que  le  roman  a  présidé  à  cette  renaissance. 
Toutefois  les  historiens,  s'ils  entendaient  l'histoire  comme  une 
œuvre  de  divination  et  de  sympathie  aussi  bien  que  de  science, 
n'en  étaient  pas  moins  tenus  au  respect  des  faits;  mais  les 
romanciers  qui  tiraient  leurs  sujets  d'époques  plus  ou  moins 
lointaines,  se  croyaient  en  droit  d'appliquer  leur  faculté  d'inven- 
tion soit  aux  événements,  soit  aux  personnages,  et  faisaient 
passer  avant  la  vérité  historique  ce  qu'ils  appelaient  la  vérité 
morale  ou  la  vérité  de  l'art. 

a  Cinq-Mars  »  d'Alfred  de  Vigny.  —  En  1826,  Alfred  de 
Vigny  publia  Cinq-Mars.  Dans  la  préface  que  l'auteur  mit, 
l'année  suivante,  en  tête  de  la  treizième  édition,  nous  trouvons 
comme  une  théorie  du  genre.  Selon  Vigny,  le  romancier  est 
un  poète,  un  moraliste,  un  philosophe,  et  l'histoire  ne  fait  (|ue 
lui  prêter  sa  matière.  Au-dessus  de  la  réalité  positive,  il  y  a  un 
vrai  idéal.  Or  l'objet  propre  de  l'artiste,  c'est  une  sorte 
d'  «  uchronie  »  qui  tient  plus  de  compte  de  la  légende  que  de 
l'histoire,  qui  sacrifie  le  fait  à  l'idée,  qui  recrée  les  person- 
nages afin  de  leur  donner  leur  valeur  typique,  et  «  perfectionne  » 
les  événements  afin  de  les  rendre  significatifs.  Est-il  besoin  d'in- 
sister sur  les  dangers  d'une  telle  doctrine?  Quelque  latitude 
que  puissent  avoir  la  poésie  et  le  drame,  elle  ne  leur  convien- 
drait même  pas.  Mais,  quant  au  roman,  Cin([-Mars  montre  assez 
qu'elle  a  fourvoyé  l'auteur  dans  un  genre  faux. 

Tandis  que  chez  Walter  Scott  c'étaient  des  héros  imaginaires 
et  des  aventures  fictives  qu'encadraient  les  décors  historiques, 
Alfred  de  Vigny  demande  à  l'histoire  non  seulement  le  cadre, 
mais  aussi  le  sujet  et  les  figures  de  son  livre.  Et,  s'il  n'altère  point 
la  vérité  des  mœurs  et  des  costumes,  il  dénature  de  parti  pris 
soit  le  caractère  des  faits,  soit  la  physionomie  des  principaux 
acteurs.  C'est  ainsi  que  Richelieu  devient  une  espèce  de  monstre. 
Au  reste,  tous  les  personnages  importants  du  livre  sont  cons- 
truits logiquement,  sans  aucune  préoccupation  «  documen- 
taire ».  Persuadé,  d'une  part,  que  chaque  homme  illustre  repré- 


420  I^H    m>.MAN 

stMil»'  uiK'  iilt'C,  cl,  (le  Ijinln',  (iiir  larlisle  a  loul  pouvoir  sur 
les  (((iiliuiit'iices,  Yijitiy  dispose  à  son  gré  dr  l'hisloirc  pour 
mieux  accomiuodor  ses  jtorsonnaoos  avec  ridée  doul  il  veut 
en  faire  les  Ivpes.  Mais  cette  conception  fausse  la  vérité  humaine 
tout  aussi  Itieii  (pie  la  vérité  historique.  Cnu/-Mai-s  dut  le  succès 
à  l'intérèl  des  ht^ures.  à  la  vitiueur  de  certains  portraits,  au 
charme  de  certaines  descriptions,  à  la  heauté  du  style,  qui, 
d'ailleurs,  manque  trop  souvent  d'aisance  et  de  naturel.  Le 
roman  n'en  est  pas  moins  compassé,  pénible,  inexact  par  son 
cùté  historique,  cl,  (jni  pis  <'sl,  superlici(d  et  factice  comme 
œuvre  d'analyse  morale. 

Romans  historiques  de  Mérimée,  Victor  Hugo, 
Alexandre  Dumas.  —  Daiis  la  Clironit/ne  de  Charles  IX, 
Mérimée  procède  d'une  autre  façon  que  Vigny.  Ici,  l'intrigue 
est  toute  d'invention  et  les  personnages  essentiels  n'ont  rien 
(rhistori(|ue.  Aussi  ce  roman  ne  mérite-t-il  pas  les  mêmes  cri- 
tiques que  Cinq-Mars.  Esprit  positif  et  précis,  aussi  peu  «  idéa- 
liste »  que  possible,  Mérimée  s'attache  aux  faits,  à  la  repré- 
sentation exacte  et  caractéristique  des  mœurs.  Sa  C/iroii/(/ur 
est  un  récit  net  et  rapide,  admirable  de  sobriété  forte  et  de 
concision  expressive  '. 

Nolrc-Dame  de  Paris  ne  ressemble  ni  à  Cinq-Mars  ni  à  la 
Cln'oiiiqiie  de  Charles  IX.  C'est  moins  un  roman  qu'une  sorte 
d'épopée,  l'épopée  du  moyen  âge  et  de  l'art  ogival,  figurés  par 
cette  cathédrale  qui  a  inspiré  l'œuvre  et  qui  en  fait  le  véritable 
centre,  épopée  plus  symbolique  encore  qu'historique,  et  dans 
laquelle  le  génie  de  Victor  Hugo  évoque  avec  une  incomparable 
puissance  tout  le  Paris  social  et  pittoresque  du  xv"  siècle-. 

Faut-il  nommer  ici  Alexandre  Dumas?  Avec  lui,  ce  qui  était 
jusqu'alors  le  roman  historique  devient  le  roman  de  cape  et 
d'épée.  Il  n'v  a  vraiment  rien  de  «  littéraire  »  dans  la  multitude  de 
récifs  dont  il  louriiit  le  i»ul)lic  durant  une  quarantaine  d'aimées. 
Alexandre  Dumas  porte  en  ses  vastes  compositions  une  verve, 
une  bonne  humeur,  une  aisance,  une  hulililé  inventive,  ou 
môme  un  sens  du  dialogue,  une  entente  de  l'action  qui  en  expli- 
ipicnt    facilement    la   popularité.  Mais    l'histoire  est   pour  lui, 

1.  Sur  MôriiiK-c,  voir  ri-dessous,  p.  ilH-'ioo. 

2.  SnrViclor  Iluf.'o  et  No/re-Dajne  de  Paris,  voir  ci-dessus,  cliap.  vi,  p.  287  el  suiv. 


LE   ROMAN   IDKALISTE  421 

comme  il  disait,  un  rloii  aiiquol  il  accroche  ses  tableaux.  Il  n'a 
pas  (l'autre  souci  que  (Tamuser  le  lccl(Mn-,  Si  ses  drames  lui  ont 
valu  une  place  dans  notre  littérature,  il  le  doit  aux  nécessités 
du  théâtre,  qui  le  forcèrent  de  se  surveiller  et  de  se  contenir  : 
ses  romans  n'y  figurent  que  pour  marquer  l'irrémédiable  déca- 
dence d'un  2:enre  équivoque  et  bâtard,  qui  tourne  presque  tout 
de  suite  au  roman-feuilleton. 


///.    —    Le    Roman    de    mœurs    contemporaines. 
Le  Roman   a   idéaliste  ». 

Tandis  que  le  genre  historique  dégénérait  en  inventions  fan- 
tasques, en  puériles  extravagances,  une  autre  forme  du  roman 
tendait  à  prévaloir,  celle  qui  se  propose  pour  olqet  la  peinture 
de  la  réalité  contemporaine.  Ici  même  et  dans  ce  nouveau  cadre, 
nous  distinguerons  aussitôt  deux  écoles  :  l'école  dite  idéaliste, 
dont  George  Sand  est  le  principal  représentant,  et  l'école  dite 
réaliste,  avec  Stendhal,  Mérimée  et  Balzac.  Ne  prenons  pas 
d'ailleurs  ces  termes  dans  la  rigueur  de  leur  sens  :  il  y  a  du 
réalisme  chez  l'auteur  d'Indiana,  et  il  y  a  de  l'idéalisme  chez 
l'auteur  iV Eugénie  Grandet.  Mais  la  distinction,  qui  est  com- 
mode, demeure  assez  juste  pour  servir  une  fois  de  plus. 

George  Sand.  —  Les  quatre  périodes  de  sa  vie  litté- 
raire. —  Aurore  Dupin  *  fut  élevée  par  deux  femmes  bien 
ditïérentes  de  caractère  et  d'éducation,  sa  mère  et  sa  grand' 
mère,  dont  les  rivalités  jalouses  la  firent  de  bonne  heure  souffrir. 
On  peut  dire  qu'elle  s'éleva  plutôt  toute  seule.  A  Nohant,  dans 
le  Berry,  où  M'""  Dupin  de  Francueil  avait  une  terre,  son  enfance 
fut  à  la  fois  rêveuse  et  turbulente.  Tantôt  elle  recherchait  l'iso- 
lement, tantôt  elle  se  mêlait  aux  plus  bruyants  jeux  des  petits 
villageois  qui  étaient  ses  camarades.  Lorsqu'elle  eut  quatorze 
ans,  sa  grand'mère  la  mit  au  couvent  des  Anglaises  pour  lui 
imposer  une  discipline  régulière.  Non  qu'elle  s'insurgeât,  — 
son  tempérament  était  plutôt  calme  et  doux,  —  mais  elle  oppo- 

1.  Connue  sous  le  pseudonyme  de  George  Sand,  née  à  Nohant  en  1804,  morte 
à  Nohant  en  1816. 


422  LK   lUiMAN 

sail  à  loulc  auloi'ih'  mik»  résistance  passive  et  insiinuontable. 
La  jeune  lille  resta  aux  Ani^laiscs  de  1S17  à  1820.  Là,  après 
une  assez  longue  pri'ioilc  (riudttcilih'  (>l  de  bravade,  elle  eut 
sa  «  erise  niysti(]ue  ».  De  retour  à  Noliant,  lorsque  cet  accès 
de  dévotion  était  déjà  calmé,  elle  lut,  pèle-nièle,  toute  une  biblio- 
tliè(pie  de  poètes,  de  moralistes  et  de  jdùlosophes,  parmi  lesquels 
(Chateaubriand  ri  .Ican-Jacques  eurent  sur  son  esprit  et  sur  son 
cœur  le  plus  d'inlluence,  Jean-Jacques  surtout,  qu'elle  connut  le 
dernier  ri  (pii  fut  «  le  point  d'arrêt  de  ses  travaux  ».  En  1822, 
elle  dut  épouser  M.  Dudevant,  homme  médiocre  et  d'esprit 
|irosaïtpie.  On  s'arrangea  tant  l»ien  que  mal  pendant  quelques 
années,  non  sans  tiraillements  et  sans  heurts.  Mais  enfin,  n'y 
tenant  jdus  et  ruinée  d'ailleurs  par  son  mari,  M'""  Dudevant  alla, 
en  1830,  s'établir  à  Paris  avec  ses  deux  enfants,  pour  y  trouver 
moyen  de  gag^ner  sa  vie.  Elle  lit  d'abord,  en  collaboration  avec 
Jules  Sandeau,  un  roman  assez  faible,  intitulée  Rose  et  Blanche, 
puis,  la  même  année  (1831),  Indiana,  qui,  du  jour  au  lende- 
main, rendit  célèbre  son  pseudonyme. 

On  distingue  quatre  périodes  dans  la  vie  littéraire  de  George 
Sand.  La  première  est  toute  romantique.  Elle  l'est  par  l'esprit 
iliiidividualisme  qui  la  caractérise;  elle  l'est  aussi  par  l'inspi- 
ration [)ersonnelle  et  presque  lyrique  de  romans,  oij,  dans  un 
cadre  fictif  et  sous  des  noms  supposés,  l'auteur  exprime  ses 
proi)res  sentiments,  ses  souffrances,  ses  révoltes,  ses  ardeurs, 
tout  ce  qui  avait  jusqu'alors  couvé  en  elle  de  tendresses  fer- 
ventes et  lie  sublimes  exaltations. 

La  seconde  période  se  divise  en  deux  [diases.  L'une  est  celle 
des  Lettres  à  Marcie,  de  Spiridion,  des  Sept  cordes  de  la  lyre 
(1839).  Après  avoir,  sans  aucun  souci  de  doctrines  et  de  systèmes, 
donné  libre  carrière  à  ses  aspirations  intimes,  George  Sand  se 
recueille,  veut  découvrir,  inventer  au  besoin,  une  métaphysique, 
une  morale  qui  la  rassurent  et  la  fixent.  Mais,  toujours  emportée 
par  une  imagination  sans  frein,  elle  ne  fait  encore  qu'exhaler 
ses  rêves  en  symboles  obscurs.  Bientôt,  sous  l'influence  de 
Lamennais  et  de  Pierre  Leroux,  elle  devient  socialiste  :  le  Com- 
pfif/non  du  Tour  de  France  (1840),  le  Meunier  dWnyibaut  (1845), 
le  Péché  de  Monsieur  Antoine  (1847),  sont  des  romans  huma- 
nitaires; elle  y  prête  son  éloquence  aux  généreuses  théories"  de 


HIST.    DE  LA   LANGUE  &    DE  LA    LITT.    FR.  T.   VII,   CH.   IX 


Aimana  Colin  &  C's  KditfUis,  Pal 


GEORGE    SAND 
d'après  une  gravure  de  calamatta 


LE   ROMAN   IDÉALISTE  423 

fraternité  universelle  et  travaille  à  la  fusion  des  classes  en 
mariant  une  fille  de  la  noblesse  avec  un  ouvrier  ou  un  paysan. 

Déjà  George  Sand  avait  publié  Jeanne  (1844),  qui  annonce 
une  troisième  période,  celle  du  roman  pastoral.  Dans  le  Meunier 
(VAnfiibaut  et  le  Compagnon  du  Tour  de  France,  certaines  par- 
ties étaient  toutes  champêtres,  d'une  rusticité  bien  réelle.  La 
Mare  au  Diable  (1846),  la  Petite  Fadette  (1849),  François  le 
Cliampi  (1850),  Les  Maîtres  sonneurs  (1832),  mettent  en  scène 
les  paysans  dans  la  vérité,  légèrement  idéalisée,  de  leur  carac- 
tère et  de  leur  langage.  Le  socialisme  de  George  Sand  prend 
une  forme  idyllique  et  se  réalise  chez  des  cœurs  simples  qui 
conservent  encore  l'innocente  félicité  des  mœurs  primitives. 

Enfin,  dernière  période,  George  Sand  retourne  au  roman 
mondain  de  ses  débuts.  Pourtant,  des  livres  comme  Jean  de  la 
Roche  (1860),  le  Marquis  de  Villemer  (1861),  la  Confession 
cV une  jeune  fille  (1865),  Mademoiselle  Merquein  (1870),  etc.,  s'ils 
sont  du  même  genre  quhidiana  et  Valentine,  en  diffèrent  sen- 
siblement, non  par  l'esprit,  mais  par  le  ton.  Eprise  du  même 
idéal,  George  Sand  s'est  apaisée.  Point  de  provocations  fou- 
gueuses, point  d'âpres  revendications.  Ces  histoires  d'amour 
n'ont  plus  rien  que  de  doux  et  de  tendre.  Nous  y  trouvons 
comme  une  nouvelle  série  d'idylles,  «  mondaines  »  à  vrai  dire, 
mais  encadrées  par  de  pittoresques  paysages,  et  qui,  moins 
naïves  sans  doute  que  la  Mare  au  Diable  et  la  Petite  Fadette, 
comportent  aussi,  par  la  condition  même  des  personnages,  une 
analyse  morale  plus  variée  et  plus  délicate. 

Unité  fondamentale  de  son  œuvre.  —  Ces  quatre 
périodes  se  distinguent  aisément  l'une  de  l'autre;  on  peut 
cependant  retrouver,  sous  des  formes  diverses,  l'unité  fonda- 
mentale de  l'œuvre  dans  son  ensem]>le.  Et  d'abord,  si  le  socia- 
lisme de  la  seconde  période  semble  contredire  l'individualisme 
de  la  première,  l'auteur  du  Meunier  d'Angibaut  et  du  Compa- 
gnon ne  peut-il  déjà  se  deviner  dans  Valentine  et  Indianal 
Les  premiers  romans  de  George  Sand  nous  la  montrent  déjà 
protestant  contre  les  règles  factices  de  l'ordre  social.  Il  n'y  a 
d'opposition  entre  l'individualisme  et  le  socialisme  que  si  l'on 
parle  d'un  individualisme  tout  égoïste  et  d'un  socialisme  tout 
sectaire.  Or  son  individualisme  a  toujours  eu  quelque  chose  de 


424  LH   ItOMAN 

largiMnciil  liuiii.iiii  :  ce  iTcsl  |>iis  snilciiioiit  sa  cause  «lucllc  plai- 
dait, c'est  aussi  la  cause  de  crux  (|ui,  coiiiiiic  die,  avaient  eu  à 
se  plaindre  d'une  discipline  lyianni(|ue  ou  d'Iiypocrites  conven- 
tions. |{(.  (|uanl  au  socialisme  de  (ieorii^c  Sand,  s'il  consiste, 
ni>n  dans  rasservissenienl  di's  individus,  mais  dans  leur  alTran- 
chisseiiienl,  d;nis  leur  pleine  cl  lil)re  expansion,  connneni 
ropposerions-nous  à  son  individualisme?  11  n'en  est  vraiment 
(pi'nne  nouvelle  forme;  il  n'en  dilï'ère  que  par  ce  qu'y  fait  entrer 
de  plus  réel,  de  plus  prati(|ue,  l'expérience  directe  des  hommes 
(d  de  la  vie.  Georg'C  Saml  na  jaiuais  cessé  d'être  indiN  Idualisfe  ; 
et,  d'autre  part,  son  individualisme  a  été  dès  le  début  une 
revendication  généreuse  en  faveur  de  tous  les  opprimés. 

La  seconde  période  se  lie  naturellement  à  la  troisième.  Jeanne 
pn'-cède  Ir  Mi'unicr  (IWnglbaul,  et  le  PécJu'  de  Monsieur  Anloine 
suit  1(1  Mare  au  Diable.  Avec  le  Péché  de  Monsieur  Antoine  et 
le  Meunier  dWntjibaut,  le  socialisme  de  George  Sand  a  pris 
un  tour  rustique;  nous  avons  dans  ces  deux  ouvrages  des  coins 
de  la  vie  campagnarde  qui  annoncent  les  romans  tout  idylliques 
de  la  période  suivante.  Quant  à  la  (juatrième  période,  elle  pro- 
cède de  la  première,  comme  on  l'a  vu,  et  aussi  de  la  troisième. 
De  la  première,  parce  que  George  Sand  exalte  de  nouveau 
l'amour;  mais  aussi  de  la  troisième,  parce  que,  nous  l'avons 
dit,  Jean  de  la  lioclte  ou  le  Marquis  de  Villemer  sont  eux- 
mêmes  des  idylles  avec  un  autre  cadre  que  la  Mare  au  Diable 
ou  François  le  C/iampi.  «  Vous  faites  la  Comédie  humaine, 
disait-elle  à  Balzac;  et  moi,  c'est  l'Églogue  humaine  que  j'ai 
voulu  faire.  » 

11  y  a  partout  de  l'églogue  dans  l'œuvre  de  George  Sand, 
même  si  nous  remontons  jusqu'aux  romans  du  déhut,  Indiana, 
qui  se  termine  sur  des  tableaux  paradisiaques,  Valentinc,  où 
maintes  scènes  de  poésie  champêtre  rafraîchissent  cà  et  là 
l'ardeur  des  jtassions.  Mais  le  mot  doit  être  pris  dans  un  sens 
plus  général,  comme  l'entendait  Geoi'ge  Sand  elh-même  en 
opposant  SCS  Eglogues  aux  Comédies  de  Balzac.  L'unité  de  son 
génie  est  un  idéalisme  sentimental  dont  elle  s'inspira  toujours. 

Son  idéalisme.  —  II  ne  faut  |»as  concevoir  l'idéalisme 
comme  ne  tenant  aucun  conij)te  <le  la  réalité.  Soit  pour  les 
situations,  soit  pour  les  personnages,  c'est  dans  la  réalité  que 


LE   RUMAX   IDEALISTE  42o 

Georffe  Sand  a  pris  les  élénients  de  son  œuvre.  Pour  les  situa- 
tions d'abord.  Même  dans  sa  première  manière,  George  Sand 
n'inventa  jamais  à  plaisir  des  histoires  invraisemblables,  ou, 
du  moins,  exceptionntdles  et  hors  de  l'ordre  commun.  Indiana 
et  Valentine  ont  phitùl,  en  leur  temps,  tiré  le  roman  des  ima- 
ginations fantaisistes  pour  le  ramener  vers  la  vie  réelle.  Au 
lendemain  ^X Indiana,  Sainte-Beuve  loue  l'auteur  de  nous  trans- 
porter dans  un  monde  vrai,  vivant,  nôtre,  où  se  trouvent  des 
scènes  d'un  encadrement  familier  et  des  aventures  comme  nous 
en  vovons  tous  les  jours  autour  de  nous.  Quant  aux  personnages, 
«  leurs  passions  violentes  ou  communes,  mais  sincèrement 
éprouvées  ou  observées  »,  sont  celles  qui  «  se  développent  en 
bien  des  cœurs  sous  l'uniformité  apparente  et  la  régularité  de 
notre  vie  ».  Plus  tard,  dans  les  romans  socialistes,  George 
Sand  introduit  l'ouvrier,  puis,  dans  les  romans  idylliques,  le 
campagnard.  Et  si  ses  ouvriers  manquent  de  vérité,  ses  campa- 
gnards du  moins  sont  fidèlement  peints.  En  eux,  la  réalité  pro- 
saïque se  mêle  à  l'amour  même.  «  Eh  bien,  c'est  commode, 
une  femme  comme  toi.  dit  Germain  de  la  Mare  au  Diable  à 
Marie,  ea  ne  fait  pas  de  dépense.  »  Et  plus  loin  :  «  Petite  Marie, 
l'homme  qui  t'épousera  ne  sera  pas  un  sot.   » 

Il  y  a  pourtant  chez  George  Sand  une  prédilection  naturelle 
pour  les  choses  imaginaires  ou  même  factices,  tout  au  moins 
pour  les  beaux  contes.  Certains  de  ses  livres  sont  pleins  d'aven- 
tures bizarres  et  mvstérieuses.  Si  le  plus  grand  nombre  pren- 
nent le  réel  pour  point  de  départ,  il  arrive  presque  toujours  un 
moment  oîi  son  imagination  remplace  le  réel  par  la  fantaisie. 
Aux  sujets  les  plus  simples,  et  dont  l'intérêt  ne  pouvait  être 
que  dans  la  vérité  des  tableaux  ou  des  sentiments,  George  Sand 
ajoute  par  plaisir  du  romanesque,  voire  du  fantastique.  Telle  de 
ses  idylles  se  termine  en  mélodrame. 

Ses  personnages  eux-mêmes  sont  bien  souvent  des  êtres 
d'exception.  Surtout  les  principaux,  ceux  qu'elle  anime  de  son 
propre  souffle.  11  y  a  chez  elle  des  caractères  très  fidèlement 
étudiés,  très  exactement  représentés.  Ce  sont  en  général  les 
figures  accessoires  ou  de  second  ordre;  elle  se  contente  de 
nous  en  donner  un  portrait  ressemblant.  Pour  ce  qui  est  des 
héros,  son  imagination  aide  sa  sympathie  à  les  embellir;  aussi 


426  LK   11  II  MAX 

1,1  [ilii|iai'l  (iiil-ils  ([iicliiuc  cIkisp  do  chimérique.  Je  iio  parle  pas 
seulement  des  Bénédicl  ou  des  Lôlia,  qui  [)ouvent  aujourd'hui 
nous  |taraîlre  faux,  mais  (jui,  à  leur  heure,  ont  été  vrais,  ont 
exprimé  l'àme  romantique  avec  ses  ardeurs  et  ses  délires. 
Beaucou|i  |»his  lard,  lorsipie  le  romantisme  de  (leorge  Sand 
s'est  de|iuis  louiitemps  apaisé,  les  héros  qu'elle  met  en  scène 
excèdent  pres(|ue  toujours  le  niveau  commun.  Tantôt  elle  les 
invente,  en  dehors  de  toute  ohservation;  tantôt,  les  ayant 
ohservés  dans  la  nature,  elle  ne  peut  s'empêcher,  à  mesure 
(ju'ils  se  (lévrl(»|>j>eut,  de  h'ur  prêter  des  vertus  ou  des  grâces 
idéales. 

Il  faut  sans  doute  critiquer  l'idéalisme  de  Tieorge  Sand  lors- 
qu'il ahoutit  soit  au  romanescpie  dans  les  situations,  soit,  dans 
les  caractères,  au  convenu,  au  «  poncif  ».  Mais  le  réalisme  a 
son  poncif,  lui  aussi,  pour  ce  qui  concerne  la  peinture  des 
hommes;  et,  ([uant  à  l'action,  c'est  un  lieu  commun  de  dire 
que  les  hasards  de  la  réalité  dépassent  en  hizarrerie  toutes  les 
fictions  du  feuilletoniste  le  plus  inventif.  L'idéalisme  et  le 
réalisme  sont  deux  formes  de  l'art,  ou  })lutôt  deux  conceptions 
de  la  vie  également  lég-itimes.  Il  est  juste  sans  doute  de  les 
opposer  l'une  à  l'autre;  mais  si  l'idéalisme  ne  peut  divorcer 
avec  le  réel  sans  se  perdre  dans  les  divagations,  le  réalisme  ne 
peut  expulser  l'idéal  sans  tomher  dans  la  platitude  ou  dans  la 
grossièreté.  Au  fond  il  n'y  a  pas  d'art  purement  réaliste,  et  il 
n'y  a  pas  non  plus  d'aii  purement  idéaliste  :  l'art  n'appartient  à 
aucune  école,  ayant  pour  matière  la  vérité  complète,  que  toute 
école  commence  nécessairement  par  mutiler.  Il  y  a  deux  familles 
d'esjirits  distinctes,  les  uns  s'arretant  plus  volontiers  à  ce  que 
le  monde  leur  offre  de  noble  et  d'heureux,  les  autres  en  repré- 
sentant de  préférence  les  misères  et  les  vilenies,  (leorg-e  Sand 
est  de  la  première.  Si  elle  ne  voit  souvent  la  vie  et  les  hommes 
qu'à  travers  son  imag-ination,  toujours  encline  à  les  idéaliser, 
ne  peut-on  concevoir  l'art  comme  ayant  pour  objet  de  nous 
révéler  dans  les  êtres,  dans  les  choses,  cette  beauté  dont  nous 
avons  en  nous  l'idée  et  le  sentimeni?  Mais,  à  vrai  dire,  le  laid 
iirst  pas  jilus  vrai  que  le  beau,  ni  le  mal  que  le  bien,  même 
s'il  est  plus  commun.  «  L'esprit  humain,  disait  George  Sand,  ne 
peut  s'empêcher  d'emlxdlir   et   délever   l'objet  de   sa  contem- 


LE  ROMAN   IDEALISTE  427 

plation.  D'autres  prennent  le  réel  par  le  coté  Apre  et  triste.  Ce 
qui  nie  plaît  et  me  charme  dans  la  réalité  est  aussi  réel.  »  Après 
avoir  signalé  ce  que  son  imagination  lui  sug-g-ère  parfois  de  faux 
et  son  optimisme  de  chimérique,  il  faut  bien  lui  reconnaître 
le  droit  d'idéaliser,  partout  oîi  cette  idéalisation  n'a  pas  faussé 
la  nature,  n'a  fait  (jue  rendre  la  vérité  plus  belle,  ou  môme  que 
la  choisir.  Les  paysans  de  George  Sand,  alors  qu'elle  les  poétise, 
n'en  restent  pas  moins  très  vrais,  aussi  vrais  dans  leur  genre 
que  ceux  de  Balzac.  Elle  fait  en  les  peignant  comme  firent  jadis 
Homère  et  Théocrite.  Devons-nous  le  lui  reprocher?  Elle  ne 
raffine  ni  leurs  sentiments  ni  leur  lang'ag'e;  elle  nous  les  fait 
voir  dans  leur  simplicité  native  ou  même  dans  leur  rudesse 
apparente,  mais  se  complaît  à  montrer  ce  qui  se  recèle  en  eux 
de  délicat  et  de  tendre. 

L'idéalisme  de  George  Sand  est  tout  sentimental.  Elle-même, 
pour  une  fois,  nous  a  exposé  sa  théorie,  celle  que  ses  instincts 
lui  avaient  faite  et  qu'elle  suivit  sans  y  penser.  «  Selon  la 
théorie  annoncée,  il  faut  idéaliser  cet  amour  (qui  est  le  fond  de 
tout  roman),  ce  type  par  conséquent  (le  type  dans  lequel 
l'amour  s'incarne),  et  ne  pas  craindre  de  lui  donner  toutes  les 
puissances  dont  on  a  l'aspiration  en  soi  ou  toutes  les  douleurs 
dont  on  a  senti  la  blessure.  En  aucun  cas  il  ne  faut  l'avilir  dans 
le  hasard  des  événements;  il  faut  qu'il  meure  ou  triomphe,  et 
on  ne  doit  pas  craindre  de  lui  donner  des  charmes  ou  des  souf- 
frances qui  dépassent  tout  à  fait  l'habitude  des  choses  humaines, 
et  même  un  peu  le  vraisemblable  admis  par  la  plupart  des 
intelligences.  »  Cette  théorie,  elle  la  résume  en  deux  mots  : 
Vidéalisation  du  sentiment.  C'est  à  des  sentiments  que  se  rap- 
porte l'œuvre  tout  entière  de  George  Sand.  Trois  surtout,  unis 
en  elle  dès  l'origine;  tantôt  l'un  domine  et  tantôt  l'autre,  mais 
ils  ne  cessent  jusqu'à  la  fin  d'inspirer  son  génie  :  l'amour 
d'abord,  puis  l'humanité,  enfin  la  nature. 

Pour  elle,  nous  venons  de  le  voir,  il  n'y  a  pas  de  roman  sans 
amour.  A  ses  yeux,  l'amour  est  divin  par  essence.  Elle  le  peint 
plus  fort  que  la  volonté  humaine;  elle  l'oppose  aux  convenances 
du  monde,  aux  institutions  civiles;  elle  en  fait  la  souveraine 
expression  de  l'idéal.  C'est,  au  début,  l'amour  orageux  et  vio- 
lent, l'amour  qui  exalte  et  qui   consume,  qui  voue  ses  élus  à 


428  LK   |{i).\I.\.\ 

ra|iii|li(''(»se,  SCS  vicliincs  an  suii'idc.  Puis,  avec  la  seconde 
iH-iindc,  ctdlc  des  romans  socialistes,  c'est  l'aniour  conçu  coinnie 
1  iiiilialcur  et  !<>  missionnaire  dune  èi-e  n(»uvelle.  Dans  les 
nunans  pastoraux,  c'est  l'amour  d'àmes  simples,  l'amour  sans 
dé(damati(jns  Immanilaires,  sans  mystiques  élévations,  mais 
non  riKuns  |>uissanf  sur  le  co'ur  et  non  moins  fervent  :  Ger- 
main, de  1(1  Mdrc  (lu  Diable,  ([iiand  il  crcdt  (jue  la  petite  Marie 
ne  v(Hit  pas  {\i^  lui.  devient  triste  et  distrait,  ne  rit  plus,  cause 
de  moins  en  moins,  se  laniruit  de  chagrin.  «  Toute  chose  a  son 
terme,  mère  Maurice;  lors(jue  le  cheval  est  trop  charg-é,  il  tomhe, 
et  lorsque  le  Ixcuf  ua  [dus  à  manger,  il  meurt.  »  Entin  les  der- 
niers romans  ne  dilTèrent  des  premiers  qu'en  idéalisant  l'amour 
dans  l'union  conjugale.  Jusqu'au  bout  l'amour  est  resté  pour 
(leorgc  Sand  le  principe  du  bonheur  et  de  la  vertu,  et,  en 
iiii  mol,  la  seule  afîaire  de  l'existence  humaine.  Tandis  que 
Balzac  introduit  dans  le  roman  les  préoccupations  matérielles, 
peint  des  hommes  qui  exercent  un  métier,  qui  gag-nent  et  dé[)en- 
sent,  qui  mangent  et  boivent,  qui  sont  cupides,  ambitieux, 
avares,  (leorge  Sand  ne  nous  a  jamais  fait  voir  que  des  amou- 
reux. 

On  lui  reproche  son  immoralité.  Dans  Indiana,  il  est  vrai, 
dans  ]'a/c'ntiiie,  dans  Jacques,  dans-  Léiia,  elle  a  proclamé  «  le 
droit  de  la  passion    ».  Peut-on  s'en  étonner  si  elle  considère 

I  au)our  comme  un  sentiment  qui  ne  naît  point  de  l'homme  et 
dont  l'homme  ne  peut  disposer,  comme  un  sentiment  que  le  cœur 
humain  reçoit  d'en-haut  pour  le  reporter  sur  la  créature  choisie 

'  entre  toutes  dans  les  desseins  du  ciel?  Quand  Valentine  et 
Bénédict  sont  rapprochés  l'un  de  l'autre,  c'est  «  la  suprême  Pro- 
vidence »  (jui  préside  à  ce  rapprochement.  L'amour  ne  se  calcule 
ni  ne  se  raisomie,  et  sa  violence  même  témoigne  de  sa  <livinité. 

II  y  a  là  un  sophisme  assez  visible.  Mais  ne  devons-nous  pas  après 
iout  leconnaître  que  le  mariage  est  une  institution  tyrannique, 
viciée  dans  son  espi'it,  s'il  n'est  pas  l'union  des  co'urs,  l'accord 
de  deux  volontés  également  libres?  Du  moins,  la  passion  que 
George  Sand  célèbre  n'a  rien  de  comnmn  avec  le  libertinage 
des  sens  ou  le  caprice  d'une  fantaisie  passagère.  Elle  exalte 
toutes  les  fiertés  de  l'àme  humaine,  toutes  ses  noblesses,  toutes 
ses   grandeurs,  et   (die  ne  glorifie    l'adultère  qu'en   faisant  de 


LE  ROMAN   IDEALISTE  429 

ramoiirune  reliiiion.  George  Sancl  a  bien  pu  fanssor  Tidral,  mais 
ne  Ta  jamais  avili. 

«  Il  n "y  a  eu  moi,  a-t-elle  dit,  rien  de  fort  que  h'  l^esoin 
d'aimer.  »  Ne  restreignons  pas  le  sens  du  mot.  Ce  ([udu 
appelle  ]>roprement  l'amour  et  ce  besoin  d'aimer  qui  fut  en  elle 
comme  une  émanation  île  tout  son  cœur  ont  sans  doute  une 
source  commune.  Le  fond  même  de  George  Sand,  c'est  la  sym- 
pathie. Toute  jeune  encore,  elle  a  déjà  la  vocation  de  se  donner. 
Au  couvent  des  Anglaises,  sa  crise  religieuse  vient  de  là  :  ne 
connaissant  rien  sur  la  terre  qu'elle  puisse  aimer  de  toutes  ses 
forces,  elle  se  dévoue  à  Dieu.  «  Il  me  fallait,  déclare-t-elle, 
aimer  hors  de  moi.  »  Plus  tard  cette  bonté  instinctive  se  laissa 
prendre  à  des  rêves  arcadiens.  Dans  ses  plus  vibrants  ann- 
thèmes  contre  l'ordre  social,  on  sent  une  compassion  profonde 
pour  les  faibles,  les  malheureux,  les  opprimés.  Son  socialisme 
n'a  rien  de  doctrinaire.  Il  est  fait  tout  entier  de  douceur  et  de 
bonté.  La  première,  elle  prêcha  au  monde,  avec  une  chaleu- 
reuse éloquence,  cet  évangile  de  miséricorde  qui  nous  revient 
aujourd'hui  des  pays  hyperboréens.  Mêlant  d'abord  la  colère  à 
l'amour,  et  à  la  pitié  l'amertume,  elle  s'apaise  toujours  davan- 
tage sans  que  sa  générosité  en  soit  moins  active,  elle  se  rassé- 
rène et  s'épure,  elle  devient  toute  maternelle  au  genre  humain. 

Le  sentiment  de  la  nature,  chez  elle,  ne  se  sépare  pas  de  son 
amour  pour  l'humanité.  Le  premier  de  ses  romans  rustiques,  la 
Mare  au  Diable,  lui  est  inspiré  par  cette  idée  que  la  mission  de  l'art 
est  une  mission  consolatrice  et  réconciliatrice.  Aux  macabres 
visions d'Holbein,  qui  nous  montre  le  laboureur  vieux,  minable, 
couvert  de  haillons,  poussant  des  chevaux  exténués  sur  un  sol 
raboteux  et  rebelle,  elle  oppose  des  images  de  félicité,  le  rêve 
d'une  existence  douce,  libre,  vaillante  et  simple,  dans  la  paix  de 
cette  nature  éternellement  jeune,  éternellement  féconde,  qui 
verse  à  tous  les  êtres  la  poésie  et  la  beauté,  qui  possède  le 
secret  du  bonheur.  Ce  n'est  plus  un  squelette  horrible,  se  tenant, 
le  fouet  levé,  devant  l'attelage,  c'est  un  ange  radieux  semant  à 
pleines  mains  le  blé  béni  sur  le  sillon.  Et,  le  lendemain  des 
journées  de  Juin,  pourijuoi  écrit-elle  la  Petite  Fadette,  sinon  pour 
détourner  sa  vue  d'un  présent  obscurci  et  déchiré  par  la  guerre 
civile,  pour  distraire  son  imagination  en  se  reportant  vers  une 


430  Ll-'   ROMAN 

vie  iiiintcciitc  et  caliiic,  [tniir  i;i|i|h'|('1'  ainsi  aux  hoiniiK^s  aigris 
ou  (Iéci)ura{j:ûs  (juo  los  niu'urs  juii-cs  cl  r(''(|iiil(''  priniilivr  sont 
cncoro  de  ce  inonde? 

Bien  d'autiTS  avaicul  di'-jà  cliaiih'  la  nalurc.  Mais,  venue  ajirès 
.lean-.Iac(|nrs  el  (^lialeaulniaiid,  elle  n'en  reste  pas  moins  oi'i- 
giiiale.  Elle  a  sa  manière;  elle  a  aussi  ses  paysages  qui  lui 
apparliennenl  en  jiropre.  Cette  manière  est  plutôt  sentimen- 
tale. K  Allons-nous-en,  dit-(dle,  i)ar  les  prés  et  les  sentes,  avec  le 
cteur  aussi  oiiveil  ([uc  les  yeux.  »  Tout  ce  que  ses  yeux  voient, 
son  cœur  s'en  ix'uètre  et  raltsorhe;  il  lui  arrive  de  }»asser  des 
heures  à  contem|der  la  sérénité  des  grosses  pierres  au  clair  de 
la  lune.  Les  descriptifs  trouvent  dans  la  nature  des  formes  et 
des  couleurs;  ce  qu'y  trouve  George  Sand,  ce  sont  surtout  des 
émcdions.  Elle  la  voit  moins  qu'elle  ne  la  sent,  et  son  regard 
même,  au  moment  où  il  en  reflète  les  splendeurs  ou  les  grâces, 
garde  quelque  chose  d'inconscient  et  de  vague.  C'est  une  contem- 
plation passive.  L'àme  des  choses,  lentement,  descend  dans  son 
àme,(jui  la  rayonnera  bientôtavecuneferveur  placide  et  puissante. 

Quant  aux  sites  de  George  Sand,  ils  n'ont  pas  la  magnificence 
grandiose  des  forêts  vierges  ou  des  savanes.  Chez  elle,, aucun 
besoin  d'exotisme  :  l'exotisme  dénote  presque  toujours,  avec  je  ne 
sais  quni  (riiKjuiet,  la  jterversion  d'un  goût  qui  n'est  plus  sensible 
aux  beautés  simples.  Si  de  l'Auvergne  âpre  et  rocheuse,  de  la  Pro- 
vence aride  et  claire,  de  la  fraîche  Normandie,  des  Alpes  et  des 
l*yrénées,  elle  a  laissé  maints  admirables  tableaux,  merveilleu- 
sement appropriés  à  ses  histoires  d'amour,  la  contrée  qu'elle 
préfère,  oîi  ses  |)rédilections  secrètes  ne  cessent  de  la  ramener, 
c'est  la  contrée  natale,  qui  n'a  ni  grandeur  ni  éclat,  mais  qui  fut 
le  sanctuaire  de  ses  premiers  rêves.  Pauvre  coin  du  Berry, 
chemins  raboteux,  buissons  incultes,  ruisseaux  dont  les  rives  ne 
sont  pralicaliies  (juaux  enfants  etaux  troupeaux,  elle  a  délicieu- 
sement traduit  la  poésie  de  ces  humbles  lieux  (pi'il  faut  chérir 
pour  les  admirer.  Nous  sentons  aussitôt,  en  la  lisant,  son  inti- 
mité avec  la  terre,  sa  communion  journalière  avec  les  êtres  et 
les  choses.  Elle  a  su,  tout  enfant,  dans  quelle  haie  se  trouvaient 
les  coronilles  ou  les  saxifrages,  sur  quelles  (leurs  aimaient  à 
se  po.ser  les  vertes  libellules  ou  les  hannetons  bleus,  dans  quels 
bois  chantaient  les  merles  ou  les  pinsons. 


LK   IIO.MAX    IDEALISTE  431 

En  publiant  la  Mare  au  Diable,  George  Sand  se  défendait 
d'avoir  aucun  systcmo,  aucune  prétention  de  révolutionner  l'art. 
Et  sans  doute,  comme  elle-même  le  remarque,  le  roman  cham- 
pêtre a  existé  de  tout  temps.  Mais  ce  qu'il  y  avait  de  nouveau 
dans  les  idylles  de  George  Sand,  c'était  leur  familiarité  vraiment 
rustique.  Si,  durant  le  romantisme,  bien  des  poètes  célèbrent 
la  nature  avec  une  incomparable  éloquence  ou  la  peignent  avec 
une  merveilleuse  richesse  de  couleurs,  aucun,  pas  même  Lamar- 
tine, né  parmi  les  pasteurs,  ne  nous  a  tracé,  comme  George  Sand, 
le  tableau  fidèle  des  mœurs  et  des  travaux  agrestes,  ne  s'est 
intéressé  à  l'àme  obscure  et  naïve  du  laboureur  et  du  bûcheron. 
L'auteur  de  la  Mare  au  Diable  et  de  François  le  Champi  n'a  pas, 
dans  sa  jeunesse,  vécu  parmi  les  villageois  à  la  façon  d'une 
«  demoiselle  »,  élégante  et  dédaigneuse,  qui  craint  de  s'enca- 
nailler ou  de  chiffonner  une  belle  robe.  Elle  jouait  avec  Fan- 
chon  et  avec  Sylvain;  avec  eux  elle  faisait  le  «  ravage  »  dans 
les  fossés,  sur  les  arbres,  dans  les  ruisseaux,  elle  menait  aux 
champs  les  bêtes,  et,  quand  la  faim  la  prenait,  faisait  cuire  sous 
la  cendre  des  pommes  ou  des  châtaignes.  George  Sand  a  aimé 
non  seulement  la  nature,  mais  la  campagne.  Son  véritable 
domaine,  c'est  le  village,  la  ferme,  ce  sont  les  scènes  rustiques, 
labourage  ou  semailles,  fêtes  votives,  bénédiction  de  la  ger- 
baude,  veillées  en  cercle  autour  de  l'àtre.  Il  y  a  en  elle  du 
paysan,  de  ce  paysan  berrichon  qu'elle  peint  avec  une  sympa- 
thie intime,  lent,  doux,  volontiers  silencieux,  poursuivant  au 
dedans  de  lui-même  de  longs  rêves  inconscients. 

Son  art.  —  Toujours  et  partout,  George  Sand  n'a  fait  qu'ex- 
primer son  àme,  àme  hospitalière  et  cordiale,  largement  ouverte 
sur  le  monde  et  la  vie.  Aucune  virtuosité  chez  elle.  La  théorie 
de  l'art  pour  l'art  ne  lui  entre  pas  dans  la  tête;  elle  ne  conçoit 
pas  que  l'art  puisse  être  à  lui-même  son  propre  objet.  Dans  la 
dernière  partie  de  sa  carrière,  quand,  depuis  longtemps  calmée, 
elle  ne  nous  apparaît  plus  que  comme  la  bonne  dame  de  Nohant, 
nous  la  voyons  prêcher  à  Gustave  Flaubert  l'abandon.  Le  temps 
est  passé  du  lyrisme;  mais  l'impersonnalité  de  Flaubert,  son 
impassibilité  volontaire  et  contrainte,  lui  inspirent  une  espèce 
d'horreur.  Pour  elle,  l'écrivain  doit  tout  puiser  dans  son  propre 
cœur,  il  ne  doit  émouvoir  les  autres  que  de  sa  propre  émotion. 


432  LK    IIIIMAN 

Elle  nCul  jamais  de  docliiiic  lilli'iaiic.  Peu  faite  |M»ur  Tana- 
Ivso,  ses  idées  en  ciiliiiue  ne 'sont  (juc  la  loriiie  iiitelIccliKdle  de 
ses  sentiinenls.  Elle  iic  sait  |>as  se  rendre  coiii|)le  (r<dle-mème. 
Venue  à  I*ai-is  pour  vivre  de  son  travail,  elle  fait  d'aljord  de  la 
|teiiiture  inilustrielle,  pois,  sous  rinlliience  de  Latoucdie,  elle 
lente  du  journalisme,  au(ju(d  la  rendait  si  peu  |>ropre  sa  nature 
indidente.  (î'est  par  hasard  (ju'elle  s'essaie  au  l'oman.  Dans  sa 
manièi'e  même  de  composer  o\  d'écrire  nous  retrouvons  cette 
passivité  qui  lui  donnait,  petite  lille,  «  l'air  bète  ».  «  Elle  est 
ainsi  faite,  disait  sa  mère,  ce  n'est  pas  bêtise,  soyez  surs  qu'elle 
rumine  toujours  cpielque  chose.  »  George  Sand  ne  cessa  jamais 
de  ruminer.  11  v  avait  en  elle  je  ne  sais  quoi  d'automatique. 
T(dle  nous  la  peignent  déjà  ceux  qui  l'ont  connue  à  ré[)oque  où 
Valenline  et  fjélia  passionnaient  la  génération  contemporaine 
jus(pi'au  délire,  voix  monotone,  l'egard  doux  et  terne,  gestes 
nonchalants,  gravité  débonnaire  et  placide.  Quand  elle  écrit,  on 
dirait  une  fonction  toute  mécanique.  Nul  tâtonnement,  nulle 
inquiétude.  Rien  ne  peut  la  distraire  ou  l'interrompre.  On  parle 
autour  d"(dle,  on  fait  du  bruit  :  elle  ne  s'en  aperçoit  même  pas, 
elle  continue  à  couvrir  page  après  page  de  son  écriture  tran- 
quille qui  ne  trahit  jamais  ni  hésitation  ni  impatience. 

llappelant  quelque  part  les  interminables  histoires  qu'elle 
composait  à  haute  voix  dans  son  enfance  :  «  J'avoue,  dit-elle, 
que  j'ai  aujourd'hui,  tout  comme  à  quatre  ans,  un  laisser-aller 
invincible  dans  ce  genre  de  création.  s>  Vingt  ans  |dus  tard, 
voyant  son  frère  se  donner  beaucoup  de  peine  pour  mettre  par 
écrit  une  espèce  de  roman  auquel  il  jie  cesse  de  rêver,  mais  qui 
se  brouille  toujours  dans  sa  cervelle  aussitôt  (pi'il  veut  lui 
donner  une  forme,  elle  le  dissuade  de  gâter  sa  fantaisie  en  vou- 
lant la  tixer,  l'assujettir  à  un  plan.  De  plan,  elle  ne  s'en  est 
jamais  fait.  Elle  commence  un  livre  sans  se  mettre  en  peine 
d'aucune  composition.  Peu  lui  impoiU'.  Les  incidents  ne  naî- 
tront-ils pas  à  mesure,  les  uns  <les  autres?  De  là  ce  (jue  ses 
romans  ont  [>resque  toujours  de  tlottani  dans  leur  ordonnance 
et  c(mime  d'épars.  De  là  les  longueurs  :  comme  elle  ne  s'est 
maripu'  d'abord  aucune  propoilion,  rien  ne  la  [)rémunit  contre 
sa  propre  c(»mplaisance.  De  là  aussi  les  digressions,  les  scènes 
adventices  ou  même  parasites;  n'ayant  pas  de  but  fixé,  elle  se 


LE   liUMAX    IDEALISTE  433 

laisse  aller  à  tout  ce  qui  la  t(MUe.  Même  liberté  pour  le  déve- 
loppement des  personnaiies.  Leur  caractère  n'est  pas  arrêté 
d'avance.  Ils  se  modifient  chemin  faisant,  ils  finissent  par  ne 
plus  se  ressembler.  Et  ce  sont  là  sans  doute  des  défauts.  Ne 
sont-ce  pas  aussi  des  ijualités?  Il  y  a  dans  cette  ordonnance  si 
peu  rigoureuse  une  souplesse  aisée  et  libre  qui  donne  mieux 
l'illusion  de  la  vie.  Ici,  ce  que  perd  l'art,  c'est  la  nature  qui  le 
gagne.  Quant  aux  caractères,  ils  ne  vivent  véritablement  que 
s'ils  c(  évoluent  ».  On  allègue  la  règle  classique.  Horace  et 
Boileau,  il  est  vrai,  recommandent  que  les  personnages  demeu- 
rent semblables  à  eux-mêmes  depuis  l'exposition  jusqu'au 
dénouement.  Mais  c'est  là  une  règle  de  tragédie.  La  tragédie 
n'a  qu'une  durée  de  vingt-quatre  heures,  bien  courte  en  effet 
pour  comporter  la  transformation  d'un  personnage.  Quand  li 
s'agit  dun  roman,  ne  disons  pas,  comme  Boileau,  qu'en  un 
roman  frivole  aisément  tout  s'excuse,  disons  plutôt  que  cette 
variation  des  caractères,  pourvu  qu'elle  ne  dégénère  pas  en 
incohérences,  est  plus  naturelle,  plus  conforme  à  la  réalité 
mouvante.  Si  les  personnages  ne  font  que  se  manifester,  ils 
pourront  sans  doute  être  admirablement  fixés  dans  telle  ou  telle 
expression,  mais  ils  n'ont  la  vie  qu'à  la  condition  d'évoluer 
eux-mêmes  comme  les  choses  évoluent  autour  d'eux. 

Ce  que  les  caractères  de  George  Sand  ont  en  général  de 
mobile  et  de  libre  dans  leur  jeu  est  sans  doute  pour  quelque 
chose  dans  le  reproche  qu'on  lui  a  souvent  fait  de  manquer  de 
c(  psychologie  ».  Il  va  de  soi  qu'un  caractère  se  grave  mieux  dans 
notre  mémoire  quand  il  reste  toujours  identique  à  lui-même. 
Aussi  bien  George  Sand  ne  saisit  pas  comme  d'autres,  comme 
Balzac  jtar  exemple,  la  physionomie  extérieure  et  l'attitude,  et 
ne  sait  pas  en  rendre  l'impression  pittoresque.  Sa  psychologie 
enfin  est  plutôt  délicatesse  de  sentiment  que  véritable  analyse. 
On  trouve  bien  souvent  dans  son  œuvre  de  très  fines  descriptions 
morales.  Il  y  a  certaines  âmes  qu'elle  excelle  à  peindre,  celles 
qui  n'ont  rien  de  fortement  marqué,  qui  sont  faites  de  nuances 
à  peine  saisissables.  Aucun  écrivain  n'exprima  mieux  quelle  la 
jeune  fille  dans  sa  complexité  mobile  et  ondoyante,  avec  ce 
mélange  de  candeur  et  de  malice,  de  mélancolie  et  de  pétulance, 
de  hardiesse  innocente  et  de  pudique  réserve.  Mais,  à  vrai  dire, 

Histoire  de  la  langue.  VU.  28 


434  LK   UO.MAN 

George  Saïul  a  moins  oiisrrvr  (jiic  senli.  Elle  «  crée  les  person- 
nages jioiir  le  seiitiiiKMil  r|  non  Ir  sentiment  jiour  les  person- 
nages ».  Ainsi  eréés,  ses  personnages  ont  en  général  peu  de 
réalité.  Vn  sentiment  ne  fait  pas  un  caractère.  On  voit  assez 
la  (lilTéicncc.  l^c  sentiment  est  de  sa  nature  indéfini,  n'a 
pas  tnul  au  moins  de  limites  |irécises;  au  caractère,  il  faut  un 
relief,  il  l'aut  des  contours  Iden  marqués.  Nous  trouvons  chez 
George  Sand  peu  de  caractères.  Elle  n'a  pas  laissé,  comme  les 
Molière  et  les  Balzac,  des  ligures  signilicalives  qui  se  fixent 
dans  notre  souvenir,  qui  circulent  désormais  par  le  monde  ainsi 
que  des  êtres  vivants,  et  dont  le  nom  seul  évoque  tout  un  por- 
trait, delà  demande  un  regard  plus  aigu,  un  trait  plus  précis, 
plus  vigoureux,  plus  expressif;  et  disons  encore  qu'un  peu  de 
«  physiologie  »  n'y  messied  pas. 

Le  style  de  George  Sand  est  admirable  d'ampleur  et  d'har- 
monie. On  y  sent  parfois  quelque  mollesse,  une  bénignité  tant 
soif  peu  monotone.  Elle  n'a  pas  le  tourment  du  nouveau,  de 
l'imju'évu,  du  rare.  Sa  facilité,  qui  la  dispense  de  tout  eiîort, 
l'exempte  aussi  de  toute  inquiétude.  Or  il  y  a  certaine  inquié- 
tude d'où  procède  une  diction  plus  subtile.  Le  style  de  George 
Sand  est  [)resque  impersonnel.  Charmés  de  ce  style  uni,  plein, 
savoureux,  nous  y  voudrions  (pielques  accidents,  peut-être  môme 
quelques-unes  de  ces  incorrections  qui  sont  parfois  la  marque 
du  génie.  Quand  elle  fait  j)arler  les  paysans  ou  quand  elle 
s'accommode  à  leur  langage,  elle  écrit  avec  moins  d'éclat  sans 
doute  et  d'opulence  que  dans  ses  romans  de  la  première  ou  de 
la  seconde  manière,  mais  avec  plus  de  curiosité.  Au  reste,  ne 
regrettons  pas  trop  ce  qu'on  ne  trouve  pas  chez  elle;  cela 
s'exprime  par  des  termes  qui  tout  aussitôt  le  rendent  suspect. 
Et  le  «  stylisme  »  moderne  ne  nous  a  pas  corrompus  au  point 
de  mécorniaître  en  George  Sand  un  de  nos  plus  grands  écri- 
vains, un  écrivain  dont  la  grandeur-  coiisisti' justement  dans  sa 
simplicité  aisée  et  copieuse,  dans  sa  transparence  ingénue. 

Conclusion.  —  Georg'-e  Sand  a,  dans  la  première  partie  de 
sa  carrière,  exprimé  les  pensées,  les  rêves,  les  tristesses  de  toute 
sa  îrénération.  «  C'est,  disait  d'elle  Latouche,  un  écho  qui  double 
la  voix.  »  iS'ii  oriiiiiiale  ]>ar  les  idées  qu'elle  dévelo[)pe,  ses 
livres  —  hors  les  trois  ou  (juatre  premiers,  écrits  dans  l'empor- 


LE  ROMAN  IDEALISTE  43u 

temeiit  do  la  passion,  —  n'ont  fait,  durant  cette  période,  que 
traduire  les  conceptions  d'esprits  plus  vigoureux.  Elle  a  tou- 
jours subi  l'influence  de  ses  amitiés  masculines.  Michel  de 
Bourges,  puis  Lamennais  et  Pierre  Leroux,  puis  Jean  Raynaud, 
enfin  Barbes  et  Ledru-Rollin  lui  inspirèrent  tour  à  tour  les  doc- 
trines politiques  ou  sociales  dont  elle  se  fit  l'interprète.  Une 
telle  diversité  d'inspirations  montre  du  moins  que,  si  la  vigueur 
intellectuelle  lui  a  manqué,  elle  avait  une  merveilleuse  aptitude 
à  s'assimiler  toute  espèce  d'idées.  Ces  idées,  d'ailleurs,  Georg-e 
Sand  a  mieux  fait  que  de  les  rendre  telles  quelles.  Son  génie 
s'en  empare  pour  les  vivifier,  leur  prêter  un  rayonnement  pres- 
tigieux. Entre  les  écrivains  du  temps,  elle  a  été  peut-être  celui 
qui  a  exprimé  avec  le  plus  d'éloquence  l'àme  romantique  dans 
la  multiplicité  de  ses  aspirations. 

George  Sand  a  fait  des  romans  de  passion,  Valeiitine  et  Maii- 
prat,  plus  tard  Jean  de  la  Hoche  et  le  Marquis  de  Videmer; 
des  romans  symboliques  et  légendaires,  Jeanne  et  Les  Maîtres 
mosaïstes;  des  romans  socialistes,  le  Meunier  d'Angibaut  et  le 
Compagnon  du  Tour  de  France;  philosophiques,  Consiielo  et 
Mademoiselle  de  la  Quintinie;  historiques,  Cadio  et  Les  Beaux 
Messieurs  de  Bois-Doré;  purement  romanesques  ou  fantaisistes, 
V Homme  de  neige  et  le  Secrétaire  intime;  champêtres  enfin,  la 
Mare  au  Diable,  Les  Maîtres  sonneurs,  la  Petite  Fadette,  Fran- 
çois le  Champi.  Ces  derniers,  parmi  tant  de  chefs-d'œuvre  si 
divers,  sont  peut-être  ceux  que  la  postérité  choisira  comme  les 
plus  parfaits,  les  plus  conformes  au  vrai  génie  de  leur  auteur. 
Mais  dire  que  George  Sand  avait  le  génie  idyllique,  ce  serait 
lui  faire  trop  de  tort  si  l'on  s'en  autorisait  pour  négliger  ses 
autres  livres,  non  seulement  le  Marquis  de  Villemer  et  Jean  de 
la  Roche,  qu'on  peut  encore  appeler  des  idylles,  mais  Matiprat 
et  Valentine,  ou  même  le  Compagnon  du  Tour  de  Finance  et  le 
Meunier  d'Angibaut.  Et  ce  n'est  pas  assez  d'y  louer  certains 
coins  de  nature,  scènes  pittoresques  ou  tableaux  de  la  vie  rus- 
tique. Ce  qu'on  traite  chez  George  Sand  de  pathos  suranné,  on 
l'admire  chez  d'autres  écrivains.  Norvégiens  ou  Russes,  qu'elle- 
même  a  inspirés;  nous  trouvons  dans  George  Sand,  à  travers 
bien  des  chimères,  toutes  les  idées  qui  ont  renouvelé  la  vie 
humaine,  qui  ont  éclairé  de  haut  l'évolution  du  monde  moderne. 


4.10  LK   lUlMAN 

Iai  Mare  ait  iHalih',  pour  (Mic  (jiiehiue  clioso  (Tcxquis,  ne  doit 
pas  nous  faire  oultlier  tant  de  pages,  les  plus  belles  après  tout 
<(u"elle  ail  écrites  par  la  générosité  du  senlinient,  mais  aussi 
par  l'amplitude  et  la  magnificence  de  la  forme,  celles  où  elle 
oppose  la  justice  aux  lois,  la  religion  aux  dogmes,  la  morale 
aux  préjugés. 

Jules  Sandeau.  —  Jules  Sandeau,  dont  le  nom  est  insépa- 
rable du  nom  de  (jeorge  Sand,  a  écrit  des  romans  aimables,  le 
Docteur  Herbeau,  la  Roche  aux  Mouettes,  Mademoiselle  de  la 
Seiglière,  Sacs  et  Parchemias,  la  Maison  de  Penarcan,  dans 
lesquels  nous  trouvons  un  très  élégant  mélange  d'analyse  et  de 
poésie,  d'émoi  ion  contenue  et  de  malicieux  badinage.  Les  uns 
sont  i>lulùl  des  fantaisies  délicates  dont  les  héros  flottent  pour 
ainsi  dire  entre  la  réalité  et  l'idéal.  Les  autres  dénotent  une 
observation  fine  et  légère  de  la  société,  mettent  en  scène  des 
personnages  qui  n'ont  pas  sans  doute  beaucoup  de  relief,  mais 
qui  figurent  heureusement  certains  types  contemporains,  en 
particulier  celui  du  gentilhomme  déchu,  mis  par  le  besoin  d'ar- 
gent aux  prises  avec  les  nécessités  matérielles,  en  contact  avec 
une  bourgeoisie  riche  et  vaniteuse.  Les  romans  de  Jules  San- 
deau sont  d'une  originalité  discrète;  sans  vigueur  et  sans  éclat, 
la  sensibilité  y  paraît  souvent  un  peu  mièvre  et  l'ironie  un  peu 
fade;  ils  n'en  ont  }>as  moins  beaucoup  d'agrément. 


IV.  —  Le  Roman  de  mœurs  contemporaines. 
Le  Roman   a  réaliste  ». 

Stendhal.  —  Sa  complexité.  —  Parmi  tous  les  auteurs 
du  siècle,  Stendhal  ',  même  depuis  la  |>ublicalion  de  son  Jour- 
nal, de  la  Vie  de  Henri  Brulard,  de  Sou renirs .d'êdotisme  et  des 
Lettres  intimes,  reste  un  de  ceux  que  nous  avons  le  plus  de  peine 
à  nous  expliquer.  Lui-même  se  fit  constamment  un  jeu  de 
mystifier  le  public  S'il  excilc  notre  curiosité'  par  sa  complica- 
tion, il  l'irrite  aussi  et  même  l'agace  par  ce  que  nous  sentons 
chez  lui  d'artifice  et  de  raffinement.  Stendhal  a  pris  à  tâche  de 

.    I.  De  son  vrai  nom.  Il.-nri  iii'vle,  né  à  fJrenol)lo  en  178:t,  niorl  ;i  Paris  en  1S42. 


LE  ROMAN  RÉALISTE  437 

se  singulariser.  Il  s'est  moins  préoccupé  d'élre  soi-même,  selon 
une  de  ses  formules  favorites,  que  de  ne  ressembler  à  personne. 
Et  ce  qui  fait  qu'il  ne  ressemi)le  à  personne,  ce  n'est  pas  la 
prédominance  de  tel  ou  tel  trait  qui  nous  permettrait  de  le 
caractériser,  c'est  le  mélaniïe  de  traits  divers,  souvent  contra- 
dictoires, qui  donnent  à  sa  physionomie  quelque  chose  de  falla- 
cieux et  d'éniiïmatique. 

Il  ne  fut  d'aucune  école,  cela  va  sans  dire.  Mais  il  fut  par  quelque 
côté  de  toutes.  Nous  trouvons  en  lui  un  «  hussard  du  roman- 
tisme »,  comme  dit  Sainte-Beuve,  un  idéologue  à  la  façon  du 
xvni"  siècle,  un  initiateur  du  réalisme,  enfin  et  surtout  le  devan- 
cier le  plus  lointain  de  notre  génération,  sur  laquelle  son 
intluence  a  été  si  sensible. 

Romantique,  Stendhal  l'est  par  le  goût  des  littératures  étran- 
gères. Nul  à  son  époque  n'eut  plus  que  lui  ce  que  M'"^  de  Staël 
nomme  l'esprit  européen,  ou,  pour  mieux  dire,  ce  que  nous 
appelons  aujourd'hui  l'esprit  cosmopolite.  Dans  ses  premiers 
écrits,  il  poursuivait  le  pseudo-classicisme  de  piquantes  épi- 
grammes  en  opposant  à  Racine  Shakespeare  et  aux  étroits  pré- 
jugés, aux  timides  délicatesses  de  notre  tradition  académique, 
le  naturel  vif  et  libre  de  littératures  qu'une  discipline  factice 
n'avait  pas  opprimées.  D'après  lui,  la  première  qualité,  c'est 
d'être  original.  Aussi  s'élève-t-il  contre  les  règles  qui  asservis- 
sent  le  génie,  qui  substituent  aux  diversités  significatives  des 
tempéraments  une  correction  monotone  et  banale.  «  Mon 
mépris  pour  La  Harpe,  écrit-il,  va  jusqu'à  la  haine.  »  En  La 
Harpe,  il  symbolise  la  critique  scolaire  qui,  faisant  la  guerre 
à  toute  originalité,  n'admet  qu'un  seul  idéal,  éternellement  régi 
par  les  mêmes  formules.  L'art  a  pour  objet,  selon  Stendhal,  de 
représenter  le  caractère.  Bien  romantique  sur  ce  point,  il  veut 
substituer  au  type,  qui  n'est  le  plus  souvent  qu'une  sorte  de 
«  moyenne  »,  l'individu,  qui  se  produira,  sans  souci  des  conven- 
tions, en  pleine  indépendance. 

Ce  qui  s'appelle  caractère  n'est  autre  chose  que  l'empreinte 
de  l'énergie  individuelle.  Or,  Stendhal  a  partout  glorifié  cette 
énergie.  Pourquoi  l'Italie  lui  est-elle  si  chère?  Là,  comme  il 
disait,  «  la  plante  humaine  vit  plus  forte  ».  Point  de  ces  hypo- 
crites bienséances  qui  effacent  la  personnalité.  Chaque  Moi  peut 


438  LE   ROMAN 

s'y  (lrvel<)|>i>or  à  l'aise.  La  vio  ilaliciinc  n'a  pas  j)Our  ino(l»''le  le 
]uile  raiitoehe  de  l'iioniKHe  lioinine  qu'une  sociabilité  fade  polit 
jns(|u'à  l'exlriuicr.  (^est  justement  dans  la  meilleure  compa- 
gnie <)u  on  y  Ijduvc  le  jdus  (riui]>n''vu.  (ihacun  ne  ressemble 
qu'à  soi.  La  vt'ilu  ne  consislc  pas,  comme  chez  nous,  dans  une 
contrainte  (|ue  l'on  exerce  sur  sa  nalure  ])0ur  en  corriger  les 
saillies  et  en  rectifier  les  écarts  :  elle  est  au  contraire  un  épa- 
nouissement s}»ontané  de  la  personne,  que  ne  gène  aucune 
règle  dans  l'exercice  de  ses  facultés  et  dans  la  satisfaction  de 
ses  instincts.  En  célébrant  l'Italie,  pour  laquelle  il  a  un  véritable 
culte  {cf.  le  |>ersonnage  d'Altamira  dans  lîoucje  et  Noir,  la  Char- 
treuse de  J'arme  tout  entière,  l'éjdtaphe  célèbre  :  Arrifjo  Beyle, 
Milanese,  etc.),  c'esl  l'énergie  que  célèbre  Stendiial,  qu'il 
oppose  à  la  douceur  insipide  et  banale  de  nos  mu'urs.  Par  là 
s'explique  encore  son  admiration  de  Napoléon,  qui  symbolise 
le  plus  éclatant  triomphe  de  cette  énergie.  On  sait  le  grand 
rôle  de  l'Empereur  dans  son  œuvre  tout  entière  depuis  V Histoire 
de  la  peinture  en  Italie,  dont  la  dédicace  est  fameuse,  jusqu'à  la 
Chartreuse  de  Parme,  où  il  nous  peint  avec  tant  de  vivacité  le 
juvénile  enthousiasme  de  Fabrice.  Mais  entre  tous  les  livres 
de  Stendhal,  le  ])lus  signiticatif  est  Rouye  et  Noir  :  il  est  aussi 
celui  où  Napoléon  tient  le  plus  de  place;  et  même,  Julien  Sorel 
nous  semblerait  souvent  ridicule  si  nous  ne  savions  dès  le  début 
combien  le  prodigieux  destin  de  Bona[»arte  a  fasciné  son  ima- 
gination. Cette  liberté  du  génie  que  les  romantiques  revendi- 
quaient dans  l'art,  l'auteur  de  Ilourje  et  Noir  l'a  glorifiée,  moins 
artiste  qu'honmie  d'action,  dans  la  vie  elle-même.  La  plupart  des 
personnages  qu'il  met  en  scène  ne  vivent  que  pour  développer 
et  pousser  à  bout  leur  individualité.  Je  ne  sais  aucun  écrivain 
chez  lequel  se  marque  plus  fortement  cette  exaltation  du  Moi  qui 
nous  apparaît  comme  un  des  traits  essentiels  du  romantisme. 
11  suffit  cependant  de  comparer  ses  héros  avec  ceux  des  roman- 
tiques pour  saisir  la  diderence.  Chez  le  plus  romantique  de  tous, 
Julien,  nourri  non  pas  seulement  du  Mémorial  de  Sainte-Hélène, 
mais  aussi  des  Confessions  de  Rousseau,  on  voit  tout  de  suite 
un  ambitieux  et  un  jouiss(;ur,  qui  n'a  lien  de  commun  avec  les 
Saint-Preux  ou  les  Renés.  Le  mal  du  siècle  prend  chez  lui  une 
forme  particulière.  Rien  d'idéal  dans  ses  aspirations  ou  dans 


LE   ROMAN   RÉALISTE  439 

ses  inquiétudes.  La  vanité  et  l'envie,  voilà  ce  qui  le  dévore. 
Pavsan  révolté  contre  la  bassesse  de  sa  fortune,  il  ne  se  préoc- 
cupe que  de  parvenir.  Et  peu  lui  importent  les  moyens;  il  est 
prêt  à  tout,  aux  plus  viles  hy[»ocrisies  comme  au  crime. 

Stendhal  lui-même,  un  instant  et  dès  le  début  l'allié  du 
romantisme,  ne  s'en  rattache  pas  moins,  par  son  éducation 
aussi  bien  que  par  le  tour  naturel  de  son  esprit,  au  xvni''  siècle 
le  plus  avancé,  aux  purs  analystes,  à  Condillac  son  compatriote, 
dans  le  livre  duquel  il  trouve  plus  d'idées  que  dans  toutes  les 
bibliothèques  du  monde  {Lettres  intimes),  à  Helvétius,  qu'il  met 
parmi  les  génies,  au  rang  d'Homère,  de  Jules  César  et  de 
Newton  (ihid.).  Ses  maîtres  immédiats  sont  Cabanis  et  surtout 
Destutt  de  Tracy.  «  Je  t'enverrai  incessamment  Y Idéoloyie, 
écrit-il  tout  jeune  encore  à  sa  sœur;  c'est  la  seule  chose  qui 
reste,  tout  le  reste  est  de  mode.  »  Et  encore  :  «  Bien  convaincu 
que,  sans  esprit  juste,  il  n'y  a  pas  de  bonheur  solide,  j'ai  le 
projet  de  relire  ou  de  reparcourir  au  moins  tous  les  ans  la 
Logique  de  Tracy.  »  Tandis  que  le  mouvement  romantique  pro- 
cède d'une  renaissance  religieuse,  Stendhal  est  athée,  non  pas 
même  avec  ferveur,  comme  Diderot,  ou  avec  délices,  à  la  façon 
d'André  Chénier,  mais  sèchement  et  froidement.  Ce  qu'il  y 
avait  de  plus  profond  dans  la  révolution  littéraire  qui  sopérait 
sous  ses  yeux,  l'intelligence  lui  en  a  complètement  échappé. 
Il  n'a  rien  compris  à  1"  «  âme  romantique  ».  Aussi  son  ironie 
n'épargne-t-elle  aucun  des  écrivains  qui  en  traduisent  les 
enthousiasmes  ou  les  angoisses.  Il  dénigre  M""  de  Staël,  il 
abhorre  dans  Chateaubriand  le  phraseur  et  le  charlatan,  Victor 
Hugo  lui  paraît  somnifère,  Alfred  de  Vigny  lugubre  et  niais. 
Le  seul  poète  du  temps  dont  il  fasse  l'éloge,  c'est  Déranger. 
Il  assista  en  spectateur  sceptique  et  malveillant  au  triomphe 
d'un  lyrisme  qui  ne  fut  jamais  pour  lui  que  sentimentalité 
fausse  et  vide. 

Sa  philosophie  elle-même ,  qui  l'opposait  directement  au 
romantisme,  devait  en  faire,  sur  bien  des  points,  ce  qu'on  appela 
plus  tard  un  réaliste.  Réaliste,  Stendhal  l'est  d'abord  comme 
estimant  que  la  complexion  et  le  milieu  expliquent  l'homme 
entier  (mais  d'ailleurs  il  n'en  a  pas  moins  tourné  toute  son 
attention  vers  l'analyse  psychologique).  Il  l'est  ensuite  par  l'im- 


440  LK   Uii.MAN 

|Kirtaiice  (ju'il  allaclic  au  dôlail,  au  «  jiclil  l'ail  ju-rcis  ol  j)ro- 
baiit  ».  «  Envoie-moi  vile,  écrit-il  à  sa  sœur,  trois  ou  quatre 
caractères  peints  par  les  faits,  raconte-les  exactement,  ensuite 
tin^  les  conséquences.  »  VA  un  peu  plus  loin  :  «  Aide-moi  à  con- 
naîlie  les  mœuis  |u(»\  iiiciales  et  les  j)assions;  j'ai  besoin 
d'exemples,  de  beaucoup,  hcaucouii  de  faits.  »  Ne  s'intéressant 
qu'à  la  vie  cérébrale  de  ses  personnai^es,  il  explique  toujours 
les  modilications  de  l'àme  par  quelque  trait  de  réalité  qui  nous 
les  rend  sensibles.  Il  est  encore  réaliste,  si  l'on  veut,  par  son 
style,  réduit  à  une  simple  notation.  Mais  il  l'est  surtout  }>ar  son 
mépris  pour  le  convenu,  pour  la  rbétorique  du  cœur,  pour  tout 
ce  que  le  romantisme,  chez  ses  plus  illustres  représentants, 
comportait  de  fatras  dans  les  sentiments  comme  de  grandilo- 
quence dans  l'expression.  Qu'on  relise  par  exemple  le  premier 
rendez-vous  de  Julien  et  de  Mathilde,  le  chapitre  oii  M.  de  la 
Môle  reproche  au  jeune  homme  d'avoir  séduit  sa  fille.  De  telles 
scènes  prêtaient  aisément  à  la  déclamation  :  nous  y  trouvons 
cette  vérité  d'analyse  que  les  réalistes,  reconnaissant  Stendhal 
pour  leur  maître,  substituèrent  aux  imaginations  romantiques. 
En  ]d('in  triomphe  de  l'art  intuitif  et  visionnaire,  Stendhal  a 
annoncé,  a  préparé  la  revanche  de  cette  méthode  «  expérimen- 
tale »  qui  devait  renouveler  après  lui  toute  notre  littérature. 

Ouand  le  rèiine  de  Chateaubriand  fut  fini,  le  sien  commença. 
Si  l'on  pouvait  ne  tenir  pas  compte  des  dates,  il  faudrait,  dans 
une  histoire  de  la  littérature  française,  placer  l'auteur  de  Rouge 
et  Noir,  publié  en  18;]0,  au  début  de  l'évolution  réaliste  qui 
signala  le  milieu  de  notre  siècle.  Stendhal  n'a  exercé  que  de 
nos  jours  toute  son  influence.  On  sait  le  mot  célèbre  :  «  Je  songe 
que  j'aurai  quehpie  succès  vers  1880.  »  Quelque  succès,  c'est 
tro[»  peu  dire.  De|»uis  une  vingtaine  d'années,  l'admiration  de 
Stendhal  a  |»ris  un  tour  dévotieux.  Non  seulement  la  plupart 
«le  nos  romanciers  s'en  inspirent  jtlus  ou  moins,  mais  il  semble 
que  l'atmosphère  contemporaine  soit  tout  entière  imprégnée 
de  «  beylisme  ». 

On  donnerait  malaisément  du  beylisme  une  explication  pré- 
cise. Difficile  à  classer  en  tant  qu'écrivain,  Stendhal  ne  l'est  pas 
moins  à  définir  en  tant  qu'homme.  Il  réunit  en  soi  tous  les  con- 
trastes.  Son   ironie    ne   Tempèche  pas   d'être  enthousiaste;  sa 


LE  ROMAN  RÉALISTK  4  il 

grossièreté  nous  répuiiiie,  et  il  est  susceptible  des  plus  délicates 
tendresses.  Nous  trouvons  chez  lui  les  finasseries  d'un  diplo- 
mate et  la  fougue  brutale  d'un  officier  de  dragons.  Après  avoir 
craint  d'être  sa  dupe,  nous  nous  demandons  bientôt  après  s'il 
n'est  pas  moins  retors  que  naïf.  Son  «  espagnolisme  »,  comme 
il  l'appelle,  c'est-à-dire  un  sentiment  exalté  de  l'honneur,  s'ac- 
corde tant  bien  que  mal  avec  cet  italianisme  à  la  manière  de 
Machiavel  qui  lui  fait  louer  chez  ses  héros  la  dissimulation  et  la 
fourberie.  Il  est  en  même  temps  un  analyste  et  un  impulsif. 
On  dirait  que  sa  tète  et  son  cœur  n'ont  entre  eux  nulle  commu- 
nication :  quand  son  cœur  s'exalte,  sa  tète  est  assez  lucide  pour 
en  noter  un  à  un  les  battements. 

Quelle  formule  lui  appliquer?  Taine  le  qualifie  d'  «  esprit 
supérieur  »,  et  cette  qualification,  par  laquelle  il  veut  en  rendre 
compte,  serait  bien  un  peu  vague  si  nous  pouvions  fixer  une 
physionomie  aussi  complexe,  mais  convient  excellemment,  par 
le  manque  même  de  précision,  au  dilettante  que  fut  Stendhal. 
Si  Stendhal  n'appartient  à  aucune  école  de  son  temps,  n'en  fai- 
sons pas  maintenant  un  chef  d'école.  Toute  école  suppose  une 
discipline,  exige  du  moins  quelque  suite  et  quelque  application. 
Or,  Stendhal  n'est  pas  seulement  un  isolé,  il  est  aussi  un  «  ama- 
teur »,  insoucieux  et  peut-être  incapable  de  donner  à  ses  idées 
aucune  cohésion,  ne  voyant  dans  la  littérature  qu'un  divertisse- 
ment de  l'esprit  et  ayant  en  horreur  les  gens  du  métier,  qu'il 
considère  comme  des  cuistres.  Décoré  par  le  gouvernement  de 
Juillet,  il  voulut  que  sa  croix  fût  attribuée  non  à  l'homme  de 
lettres  mais  au  consul.  Son  œuvre  n'était  pour  lui  que  chose 
fortuite,  une  simple  récréation  ;  il  fit  par-ci  par-là  quelques 
livres,  mais  à  ses  moments  perdus  et  sans  jamais  devenir  auteur. 

Sa  valeur  littéraire.  —  Remarquons  aussi  que  la  plupart 
de  ces  livres  ne  sont  pas  d'un  littérateur  de  profession.  Il  a 
écrit  des  récils  de  voyage,  des  biographies,  des  ouvrages  de  cri- 
tique, un  journal  intime,  tout  cela  sans  se  piquer  de  teneur,  au 
hasard  des  circonstances,  en  humoriste  qui  ne  prend  la  plume 
que  pour  son  plaisir.  Il  y  a  là  une  «  supériorité  »  pour  en 
revenir  au  mot  de  Taine.  Supérieur,  Stendhal  le  fut  dans  le 
sens  où  Taine  l'entend  ;  mais  on  peut  dire  aussi  qu'il  fut  supé- 
rieur à  son  œuvre,  et  ce  n'est  pas  un  éloge  pour  un  écrivain. 


442  LK    I{(I.\1AN 

L'écrivain,  cIk'/  lui.  luarHjuc  de  siiilc;  ses  ouvrages  ont  presque 
toujours  tjuekjue  rliosc  de  liàlil'  «-l  (-(Mnine  d'occasionnel.  Le 
Routje  cl  le  Noir  et  la  C/iarlreKsc  trahissent  eux-mêmes  d'un 
l»()ut  à  l'autre  sa  manière  aventureuse  et  discursive,  celle  de 
laiiiali'iii'. 

Siciiillial  iTcsl  |H)iiil  1111  arlisle.  Admirable  dans  le  détail  par 
son  exactitude  et  sa  précision  aii^uë,  il  ne  sait  pas  ordonner  ses 
livres,  ni,  j)arfois,  ses  chapitres.  Le  critique  a  précédé  chez  lui 
le  romancier,  un  crititpie  qui  ré|»and  à  l'aventure  de  très  ingé- 
rieux  aperçus,  (|ui,  daillciirs,  n"a  pas  [ilus  de  méthode  que  de 
système.  Sa  Chartreuse  ressemble  à  un  recueil  d'anecdotes  sur 
la  vie  de  Fabrice  et  de  la  duchesse  Sanseverina.  L'entrée  en 
Fiiatière  est  trop  longue  et  d'une  minutie  fatigante;  le  dénoue- 
mciil,  Irop  liiusque,  amorce  une  nouvelle  histoire.  Il  a  com- 
mencé son  livre  au  hasard  et  n'a  pas  pris  la  peine  de  l'achever. 
Entre  le  commencement  et  la  fin,  ce  ne  sont  d'ailleurs  qu'épi- 
sodes détachés;  plusieurs  se  retrancheraient  sans  inconvénient 
pour  la  suite  du  récit.  Nous  nous  demandons  quel  est  le  sujet. 
A  vrai  dire,  Stendhal  n'en  avait  pas.  Il  ne  voulait  (jue  peindre 
Tàme  italienne,  et  certes  il  y  réussit  merveilleusement,  ce  qui 
fait  honneur  au  psychologue,  mais  l'artiste  ne  sait  pas  donner  à 
son  œuvre  l'unité  d'un  roman.  Si  le  Rouge  et  le  Noir  est  moins 
diflus  (pie  la  Chartreuse,  on  y  saisit  dès  le  début  le  même  pro- 
cédé d'éparpillemcnt.  Stendhal  n'avait  ni  le  don  ni  le  souci  de 
composer.  L'action  de  ses  romans  se  disperse  à  toi't  et  à  tra- 
vers, elle  est  fragmentaire,  décousue,  faite  de  parties  qui  ne 
se  subordonnent  pas,  qui  ne  forment  jamais  un  tout  harmo- 
nieux; elle  manque  de  continuité  comme  de  plénitude;  nous  y 
sentons  un  esprit  inhabile  à  rassembler  autour  d'un  centre 
commun  les  éléments  qu'isole  sa  pénétrante  analyse. 

Aussi  peu  artiste  dans  sa  manière  d'écrire,  on  peut  dire  que 
Stendhal  n'a  |tas  de  style.  C'est  un  éloge,  ou,  du  moins,  lui- 
même  l'eût  ainsi  entendu.  Et  sans  doute  il  faut  le  louer  d'avoir 
banni  de  sa  phrase  les  fausses  beautés  et  les  vaines  parures. 
«  Le  premier  des  mérites,  écrivait-il  à  sa  sœur,  même  pour  qui 
veut  fiiirc  de  l"éh)(picnc(',  est  la  simplicité.  »  En  un  temps  où 
lleurissaient  les  épithètes  pittoresques  et  les  brillantes  images, 
Stendhal  est  incolore  afin  d'être  plus  transparent.  Il  a  la  langue 


LE  ROMAN   RKALISTE  443 

des  analystes  et  des  logiciens,  cette  langue  sèche  et  iurcise  (|ui 
dut  à  sa  nudité  même  de  devenir  universelle.  Chez  lui,  comme 
chezCondillac,  elle  n'a  aucune  forme,  elle  reste  anonyme.  Avant 
de  mettre  la  main  à  la  jilumc,  il  lisait  quelques  pages  du  Code 
civil  pour  se  donner  le  ton.  Peut-on  dire  qu'il  écrit  mal?  11  écrit 
le  moins  possible.  S'il  a  eu  le  tort  de  confondre  l'art  avec  la 
rhétorique,  ne  lui  en  faisons  pas  reproche.  Son  style  s'accorde 
parfaitement  au  caractère  de  son  œuvre.  Idéologue,  il  veut  uni- 
quement traduire  des  idées.  Tout  ce  qui  n'est  pas  logique  pure 
est  pour  lui  pure  rhétorique.  Non  qu'il  néglige  toujours  1'  «  écri- 
ture ».  «  Souvent,  dit-il,  je  rétléchis  un  quart  d'heure  pour 
placer  un  adjectif  après  un  substantif.  »  Mais  il  ne  recherche 
que  l'exactitude.  Il  voit  dans  la  langue  un  instrument  de  nota- 
tion. Le  style  de  Stendhal  n'a  rien  de  littéraire,  comme  ses 
ouvrages,  après  tout,  n'appartiennent  pas  beaucoup  plus  à  la 
littérature  qu'un  traité  d'analyse  psychique.  On  l'a  comparé, 
pour  la  science  de  l'àme,  avec  Racine;  un  Racine  sans  élo- 
quence, sans  poésie  et  sans  art. 

Psychologue,  voilà  proprement  ce  qu'est  Stendhal.  Le  plus 
grand  du  siècle,  disait  Taine.  Sinon  le  plus  grand,  tout  au 
moins  celui  chez  lequel  la  psychologie  se  réduit  le  plus  stricte- 
ment à  l'étude  du  mécanisme  cérébral.  Ce  matérialiste  de  com- 
plexion  sanguine,  de  violents  appétits,  a  beau  déclarer  que 
l'homme  est  le  produit  de  la  race  et  du  milieu,  il  ne  s'intéresse 
qu'à  l'àme.  Par  là,  il  continue  la  tradition  classique  du  roman 
d'analyse.  Il  remonte  à  Marivaux  et  aux  romanciers  du 
XYU!*"  siècle.  «  Préparez-vous  tous  les  matins  en  lisant  vingt 
pages  de  Marianne,  disait-il,  et  vous  comprendrez  les  avantages 
qu'il  y  a  à  décrire  juste  les  mouvements  du  cœur  humain.  » 
Mais,  par  là  aussi,  il  s'oppose  aux  réalistes  modernes,  qui  ne 
peuvent  le  saluer  comme  leur  devancier  sans  regretter  qu'il  s'en 
soit  tenu  à  une  psychologie  abstraite.  Taine,  lui-même  idéologue, 
l'admire  sans  restriction;  mais  M.  Zola,  quand  il  veut  en  faire 
un  ancêtre  des  naturalistes,  se  sent  obligé  de  marquer  sa  dissi- 
dence, lui  reproche  de  montrer  l'àme  toute  seule  «  fonctionnant 
dans  le  vide  «.Lorsqu'une  nouvelle  école  de  romanciers,  l'école 
psychologique,  se  détacha  du  naturalisme,  elle  put  à  plus  juste 
titre  prendre  pour  maître  un  analyste  pour  lequel  on  dirait  que 


444  Li:   Rd.MAN 

la  maliri'o  n'a  jtas  ircxislonco.  Slomlhal  accorde  sans  dotile  une 
iiraiiili"  ini|M)iiani'('  au  niilieu.  «  Toiilcs  les  lois  (lu'on  s'avance 
(le  lieux  cents  lieues  du  midi  vers  \v  nord,  lisons-nous  dans  la 
préface  de  sa  Chartreuse,  il  y  a  lieu  à  un  nouveau  roman.  »  Et, 
dans  la  Chartreuse  même,  les  personnaircs  (ju'il  met  en  scène 
sou!  liicn  des  Italiens.  I(ds  {\\\r  les  font  les  inlluences  du  sol  et 
du  (  linial.  Mais  ni  là  ni  nulle  part  ailleurs  il  n'admet  la  peinture 
du  monde  sensible.  11  n'a  pas  plus  le  coût  de  l'observation  phy- 
sioloirique  que  le  sens  de  Tobservation  pittoresque.  Ses  paysages 
sont  br<d's  et  décolorés;  ses  jiori rails  se  boiMUMit  à  une  sorte  de 
sij?nalement.  Il  néglig^e  de  parti  pris  tout  ce  qui  n'est  pas  la  vie 
intellectuelle  et  sentimentale.  Les  i-omans  de  Stendhal  abondent 
en  monologues  :  ses  héros  sont  toujours  en  train  de  raisonner 
et  de  discuter.  Il  y  a,  surtout  dans  Rouge  et  Noir,  mais  aussi 
dans  1(1  Chartreuse,  des  chapitres  entiers  de  casuistiijue  morale. 
Quel([uefois  Stendhal  se  substitue  à  ses  personnages  ;  plus  sou- 
vent il  nous  les  montre  anatomisant  eux-mêmes  leur  àme.  L'au- 
teur les  a  faits  à  son  image  :  hommes  de  passion  et  d'action,  la 
vivacité  de  leur  tempérament  ne  les  empêche  pas  de  s'observer 
et  de  se  décomposer  avec  une  adresse  merveilleuse.  Certes,  les 
personnages  de  Stendhal,  Julien  Sorel  entre  tous,  sont  des  plus 
caractéristiques;  mais  il  ne  nous  les  présente  que  comme  des 
organismes  mentaux. 

Stendhal  passe  pour  un  observateur  de  premier  ordre.  Il  fau- 
drait s'entendre.  Nul  sans  doute  n'a  mieux  connu  son  propre 
cœur,  et,  si  l'on  veut,  le  cœur  humain.  Mais  ce  n'est  pas  là  ce 
qu'on  a|tpellc  observation.  Sa  science  du  cœur  humain  procède 
mé(aiii(|ucm<'nt.  par  voie  inductive  ou  déductive.  Il  est  moins 
un  observateur  cpTun  théoricien.  Admirable  pour  analyser 
les  idées,  pour  en  suivre  le  développement  normal,  on  sent 
qu'il  n'a  pas  eu  sous  les  yeux  le  modèle  vivant,  qu'il  n'a  pas 
travailb-  d'ajjrés  iiatni'c,  (|u"il  ajqdique  un  système  préconçu 
auquel  ses  personnages  doivent  s'assujettir.  Des  romans  ainsi 
construits  donnent  l'impression  d'une  vérité  tout  idéale  que  la 
vie  réelle  ne  comporte  point.  Mais,  factices  par  leur  logi(|ue 
même,  les  romans  de  Stendhal  le  sont  aussi  ])ar  leurs  compli- 
cations. Si  chacune  des  idées  sur  le  plan  desquelles  il  a  dessiné 
d'avance  un  ])ersonnage  se  déduit  avec  une  rectitude  parfaite,  il 


LE  ROMAN  REALISTE  4'*:» 

arrive  souvent  que  ces  idées  impliquent  une  sorte  de  contradic- 
tion. Des  figures  comme  celles  de  Julien  ou  de  Mathilde  ont,  il 
faut  bien  l'avouer,  quelque  chose  d'éniiimatique.  Et,  cà  la  vérité, 
le  cœur  humain  est  complexe.  Mais  cette  complexité  ne  s'y 
marque  pas,  comme  chez  certains  personnag-es  de  Stendhal,  par 
des  heurts  continuels.  L'auteur  de  Rouge  et  Noir  ne  sait  pas 
mieux  composer  un  caractère  qu'une  action.  Les  traits, 
lorsqu'ils  s'accordent  entre  eux,  restent  épars  et  ne  forment 
pas  un  ensemble;  et,  quand  ils  sont  contradictoires,  nous 
n'avons  plus  devant  nous  qu'une  sorte  de  monstre.  On  peut 
croire  la  nature  plus  simple  que  ne  la  fait  Stendhal,  ou,  tout 
au  moins,  d'une  diversité  plus  profonde,  et  par  suite,  moins 
criarde.  Il  y  a  chez  lui  un  logicien,  mais  il  y  a  aussi  un  vir- 
tuose de  la  psychologie  qui  s'amuse  à  imaginer  des  difficultés 
g'ratuites,  qui  complique  à  dessein  les  rouages  de  la  machine 
humaine  comme  un  vaudevilliste  embrouille  les  fils  de  son 
intrigue  pour  se  donner  le  plaisir  d'un  ingénieux  dénouement. 

Reconnaissons  que  Stendhal  est  un  des  esprits  les  plus  péné- 
trants de  notre  siècle  et  les  plus  originaux.  Cette  originalité  même 
a  toujours  quelque  chose  d'artificieux,  et,  si  j'ose  dire,  de  frelaté. 
Lui  qui  a  passé  sa  vie  à  faire  des  dupes,  n'en  a  jamais  plus  fait 
que  depuis  sa  mort.  Ceux  qui  le  lisent  tout  bonnement  sans  faire 
tant  de  façons,  sans  y  chercher  tant  de  mystères,  sans  être  résolus 
d'avance  à  découvrir  chez  lui  des  abîmes  de  profondeur,  ne 
peuvent  contester  que  Rouge  et.  Noir  et  la  Chartreuse  ne  soient 
des  œuvres  tout  à  fait  curieuses  et  significatives;  mais  leur 
admiration  se  mêle  toujours  d'inquiétude  et  de  méfiance.  Aussi 
bien  Stendhal  est  moins  un  romancier  qu'un  collectionneur 
d'observations  psychologiques.  Sainte-Beuve  a  été  sévère  pour 
ses  deux  romans,  et  on  lui  en  a  beaucoup  voulu.  Je  ne  suis  pas 
étonné  pour  ma  part  qu'il  les  ait  trouvés  «  détestables  »  ;  et  le 
mot  paraît  même  fort  juste,  si  ce  qui  est  détestable  peut  aussi 
être  supérieur. 

Prosper  Mérimée.  —  L'homme.  —  L'influence  de  Sten- 
dhal sur  Mérimée  "  est  manifeste.  Mérimée  lui-même  la  recon- 
naissait bien  volontiers.  Il  serait  facile,  au  surplus,  de  marquer 

1.  Né  à  Paris  en  1803,  mort  à  Cannes  en  1810. 


44C  LK    Kil.MAN 

oniro  eux  dos  affinités  qui  lour  prêtent  un  air  do  faniillo.  Si 
|i(imlant  doux  traits  essentiels  caractérisent  Mériniôo,  (jui  fut 
un  «  honnolo  honimo  »  ot  un  artislo,  c'osl  surtout  on  qualité 
d'artisto  qu'il  s'oppose  à  Stendhal  :  mais,  niome  en  qualité 
d'honnête  homme,  il  a  sa  physionomie  hien  distincte. 

Honnête  honimo,  lo  terme,  à  vrai  dire,  n'est  peut-être  j)as  le 
plus  juste.  Il  faudrait,  de  préférence,  dire  gentleman.  Ce  mot 
d'honnête  homme  comporte  une  certaine  facilité,  je  ne  sais 
quoi  doiiracieux  encore  dans  la  correction  et  d'aimable  dans  la 
politesse;  il  exclut  du  moins  toute  raideur,  toute  tension. 
L'honnête  homme,  disait-on,  ne  se  pique  de  rien.  Mais,  juste- 
ment, Mérimée  se  piquait  de  quelque  chose.  Il  se  piquait  d'être 
honnête  homme,  ot  voilà  pourquoi  il  ne  l'a  })as  été  |)arfaitement. 
Disons  (juil  l'a  été  à  la  manière  anglaise,  avec  une  tenue  plus 
sévère  ({ue  chez  nous,  avec  une  rectitude  plus  stricte.  On 
connaît  le  portrait  que  Taine  en  a  tracé  :  un  homme  g-rand, 
droit,  pâle  avecY'et  air  froid,  distant,  qui  écarte  toute  familiarité, 
la  physionomie  impassible,  le  geste  rare,  la  voix  unie,  même 
en  disant  des  choses  très  plaisantes  ou  très  saug-renues.  On  sen- 
tait chez  lui  la  volonté  d'être  toujours  en  garde,  l'application  à 
ne  jamais  rien  trahir  de  soi,  une  défiance  constante,  la  crainte 
d'être  dupe,  soit  des  autres,  soit  de  lui-même. 

Mérimée  s'est  peint  dans  le  Darcy  de  la  Double  méprise  et 
surtout  dans  le  Saint-Clair  du  Vase  étrusque.  «  Il  était  né,  dit-il 
de  ce  dernier,  avec  un  couir  tendre  et  aimant;  mais  à  un  âgeoii 
l'on  j)rond  troj)  facilement  des  impressions  qui  durent  toute  la 
vie,  sa  sensibilité  trop  expansive  lui  avait  attiré  les  railleries 
de  ses  camarades...  Dès  lors  il  se  fit  une  étude  de  cacher  tous 
les  dehors  de  ce  qu'il  reg"ardait  comme  une  faiblesse  déshono- 
rante. »  Si  Saint-Clair  est  méconnu  des  indilTérents,  M'"®  de 
Coursv,  qu'il  aime,  a  bien  deviné  la  tendresse  qui  se  cache  sous 
cette  a|»p.ir('iico  de  froideur  et  d'insensibilité.  Avant  même  de 
r.ivoir  vu  pleurer  («  Voici  la  première  fois  que  je  te  vois  pleurer, 
et  je  crovais  que  tu  ne  pleurais  point  »),  elle  lui  dit  :  «  Que 
vous  êtes  bon!  mais  pourquoi  voulez-vous  paraître  méchant?» 

Est-il  bon?  est-il  mérliaiit?  Mérimée,  à  cou|)  sûr,  n'était  point 
un  mécjijiiif  homme.  Sa  Correspondance,  le  dernier  volume  en 
parliruliiT.  nous  a  révélé  clioz  lui  ]»lus  de  sympathie  que  n'en 


LK   IlOMAN   REALISTE  447 

montraient  ses  romans,  et  môme,  çà  et  là,  une  pointe  de  mélan- 
colie très  discrète,  mais  que  ne  dissimule  plus  le  hadinag^e. 
Pourtant  n'exniicrons  pas  sa  tendresse  après  avoir  exagéré 
peut-être  son  indilîéronce.  Si,  comme  nous  le  disions  tout  à 
l'heure,  la  surveillance  manifeste  qu'il  exerce  sur  lui-même 
suffît  à  montrer  qu'il  était  naturellement  sensible,  il  réussit 
trop  bien  à  maîtriser  cette  sensibilité  pour  que  nous  puissions 
la  croire  très  vive. 

Peu  importe,  du  reste.  Il  est  bon  de  connaître  l'homme  afin 
de  mieux  apprécier  l'auteur.  Mais,  dans  le  cas  où  l'auteur  diffé- 
rerait complètement  de  l'homme,  nous  n'aurions  pas  à  examiner 
ici  ce  rare  cas  psychologique.  Gardons-nous  de  parler  d'un  vrai 
Mérimée  que  nous  dévoilerait  sa  Correspondance.  Il  y  aurait 
donc  un  faux  Mérimée;  et  ce  Mérimée-là,  que  serait-il?  Celui 
de  Carmen  et  de  Colomba'!  Pour  nous,  le  vrai  Mérimée,  c'est 
l'auteur,  et  nous  n'avons  à  tenir  compte  de  l'homme  que  dans 
la  mesure  oîi  il  peut  nous  l'expliquer.  Or,  ce  qui  explique 
Mérimée  auteur,  ce  n'est  pas  sa  sensibilité  d'âme,  c'est  la  vigi- 
lance jalouse  avec  laquelle  il  la  réfréna. 

L'originalité  la  plus  distinctive  de  Mérimée,  surtout  en  plein 
romantisme,  lorsque  tous  les  écrivains,  autour  de  lui,  et  dans 
tous  les  genres,  le  théâtre  même  et  l'histoire,  donnent  libre  car- 
rière à  leur  moi,  fut  de  se  réserver,  de  se  réprimer,  d'afîecter 
le  détachement  et  l'indilTérence.  Il  est  absent  de  son  œuvre. 
Aucun  écrivain,  même  en  des  époques  plus  favorables  à  l'imper- 
sonnalité,  ne  fut  aussi  rigoureusement  objectif. 

.Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  s'abstienne  de  toute  intervention. 
Mais  il  ne  fait  pas  du  moins  connaître  ses  sentiments,  sa 
sympathie  ou  son  antipathie.  Si  cependant  il  trahit  parfois  — 
bien  rarement  —  quelque  émotion,  ce  n'est,  sauf  peut-être  dans 
Colomba,  que  sous  forme  ironique.  Son  ironie  d'ailleurs  a 
presque  toujours  le  tour  d'un  élégant  jeu  d'esprit.  En  deux 
ou  trois  endroits  à  peine,  elle  prend  un  ton  d'amertume. 
Mérimée  ne  se  met  en  scène  que  d'une  façon  latérale,  si  je 
puis  dire,  et  comme  adventice.  Et  sans  doute  sa  tenue  d'hon- 
nête homme  semblerait  exiger  qu'il  ne  parût  pas  du  tout.  Mais 
c'est  pourtant  l'honnête  homme  que,  là  encore,  nous  retrouvons. 
Il  ne  veut  être  qu'un  amateur.  Yoilà  pourquoi  nous  le  voyons 


448  \A-:   IKIMAN 

sdiivriiL  ail  (l(''l)iil  diin  roule,  prciidro  soin  de  nous  avertir  qu'il 
n"a  l'ion  invcnlt-,  (|n  il  se  IxtiMic  à  roproiluire.  Ses  doux  pre- 
niiors  onvrap'os,  lo  Thràlrr  dr  (Jhirn  (laznl  ot  la  (iiizl/i,  il  les 
jiuldio  sous  un  psoudonvnio,  so  donne,  dans  la  prôlaco  do  Tun, 
ooniine  un  cerlain  Joseph  l'EsIrang-e,  et,  dans  celle  de  l'autre, 
comme  un  Italien  d'orÎLnne  morlaque.  Vraie  mystification,  et 
(pii  lit,  la  socondo  snrioul,  inainio  lionorahle  dupe.  S'il  signe  les 
ouvraiics  suivants  de  son  vrai  nom,  ce  n'est  pas  du  moins  sans 
quel(|ue  lùais  [)0ur  dissimuler  «  l'auteur  ».  La  Chronique  de 
Charlfn  /A?  Des  extraits  de  ses  lectures.  IJ Enlèvement  de  la 
redoiifel  Une  anocdolo  (|uo  lui  a  rodito  un  militaire  de  ses  amis 
et  qu'il  a  écrite  de  mémoire.  L'Abbé  Aubain'^.  Un  paquet  de 
lettres  dont  le  hasard  l'a  fait  possesseur.  Carmen  elle-même? 
Dans  une  tournée  archéologique,  il  a  rencontré  un  handit  espa- 
gnol qui  lui  raconta  sa  vie.  Ne  voyez  pas  en  lui  un  professionnel, 
mais  un  JKiniinodn  luondr,  qui  tient  la  plume  par  occasion. 

Les  histoires  qu'il  répète,  lui-môme  d'ailleurs  ne  les  fait  point 
valoir.  Carmen  se  termine  par  quelques  pages  sur  le  rommani. 
Dans  la  Chronique,  on  nous  laisse  le  choix  entre  deux  dénoue- 
ments. Dans  la  Partie  de  trictrac,  une  haleine,  aperçue  à 
hàhord,  interrompt  brusquement  le  récit;  mais  déjà,  quand  le 
cajiitaine  commence  à  raconter  l'aventure  du  pauvre  Roger, 
tous  les  officiers  (jui  l'entourent  font  aussitôt  une  retraite  pru- 
dente, (icla  ne  revient-il  pas  à  nous  dire  (jiie  l'histoire  ne  mérite 
pas  d'être  entendue  |tli]s  d'une  fois?  Partout  le  même  «  désinté- 
ressement »,  la  même  désinvolture.  Et  nous  sentons  peut-être 
bien  ce  (|u'il  y  a  là  de  factice,  et  même  nous  pouvons  n'y  voir 
qu'une  coquetterie  de  l'auteur.  Mais  c'est  pourtant  l'auteur  que 
Mérimée  vont  ikhis  diM-oher.  Il  serait  désolé  qu'on  le  confondît 
avec  un  professionnel  de  lettres.  Ne  croyez  point  qu'il  s'ima- 
gine avoir  quelque  talent  ou  qu'il  s'exagère  l'intérêt  de  ses 
petites  histoires.  Hien  ne  lui  serait  plus  déplaisant. 

Sauf  ces  rares  interventions,  qui  ne  touchent  pas  au  fond 
même  du  récit,  Mérimée  reste  à  l'écart.  Elles  décèlent,  non 
sa  sensibilité,  mais  son  détachement.  L'homme  du  monde  qui 
est  en  lui,  qui  est,  avec  l'artiste,  lui  tout  entier,  se  contient  et 
se  contraint.  Un  homme  du  monde,  tel  que  l'entend  Mérimée, 
garde  |(tnj(»in-s  la  possession   de  soi  ;    toujours  froid,  toujours 


LE  ROMAN   REALISTE  4i9 

correct,  rien  ne  l'étonné,  rien  ne  l'émeut.  Laisser  quelque  chose 
transparaître  de  son  intimité,  c'est  pour  lui  un  sifine  de  failjlesse 
et  de  mauvaise  éducation.  Non  seulement  il  évitera  de  prendre 
intérêt  aux  scènes  qu'il  raconte,  si  tragiques  soient-elles,  mais 
encore  sa  réserve  étudiée  lui  fera  une  loi  «l'être  l)ref,  {)resque  sec, 
lui  imposera  une  diction  sobre  et  nue.  11  ne  fait  que  s'exprimer, 
il  ne  veut  qu'être  entendu  :  il  ne  se  soucie  que  de  Justesse  et 
d'exactitude. 

L'artiste.  —  Impersonnel  en  tant  qu'honnête  homme, 
Mérimée  l'est  aussi  en  tant  qu'artiste.  Le  mot  d'artiste  peut 
s'interpréter  diversement.  En  une  certaine  acception,  il  siirnifie 
le  contraire  de  poète,  et  c'est  dans  cette  acception-là  que  nous 
devons  tout  d'abord  le  prendre.  Le  poète,  si  nous  l'opposons  à 
l'artiste,  se  caractérise  par  la  spontanéité  du  sentiment.  Rien 
chez  lui  de  voulu,  rien  de  concerté,  rien  même  de  réfléchi  ou 
de  conscient.  L'artiste,  par  opposition  au  poète,  maîtrise  son 
émotion,  rythme  jusqu'aux  battements  de  son  cœur.  Qui  dit  ar^, 
l'étymologie  même  l'indique,  dit  un  arrangement,  une  combi- 
naison, quelque  chose  de  médité,  de  soutenu,  de  discipliné. 
L'art  comporte  plus  ou  moins  d'artifice.  Il  peut  fort  bien  se 
passer  de  toute  émotion,  il  ne  saurait  s'accommoder  d'une  émo- 
tion trop  récente  ou  trop  vive  pour  être  dominée  et  réglée.  Nous 
avons  des  poètes  qui  ont  été  peu  artistes,  Lamartine  par  exem- 
ple; nous  avons,  même  en  vers,  des  artistes  qui  ont  été  peu 
poètes,  Malherbe,  si  l'on  veut,  ou  la  plupart  des  Parnassiens. 
Mérimée,  lui,  est  très  peu  poète  et  très  artiste. 

Très  peu  poète,  malgré  la  Ouzla,  ingénieux  pastiche.  Parmi 
les  écrivains  de  sa  génération,  aucun  n'échappa  aussi  complète- 
ment que  lui  aux  influences  d'une  atmosphère  toute  roman- 
tique, pas  même  Stendhal,  son  maître,  qui,  nous  l'avons  vu,  ne 
tint  au  romantisme  que  par  sa  haine  des  préjugés  et  des  conven- 
tions. Stendhal  avait  beau  lui  reprocher  de  ne  pas  lire  Helvétius 
et  Condillac;  il  ne  s'en  rattache  pas  moins,  lui  aussi,  au 
xvm*  siècle,  à  celui  de  l'analyse  et  de  la  physiologie.  Rien  de 
commun  entre  Mérimée  et  les  initiateurs  du  romantisme.  Il  ne 
procède  à  aucun  degré  de  Rousseau;  dès  la  jeunesse,  dit-il 
(article  sur  Victor  Jacquemont),  sa  fausse  sensibilité  le  choqua. 
Né  trente  ans  plus  tôt,  il   serait  de   ceux   qui   ont  tourné   en 

Histoire  de  la  langue.  Vll.  ~9 


450  LE  ROMAN 

(Irrisioii  le  (•liiisli;uiism(>  imag'inatif  de  Ghateauliri.uid,  le  spiri- 
tualisme attendri  de  M'""  de  Staël.  Uien,  chez  lui,  de  ilithyram- 
l>i(]ue,  de  l\ri(iue,  d'éléiiiaquc.  Aucune  exaltation,  aucune  fer- 
veur. Ici  encore,  il  se  d(''tie.  La  rliéloriijue  lui  fait  craindre 
réloquence,  la  sensihierie  le  met  en  iiarde  contre  le  sentiment. 
11  est  sceplitjue  par  le  (-(rur  aussi  liien  rpie  par  l'esprit,  lui-môme 
l'avoue,  tantôt  en  se  donnant  des  airs  de  le  regretter  [Corres- 
pondance inédile,  p.  31),  etc.),  mais,  plus  souvent,  avec  une 
sorte  de  complaisance.  Quand  l'inconnue  à  laquelle  est  adressée 
la  Correspondance  inédile  veut  le  convertir,  Mérimée  répond 
que  «  la  foi  lui  est  chose  complètement  étrangère  ».  Il  n'a  pas 
d'  «  instinct  ».  II  se  sent  non  seulement  incapable  de  toute 
expansion,  mais  dépourvu  de  candeur  sentimentale  et  de  spon- 
tanéité, «t  Mon  organisation,  écrit-il,  est  des  plus  prosaïques.  » 
Le  frosaleur,  chez  Mérimée,  mérite  assez  d'éloges  pour  que 
nous  ne  contredisions  pas  cet  aveu. 

11  s'appelle,  et  j)lusieurs  fois  {Corresp.  inéd.,  p.  5,  27,  etc.), 
un  maller  of  facl  man.  Retenons  le  mot,  tout  à  fait  significatif. 
xVu  point  de  vue  intellectuel  comme  au  point  de  vue  moral, 
Mérimée  se  sépare  du  romantisme,  ou  plutôt  s'y  oppose.  Un  des 
traits  les  plus  caractéristiques  de  la  nouvelle  école,  c'est  la  pré- 
dominance de  l'imagination  et  du  cœur  sur  l'analyse  :  nous  le 
retrouvons  dans  la  critique,  qui  devient  avec  Sainte-Beuve  une 
sorte  de  poésie,  dans  l'histoire,  à  laquelle  Chateaubriand  a 
appliqué  je  ne  sais  quelle  divination,  dans  la  philosophie  enfin, 
qui,  ronn»ant  avec  la  méthode  empirique  du  siècle  précédent, 
se  i>r(''o('(up(\  non  pas  d'observer  la  nature,  mais  de  l'assujettir 
à  des  théories  abstraites.  Mérimée  évite  avec  soin  toute  antici- 
|)ation  imaeinative  ou  sentimentale,  tout  système,  toute  idée 
d'ensemble.  Ce  qui  l'intéresse,  ce  sont  les  faits.  Voilà  sans 
doute  pourquoi  il  se  tourna  de  bonnr  licure  vers  les  études  his- 
toriques, au  |»oint  d'y  sacrifier  bientôt  la  littérature  proprement 
dite.  Mais  qu'était  l'histoire  pour  lui?  11  n'y  faisait  nulle  place 
au  Ijrisme,  il  n'y  ap|)liquait  ni  aucune  imagination  ni  aucune 
sympathie.  «  Le  premier  devoir  de  l'historien,  a-t-il  dit  lui- 
même,  c'est  d'être  froid.  »  Et  quels  sujets  choisissait-il?  Des 
épisodes  nettement  circonscrits,  qu'il  suffisait  de  raconter  avec 
précision,  (pji,  détachés  pour  ainsi  dire  de  l'histoire  générale, 


LK   ROMAN   RÉALISTE  4ol 

écartaient  les  spéculations  philosophiques.  «  Je  irainie  dans 
l'histoire  que  les  anecdotes,  écrivait-il  dès  iS.'iU  (Préface  de  la 
Chronique);  je  donnerais  volontiers  Thucydide  pour  les  mé- 
moires authentiques  d'Aspasie  ou  dun  esclave  de  Périclés.  » 
Esprit  positif,  curieux  de  ce  (ju'il  [leut  saisii-  directement  et 
avec  certitude,  il  s'attache  aux  particularités,  et  si  ses  ouvrag-es 
d'histoire  ont  un  défaut,  c'est  que  l'intérêt  d'ensemhle  s'v 
trouve  distrait  et  contrarié  par  les  détails. 

Dans  ses  romans,  il  procède  de  la  même  manière,  mais  avec 
une  sobriété  qu'on  accuserait  plutôt  de  sécheresse.  Tandis  que 
les  écrivains  du  temps  notent  une  à  une  toutes  les  circonstances, 
Mérimée  se  contente  d'indiquer  brièvement  celles  qui  ont  le  plus 
de  valeur.  Voyez  ses  tableaux.  Il  loue  Pouchkine  quelque  part 
de  choisir  les  traits  les  plus  frappants  et  d'en  nég-liger  beaucoup 
qui  nuiraient  à  l'illusion.  Cet  éloge,  Pouchkine  ne  l'a  pas  mérité 
plus  que  lui.  A  vrai  dire,  ce  n'est  pas  un  «  descripteur  »  que 
Mérimée.  Il  ne  fait  jamais  que  les  descriptions  obligatoires, 
celles  qui  sont  nécessaires  à  l'intelligence  même  d'un  récit  ou  à 
l'effet  d'une  scène.  Dans  Colomba  par  exemple,  Lydia  Nevil  a 
beau  monter  en  pleine  nuit  sur  le  pont  du  navire  pour  admirer 
le  clair  de  lune  :  trois  lignes  suffisent,  ce  n'est  pas  le  sujet.  Le 
sujet,  c'est  la  vendetta  corse  :  à  peine  montée,  Lydia  entend  un 
chant  de  rimbecco.  que  l'apparition  d'Orso  fait  brusquement 
cesser.  Et  plus  loin  l'auteur,  quand  le  navire  arrive  en  vue 
d'Ajaccio,  nous  dit  bien  que  le  panorama  est  comparable  à  la 
baie  de  Naples,  mais  il  ne  nous  en  montre  que  ce  qui  s'accorde 
avec  le  caractère  de  son  histoire  et  l'impression  qu'il  veut  pro- 
duire, —  de  sombres  maquis,  des  montagnes  pelées.  Lorsque 
le  paysage  devient  absolument  nécessaire,  il  le  fait  avec  une 
brièveté  nette.  Son  imagination  est  celle  du  réaliste  qui  n'in- 
vente pas,  qui  ne  dépasse  pas  la  nature,  mais  qui  garde  des 
choses  vues  une  imacje  précise  et  vive. 

De  môme  pour  les  personnages.  Et  je  ne  parle  pas  seulement 
de  leur  figure  :  dans  la  peinture  de  leur  àme  aussi  bien  que  dans 
celle  de  leur  aspect  extérieur,  nous  retrouvons  cette  sobriété 
caractéristique.  Par  là  surtout  il  se  distingue  de  Stendhal! 
L'auteur  de  Rouge  et  Xoir  complique  de  gaîté  de  cœur  sa  psv- 
chologie;  Mérimée,  tout  au  contraire,  simplifie  la  sienne  autant 


4.'i2  LK   lUtMAN 

(|iir  |H)ssiliI(\  Là  encore  se  iu;in|ii('  iiiir  disposition,  uno  aptitude 
particiiliùrc  h  .ibstraire  (»f  à  coiiceiilroi-.  Ses  personnages  les 
plus  étudiés,  Colomba  ellc-iuénie,  il  ne  les  mar(|ue  que  de  quel- 
(jues  traits.  Aussi  liien  n'écrit-il  pas  des  romans,  mais  de  simples 
<'oules,  ou,  loiil  au  plus,  des  iionvcdies.  La  psycholog'ie  de  Sten- 
dhal, très  délicate  et  très  subtile,  est  souvent  obscure,  parfois 
captieuse  o[  peut-être  charlatanesque.  Celle  de  Mérimée,  qui 
mau<pii'  de  complexité  et  d'étendue,  n'en  a  que  [)lus  de  relief. 

De  même  enliii  |ioin'  la  composition.  Ici  Mérimée  est  bien 
supérieur  à  Stendhal.  Son  art  pécherait  plutôt  par  excès.  Cette 
concisi(ui  viiioureuse  ne  va  ])as  sans  (|uel([uc  chose  de  tendu; 
c'est  le  mot  dont  il  se  sert  pour  caractériser  Pouchkine,  et  nous 
pouvons  le  lui  appliquer  à  lui  aussi  comme  un  éloge,  mais  sans 
oublier  complètement  de  quelle  critique  cet  éloge  est  voisin. 
Mérimée  excelle  à  ordonner  une  œuvre  dont  les  diverses  parties 
se  tiennent  étroitement.  Il  n'admet  rien  d'inutile,  rien  de  for- 
tuit. Les  plus  petites  circonstances  sont  significatives.  Entre 
tant  daulres  exemples  rappelez-vous,  dans  Lokis,  ra])parition 
du  comte  grimpé  sur  un  arbre,  ou,  dans  Colomba,  la  jeune  fille 
fondant  des  balles.  Pas  un  détail  qui  ne  concoure  à  l'impression 
d'ensemble.  Tous  les  faits  se  déduisent  les  ims  des  autres  par 
une  rigoureuse  logicpie,  <]ui,  dès  le  début,  prépare  le  dénoue- 
ment. La  nature  est  plus  diverse,  plus  multiple;  l'art  a  juste- 
ment pour  office  de  se  l'assujettir,  d'en  éliminer  tout  ce  qui 
manque  de  caractère,  tout  ce  qui  pourrait  nuire  à  l'unité  d'in- 
térêt, tout  ce  qui  ne  rentre  pas  dans  l'unité  d'action, 

Mérimée  est  un  réaliste,  mais  au  sens  classique.  Ne  disons 
même  pas  qu'il  se  rapproche  des  romantiques  par  la  recherche 
de  la  couleur  locale.  Sans  doute  nous  retrouvons  chez  lui  le 
goût  d'exotisme  que  Bernardin  et  Chateaubriand  avaient  intro- 
duit d;ins  noti'<'  littérature.  Il  se  fait  tour  à  tour  espagnol  et  mor- 
laque;  il  va  de  Corse  en  Bohême,  de  Suède  en  Lithuanie.  «  Vers 
l'an  d<'  grâce  1827,  écrit-il,  nous  disions  aux  classiques  :  point 
de  salut  sans  la  couleur  locale.  »  Mais,  dans  Coloniha,  quand  le 
terme  se  trouve  encore  sous  sa  jdume  :  «  Expli(|ue  qui  voudra 
le  sens  du  mot,  <|ue  je  comprenais  fort  bien  il  y  a  quelques 
années  et  que  je  n'entends  plus  aujoui'd'hui.  »  Même  avant  (ju'il 
tournât  en  moquerie  cette  couleur  locale  si  chère  à  ses  contem- 


LE  ROMAN  REALISTE  453 

porains,  ce  qui  nous  frappe  chez  lui,  c'est  une  mesure,  une 
réserve  des  moins  romantiques.  Dès  la  Chronique  de  Charles  IX, 
il  raille  (chap.  vni)  les  imitateurs  de  AValter  Scott,  leur  stérile 
abomlauce  et  leurs  bigarrures.  Lui-même  eut  toujours  horreur 
du  clinquant.  Loin  de  multiplier  les  descriptions  ou  les  tableaux, 
son  exotisme  discret  lui  prête  tout  juste  de  (juoi  localiser 
l'action  et  expliquer  les  caractères.  S'il  nous  transporte  en  des 
pays  peu  connus,  parfois  étranges,  ce  n'est  certes  pas  pour  nous 
éblouir  par  le  luxe  des  décors. 

Pourquoi  est-ce  donc?  C'est  d'abord  qu'il  «  aime  à  voir  d'au- 
tres mœurs,  d'autres  figures  ».  {Lettres  à  r Inconnue,  I,  1.)  Cu- 
riosité  d'artiste,  tout   simplement.   Mais  c'est  peut-être  aussi, 
on  l'a  remarqué,  pour  être  plus  sur  de  s'effacer,  de  s'abstraire, 
de  ne  rien  livrer  de  soi-même,  comme  cela  lui  arrive  une  ou 
deux   fois,    dans    la    Double    méprise,    dans    le    Vase    étrusque, 
lorsqu'il  a  emprunté  son  cadre  à  la  réalité  ambiante.  Et  c'est 
encore  et  surtout  parce  que  les  sujets  exotiques  lui  fournissent 
des  personnages  originaux,  vigoureusement  tranchés.  S'il  reste 
en   France,  il   remonte,   comme   dans   la   Chrojiique,  jusqu'au 
xvf  siècle,  oii  les  mœurs  sont  plus  âpres  et  les  passions  plus 
fortes.  Mais,  d'ordinaire,  il  met  la  scène  de  ses  récits  en  des 
contrées  primitives  dont  la  civilisation  moderne  n'a  pas  encore 
effacé  le  caractère.  C'est,  dans  Colomba,  la  Corse;  A^ns  Carmen, 
l'Espagne;  dans  Tamango,  la  cote  d'Afrique,  etc.  Là,  il  trouve 
des  natures  frustes  et  franches,,  peu  complexes,  qui  n'ont  guère 
de  replis,  mais  dont  le  relief  s'accuse  avec  une  netteté  significa- 
tive. Comme  Stendhal,  il  glorifie  l'énergie  individuelle.  «  L'éner- 
gie, dit-il,  même  dans  les  mauvaises  passions,  excite  toujours 
en  nous  Tétonnement  et  une  espèce  d'admiration  »  (  Vénus  cVIlle). 
Aussi  ses  personnages  favoris  sont-ils  des  brigands,  des  négriers, 
quelquefois  des  monstres,  et  la  plupart  de  ses  histoires  ont-elles 
un  caractère  de  sauvagerie    ou  même   de  férocité.  Il   lui   faut 
des   actions   violentes,  des   types   fortement  accusés.   Et  c'est 
pourquoi  son  réalisme,  au  lieu  de  prendre  des  sujets  autour  de 
soi,  cherche  presque  toujours  des  milieux  plus  propices  à  cette 
manifestation  de  l'énergie,  qu'il  admire,  même  brutale  et  cri- 
minelle. 

Réaliste  dans  l'exotisme,  il  l'est  jusque  dans  le  merveilleux. 


4:; 4  i.K  no  M  AN 

IMiisiriirs  tit'  SCS  nouvelles  somlilciil  iriiii  «  occullistc  »  ou  d'un 
niystilicatour.  Nous  savons  (|u"il  aimait  les  histoires  île  reve- 
nants, (ju'il  out  (le  lionne  heure  le  poùl  de  la  mairie  (Corresp. 
iiird.,  |i.  [)")).  .loii^nez-y  son  aversion  de  la  platitude;  peut-être 
en((»i'e  un  malin  jdaisir  à  se  moi|uer  du  lecteur.  On  doit  s'ex[»li- 
(piei-  |)ar  là  le  choix  de  cci'tains  suj(ds  ton!  extraordinaires, 
connue  |>our  J.okis,  par  exemple,  et  la  Vénus  (Ville.  En  tout  cas 
ces  histoires  elles-mC'mes  sont  celles  où  il  marque  le  mieux  son 
souci  du  vrai.  Les  moindres  particularités  sont  naturelles  dans 
ces  aventures  hizarres,  et  l'étranfie  a  l'aspect  de  la  réalité  la  plus 
commune.  «  Un  gros  mensonjie,  a-t-il  dit,  a  hcsoin  d'un  détail 
hien  circonstancié,  moyennant  quoi  il  passe.  »  Peut-être  un  seul 
détail  ne  sul'(it-il  pas.  Et  ce  qui  donne  à  ses  histoires  merveil- 
leuses une  vraisemhlance  parfaite,  c'est  que  tous  les  traits  (jui 
nous  suggèrent  une  explication  surnaturelle  u'ctnt  lien  en  eux- 
mêmes  que  d'ordinaire,  voire  d'insignifiant. 

Comme  Taine  le  dit,  Mérimée  a,  dans  notre  littérature,  une 
place  haute  mais  étroite.  Etroite  parce  qu'il  s'est  défié  de  soi, 
jiarce  qu'il  a  mis  un  soin  jaloux  à  réprimer  son  imagination  et 
à  contenir  sa  sympathie.  Haute,  parce  que,  dans  le  genre  exigu 
et  sévère  oii  lui  même  voulut  se  restreindre,  il  atteint  la  perfec- 
tion. Une  perfection  Lien  stricte,  à  vrai  dire,  parfois  un  peu 
ilure  et  froide.  Je  trouve  dans  sa  «  manière  »,  car  il  en  a  une, 
qu«d(|ue  chose  de  voulu,  sinon  de  forcé.  Tel  est  chez  Mérimée 
le  caractère  de  la  composition,  tel  est  aussi  celui  du  style  même. 
On  l'a  plus  d'une  fois  comparé  comme  écrivain  à  Voltaire.  Oh! 
([ue  non  pas!  Il  avait  heau  se  défendre  de  hien  écrire,  viser  au 
simple,  à  l'uni,  au  naturel.  Il  y  vise,  et  cela  se  voit.  Son  naturel 
est  le  triomphe  de  l'art.  Aussi  hien  il  reste  sans  contredit,  dans 
un  siècl(>  extraordinairement  fécond  en  romanciers  de  tout 
genre,  l'un  des  plus  originaux,  sinon  des  plus  divers  ou  des  plus 
puissants.  Mais  si  la  |irimaulé  dans  une  [tetite  ville  semhle  plus 
enviahle  que  le  second  rang  à  Home,  appelons-le  le  premier  de 
nos  nouvellistes.  Beaucoup  de  ses  nouvelles  méritent  le  nom 
de  chefs-d'œuvre.  Considérées  comme  telles  dès  leur  apparition, 
(dies  n  ont  pas  a  craindre  les  revirements  du  goût.  Ce  sont  de 
petites  œuvres,  mais  vraiment  classiques,  où  notre  race  admi- 
rera toujours  des  qualités  héréditaires,  la  précision,  la  justesse. 


Ll']   ROMAN   REALISTE  455 

la  suite,  la  mesure,  une  rectitude  qui  n'exclut  pas  la  prràce,  une 
éléi^ance  qui  n'accuse  la  force  qu'en  la  dissimulant. 

Balzac.  —  L'homme.  —  Balzac  naquit  à  Tours  en  1199 
d'une  mère  parisienne  et  d'un  père  languedocien.  Sa  première 
enfance  se  signala  par  le  goût  de  la  lecture.  Au  collège  des  ora- 
toriens  de  Vendôme,  où  il  passa  sept  années,  ses  maîti-es  ne 
virent  en  lui  qu'un  écolier  paresseux,  endormi  dans  une  sorte 
d'hébétude.  L'intelligence  de  l'enfant  ne  restait  pourtant  pas 
inactive.  Il  dévorait  toute  sorte  de  livres  avec  une  curiosité  pas- 
sionnée; au  point  que,  le  cerveau  surexcité  par  des  lectures 
supérieures  à  son  âge,  il  finit  par  tomber  malade.  Revenu  chez 
lui,  il  fut  quelque  temps  élève  au  collège  de  Tours,  et,  en  1814, 
suivit  ses  parents  à  Paris.  Là,  ses  classes  une  fois  finies,  il  entra 
dans  l'étude  d'un  notaire,  puis  dans  celle  d'un  avoué.  Dirons- 
nous  que  son  humeur  répugnait  à  la  chicane?  C'est  du  moins 
pendant  cette  espèce  de  stage  qu'il  se  familiarisa  avec  les  secrets 
de  la  procédure,  à  laquelle  plusieurs  de  ses  romans  devaient 
faire  une  si  grande  place,  et,  plus  généralement,  qu'il  acquit, 
outre  l'habitude  des  «  afîaires  »,  l'iutelligence  de  leur  rôle  dans 
les  histoires  de  la  vie  réelle.  Mais,  depuis  longtemps,  la  «  litté- 
rature »  l'attirait.  A  vingt  ans,  il  obtient  l'autorisation  de  suivre 
ses  goûts,  et  va  s'installer  dans  une  misérable  chambre,  rue 
Lesdiguières.  M.  Balzac,  qui  ne  croit  guère  au  succès  de  son 
fils,  lui  fait  une  pension  tout  juste  suffisante  pour  l'empêcher 
de  mourir  de  faim.  11  est  d'ailleurs  entendu  que  le  jeune  homme 
n'a  qu'un  an  devant  lui  :  l'an  écoulé,  ou  bien  il  renoncera  aux 
lettres,  s'il  n'a  pas  réussi,  ou  bien  il  se  contentera  de  ses  propres 
ressources. 

Balzac  s'essaie  d'abord  au  théâtre.  Il  fait  une  tragédie  en 
cinq  actes,  Cromwell,  qui,  lue  devant  ses  parents  et  les  amis  de 
la  famille,  est  unanimement  jugée  très  médiocre.  On  veut,  dès 
lors,  le  détourner  de  ses  projets.  Mais  il  s'obstine,  et,  réduit  à 
lui-même,  entreprend,  pour  gagner  sa  vie  en  attendant  mieux, 
une  série  de  romans  fort  peu  littéraires,  sur  la  valeur  desquels 
il  ne  se  fait  aucune  illusion.  De  1820  jusqu'en  1829,  Balzac  ne 
publie  pas  moins  d'une  quarantaine  de  volumes.  Il  les  appelle 
quelque  part  des  études,  mais  ils  ne  méritent  même  pas  ce  nom; 
à  peine  si,  de  loin  en  loin,  on  y  trouve  une  scène   de   réalité 


456  LK   lUi.MAX 

familièiv  (|ui  fait  ((Uitraslc  avec  tant  iliiivciilions  plus  ou  moins 
bizarres. 

Ccpontlaiit  la  l'oitunc  ne  lui  vciiail  point.  Tout  en  travail- 
lant pour  les  libraires,  ijui  lui  |iayaient  chacun  de  ses  livres 
<|uel(|U(>s  centaines  de  francs,  il  se  résout  à  tenter  un  moyen 
plus  rapide  de  conquérir  son  indépendance.  En  1825,  il  achète 
une  imprimerie  et  entrejuend  do  |>ublier  à  bon  marché  des  édi- 
tions de  nos  classiques.  C'est  d'abord  Molière,  en  un  seul 
volume,  puis  La  Fontaine.  Mais  l'opération  Jie  réussit  pas.  Deux 
ans  après  il  en  est  réduit  à  vendre  son  imprimerie,  et,  (juand 
sa  situai  ion  a  été  «  liquidée  »,  il  reste  avec  cent  vinii;t-cinq 
mille  francs  de  passif.  Couraj^eusement,  il  se  remet  au  travail. 
C'est  à  cette  époque  surtout  que  Balzac  connaît  la  gêne.  «  Tu 
sais,  écrii-il  vingt  ans  plus  taid  à  sa  sœur,  quels  moyens  j'em- 
ployais |)0ur  vivre  à  bon  marché...  En  me  contentant  du  strict 
nécessaire,  je  pouvais  restreindre  toutes  mes  dépenses  à  un 
franc  par  jour.  »  Les  premiers  livres  qu'il  publia  sous  son  nom 
eurent  du  succès.  Les  Chouans  d'abord  (1829),  puis  la  Pliysioloyie 
du  mariage.  Dès  la  Peau  de  cluif/rtii,  il  est  célèbre.  En  vingt  ans 
paraît  la  Comédie  humaine  fout  entière.  Son  ti'avail  et  ses  dettes, 
Dalzac  n'a  pas  d'autre  histoire. 

Si  la  désastreuse  tentative  qu'il  avait  faite  d'une  imprimerie 
populaire  le  munit  au  moins  de  documents  dont  il  sut  plus  tard 
se  servir,  la  préoccupation  continuelle  des  dettes  par  lesquelles 
cette  tentative  se  solda  explique  aussi  dans  une  certaine  mesure 
l'importance  capitale  que  tant  de  ses  romans  attribuent  à  la 
question  d'argent.  Ajoutons  que  de  longues  années  de  misère 
profitèrent  à  son  expérience  en  lui  faisant  connaître  par  soi- 
même  ces  dessous  de  la  vie  parisienne  qu'il  a  rendus  dans  leur 
saisissante  réalité.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  il  ne  cessa  de  se 
débattre  contre  les  créanciers  et  les  usuriers.  Son  travail  jtour- 
taiit  lui  lapiiorte  beaucoup.  Mais  il  dépense  encore  plus.  «  J'ai 
mangé  deux  melons,  écrit-il  à  sa  sœur  en  1819;  il  faudra  les 
payer  à  force  de  noix  et  de  pain  sec.  »  Quand  la  célébrité  fut 
venue,  et,  avec  la  célébrité,  l'argent,  Balzac  fit  parfois  des  éco- 
nomies sur  le  nécessaire,  mais  il  n'en  tit  jamais  sur  le  superflu. 
Il  avait  naturellement  le  g-oùt  du  luxe  et  surtout  la  passion  dis- 
pendieuse des  objets  d'art,  bijoux,  tapisseries,  vieux  meubles, 


LE   ROMAN   IIÉALISTK  457 

porcelaines,  que  ses  livres  décrivent  si  amoureusement.  Ce 
bric-à-brac  lui  coûtait  fort  cher.  Joignons  à  cela  la  manie  des 
spéculations,  et  nous  nous  expliquerons  que  toute  son  exis- 
tence ait  été  prise  par  la  dette.  D'ailleurs  il  s'imaginait  toujours 
que  le  lendemain  lui  appoiterait  la  richesse.  Dans  trois  mois, 
six  au  plus,  «  il  roulerait  sur  l'or  ».  Le  fait  est  qu'il  ne  sortit 
jamais  de  la  gêne.  A  la  veille  de  se  marier,  il  parle  de  louer  une 
mansarde  si  quelque  incident  survient  qui  empêche  ce  mariage, 
et  de  reprendre  à  cinquante  ans,  lui,  l'auteur  de  la  Comédie 
humaine,  sa  vie  misérable  des  premiers  débuts.  Aussitôt  tiré 
d'affaire,  il  meurt  (1830),  dévoré  [)ar  le  travail. 

Depuis  Les  Chouans,  la  première  des  études  qu'il  devait  faire 
entrer  dans  sa  Comédie,  Balzac  n'a  pas  eu  un  instant  de  relâche. 
Il  passe  les  nuits  à  la  besogne  et  ne  se  soutient  que  par  l'abus 
du  café.  «  Tu  me  demandes  de  te  donner  des  détails;  mais,  ma 
pauvre  mère,  tu  ne  sais  donc  pas  encore  comment  je  vis?  Songe 
donc  que  j'ai  trois  cents  pages  de  manuscrit  à  faire,  à  penser, 
à  écrire  pour  la  Bataille,  que  j'ai  cent  pages  à  ajouter  aux  Con- 
versations,  et  qu'à  dix  pages  par  jour,  cela  fait  trois  mois,  et,  à 
vingt,  quarante-cinq  jours,  et  qu'il  est  phi/siquement  impossible 
d'en  écrire  plus  de  vingt,  et  que  je  ne  demande  que  quarante 
jours,  et  que,  pendant  ces  quarante  jours,  j'aurai  les  épreuves 
de  Gosselin  »  (lettre  de  juillet  1832).  —  «  Je  ne  dors  plus  que 
cinq  heures  ;  de  minuit  à  midi,  je  travaille  à  mes  compositions, 
et,  de  midi  à  quatre  heures  et. demie,  je  corrige  mes  épreuves  » 
(lettre  à  M™'  Z.  Carraud,  de  décembre  1833).  —  «  Du  travail, 
toujours  du  travail!  Je  ne  sais  si  jamais  cerveau,  plume  et  main 
auront  fait  un  pareil  tour  de  force  à  l'aide  d'une  bouteille 
d'encre  »  (lettre  à  M"''  Hanska,  d'août  1833).  11  écrit  le  Médecin 
de  campa fj ne  en  soixante-douze  heures  de  labeur  ininterrompu; 
puis,  corrigeant  les  épreuves,  il  «  y  enterre  soixante  nuits  ». 
En  faisant  César  Birotteau,  il  reste  vingt-cinq  jours  de  suite 
sans  dormir.  Et  ce  travail  obstiné,  surhumain,  dure  sans  trêve 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  «  J'ai  à  peine  le  temps  de  suffire  au 
plus  pressé,  écrit-il  en  mai  1846;  il  va  falloir  travailler  dix- 
huit  heures  par  jour  »  (lettre  à  sa  sœur).  Parfois  la  fatigue 
survient,  des  maux  d'estomac,  des  migraines,  des  courbatures  : 
alors,  le  voilà  bien  forcé  d'interrompre,  ou,  tout  au  moins,  de 


158  LK   UiiMAN 

lalfiilir;  mais  à  |i(mii(>  se  sciil-il  iiiiciix  (|iril  rccoiniiu'nce  de  plus 
Itcllc.  On  s'c\|)li(ni('  ce  (juil  \  ;i  «le  liàlil"  cl  (relïervesccnt  dans 
la  (lomt'ilii'  liimiaiiic,  niomiinoiil  j:iizaiites(jiie,  mais  imparfait, 
ciiclicvrliv',  liisf(»i-ini,  (l'uvrc  (11111  cerveau  toujours  suirliaulïe, 
<pii  <<tnr(iit  en  [deine  lièvre,  (jiii  exécute  avec  une  imj)atience 
ln''|iiil;iiil('. 

Ce  (|ui  soutient  Balzac  dans  cette  épuisante  production,  c'est 
d'altord  sa  vigueur  physique.  La  fécondité  du  génie  ne  saurait 
y  suflirc:  il  i.illait  encore  une  conslitution  d'athlète.  Ses  por- 
Ir.iils  m»iis  le  reprt'senleiil  solide  el  Irapu,  avec  une  charpente 
massive,  des  épaules  larges,  un  cou  puissant.  Tout  en  lui  respire 
la  vigueur.  «  (Vêlait,  disait  (^liampncury,  un  sanglier  joyeux.  » 
Sa  gaîté,  (jiii  ne  rahandonna  pas  dans  les  tracas  et  les  soucis  de 
chaque  jour,  a  quehjue  chose  de  jdantureux  et  de  vulgaire.  Il 
est  Jitvi.il.  cordial,  trivial.  Il  jil  le  premiei',  à  pleine  gorge,  de 
ses  plaisanteries  éj)aisses.  Aucune  malice  chez  ce  géant.  Il  est 
foncièrement  bon;  il  a  même  des  tendresses  qu'on  n'attendrait 
guère  d'une  aussi  forte  nature.  Sa  Correspondance  intime  nous 
révèle  un  cœur  généreux,  chaud,  expansif;  ni  l'expérience  des 
hommes,  ni  les  difficultés  et  les  rancœurs  de  la  vie  littéraire 
ne  purent  jamais  l'aigrir.  Ce  qui  domine  chez  Balzac  c'est  une 
vaillance  robuste  et  allègre.  Protégé  d'ailleurs  contre  toute  vel- 
h'-ih'-  de  di'coiiragement  j)ar  sa  foi  on  lui-même,  il  se  voit,  dès 
le  début,  glorieux  et  riche.  11  a  épuisé  d'avance,  pour  qualifier 
son  œuvre,  tout  le  vocabulaire  de  l'admiration.  Lui-même  traite 
de  profond,  de  sublime,  de  gigantesque,  le  livre  qu'il  vient  de 
publier,  et,  déjà,  celui  qu'il  médite.  Non  content  de  se  ranger 
parmi  les  «  iiian'-cbanx  de  la  lilt(''rature  »,  c'est  à  la  gloire  de 
Napoléon  (juil  |trêtend  mesurer  sa  gloire.  Il  a  chez  lui  une 
statuette  del'Lmpereur  avec  cette  inscription  tracée  de  sa  main  : 
«  Ce  qnil  n'a   pu  accomplir  par  l'épée,  je  l'accomplirai  par  la 

phi ".  Aussi   bien   la  vaiitai'dise  de  Balzac  est   exempte  de 

toute  morgue.  Elle  fait  sourire,  mais  ne  dé|daît  pas.  On  en 
préfère  le  naïf  étala^^e  aux  réticences  de  la  fausse  modestie. 
Nous  y  reconnaissons  d'ailleurs  cette  exubérance  naturelle,  cette 
richesse  de  sève,  celte  fougue  de  lempéiament,  qui,  s'il  manqua 
de  goùf,  de  tact,  de  pudeur,  en  tirent  le  |)lus  fécond  et  le  plus 
puissant  de  nos  rrunanciers. 


LK    liiiMAN    lîÉALISTK  459 

Son  idéalisme.  —  Tout  réaliste  que  soit  lîalzac,  reconnais- 
sons d'abord  ce  qu'il  y  a  en  lui  d'iniasinatif,  de  ronianfiqiie  et 
presque  de  visionnaire.  Pour  être,  comme  on  dit,  un  homme 
d'affaires.  Balzac  n'en  manque  pas  moins  de  sens  pratique. 
Toujours  préoccupé  de  faire  fortune,  les  projets  les  plus  baro- 
ques germent  dans  sa  cervelle.  Tantôt  il  va  en  Sardaisrne  afin 
d'y  recueillir  les  scories  des  mines  jadis  exploitées  par  les 
Romains,  tantôt  il  se  met  en  tète  de  construire  d'immenses 
serres  afin  d'y  cultiver  l'ananas.  Perpétuellement  traijué  par 
ses  créanciers,  il  compte  sur  un  heureux  hasard  pour  devenir 
millionnaire.  Un  soir,  place  du  Chàteau-d'Eau,  il  attend  ce 
hasard  deux  heures  de  suite.  Certains  jours,  on  ne  peut  frapper 
à  sa  porte  sans  qu'il  tressaille  :  c'est  sans  doute  le  banquier 
dont  il  rêve,  le  Mécène  qui  doit  lui  apporter  la  richesse  et 
l'indépendance.  A  défaut  de  ce  généreux  ami  des  lettres,  il  fonde 
une  association  en  vue  d'exhumer  le  trésor  que  Toussaint-Lou- 
verture  a  enfoui  près  du  Morne  de  la  Pointe-à-Pitre. 

Balzac  a  l'imagination  tournée  vers  l'extraordinaire.  Sa 
Comédie  humaine  abonde  en  aventures  incroyables  et  en  per- 
sonnages fabuleux.  Eugène  Sue  et  Fréiléric  Soulié  n'ont  jamais 
rien  inventé  de  plus  romanesque,  de  plus  saugrenu.  Dans  ses 
romans  les  mieux  observés  éclate  parfois  un  coup  de  théâtre 
inattendu,  une  }>éripétie  bizarre  qui  nous  déconcerte,  qui,  brus- 
quement, nous  transporte  du  monde  réel  en  pleine  fiction.  C'est 
Philippe  Bridau  devenant  duc  et  pair;  c'est  la  Femme  de  trente 
ans  se  terminant  sur  des  scènes  de  mélodrame.  A  vrai  dire,  ces 
choses-là  peuvent  arriver,  elles  arrivent  dans  la  vie,  et  Balzac 
veut  représenter  la  vie  complète.  Devons-nous  croire  que  l'amour 
du  vrai  l'entraîne  jusque  dans  l'invraisemblable?  Il  y  a  aussi 
chez  lui  une  prédilection  secrète  pour  tout  ce  qui  est  étrang-e 
et  merveilleux.  Joignons-y  une  sorte  de  mysticisme  où  la  naïveté 
se  mêle  h  l'artifice.  La  tète  de  Balzac  est  pleine  de  superstitions 
comme  de  rêves.  11  tombe  parfois  dans  la  niaiserie  pure.  Voici 
ce  qu'il  écrit  à  sa  mère  :  «  Maintenant  tu  trouveras  ci-joints 
deux  morceaux  de  flanelle  que  j'ai  portés  sur  l'estomac,  et  avec 
lesquels  tu  iras  chez  M.  Chapelain.  Commence  par  soumettre  à 
l'examen  le  morceau  N"  1.  Fais  demander  la  cause  et  le  traite- 
ment à   suivre    »,   etc.,    etc.  Il   ajoute    cette    recommandation 


4f.O  LK   UKMA.N 

rx|iresse  :  «  Aio  bien  soin  de  [u'cikIic  I.i  ll.inelle  avec  des  papiers 
pour  Ile  p.is  all/'itT  les  cniuves.  »  (Genève,  46  octobre,  4842.) 
n.il/.ac  se  donne  volontiers  ponr  nn  savant;  mais  sa  science  est 
l)i('n  sonviMil  nne  sorte  de  thaunuilurgie.  Au  monde  véritable  ce 
grand  réalisie  en  superpose  un  autre,  tout  imaginaire  et  surna- 
turel. l)is<i|de  de  Cabanis,  il  est  nn  adepte  de  Swedenborg. 

On  peut  dir(^  que  Taulenr  de  la  Comédie  humaine  a  vécu  dans 
une  hallncinalion  perpétuelle.  Obsédé  par  son  œuvre,  il  en  arrive 
à  ne  plus  distiuiiuer  ce  qu'il  invente  de  ce  qu'il  voit.  Le  sang 
Ini  monte  à  la  tète.  Dans  la  fièvre  du  travail,  il  liiiil  par  perdre 
la  notion  des  choses  réelles;  il  ne  reconnaît  pas,  a()rès douze  ou 
quatorze  heures  de  labeur,  d'un  labeur  continu,  forcené,  incan- 
descent, les  rues  de  son  quartier  qui  Ini  sont  les  plus  familières. 
Il  a  le  vertige  de  sa  propre  imagination.  La  réalité,  pour  lui,  ce 
sont  les  événements  et  les  personnages  du  monde  (pfa  créé  son 
cerveau.  Qni  dit  réaliste,  dit,  par  là  même,  observateur  :  luais 
il  n'est  j)as  douteux  que  l'intuition,  dans  les  romans  de  Balzac, 
ne  tienne  une  place  considérable.  Songeons  que  sa  vie  presque 
tout  entière  a  été  absorbée  par  un  travail  ininterrompu.  C'est 
surtout  [tendant  sa  jeunesse  qu'il  recueille  les  matériaux  de  la 
Comédie  humaine.  La  plupart  du  temps,  il  travaille  sur  des  sou- 
venirs :  l'observation,  déjà  ancienne,  a  été  modifiée  par  un  long 
séjour  dans  son  esprit.  Laissons  de  coté  certains  personnages 
qui  ont  été  faits  «  de  chic  »,  lady  Dudley  par  exemple  ou  Albert 
Savarus,  ou  même  certains  autres,  tels  que  Vautrin,  chez  lesquels 
il  n'y  a  rien  de  réel.  Pour  les  grandes  figures  (pi'il  met  en  scène, 
son  procédé  est  manifestement  intuitif.  Gomme  tous  les  grands 
créateurs,  il  regarde  en  soi-même.  Les  «  héros  »  de  Balzac  n'ont 
jamais  eu  de  modèles;  il  les  tire  de  son  imagination.  Ce  n'est  pas 
lui  qui  imita  la  vie;  on  dirait  plus  justement  que  la  vie  l'imita  : 
combien  de  ses  personnages  devinrent  eux-mêmes  des  modèles, 
d'après  lesquels  se  façonnèrent  les  «  snobs  »  contemporains! 

Le  réalisme,  assurément,  ne  saurait  être  une  reproduction 
exacte  de  la  nature.  Toute  œuvre  d'art,  si  réaliste  qu'elle 
veuille  être,  comporte  forcément  deux  procédés  incompatibles 
avrc  un  décalque,  l'abstraction  et  l'idéalisation.  Mais  ce  qu'il 
faut  remanpier  ici,  c'est  qu'aucun  romantique  n'a  pratiqué  plus 
hardinieiit  liin  ou  l'autre.  De  là  celte  logique  de  ses  romans. 


LE   UOMAX   HKALISTE  461 

sinon  dans  l'action,  qui  manque  souvent  de  teneur,  tout  au 
moins  dans  le  développement  des  caractères.  La  réalité  ne  fut 
jamais  aussi  simple,  ne  procéda  jamais  avec  une  aussi  parfaite 
rectitude.  Nous  trouvons  chez  lui  maints  [tersonnages  qui  sont 
des  types  jdutiM  (jue  des  individus.  Ils  oui  quel(|ue  chose  de 
général,  de  i;énéri(|ue.  Ainsi  Fourchon  symbolise  le  pavsan,  tel 
que  se  le  représente  Balzac  ;  M""  de  Bargeton,  la  femme  de  pro- 
vince («  en  province,  dit-il  lui-même,  il  n'y  a  qu'une  femme  »); 
César  Birotteau  enfin,  l'auteur  a  pris  soin  de  nous  avertir,  toute 
une  catégorie  de  bourgeois,  «  tout  un  peuple  de  douleurs  ».  Et, 
d'autre  part,  il  y  a  dans  la  Comédie  humaine  beaucoup  de  ces 
personnages  que  l'on  a  qualifiés  (ïexcessifs.  Les  personnages 
typiques  ne  sont  pas  réels,  pour  cette  raison  qu'il  n'y  a  de  vrai- 
ment réel  que  l'individu;  quant  aux  personnages  excessifs,  ils 
ne  le  sont  pas  daA'antage.  pour  cette  raison,  presque  contraire, 
que  leur  individualité  s'exagère,  s'amplifie,  prend  des  propor- 
tions insolites  ou  même  fantastiques.  Si,  à  côté  des  hommes 
moyens,  semblables  aux  autres  et  que  ne  distingue  aucun  trait 
bien  particulier,  la  nature  en  crée  aussi  d'extraordinaires  et  de 
monstrueux,  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  le  domaine  du 
réalisme  est  la  médiocrité  coutumière. 

Nous  avons  dit  que  les  héros  de  George  Sand  tournent  au 
type.  Nous  pourrions  le  dire  aussi  bien  des  héros  de  Balzac. 
Souvent  son  imagination  l'emporte  au  delà  de  cette  vérité 
moyenne  que  le  réalisme  a  pour  objet  de  reproduire  et  que 
l'esthétique  réaliste  ne  permet  pas  d'excéder.  C'est  un  défaut 
quand  il  s'agit  de  personnages  qui  n'ont  pas  eux-mêmes  assez 
d'étoffe  :  Birotteau,  peut-être,  qui,  présenté  dans  toute  la  pre- 
mière partie  du  roman  comme  un  niais  et  un  vaniteux,  devient, 
dans  la  seconde,  une  espèce  de  «  Christ  »  ;  la  cousine  Bette, 
qui,  simple  et  fruste  au  début,  se  transfigure  sur  la  fin  en  un 
monstre  de  méchanceté  et  de  perfidie  ;  surtout  l'abbé  Troubert, 
dans  lequel  nous  ne  voyons  d'abord  qu'un  intrigant  d'assez 
mince  envergure,  et  dont  l'auteur  fait,  au  cours  de  l'histoire,  en 
le  poussant  de  plus  en  plus  à  l'exagération,  quelque  chose 
comme  un  nouveau  Sixte-Quint.  Il  en  est  chez  Balzac  des 
acteurs  comme  de  l'intrigue.  Sa  vision  grossissante  déforme  la 
réalité.  Ce  qui  lui  manque,  c'est  le  sens  de  la  mesure. 


462  LH    ROMAN 

A  (li'-raul  (le  incsurc.  il  a  la  |missaii('o.  Son  iiriiie  excelle  dans 
la  iieiiitiire  (les  personnages  (jui  résument  en  eux  tout  un  groupe 
social,  e(  surtout  dans  celle  des  personnages  <|ui  symbolisent 
une  |iassion.  Voici  le  père  Goriot.  La  vie  du  ljonliomm(;  (;st  tout 
entière  dans  ses  tilles.  Au  regard  de  ses  filles,  il  n'y  a  pour  lui 
ni  religion,  ni  morale,  ni  convenances  sociales.  Le  hien,  c'est 
ce  qui  leur  l'ait  plaisir;  le  mal,  c'est  ce  qui  leur  causera  (juelque 
chagrin.  Hastignac  plaît  à  Delphine;  le  vieillard  ne  demanderait 
pas  mieux  (jue  de  «  cirer  ses  hottes  »  ;  il  l'encourage,  le  con- 
seille, lui  sert  d'entremetteur.  Abandonné,  sur  le  lit  de  mort, 
par  celles  dont  il  a  fait  sa  [»ensée  unique,  auxquelles  il  s'est 
tout  entier  sacrifié,  le  père  Goriot  n'en  marque  aucune  surprise. 
«  Je  le  savais,  dit-il;  elles  ont  des  afTiiires...  elles  dorment.  » 
Puis,  croyant  les  voir  près  de  lui,  il  meurt  avec  béatitude,  le 
nom  de  ses  «  anges  »  sur  les  lèvres.  —  Grandet  n'aime  pas 
moins  son  or  que  Goriot  ses  filles.  C'est  une  passion  jalouse 
et  farouche,  mais  aussi  une  sorte  de  tendresse  lanuoui-euse. 
«  Allons,  va  le  chercher,  le  mignon...  »  11  a  un  frère  qui  se  tue; 
en  voyant  pleurer  son  neveu  :  «  (]e  jeune  homme,  dit-il,  n'est 
bon  à  rien;  les  morts  l'occupent  plus  que  l'argent.  »  11  dé[»ouille 
Eugénie  de  l'héritage  qui  lui  revient;  lorsqu'elle  si^ne  l'acte  de 
renonciation,  la  joie  le  prend  à  la  gorge,  il  jtàlit,  il  chancelle, 
puis,  serrant  la  jeune  fille  dans  ses  bras,  il  jette  ces  paroles 
incohérentes  :  «  Va,  mon  enfant,  tu  donnes  la  vie  à  ton  père. 
Voilà  comme  doivent  se  faire  les  aflaires,  je  te  bénis.'  Tu  es  une 
véritable  tille  qui  aime  bien  son  papa.  »  Devenu  impotent,  il 
passe  des  heures  à  regarder  ses  trésors,  l'œil  fixe,  dans  une 
muette  extase.  Comme  le  dernier  geste  du  père  Goriot  est  pour 
caresser  les  cheveux  de  ses  filles,  Grandet  meurt  en  étendant 
le  bras  pour  saisir,  d'un  suprême  effort,  le  crucifix  de  vermeil 
que  lui  présente  le  prêtre.  —  Balthasar  Claës,  une  sorte  d'illu- 
miné, s'absorbe  dans  sa  recherche  de  l'  «  absolu  »,  oubliant 
tout  ce  qui  l'entoure,  sa  femme  et  ses  filles.  Ap|)elé  par  M'""  Claës 
mourante,  c'est  à  peine  si  ses  expériences  lui  laissent  le  temps 
d'arriver  avant  qu'elle  ait  rendu  le  dernier  soupir.  «  Tu  allais 
sans  doute  décomposer  l'azote  »,  dit-elle  avec  une  douceur 
d'ange.  «  ("est  fait  »,  répond  lialthasar  d'un  air  joyeux.  Et  il 
se  met  à  ex])liquer  la  chose  (piand  des  murmures,  que  les  assis- 


LE   ROMAN    HKALISTE  463 

tants  ne  peuvent  retenir,  le  font  rentrer  en  soi-même.  Sa  femme 
une  fois  morte,  il  a  maintenant  affaire  à  sa  fille.  Un  jour  que 
Maraueriie  va  cacher  un  sac  d'or,  laissé  par  M'""  Clacs  comme 
une  ressource  suiuvnie  pour  sauver  la  faïuillc  do  rindiî.,''encc 
ou  du  déshonneur,  elle  aperçoit,  à  la  porte  de  la  salle,  son  père 
qui  la  regarde  «  avec  une  elTrayante  expression  d'avidité  ».  — 
«  Marguerite,  il  me  faut  cet  or.  —  S'il  ne  s'agissait  que  de  mon 
sang,  s'écrie-t-elle,  je  vous  le  rendrais;  mais  puis-je  laisser 
égorger  par  la  science  mes  frères  et  ma  sœur?  non!  »  Alors 
Balthasar  :  «  Ma  fille  se  met  entre  la  gloire  et  moi!...  Sois  mau- 
dite! Tu  n'es  ni  fille  ni  femme,  tu  n'as  pas  de  cœur!  tu  ne  seras 
ni  une  mère  ni  une  épouse!  »  Puis  :  «  Laisse-moi  prendre!  dis, 
ma  chère  petite,  mon  enfant  chérie!  je  t'adorerai  »,  fait-il,  en 
avançant  la  main  sur  l'or  par  un  mouvement  d'atroce  énergie. 
Et,  comme  Marguerite  atteste  Dieu  :  «  Bien;  essaye  de  vivre 
couverte  du  sang  de  ton  père  !  » 

Dans  tous  ces  personnages,  l'homme  se  réduit  à  une  passion 
unique.  L'amour  de  la  science  étouffe  chez  Balthasar  Claës  tout 
autre  sentiment.  Grandet  ne  dit  pas  une  seule  parole,  ne  fait 
pas  un  seul  geste  qui  ne  manifeste  son  avarice.  Au  père  Goriot 
il  ne  reste  rien  d'humain  que  sa  paternité,  si  même  on  peut 
dire  qu'une  telle  paternité  soit  encore  quelque  chose  d'humain. 
Nous  n'avons  plus  là  de  la  psychologie.  C'est  vraiment  trop 
sinîple.  A  peine  si  Claës  se  laisse  un  instant  regagner  par  sa 
femme.  Dès  le  déhut  du  roman,  elle  craint  qu'il  n'ait  perdu  la 
raison  :  «  Deviendrais-tu  fou?  »  dit-elle  avec  une  prof(jnde  ter- 
reur. Fou,  voilà  bien  le  mot.  Claës,  Grandet,  Goriot,  ne  sont 
plus  que  des  maniaques.  Ce  qu'il  faut  admirer  ici,  c'est,  à  défaut 
de  psychologie,  la  vigueur  avec  laquelle  Balzac  accuse  le  relief 
des  figures,  c'est  la  puissance  d'imagination,  qui,  pour  soutenir 
des  personnages  excessifs  dès  le  début,  lui  fait  trouver,  au  cours 
du  récit,  des  traits  de  plus  en  plus  forts.  Et  c'est  aussi  le  carac- 
tère de  tragique  grandeur  qu'il  donne  à  des  types  jusqu'alors 
falots,  à  un  avare,  à  un  père  imbécile,  à  un  monomane  de  la 
pierre  philosophale.  Entre  tous  les  personnages  de  la  Comédie 
humaine,  il  n'y  en  a  pas,  je  n'ose  dire  de  plus  vivants,  mais  de 
plus  expressifs.  Leur  simplification  même  les  rend  caractéris- 
tiques. Ils  se  gravent  dans  notre  mémoire  avec  une  extraordi- 


464  LK   ROMAN 

nairc  netleté.  Nous  ne  les  ouhlions  |ilns.  nous  donnons  leur 
nom  aux  personnages  de  la  vie  réell(>  (jul  nous  les  ont  rappelés, 
(ioniine  cerlaines  liiiures  de  Shakespeare  et  de  Molière,  ils  sym- 
boliM'nl  un  \  icc  ou  une  passion. 

(le  n'est  pas  à  «lire  |)nin'  ((d.i  «juc  leui"  peintre  soit  un  l'éaliste. 
Heronnaissons  que  si,  dans  les  âmes  moyennes,  diverses  pas- 
sions luttent  entre  elles  et  se  modifient  l'une  par  l'autre,  on 
rencontre  aussi  des  âmes  effrénées  dont  une  passion  dominante 
nlooilic  |(.ufe  léneriiie.  Y-a-t-il  des  Grandet  et  des  Claës?je  veux 
l'admettre.  Si  même  il  n'y  en  a  pas,  serait-ce  une  raison  pour 
((ne  l'art  ne  put  en  créer?  Non  certes.  Mais,  si  même  il  y  en  a, 
l'art  (pii  les  représente  n'est  point  un  art  réaliste.  Encore  une 
t'ois,  le  réalisme  s'attache  à  j)eindre  ce  qui  est  médiocre;  et, 
d'antre  part,  il  représente  l'àme  humaine  dans  la  complexité  de 
ses  multiples  éléments.  Peindre  des  |i(M'sonnaiies  excessifs  com- 
plètement absorbés  par  une  passion  à  laquelle  rien  ne  fait  échec, 
c'est  imaîriner  une  vérité  toute  virtuelle,  la  vérité  des  idéalistes. 

Réalisme  de  Balzac.  —  Sa  philosophie.  —  L'auteur 
de  la  Comédie  humaine  n'en  passe  pas  moins  à  juste  titre  pour 
l'initiateur  du  réalisme.  Il  est  réaliste,  d'abord  par  sa  philo- 
sophie scientifique,  ensuite  par  son  inclination  à  représenter  de 
préférence  ce  (pie  la  vie  et  l'homme  ont  de  laid;  il  l'est  enfin 
et  surtout  pour  avoir  fait  du  roman  une  œuvre  documentaire. 

IJalzac  s'est  hautement  déclaré  catholique.  «  J'écris,  dit-il, 
dans  la  jiréface  de  la  Comédie  humaine,  à  la  lueur  de  deux 
véiités  éternelles,  la  Relitjion  et  la  Monarchie.  »  Mais,  aussi  bien 
que  la  monarchie,  la  religion  lui  aiiparait  comme  une  discipline, 
une  jiolice  sociale,  un  système  ré))ressif.  «  Moins  j'y  crois, 
d(''clarail-il,  plus  j'ai  d'autorité  [)Our  la  défendre.  »  Sa  religion 
n'est  (piune  forme  de  son  absolutisme,  et  s'explique  par  l'idée 
qu'il  a  de  riiounne,  être  foncièrement  mauvais,  égoïste,  cupide, 
dont  la  bestialité  natundie  doit  être  contenue  parla  crainte  du 
châtiment.  A  vrai  dire,  Balzac  est  matérialiste  et  déterministe. 
Nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure  mystique.  Mais  ce  mysticisme, 
qui  se  concilie  fi.ii  bien  (  hez  lui  avec  la  grossièreté  plantureuse 
et  puissante  du  temjiérament,  ne  l'empêche  pas  d'être  un  disciple 
d'I[elvétius  et  d'Holbach.  Et  même  le  mysticisme  de  Balzac  a 
en  soi  quelque  chose  de  matériel.  Balzac  n'admet  dans  l'univers 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.    FR.  T.  VII,  CH.   IX 


Armand  C'oliu  &  Cie,  Editeurs,  Tari 


HONORE    DE    BALZAC 


D-APRÈS     UN     DESSIN     A    LA    SÉPIA    DE     LOUIS     BOULANGER 
Musée  de  Tours 


LE   ROMAN  REALISTE  465 

qu'une  suhstanco  uiii(|u»\  plus  ou  moins  suhtilo.  I*oiir  lui,  Tàme 
est  un  fluide:  la  pensée,  le  sentiment,  la  volonté,  sont  des  inodifi- 
eations  de  ce  tluide,  analoiiucs  par  leur  essence  à  la  chaleur,  à 
rélectricité,  à  la  lumière.  Son  mysticisme  tient  de  Mesmer  et  de 
Cabanis  aussi  bien  que  île  Swedenbori:.  Parmi  d "ingénieuses 
conjectures,  et,  quelquefois,  des  vues  profondes,  nous  y  trou- 
vons toutes  les  rêveries  d'un  illuminé  qui  donne  corps  aux  fan- 
tômes de  son  imagination.  Balzac  se  re[)résente  les  idées  comme 
des  êtres  organisés,  complets,  qui  vivent  dans  le  monde  invisible 
et  influent  sur  nos  destinées.  II  croit  aux  revenants  et  presque 
aux  loups  garous.  Pour  convertir  le  docteur  Minoret,  il  le  con- 
duit chez  une  pythonisse,  laquelle,  de  Paris,  voit  tout  ce  qui  se 
fait  à  Nemours. 

En  même  temps,  Balzac  est  déterministe.  La  philosophie  de 
son  œuvre  se  fonde  sur  une  assimilation  complète  de  l'homme 
avec  l'animal.  Il  considère  le  roman  comme  ayant  pour  objet 
l'histoire  des  mœurs,  nous  y  viendrons  tout  à  l'heure,  et  l'his- 
toire des  mœurs,  selon  lui,  fait  partie  intégrante  de  l'histoire 
naturelle.  Adoptant  les  idées  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  et  les 
transportant  de  la  science  dans  la  morale,  il  ne  veut  recon- 
naître aucune  différence  entre  l'animalité  et  l'humanité.  Toutes 
les  lois  qui  régissent  l'une,  l'autre  y  est  soumise.  La  plus  essen- 
tielle, c'est  la  loi  du  milieu.  Pour  les  animaux,  il  ne  peut  s'agir 
que  du  milieu  physique;  pour  l'homme,  qui  vit  en  société,  il 
s'agit  aussi  du  milieu  social.  L'efTet  du  milieu  physique  a  été 
de  déformer  le  type  original  par  des  modifications  de  plus  en 
plus  profondes  qui  ont  donné  naissance  aux  diverses  espèces; 
quant  à  l'homme,  le  milieu  social  manifeste  son  influence  en 
faisant  autant  d'hommes  divers  qu'il  y  a  de  variétés  parmi  les 
animaux.  «  Les  différences  entre  un  soldat,  un  ouvrier,  un 
administrateur,  un  avocat,  etc.,  sont,  quoique  plus  difficiles  à 
saisir,  aussi  considérables  que  celles  qui  distinguent  le  loup,  le 
lion,  l'àne,  le  requin,  etc.  Il  a  donc  existé,  il  existera  donc  de 
tout  temps  des  espèces  sociales  comme  il  y  a  des  espèces  zoolo- 
giques. »  La  description  des  espèces  sociales,  tel  est  l'objet  que 
Balzac  s'assigne.  Nous  rappellerons  plus  loin  les  idées  du  zoolo- 
giste qui  donnent  à  son  œuvre  une  siLï-nification  documentaire. 
Il  faut  pour  le  moment  signaler  chez  l'auteur  de  la  Comédie 

Histoire  de  la  langue.    VU.  iv 


4G0  LE  ROMAN 

limn.iiiic  le  (lôtcnninisiue  absolu  auquel  ces  idées  aboutissent 
ou  ilout  elles  dérivent'.  A  ses  yeux  l'homme  n'est  pas  un  agent 
volontaire,  mais  un  produit.  Outre  les  inlluences  du  milieu, 
l'homme  subit  celles  du  lemi»(''rauuMit,  11  se  croit  autonome,  mais 
son  activité  n'a  rien  (|ue  de  mécaui(|U('.  VA  n'accusons  pas 
Balzac  de  coulradictiou,  sous  prétexte  qu'il  peint  des  caractères, 
el  même  (juil  met  en  scène  des  personnaires  «  excessifs  ».  Ses 
«  héros  »  sont  esclaves  d'une  passion.  La  violence  môme  avec 
hupielle  cette  passion  se  manifeste  dénote  leur  faiblesse.  En 
réalité,  riiomme  ne  s'appartient  pas.  Aussi  n'y  a-t-il  ni  vertus 
ni  vices;  il  n'y  a  que  des  aptitudes  et  des  ajtpétits. 

On  accuse  souvent  Balzac  d'immoralité.  Si  c'est  parce  qu'il 
peint  le  vice  de  préférence  à  la  vertu,  on  lui  fait  une  mauvaise 
(|ut'r(  Ile.  La  peinture  du  vice  n'a  rien  d'immoral  en  soi.  Mais 
si  l'on  entend  par  là  que,  comme  le  lui  reproche  Taine,  il  le 
rend  intéressant  et  excusable,  ce  n'est  pas  assez  dire.  Toute 
idée  de  moralité  est  absente  de  son  œuvre.  Uniquement  épris 
de  la  passion,  il  ne  s'inquiète  pas  si  elle  s'applique  au  bien  ou 
;m  mal;  il  l'admire  dans  un  forçat  tel  que  Vautrin,  comme  dans 
une  saiide  telle  (jue  M""^  de  la  Chanterie.  Ainsi  notre  vieux 
Corneille  a  plus  d'une  fois  glorifié  la  volonté  pour  elle-même, 
soit  qu'elle  s'exerçât  pour  ainsi  dire  à  vide,  soit  qu'elle  pour- 
suivît nu  but  criminel.  Des  deux  paris,  même  célébration  de 
la  force.  Seulement  celte  force,  dans  la  pensée  de  Corneille, 
l'homme  en  dispose;  chez  Balzac,  elle  dispose  de  l'homme. 

Le  mot  de  réaliste  prête  à  des  interprétations  bien  diverses, 
peut-être  le  réalisme  et  l'idéalisme  sont  ils  moins  deux  systèmes 
littéraires  que  deux  conceptions  de  l'homme  et  de  la  société.  En 
tout  cas,  c'est  chez  nous,  à4itre  de  matérialistes  et  de  détermi- 
nistes, que  les  réalistes  ont  introduit  dans  l'art  ce  que  les  idéa- 
listes laissaient  volontairement  de  côté,  je  veux  dire  la  «  phy- 
siologie ».  Nous  comparions  tout  à  l'heure  certaines  figures  de 
Balzac  avec  celles  de  nos  classi(iues,  en  remarquant  qu'il  lui 
arrive  de  généraliser  et  de  simjtlitier  comme  eux.  Mais  les  [ler- 
sonnages  classiques  ne  sont  guère  (jue  des  âmes.  Si  [»ar  hasai'd 
nii  nous  en  laisse  entrevoir  (piebpu;  trait  (pii  les  rattache  à  la 

1.  C'est  en  partant  du  nuMiic  principe  ipic  Diilerot  avait  voulu  siibslilucr  aux 
caractères  les  eondilions. 


LE  ROMAN   RKALISTE  467 

réalité  sensible,  ce  trait,  idéalisé  par  les  artifices  du  style,  ne 
nous  laisse  aucune  impression  matérielle.  Balzac,  au  contraire, 
nous  fait  connaître  avec  soin  Tidiosyncrasie  de  ses  personnages. 
Les  types  les  plus  généraux  qui  figurent  dans  la  Comédie 
humaine  sont  réels  par  le  minutieux  détail  de  leur  individualité 
phvsique.  On  nous  renseigne  sur  leur  com{)lexion  particulière; 
on  nous  décrit  la  nature  de  leur  tempérament,  on  note  les  plus 
petites  singularités  de  leur  visage.  Ils  sortent  ainsi  de  l'abs- 
traction psychologique  pour  entrer  dans  la  réalité  vivante. 

Son  «  pessimisme  ».  —  Si  nous  prenons  le  réalisme  dans 
son  sens  propre,  dans  son  sens  étymologique,  il  n'implique  pas 
la  peinture  du  mal  plutôt  que  celle  du  bien.  Mais  le  bien  nous 
trouve  moins  crédules  que  le  mal.  Tandis  que  le  mal  paraît  tou- 
jours vraisemblable,  le  bien,  dès  qu'il  dépasse  la  mesure  com- 
mune, nous  inspire  de  la  défiance;  nous  n'y  voyons  plus  qu'une 
invention  gratuite  du  romancier.  Et  ainsi  tous  les  écrivains  qui 
peignent  de  préférence  le  mal  sont  rangés  entre  les  réalistes, 
même  lorsqu'ils  l'idéalisent,  comme  fait  si  souvent  Balzac,  en 
lui  prêtant,  pour  citer  ses  propres  paroles,  des  proportions 
monstrueuses  ou  grotesques.  Balzac  n'idéalise  pas  moins  que 
George  Sand;  mais  il  idéalise  le  laid,  et  nous  l'appelons  réaliste. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  jieint  aussi  la  vertu.  Lui-même,  se 
défendant  contre  ceux  qui  l'accusaient  d'immoralité,  rappelait 
certaines  figures  de  son  œuvre,  M""®  Claës,  les  Birotteau,  le 
banquier  Keller,  le  curé  Chaperon,  la  baronne  Hulot,  beaucoup 
d'autres  encore.  Mais,  pour  un  seul  de  ces  personnages,  il  y  en 
a  dix  dans  lesquels  il  nous  montre  les  pires  côtés  de  notre 
nature.  Et  puis,  ce  ne  sont  là  pour  la  plupart  que  des  person- 
nages de  second  plan,  ou  même  qui  n'ont  dans  la  Comédie 
humaine  qu'un  rôle  épisodique.  Comparez-les  à  Vautrin,  à  Ras- 
tignac,  à  la  duchesse  de  Maufrigneuse,  à  Nucingen  :  ceux-ci 
occupent  le  devant  de  la  scène  et  mènent  toute  l'action.  Aussi 
bien,  dès  lors  que  nous  subissons  les  influences  fatales  du  tem- 
pérament, il  ne  saurait  y  avoir  de  vertu.  Dira-t-on  qu'il  n'v  a 
pas  non  plus  de  vices?  Mais  le  vice  dénote  notre  infirmité,  et  ce 
qu'on  appelle  vertu  suppose  tout  au  contraire  une  force.  Les 
vertueux,  chez  Balzac,  sont  presque  toujours  représentés  comme 
des  simples.  Voyez  par  exemple  César  Birotteau.   «  Me  trom- 


408  LK   IKIMAX 

|KM-ail-il?  »  so  <lil  (iOiislancc,  (|ii;ui(I,  toiil  ciilit'i"  à  ses  rêves  de 
f^raiideui",  h'  Iirave  hoinnic  lui  inunire  un  visage  préoccupé. 
«  Non,  ajoulc-l-elle,  il  est  trop  l)ètr,  »  lîirolteau  est  trop  bète 
pour  troni[)('r  jamais  personne  :  son  honnêteté  de  commerçant 
s'explique,  aussi  Itien  (ju<'  sa  lididité  (•()njugal«\  pai*  un<>  sorlo 
d'innocence  niaise.  Quelquefois,  au  lieu  de  nous  montrer  la 
vertu  comme  une  duperie,  Balzac,  ce  (pii  est  plus  i^rave,  y  voit 
un  calcul  :  M"'"  (](u-mon,  M""'  de  Morlsaul',  la  baronne  llulot,  font 
avec  le  ciel  une  sorte  de  marché;  elles  nous  rappellent  le  prêtre 
de  M"""  de  Sévig'ni'  (pii  niaiiiicait  île  la  merluche  dans  ce  monde 
pour  maniier  du  saumon  dans  l'autre. 

Ce  que  lialzac  aime  à  peindre,  c'est  le  mal.  Presque  tous  les 
«  grands  personnages  »  de  la  Comédie  humaine  symbolisent  un 
vice.  Le  père  (loriot  n'est,  à  vi'ai  dire,  qu'un  malade,  et  Bal- 
thasar  Claës  (pi'un  illuminé.  Mais  llulot  et  Grandet  sont  de  véri- 
tables monstres.  Joignez-y  M""'  Marneire,  la  cousine  Bette, 
Philijqie  Bridau,  et  tant  d'autres.  Et  nous  n'avons  encore  là 
que  des  êtres  exceptionnels.  A  considérer  la  Comédie  humaine 
dans  son  ensemble,  elle  est  un  véritable  pandémonium.  La 
société  apparaît  à  Balzac  comme  une  mêlée  d'intérêts  et  de 
convoitises.  «  Quelque  mal  qu'on  te  dise  du  monde,  déclare 
Rastig'nac,  crois-le;  il  n'y  a  jias  de  Juvéual  (pii  puisse  en  peindre 
riioi'reiii',  couverte  d'or  et  de  [)ierreries.  »  C'est  ce  (pi'on  appelle 
le  grand  monde.  Mais  les  classes  sociales  moyennes  ou  infimes 
ne  sont  j)as  mieux  traitées.  Et  môme  le  réalisme  de'  Balzac  ne 
nous  paraît  nulle  part  aussi  fidèle  qu'en  peig-nant,  sans  exagé- 
ration suspecte,  et  loutefois  avec  une  manifeste  complaisance, 
les  petites  passions  qui  s'agitent  en  des  milieux  bourgeois  ou 
[irovinciaux,  tout  ce  (jue  la  nature  humaine,  en  un  cadre  étroit 
et  terne,  j)eut  déceler  de  vulgaire,  de  plat  et  de  vil. 

Il  v  a  chez  Balzac  manque  d'idéal;  il  y  a  aussi  manque  de 
discrétion.  C'est  ce  qui  nous  apparaît  surtout  dans  la  peinture 
de  l'amour  et  dans  les  jjersonnages  de  femmes.  Ne  parlons  pas 
de  ses  jeunes  filles.  Il  a  donné  à  certaines  de  la  douceur,  de 
la  tendresse,  de  la  grâce.  Mais,  en  général,  les  jeunes  filles 
de  Balzac  sont  peu  significatives.  Elles  n'ont  pas  d(!  j)erson- 
nalité.  Pour  lui,  l'amour  crée  la  femme.  Ce  qui  est  significatif 
en  elles,  ce  sont,  quand  leur  figure  a  quelque  caractère,  des 


LK   IIOMAN   RÉALISTE  469 

traits  où  leur  peinlrc  traliit  un  réalisme  indélicat.  Quant  aux 
femmes  de  Balzac,  celles  qu'il  a  le  mieux  peintes,  outre  ses 
personnages  plus  ou  moins  iirotesques  d'intrigantes,  de  sottes, 
de  bavardes,  de  dévotes,  de  tracassières,  ce  sont  les  courtisanes, 
professionnelles,  comme  Esther  ou  M™"  Schontz,  bourgeoises, 
comme  M™"  Marneffe.  Il  a  peu  réussi  dans  l'amour  pur.  Ne 
parlons  même  pas  de  M""  Claës,  qui,  })Our  détourner  son  mari 
de  la  science,  essaie  de  réveiller  chez  lui  le  goût  des  plaisirs. 
Mais  voyons  ses  grandes  amoureuses.  M'""  de  Beauséant  par 
exemple,  quand  elle  écrit  à  Gaston  de  Rueil  pour  lui  rendre  sa 
liberté,  se  console  d'avance  en  rappelant  tout  ce  qu'elle  a  eu  de 
son  jeune  amant  et  ce  qu'une  autre  n'en  aura  plus,  ces  caresses 
adolescentes,  cette  fraîcheur  de  sensations,  cette  virginité  friande 
qui  la  fit,  dit-elle,  si  délicieusement  jouir.  La  comtesse  Hono- 
rine, que  l'on  nous  donne  pour  le  type  de  la  pudeur,  écrit,  près 
de  sa  fin,  une  lettre  presque  impudique.  Chez  M""  de  Mortsauf 
elle-même,  le  mysticisme  sentimental  se  mêle  d'émois  tout  sen- 
suels, et  elle  meurt  en  se  reprochant  de  n'avoir  pas  vécu. 

Aussi  bien  l'amour,  cet  amour  plus  ou  moins  «  romanesque  » 
dont  s'inspire  toute  l'œuvre  de  George  Sand,  ne  tient  dans  la 
Comédie  humaine  qu'une  place  secondaire.  Ce  qui  intéresse 
avant  tout  Balzac,  ce  n'est  pas  l'amour,  c'est  l'argent.  Là  encore, 
nous  retrouvons  le  réaliste.  D'abord  la  question  d'argent,  con- 
sidérée ainsi  comme  «  le  grand  ressort  de  la  société  moderne  », 
doit  nécessairement  l'amener  à  introduire  dans  le  roman  une 
multitude  de  personnages,  une  foule  de  professions  et  de  métiers 
qui  relèvent  de  la  vie  pratique  ;  ensuite,  les  rivalités  et  les  con- 
flits qu'elle  fait  naître  mettent  au  jour  les  éléments  inférieurs 
de  la  nature  humaine  qui  sont  le  domaine  du  réalisme. 

Sa  conception  du  roman,  œuvre  documentaire.  — 
Mais  si  Balzac  est  réaliste  dans  la  vraie  acception  du  mot, 
c'est  surtout  parce  qu'il  a  conçu  la  Comédie  humaine  comme  un 
tableau  de  la  société.  Jusqu'à  lui,  le  roman  avait  été  chez  nous 
œuvre  d'imagination  et  de  passion.  Avec  lui,  il  devient  un  auxi- 
liaire de  l'histoire,  une  histoire  plus  vivante  et  plus  complexe. 
On  peut  s'expliquer  par  là  son  admiration  pour  AValter  Scott  : 
c'est  des  deux  parts  le  même  objet,  et  ce  sont  aussi  les  mêmes 
procédés.    Mais    Walter    Scott    n'a    pas    peint   les    passions , 


470  LK   lidMAN 

(•(^iiiinc  IJal/ac  le  r<'inai'(|U(',  «  aliii  (Trlrc  lu  dans  toutes  les 
familles  de  la  lu-iidc  Angleterre  ».  Et  de  plus,  tirant  ses  sujets 
et  ses  personnages  des  siècles  lointains,  il  s'est  condamné  à 
une  approximation  toujours  suspecte.  Pour  montrer  la  réalité 
complète,  Balzac  ne  craindra,  pas  de  violer  les  bienséances  et 
l<\s  conventions.  Mais  d'autre  part,  au  lieu  de  peindre,  comme 
faisaient  les  romanli(|ues,  des  âges  que  la  plus  scru|»uleuse  éru- 
dition tente  vainement  de  ressusciter,  c'est  son  temps  dont  il 
écrit  l'histoire.  11  remonte  quelquefois  un  peu  plus  haut;  dans 
Les  Chouans  \vay  exemple,  le  premier  de  ses  romans  qui  fasse 
partie  de  la  Comédie  humaine  :  là  même,  il  s'inspire  de  tradi- 
tions qui  vivent  encore.  Presque  toujours  il  peint  ce  qui  se 
passe  sous  ses  yeux.  Un  vaste  répertoire  de  documents  sur  la 
société  contemporaine,  voilà,  pour  lui,  l'œuvre  du  romancier. 
Ce  livre  «  que  Rome,  Athènes,  Tyr,  Memphis,  ne  nous  ont 
malheureusement  pas  laissé  sur  leur  civilisation  »,  il  voudrait 
le  faire  pour  la  France  du  xix"  siècle. 

Historien  —  et  d'ailleurs  naturaliste,  ou  zoologiste,  —  Balzac, 
(pioi  (pie  nous  ayons  dit  de  son  imagination  fiévreuse,  n'en  est 
pas  moins,  dans  les  parties  «  historiques  »  de  la  Comédie 
humaine,  un  observateur.  Intuitif  pour  ce  qui  concerne  la  pein- 
ture des  êtres  exceptionnels,  qui,  psychologiquement,  n'appar- 
tiemierit  à  aucune  époque  particulière,  il  les  rattache  à  leur 
siècle  par  une  détermination  physique  des  j)lus  minutieuses. 
Pour  ce  qui  est  peinture  des  milieux  et  des  mœurs,  il  reproduit 
scrupuleusement  la  réalité  contemporaine. 

Si  Balzac  commença  de  bonne  heure  à  écrire  et  n'interrompit 
guère  une  tâche  qui  l'absorbait  tout  entier,  son  cerveau  recelait 
déjà  un  auijde  répertoire  d'images  et  dé  figures.  De  1820  à 
1830,  il  fit  des  romans  sans  vérité.  Ses  impressions,  ses  souve- 
nirs d'enfance  et  d'adolescence  sommeillaient  en  lui  ;  ils  s'éveil- 
lent plus  tard,  mûris  par  une  lente  incubation,  éclairés  par  l'ex- 
|iérience.  11  ne  faut  pas  croin»  du  reste  que  son  travail  ne  lui 
lais.sàt  aucun  instant  de  ré[>it.  Mais,  la  }dume  une  fois  posée, 
l'esprit  de  Balzac  ne  restait  point  inactif.  Sa  promptitude  de 
coup  d'ieil  était  extraoïdinaire  pour  saisir  à  la  fois  et  l'ensemble 
et  les  détails  de  ce  qui  l'intéressait.  «  Il  venait,  dit  Sainte-Beuve, 
il  causait  avec  vous;  lui,  si  cnivi'é  de  son  œuvre  et  en  appa- 


LE  ROMAN   RÉALISTE  471 

rence  si  iilein  de  lui-même,  il  savait  interroger  à  son  profit,  il 
savait  écouter:  même  quand  il  n'avait  pas  écouté,  quand  il  sem- 
blait n'avoir  vu  que  lui  et  son  idée,  il  sortait  ayant  emporté  de 
là,  avant  absorbé  tout  ce  (}u'il  voulait  savoir,  et  il  vous  étonnait 
plus  tard  à  le  décrire.  »  Sa  correspondance  nous  le  montre  à 
chaque  instant  préoccupé  des  milieux  dans  lesquels  il  veut 
mettre  les  acteurs  de  la  Comédie  humaine.  Il  demande  à  M"''  Car- 
raud  des  renseignements  sur  la  topographie  d'Angoulème,  ou 
plutôt,  car  la  ville  lui  était  connue,  le  nom  de  telle  porte  qui 
débouche  sur  la  cathédrale,  de  telle  rue  qui  longe  le  Palais 
de  justice.  Il  ne  recule  pas  devant  un  voyage  pour  étudier  sur 
place  la  scène  d'un  roman.  Partout  où  il  va,  dans  le  monde 
ou  à  la  campagne,  en  Sardaigne  ou  chez  M™"  Hanska,  il  grave 
dans  sa  mémoire  les  lieux,  les  mœurs,  les  êtres.  Sa  Correspon- 
dance a  fait  connaître  les  originaux  de  certains  personnages  :  la 
duchesse  de  Langeais,  c'est  M™^  de  Castries;  Camille  Maupin, 
c'est  George  Sand;  M""'  de  Mortsauf,  c'est  M""  de  Berny.  Il  lui 
arrivait  de  suivre  tel  passant  dont  l'aspect  lui  avait  paru  signi- 
ficatif, afin  de  noter  de  près  son  costume,  ses  traits,  ses  gestes, 
et,  s'il  se  pouvait,  d'apprendre  son  nom. 

Balzac  a  le  don  de  voir  les  objets,  d'en  saisir  le  sens,  de 
l'exprimer  avec  une  précision  et  un  relief  extraordinaires.  Ses 
descriptions  ne  ressemblent  pas  du  tout  à  celles  d'un  poète.  Ce 
n'est  pas  la  beauté  des  choses  qui  le  ravit,  mais  leur  physio- 
nomie qui  l'intéresse,  et,  particulièrement,  leur  relation  avec 
le  caractère  des  personnes.  Il  y  a  en  Balzac  l'amateur  d'abord, 
le  passionné  de  ce  que  lui-même  appelle  la  briquabraquologie. 
Il  y  a  surtout  l'historien  et  le  naturaliste  qui  voient  dans  les 
milieux  ce  qu'ils  ont  d'approprié  à  l'homme.  Il  ne  peint  guère 
la  campagne.  Cependant  on  trouve  parfois  chez  lui  d'admirables 
pavages,  les  bords  de  l'Indre,  la  vallée  du  Couesnon,  et,  dans 
Séi-aphita,  les  fiords  de  la  Norvège.  Mais  la  vie  sociale  l'inté- 
resse plus  que  la  nature  :  ses  descriptions  champêtres  n'ont, 
pour  la  plupart,  aucune  beauté  poétique;  elles  ne  font  que  noter 
en  traits  secs  la  figure  des  lieux.  Ce  qu'il  excelle  à  peindre,  c'est 
la  ville,  ce  sont  les  maisons,  les  appartements,  les  meubles, 
tous  les  petits  détails  d'intérieur.  Sous  sa  plume,  les  objets 
s'animent  et  se  colorent,  semblent  eux-mêmes  jouer  leur  rôle 


472  LK   UOMAN 

dans  le  développemoiil  du  récit.  Los  descriptions  de  Balzac 
sont  parfois  trop  longues;  elles  sont  toujours  d'une  fidélité  scru- 
puleuse; et,  le  [dus  souvent,  elles  expli(|uent  les  mœurs  et  com- 
plotent la  véi'ilé  des  personnages. 

Ses  portraits  oui  la  même  exactitude  et  dénotent  le  même 
goût  du  détail  caractéristique.  Historien  de  son  temps,  Balzac 
en  a  représenté  les  hommes  dans  la  diversité  significative  de 
leurs  ligures.  C'est  déjà  vrai,  nous  l'avons  vu,  de  ses  «  grands 
personnages  »  ;  quelque  simjtlicité,  quelque  généralité  que  le 
psychologue  Icui-  donne,  le  physiologiste  les  individualise  par 
la  notation  du  tempérament,  et  l'historien  par  celle  du  milieu. 
C'est  encore  plus  vrai  de  ses  jtersonnages  secondaires.  Il  signale 
en  les  peignant  ces  menus  détails  qui  précisent  une  physiono- 
mie :  chacun  porte  l'cmiireinte  de  son  éducation,  de  son  métier, 
de  son  habitacle.  Connaissant  jusqu'aux  moindres  traits  de  leur 
nature  et  de  leur  existence,  nous  sommes  persuadés  qu'ils  appar- 
tiennent au  monde  réel,  et  peu  s'en  faut  que,  comme  l'auteur 
lui-même,  nous  ne  croyions  vivre  avec  eux. 

La  Comédie  humaine  était  dans  la  pensée  de  Balzac  une  comédie 
de  mœurs  plutôt  qu'une  comédie  de  caractères.  Il  prétendait 
représenter  la  société  contemporaine  tout  entière  et  non  dans 
quelques  figures.  S'il  avait  été  fidèle  à  la  conception  philoso- 
phique sur  laquelle  lui-même  veut  fonder  son  œuvre,  il  aurait 
dû  faire  une  suite  de  monographies,  pour  décrire  chacune  à 
part  les  diverses  espèces  sociales.  Mais,  en  procédant  ainsi,  il 
se  fût  obligé  de  créer  des  types  génériques  qui,  représentants 
d'une  profession,  auraient  trop  aisément  tourné  à  l'abstrait.  La 
Comédie  humaine  se  développe  en  scènes  de  la  Vie  privée,  de 
la  Vie  do  province,  do  la  Vie  parisienne,  de  la  Vie  politique,  de 
la  Vie  militaire,  de  la  Vie  de  cam[iagne.  Cette  division  est  en 
accord  avec  une  œuvre  de  vérité  particulière  et  non  de  vérité 
svmboliquo.  Ouoi(|ue  Balzac  parte  du  réel,  il  se  laisse  plus 
d'une  fois  enlraînor  par  son  imagination  à  exagérer  les  traits 
que  l'observation  lui  fournissait,  et  c'est  ainsi  que  nous  trou- 
vons chez  lui  des  personnages  symboliques.  Mais  ces  personnages 
dépassent  le  cadre  d Un  historien  (|ui  so  propose  la  description 
fies  mœurs  conlomporaines.  C'est  par  la  jteinture  des  person- 
nages moyens  que  lialzac  a  fait  concurrence  à  l'état  civil. 


LE   ROMAN   HÉALISTK  413 

Il  montre  autant  de  puissance  jioui'  la  synthèse  que  de  pénétra- 
tion pour  l'analyse.  Son  génie  embrassait  la  société  tout  entière 
dans  les  relations  multiples  des  phénomènes  qui  en  expriment 
la  vie.  Aussi  devait- il  faire  de  son  œuvre,  non  pas  une  série 
de  romans  isolés,  mais  un  ensemble  dont  toutes  les  parties  fus- 
sent reliées  entre  elles.  Cette  conception  d'une  ample  comédie 
à  cent  actes  divers  où  reparaissaient  sans  cesse  les  mêmes  per- 
sonnages, pouvait  affaiblir  l'intérêt  de  curiosité.  Peu  importe. 
Ce  n'est  pas  ce  genre  d'intérêt  que  recherche  Balzac.  Peintre  de 
La  société  contemporaine,  il  la  voit  comme  un  système  de 
forces,  tantôt  en  conflit,  tantôt  en  équilibre.  Pour  être  exact,  il 
ne  lui  suffisait  pas  de  juxtaposer  tant  bien  que  mal  des  romans 
isolés;  il  fallait  que  tous  ces  romans  fussent  en  communication 
les  uns  avec  les  autres,  qu'ils  ne  fissent  pour  ainsi  dire  qu'un 
vaste  et  unique  roman,  égal  à  la  complexité  de  la  vie. 

Balzac  n'a  pas  représenté  avec  le  même  succès  toutes  les  clas- 
ses sociales.  Manquant  de  finesse  et  de  tact,  il  réussit  peu  dans 
la  peinture  du  monde  aristocratique.  Ses  grands  seigneurs  sont 
trop  souvent  vulgaires  de  langage  et  de  ton.  Mais  que  dire  de 
ses  grandes  dames?  Voyez  seulement  la  duchesse  de  Maufri- 
gneuse,  qu'il  nous  donne  pour  le  modèle  des  élégances  supé- 
rieures, et  qu'il  fait  parler  tantôt  comme  une  portière,  tantôt 
comme  une  courtisane.  Quant  aux  paysans,  il  les  a  rarement 
mis  en  scène,  et,  d'ailleurs,  n'a  guère  vu  en  eux  qu'égoïsme  et 
bestialité.  Ce  que  Balzac  peint  le  mieux,  ce  sont,  en  faisant  la 
part  de  sa  tendance  naturelle  au  dénigrement,  les  milieux  pro- 
vinciaux et  bourgeois,  ce  sont  aussi  les  dessous  de  la  société  pari- 
sienne. Son  admiration  superstitieuse  pour  Paris,  dans  laquelle 
se  traduit  un  fond  de  naïveté  badaude,  le  rend  injuste  pour  la 
province  ;  il  méconnaît  ou  ignore  ce  que  ses  mœurs  ont  de 
familiarité  cordiale,  ce  qu'elle  abrite  de  simples  et  discrètes 
vertus.  Mais  comme  il  nous  en  montre  les  petitesses,  les  mes- 
quineries, les  platitudes,  tous  les  ridicules  et  tous  les  travers! 
Il  n'y  a  dans  la  Comédie  humaine  rien  qui  soit  mieux  pris  sur 
le  fait,  rien  qui  soit  plus  vrai  et  plus  vivant.  —  Voici  mainte- 
nant ses  bourgeois  qui  valent  ses  provinciaux.  Surtout  les  petits 
bourgeois,  commerçants  et  employés,  dans  la  réalité  pratique  de 
leur  existence.  Balzac  ne  s'en  tient  pas  à  quelques  indications 


474  LE   Ud.MAN 

appntxiinalivcs.Noincnclatoiir  dos  professions,  coinino  lui-nièmp 
s'appelait,  aucun  di'lail  lo('lMii(|n(>  ne  le  rehiilc  11  ne  craint  pas 
(le  fatiiiuor  ses  lecteurs.  Ceux  qui  ne  s'intéressent  (|u'à  l'ana- 
lyse des  sentiments  ou  au  connitdes  passions,  sautent  dix,  vingt, 
trente  pai:(>s  de  suite.  Quand  le  sous-chef  Rabourdin  se  met  en 
tète  de  réformer  radiuinislralion,  son  projet  nous  est  exposé  dans 
le  plus  miimtieux  détail;  (juand  Jîirotteau,  pour  «  couler  Macas- 
sar  »,  invente  le  Comaçène,  on  nous  conduit  chez  l'illustre 
chimiste  Vauquelin,  qui  lui  explique  par  le  menu  la  compo- 
sition des  cheveux  ;  puis  on  nous  renseigne  sur  la  forme  des 
flacons,  on  nous  montre  les  cadres  dorés  que  l'inventeur  distri- 
bue à  tous  les  coitTeurs  de  Paris,  on  nous  fait  lire  le  mirifique 
prospectus  rédigé  par  Antoche  Finol.  —  Enfin,  dans  les  bas- 
fonds  de  la  société,  voici  toute  une  foule  malpropre  et  grouil- 
lante, les  bohèmes,  les  ratés,  les  escrocs,  les  policiers,  les  mar- 
chandes à  la  toilette.  Balzac,  qui  veut  être  complet  et  fidèle, 
n'a  aucun  dég-oùt.  Ce  monde  répugnant  trouve  en  lui  pour  la 
première  fois  son  observateur  et  son  interprète  :  la  Comédie 
humaine  en  décrit  minutieusement  les  laideurs  et  les  vices,  en 
reproduit  jusf[u'aux  plus  infâmes  jargons. 

L'art  de  Balzac.  — ■  L'artiste  littéraire,  chez  Balzac, 
n'égale  pas  le  peintre  et  l'historien.  On  lui  reproche  une  com- 
pDsilion  éparse,  voire  incohérente.  A  peine  si  quelques-uns  de 
ses  romans,  Eiujénie  Grandet  par  exemple,  trouvent  grâce 
devant  la  critique.  Et  il  est  bien  vrai  que  la  plupart  manquent 
d'unité.  Je  ne  parle  même  pas  des  descriptions  interminables  du 
di'bul.  pai-  lesquelles  il  veut  nous  faire  tout  d'abord  connaître 
les  milieux.  Alors  qu'il  s't>st  mis  en  train,  il  complique  gratui- 
tement l'action,  il  reniimrrasse  d'épisodes  inutiles.  Ce  qu'on 
doit  surtout  lui  reprocher,  ce  sont  les  longues  dissertations 
qu'il  intercale  ç,à  et  là  sur  toute  espèce  de  sujets,  politique, 
art  ou  philosophie,  sans  souci  de  laisser  ses  personnages  en 
plan.  Quant  au  manque  de  cohésion  dans  l'intrigue,  avouons 
que  le  défaut  a  peu  de  gravité  pour  les  romans  de  mœurs  ;  et,  • 
d'auti'e  |»art,  ses  romans  de  caractères,  même  si  la  fable  en  est 
peu  scri-fT,  ciiipriintent  à  la  simplicité'"  et  à  l'unité  du  personnage 
j)rincipal  une  très  forte  teneur. 

Balzac  n'a  jamais  f)assé  poui*  un  «  bon  écrivain  ».  Ce  n'est 


LE   IIOMAX   REALISTE  475 

j)as  (|iril  se  souri»^  peu  du  style.  Reprochant  à  Stendhal,  pour 
lequel  il  avait  une  vive  admiration,  de  «  ne  pas  soigner  assez  la 
forme  »,  il  ajoute  :  «  Notre  lanj^ue  est  une  sorte  de  madame 
Honesta  qui  no  trouve  bien  que  ce  qui  est  irréprochable,  ciselé, 
léché.  »  Lui-même  a  toujours  poli  et  repoli  avec  un  zèle  d'autant 
plus  méritoire  que,  pendant  ces  longues  heures  employées  à  la 
correction,  les  figures  des  romans  à  faire  hantaient  son  cerveau 
bouillonnant  de  fougue  inventive.  Gautier  nous  raconte  com- 
ment il  écrivait  :  «  Quelquefois  une  phrase  seule  occupait  toute 
une  veille;  elle  était  prise,  reprise,  tordue,  pétrie,  martelée, 
allongée,  raccourcie,  et,  chose  bizarre!  la  forme  nécessaire, 
absolue,  ne  se  présentait  qu'après  l'épuisement  des  formes 
approximatives.  »  Il  demandait  à  l'imprimeur  six,  sept,  et  sou- 
vent dix  épreuves,  raturant  et  remaniant  sans  cesse,  couvrant 
de  sa  fine  écriture  le  papier  tout  zébré  de  lig-nes  et  constellé  de 
renvois.  Pendant  deux  mois  entiers  il  travailla  dix-huit  heures 
par  jour  pour  corriger  dans  la  Peau  de  chagrin  les  «  défauts  de 
style  »,  et  il  v  trouvait  encore  «  une  centaine  de  fautes  ».  A 
vrai  dire,  ses  fautes  matérielles  ne  tirent  pas  à  conséquence. 
Peu  importe  qu'il  écrive,  comme  le  lui  reproche  Sainte-Beuve, 
//  ij  en  va  de  la  vie.  Ce  qui  importe  ici,  c'est  moins  la  grammaire 
que  le  style,  et  quelques  solécismes  n'empêchent  pas  Saint- 
Simon  d'être  un  grand  écrivain,  peut-être  môme  y  aident-ils. 
Mais  reconnaissons  que  le  style  de  Balzac  est  souvent  bien  mau- 
vais. Surtout  quand  l'auteur  s'applique,  vise  au  délicat  ou  au 
sublime.  Il  y  a  des  pages  de  certains  romans,  du  Lj/s  dans  la 
Vallée  entre  autres,  qui  sont  intolérables;  c'est  du  galimatias  et 
du  charabia.  «  Je  suppose,  disait  Stendhal,  que  M.  de  Balzac 
fait  ses  livres  en  deux  temps;  d'abord  raisonnablement;  puis  il 
les  habille  en  beau  stvle  avec  les  pàliments  de  Vàme,  les  il  neige 
dans  mon  cœur,  et  autres  belles  choses,  »  Là,  Balzac  rivalise 
avec  le  vicomte  d'Arlincourt  et  devance  M.  Joseph  Prudhomme. 
Il  faut  pourtant  reconnaître  dans  sa  forme  même  des  qualités 
originales  et  puissantes.  Serait-il  notre  plus  grand  romancier, 
s'il  n'était  pas  écrivain?  Ecrivain  difficultueux,  sans  goût,  sans 
mesure,  auquel  il  est  trop  aisé  de  reprocher  sa  phraséologie 
scientifique,  ses  trivialités  et  ses  mièvreries,  ses  archaïsmes 
pédantesques  et  ses  néologismes  bizarres.  Ne  lui  demandons  pas 


470  LK    IIOMAN 

les  (|iialil(''s  dos  classiquos.  Les  classiques,  réalistes  à  leur 
façou,  si  Vuu  vout,  mais  ne  peig-nant  guère  de  la  réalité  que 
ce  (ju'elle  a  de  noble,  pouvaient  et  devai(>nt  écrire  avec  pureté, 
délicatesse,  élégance.  L'  «  écriture  »  de  Balzac  est  la  seule  qui 
s'appropriât  à  son  œuvre.  Quand  Balzac  ne  se  préoccupe  pas  de 
faille  du  stvle,  il  écrit  toujours  assez  hien.  Un  réaliste  n'a  pas 
de  style;  j'eulends  par  là  que  son  style,  «  soumis  à  l'objet  »,  ne 
prétend  (pie  le  reproduire.  Tel  est  celui  de  Balzac.  On  ne  con- 
çoit pas  la  (Comédie  bumaine  autrement  écrite,  je  neveux  môme 
pas  dire  mieux  écrite.  Dans  ses  violences  et  ses  raffinements, 
ses  bigarrures,  ses  saccades,  ce  style  trouble,  hasardeux,  tantôt 
brutal  et  tantôt  dissolu,  où  l'écrivain  mêle  les  ellipses  aux  sur- 
charges, les  grimaces  aux  caresses,  les  obscui'ités  aux  miroite- 
ments, s'est  modelé  de  lui-même  sur  les  disparates  et  les  incar- 
tades de  la  vir,  que  Balzac  a  représentée  tout  entière. 

L'auteur  de  la  Comédie  humaine  n'appartient  jtas  à  la  famille 
des  génies  harmonieux,  qui  composent  leur  œuvre  de  haut, 
avec  une  sérénité  dominatrice.  Effervescent,  tourmenté,  fié- 
vreux, il  est  incapable  de  se  posséder.  Aucun  de  ses  ouvrages 
ne  réalise  cette  perfection  que  d'autres  atteignent  sans  effort,  et 
que  son  impatience  même  l'empêche  d'atteindre.  Les  plus  vifs 
admirateurs  de  Balzac  lui  reconnaissent  eux-mêmes  d'énormes 
défauts,  r.cla  ne  l'empêche  pas  d'être  le  maître  incontesté  de 
toute  la  littérature  romanesque.  Il  se  tint  en  dehors  et  au-dessus 
des  écoles.  Nos  réalistes  le  revendiquent  non  sans  raison  pour 
leur  ancêtre;  mais  son  réalisme  n'enfermait  point  l'art  dans 
,  une  formule  étroite.  Il  fait  du  roman  l'image  complète  de  la  vie 
sociale.  Et  il  ne  peint  pas  seulement  les  hommes  de  son  siècle, 
mais  encore  ceux  de  tous  les  siècles.  Non  moins  admirable 
comme  romancier  de  caractères  que  comme  romancier  de 
mœurs,  son  œuvre  est  un  «  immense  magasin  de  documents  », 
de  documents  historiques  et  aussi  de  documents  humains.  Elle 
rivalise  avec  la  nature  d'amplitude  et  de  diversité.  Si  mêlée  et 
imparfaite  que  soit  l'ceuvre  de  Balzac,  comparée  à  l'idéal  clas- 
sique, il  est,  |>armi  nos  peintres  de  la  vie  humaine,  nos  «  créa- 
teurs d'ilmes  »,  le  plus  fécond  elle  plus  puissant. 


BIBLIOGRAPHIE  477 


BIBLIOGRAPHIE 


Sur  Sknancour  et  a  Ohekman  »  :  Sainte-Beuve,  préface  de  l'édilion 
d'Obennan  publiée  en  1833,  Portraits  cottteinporuins,  I.  —  George  Sand, 
préface  d'Obcrinan  publiée  en  18  i7. 

Sur  Benjamin  Cunstant  et  «  Adolphe  »  :  Sainte-Beuve,  ?\ou\:eaux 
lundis,  1;  Portraits  littrraircx,  Ul.  —  Faguet,  Politiques  et  Moralistes  du 
A7Je  siècle,  V'^  série. 

Sur  George  Sand  :  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  \;  Portraits  con- 
temporains, I.  —  A.  Vinet,  Eludes  sur  la  littérature  française  au  Xi  X"  siècle.  — 
O.  d'Hausson ville.  Éludes,  biographiques  et  littéraires.  —  J.  Lemaître, 
Les  Contemporains,  IV.  —  Caro,  George  Sand.  —  A.  France  ,  La  vie 
littéraire,  I.  —  Faguet,  Études  littéraires  sur  le  XIX  siècle.  —  Brune- 
tière,  Évolution  de  la  j^oésie  lyrique.  —  G.  Pallissier,  Le  Mouvement  litté- 
raire au  A'LY*'  siècle. 

Sur  Stendhal  :  Balzac,  Études  sur  M.  Deyle.  —  Mérimée,  //.  B.,  7îotice 
nécrologique.  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  IX.  —  Taine,  Essais 
de  critique  et  d'histoire.  —  Zola,  Les  Romanciers  naturalistes.  —  Bourget, 
Essais  de  psijchologie  contemporaine.  —  E.  Rod,  Stendkal. 

Sur  MÉRIMÉE  :  Sainte-Beuve,  Portraits  eoiitemporains,  111;  Causeries  du 
lundi,  Ml.  —  Taine,  Prosper  Mérimée.  —  A.  France,  La  rie  littéraire,  11. 
—  Faguet,  Études  littéraires  sur  le  XIX^  siècle.  —  A.  Filon,  Mérimée. 

Sur  Balzac  :  Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains,  II;  Causeries  du 
lundi,  11.  —  Taine,  Xouveaux  essais  de  criticjue  et  dldstoire.  —  Th.  Gau- 
tier, Honoré  de  Balzac.  —  Scherer,  Études  sur  la  littérature  contemporaine, 
IV.  —  É.  Zola,  Le  Roman  expérimental  ;  Les  Romanciers  naturalistes.  — 
A.  France.  La  vie  littéraire,  I.  —  P.  Fiat,  Essais  sur  Balzac;  Nouveaux 
essais  sur  Balzac.  —  E.  Biré,  H.  de  Balzac.  —  G.  Pellissier,  Le  Mouvement 
littéraire  au  XIX'^  siècle. 


CHAPITRE   X 
L'HISTOIRE  ' 


Les  grandes  écoles  historiques.  —  On  a  dit  inainlos 
fois,  après  Augustin  Thierry,  «  que  l'histoire  serait  le  cachet  du 
xix*  siècle  et  qu'elle  lui  donnerait  son  nom,  comme  la  philoso- 
phie avait  donné  le  sien  au  xvui'"  ».  Il  y  a  toujours  de  la  trahison 
dans  ces  jucrements  ahsolus  qui  prétendent  usurj)er  le  droit  à  la 
vérité:  mais  on  ne  dépassera  pas  la  mesure  en  disant  (|ue 
jamais  le  rameau  historique  de  la  littérature  française  n'a  porté 
des  fruits  plus  précieux  et  plus  variés  que  de  noti'e  temps. 

La  première  éclosion  des  grandes  œuvres  historiques  a  coïn- 
cidé, au  di'iiul  de  ce  siècle,  avec  le  renouveau  littéraire  du 
romantisme.  Les  causes  générales  du  mouvement  littéraire 
et  du  mouvement  historique  sont  les  mêmes;  il  est  superllu 
de  les  rappeler.  «  Les  sociétés  anciennes  périssent;  de  leurs 
ruines  soriciil  des  sociétés  nouvelles;  lois,  mœurs,  usages,  cou- 
tumes, (qiiuious,  |iriuci|tes  même,  tout  est  changé.  Une  grande 
révolution  est  accomplie,  une  plus  grande  révolution  se  prépare; 


1.  l'ai-  M.  J.  (le  Cro/.ak,  iirofi-ssciir  ;i  la  faculté  des  LcUres  ilc  riiiivcrsilc  de 
Grenoljle. 

2.  Dix  uns  (("éludes  Itislorii/Kes,  Préface,  p.  17.  —  Tliiers  a  écrit,  dans  le  mémo 
esprit  :  ■•  J'ai  toujours  considéré  l'histoire  comme  roccupation  qui  convenait 
non  pas  exclusivement,  mais  spécialement  à  notre  temps...  Je  me  suis  livré  aux 
travaux  liisloriiiues  dés  ma  jeunesse,  certain  que  je  faisais  ce  que  mon  siècle 

lait  particulièrement  propre  à  faire.  •-  Ilist.  du  Consulat  et  de  VEmpire,  t.  XII, 
Averlinseinent  de  l'auteur.  \>.   v. 


LHISTOiUK  479 

la  France  doit  recomposer  ses  annales,  pour  les  mettre  en  rap- 
port avec  les  progrès  de  rintelliirence.  »  C'est  en  ces  termes 
qu'au  début  de  la  I^réface  de  ses  Eludes  historiques,  Chateau- 
briand cherche  à  rendre  raison  des  sympathies  secrètes  qui 
inclinent  vers  l'histoire  tant  do  g-énéreux  et  puissants  esprits. 
On  se  sent  sur  la  lisière  de  deux  mondes;  avec  cette  exagéra- 
tion des  sentiments  et  cette  courte  vue  qui  sont  le  propre  des 
contemporains,  on  croit  avoir  rompu  tous  les  liens  avec  le  passé; 
et  le  calme  renaissant,  un  élan  de  piété  filiale  porte  à  les 
renouer,  du  moins  dans  l'ordre  de  l'intelligence  et  dans  le  monde 
des  souvenirs. 

Cet  acte  de  piété  intellectuelle  paraissait  sans  danger.  La 
Révolution  française  avait  été  «  le  plus  grand  elTort  auquel  se 
soit  jamais  livré  un  peuple,  atin  de  couper,  pour  ainsi  dire,  en 
deux  sa  destinée  ».  Il  fallait  peut-être  cet  excès  même  pour 
rendre  possible  un  retour  des  esprits.  C'était  un  lieu  commun, 
dans  le  quart  de  siècle  qui  avait  suivi  la  Révolution,  que  rien 
n'avait  survécu  du  passé.  On  put  en  aborder  l'étude  avec  moins 
de  préventions  puisqu'il  n'était  plus  à  craindre.  La  justice, 
devenue  sans  dang-er,  fut  facile;  il  se  trouva  des  hommes 
capables  d'étudier  et  de  jug^er  l'histoire  du  passé  national  comme 
une  histoire  à  jamais  close. 

Il  y  eut  mieux  encore.  Les  événements  merveilleux  que  la 
fortune  avait  ramassés  dans  un  temps  si  court  étaient  pour 
l'esprit  à  la  fois  un  stimulant  et  une  lumière.  Si  la  révolution 
philosophique  du  dernier  siècle  avait  rendu  la  raison  de  l'his- 
torien plus  ferme,  la  révolution  politique  l'avait  rendue  plus 
libre;  Mignet  en  a  fait  la  remarque.  Les  prodigrieux  contrastes 
des  faits  contemporains  devaient  donner  le  branle  à  l'imagina- 
tion; l'intelligence  du  passé  tirait  du  présent  un  secours  que 
nulle  autre  époque  n'eût  pu  lui  fournir  à  un  égal  degré;  tous  les 
horizons  de  l'histoire  s'éclairaient  de  feux  nouveaux.  La  com- 
paraison du  passé  avec  les  faits  d'hier  se  faisait,  sans  qu'on 
y  songeât,  dans  chaque  esprit;  la  psychologie  des  grands 
hommes  et  celle  des  foules,  l'intelligence  des  guerres,  l'instinct 
de  la  conquête,  l'ivresse  de  la  victoire  et  l'amertume  des  grands 
revers,  l'œuvre  réparatrice  ou  funeste  de  la  diplomatie,  l'action 
irrésistible  et  le  tumulte  des  assemblées,  l'orage  politique  des 


480  L  lllSToilîK 

rues,  t<»iit  ce  (|U('  le  pass»''  |i(m\ai[  (tllVir,  iit'-lail.  scmlilail-il,  <|iie 
tlii  présent  refroidi  et  projeti'  dans  le  lointain  du  temps.  C'est 
ainsi,  «  (|u"inspirés  par  ces  erands  sjiectacles  »,  quelques  esj)rits 
vigoureux  purent  <(  tout  à  la  fois  acquérir  la  connaissance 
exacte  des  faits  el  reprcnluire  avec  force  les  grandes  scènes 
qui  se  jouaiciil  sur  le  Ihéàtrc^  du  monde  ».  Mignet  pose  en  ces 
termes,  avec  sa  maîtrise  ordinaire,  les  conditions  et  les  éléments 
lie  succès  des  historiens,  ses  émules. 

Au  lendemain  de  la  Révolution,  l'œuvre  do  la  réorganisation 
politique  de  la  France  était  assez  grande  ](our  suffire  aux  ambi- 
tions les  plus  hautes;  on  n'en  pouvait  imaginer  qui  fût  plus 
difficile  ou  ])lus  noble.  Aussi  la  politique  est-elle  la  première 
inspiratrice  de  tous  ces  talents  qui  s'appliquent  à  l'étude  de 
riiistoire.  Ceux  môme  dont  l'esprit  parut  le  plus  alTranchi  des 
préoccupations  politiques  et  qui  vouèrent  plus  tard  à  l'histoire 
un  culte  désintéressé,  ne  vinrent  à  elle  qu'à  travers  la  politique; 
ils  traversèrent  le  Forum  pour  monter  au  Temple.  Ces  condi- 
tions communes  impriment  à  tous  les  historiens  de  la  première 
moitié  du  xix"  siècle  un  commun  caractère;  ils  furent  tous,  par 
l'ambilion  de  la  pensée,  des  hommes  d'action,  dont  l'énergie  se 
dépensa,  tout  entière  ou  en  partie,  dans  l'o'uvre  des  lettres.  Les 
difTérences  qui  éclatent  entre  eux  relèvent  du  tempérament  intel- 
lectuel de  chacun;  on  en  chercherait  en  vain  le  principe  dans  le 
caractère  de  leur  inspiration,  qui  est  commune.  La  politique  les 
a  tous  touchés;  et,  chez  aucun,  cette  empreinte  de  fèu  ne  s'est 
jamais  complètement  efTacée. 


/.  —  L'Ecole  de  V Imagination. 

Augustin  Thierry  (1795-1856);  un  accent  nou- 
veau. —  «  II  v  a  déjà  sept  cents  ans  «[ue  ces  hommes  ne  sont 
|)lus.  (Jii'imporlr  à  rimaiiiiiiilioii ?  pour  rllc,  il  n'y  a  point  de 
passé,  et  Tavriiir  même  est  du  |)réseut.  »  Quand  il  fermait  sur 
ces  paroles  un  de  ses  livres  de  Vllistoire  de  la  Cont/ucle  de 
V Angleterre  ',  Augustin  Thierry  ne  faisait-il  pas,  sans  y  songer, 

I.  Liv,  IV. 


LECOLK   \)V.   l/l.\I,\(".INATl(l.\  481 

]('  inaiiir<'sl('  (Tiino  écolo  liisloi'icjiir  nouvelle?  —  «  L"iiim>iir  des 
hoinnies  comme  hommes,  abslracliou  l'aile  de  leur  renommée 
ou  de  leur  situation  sociale;...  une  sensibilité  assez  large 
pour  s'attacher  à  la  destinée  d'un  |kmi|)1(^  entier  comme  à  la  des- 
tinc'e  d  un  seul  homnu',  |i()in'  la  suivre  à  travers  les  siècles 
avec  un  intérêt  aussi  attentif,  avec  des  émotions  aussi  vives  que 
nous  suivons  les  pas  d'un  ami  dans  une  course  périlleuse... 
ce  sentiment  est  l'àme  de  l'histoire  '.  »  Tout  voir  et  tout  repro- 
duire avec  h^  mouvement  (^t  les  couleurs  de  la  vie,  aimer  et 
animer  le  passé  par  l'amour,  voilà  certes  des  accents  nouveaux 
et  une  méthode  nouvelle  d'écrire  l'histoire. 

Augustin  Thierry  avait  de  viuiit-cinq  à  trente  ans  (luand  il 
écrivit  ces  lignes.  Dès  quinze  ans,  il  avait  eu  la  première  révé- 
lation de  son  génie,  dans  un  de  ces  brusques  chocs  où  les 
anciens  auraient  vu  l'invasion  d'un  dieu.  La  lecture  des  Maiii/rs 
l'enflamma  :  «  L'impression  que  lit  sur  moi  le  chant  de  guerre 
des  Francks  eut  quelque  chose  d'électrique.  Je  quittai  la  place 
où  j'étais  assis,  et  marchant  d'un  bout  à  l'autre  de  la  salle,  je 
répétai  à  haute  voix  et  en  faisant  sonner  mes  pas  sur  le  pavé  : 
«  Pharamond  !  Pharamond!  nous  avons  combattu  avec  l'épée!...  » 
Ce  moment  d'enthousiasme  fut  [teut-ètre  décisif  pour  ma  voca- 
tion à  venir  ^  » 

Mais  les  efl'ets  ne  s'en  firent  pas  sentir  tout  d'abord;  la  portée 
en  fut  mystérieuse  et  longue.  Ce  tlls  d'une  famille  modeste  de 
Blois,  élevé  comme  boursier  au  collège  de  sa  ville  natale, 
admis  en  18H  à  l'Ecole  normale,  se  laissa  prendre  tout  d'abord 
aux  séductions  de  la  polémique  :  et  son  imagination,  qui  n'avait 
pas  encore  découvert  son  véritable  objet,  égara  quelque  temps 
ce  foug-ueux  adolescent  à  la  suite  de  Saint-Simon  dans  des 
théories  de  réorganisation  sociale.  Ce  commerce  de  deux 
années  ne  fut  pas  stérile;  il  fortifia  peut-être  en  lui  cette 
sympathie  pour  les  foules  obscures,  ce  sens  des  rapports  tout- 
puissants  et  mvstérieux  qui  lient  l'homme  à  l'homme,  les 
classes  aux  classes.  L'historien  ne  fut  jamais  infidèle  à  l'esprit 
de  la  secte.  L'œuvre  de  la  Révolution  était  accomplie;  mais 
le  retour   des   Bourbons    avait  remis   les    partis  en    présence; 

1.  Première  lettre  sur  l'/dstoire  de  France  (CoiirriLM"  fraiii^ais,    13  Juillet   1820). 

2.  Préface  des  Récils  des  tetups  mérov'uiglens. 

o  I 

Histoire  de  la  langue.  VH.  ûi 


482  L  IIISTOIUK 

la  résignalidii  n'était  j)as  (N^scoiidiic  ilaiis  l(>s  àincs,  cl  on  eût 
(lit,  (^11  ISI5,  (|uc  les  ancions  privilégiés  étaient  j»rèts  à  déjtloyer 
|i()iir  la  revenditatioii  de  leurs  avantages  perdus  plus  d'ardeur 
(piils  lien  avaioni  mis,  vingt  ans  auparavant,  à  leur  défense. 
Le  pam|dil('l  de  .M.  de  Montlosier,  Dr  la  Monarchie  [ranraise, 
était  une  (K'Tlaralion  de  guerre  à  (juiconque  datait  de  1789  une 
ère  nouvelle.  Au  |»reniier  rang  de  ceux  (pii  relovèrent  lo  détî  se 
montra  tout  à  coup,  en  1817,  l'ancien  «  fils  adoptif  »  de  Saint- 
Simon.  Le  Censeur  £'«ro/)e«?n,  jusqu'en  1820  et  après  sa  suppres- 
sion, le  Courrier  français;,  de  juillet  1820  à  janvier  4821,  ouvri- 
rent leurs  colonnes  à  ce  publiciste  dont  la  verve  poursuivait  des 
mêmes  traits  le  despotisme  militaire,  la  tyrannie  révolution- 
naire, l'oppression  des  consciences.  Mais  s'élevant  d'un  vol 
hardi  au-dessus  des  disputes  journalières,  Augustin  Thierry  se 
plaisait  déjà  à  rechercher  dans  le  passé  les  titres  de  son  parti 
et  les  raisons  de  sa  foi  politique.  II  aimait  dans  l'histoire  la 
lumière  qui  devait  éclairer  sa  conscience  politique. 

L'idée  première  de  l'œuvre.  — Mais,  en  dépit  de  lui-même, 
un  secret  instinct  le  ramène  par  intervalle  à  la  conception 
de  l'histoire  désintéressée,  soustraite  aux  préoccu[»ations  des 
luttes  journalières.  Le  xyu!"  siècle  avait  laissé  dans  son  héri- 
tage l'admiration  des  libertés  anglaises;  et,  d'abord  docile, 
Augustin  Thierry  y  recueillit  ce  i)rincipe.  Mais  l'admiration 
traditionnelle  fit  bientôt  place  à  «  un  certain  dégoût  »,  quand  il 
crut  voir  (|ue  les  institutions  anglaises  «  contenaient  plus 
d'aristocratie  que  de  liberté  ».  Il  lut  l'ouvrage  de  Hume;  et  tout 
à  couj»,  «  je  fus  tVappé,  dil-il,  d'une  idée  qui  me  parut  un  trait 
de  lumière  et  je  m'écriai  en  fermant  le  livre  :  «  Tout  cela  date 
d'une  conquête;  il  y  a  une  conquête  là-dessous.  » 

N'est-ce  jias  le  lieu  de  signaler  un  trait  de  cet  esprit?  Il  pro- 
cède |iar  soudaines  illuminations,  sans  que  rien  l'y  ait  préparé, 
par  un  heurt  inqtrévu  et  violent;  il  est  tiré  des  ténèbres  par 
une  main  invisible  ;  la  vérité  se  découvre  tout  à  coup  à  lui  et 
sftn  imagination  charmée  jouit  passionnément  de  ce  spectacle. 
Mais  jiresque  aussitôt  l'esprit  critique  reprend  ses  droits;  l'ima- 
gination et  la  sci<'nce  luttent  en  lui,  et  après  s'être  disputées  à  qui 
dominera  sans  partage,  font  un  accord  et  mènent  ensemble 
un   glorieux   lriom[)he.    Augustin    Thierry    procède    alors    en 


LECOLH   DK   L  I.MACIXATIiiX  483 

histoire  comme  ces  favoris  du  génie  nialli(''malirjue  à  qui  la 
nalure  a  doiiiu''  rinluitioii  de  ses  mystères  et  qui  fondent  sur 
une  hypothèse  une  série  d'immortelles  découvertes.  Le  choix  et 
le  maniement  de  l'hypothèse  classent  un  esprit;  hasardeuse, 
elle  égare  celui  qui  s'y  livre  et  le  discrédite;  hardie  et  féconde, 
elle  est  le  plus  infaillible  comme  le  plus  mystérieux  des  guides, 
et  elle  exalte  son  auteur.  Elle  est  la  part  divine  de  l'œuvre; 
comme  le  génie  du  poète  et  de  l'artiste,  elle  doit  tout  aux  dons 
supérieurs  de  l'imagination.  L'hypothèse,  qu'il  le  confesse  ou 
qu'il  le  nie,  est  l'étoile  qui,  pendant  la  partie  la  plus  lal)orieuse 
de  sa  carrière,  guidera  Augustin  Thierry  vers  la  vérité. 

C'est  encore  l'hypothèse  qu'il  posera,  dès  1818,  au  seuil  de 
l'histoire  nationale  :  «  Je  crus  apercevoir,  dans  ce  bouleverse- 
ment si  éloigné  de  nous  (vi''  siècle)  la  racine  de  quelques-uns 
des  maux  de  la  société  moderne  ;  il  me  sembla  que,  malgré  la 
distance  des  temps,  quelque  chose  de  la  conquête  des  barbares 
pesait  encore  sur  notre  pays.  »  Rien  ne  prouve  mieux  la 
qualité  de  l'esprit  d'Augustin  Thierry  que  d'avoir  échappé 
au  péril  qu'il  courait  à  entrer  dans  la  carrière  de  l'histoire  par 
la  voie  de  l'hypothèse  et  de  l'imagination  ;  il  est  tel  carrefour 
oi!i  des  allées  engageantes  ne  mènent  qu'au  roman  historique 
ou  au  pamphlet.  Arrivé  là,  il  sut  choisir  le  sentier  aride  et  sur 
de  l'érudition  et  du  commerce  des  textes. 

Augustin  Thierry  publiciste.  —  Augustin  Thierry  était 
manjué  du  sceau  des  grandes  destinées;  car  ses  succès  de 
publiciste  auraient  suffi  à  contenter  une  ambition  moins  haute 
et  tout  autre  s'y  fût  peut-être  borné.  Trois  quarts  de  siècle  ont  à 
peine  refroidi  la  verve  de  ses  articles  du  Censeur  et  du  Cour- 
rier. Les  rapides  pages  intitulées  Sur  V antipathie  de  race  qui 
divise  la  nation  française  sont  le  manifeste  éloquent  d'un  parti 
qui  saura  tout  sacrifier,  la  douceur  même  du  sol  natal,  plutôt 
(|ue  de  perdre  les  libertés  lentement  conquises.  «  La  mer  est 
libre  et  un  monde  libre  est  au  delà.  Nous  y  retrouverons  nos 
âmes,  nous  y  rallierons  nos  forces.  »  L'Histoire  véritable  de 
Jacques  Bonhomme  est  d'une  facture  serrée,  vigoureuse;  l'éclat 
des  vieilles  chroniques  l'éclairé  çà  et  là  de  sombres  reflets  et 
on  a  pu  dire  qu'elle  faisait  penser  à  Tacite  '.  Ce  n'est  pas  une  allé- 

1.  .M.  Brunetière,  Revue  des  Deux  Mondex,  15  nov.  189o. 


iS4  LIIISTdlllK 

«ioric;  cOl  l;i  mise  en  [licil  iriiii  iicisoniiaiîc  vivant.  (Inn  Ik'tos 
•  rinrortuiic  ilonl  les  smillVaiu-es  séculaires  se  déroulent  d'un 
runquéranl  ù  un  conqnéiant,  de  César  à  Napoléon.  Déjà,  dans 
la  violence  même  des  idf'cs.  le  <  liarnie  et  la  poésie  de  re.\|)res- 
^iiin  :  >i  11  y  a  vini:!  sircics  (pic  les  pas  de  la  conquête  se  sont 
empreints  sur  notre  sol;  les  traces  n'en  ont  pas  disparu;  des 
vénérations  les  ont  foulées  sans  les  détruire;  le  santr  des 
hommes  les  a  lavées  sans  les  elTacer  jamais.  Est-ce  donc  pour 
un  deslin  srnililnlilc  (|iir  la  nature  forma  ce  heau  pays  (pie 
lanl  (je  vcnlnrc  colore,  (pic  tant  t\r  moissons  (>nricliissenl  et 
(jii  ('nvcl(»ppc  un  ciel  si  doux?  » 

La  conception  historique  d'Augustin  Tliierry.  —  On 
fait  iori  à  co  génie  quand  on  le  re[irésente  mis  soudainement  en 
activité  jiar  le  tragique  spectacle  (Tune  conquête  particulière  et 
se  limitant  étroitement  à  cette  étude,  à  ce  récit.  La  pensée 
mère  de  l'œuvre  d'Augustin  Thierry  a  une  tout  autre  ampleur; 
elle  a  ce  caractère  de  généralité  qui  séduit  les  esprits  vigoureux, 
parce  qu'ils  croient  pouvoir  en  déduire  un  ordre  de  lois  et  un 
système  dexplications  du  monde  histori(jue,  Thierry  voit  dès 
l'auhe  de  l'histoire  européenne  des  populations  diverses  «  se 
juxtaposer  et  envahir  les  unes  sur  les  autres  ».  Dans  ces  luttes 
obscures,  la  loi  Ao  la  force  exerce  souverainement  son  enijtii'e; 
mais  les  vaimjneurs  d'un  sic(  le  sont  à  leui'  louj"  les  vaincus  des 
siècles  suivants,  jusqu'au  jour  où,  de  ces  chocs  pétrie,  l'unité 
nationale  prend  sa  forme  détinitivc  dans  les  cadres  fixés  par  la 
nature.  DéhIayanI  lliiiniusdes  siècles,  l'historien  poète  découvre, 
à  des  profondeurs  étranges,  «  les  couches  de  })opulations  rangées 
dans  les  dillérents  sens  oii  s'étaient  dirigées  les  grandes  migra- 
tions des  peuples  ».  Rien  ne  meurt,  au  sens  vrai  du  mot,  et 
la  vie  n'est  qu'une  série  de  transformations;  le  présent  s'explique 
par  le  passé  et  les  générations  mortes,  même  foulées  [lar  la 
conquête,  ont  laissé  d'elles-mêmes  d'innombrables  vestiges. 
Mais  l'œuvre  du  temps  atténue  les  contrastes,  fond  les  variétés, 
éteint  les  ressentiments;  sur  une  base  faite  d'éléments  incohé- 
rents s'élève,  j)ar  le  leni  elTorl  des  sièides,  le  momniicnt  de 
rnnit(''  nationale.  De  ce  svst(''mc,  Vlllsloire  de  In  (■(jn//uc/e  de 
l'Aiit/leleire  devait  être  la  pi'cmière  Vitrification  expérinicniale; 
la  seconde  ïulïEssai  su)-  Cliisloire  du  tiers  étal. 


L  EGULK   l)K   L  IMAlilNATKlN  485 

A  l;i  liiriir  do  cette  coiieoptioM,  les  dillrrentcs  classes  iriiiie 
société  se  dégageaient  du  l'oiid  Icriic  ou  «dles  avaient  été  jus- 
([u'alors  confondues;  on  les  suivait  dans  leur  fortune  historique, 
à  travers  les  clianiienients  multiples  de  leur  condition,  de  leur 
régime  de  vie,  de  leur  travail,  de  leur  armement,  do  leur  cos- 
tume. Comme,  do  ce  qui  touche  à  riiomnio,  rien  nesl  indilïorent 
pour  le  bien  connaître,  on  s'aperçut  que  cet  être  collectif,  race, 
peuple,  corporation,  resterait  toujours  à  l'état  de  fantôme,  si  on 
ne  lui  appli({uait  la  même  curiosité,  aussi  diverse,  aussi  rétdle, 
s'attachant  au  détail  des  choses.  Par  scrupule  d«»  vérité,  Thierrv 
en  arrivait  donc  à  chercher  la  couleur  locale,  et  son  imagination 
servait  avec  un  rare  bonheur  ses  préoccupations  d'érudit.  Gom- 
ment de  sa  retraite,  au  fond  des  archives,  il  trouva  moyen  do 
voisiner  avec  les  romantiques,  son  admiration  pour  Walter 
Scott  le  dit  assez.  11  reçut  de  lui  un  ébranlement  semblable  à 
celui  que  lui  avaient  donné  les  Marhjrs.  «  Ce  fut  avec  un  trans- 
port d'enthousiasme  que  je  saluai  l'apparition  du  chef-d'œuvre 
tVIminhoë.  »  Thierry  était  alors  dans  cette  période  d'intense 
labeur  d'où  devait  sortir  V Histoire  de  la  con/jiiete  de  rAnfjleterre. 
Il  trouva  que  dans  le  roman  «  tout  était  d'accord  avec  les 
lignes  du  plan  qui  s'ébauchait  alors  dans  son  esprit  »,  et  il  en 
conçut  un  grand  ospoii'.  Les  deux  maîtres  du  romantisme, 
Chateaubriand  et  Walter  Scott,  servaient  ainsi  de  parrains 
intellectuels  au  nouveau  maître  do  l'histoire. 

Quand  il  eut  goûté  l'enivrement  de  la  découverte  dans  ces 
régions  mystérieuses  du  passé,  le  publiciste  mourut  en  lui.  Bien 
que  l'année  1821  et  les  suivantes  n'aient  pas  manqué  d'événe- 
ments capables  d'exciter  sa  verve,  il  semble  n'y  avoir  pas  assisté; 
il  les  voit,  il  y  prend  de  l'intérêt;  mais  le  meilleur  de  son  être 
est  ailleurs.  Dans  le  silence  des  bibliothèques,  il  s'absorbe  dans 
«  l'extase  »  du  vénérable  passé.  «  Je  n'avais  aucune  conscience  de 
ce  qui  se  passait  autour  do  moi.  La  table  oii  j'étais  assis  se  gar- 
nissait et  se  dégarnissait  de  travailleurs  ;  les  employés  de  la 
bibliothèque  ou  les  curieux  allaient  et  venaient  par  la  salle;  je 
n'entendais  rien,  je  ne  voyais  rien;  je  ne  voyais  que  les  appari- 
tions évoquées  en  moi  par  ma  lecture.  »  C'était  le  barde  chan- 
tant sur  sa  harpe  celtique  l'éternelle  attente  du  retour  d'Arthur, 
le  roi  de  mer  se  jouant  dans  la  tempête  qui  le  porte  où  il  veut 


486  L  lllSTOIHK 

aller,  les  [»(»|>iil;ili()iis  .sur|»risos  par  les  })irales  et  livré(\s  en  ])roie, 
les  terres  |>arlai!;ées,  le  su|trcMiie  refuge  des  vaiiu'us  dans  les 
marais  et  dans  les  liois,  une  immense  clameur  de  joie  féroce 
dans  le  camj)  des  vain(|ueurs,  ce  murmui'e  étoufîé  des  victimes 
(|ue  les  coii(('ni|turaiiis  avaicnl  à  peine  entendu  et  (ioiii  l'écho,  à 
travers  les  âges,  se  répercutait  mystérieusement  jusqu'à  lui. 
1821  fut  j)Our  Augustin  Thierry  l'année  charmante  où  il  conçut 
son  œuvre;  son  esprit,  lihre  encore  du  souci  d'édilier,  planait 
sur  les  matériaux  innomhrables  de  l'œuvre  et,  dans  ses  jeux 
savants,  les  comhinait  de  mille  manières;  puis  renversait  ce 
fragile  monument  de  rêve,  pour  le  relever  aussitôt  sur  un  nou- 
veau plan.  Le  labeur  véritable  commença  au  choix  de  la  méthode. 

Le  choix  de  la  méthode.  —  Devait-il  prendre  des  modèles, 
et  lesquels?  Il  écarta  loul  d'abord  h's  historiens  du  xvni''  siècle, 
trop  préoccupés  de  la  philosophie  de  leur  temps.  Comme  ils 
avaient  «  traité  les  faits  avec  le  dédain  du  droit  et  de  la  raison  », 
ils  pouvaient  être  d'excellents  ouvriers  de  révolution;  mais  le 
sens  de  la  véritable  histoire  leur  manquait.  Le  charme  des  chro- 
niques ne  pouvait  s'emprunter,  parce  que  rien  ne  confine  plus 
au  pédanlisme  que  la  naïveté  voulue.  La  belle  ordonnance 
antique  (si  môme  elle  pouvait  s'imiter)  ne  satisfaisait  plus 
l'esprit  moderne,  plus  curieux,  plus  complexe.  Thierry  s'inter- 
dit dojic  limilation  d'un  modèle;  il  eut  l'ambition  de  créer  un 
genre. 

Le  choix  de  la  méthode  est  dans  un  rapport  étroit  avec  la 
conception  même  de  l'histoire.  Aux  yeux  de  Thierry,  «  toute 
composition  historique  est  un  travail  d'art  autant  (|ue  d'érudi 
tion;  le  soin  de  la  tonne  et  du  style  n'y  est  pas  moins  néces- 
saire que  la  recherche  et  la  ciitique  des  faits  ».  11  a  défini  lui- 
même  son  elïort  :  «  allier,  par  une  sorte  de  travail  mixte,  au 
mouvement  largement  épique  des  historiens  grecs  et  romains 
la  naïveté  de  (•(•iileiir  des  légendaires  et  la  raison  sévère  des 
écrivains  modernes.  »  Le  merveilleux  est  «pie  ce  triple  ])ro- 
cédé  n'ait  amené  ni  heurt  ni  disparate.  Dans  la  trame  savam- 
ment tissée  du  récit,  le  jugement  de  l'historien  se  teint  des 
couleurs  mêmes  du  temps;  il  n'a  rien  <le  la  sécheresse  du  com- 
mentaire, qui  suspend  l'action  et  découvre  l'auteur.  Les  textes 
des  documents  originaux  livrent  à  ce  maître  investigateur  le 


L'KCOLR   de   i;iMA(îL\ATinN  487 

meilleur,  le  plus  pur  (reux-mèmos;  et  cette  essence,  ég-alement 
distribuée  par  mille  canaux  secrets,  circule  comme  un  principe 
(le  vie  dans  le  corps  de  la  narration.  Rien  n'arrête  et  n'étonne; 
dans  ce  monde  reconstitué  par  rimai^nnation  de  l'historien  on  se 
sent  dans  un  monde  i-éel.  On  [»énèlro  jusqu'aux  hommes  de 
jadis  à  travers  les  siècles;  mille  faits  locaux  nous  les  l'ont  voir 
vivant  et  agissant;  ce  ne  sont  pas  seulement  les  personnages  indi- 
viduels qui  retrouvent  une  sorte  de  vie  historique;  les  masses 
d'hommes  elles-mêmes  prennent  un  corps  et  s'animent;  ainsi, 
comme  Thierry  en  exprimait  l'espoir,  «  la  destinée  politique 
des  nations  otTrira  quelque  chose  de  cet  intérêt  humain  qu'ins- 
pire involontairement  le  détail  naïf  des  changements  de  fortune 
et  des  aventures  d'un  seul  homme.  » 

La  passion  qui  anime  toute  l'œuvre  d'Augustin  Thierry  vient 
à  la  fois  de  son  esprit  et  de  son  cœur  ;  elle  est  du  savant  et  elle  est 
de  l'homme,  mais  plus  encore  du  second  que  du  premier.  Il  a 
sans  doute  Tanihition  de  porter  dans  l'histoire  «  la  certitude  et  la 
fixité  qui  sont  le  caractère  des  sciences  positives  ».  Il  croit  à 
l'histoire  comme  à  la  science  ;  mais  cette  science  aies  hommes 
pour  objet;  et  sa  passion  s'échauffe  de  principes  nouveaux. 
L'/iomo  sum  tressaille  en  lui.  Cette  grande  pitié  est  partout 
dans  son  œuvre,  et  l'accent  en  est  si  dominant  qu'il  suffirait  à 
en  établir  l'unité.  Dès  le  début  de  V Histoire  de  la  conquête,  il  en 
fait  l'aveu  :  «  En  présence  des  vieux  documents  où  sont  retra- 
cées avec  détail  les  souffrances  de  ceux  qui  ne  sont  plus,  un 
sentiment  de  pitié  s'éveille  ef  se  mêle  à  l'impartialité  de  l'histo- 
rien, pour  la  rendre  plus  humaine...  »  Avant  lui  (il  en  fait 
l'observation),  les  historiens  écrivant  l'histoire  d'une  conquête 
allaient  «  des  vainqueurs  aux  vaincus;  ils  se  transportaient  plus 
volontiers  dans  le  camp  où  l'on  triomphe  que  dans  celui  où  l'on 
succombe  ».  Par  une  pente  inverse,  Augustin  Thierry  va  d'abord 
aux  vaincus  ;  la  cause  opprimée  est  la  sienne,  il  laisse  aux 
dieux  et  à  l'aveugle  fortune  leur  complaisance  pour  le  triomphe. 

Dans  une  âme  moins  forte,  cette  pitié  pouvait  devenir  un 
danger  et  fausser  le  sentiment  de  la  justice.  Ce  fut  l'œuvre  de 
sa  volonté  de  brider  toujours  la  passion  ou  de  ne  lui  rendre  la 
main  que  là  où  sa  fougue  était  sans  danger.  On  peut  suivre  chez 
Augustin  Thierry  ce  progrès  continu  de  la  passion  à  l'impartia- 


.•t88  L  IIISTiilUK 

liti'-;  l'I  crllr  iiii|i;irli,ilil('',  (|ii(' l'on  seul  ciicorr  IVrmissante,  est 
(rcsscMicc  su|t(''riciiro;  clic  est  le  prix  (11111  clloil  de  riiilclliiioiico 
servi  |»;ir  iiiif  Ionique  vcriii. 

La  n''(larti(Ui  «le  \  Il/slo/rr  (If  ht  coiit/ iic'/r  de  l'A  iii/h'lciir'  dura 
lidis  ;iiis  :  lS'i'i-1825.  «  \a'  succrs  (jiic  jOMiiis  passa  mes  cspé- 
iMiiccs.  »  Mais  Tliicrrv  n'était  |tas  de  ceux  qui  se  drloiirncnt  de 
li'iir  (l'uvre  (|uaiid  elle  est  sortie  de  leurs  mains;  loule  sa  vie', 
il  rrmania  V/Iisloire  de  la  cuiK/uèle  et  il  se  fit  un  devoir  d'exercer 
l'iivcis  liii-iiirmc  l(iiil<'s  les  sév(''rilés  <le  la  (•i'ili(jii(\  'l'ouïe  sa  vie 
aussi  il  (•laliiiia  celle  idée  de  la  race,  concejilion  fondamentale 
de  son  (cuvrc,  cl  (|iii.  mal  com|»rise  ou  exagérée,  menaçai!  d'en 
fausser  l'espril. 

La  théorie  de  la  race.  —  Ce  n'était  |)as  en  elTet  la 
moindre  nouveauté  de  c<'t  ouvrai^c  (juc  d<'  scr\  ir  de  démonstra- 
tion à  une  théorie  aussi  hardie,  (^e  qu'il  y  a  de  vérité  dans  les 
effets  de  la  race  est  d'ordre  essentiellement  continj^'^ent  ;  cette 
action,  presque  souveraine  dans  les  âges  barbares,  s'affaiblit 
insensiblement  jusqu'à  devenir  insaisissable,  sous  l'inlluence  du 
progrès  des  mœurs;  c'est  le  triomphe  de  la  civilisation  de 
fondre  ces  différences  originelles  et  de  résoudre  l'antagonisme 
en  unité.  Séduit  par  son  système,  Thierry  pouvait  ne  jamais  en 
décoiixiir  h'  vice,  s'eiireiiiier  dans  une  doctrine  exclusive  et 
liiniler  a  jamais  son  horizon.  Sa  sincérité  le  sauva  de  ce  danger. 
Plus  d'un  quart  de  siècle  après  son  premier  grand  ouvrage,  il 
imldiail  l'A'.ss^//  aur  lliistoirc  du  firrs  élut  (18.jl{),  qui  est,  en 
dt'pil  de  laiitciir,  le  plus  éclatant  démenti  donné  à  la  doctrine. 
On  v  V(mI  au  di'dtut  «  deux  races  d'iiommes,  deux  sociétés  qui 
n'ont  rien  de  commun  (jue  la  religion,  violemment  réunies,  et 
comme  en  présence,  dans  une  même  agrégation  politique  »  ;  au 
terme,  le  corps  de  nation  le  plus  fortement  cimenté  qui  fut 
jamais.  L  histoire  du  tiers  état,  «pii  commence  au  lendemain  des 
temps  barhares  et  dans  leur  confusion  violente,  se  ferme  sur  le 
mot  touchant  de  lîailly  souhaitant  la  bienvenue  au  clergé  et  à  la 
noblesse  :  <■  La  famille  est  complète.  »  h' Histoire  do  In  conquèU' 
M  pour  terme  la  formation  du  peuple  anglais,  et  VHistoire  du 
lif'vs  clfil.   celle   de   la    ualiiui   française.   Thierry  avait  pris  son 

I.  I.r  juiir  iiii'iiii'  (le  sa  mort,  à  quatre  liourcs  du  in.iliii,  il  rt-velllasoii  doiiies- 
lii|ii.'  et  lui  ilicta  un  l('f.'or  clianfremenl  à  une  phrase  lie  !a  ConquiHe. 


L'iOCnLI-:   \)K    l/lMACINATIiiX  4S'.I 

|)oint  (le  départ  dans  une  conception  seiiii-malrrialiste  de  l'his- 
toire ;  il  aboutit  au  spiritualisme  le  plus  net. 

Spiritualisfe,  elle  le  fui  aussi,  au  sens  le  plus  nohic,  celte 
existence  tout  entière,  qui  de  toutes  les  œuvres  de  Thierry  n'est 
pas  la  moins  parfaite  et  ({ui  est  dans  un  rapport  si  ('-Iroil  avec 
elles.  L'hymne  merveilleux  que,  dès  1831,  aveui:le  et  paraly- 
tique, il  chantait  en  l'honneur  de  la  science  suflirait  àf;loiili(M'  un 
auteur;  on  eût  dit  qu'en  publiant  alors  Dix  ans  d'études  h/sto- 
riques  il  faisait  une  liquidation  du  passé  et  comme  son  testa- 
ment. De  4834  à  18.")G,  il  devait  donner  encore  les  Récils  des 
temps  mérovingiens  (1810),  les  Considérations  sur  l" histoire  de 
France  et  \  Essai  sur  llristoire  du  tiers  état  (1853).  La  direction 
du  comité  chariré  de  la  recherche  et  de  la  publication  des 
monuments  inédits  eût  suftî  à  remplir  la  vie  d'un  autre  homme; 
ce  ne  fut  dans  celle  d'Auiiustin  Thierry  qu'une  excitation  à  tirer 
du  fatras  des  archives  une  œuvre  d'art  nouvelle. 

Le  style  d'Augustin  Thierry.  —  La  question  du  style 
s'était  offerte  dès  le  premier  jour  à  l'esprit  d'Aut;ustin  Thierry: 
il  savait  mieux  que  tout  autre,  que  par  lui  seul  vivent  et  durent 
les  productions  de  la  pensée.  «  J'aspirais,  un  peu  ambitieu- 
sement peut-être,  à  me  faire  un  style  grave  sans  emphase  ora- 
toire, et  simple  sans  afTectation  de  naïveté  et  d'archaïsme;  à 
peindre  les  hommes  d'autrefois  avec  la  physionomie  de  leur 
temps,  mais  en  parlant  moi-même  le  langage  du  mien.  »  Décidé 
à  épuiser  les  textes  originaux  et  à  en  distribuer  les  débris  dans 
son  œuvre,  il  s'exposait  au  danger  de  faire  une  de  ces  marque- 
teries ingénieuses,  dont  le  papillotage  fatigue  l'œil  et  l'esprit. 
Le  moindre  mal  pouvait  être  d'aboutir  à  la  froide  mosaïque.  Ce 
fut  un  charme  de  voir  comment,  au  feu  de  sa  passion,  ce.s. 
innombrables  matériaux  se  fondirent  en  une  matière  une,  écla- 
tante et  sonore  et  coulèrent  d'un  jet  régulier.  La  traduction 
prend  sous  sa  main  un  air  de  création  ;  nul  n'a  été  plus  fidèle, 
en  paraissant  ne  s'inspirer  que  de  sa  propre  pensée;  les  phrases 
des  vieux  chroniqueurs,  des  hagiographes,  des  rimeurs  pédants 
gardent,  dans  son  texte,  leur  couleur  et  leur  parfum;  tel  ou  tel 
texte  traduit  a  pris,  sous  la  plume  d'Augustin  Thierry,  une 
personnalité  nouvelle  et  définitive;  on  ne  conçoit  plus  pour 
eux  une  forme  ditTérente  :  tels  le  Chant  de  mort  de  Lodbrog,  le 


490  î/lIISTOIlU-: 

rh;in[  «lu  Ji>ur  du  (jvdnd  coinl/at,  le  court  poème  en  Thonneur 
il'lu-ik  ;  el  maint  autre  ;  car  à  vouloir  choisir,  il  y  aurait  embarras 
el  injustice. 

Les  |>assaiies  où,  par  intervalle,  le  style  est  moins  fondu  sont 
ceux  où  perce  encore  dans  la  pensée  de  l'auteur  ce  sentiment  de 
déliance  contre  l'Eglise  qu'il  avait  hérité  du  xvni"  siècle.  Mais 
ils  sont  rares  et  altèrent  à  peine  la  profonde  impression  de 
l'ensemble. 

Tous  les  mérites  de  couleur,  de  réelle  naïveté  sans  artifice,  la 
reconstitution  des  [laysages,  des  costumes,  de  tout  le  matériel 
de  l'homme,  la  découverte  des  chemins  secrets  qui  mènent  à 
l'àme,  tous  ces  mérites  qui  avaient  fait  de  la  Conquête  un  livre 
surprenant,  se  retrouvent  dans  les  Récils,  mais  avec  un  tini  qui 
ne  saurait  être  dépassé.  La  rédaction  de  cet  ouvrage  tient  du 
miracle;  l'auteur  aveugle,  paralysé,  séparé  du  monde,  porte  et 
classe  dans  son  esprit  les  souvenirs  des  lectures  que  lui  font  des 
lèvres  amies;  rien  ne  se  perd  du  livre  à  lui;  quand  il  l'évoque, 
le  souvenir  docile  se  présente  et  se  range  à  la  place  assignée  par 
l'art.  Cet  historien  qui  n'a  ni  ses  notes,  ni  ses  impressions 
immédiates  et  directes,  dicte  comme  les  aèdes  chantaient. 
Chateaubriand  pouvait  écrire  :  «  L'histoire  aura  son  Homère 
comme  la  j»0(''sie  '.  »  Rien  de  plus  surprenant  peut-être  dans 
toute  notre  littérature  qu'un  semblable  effort  de  pensée  appliqué 
à  la  composition  d'une  œuvre  d'art.  Thierry  avait  fait  amitié 
avec  les  ténèbres,  et  les  ténèbres  lui  ont  été  bonnes-;  au  lieu 
d'éteindre  ses  facultés  créatrices,  elles  les  ont  concentrées  et 
exaltées,  en  les  réglant-.  Jusque  dans  les  ouvrages  que  l'art  seul 
semblait  avoir  inspirés,  la  pensée  politique,  mais  épurée  et 
ennoblie  par  le  patri(»tisme,  guidait  ce  généreux  esprit.  Rien 
n'égale  l'unité  de  cette  vie  et  de  ce  caractère  :  «  11  nous 
manque,  écrivait-il  en  1820,  une  histoire  des  citoyens,  l'histoire 
des  sujets,  l'histoire  du  ]t('U[)le.  »  C'est  à  cette  ceuvre  qu'il  a 
voué  sa  vie.  Si  l'on  j)ouvait  rendre  aux  mots  leur  énergie  et 
leur  simplicité  première,  en  les  purifiant  de  toute  trivialité  et 
<!('  tout   souvnn'i'  funeste,   nous  dirions  volontiers    d'Augustin 

1.  Eludes  hisfori/jucs,  préface  (ailleurs  français),  ('le. 

2.  «  J'avance  à  pas  Icnis,  bien  plus  Iciils  <|u'aiilrefois,  mais  en  revanilic  plus 
.sûrs  peul-être.  »  Dix  ans  d'études  historiques,  préface. 


L  ECOLE   DE  L  IMA(;i\AT[ON  491 

Thierry  quo  ce  grand  artiste  fut,  et  voulut  rester  avant  lout, 
Venfaid  Ju  peuple  et  Xaini  du  [teuple. 

Brugière,  baron  de  Barante  (1782-1866).  —  «  Scri- 
bitur  ad  narrandiim.  »  —  «  La  parenté  <le  riiistoire  avec  la 
poésie  vient  <le  ce  (jumelles  s'adressent  toutes  deux  à  Timagi- 
nation.  »  —  «  Il  n'y  a  rien  de  si  impartial  que  l'imagination'.  » 
Barante  dé|)loie  hardiment  son  drapeau;  l'éclat  de  la  peinlui-e,la 
modération  dans  les  jugements,  il  attend  tout  de  l'imagination 
seule.  A  consulter  les  dates,  il  devrait  passer  chef  d'école,  avant 
Augustin  Thierry,  puisque  la  publication  des  premiers  volumes 
des  Ducs  de  Dourgofjne  (1814-1828)  est  antérieure  d'un  an  à  la 
Conquête  de  f  Angleterre.  Nous  avons  renversé  les  rangs  à 
l'avantage  du  génie;  mais  il  faut  reconnaître  que  Barante  est 
indépendant  de  Thierry ,  qu'il  a  été  avant  lui  théoricien  et 
artiste  d'histoire  ;  son  originalité  ne  doit  pas  souffrir  de  l'ordre 
de  notre  exposition. 

C'est  par  les  lettres,  non  par  la  politique  que  Barante  est 
venu  à  l'histoire  ;  il  a  pris  l'avenue  droite  et  large,  non  les  sen- 
tiers raboteux;  il  a  donc  porté,  dès  le  premier  jour,  dans  cette 
étude  la  sérénité  et  la  belle  indifférence  de  l'homme  qui,  avant 
tout,  veut  voir  et  savoir  sans  préoccupation  de  juger  et  de  con- 
clure. Il  n'y  avait  rien  du  sceptique  en  lui;  sa  raison  était 
ferme  autant  que  sa  conscience  était  droite  et  le  dilettantisme 
littéraire  n'était  point  son  fait.  Mais  à  une  heure  oii  on  était  las 
de  l'histoire  philosophique  telle  que  le  xvm"  siècle  l'avait  enten- 
due, il  lui  parut  que  regarder  et  juger  le  passé  à  travers  les 
fumées  de  notre  propre  esprit  était  une  outrecuidance  souve- 
raine, et  qu'il  y  aurait  plus  d'équité  envers  les  morts  à  les  mon- 
trer directement  tels  qu'ils  se  sont  peints  eux-mêmes.  Alors 
s'offrit  à  sa  pensée  le  projet  qui  devait  renaître  spontanément 
plus  tard  dans  l'esprit  d'Augustin  Thierry  :  extraire  des  mé- 
moires et  des  chroniques  des  récits  suivis  et  complets  ". 

Une  théorie  n'est  jamais  que  la  forme  abstraite  dont  nous 
revêtons  nos  préférences  et  un  artifice  pour  favoriser  nos 
aptitudes.  Quand  Barante  réduisait  l'histoire  à  la  narration,  c'est 

1.  Histoire  des  ducs  de  Bourf/ogne,  préface,  p.  26  et  3o,  édit.  de  1839. 

2.  C'est   le  projet  d'association    formé    en   1826   entre  Augustin  Thierry  et 
Mignet,  et  rapidement  abandonné. 


',92  L  IIISTOIKE 

(lue  la  i:i'àc('  du  rdiiiaii  a\ail  (t|H'M"t''  cil  lui  ':  le  ;^i'aml  cxciiii)!!'  (\o 
Wallcr  Scoll  Inilail  smi  iiiiaiiiiialidii.  Dans  cv  cadre  tracé  |iar  un 
art  acln'V('.  ne  sultirail-il  |ias  de  suljstiluer  aux  faits  imaginaires 
les  faits  i'(''els  |KMir  «dIVir  une  des  formes  les  jdiis  vivantes  du 
iivuvi'  /i/sliiln'1  On  fausse  ru  (dl'et  la  |»('nsr<^  de  IJarante  quaml 
on  l'accuse  d  avoir  voulu  réduire  I  liistoire  à  la  narration;  on 
abuse  contre  lui  de  la  Pn-facc  dans  laquelle  il  plaide,  avec  une 
aimable  variété  darguments,  la  cause  du  g^enre  nouveau.  Ce 
genre  littéraire  de  lliisloirr  narrative  dont  l'antiquité  et  le 
uioven  âge  avaient  donné  tantôt  des  modèles  achevés,  tantôt  de 
brillantes  ébauches,  semblait  frappé  de  mort.  On  la  tenait  pour 
écrasée  à  jamais  sous  le  j)oids  des  idées  générales,  des  juge- 
g-ements  philosophiques  qui  faisaient  le  prix  de  l'histoire  au 
xvur  siècle.  J^a  Préface  est  un  jirocès  en  revendication  de  titres. 
VHisloire  des  ducs  de  Bourgogne  est  la  preuve  par  le  fait. 

Toute  la  partie  se  jouait  en  quelque  sorte  sur  le  choix  du 
sujet,  et  ce  fut  un  trait  d'inspiration  de  choisir  la  tin  du  xiv"  et 
le  coiumencementdu  xv"  siècle.  Là,  il  pouvait  y  avoir  harmonie 
parfaite  entre  les  faits  et  la  manière  de  les  raconter.  Pour  que 
l'historien  put  s'efTacer,  il  fallait  trouver  une  épo(jue  agitée  de 
passions  et  d'intérêts  plus  que  d'opinions  et  de  croyances,  sans 
«•onscience  d'elle-même,  avec  une  politique  sans  longue  portée  et 
des  gouvernements  sans  principes.  Le  cadre  chronologique  était 
solidement  lixé  par  la  vie  de  quatre  princes  illustres;  et  cette 
histoire  particulière,  (|ui,  par  tous  ses  bords,  touchait  àFhistoire 
générale  sans  s'y  perdre  avait  assez  d'ampleur  pour  soutenir 
une  œuvre.  Enfin,  comni<>  il  saisissait  d'ini  travail  en  com- 
mandite, il  im|)ortait  île  bien  choisir  ses  associés.  La  liste 
s'ouvrait  par  le  riom  de  Froissart  et  se  fermait  sur  celui  de 
Commines;  ou  y  voyait  briller  aussi  Monstrelet,  le  Religieux  de 
Saint-Denis  et  bien  dautres. 

Sainte-Beuve  a  dit  avec  infiniment  dr  raison  :  «  11  a  osé 
lutter  avec  le  roman  historique  alors  dans  toute  sa  fraîcheur  et 
sa  gloire;  il  l'a  osé  jiresqne  sur  le  même  terrain,  avec  des  armes 
plutôt  inégales,  |tuisqur  la  liclioii  lui  élail  interdite,  et  il  n'a 
pas  été  vaincu.  Son   Louis  XI,  pour  la   réalilt-  et  la  vie,  a  sou- 

I.  ■J'ai  l.-ii(<'  lie  rf  sliliici'  à  riiisli)in>  clle-nu'iiii'  l'aUrail  que  le  roman  liis- 
tijrii(iic  lui  a  riii]ii-iinli'.  ■■  l' ri' fan'.  Ji.  'M. 


L'ECdLK    DI']   L  IMACINATION  493 

Icmi  la  coiicui  Tciice  avec  (Jiioi/iji  Diirward.  »  JjC  |>Ius  siirprc;- 
iiaiil  11  est  pas  d'avoir  re|tro(IiHt  les  roiancs  cl  le  inoiivemi'nt  de 
la  \  ie  d'autrefois;  riiistorien  était  [)orté  par  sus  guides;  niais 
ou  ne  saurai!  trop  admirer  deux  choses,  l'art  avec  lequel  les 
parties  sont  foudues  et  les  soudures  dissimulées,  et  cette  cons- 
tance héroïque  dans  l'etTacement  de  soi  qui  ne  se  dément  pas 
un  instant  et  qui  met  en  quelque  façon  l'auteur  à  la  porte  de 
son  œuvre.  «  Ce  (jue  je  pense  de  ce  (jui  se  faisait  il  y  a  (puitre 
cents  ans  importe  peu  »  ;  ce  n'est  rien  de  le  dire;  mais  il  faut, 
jiour  lavoir  fait,  une  surveillance  de  soi-même  (]ui  n'est  j)as 
commune. 

On  a  ahusé  contrt'  Barante  du  suct'ès  de  cette  œuvre;  on  a 
fait  de  lui  le  prisonnier  du  genre  narratif.  A  le  bien  lire,  on  ver- 
rait que,  d'après  lui,  ce  genre  ne  saurait  convenir  à  toutes  les 
époques  et  que  l'histoire  de  la  Réforme  ou  des  institutions  poli- 
tiques voudrait  être  traitée  suivant  une  autre  méthode.  Il  a  donc 
fait  une  expérience  littéraire  et  il  a  tenu  contre  le  roman  histo- 
rique la  gageure  de  donner,  par  la  seule  narration,  à  telle 
époque  historique  bien  choisie,  tout  le  charme  de  la  Action, 
tout  le  mouvement,  toute  la  couleur  du  réel. 

Barante  était  d'ailleurs  convaincu  que  la  narration  ne  suffi- 
sait pas  à  toute  l'histoire,  et  il  en  donna  lui-même  la  preuve. 
Lorsqu'il  publia  V Histoire  de  la  Convention  nationale  (18ol)  et 
ï Histoire  du  Directoire  (1855),  il  se  fit  l'homme  d'une  autre 
méthode;  ou  du  moins  il  tempéra  sa  méthode  première  par  un 
principe  nouveau;  le  moraliste  se  montra  à  côté  du  narrateur. 
Le  droit  de  juger  sotTrira  dès  l'épigraphe  de  l'ouvrage  :  Jusque 
datum  sceleri.  Mais  en  rentrant  dans  la  lice  commune,  Barante 
perdit  ses  avantages  ;  les  fées  bienveillantes  (pii  l'avaient  pro- 
mené en  triomphe  à  travers  le  xiv"  et  le  xv"  siècle,  lui  faussèrent 
compagnie.  Barante  garde  du  moins  l'avantage  de  rester  dans 
l'histoire  littéraire  l'homme  d'un  genre  et  d'une  œuvre.  On  lira 
longtemps  encore  V Histoire  des  ducs  de  Bourgogne;  on  la  citera 
toujours,  parce  qu'elle  marque  une  date,  une  expérience  et  un 
succès. 

Michaud  et  1'  «  Histoire  des  croisades  »  (1767- 
1839).  —  11  faut  faire  une  place  à  Michaud,  l'historien  des 
croisades,  et  la  chose  n'est  point  aisée.  Il  a  choisi  pour  sujet 


404  L  IIISTIIIUK 

uiir  admiralili'  inaliri'o  de  description  cl  de  récits,  et  ce  n'est 
l>(»iiii  un  maître  dans  l'art  décrire  et  de  conter.  Dans  un  ordre 
de  (jucslions  où  le  xvni'"  siècle  avait  déliré,  il  reste  sage,  mais 
sans  élévation  ;  il  redresse  la  fausse  philosophie  des  Voltaire, 
des  Robertscin,  des  Munie,  des  (lihhon;  mais  sa  propre  philoso- 
[)hie  chemine  à  ileur  de  sol  et  manque  d'élan.  Il  a  de  l'érudition 
et  le  souci  d'écrire;  comme  savant  et  comme  écrivain,  il  reste 
d'onlre  moyen.  S'il  faut  le  classer,  c'est  à  l'école  narrative  qu'il 
a |ipa client,  de  |>réf(''rence  à  toute  autre,  ne  fut-ce  que  par  l'inspi- 
rai inn  de  son  sujet.  N'oublions  pas,  en  elTet,  qu'il  en  eut  la  pre- 
mière intuition  en  écrivant  la  préface  du  roman  de  M™"  Cottin, 
Muleh-Ailel.  Son  premier  voyage  à  Jérusalem,  il  le  fit  donc  par 
la  pensée  sur  l'aile  du  romantisme. 

Miihaud  publia  son  premier  volume  en  d8H,  le  dernier 
parut  en  1822.  Il  était  donc  en  avance  sur  tous  ceux  qui  aujour- 
d'hui ont  presque  éteint  sa  gloire,  et  ce  fut  un  novateur.  Sans 
avoir  l'élan  qui  emportait  Augustin  Thierry  vers  les  premiers 
âges  fie  notre  histoire,  il  avait  du  moins,  le  premier,  le  mérite 
de  remonter  aux  âges  héroïques  et  poétiques  de  la  France  et  de 
s'y  établir  par  la  pensée.  La  part  d'invention  est  peut-être  tout 
entière  dans  le  choix  du  sujet,  mais  il  y  en  eut  vraiment.  Le 
goijt des  choses  antiques,  la  vieille  gloire,  la  chevalerie,  l'hon- 
neur de  la  vie  guerrière  dans  sa  rudesse  et  sa  violence,  il  a 
goûté  et  fail  revivre  tout  cela.  Sans  avoir  reçu  les  dons  supé- 
rieurs de  l'imagination,  il  a  eu  toutefois  l'honneur  d'eiiflammer 
au  spectacle  de  ces  grandes  choses  l'imagination  de  son  temps. 
Peut-être  est-il  de  ceux  qui  ont  olTert  aux  poètes  de  la  nouvelle 
école  la  clef  de  l'Orient. 

Mais,  il  faut  le  dire,  ce  fut  plus  ejicore  le  mérite  du  sujet  que 
de  l'historien.  Hésitant  jusqu'à  la  fin  de  son  œuvre  entre  la 
iiiélliode  narrative  et  la  méthode  philoso])hique,  Michaud  dis- 
serte autant  (ju'il  raconte;  et  sa  philosophie  n'est  qu'un  sage 
éclectisme.  Il  prend  à  tous  les  jugements  antérieurs  sui'les  croi- 
sades ce  (pi'ils  ont  «  de  modéré  et  de  raisonnable  ».  Mais  l'en- 
sciiible  ne  fait  jias  coi'ps.  11  en  est  de  même  du  style,  (pii  roule 
des  débris  de  chroniques;  mais  les  vieilles  histoires  ne  s'y  sont 
pasfondues.il  n'a  donc  ni  la  solidité,  ni  l'éclat  qu'eût  réclamé 
un  tel  sujet.  Toutefois,  on  n'oubliera  pas  que  VHisloire  des  Croi- 


L  ÉCOLK   1)K   L  I.MAC.IXATliiX  49» 

^ades  fat  une  œuvre  de  luuile  [MohiU''  iiilcllccliicllc,  un  laljeur 
sans  cesse  repris  trente  années  tluranl.  «  Ma  conscience  d'histo- 
rien n'est  pas  tranquille  »,  disait  Mieliaud  avant  d'avoir  étudié 
sur  les  lieux  mêmes  le  théâtre  de  son  drame.  11  mourut  en  reli- 
sant les  épreuves  d'une  dernière  édition. 

Jules  Michelet  (1798-1874).  Sa  vie;  la  chronologie 
de  ses  œuvres.  —  De  ces  deux  derniers  auteurs  à  Michelet, 
il  y  a  toute  la  distance  qui  sépare  l'honnête  ouvrier  du  génie.  Il 
faut  remonter  à  Augustin  Thierry  pour  trouver,  dans  la  même 
école,  un  nom  qui  puisse  être  rapproché  du  sien  sans  souffrir  du 
voisinage.  Mais  combien  ce  terme  d'école  sonne  faux,  quand 
on  veut  parler  de  Michelet!  Cet  esprit  d'une  allure  si  libre  et  si 
fougueuse  ne  saurait  se  laisser  emprisonner  dans  le  cadre  d'une 
classification  :  on  l'a  appelé  tour  à  tour  historien,  poète,  peintre, 
comme  si  la  critique  hésitait  à  lui  attribuer  une  place  fixe  et 
craignait  de  limiter  son  génie.  Lui-même,  il  s'est  appelé  un 
artiste.  Lorsque  ïaine  s'est  appliqué  à  le  «  définir  »  il  a  dit  : 
«  M.  Michelet  est  un  poète,  un  poète  de  la  grande  espèce... 
Il  écrit  comme  Delacroix  peint  et  comme  Doré  dessine...  La 
prose,  ce  semble,  vaut  ici  la  peinture.  »  Malgré  la  variété  des 
œuvres  où  Michelet  a  répandu  sa  vie,  il  y  a  entre  elles  unité 
d'inspiration.  Qu'il  étudie  les  siècles  écoulés,  le  temps  présent, 
les  grands  types  sociaux,  les  manifestations  les  plus  grandioses 
ou  les  plus  charmantes  de  la  nature,  c'est  toujours  l'imagination 
qui  le  conduit  dans  ces  divers  mondes  qu'elle  enchante  ;  mais 
une  imagination  plus  touchée  par  le  monde  intérieur  que  par  le 
monde  des  corps,  éveillée  par  les  sentiments  et  les  pensées  plus 
que  par  le  dehors  des  choses,  et  que  Taine  a  désignée  d'un 
mot  merveilleusement  exact  :  «  l'imagination  du  cœur  ».  Plus 
qu'aucun  autre  écrivain,  Michelet  s'est  mis  tout  entier  dans  son 
œuvre;  il  a  vu  le  monde,  le  passé  et  le  présent  à  travers  ses 
passions,  qui  furent  toujours  nobles  et  désintéressées,  mais  qui 
projetaient  sur  les  choses  comme  un  éclatant  reflet  de  son 
àme.  L'homme  et  l'œuvre  se  ])énètrent  si  intimement  qu'on  ne 
peut  juger  l'un  sans  connaître  l'autre;  si  on  les  séparait,  on 
courrait  le  risque  de  manquer  de  lumières  ou  de  justice. 

A  ne  regarder  que  les  dehors,  rien  de  plus  simple  que  la  vie 
de  Michelet;  et,  vue  d'ensemble,  rien  de  plus  noble.  Né  dans  le 


490  I,  IIISTolUK 

jiriipli'.  dans  lin  coin  iiîiKin-  de  |*aris,  mais  dune  ramiilc  ipii 
avait  Liardi'  Imilc  la  srve  |ii(iviiicial('  de  la  Picardie  cl  des 
Anlriiiics.  I  riiraiil  rrriil  ses  im|)i'e.ssiuns  [iremièrcs  dans  un 
militii  de  tia\ail  aiisici'c,  dans  un  cercle  de  i;ène,  de  privations, 
sans  air  cl  |ircs(|ii('  sans  es|térance.  Le  cauchemar  (riiiic  lourde 
dette  contractée  par  ses  |iai'ents  pesa  longtemps  sur  cette  eiifiince 
(pii  sut,  à  ïà'jxe  où  les  autres  jouent,  ce  qu'est  une  saisie  et  un 
huissier.  Elle  en  resta  lon,i:lemps  assfuiihrie.  Le  nohh^  métier 
(hi  père  fui  comme  nu  premier  dct:r(''  d  initiation  aux  choses  de 
ICsprit;  en  vovant  composer  des  livides  et  en  levant  des  carac- 
tères dimpi'imerie,  reniant  se  jtrit  de  passion  pour  ces  fragiles 
et  tout-puissants  ori^anes  d<;  Tesprit.  La  lecture  Tahsorha;  soit 
{•(•nconlre  foitiiile.  comme  il  le  raconte,  soit  préférence  préparée 
par  de  secrètes  aflinit(''S,  il  lut  tout  d'alxjrd  V Iinitalion  de  Jcsiis- 
C'Iiri^t  et  Virfjile.  Pour  la  première  fois,  cet  enfant  qui  ne  devait 
recevoir  le  baptême  (pTà  l'Age  de  dix-huit  ans,  «  sentit  Dieu  ». 
Viriiile  lui  découvrit  le  monde  et  l'homme,  le  charme  de  la 
nature  et  la  midancolie  de  la  vie.  «  Je  suis  né  de  Virgile  et  de 
Vico  »,  dira-t-il  plus  tard. 

La  condition  des  siens  semblait  le  destiner  à  la  vie  d'un 
artisan:  rambition  de  son  père,  qui  pressentait  en  lui  le  «  con- 
s(dateiir  >'  iiitiir,  l'arracha  vers  (juinze  ans  à  ce  milieu  obscur 
ou  il  a\ait  grandi.  J^a  vie  en  conunun  au  lycée  froissa  cette 
àme  d  une  sensibilité  maladive,  qui  avait  besoin  de  tendresse, 
et  qu'un  orgueil  précoce  re|dia  sur  (dle-mème.  Miclielet  avait 
•Ijcsoin  d'amis  et  n'osa  en  chercher;  il  vécut  solitaire  au  milieu 
(le  camarades  (|iii  tu  tirent  souvent  un  Jouet.  11  s'est  peint  lui- 
nu'Mue  tel  (piil  était  alors  :  «  J'avais  des  airs  elTarouchés  de 
hibou  en  [dein  jour  ».  Mais,  dans  ce  reploiement  sur  lui-même, 
il  |irit  conscience  de  sa  force;  dès  18dG,  il  était  au  premier  rang 
(les  ('coliers  de  sa  génération. 

Ambitieux,  mais  d'une  ambition  contenue  et  réglée  par  le 
souvenir  des  misères  de  son  enfance,  d'une  grande  simplicité 
de  moMirs  et  d'allure,  s'alliant  déjà  à  un  certain  orgueil  intel- 
bctind  (pii  ne  blessa  jamais,  il  se  détourne  des  tentations  de  la 
vie  (riiomme  de  lettres;  il  \('iit  un  «  vrai  métier  »,  (pii  lui  assure 
n  jamais  l'indépendance,  la  dignité  de  la  vie,  les  loisirs  de  la 
^icnsée.  Professeur  au   collège  Rollin  en    d822,   il  goûte  avec 


l'école  dp:  L'iMAfîIXATKIN  497 

ivresse  la  joie  (rensoigner.  Ce  coninierce  avec  de  jcMiiies  esprits 
reiichante;  son  àme  délicate  et  prompte  à  refTarouchemeiit  s'y 
épanouit  en  liberté.  Son  enfance  avait  laissé  en  lui  un  forment 
de  misanthropie  ;  «  ces  jeunes  générations  aimables,  dit-il  lui- 
même,  me  réconcilièrent  avec  l'humanité...  L'enseignement, 
pour  moi,  fut  l'amitié.  »  Isolé  du  monde  par  un  mariage  précoce 
où  il  s'enferma,  dédaigneux  des  relations  mondaines,  il  ne 
vécut  que  pour  la  pensée.  En  1827,  il  attire  l'attention  par  la 
traduction  abrégée  de  la  Science  nouvelle  de  Vico  et  par  son 
Précis  dliistoire  moderne.  L'art  souverain  avec  lequel,  dans  ce 
petit  ouvrage,  l'historien  groupait  et  coordonnait  les  faits,  con- 
densait sans  sécheresse,  animait  d'un  mot,  peignait  d'un  trait, 
révéla  un  maître.  Préparer  un  manuel  et  faire  un  livre,  c'est  le 
secret  des  forts. 

Maître  de  conférences  à  l'Ecole  normale,  Michelet  fut  en  très 
peu  de  temps  l'idole  de  ces  jeunes  générations  qu'il  animait  de 
sa  flamme  toujours  claire  et  vive.  Il  fut  appelé  à  la  cour  de 
Louis-Philippe  comme  professeur  d'histoire  de  la  princesse 
Clémentine;  mais  il  se  raidit  contre  la  séduction  de  la  famille 
royale  et,  devant  les  princes,  se  retrouva  plus  que  jamais  plé- 
béien. La  défiance  des  rois  était  déjà  un  article  de  son  Credo. 
Le  gouvernement  de  Juillet  lui  donna  cependant  la  chaire  d'his- 
toire et  de  morale  au  Collège  de  France  (1838)  et  le  titre  de 
chef  de  la  section  historique  des  Archives;  c'était  remettre  à 
l'historien  la  clef  de  son  royaume.  «  Lorsque  j'entrai  pour  la  pre- 
mière fois  dans  ces  catacombes  manuscrites,  dans  cette  nécro- 
pole des  monuments  nationaux,  j'aurais  dit  volontiers  comme 
cet  Allemand  entrant  au  monastère  de  Saint-Vannes  :  Voici 
l'habitation  que  j'ai  choisie  et  mon  repos  aux  siècles  des  siècles.  » 

Avant  de  se  cloîtrer  aux  Archives,  Michelet  avait  donné  dans 
son  Introduction  à  lliistoire  universelle  le  programme  de  son 
œuvre  historique  :  l'étude  de  la  grandeur  romaine  lui  semblait 
la  préface  nécessaire  de  l'histoire  de  la  France.  Ses  deux 
volumes  sur  la  République  romaine  sont  de  4831.  Mais  le  temps 
presse;  l'étoffe  de  la  vie  se  resserre  et  la  France  appelle  son  his- 
torien. En  1833,  paraissent  les  deux  premiers  volumes  de  Y  His- 
toire de  France;  le  dernier  volume  est  daté  de  1867.  «  Après 
mes  deux  premiers  volumes,  j'entrevis  dans   ses  perspectives 

IIlSTOiriE    DE    LA    LANGUE.    VII.  32 


498  L'iIlSTdlRE 

immenses  cette /crrrt  incog)l^ta.^c  (\i»  :  «  11  faut  dix  ans  »,...Non, 
mais  vingt,  mais  trente.  Et  le  chemin  allait  s'allongeant  devant 
moi  '.  »  Mais  rien  de  régulier  ni  de  teire  à  terre  dans  la  compo- 
sition même  de  cette  grande  oeuvre  ;  dans  ses  sauts  hardis  et 
dans  sa  démarche  capricieuse,  l'auteur  franchit  les  siècles;  au 
sortir  du  moyen  âge,  il  a  hesoin  d'air  et  de  lumière;  il  court  à 
la  Ih'vohilion  dont  il  écrit  l'histoire  en  huit  années  {1845-1853). 
«  Fortitié  et  éclairé  par  elle  »,  il  revient  à  la  Renaissance  et  à 
la  Rdvaulé  moderne  (18o5-18(n).  Entre  temps,  cj\  et  là,  une 
écha|»[>ée  :  les  Mémoires  de  Luther,  par  exemple  (18.35);  les 
Or'Kjhœs  du  Droit  (1837),  le  Procès  des  Templiers  (1812-1851). 
Sans  parler  de  cette  production  inattendue,  pleine  de  surprise 
et  de  charme,  floraison  poétique  du  grand  monument  :  VOiseau 
(1856),  V Insecte  (1857),  la  Mer  (1801),  la  Montar/ne  (1868). 

La  Révolution  de  1848  fut  pour  Michelet  ce  que  1830  avait 
été  pour  Guizot  :  le  terme  marqué  par  le  destin  pour  l'achève- 
ment "l'un  evcle  historique;  mais  l'illusion  fui  courte;  plus 
éphémère  encore  le  rêve  de  fraternité  entre  les  nations  qui, 
après  1867,  occupa  sa  pensée.  Le  réveil  de  1870  fut  terrible.  De 
ce  jour,  le  déclin  commença  pour  le  vaillant  homme  dont  le 
cœur  avait  toujours  lutté  si  ardemment  pour  la  France.  La 
mort  le  prit  le  9  février  1874  à  Ilyères,  à  midi,  «  en  pleine 
lumière  :  il  semblait  que  la  nature  voulût  le  récompenser  de 
son  culte  passionné  pour  le  soleil,  source  de  toute  chaleur  et  de 
toute  vie  »  (G.  Monod). 

Le  caractère  de  rhomme;  ses  opinions.  —  «  Ma  vie 
fut  en  ce  livre,  elle  a  passé  en  lui.  11  a  été  mon  seul  événe- 
ment". »  Rarement,  en  eflct,  l'identité  fut  plus  complète  entre 
l'œuvre  et  l'auteur;  l'œuvre  a  été  le  reflet  animé  du  caractère 
et  des  opinions  de  riiomme '.  Michelet  n'a  vécu  que  jiour  penser 
et  pour  aimer;  la  bonté  était  le  fond  même  de  sa  nature,  mais 
une  bonté  parfois  inquiète  et  jalouse  qui  exigeait  des  autres  un 
abandon  complet  d'eux-mêmes  et  ne  soutirait  ])oint  de  partage. 
Cette  àme  tendre  était  facilement  blessée;  ses  premières  décep- 


1.  Préface  de  Vllisloire  de  France,  édil.  <le  ISO'.i. 

2.  l'réf.ire  de  Vllisloire  de  France,  cdil.  de  1800,  p.  ". 

3.  «  Housseaii,  pour  se  confesser,  raconte  l'Iiisloire  de  Rousseau,  et  Michelet, 
pour  se  confesser,  raconte  l'Iiisloire  de  France.  "  (Jules  Simon.) 


L^KCOLE   Itl-:   L'IMAOIXATION  499 

tions  accrnront  sa  (h'fiaiice  naturelle;  et  comme  elle  se  pas- 
sionnait toujours  pour  ou  contre,  incapable  <rin(li(ïerencc,  elle 
se  refusa  à  l'admettre  chez  autrui;  le  monde  lui  parut  divisé  en 
deux  croupes  in(\i:aux  et  tranchés,  les  amis  et  les  ennemis. 

La  solituile  exalta  cette  imagination  ardente  qui  vit  et  juirea 
le  monde  à  travers  sa  passion;  la  noble  pauvreté  et  la  simplicité 
de  sa  vie  nourrirent  en  lui  un  certain  orgueil  stoïcien;  sa  vio- 
lente volonté  abaissait  par  avance  tous  les  obstacles.  Conscient 
de  son  génie  et  soutenu  par  cette  force,  il  n'est  l'homme  de 
personne;  il  fuit  les  écoles  et  les  sectes,  évite  les  doctrinaires 
et  les  romantiques  :  «  J'étais  mon  monde  en  moi.  »  Rare 
exemple  d'un  esprit  qui  se  façonne  lui-même  et  met  son  oreueil 
à  rester  soi.  «  Je  n'avais  qu'une  seule  force,  ma  virginité  sau- 
vage d'opinion.  » 

Ce  reclus  volontaire  n'était  point  à  plaindre;  dans  le  silence 
studieux  dont  il  s'enveloppait,  toute  émotion  s'amplifiait  et 
devenait  passion.  Nul  n'eut  plus  que  lui  le  don  de  jouir  ou  de 
souffrir  au  contact  du  passé.  «  Je  menais  une  vie  que  le  monde 
eût  pu  croire  enterrée,  n'ayant  de  société  que  celle  du  passé  et 
pour  amis  que  les  peuples  ensevelis...  J'aimais  la  mort.  »  Il 
entendait  le  secret  des  tombes;  il  jouissait  de  ce  bruissement  des 
ombres  qui  semblaient  lui  dire  :  «  Histoire!  compte  aAec  nous!... 
Nous  avons  accepté  la  mort  pour  une  ligne  de  toi.  » 

«  Il  se  sentait  partial,  a  dit  Jules  Simon;  il  s'en  faisait  eloire. 
Etre  partial,  c'est  être  un  homme.  Il  était  juste  en  même  temps; 
il  voulait,  il  croyait  l'être.  Il  croyait  que  sa  partialité  consistait 
à  se  réjouir  ou  à  souffrir,  comme  homme  de  parti,  du  juste 
jugement  qu'il  prononçait  comme  historien.  »  Parti  du  peuple, 
il  en  garda  toujours,  et  jalousement,  l'empreinte  profonde; 
l'àme  populaire  palpitait  en  lui,  mais  il  était  surtout  du  peuple 
de  Paris;  il  en  savait  les  secrets,  les  instincts,  les  passions;  il 
aimait  ses  préjugés  et  ses  vertus,  l'esprit  voltairien  et  le  patrio- 
tisme. 

Venu  à  la  vie  sur  la  limite  de  deux  époques,  il  grandit  et  se 
forma  entre  deux  révolutions.  «  L'éclair  de  juillet  »  l'éblouit. 
ft  Dans  ces  jours  mémorables,  une  grande  lumière  se  fît,  et 
j'aperçus  la  France.  »  Mais  il  la  vit  avec  les  yeux  de  son  temps. 
C'est  une  chose  remarquable  en  effet  qu'avec  son  tout-puissant 


500  h  IIISTOIUK 

('.s|)rit,  sa  culture  raffinéo  el  |uofoii(l(\  sa  délicatesse  et  sa  dex- 
Irrilr  de  pensées,  Miclidet  doit  demeurer  asservi  aux  formes  de 
senlii"  et  de  jui^er  x  diiii  j^arde  national  des  trois  glorieuses  '  ».  Il 
a  l.i  li.iiiic  des  rois,  des  prêtres  :  il  ne  vdil  I  Anglelej're  (jnà  Ira- 
vers  h's  souvenirs  des  pontons  et  de  Sainte-Hélène;  les  Jésuites 
lui  ins|(irent  de  l'Iuimeur  et  de  l'etlVoi.  (l'est  le  Credo  d'un 
<'nl';uil  de  I^iris  au  lendemain  de  18."{0.  Miehelet  y  ajoute  le 
cullc  i\i'  lAllemagne,  «  ma  chère  Allemagne  ». 

Cette  inlransigcaiice  ne  sera-t-elle  pas  pour  l'historien  ui> 
principe  de  faiblesse  et  d'erreur?  Michelet  échappe  à  ce  danger 
[>ar  son  inconséquence  et  ses  variations.  Son  imagination  créa- 
trice ressuscitait  avec  tant  de  puissance  à  ses  yeux  les  différents 
âges  du  passé  que,  s'ouhli.inl  lui-môme  ou  se  livrant  au  (  hai'me, 
il  se  faisait  le  contem[)orain  des  hommes  qu'il  étudiait,  se  fon- 
ilait  et  renaissait  et  vivait  en  eux.  Ses  œuvres  les  plus  jtarfaites 
sont  du  temps  oij  il  savait  ne  pas  résistera  cette  métamoi'phose 
de  lui-même,  lors(|ue  au  lieu  de  se  poser  loin  des  événements 
comme  un  juge,  il  se  livrait  à  leur  courant  comme  un  témoin 
passionné;  lorsqu'il  suivait  comme  un  homme  du  temps  les 
étapes  de  la  vie  de  l'humanité  et  donnait  au  lecteur  l'illusion 
que  cet  historien  de  trente-cinq  ans  avait  vécu  des  siècles  et 
des  siècles.  II  y  a  de  lui  un  mol  profond  :  «  Je  me  perdis  de 
vue,  je  m'absentai  de  moi.  »  Admirable  sans  doute,  même  alors 
qu'il  reste  lui  et  subit  la  tyrannie  de  ses  préjugés,  il  touche  au 
parfait  quand  il  oublie  le  temps  où  vécut  sa  chair,  pour  revivre 
en  son  Ame  de  |»oète  au  milieu  des  morts  et  animer  leur  poussière. 

L'œuvre  historique  de  Michelet.  —  «  Peut-être  dans  cin- 
fpiante  ans,  a  écrit  l'aine,  quand  on  voudra  définir  l'Histoire  de 
.Michelet,  on  dira  qu'<dle  a  été  l'épopée  lyrique  de  la  France.  » 
La  [>art  est  égale  dans  ces  lig-nes  à  la  critique  et  à  l'éloge;  et, 
tout  pesé,  c'est  [)eul-être  la  vérité  même.  L'imagination,  à  un 
cei'tain  degré  de  puissance,  et  ({uand  elle  est  capable  de  créer, 
s'allie  mal  d'ordinaire  avec  les  mérites  sévères  du  chercheur,  de 
l'érudit  et  du  (  iili(jue.  Il  y  avait  donc,  semble-t-il,  quelque  témé- 
rité à  tenter  d'écrire  l'histoire  avec  un  génie  créé  pour  d'autres 
tfkhes  et  qui  se  trouvait  être  à  lui  seul  un  principe  d'erreur. 

1.  Le  mot  li^l  (le  .M.  È.  Faj;iiel. 


Ariiiniul  Colin  &  Cie    Éditeurs,  Par 

MICHELET 
D'après  un  cliché  photographique  de  Meyer  et  Pierson 


Hist.  clc    In  Langue  et  de  la  Litt.  Fr.  T.  vu,  Cli. 


Armand  Coliu  &  Cie,  Editeurs.  Paris. 


LEGOLK   UK   L  IMAOINATKIX  501 

Aussi  l'œuvre  ne  rcssemble-t-oUe  à  aucune  aiiti-r:  l'auteur 
en  a  le  sentinuMit  :  «  (J'avais  une  force...)  la  lilu-c  allure  d'un 
art  à  moi,  et  nouveau.  »  —  «  J'étais  artiste  et  écrivain  alors, 
lùen  plus  qu'historien.  »  11  parle  aussi  du  «  talisman  secret  qui 
fait  la  force  de  l'histoire  »  ;  et  c'est  la  sympathie,  l'amour,  le 
sourire.  Cet  amour  (|ui  «lonne  lintuition  de  tout  et  qui  est 
capable  de  miracles,  nul  n'en  fut  pénétré  autant  que  lui.  Armé 
de  ce  talisman,  il  peut  appliquer  au  passé  le  mot  de  l'Evangé- 
liste  :  c<  Etinmsl  mortuus  fuerit,  vivef.  »  Les  morts  se  lèvent  à 
sa  voix,  marchent  et  parlent.  «  Je  ne  tardai  pas  à  m'apercevoir 
que  dans  ces  galeries  (les  Archives)  il  y  avait  un  mouvement, 
un  murmure  qui  n'était  pas  de  la  mort...  Ces  papiers  ne  sont 
pas  des  papiers,  mais  des  vies  d'hommes,  de  provinces,  de  peu- 
ples. D'abord,  les  familles  et  les  fîefs,  blasonnés  dans  leur  pous- 
sière, réclamaient  contre  l'oubli.  Les  provinces  se  soulevaient., 
tous  vivaient,  tous  parlaient...  Et  à  mesure  que  je  soufflais  sur 
leur  poussière,  je  les  voyais  se  soulever.  Ils  tiraient  du  sépulcre 
qui  la  main,  qui  la  tête,  comme  dans  le  Jugement  dernier  de 
]Michel-Ange  ou  dans  la  Danse  des  Morts.  »  Ce  ne  sont  point 
des  fantômes  qui  hantent  sa  pensée,  mais  des  êtres  réels,  créés 
à  nouveau  par  lui;  il  les  voit,  les  touche,  les  connaît  par  leur 
nom  et  leur  parle.  «  Doucement,  messieurs  les  morts;  procé- 
dons par  ordre,  s'il  vous  plaît.  » 

Avec  ce  don  merveilleux,  la  recherche  devient  un  attrait. 
L'historien  ne  se  sent  plus  en  dehors  du  temps  qu'il  étudie  et, 
isolé  de  lui,  il  n'en  est  plus  distinct;  il  se  meut  en  lui,  coudoie 
ses  foules,  frémit  de  ses  passions,  connaît  le  secret  de  ses  grands 
hommes  qu'il  voit  agir  dans  leur  existence  publique  et  privée. 
L'histoire  ainsi  Aue  et  préparée  est  comme  un  roman  per- 
sonnel; c'est  le  passé  aperçu  à  travers  une  àme.  «  L'historien 
qui  entreprend  de  s'eftacer  en  écrivant,  de  ne  pas  être,  n'est 
point  du  tout  historien'.  »  —  «  En  pénétrant  l'objet  de  plus  en 
plus,  on  l'aime;...  le  cœur  ému  a  la  seconde  vue,  voit  mille 
choses  invisibles  au  peuple  indifférent.  L'histoire,  l'historien 
se  mêlent  en  ce  regard  -.  » 

Au   charme   du   spectacle,   l'œuvre  se  développa  et  prit   des 

1.  Préface  de  1869. 
■2.  Ici. 


302  I.  Il ISTo (!{!•: 

|)i-<n>()i'li()iis  iii.illcmlut's.  ]j'IIis(o/r''  dr  France  no  devait  avoir 
«|ue  ciiKi  volumes,  et  le  sixième  a  pour  matière  Louis  XI.  Cette 
première  partie  fait  un  tout,  et  bien  que  dans  la  pensée  de 
l'auteur  la  continuilr  ri  l.i  rèyulai'ité  du  déveloi)pement  fût  un 
sig-ne  de  la  vie,  cl  (|iit'  V Histoire  de  France  ne  pût  pas  se  scinder, 
elle  forme  en  vérité  unr  (i-uvrc  à  part.  Non  pas  à  cause  du  saut 
dans  le  temps  (juo  lit  alors  l'Iiistorien  (de  la  fin  du  Moyen 
Age  à  la  Révolution),  et  du  sans  gène  avec  lequel  il  laisse  sus- 
pendue et  comme  en  l'air  cette  œuvre  monumentale;  mais 
parce  que  nulle  |>art  le  don  de  résurrection  de  Michelet  ne 
s'appliqua  jdus  puissamment  au  passé  et  ne  le  reconstitua  plus 
sincèrement  dans  sa  vérité  morale,  dans  sa  forme  et  dans  sa 
couleur.  A  cette  partie  s'applique  sans  réserve  le  mot  de  l'au- 
teur lui-même  :  «  L'histoire,  dans  le  progrès  du  temps,  fait 
l'historien,  bien  plus  qu'elle  n'est  faite  par  lui.  »  Plus  tard 
l'historien  fit  l'histoire;  il  se  plaça  en  dehors  d'elle,  la 
jug'ea,  non  j)lus  en  contemporain,  mais  en  homme  du  xix® 
siècle;  il  projeta  vers  elle,  pour  l'éclairer,  le  feu  de  ses  pas- 
sions, de  ses  préjugés  et  de  ses  haines.  Cela  suffit  à  creuser  un 
abîme  entre  les  deux  parties  de  l'œuvre;  sans  doute,  tout  l'ex- 
cellent n'est  pas  dans  cette  première  partie  seule;  mais  on  peut 
presque  dire  qu'il  n'y  a  que  de  l'excellent. 

La  vie  dans  le  passé  n'absorbait  pas  Michelet;  il  restait,  au 
milieu  du  plus  intense  labeur,  l'homme  de  son  temps.  La  stagna- 
tion politique  des  dernières  années  du  règne  de  Louis-Philippe 
(ces  années  pendant  lesquelles  la  France  «  s'ennuyait  »)  alarma 
son  p.iliioiisiiie  ;  il  craignit  une  banqueroute  de  la  Révolution, 
et  il  cduiul  en  volontaire  pour  la  défendre.  Pour  se  justifier 
peut-ètie  de  fausser  brusquement  compagnie  au  xvi''  siècle,  il 
écrit  :  «  Je  ne  couiprendrai  pas  les  siècles  monarchiques,  si, 
d'abord,  av.inl  tout,  je  n'établis  en  moi  l'àme  et  la  foi  du 
peuple.  »  La  Révolution  lui  apparaît  comme  le  but  fat;il  vers  le- 
quel s'achemine  l'histoire  à  travers  la  boue  et  les  ronces.  «  Que 
vous  avez  tardé,  grand  jour!  » 

C'est  alors  seulement,  dans  sa  [)ensée,  qu'il  est  un  historien; 
jus(pie-là  il  n'.iviiit  été  (piiui  .irtisle.  A  la  lumière  des  principes 
de  la  Révolution,  il  étudieia  plus  tard  les  siècles  monarchiques; 
mais  dès  lors  en  lui  tout  est  changé,  et  les  sympathies  pour  le 


l'école  de  L'iMAdlNATIOX  îiO.'i 

passé,  ot  la  méthode  môme.  La  grande  nouveaulé  de  son  œuvre, 
dans  sa  première  partie,  est  qu'il  avait  tout  aimé  et  tout  com- 
pris; d'abord  le  sol  même  de  la  patrie  dans  sa  diversité  féconde, 
le  travail  ol)scur  des  générations  mortes,  les  consolations  de 
l'Église  et  son  rôle  maternel,  et  les  nobles  âmes,  qu'elles  fussent 
roi  ou  peuple,  saint  Louis  et  Jeanne  d'Arc.  A  cette  rencontre 
sublime  de  l'héroïsme,  de  la  naïveté  pojmlaire,  du  mysticisme 
et  du  bon  sens  français,  Michelet  écrit  un  chef-d'œuvre. 

Doctrinaire  à  rebours,  au  lieu  de  chercher  dans  le  passé  des 
armes  pour  combattre  la  Révolution,  il  condamne,  au  nom  de  la 
Révolution,  ce  passé  même.  Malheur  aux  rois,  à  François  I'%  à 
Henri  IV  même,  à  Louis  XIY,  à  Louis  XV!  Malheur  aux 
prêtres  et  à  l'Église  dont  il  voit  clairement  enfm  les  obscures 
intrigues  et  l'œuvre  néfaste!  Il  se  prend  en  pitié  de  s'y  être 
laissé  tromper.  «  Ces  lignes  juvéniles,  étourdies,  si  l'on  veut... 
elles  y  sont,  et  me  font  rire  encore.  »  Sa  méthode  s'altère  ;  la 
science  exacte  de  l'archiviste  s'affaiblit  ou  se  cache  ;  plus  de  ces 
citations  exactes  et  curieuses,  de  ces  notes,  de  ces  renvois  aux 
textes  qui  rassurent  le  lecteur;  clairsemée  çà  et  là,  l'indication 
d'un  auteur  inconnu  ou  d'un  livre  étrange;  et  si  l'on  vérifie,  il 
se  rencontre  souvent  qu'égaré  par  une  imagination  désormais 
sans  frein,  l'historien  y  a  lu  ce  qui  n'y  était  pas. 

Plus  que  jamais  sensible  au  détail,  il  découvre  et  exagère 
l'influence  de  menus  faits  qui  devraient  rester  le  secret  de 
l'alcôve  ou  de  la  garde  robe;  par  lui,  la  physiologie  envahit 
l'histoire.  S'il  y  avait  profit  à  prouver  que,  jusque  dans  les 
grandes  affaires,  l'infirmité  du  corps  pouvait  avoir  de  l'influence, 
il  ne  convenait  guère  à  ce  grand  spiritualiste  de  paraître  à  cer- 
tains moments  tout  lui  sacrifier.  La  séduction  qu'exerce  Michelet 
aggrave  ses  torts;  au  moment  où  on  le  lit,  on  ne  résiste  pas; 
on  se  remet  aux  mains  de  cet  auteur  qui  a  tout  vu,  tout  entendu, 
tout  surpris,  qui  a  reçu  la  confidence  des  portraits  et  des  statues 
et  pour  qui  ont  été  soulevés  tous  les  voiles  qui  abritent  l'intime 
de  la  vie. 

Mais  «  que  se  dit  le  lecteur  en  le  quittant?  Un  seul  mot,  et 
funeste  :  Je  doute.  »  (Taine.)  C'est  le  châtiment  de  cette  imagi- 
nation souvent  inspirée,  déréglée  parfois,  pour  le  moins  capri- 
cieuse. La  bonne  foi  de  l'historien  ne  saurait  être  soupçonnée; 


:i04  LlllSTdlHK 

on  se  séparant  de  lui,  on  ne  cesse  ni  de  l'estimer  ni  de 
l'ainicr;  mais  (in  clicrrli»'  du  regard  nii  ,unide  jdus  calme  et 
|dns  sùi". 

Le  style  de  Michelet.  —  Ce  senlimenl  île  malaise  serait 
insupjiortable  si,  à  chaiiuc  [^n'^c,  les  plus  délicieuses  surprises 
ne  le  dissipaient  |tar  fncliantemenl  :  même  quand  on  l'ait  des 
réserves  sur  la  lesseniMance,  les  portraits  de  Michelet  exercent 
un  irrésistible  attrait;  ils  font  revivre  ou  ils  créent;  mais  la  vie 
est  en  eux.  Comment  résister,  d'ailleurs,  au  charme  subtil  qui 
se  dégage  de  ce  style  merveilleux,  qui  prend  à  la  fois,  semble-t-il, 
l'esprit  et  les  sens?  C'est  ici  vraiment  qu'éclate  la  supériorité 
de  Michelet;  il  n'a  imité  personne  et  il  ne  saurait  être  imité. 
Malheur  à  rim]»rudent  qui  le  prendrait  j)Our  guide! 

La  première  impression  qui  se  dégage  de  ce  style,  c'est  peut- 
èlre  qu'on  le  croirait  parlé  })lutôt  qu'écrit;  il  ne  s'interpose  pas 
entre  l'écrivain  et  le  lecteur;  il  est,  semble-t-il,  la  voix  même 
de  l'auteur  vibrant  à  l'oreille  de  celui  qui  lit;  et  il  a  ce  premier 
charme  de  nous  introduire,  comme  de  plain-pied,  dans  la  fami- 
Iiarit('-  de  riiomme.  C'est  alors  un  subtil  plaisir  de  suivre  l'élan 
de  cette  imagination,  tantôt  souriante,  tantôt  enflammée,  dans 
sa  lutte  avec  les  mots.  Tous  les  termes  de  la  langue  se  pliant  à 
sa  fantaisie,  langage  de  cour  et  argot  des  halles,  poésie  et 
prose,  termes  techniques;  et  français  courant,  bon  enfant.  Même 
liberté  dans  l'allure  de  la  phrase;  elle  est  ample,  développée; 
elle  est  aussi  dialoguée,  fragmentée,  coupée  menu;  suivant  que 
la  pensée  coule  large,  abondante  et  calme,  comme  un  fleuve; 
MU  se  presse  jaillissante,  à  gros  bouillons;  ou  paraît  épuisée, 
tarie,  et  ne  sort  |dn>  (pir  par  jets  courts,  espacés.  Et  sur  le 
tout,  la  «  teinte  de  p(nir[)re  »  des  plus  éclatantes  métaphores. 

Nul  n'a  fait  du  style  de  Michelet  une  analyse  plus  subtile  que 
M.  Gabriel  Monod;  l'amour  lui  a  donné  l'intuition.  Quel  est  à 
son  sens  le  cai-actére  pio[»re  de  Michelet  comme  écrivain?  «  Il 
est  un  grand  musicien.  11  n'est  pas  à  i)roprement  parler  un 
coloriste,  il  ne  cherche  pas  à  peindre  jjar  le  choix  cui'ieux  et 
l'association  frajijiante  des  mots;  il  n'est  pas  un  logicien,  appor- 
tant la  conviction  dans  res))rit  pai-  la  justesse  des  termes  et  la 
forte  liaison  des  idées;  il  n'est  pas  un  orateur  entraînant  son 
jMiblic  par  l'amjdeur  et  la  gradation  savamment  ménagée  des 


l'école   IMlILdSOPHIQUE  305 

périodes.  Il  est  un  inusiciiMi  (jui  cherche  à  oxprimer  les  senti- 
ments et  mèmeàdéfrire  les  ohjels  par  le  son  et  par  le  rylhme.  » 
Michelet  en  avait  hien  conscience;  faisant  allusion  à  une  heure 
où,  lassé,  il  se  trouvait  dans  l'impuissance  d'écrire  :  «  Ma 
phrase,  dit-il,  venait  inharmonifjue.  »  On  a  pu  même  noter, 
dans  l'histoire  de  son  talent,  les  premiers  signes  de  l'âg-e,  lorsque 
à  la  riche  variété  des  harmonies  succède  dans  son  style  un 
rvthme  uniforme,  monotone,  une  tendance  à  multiplier  le 
vers  ',  et  comme  une  même  «  ritournelle  ».  Ce  don  merveil- 
leux de  l'harmonie,  comme  épuisé,  ne  se  manifestait  plus  que 
par  une  monotone  cantilène. 

Il  faut  mettre  enfin  au  nomhre  des  chefs-d'œuvre  de  Michelet 
sa  vie  elle-même.  Il  restera  comme  un  parfait  exemple  de  l'iden- 
tification d'une  vie  et  d'une  œuvre.  Quand  il  met  le  sceau  à  son 
Histoire  de  France^  c'est  un  déchirement;  il  sentqu'il  ferme  sa  vie. 

«  Chère  France,  avec  qui  j'ai  vécu,  et  que  je  quitte  à  si  grand 
regret'....  S'il  a  fallu,  pour  retrouver  ta  vie,  qu'un  homme  se 
donnât,  passât  et  repassât  tant  de  fois  le  fleuve  des  morts,  il 
s'en  console,  te  remercie  encore.  Et  son  plus  grand  chagrin,  c'est 
qu'il  faut  te  quitter  ici.  »  Cri  suprême  de  cet  admirahle  écrivain 
dont  la  Muse  fut  la  passion  d'aimer. 


//.   —  L'Ecole  philosophique. 

François  Guizot  (1787-1874).  —  Peu  d'hommes  ont  écrit 
plus  que  Guizot.  La  poésie  exceptée,  il  a  touché  à  tout  :  philo- 
logie, critique  littéraire,  critique  d'art,  pédagogie,  histoire  phi- 
losophique, publication  de  textes,  traductions,  commentaires, 
polémique,  biographie,  roman  historique,  morale  et  religion. 
Malgré  cette  dispersion  apparente,  il  y  a  dans  sonœ^uvre,  comme 
dans  sa  vie,  une  parfaite  unité;  qu'il  écrive  ou  qu'il  parle,  his- 
torien, professeur,  orateur,  Guizot  n"a  en  vue  que  le  triomphe 

1.  Il  va  toujours  eu  des  vers  dans  la  prose  de  Michelet.  Mais,  dans  la  pre- 
mière période  de  sa  carrière,  ils  se  perdent  et  se  fondent  dans  le  texte. 
Exemple,  entre  cent  autres  dans  l'Histoire  romaine  (Uw  111,  chap.  vi)  :  «  Le 
serpent  tour  à  tour,  qui,  tout  bas,  siffle  la  pensée  du  mal  au  cœur  d'Adam, 
qui  nage  et  rampe  et  glisse,  et  coule  inaperçu,  n'exprime  (juc  trop  bien...  etc.  » 


:J0(')  L  IIISTOIIIK 

il  1111  sysiriiic  iiiofal,  social,  [xtlilicjiio,  auquel  il  a  accordé  son 
adhésion  raisonnéc  et  passionnée.  La  vie  de  riiomme  explique 
Tauleur.  Elle  nous  le  nionlre  aussi  j>eu  «  homme  de  letli'es  » 
qu'il  est  possilde,  et  avant  tout,  h(»mme  d'action.  Son  ambition 
n'csl  pas  d'ordie  littéraire,  mais  politique.  «  Esprit  d'exécu- 
tion »  avant  toiil.  il  ne  se  laisse  pas  détourner  par  la  curiosité  du 
|>iir  lettré;  il  voit  le  liut  et  il  y  marche  d'un  pas  égal  et  assuré. 

«  rsé  bourgeois  et  protestant  »,  a-t-il  écrit  lui-même.  Avec  des 
variations  et  des  nuances,  suivant  l'âg-e  et  le  moment,  c'est 
IticM  là  le  l'oiiil  du  caradére  de  l'homme,  tel  que  son  origine  et 
son  éducation  l'avaient  fait.  Son  père,  avocat  libéral  au  barreau 
de  Nîmes,  mourut  sur  l'échafaud  le  8  avril  1794.  Qui  peut  dire 
s'il  n'y  eut  pas  dans  l'obstinée  modération  du  fils,  dans  son 
impétuosité  à  défendre  toujours  et  en  tout  les  idées  moyennes, 
quelque  chose  comme  un  vœu  à  une  chère  mémoire  et  la  fatale 
empreinte  d'une  tragédie  domestique?  Dès  ce  moment,  François 
Guizot,  sous  la  direction  de  sa  mère,  traita  la  vie  comme  une 
chose  sérieuse  et  une  œuvre  difficile  qu'il  faut  laborieusement 
préparer.  Il  demanda  à  Genève  le  secret  de  ses  fortes  croyances 
et  ne  se  risqua  à  Paris  qu'à  dix-huit  ans,  en  180o.  Il  y  reçut  dans 
les  salons  de  M""*  d'IIoudetot,  de  Suard  et  de  Morellet  le  baptême 
philosophique;  au  spectacle  des  dernières  grâces  du  xvni"  siècle, 
il  s'humanisa  et  fit  fléchir  sa  raideur  genevoise  et  calviniste. 
Son  mariage  avec  M""  de  Meulan,  en  4812,  acheva  cette  œuvre. 

Guizot  débuta  dans  les  alTaires  publiques  par  l'administration; 
même  ainsi  limitée,  la  politique  le  passionna;  et  il  se  laissa 
prendre  à  elle  par  ce  qu'elle  peut  oITrir  de  plus  noble,  par  les 
princijxs.  Il  fit  presque  parallèlement  ses  débuts  dans  rensei- 
gnement de  la  Sorbonne;  mais  on  peut  dire  <|ue,  dès  1814,  les 
grandes  questions  de  la  politique;  furent  comme  la  trame  de  ses 
pensées.  La  Sorbonne  n'apparaissait  à  Guizot  que  comme  un 
noble  et  paisible  refuge  où  il  se  reposait,  par  d'autres  travaux, 
des  agitations  de  la  vie  publi(|ue,  où  il  se  consolait  de  ses 
mécomptes.  —  «  Vous  gagnez  sans  nous  des  batailles  pour 
nous  »,  lui  disait  le  général  Foy  en  1820,  après  raj)parition  du 
jircmier  de  ses  traités  jtolitiques.  Ce  noble  souci  des  affaires 
|iubliques  reste  comme  le  centre  de  rayonnement  de  toutes  ses 
[lensées,  le  pivot  de  toute  sa  vie. 


LECOLK    l'Ilil.OSOPHIQUE  507 

Dans  les  époques  où  la  vie  politique  est  intense,  au  lende- 
main des  révolutions  qui  ont  agité  les  esprits  et  troublé  les 
âmes,  il  est  naturel  que  Ihistorien  se  refuse  à  stériliser  l'his- 
toire, à  n'y  voir  qu'une  science  exacte,  sans  rapports  avec  les 
destinées  de  l'homme  ou  de  la  société,  matière  animée  de  son 
étude.  «  L'histoire,  a  écrit  Guizot,  c'est  la  nation,  c'est  la  patrie 
à  travers  les  âges.  L'histoire  nous  rend  le  passé;  ce  n'est  pas 
seulement  un  plaisir  de  science  et  d'imagination  que  nous 
éprouvons  à  rentrer  ainsi  en  société  avec  les  événements  et  les 
hommes  qui  nous  ont  précédés  sur  le  même  sol,  sous  le  même 
ciel;  les  idées  et  les  passions  du  jour  en  deviennent  moins 
étroites  et  moins  âpres.  »  [Mémoires,  i,  28,  et  m,  1"1.) 

On  ne  saurait  affirmer  plus  nettement  le  rôle  social  de  l'his- 
toire; mais,  dans  cet  immense  domaine  des  faits,  tout  est-il,  au 
même  titre,  matière  d'histoire?  N'y  a-t-il  pas  des  retranchements 
nécessaires  à  opérer?  L'histoire  peut-elle  être  réellement  le 
tableau  du  passé'i  «  Le  monde  est  trop  vaste,  la  nuit  du  temps 
trop  obscure  et  l'homme  trop  faible  pour  que  ce  tableau  soit 
complet  et  fidèle  '.  »  Mais  cette  impuissance  de  tout  savoir  ne 
le  mène  pas  au  scepticisme.  «  L'histoire  nous  ofTre,  à  toutes 
ses  époques,  quelques  idées  domina) des,  quelques  grands  événe- 
ments qui  ont  déterminé  le  sort  et  le  caractère  d'une  longue  suite 

de  générations la  raison  même  peut  nous  offrir  ses  données 

positives  pour  nous  conduire  à  travers  le  dédale  incertain  des 
faits  -.  » 

Guizot  s'attachera  donc  surtout  à  dégager  l'idée  générale  des 
événements  ;  ces  idées  seront  pour  lui  la  vraie  matière  de  l'his- 
toire; et  pour  les  combiner,  il  ne  connaîtra  pas  de  plus  puissant 
instrument  que  la  raison.  Son  ambition  n'ira  pas  à  faire  revivre 
le  passé  avec  les  couleurs  et  le  mouvement  de  la  vie,  à  le  res- 
susciter par  les  paroles  magiques  du  génie;  mais  à  l'expliquer, 
à  découvrir  ses  lois.  L'imagination  abdiquera  ses  droits  devant 
la  raison  ;  et  tout  ce  qu'il  laissera  circuler  de  passion  dans  son 
œuvre,  c'est  à  son  patriotisme  qu'il  l'empruntera. 

Sa  doctrine  et  son  œuvre  historique.  —  Guizot  a 
marqué  sa  place  au  premier  rang  des  historiens  à  un  double 

1.  Première  leçon  de  Guizot  en  Sorbonne,  le  11  décembre  1812. 

2.  Leçon  du  11  décembre  1812. 


î)08  L  IliSïoiilK 

litre,  pai"  reiiseiancinent  ot  [);ir  les  (riivrcs'.  Dès  sa  leçon  d'ou- 
verliire  à  la  Snrixiiiiie  (11  déceinlire  181'2),  il  se  révéla  comme 
un  maître.  On  n  y  sent  pas  la  moindre  hésitation  de  doctrine; 
à  son  début  môme,  il  est  en  jdeine  [)Ossession  de  sa  méthode. 
De  tous  les  faits  de  l'ordre  historique,  Guizot  s'attache  dès  le 
in'eniicr  jour  an  [dus  comidexe,  au  |dus  immatériel,  à  celui  qui 
olTre  le  moins,  au  premier  ahord,  les  caractères  du  fait  :  la 
civilisation  elle-même.  Il  entre  résolument  dans  la  mêlée  des 
faits  historiques,  pour  y  porter  l'ordre,  la  règle,  l'organisation. 
A  sa  voix,  tout  se  calme  et  se  classe;  certains  faits  grandissent 
et  dominent  la  foule;  d'autres  s'effacent  et  disparaissent,  pour 
laisser  aux  plus  importants  leur  relief. 

Tout  était  nouveau  dans  cet  enseignement,  et  la  méthode  et 
le  sujet.  Au  lieu  d'un  sec  exposé  ou  d'une  amplification  oratoire, 
on  assistait  à  la  plus  délicate  analyse;  tour  à  tour,  les  dilTérents 
éléments  constitutifs  de  l'histoire,  l'élément  royal,  aristocra- 
tique, communal,  ecclésiastique  étaient  soumis  aune  inipartiale 
critique;  on  voyait  appliquer  aux  faits  historiques  des  procédés 
d'ohservation  et  d'induction  d'une  infinie  délicatesse  et  d'une 
portée  imprévue.  En  même  temps,  on  sentait  ces  faits  régentés 
et  comme  tenus  en  bride;  jusque-là  pressés  en  cohue,  leur 
confusion  faisait  place  aune  disposition  ordonnée,  à  une  marche 
régulière  et  savante,  en  belles  lignes,  vers  un  but  entrevu. 

Les  critiques  n'ont  pas  manqué;  cette  tentative  pour  «  maî- 
triser le  désordre  dans  l'histoire  »  (Sainte-lîeuve)  a  paru  pro- 
céder à  la  fois  de  la  présomption  et  d'un  manque  d'ouverture 
d'esprit  et  d'intelligence  de  la  vie.  On  a  blâmé  Guizot  d'avoir 
fait  une  histoire  tro[)  raisonnable,  d'avoir  inventé  «  une  méthode 
artilicielle  et  commode  pour  régler  les  comptes  du  passé  », 
d'avoir  tyrannisé  les  faits,  d'être  trop  logique  pour  être  vrai. 

On  lui  a  su  mauvais  gré  aussi  d'avoir  manjué  de  traits  trop 
nets  le  but  vei's  le<piel  il  poussait  le  bataillon  des  faits.  N'abuse- 
t-on  pas  cependant  contre  lui  des  rancunes  soulevées  par 
riiomme  d'Ktat,  quand  on  lui  re[)roche  d'avoir  fait  en  histoire 
delà  «  politique  rétrospective  »?  Le  long  elTort  par  lequel,  de 
riiisloirc  antique  et  de  l'histoire  du  moyen  âge,  se  dégagent  des 

I.  On  iionn-.iit  (lire  ;iiissi,  •■  par  la  direclion  cl  l'iiTi|iiilsiini  (itiruK'o  aux  travaux 
liisloriijui.'S  ".  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lien  d'éliidier  ceUe  partie  de  son  oMivre. 


l'école   PlIILUSill'IIIOrK  aOO- 

classes  nouvelles  d'hoinmcs,  et  eu  particulier  cette  classe  qui 
conquit  le  gouvernement  comme  prix  du  travail  et  de  la  probité, 
le  Tiers-État,  Guizot  Ta  mis  en  lumière  avec  un  art  supérieur; 
mais  il  ne  Ta  |)oiut  inventé.  Le  vrai  but  ([u'il  a  marqué  à  This- 
toire  des  siècles,  ce  n'est  pas,  comme  on  l'a  dil  avec  malice, 
1830  et  le  gouvernement  de  M.  Guizot;  mais  le  progrès  sans 
cesse  croissant  de  l'ordre  et  de  la  liberté.  Ce  n'est  pas  un  mince 
honneur  pour  sa  mémoire  (jue  la  confusion  ait  pu  s'établir. 
\j  Histoire  de  la  civilisation  en  France  et  en  Europe,  les  Essais 
sur  VHistoire  de  France  sont  les  premiers  monuments  de  la 
doctrine  historique  de  Guizot;  le  temps  les  a  respectés;  ils  res- 
tent comme  rim[)Osant  témoignage  d'une  méthode,  d'un  labeur 
infini  et  d'un  caractère. 

Si,  dans  la  production  immense  de  Guizot,  il  fallait  faire  un 
choix  et  mettre  à  part  l'œuvre  unique  qui  dût  répondre  pour 
lui  devant  la  postérité,  nous  n'hésiterions  pas  à  citer  son  His- 
toire de  la  Révolution  d'Angleterre  (1827-28).  C'est  déjà  un  signe 
que  le  choix  du  sujet;  on  y  découvre  le  tempérament  intellec- 
tuel d'un  historien  et  la  portée  de  son  esprit.  Il  y  a  parfois 
entre  les  événements  et  les  esprits  des  rapports  de  nature,  d'oii 
procèdent  la  sympathie  et  l'intelligence.  Cette  secrète  affinité 
exista  toujours  entre  l'histoire  d'Angleterre,  prise  dans  son 
ensemble,  et  le  génie  de  Guizot.  Mais  si,  au  cours  de  ces  annales, 
une  époque  vient  à  s'ofîrir,  oiJ  la  lutte  politique  se  complique 
d'une  lutte  religieuse,  où  les  droits  de  la  conscience  menacés 
comme  les  droits  de  la  nation  donnent  au  conflit  une  majesté 
sans  égale,  aux  passions  un  déchaînement  absolu,  aux  carac- 
tères le  relief  que  leur  prêtent  les  grandes  révolutions,  aux  faits 
une  tragique  importance  dans  la  destruction  ou  le  relèvement; 
ne  sera-ce  pas  déjà  faire  œuvre  d'historien  que  d'en  saisir  les 
caractères,  d'en  dégager  l'unité  et  de  la  détacher  de  la  série 
monotone  des  siècles  pour  l'otTrir  à  l'admiration  ou  à  l'étude 
des  hommes  comme  une  puissante  personnalité  où  se  mêlent 
l'action  de  l'homme  et  l'action  de  Dieu,  les  caprices  de  la  folie 
humaine  et  les  lois  d'une  sagesse  supérieure? 

Le  sujet  admis,  on  pouvait  hésiter  sur  la  méthode  d'exécution; 
livré  en  effet  à  des  esprits  de  trempe  diverse,  il  produira  les 
œuvres  les  plus  difîérentes.  Il  est  de  ceux  qui  semblent  récla- 


olO  I>  IIISTOIIIK 

nier  Idiil  tr.iliortl  l;i  Inrcc  de  riniagiiKilioii,  le  don  de  Vdir  ot 
<rrx|triiii<'r  le  |till(tr(>s(ju(',  rr'clal  cl  le  inouveinent  du  stylo. 
Lu  Miclirlcl,  un  Carlyle  auraient  éclairé  ces  tragiques  scènes 
<le  la  fulguration  de  leur  phrase  et  fait  couler  dans  leurs  récits 
un  torrent  de  passions.  Tout  autre  a  été  Guizot. 

On  lui  a  reproché  d'avoii',  d(^  parti  pris  ou  par  impuissance, 
supprimé  le  pittoresque  de  son  œuvre,  et  diminué,  jusqu'à 
léteindre,  l'éclat  des  grandes  scènes  de  passion  religieuse  ou 
poliliipie.  ]*(»ur  avoir  dédaig-né  les  ressources  de  l'imagination 
[)ittores(]ue,  il  s'est  condamné  à  n'avoir  qu'un  ton  et  qu'un 
stvle;  et  sur  le  fond  terne  de  son  œuvre,  rien  ne  se  détache,  rien 
ne  ressort. 

Il  convient  de  ne  [loint  s'abuser  sur  la  portée  de  semblables 
criticjues.  Si  c'est  la  marque  d'un  ferme  esprit  de  s'en  tenir  résolu- 
ment aux  caractères  de  son  sujet,  après  les  avoir  fixés,  Guizot  n'a 
rien  à  redouter  de  ses  juges.  Quel  est  son  véritable  sujet?  La 
série  des  vicissitudes  politiques  à  travers  lesquelles  sepoursuitun 
plan  déterminé,  l'établissement  do  la  liberté  politique.  Si  l'am- 
pleur du  développement  ou  l'éclat  de  la  peinture  détourne  vers 
les  scènes  secondaires  une  attention  excessive,  le  vrai  rapport 
des  choses  est  détruit;  cotte  g-rande  révolution  qui  doit  nous 
apparaître  comme  nu  événement  de  l'ordre  [tolitique  risque  de 
n'être  plus  à  nos  yeux  qu'une  époque  confuse  où  tout  se  môle 
et  se  heurte;  res|>rit  n'en  saisira  plus  l'unité  et  la  vraie  gran- 
deur. 

Gui/nt  ne  clierche  pas  à  peindre  ;  il  raconte  pou.  Ce  n'est 
.poiiil  par  i'e\l(''rioiii-  qu'il  nous  invite  et  nous  conduit  à  deviner 
ou  à  imaginer  l'àme  des  acteurs;  c'est  de  la  connaissance  intime 
de  cette  àmc  même  qu'il  nous  amène  à  tirer,  par  voie  de  consé- 
quence, la  raison  do  leur  conduite.  Il  ne  va  pas  du  dehors  au 
dedans,  mais  (\i\  dedans  au  dehors;  et  dans  cotte  simple  dilTé- 
rence,  il  v  a  toute  une  opposition  de  système  entre  l'historien 
descriptif  et  l'historien  philosophe.  Celui-ci  assigne  aux  idées  et 
aux  principes  un  droit  do  direction  sur  les  faits;  il  est  tout 
natund  qu'il  descende  des  premiers  aux  seconds;  tandis  que 
l'historien  descri[>tif,  sceplicpie  peut-être  sur  les  droits  de  l'àme 
et  de  la  [»ensée,  mastjuo  derrière  le  voile  brillant  des  événe- 
ments l'absence  de  tout  gouvernement  moral.  On  appliquerait 


L  ECOLE   l>lllLOS()l>I[inrK  iill 

volontiers  à  Guizot  ce  (jiril  dit  lui-inrnic  des  Indépendants  : 
«  Confiant  dans  la  force  de  la  pensée,  fier  de  son  élévation,  il 
Uii  décerne  le  droit  de  tout  juger,  de  tout  donfiner;  il  la  prend 
seule  j)Our  guide.  « 

Guizot  est  avant  tout  uu  historien  philosophe.  L'histoire  n'a 
de  prix  à  ses  yeux  que  i)ar  li's  idées  générales  qui  s'en  dégagent; 
et  dans  le  maniement  de  ces  idées  générales,  moisson  divine  de 
son  œuvre,  il  déploie  l'aisance  et  l'habileté  d'un  grand  esprit. 
L'historien  a  pour  matière  l'homme  étudié  dans  un  milieu 
déterminé;  plus  cette  élude  particulière  sera  précise,  intense, 
plus  se  dégageront  avec  sûreté  et  comme  d'eux-mêmes  les 
résultats  qui  intéressent  l'humanité  tout  entière,  l'homme  civilisé 
de  toutes  les  époques  et  de  tous  les  lieux. 

Le  mérite  éminent  de  Guizot  est  dans  la  rigueur  de  la  com- 
position, l'agencement  des  parties;  il  laisse  à  chaque  fait  sa 
valeur  en  le  mettant  à  son  rang  et  avec  la  mesure  de  dévelop- 
pement proportionné  à  son  importance.  On  est  porté  par  le 
courant  régulier  de  la  narration,  toujours  rapide,  dont  la 
simplicité  s'élève  souvent  jusqu'à  l'éloquence,  où  rien  d'étran- 
ger, d'inutile,  de  factice  ne  coupe  l'émotion,  ne  suspend  le  mou- 
vement, n'interpose  la  vanité  de  l'écrivain  entre  le  drame  his- 
torique et  le  lecteur. 

Guizot  se  donna,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  le  plaisir 
de  raconter  à  ses  petits- enfants  l'histoire  de  la  France.  Cet 
enseignement  familier  a  fourni  la  matière  d'un  grand  ouvrage 
qui  a  rendu  le  nom  de  Guizot  populaire,  dans  la  mesure  oii  la 
popularité  pouvait  s'attacher  à  un  tel  caractère  et  à  un  si  haut 
esprit.  VHistoire  de  France  racontée  à  mes  petits-enfanls  offre 
un  intérêt  particulier  :  on  y  voit  se  manifester  sous  la  forme 
la  plus  élevée  le  patriotisme  de  l'auteur.  Ce  patriotisme 
est,  en  quelque  sorte,  d'essence  philosophique;  Guizot  adopte  la 
France,  parce  que  la  raison  reconnaît  et  salue  dans  son  génie 
certains  dons  bienfaisants  dont  le  monde  civilisé  tout  entier  a 
tiré  profit.  Son  patriotisme  est  une  idée  ;  mais  il  est  aussi  une 
passion;  il  est  fait  de  reconnaissance  et  d'amour.  Guizot  aime 
la  France  pour  l'avoir  vue  grandir  lentement  dans  les  souf- 
frances du  passé,  parce  qu'il  confie  à  son  génie  et  à  sa  force  les 
espérances  de  l'avenir. 


512  L  HISTdlUK 

Guizot  écrivain.  —  Les  adversaires  politiques  de  Guizot 
se  soiil  donné  longtemps  le  |daisir  de  lui  refuser  les  mérites  de 
l'écrivain.  Pour  la  première  fois,  on  eût  assisté  au  spectacle 
d'une  pensée  forte  et  personn(dle  (jui  ne  réussît  ji;is  à  forger  son 
outil.  Sans  doule,  à  n>'  jniior  (|iio  le  style,  l'oMivro  de  Guizot  est 
fort  mêlée;  dans  ses  premiers  écrits,  la  phrase  est  toujours 
tendue,  souvent  lourde,  l'expression  uniformément  abstraite  et 
sans  éclat.  Mais  à  mesure  que  la  pensée  se  dégage  de  ses  pre- 
mières hésitations,  le  style  assouplit  sa  roideur  première;  il  suit 
exactement  la  pensée;  comme  elle,  ferme,  large,  clair,  un  peu 
tendu,  plein  d'élévation  et  d'autorité.  La  couleur  et  la  variété 
qui  lui  manquèrent  longtemps,  lui  vinrent  plus  tard;  la  langue 
senrichil  et  devint  plus  maniable;  et  les  images  éclairèrent  le 
fond  primitivement  un  peu  terne  du  style. 

Taine  a  parlé  avec  admiration  de  la  «  solidité  majestueuse  » 
de  telle  et  telle  page  de  Guizot.  «  Ce  sont  des  statues  de  déesses 
taillées  dans  le  pur  granit...  Il  n'y  a  plus  aujourd'hui  d'esprits 
de  cette  tnMupe.  Pour  lui  trouver  des  pareils,  il  faudrait  remon- 
ter jusqu'à  Thucydide  ou  Machiavel.  »  A  l'inverse  de  ce  que 
l'on  voit  d'ordinaire,  c'est  l'orateur  qui,  chez  Guizot,  a  formé 
l'écrivain.  Sainte-Beuve  rapporte  le  mot  d'un  contemporain 
anonyme  :  «  C'est  sur  le  marbre  de  la  tribune  qu'il  a  achevé  de 
polir  son  style.  »  Il  a  gardé  des  luttes  oratoires  un  éclat  sombre, 
une  fermeté,  une  |»ureté  de  trempe  qu'il  n'avait  pas  aupara- 
vant. Ses  Mémoires  (I808-I868)  ont  découvert,  chez  ce  vieil- 
lard respecté  par  l'âge,  une  solidité  et  une  variété  de  style  qu'on 
n'eut  pas  attendues  de  lui,  trente  ans  auparavant;  on  y  sent  la 
main  et  le  ton  du  maître;  et  dans  le  tracé  de  certains  portraits, 
une  préoccupation  d'artiste  étrangère  à  ses  premiers  écrits.  Du 
premier  au  dernier  jour,  le  talent  d'écrire  de  Guizot,  comme  sa 
pensée  et  son  énergie  morale,  se  développa  et  tendit  au  mieux. 
Dans  cette  puissante  nature,  si  admirablement  liée,  tout  se 
tenait;  et  l'écrivain,  d'abord  inégal  au  penseur,  finit  par  se 
hausser  à  son  niveau  ;  dans  la  seconde  partie  de  son  œuvre  et 
de  sa  vie  l'accord  est  fait;  et  ce  n'est  pas  un  mince  éloge  de  le 
reconnaître. 

François  Mignet  (1796-1884).  —  Rien  de  plus  uni,  de 
jilus  régulier,  de  plus  noble  dans  sa  simplicité  que  la  vie  de  cet 


L  KGOLE   PIlILiiSDl'llKjrK  513 

enfant  du  ponple,  s'élevant  par  son  travail,  fixant  de  itonnc 
heure  à  son  activité  un  but  unique,  haut  placé;  s'avançant  d'un 
pas  ferme  et  sûr  dans  cette  voie  droite  au  terme  de  laquelle 
Tattendaient  une  gloire  littéraire  sans  tache,  une  vieillesse  à  la 
Sophocle,  le  privilège  rare  d'être  salué,  de  son  vivant,  comme  un 
classique  dans  son  pays  et  à  Fétranger.  Dès  qu'il  eut  échappé  à 
la  tutelle  des  maîtres,  ce  fîls  d'un  artisan  d'Aix  alla  aux  éludes 
historiques  comme  par  une  pente  naturelle;  dès  1820,  l'Académie 
de  Nîmes  couronna  son  Eloge  de  Charles  VU;  et  un  an  plus 
tard,  l'Académie  des  Inscriptions  rendait  un  hommage  semblable 
à  son  essai  sur  les  Institutions  de  saint  Louis. 

Le  jeune  lauréat,  devançant  de  trois  mois  son  ami  Thiers, 
arriva   à  Paris  au  mois    de  juillet   1821;    la    bienveillance  de 
Manuel  ouvrit  aux  deux  jeunes  gens  les  salons  politiques  et  les 
bureaux  des  revues  libérales.  Entre  les  deux  camps  qui  divi- 
saient alors  la  France,  ils  prirent  hardiment  parti;  et,  trois  ans 
après,   en    1824,   YHistoire  de    la    Révolution   de    Mignet  était 
comme  le  manifeste  de  la  raison  et  la  voix  de  l'histoire  jugeant 
ce  passé  d'hier.  Publiciste  actif,  résolu,  prêt  à  tout  pour  défendre 
ses  idées  et  son  droit,  Mignet  fut  un  des  ouvriers  de  la  révolu- 
tion de  1830.  Il  lui  plut  de  s'ensevelir  dans  le  souvenir  de  ce 
triomphe,  et  il  mit  comme  un  point  d'honneur  à  dire  adieu  pour 
jamais  à  la  politique,  au  moment  où  il  en  eût  connu  les  profits. 
Sa  pensée  ne  se  détourna  jamais  ni  des  intérêts  supérieurs  de 
son  pays,  ni  des  destinées  de  la  cause  libérale;  patriote  et  libéral 
de  réserve,  il  assista  de  haut  aux  faits  contemporains,  deman- 
dant au  présent  des  lumières  pour  bien  voir  et  juger  le  passé, 
et  parfois  aussi  au  passé  des  raisons  de  soutenir  son  courage  et 
de  ne  pas  douter  de  l'avenir.  Il  ne  reçut  du  gouvernement  qu'il 
avait  contribué  à  fonder  que  la  direction  des  Archives  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères,  lieu  d'exil  pour  un  ambitieux,  terre 
promise  pour  un  historien,  qui  voulait  n'être  plus  qu'un  historien. 
Dès  lors,   les  actes  de  Mignet  sont    ses    œuvres.  Il    restera 
comme  une  de  ces  pures  images  où  l'antiquité  s'admirait  elle- 
même;  jusqu'à  la  fin  maître  de   sa  pensée  et  de  sa  vie   qu'il 
gouverna  noblement,  ce  grand-prêtre  de  la  Muse  de  l'histoire  ne 
connut  d'autre  regret,  au  terme  de  sa  vie,  que  de  laisser  inache- 
vées encore  tant  de  belles  œuvres  que  son  rêve  avait  caressées. 

Histoire  de  la  langue.  VU.  33 


514  h  HISTOIRE 

Deux  grandes  époques  ont  (i.\<''  presque  exclusivement  Tatten- 
lion  de  Mitrnet  :  la  Révolution  et  la  Réforme.  Le  choix  est  déjà 
signilicatif  ;  en  présence  des  bouleversements  politiques,  sociaux 
et  moraux  amenés  par  ces  deux  grands  faits,  comment  ne  pas 
sentir  que  raconter  n'épuise  pas  le  devoir  de  Thistorien  et  que 
le  récit  n'est  pas  toute  l'histoire?  Il  y  a  dans  ces  faraudes  secousses 
un  mvstère  ;  sont-elles  de  Dieu  ou  de  l'homme?  N'y  a-t-il  pas  en 
elles  une  fatalité  secrète  qui  en  a  préparé  et  réglé  le  désordre, 
en  dépit  des  efl'orts  des  acteurs?  La  liberté  humaine  n'est-elle 
pas  emportée  dans  la  tourmente?  La  grandeur  du  spectacle  et 
la  majesté  du  problème  élèvent  la  pensée  de  l'historien  et 
l'égalent  aux  plus  hautes  spéculations  du  philosophe.  Il  sera 
donc  amené  à  analyser  et  à  expliquer  plutôt  qu'à  peindre,  à 
juger  plutôt  qu'à  raconter,  à  sacrifier  «  l'histoire  de  l'individu  à 
l'histoire  de  l'espèce  ».  C'est  le  reproche  que  Chateaubriand 
adresse  à  Mignet;  il  voit  en  lui  un  des  représentants  du  fala- 
lisme  en  histoire.  Il  le  blâme  d'annuler  fatalement  Vindividu. 

Ce  giief,  par  sa  solennité  même  et  la  majesté  de  l'auteur, 
est  resté  longtemps  attaché  au  nom  de  Mignet.  C'est  à  tort, 
crovons-nous.  Mignet  enveloppe  toujours  les  destinées  indivi- 
duelles dans  les  catastrophes  publiques,  mais  il  ne  les  y  absorbe 
pas.  Il  eut  dépendu  des  vertus  ou  du  génie  de  tel  homme  qu'une 
série  de  grandes  infortunes  ne  fût  pas  ouverte;  mais  cet  homme 
n'a  eu  ni  vertu,  ni  génie,  et  l'enchaînement  des  résultats  s'est 
produit.  On  n'est  pas  fataliste  pour  dire  :  «  De  telles  causes 
sortiront  nécessairement  tels  effets  »,  pourvu  que  l'on  recon- 
naisse à  la  liberté  le  |>ouvoir  (fùt-il  théorique!)  d'agir  sur  les 
causes  et  de  les  modifier.  «  La  liberté  de  l'homme,  a  écrit 
Mignet,  se  refuse  à  se  laisser  enfermer  dans  des  cadres  inflexi- 
bles. L'humanité  ne  suit  pas  une  marche  dont  on  puisse  calculer 
tous  les  événements.  »  Dans  sa  pensée,  l'histoire  a  pour  mission 
d'accroître  et  d'étendre  l'expérience  du  genre  humain.  «  Elle  le 
fait  moins  encore  par  des  récits  qui  plaisent  ou  des  peintures 
qui  émeuvent,  que  par  des  recherches  approfondies  qui  pénè- 
trent les  causes  cachées  des  événements,  au  moyen  de  considé- 
rations qui  en  font  saisir  l'enchaînement  et  la  portée,  à  l'aide 
de  jugements  honnêtes,  d'où  sortent  des  leçons  propres  à  élever 
les  hommes  et  ces  grandes    lueurs  qui   servent  à  guider  les 


L  ECOLE  PIIILDSOPHIQUE  515 

peuples.  »  Comment  récrivain  qui  ouvro  ainsi  et  réserve  l'avenir 
au  libre  ieu  des  forces  humaines  aurait-il  soniré  à  leur  fermer 
le  passé?  Jules  Simon  a  trouvé  la  vraie  mesure  quand  il  a  écrit  : 
«  On  la  accusé  de  croire  à  la  fatalité,  tout  simplement  parce 
qu'il  croyait  à  la  logique.   » 

Son  œuvre.  —  Mignet  avait  vingt-huit  ans  quand  il  publia 
son  Histoire  de  la  Révolution  (1824).  Après  deux  ans  de  prépa- 
ration, il  l'écrivit  en  quatre  mois,  dans  sa  studieuse  retraite  de 
Romégas,  en  Provence,  à  l'ombre  des  oliviers.  C'est  une  de  ces 
compositions  puissantes,  d'un  art  achevé,  qui  donnent  la  mesure 
d'un  esprit.  Il  fallait  une  singulière  force  de  pensée  pour  imposer 
à  des  événements  contemporains  la  discipline  d'une  ordonnance 
que  le  temps  a  respectée,  et  pour  donner  à  la  Révolution  ce  cou- 
ronnement logique  du  Consulat  et  de  l'Empire.  Ce  n'est  pas  un 
résumé,  car  le  ton  du  récit  met  partout  en  valeur  et  les  événe- 
ments et  les  acteurs;  même  quand  il  ne  fait  que  passer  devant 
les  choses,  l'écrivain  les  montre,  les  décrit,  les  juge;  on  sent 
qu'il  en  sait  plus  qu'il  ne  dit,  par  la  façon  même  dont  il  le  dit; 
cela  seul  enlève  à  cette  œuvre,  en  dépit  de  ses  modestes  pro- 
portions, l'apparence  d'un  sec  abrégé.  Par  le  tour  de  son  esprit, 
nul  n'était  mieux  préparé  queMignet  à  écrire  une  rapide  histoire 
de  la  Révolution;  amoureux  de  logique,  il  devait  marquer 
d'une  sorte  de  nécessité  l'enchaînement  des  diverses  périodes 
révolutionnaires  ;  dans  son  œuvre,  tout  se  lie  et  se  tient;  et  rien 
n'égale  la  majesté  de  ce  spectacle,  ainsi  ramassé,  qui  nous 
montre,  agissant  par  coups  rapides  et  pressés,  sur  la  limite  de 
deux  mondes,  les  plus  nobles,  les  plus  grands  ou  les  plus 
effroyables  acteurs.  La  contexture  de  l'œuvre  est  si  puissante 
qu'on  en  vient  parfois  à  se  demander  si  l'auteur  n'a  pas  fait  vio- 
lence aux  choses  et  ne  leur  a  point  imposé  Tordre  et  l'harmonie 
de  sa  pensée.  Mais  comme  une  lumière  égale  en  éclaire  toutes 
les  parties,  on  peut  juger  le  juge  lui-même,  et  on  admire  cette 
pensée  maîtresse  d'elle-même,  source  de  clarté,  organe  d'une 
conscience  droite,  créant  pour  se  fixer  une  langue  sobre,  pré- 
cise, d'un  éclat  métallique,  forgée  de  la  matière  la  plus  solide 
et  la  plus  pure. 

La  rapidité  héroïque  avec  laquelle  Mignet  mène  à  bonne  fin, 
en  moins  de  trente  mois,  son  Histoire  de  la  Révolution  fait  un 


SJIG  L  lllSTillllE 

sing^ulier  contraste  avec  sa  mardie  l(Mile,  mesurée  à  travers 
le  xvi'  siècle.  Dès  qu'il  eut  touché  à  cette  époque,  le  problème 
puliti(iueet  relijiicux  de  la  lléforme  s'oIÏVit  à  sa  pensée  et  la  fixa. 
Ce  devait  être  l'œuvre  de  sa  vie  de  mettre  l'ordre  dans  ce  chaos. 
Mais  coiuiiif  il  avait  le  s(mis  cl  la  passion  du  parfait,  le  temps 
lui  a  mancjué  [)our  élever  le  monument;  il  n'en  a  laissé  que  des 
parties,  mais  d'une  exécution  si  achevée  et  d'une  conception 
d'ensemble  si  bien  étudiée  que  ce  sont  autant  d'œuvres  se  suffi- 
sant à  elles-mêmes.  En  183i,  il  publia  son  mémoire  sur  la 
Réforme  à  Genève;  en  18.35,  un  article  sur  Luther  à  la  Diète  de 
]]orms;  Antonio  Ferez  et  Philippe  II,  en  1845;  V Histoire  de 
Marie  Stuart,  en  1851;  Charles  Quint,  son  abdication,  etc., 
en  1854;  et  au  même  moment,  les  fragments  du  grand  ouvrage 
(jui  tievail  paraître  en  1875,  Rivalité  de  François  F^  et  de 
Charles  Quint.  Il  a  laissé  en  manuscrit  une  Introduction  en 
deux  volumes  à  l'histoire  de  la  Réforme  que  sa  volonté  for- 
melle a  condamnée  à  ne  pas  voir  le  jour. 

L'art  (le  Mignet.  —  Le  talent  supérieur  de  Mignet  procé- 
dait à  la  fois  des  dons  de  l'esprit  et  du  caractère;  il  poussait  le 
respect  de  soi  et  de  son  art  à  un  degré  rare.  Livrer  au  public 
une  ébauche,  ou  bien,  sous  le  nom  d'histoire,  une  série  de 
(bjcuiiieiits  à  peine  reliés  entre  eux  ou  seri'és  d'un  grossier  lien, 
cela  lui  eût  paru  et  une  faute  de  goût  et  un  manque  de  probité. 
Sa  science  s'appliquait  à  tirer  avantage  de  tous  les  matériaux 
nécessaires  à  son  œuvre,  et  son  art,  à  les  masquer.  Il  pensait  que 
les  documents  et  les  textes  doivent  être  si  habilement  employés 
qu'il  soit  ensuite  inutile  de  les  consulter.  Le  scrupule  de  l'iMudit 
n'avait  d'égal  que  le  souci  de  l'artiste.  Un  ingénieux  critique, 
Saint-René  Taillandier,  a  montré  qu'en  publiant  comme  un  tout 
la  première  moitié  de  la  Rivalité  de  François  I"  et  de  Charles 
(V«/n/,  Mignet  a  obéi  à  cette  loi  d'unité  d'un  drame  qui  se  trou- 
vait avoir,  dans  le  court  espace  de  onze  années,  son  prologue,  ses 
complications,  ses  épisodes  et  son  dénouement.  «  Il  y  a  quelque 
chose  d'analogue  à  ces  grands  drames  historiques  où  les  théâtres 
étrangers  ont  représenté  toute  une  phase  de  la  vie  d'une  nation... 
La  poésie  dramatique,  en  y  regardant  de  près,  y  reconnaîtra 
quelque  chose  de  son  inspiration  et  de  son  art.  » 

Mignet  gardera  dans  les  lettres  françaises  une  place  d'honneur. 


L'KGOLE  PHILOSOPHIQUE  517 

Le  souci  (récrire  fut  sa  constante  préoccupation  et  l'iionncur  de 
sa  vie;  mais  il  semble  que,  dès  le  premier  jour,  et  comme  natu- 
rellement, il  a  eu  son  style.  Sa  pensée  nette,  forte,  ample, 
portée  à  généraliser  et  soucieuse  de  conclure,  s'est  moulée  dans 
une  phrase  aux  contours  arrêtés,  aux  replis  abondants,  qui 
s'allonge  sans  rien  perdre  de  sa  vig-ueur,  se  développe  sans 
s'ég-arer  et  se  ferme  avec  précision  et  avec  éclat.  La  grande 
période  de  Mignet,  bien  qu'elle  rappelle  par  ses  proportions  et 
son  allure  la  période  oratoire,  n'en  a  pas  le  mol  abandon  et 
les  grâces  flottantes.  Elle  n'en  a  pas  non  plus  le  rythme.  On 
s'impatiente  parfois  devant  cette  grande  et  solide  construction; 
mais  on  cherche  en  vain  oii  placer  le  coin  pour  la  disloquer; 
tant  les  matériaux  sont  puissamment  liés,  les  joints  dissimulés 
et  l'ensemble  imposant.  Chaque  incidente  enchâsse  une  pensée. 
Il  est  de  lui  une  admirable  page  sur  le  génie  de  la  France  '  ;  c'est 
une  seule  phrase;  et  on  y  voit  dans  le  déroulement  des  inci- 
dentes comme  une  revue  en  raccourci,  avec  un  surprenant 
relief,  de  toutes  les  épreuves  qui,  de  l'âge  barbare  au  premier 
Empire,  ont  trempé  l'âme  française.  On  citerait  maint  exemple, 
nous  ne  dirons  pas  du  même  procédé,  —  ce  serait  lui  faire 
injure,  —  mais  de  la  même  force  créatrice. 

La  phrase  ainsi  conçue  et  conduite  est  en  elle-même  une 
œuvre  d'art;  et  cette  surprise  attend  le  lecteur  à  chaque  pas. 
Mignet  se  repose  de  la  période  soit  par  des  phrases  unies,  toutes 
de  lumière  et  de  simplicité,  soit  par  ces  traits  rapides  qui  lancent 
une  pensée,  et  ces  sentences  d'un  dessin  net  et  ferme  où  se  con- 
dense un  jugement.  On  lui  a  reproché  d'être  dessinateur  plus 
que  coloriste  et  de  verser  plus  de  lumière  que  de  chaleur.  A 
ceux  qui  auraient  souhaité  chez  Mignet  plus  d'abandon,  Tfiiers 
répondait,  non  sans  malice,  qu'il  était  «  très  sihiple  en  provençal  » . 

Mignet  excelle  à  donner  à  tout  ce  qu'il  touche  la  grandeur  et 
la  noblesse;  c'est  ainsi  qu'il  fait  de  simples  Notices  historiques 
des  pages  de  grande  histoire  et  de  ses  Mémoires  des  chefs- 
d'œuvre  où  l'art  d'abréger  n'enlève  rien  à  la  profondeur  de 
l'analyse  et  à  l'éclat  de  la  pensée.  Il  peut  affronter  le  jugement 
de  la  postérité.  Ce  génie  d'essence  latine,  que  l'on  dirait  formé 

1.  Notices  et  portraits,  t.  II,  p.  TS. 


ol8  l/lllST(l||lE 

à  Rome,  non  à  Aix,  oui  l;i  passion  de  la  raison,  de  Tordre,  de 
la  c'iarli';  nul  iffiil  jamais  plus  do  tenue  tlans  sa  vie,  dans  sa 
ponsôo,  dans  son  stylo.  Salkisle  eût  sans  doute  fort  apprécié  son 
commerce  et  ses  écrits;  on  ne  saurait  mieux  le  louer  et  il  eût, 
lui-même,  infiniment  prisé  cet  éloge. 


///.   —  U intelligence  et  le  patriotisme 
en  histoire. 

Adolphe  Thiers  (1797-1877).  —  L'  »  Histoire  de  la 
Révolution  française  »  (1823-1827).  —  Les  deux  écri- 
vains que  nous  ra[)j»roclions  sous  une  commune  rubrique, Thiers 
et  Henri  Martin,  présentent,  malgré  leurs  profondes  différences, 
quelques  analogies  décisives  :  la  communauté  de  la  foi  poli- 
tique, principe  de  leur  vocation  d'historien,  la  vivacité  de  leur 
patriotisme  qui  soutint  leur  courage  dans  un  labeur  immense, 
le  mérite  d'avoir  tenté  et  mené  à  bonne  fin  une  œuvre  gigan- 
tesque, l'ambition  de  mettre  tout  dans  leur  histoire,  de  tout 
étudier  et  do  tout  comprendre  pour  tout  dire  et  tout  expliquer. 
Henri  Martin  s'est  donné  la  tâche  de  faire  son  Histoire  de  France 
aussi  compréhensive  et  aussi  diverse  que  VHistoire  du  Consulat 
et  de  V Empire;  lui  aussi,  il  a  voulu  donner  comme  complément 
à  l'histoire  dra/nafique  l'histoire  technique;  et  plus  que  nul 
autre  avant  lui,  dans  un  ouvrage  d'ensemble  sur  l'histoire  de 
notre  pays,  il  a  fait  une  large  place  aux  questions  d'ordre  écono- 
mi((uo,  lilt(  raire,  philosophique,  artistique.  II  a  tenté  un  noble 
effort  j)Our  mettre  dans  son  œuvre  toute  la  complexité  et  le 
mouvement  de  la  vîe. 

H  est  à  peine  utile  de  rappeler,  dans  ses  lignes  essentielles, 
la  vie  du  jeune  Marseillais  que  le  pressentiment  de  sa  fortune  et 
comme  un  instinct  de  conquête  amenait  à  Paris,  à  l'âge  de  vingt- 
quatre  ans,  on  septembre  1821,  et  qui  devait  arriver  à  la  gloire 
par  une  double  avenue  triomphale,  la  politique  ot  Ihisloire.  Le 
jouiic  jirolf'ijé  de  Manuel,  de  Laffitte,  d'Etienno,  va  droit  à 
l'opposition  comme  un  Provençal  à  la  lumière;  le  Constitutionnel 
l'onrùle   dans   sa  brigade  militante.   Mais  l'article   du  jour  ne 


l/l.\TELLIGE.\CE   ET   LE   PATUKtTISME   EN   HISTOIRE  519 

suffit  pas  à  sa  brûlante  activité;  curieux  de  tout,  il  v<'ut  tout 
voir,  tout  apprendre,  tout  saisir.  Il  avait  le  don  inné  du  journa- 
lisme et  sentait  sa  force.  Il  a  dit  plusieurs  fois  de  lui-même  :  «  Je 
n'ai  connu  dans  ma  vie  que  trois  journalistes  :  Kéinusat,  Carrel 
et  moi.  »  Mais  déjà  le  journalisme  ne  lui  suffisait  pas.  Deux  ans 
à  peine  après  son  arrivée  à  Paris,  il  publiait  les  deux  premiers 
volumes  de  son  Histoire  de  la  Révolution  française  (1823). 
L'entreprise  parut  tellement  hardie  aux  éditeurs  eux-mêmes, 
Lecointe  et  Durey,  qu'ils  exigèrent  l'adjonction  d'un  collabo- 
rateur, piquant  exemple  de  timidité  et  d'aveuglement  chez  ceux 
que  l'on  croit  des  sages!  Ce  collaborateur  fut  Félix  Bodin, 
astre  éteint,  alors  d'un  certain  éclat;  il  était  l'auteur  d'un 
résumé  de  l'histoire  de  France  et  de  l'histoire  d'Angleterre; 
Bodin  alors  se  vendait  et  se  lisait.  Mais  ce  porte-respect  devant 
l'opinion  n'écrivit  pas  une  ligne;  et  dès  le  m*  volume,  publié 
en  1824,  le  nom  de  Thiers  paraît  seul  sur  le  titre.  L'œuvre 
entière  avait  été  menée  à  bien  en  cinq  années  (1823-1827). 

Il  fallait  pour  la  tenter  ce  grain  de  témérité  que  le  destin 
met  au  cœur  des  futurs  victorieux.  Comment  n'être  pas  épou- 
vanté et  par  la  grandeur  des  événements,  et,  plus  encore,  par 
l'insuffisance  des  documents  à  mettre  en  œuvre?  On  n'avait 
encore  alors  sur  cette  époque  que  les  dissertations  de  Burke,  de 
Fichte,  de  M™"  de  Staël,  quelques  rares  mémoires,  œuvres  par- 
tiales ou  incomplètes;  et  le  Précis  de  Lacretelle  jeune,  résumé 
violent  dont  la  2'able  chronologique  (vol.  I)  formait  la  partie  la 
plus  solide  et  la  plus  utile  *  (1801).  Restaient  les  témoins  des 
événements,  anciens  Constituants,  Montagnards  surpris  de  sur- 
vivre, membres  des  Cinq-Cents,  du  Corps  législatif  et  du  Tri- 
bunal, que  Thiers  voyait  chez  Manuel  et  chez  Laffitte.  Habile  à 
les  faire  parler,  à  les  entendre  à  demi-mot,  à  les  deviner,  il 
exprimait  de  leur  souvenir  tout  ce  qui  pouA'ait  documenter  et 
vivifier  son  récit.  Alors  encore  il  ne  s'est  pas  fait  une  théorie  de 
son  art;  il  la  porte  en  lui-même  sans  en  avoir  pris  conscience  ; 
c'est  le  produit  spontané  de  sa  foi  politique,  passionnément 
sincère,  de  sa  passion  de  tout  comprendre  et  de  tout  expliquer; 

1.  Ce  que  Lacretelle  jeune  appelle  la  Révolution,  c'est  exclusivement  la 
Convention.  Son  Précis  commence  le  21  septembre  1792  et  se  termine  le  4  bru- 
maire an  IV. 


o20  L  IIISTdlllE 

il  s'abaiidoiinc  à  ce  sur  iiistiiicl.  Son  esprit  est  coinine  un 
liltrc  où  loiil  se  clarifie  cl  s'c[tiin'.  <'l  les  inouvenients  de  son 
Ame  sont  ((iiilciuis  par  un  elVoil  (riiiiparlialilé.  «  Jo  me  suis 
tour  à  jour  ligure  que,  né  sous  le  cliauuie,  animé  d'une  juste 
ainltilidii,  je  voulais  acqiK'iir  ce  (pie  l'oii^ueil  des  hautes  classes 
m'avait  injustement  refusé;  ou  hien,  (|a'élevé  dans  les  palais, 
héritier  d'antiques  privih-'ges,  il  m'était  douloureux  de  renoncer 
à  une  possession  (|ue  je  prenais  pour  une  propriété  légitime. 
Dès  lors,  je  u'ai  pu  mirriter;  j'ai  plaint  h'S  combattants  et  je 
me  suis  dédommaiié  en  admirant  les  âmes  généreuses.  » 

On  a  dit  de  Thiers  que  son  llisloire  de  la  Révolution  fut  sa 
<-ampagne  d'Italie;  même  allure  rapide,  môme  veine  de 
triomphe,  même  souflle  de  jeunesse  et  d'espérance.  11  y  a  vrai- 
ment dans  ce  livre  un  charme  d'aurore  qui,  aujourd'hui  encore, 
lui  a  gardé  sa  fraîcheur. 

«  Il  veut  que  la  Révolution  réussisse,  a  écrit  M.  Anatole 
France;  il  le  veut  à  tout  prix  »  ;  et  c'est  peut-être  là  toute  sa 
philosophie  de  la  Révolution;  mais  ce  n'est  pas  ciiez  lui  passion 
de  sectaire;  il  croit  à  ses  bienfaits;  fout  mis  en  balance,  il  juge 
que  le  bien  l'emporte  sur  le  mal,  et  (jue  de  cette  épreuve  son 
pavs  est  sorti  régénéré  et  mieux  armé  })Our  les  luttes  futures.  Il 
suit  donc  cette  Révolution  avec  la  sympathie  du  patriote;  il  la 
pousse,  il  la  presse;  il  a  hâte  de  la  voir  aboutir  et  de  l'arrêter 
au  moment  opportun,  pour  en  fixer  les  Inenfaits. 

Dans  une  matière  où  la  déclamation  '  était  facile,  oii  l'on 
avait  toujours  été  ballotté  du  dithyrambe  au  pamphlet,  le  public 
de  la  Restauration  fut  surj)ris  de  voir  un  auteur  qui  ne  disser- 
tait pas,  qui  n'avait  pas  de  système,  avec  lequel  on  descendait 
vivement,  sans  secousse,  le  courant  des  faits.  Ce  récit  vivant 
et  lucide,  monotone  |»arfois  par  sa  simplicité  môme  et  l'absence 
d'un  vif  relief,  j»ril  le  lecteur;  cela  même  |>arut  de  la  probité  de 
lui  ménager,  avec  la  responsabilité  des  conclusions,  toutes  les 
ressources  d'instruction  nécessaires  pour  bien  conclure,  même 
contre  l'historien. 

I.  Il  est  intéressant  d'observer  que  Thiers,  qui  avait  débiilé  comme  orateur 
par  un  style  pompeux  et  redondant,  voisin  de  la  déclanialion,  trouva  du  premier 
coup,  comme  écrivain,  cette  simidicité  et  ce  naturel  qui  devaient  donner  plus 
lard  tant  do  prix  à  son  éiorpieuce.  A  l'inverse  de  Guizot  chez  qui  la  pratique  de 
la  tril.une  éleva  et  purilia  le  style,  chez  Thiers  l'écrivain  dégagea  l'orateur. 


L'iXTKLLlllKXCr,   KT   LI-:    l>.\Tl!I(iTISMK   KX    II  ISTdlIiK  :;21 

Il  s'est  trouvé  que  cette  (riivre  (Yww  journaliste  militant, 
écrite  presque  au  lendemain  des  alTaires  de  lielfort,  de  Saumur^ 
de  La  Rochelle,  Tannée  même  de  l'expulsion  de  Manuel,  a  été 
de  toutes  les  histoires  de  la  Révolution  la  plus  modérée'.  Il 
suffit  de  la  comparer  à  certaines  œuvres  venues  jtlus  tard, 
apologies  impudentes  et  systématiques  des  pires  héros,  pour 
apprécier  ce  haut  mérite  de  calme  et  d'équité.  D'ailleurs 
l'œuvre  opérait  sur  l'ouvrier  lui-même;  des  deux  premiers 
volumes  aux  suivants,  on  sent  un  progrès;  l'intelligence  des 
événements  y  est  de  }tlus  en  plus  vive,  parce  que  chez  l'auteur 
la  masse  des  connaissances  techniques  s'est  accrue.  ïalleyrand, 
Jomini,  le  baron  Louis  lui  découvraient  les  ressorts  cachés 
de  la  politique,  de  la  diplomatie,  de  la  guerre,  des  finances. 
L'étude  même,  comme  il  est  naturel  chez  uii  esprit  bien  fait,  ne 
faisait  qu'ajouter  au  scrupule.  «  Je  me  serais  cru  déshonoré, 
disait-il  longtemps  plus  tard,  si  j'avais  écrit  une  seule  phrase 
dont  je  n'eusse  pas  compris  le  sens  et  prévu  toutes  les  appli- 
cations. » 

M.  Anatole  France  a  heureusement  exprimé  le  charme  qui  se 
dégage  aujourd'hui  encore  de  cette  œuvre.  «  Je  viens  de  rouvrir 
ce  livre  de  jeunesse.  J'avoue  que  j'ai  été  entraîné  et  qu'il  m'a 
fallu  aller  jusqu'au  bout.  On  est  emporté  comme  sur  un  fleuve 
dont  le  cours  est  égal,  dont  les  bords  sont  unis.  On  ne  s'aper- 
çoit par  aucune  secousse  des  changements  de  théâtre  et  de  per- 
sonnages; car  l'historien,  toujours  rapide,  n'est  jamais  brusque. 
Et  quels  excellents  chapitres'  sur  les  finances  :  assignats,  maxi- 
mum, emprunt  forcé,  institution  du  Grand  Livre!  Quelles 
expositions  lucides  des  faits  de  guerre!  Comme  il  fait  bien 
comprendre  le  point  de  départ,  le  nœud,  les  péripéties,  le 
dénouement  d'une  campagne!  » 

L'  <(  Avertissement»  duxu"  volume  de  Y  ((Histoire  du 
Consulat  et  de  l'Empire  » .  —  Quand  il  fut  devenu  maître 
en  son  art  et  que  le  succès  l'eut  sacré,  Thiers  ne  résista  pas  au 
plaisir  de  faire  la  théorie  de  son  propre  talent.  Onze  volumes 
de  YHistoire  du  Consulat  et  de  CEmpire  avaient  déjà  paru, 
lorsque,  en  I800,  fort  de  l'expérience  de  l'homme  d'Etat  et  de 
sa  renommée   d'écrivain,  il  publia  un  vrai  manifeste,  sous  le 

1.  Elle  partage  cet  honneur  avec  celle  de  Mignot. 


o22  LIIISTdllŒ 

sim|ilo  lilrc  iVArertisso/ieiit  de  f(iiiletir\  V.q  iloniinont  ouvre 
le  xu"  voliiinc. 

Le  véritable  intérêt  de  ces  pages  vient  de  leur  caractère 
d'aiiloliio::raphie.  Cet  historien  idéal  auquel  il  pense,  Thiers 
<'n  preml  en  iiii-nirnic  tous  les  caractères;  le  portrait  est  d'ail- 
leurs vrai  autant  que  noble. 

En  premier  lieu,  la  passion  de  la  vérité  :  «  J'ai  pour  la  mis- 
sion de  l'histoire  un  tel  respect,  que  la  crainte  d'alléguer  un  fait 
inexact  me  remplit  d'une  sorte  de  confusion.  Je  n'ai  alors  aucun 
repos  que  je  n'aie  découvert  la  preuve  du  fait  objet  de  mes 
doutes  ;  je  la  cherche  partout  où  elle  peut  être  et  je  ne  m'arrête 
4|ue  lorsque  je  l'ai  trouvée,  ou  ({ue  j'ai  acquis  la  certitude  qu'elle 
n'existe  pas.  »  Thiers  ne  saurait  s'en  tenir  à  cette  «  vérité  de 
convention  «,  œuvre  de  circonstance  ou  de  parti,  qu'une  géné- 
ration lègue  à  une  autre,  par  négligence  ou  parti  pris;  il  veut 
«  cette  vérité  des  faits  eux-mêmes  »  qui  se  dégage  des  docu- 
ments d'Etats  et  de  la  correspondance  des  grands  personnages. 
Comme  la  complexité  des  faits  est  infinie,  il  faut  donner 
comme  préface  au  labeur  de  l'historien  l'étude  des  secrets  de 
l'administration,  de  la  finance,  de  la  guerre,  de  la  diplomatie. 
C'est  la  partie  technique  de  l'histoire.  Thiers  avait  le  droit 
d'ajouter,  en  revivant  alors  par  la  pensée  sa  carrière  d'homme 
«l'Etat  :  «  Ma  vie,  j'ose  le  dire,  a  donc  été  une  longue  étude 
historique.   » 

L'œuvre  préparée  et  mise  au  ])oint,  il  faut  la  produire.  Y 
a-t-il,  pour  écrire  l'histoire,  une  formule  unique,  invariable? 
Thucydide, Xénophon,  Polybe,  Tive-Live,  Salluste,  César,  Tacite, 
Commines,  Guichardin,  Machiavel,  Saint-Simon,  Frédéric  le 
Grand,  Napoléon  l'ont  écrite;  chacun  supérieurement,  quoique 
d'une  façon  diverse.  «  Il  y  a  non  pas  une,  mais  vingt  manières 
d'écrire  l'histoire...  Et  n'y  a-t-il  pas  une  qualité  essentielle,  pré- 
férable à  toutes  les  autres,  qui  doit  distinguer  l'historien...? 
Celte  (/ualité,  cest  f  intelligence.  » 

iUors,  faisant  avec  complaisance  les  honneurs  de  son  propre 
talent,  Thiers  nous  présente,  comme  dans  une  gloire,  cette 
faculté   à   son    degré    éminenf    où    elle   est  comme    un   rayon 

I.  Voir  la  crili(iue  que  Sainlc-Beuvc  a  l'aile  de  cet  <■  Avertissciiient  »,  Cau- 
series (lu  Lundi,  l.  XII.  1».  108  cl  suiv. 


l'intelligence   et   le   I'ATRIOTISME   en   lilSTlllUE  52:{ 

iilTaibli  du  génie',  suffisant  à  tout,  déniôlant  le  vrai  du  faux, 
écartant  les  traditions  erronées,  étouffant  les  faux  bruits,  fixant 
le  caractère  des  hommes  et  des  temps,  contenant  toute  exagé- 
ration, trouvant  les  vraies  couleurs  })0ur  peindre.  Grâce  à  ce 
sens  supérieur  qui  permet  de  découvrir  Tenchaînement  même 
des  événements,  on  découvre  sans  peine  l'ordre  de  narration  le 
plus  beau,  parce  qu'il  est  le  plus  naturel.  L'équité  elle-même 
est  son  suprême  bienfait;  car  rien  ne  calme,  n'abat  les  passions 
comme  la  connaissance  profonde  des  hommes. 

Poussant  jusqu'à  l'extrême  sa  théorie,  Thiers  ne  craint  pas 
de  dire  :  «  Presque  sans  art,  l'esprit  clairvoyant  que  j'imagine 
n'a  qu'à  céder  à  ce  besoin  de  conter  qui  souvent  s'empare  de 
nous...  et  il  pourra  enfanter  des  chefs-d'œuvre.  » 

On  voit  bien  tout  ce  que  «  l'intelligence  »  peut  donner.  Mais 
n'y  a-t-il  pas,  en  dehors  de  ces  bienfaits,  complaisamment 
étalés,  quelque  chose  de  plus?  Son  impartialité  ne  va-t-elle  pas 
sans  quelque  sécheresse  et  sa  faculté  d'enregistrement  nelaisse- 
t-elle  vraiment  rien  en  dehors  de  ses  froids  rayons?  N'y  a-t-il 
pas  des  replis  des  êtres  et  des  choses,  que  la  divination  de 
l'imagination  inspirée  est  seule  capable  de  découvrir?  Ne 
manque-t-il  donc  rien,  du  propre  aveu  de  Thiers,  à  ce  Gui- 
chardin,  à  ce  Frédéric  le  Grand  qu'il  nous  présente  comme  les 
protagonistes  de  l'Ecole  de  V intelligence^.  Sans  doute;  et  la 
théorie  de  Thiers  est  un  exemple  de  plus  des  limites  que 
l'égoïsme  intellectuel  des  plus  grands  esprits  fixe  à  leur  horizon. 
C'est  décidément  chose  impossible  à  l'homme,  même  au  plus 
sincère  et  au  plus  grand,  de  briser  la  prison  de  son  moi  et  de 
s'affranchir  de  lui-même. 

Le  système  de  «  l'intelligence  »  en  histoire,  avec  ses  prodi- 
gieuses vertus  et,  par  endroits,  sa  sécheresse,  c'est  Thiers  lui- 
même.  On  ne  le  jugera  bien  que  par  son  œuvre.  Qu'il  soit 
possible  d'imaginer  une  conception  différente  de  l'histoire, 
qu'après  avoir  goûté  les  joies  de  cette  analyse  si  lumineuse  on 
se  prenne  à  songer  à  quelque  chose  de  plus  ramassé,  d'une 
pensée  plus  personnelle  et  d'une  philosophie  plus  haute,  ou 
bien  encore  à  chercher  vainement  cette  profonde  veine  de  pitié 

I.  «  Le  génie  ti'cst,  après  tout,  que  l'intelligence  elle-même,  avec  l'éclat,  la 
force,  l'étendue,  la  promptitude.  »  Avertissement,  p.  IX. 


524  L  IIISTiilIlH 

|Miui'  la  ::iaii(l<'  iiifoilimc  liuinaiiu'  ot  ses  vicissitudes  dans  le 
lciii[»s;  nul  n'y  coiilrcdil.  Mais,  |»iiis(|u'il  y  a,  au  dire  de  raufeur 
lui-inrmc,  vinut  inanirres  dillV'i-tMites  drt'i'ire  riiistuire,  il  serait 
nialsi-aul  de  le  chicanei"  sur  son  (dioix.  Jui^cons  de  sa  manière 
|iar  le  nu'-ritt'  tic  laMiMc  (le  monument  élevé  par  V  IntvUujcnce, 
c'est  y  Histoire  ihi  Consulat  et  de  rEiiipin'. 

L'  »  Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire  »  '  (1845- 
1862).  —  Ou  raconte  i[uv,  dans  le  premier  l'eu  de  son  travail, 
Thicrs  s'écria  un  jour  :  «  Quelle  bonne  fortune  !  On  m'a  été 
|ircndre  Alexandre  du  fond  de  l'antiquité  et  on  me  l'a  mis  là,  de 
nos  jours,  en  uniforme  de  petit  capitaine  et  avec  tout  le  génie 
de  la  science  moderne.  »  Et,  dans  un  élan  de  foi  patriotique,  il 
entreprit  cette  «  vaste  et  majrnifique  composition  dont  les  cha- 
pitres portent,  non  les  noms  des  Muses  comme  les  livres  d'Hé- 
rodote, mais  des  noms  de  victoires.  » 

Thiers  reprenait  au  point  où  il  l'avait  laissée  quelque  treize 
ans  au|»aravant  l'œuvre  de  sa  jeunesse.  Il  la  reprenait  mieux 
armé,  mûri  par  l'expérience  des  grandes  affaires,  avec  les  faci- 
lités de  s'informer,  de  contrôler,  de  voir,  d'accumuler  les  docu- 
ments que  donnent  la  richesse,  le  crédit  d'un  écrivain  consaci'é 
par  le  succès,  l'autorité  de  l'homme  d'Etat.  On  le  voyait  à 
l'étranger  dans  les  bibliothèques,  dans  les  archives,  sur  les 
champs  de  bataille  ;  cartes,  manuscrits  s'entassaient  dans  son 
hôtel;  il  mobilisait  et  groupait  à  son  apjiel  ces  cent  mille  faits 
qu'il  devait  ensuite  mettre  en  ligne  et  pousser  devant  lui  dans  un 
ordre  si  lumineux.  Il  mit  dans  la  préparation  de  l'œuvre  toute 
la  conscience  passionnée  dont  il  était  capable;  un  volume  lui 
coûta  parfois  nu  an  de  recherches,  et  il  lui  arriva  de  l'écrire  en 
deux  mois.  Sa  méthode  il  l'avait  déjà  éprouvée  dans  son  pre- 
mier ouvrage  ;  il  n'eut  qu'à  l'appliquer  à  un  objet  plus  vaste 
encore  et  plus  divers. 

On  a  défini  ce  genre  d'histoire  «  l'histoire  des  affaires  »  (Désiré 
Nisard).  L'anticjuité  en  avait  offert  des  modèles;  Polybe  avait 
déjà  rmlisé  l'histoire;  et  s'il  fallait  chercher  à  Thiers  un  ancêtre, 
c'est  à  Polybe  que  devrait  se  fixer  le  choix.  Mais  la  complexité  de 
la  vie  motlerne  aggravait  inlininuMit  la  tâche.  A  ne  voir  qu'un 

I.  Elle  fut  commencée  peu  après  18U).  Les  ciiuj  premiers  volumes  ytarurenl 
on  I84."».  VaIU-  ^.'randc  u'uvre  rcmiilil  (lonc  singt-(lL'ux  ans  di'  la  vie  de  Tliicrs. 


L'INTELLICENCE   et   le  patriotisme  en   IIISTUIHE  52a 

aspecl  dos  choses,  lagueri-c,  par  cxcmiilo,  (jnclle  difTércnce  entre 
le  temps  des  Scipions  et  celui  de  Napoléon  I",  dans  la  variété  et 
la  puissance  des  unités  de  combat,  dans  les  progrès  de  l'arme- 
ment, dans  la  technique  savante  de  la  guerre  !  Tout  cela,  Thiers 
avait  Tainhilion  ilo  le  comprendre,  de  rilliistrer,  de  le  rendre 
intelliiiibh»  h  tous,  comme  si  chacun  de  ses  lecteurs  était  du 
métier.  11  l'a  dit  lui-même  :  «  J'ai  cru  que  c'était  un  essai  à  faire 
que  celui  de  la  vérité  complète  en  histoire.  »  Il  entre  donc  <lans 
le  vif  et  dans  le  menu  des  choses;  qu'il  s'agisse  de  l'administra- 
tion, de  la  diplomatie,  de  l'ordre  civil,  il  ne  laisse  rien  qu'il  ne 
touche,  qu'il  n'expose,  qu'il  n'éclaire  d'une  lumière  égale  et 
douce;  rien  d'éblouissant,  comme  une  fausse  clarté  de  théâtre, 
qui  souvent  n'éclaire  qu'un  objet,  et  d'une  lueur  irréelle;  c'est 
franc  et  honnête,  comme  le  jour  même. 

Prenons  un  exemple,  entre  cent  autres,  de  la  qualité  de 
l'elîet  produit  par  cette  manière  de  Thiers.  L'armée  française  est 
à  Moscou;  il  faut  songer  à  la  retraite.  Un  exposé  détaillé  des 
forces  de  l'armée,  de  ses  pertes,  des  périls  et  des  privations  qui 
l'attendent  précède  et  prépare  l'analyse  des  sentiments  per- 
sonnels de  Napoléon.  Ce  sont  pour  le  lecteur  autant  d'élé- 
ments de  contrôle  et  des  appuis  pour  son  propre  jugement. 
L'analyse  des  hésitations  de  l'Empereur  est  traitée  avec  cette 
simplicité  abondante  qui  est  un  des  traits  de  la  manière  de 
Thiers.  Rien  n'est  sacrifié  à  l'etTet,  et  la  rhétorique  sentimen- 
tale, qui  eut  tenté  peut-être  un  écrivain  médiocre,  est  bannie 
comme  un  indigne  moyen  dé  succès.  Tout,  dans  cette  psycho- 
logie politique  de  l'Empereur,  est  tiré  des  faits  mêmes;  aux 
considérations  de  l'ordre  politique  et  militaire  s'ajoute  cet  élé- 
ment personnel  de  l'orgueil  d'un  vainqueur  qui  saigne  à  la 
pensée  d'un  échec.  L'orgueil  même  se  trouvait,  à  ce  moment 
redoutable,  une  suprême  habileté.  «  Orgueil  à  part,  et  l'orgueil 
sans  doute  avait  sa  place  dans  les  sentiments  qu'il  éprouvait,  il 
y  avait  un  immense  danger  à  ce  premier  pas  en  arrière.  Ce 
pouvait  être  en  effet  le  commencement  de  sa  chute.  » 

Il  y  a  dans  les  situations  héroïques  une  telle  puissance  d'effet 
qu'il  est  superflu  d'emprunter  le  secours  des  grands  mots  et  des 
phrases  développées.  Si  l'on  met  en  parallèle  les  pages  443  à 
434  du  livre  XLV  de  Thiers  et  le  récit  correspondant  du  comte 


526  L  MISTIURE 

(le  Ségur  [Histoire  de  Napoléon  cl  <!'•  In  Grande  Année  pendant 
f année  ISI'i,  Hv.  VIII,  ch.  x),  on  sera  fi'apj»é(le  ce  fail  que  le  récit 
le  plus  saisissant  est  en  mtMiie  temps  le  plus  so])ie.  Encore  ne 
faut-il  jtas  oublier  que  Ségur  avait  ici  sur  Thiers  l'avantage 
(lavoir  vu  les  cjutses  et  connu  V/ionune.  Mais  la  vivacité  de 
l'imiiression  sYunousse  dans  le  lurnuUe  des  mots.  Les  argu- 
ments développés  pour  expliquer  la  conduite  de  Napoléon  sont 
ceux-là  mêmes  que  présente  Thiers,  et  FefTet  produit  sur  le 
Icctcui'  est  pourtant  loul  autre.  Car  la  simplicité  de  l'un  rassure 
notre  critique  et  provoque  l'adhésion  de  notre  esprit;  le  ton 
chaleureux  et  oratoire  de  l'autre  nous  met  en  défiance  et  décou- 
rage notre  désir  de  croire. 

La  couleur  fait  défaut  chez  Thiers.  Mais  la  situation  dont  il 
suit  les  vicissitudes  est  tellement  tragique,  et,  grâce  à  lui, 
nous  la  pénétrons  si  hien,  (pie  les  jdirases  les  jdus  simples 
suffisent  à  traduire  l'émotion  de  l'historien  et  à  éveiller  la  sym- 
pathie douloureuse  du  lecteur.  «  (5  octobre.)  Le  temps  était 
superbe,  d'une  pureté,  d'une  douceur  extrêmes.  Jamais  automne 
plus  serein  dans  nos  climats  de  France  n'avait  embelli  en  sep- 
tembre les  campagnes  de  Fontainebleau  et  de  Gompiègne... 
Une  légère  gelée  étant  tout  à  coup  survenue  le  13  octobre,  sans 
(jue  le  beau  temps  fût  altéré,  tout  le  monde  sentit  que  le  moment 
était  arrivé  de  se  décider.  » 

Dans  cette  simplicité  de  la  narration  de  Thiers,  il  y  a  un  art 
infini.  11  faiidrail  l'avoir  tenté  soi-même  pour  juger  tout  ce 
qu'une  œuvre  semblable  exige  d'expérience,  de  calcul,  de  science, 
d'habitude  des  |)roportions.  «  L'homme  est  un  être  fini,  dit 
Thiers  dans  une  page  rapide  e(  brillante;  et  il  faut  presque  faire 
entrer  l'infini  dans  son  esprit.  Les  événements  que  vous  avez 
à  lui  exposer  se  passent  souvent  en  mille  endroits...  Même 
(iiiand  on  a  saisi  avec  intelligence  la  chaîne  générale  qui  lie  les 
événements  entre  eux,  il  faut  un  certain  art  pour  passer  d'un 
lieu  à  un  autre  lieu,  pour  aller  ressaisir  les  faits  secondaires 
qu'on  a  dû  négliger  pour  le  fait  le  plus  important  :  il  faut  sans 
cesse  courir  à  droite,  à  gauche,  en  arrière,  sans  perdre  de  vue 
la  scène  principale,  sans  laisser  languir  l'action...  Et  partout 
on  est  tenu  de  ménager  cet  être  fini  qui  vous  écoute  et  qui 
aspire  toujours  à  l'infini,  cet  être  curieux  qui  veut  tout  savoir 


l'intelligence  et   le   patriotisme   en   histoire  :i27 

et  (|ui  lia  pas  la  patience  de  tout  a|ipr<Mi(lre.  Que  je  saclio  tout, 
et  (piil  n<'  m'en  coùti^  aucun  effort  d'attenticjn,  v(jilà  le  lec- 
teur, voilà  l'hoinme!  nous  voilà  tous  '!  »  Mais  cet  art  doit  se 
dissimuler;  chez  Thiers  on  ne  voit  jamais  l'artifice.  Dans  sa 
composition  comme  dans  son  style,  tout  est  vrai,  simple  et 
sobre.  Il  n'est  pour  lui  qu'une  manière  de  louer  les  grandes 
opérations  qui  sont  le  drame  de  son  histoire,  c'est  d'en  faire  un 
exposé  raisonné,  positif  et  clair.  «  S'extasier  devant  le  passage 
des  Alpes,  et,  pour  faire  partager  son  enthousiasme  aux  autres, 
accumuler  les  mots,  prodiguer  ici  les  rochers  et  là  les  neiges, 
n'est  à  mes  yeux  qu'un  jeu  puéril  et  même  fastidieux  pour  le 
lecteur.  Il  n'v  a  de  sérieux,  d'intéressant,  de  propre  à  exciter 
une  véritable  admiration,  que  l'exposé  exact  et  complet  des 
choses  comme  elles  se  sont  passées.  Combien  de  lieues  à  par- 
courir à  travers  monts,  combien  de  canons,  de  munitions,  de 
vivres  à  transporter  sans  routes  frayées,  à  des  hauteurs  prodi- 
gieuses, au  milieu  d'affreux  précipices,  où  les  animaux  ne  ser- 
vent plus,  où  l'homme  seul  conserve  encore  ses  forces  et  sa 
volonté;  le  tout  dit  simplement,  avec  le  détail  nécessaire,  sans 
les  particularités  inutiles,  voilà,  selon  moi,  la  vraie  manière  de 
retracer  une  entreprise  telle  que  le  passage  du  Saint-Bernard, 
par  exemple.  Qu'après  un  exposé  précis  et  complet  des  faits, 
une  exclamation  s'échappe  de  la  bouche  du  narrateur,  elle  va 
droit  à  l'âme  du  lecteur,  parce  que  déjà  elle  s'était  produite  en 
lui,  et  n'a  fait  que  répondre  au  cri  de  sa  propre  admiration.  » 
[Avertissement  de  Fauteur,  p.  III.) 

Thiers  écrivain.  —  Appliqué  à  d'aussi  grands  objets,  que 
sera  le  style  de  l'historien?  Il  devra  montrer  les  choses  et  rester 
invisible  comme  une  glace  dont  la  limpidité  parfaite  se  dérobe 
au  regard  et  fait  douter  qu'entre  les  choses  et  le  spectateur  s'in- 
terpose une  matière  aussi  pure.  Cette  perfection  de  simplicité, 
Thiers  l'a  presque  réalisée.  Armand  Carrel  a  pu  dire  de  lui  : 
«  Quand  il  écrit,  on  pourrait  croire  qu'il  improvise.  »  Dans  la 
bouche  du  grand  publiciste,  ce  n'était  pas  un  éloge.  Il  y  a  en 
effet,  chez  Thiers,  de  l'incorrection,  de  la  négligence  et  un  cer- 
tain laisser-aller  auquel  un  goût  délicat  trouve  aisément  à 
reprendre.  Mais  il  pensait  lui-même  que,  pour  un  ouvrage  très 

1.  Avertissement,  p.  XV. 


5-28  LlIlSTdlllK 

ilt''\rl<»|>|u''.  cette  .lisaiii'e,  même  un  |ieii  molle,  el  cette  lluidité 
V'taieiit  une  c(iii(Iitifiii  |)nur  ne  |i(iint  rehutei'  et  lasser  le  let^teur. 
Kii  cela,  son  inslincl  iv  i^uida  [)eul-clr<'  heureusomenl. 

Si  on  pouvait  somler  les  cœurs  et  les  reins,  <»n  ilécouvi'ii'uil 
|ieiit-ètre  ceci  :  (|uanil  un  critique,  trouvant  Tliiers  dans  son 
liori/on  et  voulant  le  jui^cr,  en  lit  (;à  et  là  une  paiic  et  lève  un 
Iriliut  de  (ju(d(iues  jdirases  sur  celte  œuvre  immense,  l'impres- 
sion est  fâcheuse,  et  il  en  arrive  à  formuler  un  verdict  de  con- 
damnation. Hien  de  jdus  aisé  que  de  e^laner  dans  ces  pages 
l'apides  l'expression  impropre,  le  terme  vulg^aire  ou  banal, 
ou  même,  |»ar  accident,  —  mais,  très  rare,  —  prétentieux 
et  portant  sa  date,  comme  un  marabout  poudreux.  Mais  si, 
<:omme  il  est  nécessaire  pour  être  juste,  on  se  résout  à  tout  lir(; 
<le  l'écrivain  ({u'on  lait  passer  sous  l'épreuve  d'un  arrêt  définitif, 
riiiimeur  cliang"e  ]»eu  à  peu  et  pour  touj(Jurs;  l'auleui-  aux 
allures  molles,  au  dessin  incorrect,  se  hausse  insensiblement 
aux  proportions  d'un  véritable  écrivain. 

C'est  ainsi  que  Sainte-Beuve,  qu'on  ne  tiompait  pas  aisément, 
<i  [lu  répondre  à  ceux  dont  la  sévérité  «  l'impatientait  »  :  «  Ils 
ré[)ètent  tous  que  Thiers  ne  sait  pas  écrire...  »  et  c'était  là  le 
préambule  d'un  plaidoyer  décisif  en  sa  faveur.  A  mesure,  en 
effet,  qu'on  avance  dans  la  lecture  des  Livres  de  Thiers,  on  se 
laisse  j»re)idre  à  lair  de  probité  de  ce  style  qui  ne  veut  être  que 
rinlerprète  du  vrai,  (pii  répand  sur  toutes  choses  «  une  lumière 
d'évidence  ».  On  eût  voulu  dans  son  œuvre  un  certninCai'actère, 
un  certain  cachet  à  la  Tacite.  Lanfrey,  qui  faisait  à  Thiers  ce 
reproche,  flajïellail  en  lui  le  partisan  du  succès  à  tout  prix  et  le 
iKM'aul  officiel  lie  répo|>ée  impéiiale;  il  a  lro|i  montré  ])ar  son 
pro(ire  exemple  ce  que  l'on  perd  aujirès  du  lecteur  à  vouloir 
rester,  six  volumes  durant,  tendu,  sec  et  maussade.  Que  serait-ce 
au  cours  de  vingt  énormes  volumes! 

Chez  Thiers,  au  contraire,  le  courant  (\u  r(''cil  vous  [)orte  et 
vous  fait  avancer  sans  fatigue  avec  lui;  on  subit  le  charme 
discret  de  ces  pages  vives,  d'allure  si  française,  où  l'on  sent, 
même  dans  l'abandon  de  la  dictée,  la  dilTusion  égale  d'un  talent 
toujours  maitre  de  lui.  In  adversaire  |iolitiqiie  de  Thiers  a  [torté 
sur  sono'uvre  histori(pie  un  juj.:ement(|ui  donne  peutêtre  la  vraie 
mesure  de  la  justice  :  «  l^'art  de  i-aconler,  au  degré  où  il  le  pos- 


L'IXTKLLIGENCE   et   le   l'ATlUOTlS.ME   HN    llISTdlIlE  529 

sèdo,  est  plus  que  du  talciil  ;  c'est  du  iiénie;  et  sou  nom  roslera 
inséparable  do  la  notion  .mémo  do  lliistoiro  '  ».  (Emile  Ollivior.) 

Henri  Martin  (1810-1883).  L'  «  Histoire  de 
France  ».  —  Enlro  'riiiors  et  Henri  Martin  ,  il  n'y  a  de 
commun  qu'un  ardent  patriotisme  et  le  souci  de  servir  la 
France  en  la  faisant  connaître  et  aimer.  La  volonté,  reffort, 
un  talent  honorable,  de  très  [)etit  vol,  voilà  Henri  Martin,  en 
1833,  l'année  même  où  une  entreprise  de  librairie  le  met  en 
présence  de  son  œuvre  définitive,  YHistoire  de  France.  C'est 
déjà  une  note  fâcheuse  que  la  pensée  d'un  grand  ouvrage  de 
cette  nature  ait  été,  non  la  conception  directe  d'un  esprit,  mais 
une  combinaison  de  boutique.  Hàtons-nous  d'ajouter  que,  s'éle- 
vant  d'un  mouvement  continu,  et  par  un  très  noble  effort,  au- 
dessus  des  projets  primitifs,  Henri  Martin  a  passé  sa  vie  à 
effacer  la  tache  originelle.  H  y  est  presque  entièrement  parvenu. 

Une  pensée  de  vulgarisation  fut  le  point  de  départ  de  cet 
immense  labeur,  vulgarisation  par  l'image  aussi  bien  que  par  le 
texte.  L'idée  n'était  pas  de  Henri  Martin;  et  il  ne  fut  choisi 
d'abord  qu'à  titre  de  collaborateur.  C'est  en  1833  que  parut  le 
premier  volume  de  cette  Histoire  de  France  depuis  les  temps  les 
ph(s  reculés  jusqu'en  juillet  18S0,  par  les  principaux  historiens. 
Cet  essai  ne  fut  suivi  d'aucun  autre,  et  ce  volume  in-16,  avec 
illustrations,  qui  devait  avoir  un  bataillon  de  frères,  vit  seul  le 
jour.  Il  fut,  pour  Henri  Martin,  qui  en  avait  écrit  la  Préface, 
l'occasion  de  mesurer,  avec  l'importance  de  l'œuvre,  son  attrait. 
Dès  lors,  sa  vie  avait  trouvé  son  objet  ;  un  éditeur  confiant 
accepta  de  signer  un  traité  pour  la  publication  d'une  grande 
histoire  de  France.  \\  devait  cette  fois  la  siffner  seul.  L'ouvrasre 
parut  sous  sa  première  forme  de  1833  à  1836  en  quinze  volumes, 
un  volume  tous  les  deux  mois.  Cet  immense  labeur  à  peine 
achevé,  l'auteur  le  reprit  jusqu'à  trois  et  quatre  fois,  et  il  ne 
mit  la  dernière  main  à  son  œuvre  qu'en  1860.  Encore  devait-il 
plus  tard  donner  en  appendice  à  son  grand  ouvrage  un  récit 
résumé  des  événements  contemporains  -. 

Le  constant    souci  d'améliorer  ce  premier  essai  suffirait  à 

1.  Nous  supprimons  de  coUo  citation  les  noms  de  Thucydide,  Tile  Live  et 
Guichardin,  parce  qu'ils  ne  nous  paraissent  pis  les  mieux  choisis  pour  carac- 
tériser, par  analogie,  le  talent  de  Thiers. 

2.  La  seconde  édition  en  19  voUun^s  parut  de  1837  ta  185 i. 

Histoire  de  la  largue.  VII.  34 


530  L'illSTiiIl'.H 

lioïKiror  Henri  Marlin;  mais  les  coiidilions  de  ces  retouches 
n'étaient  guère  favoraltlcs  au  caractère  artistique  de  l'œuvre. 
L'oiivraû'c  était  remanié  jilulùl  que  refondu;  redresse  et  corrigé 
jdutùt  que  pensé  et  écrit  à  nouveau.  A  chaque  réimpression,  il 
est  mis  au  courant  de  hi  science;  le  plan  primitif  est  développé 
et  cniichi;  mais  h^s  faits  nouveaux  (jui,  à  chaque  édition,  se 
font  une  place  dans  le  texte  remanié,  gardent  toujours  les 
aUures  de  nouveaux  venus  et  comme  un  air  d'intrus.  Ils  ne 
lient  pas  commerce  intime  avec  les  anciens  hôtes  de  la  maison 
et  se  reconnaissent  à  leur  nouveauté.  En  outre,  si  le  cadre  pri- 
mitif s'élargit,  ce  n'est  pas  d'une  façon  régulière  et  égale  :  il  se 
prête  surtout  à  l'accession  des  idées  et  des  théories  chères  à 
l'auteur;  de  là,  un  manque  d'haimonie  et,  en  même  temps,  un 
soupçon  de  partialité  et  un  faux  air  <le  système. 

La  préface  que  Henri  Martin  a  écrite  j>our  l'édition  de  1837 
nous  metdansle  secret  de  ses  nohles  amhitions  et  nous  découvre 
sa  méliiode.  La  France  est  le  pays  le  plus  riche  du  monde 
en  matériaux  historiques,  et  cependant  la  France  n'a  pas  d'his- 
toire nationale.  L'absence  de  liberté  politique  rendait  cette 
histoire  impossible  avant  1789;  elle  ne  pouvait  avoir  de. plan, 
n'avant  pas  de  conclusion.  Henri  Martin  subit  donc,  comme  les 
plus  illustres  de  ses  contemporains,  la  fascination  de  la  Révolu- 
tion de  1830.  C'est  la  borne  d'or  à  laquelle  aboutissent  les 
mille  voies,  les  grandes  avenues,  comme  les  sentiers  perdus  de 
notre  histoire.  «  La  France  des  xvn"  et  xviii"  siècles  ne  se  con- 
naissait <ju'impai"faitement  et  marchait  sans  se  rendre  compte 
du  l)ut  ni  du  point  de  départ;  l'avenir  était  impénétrable...  La 
lumière  a  commencé  de  se  faire.  » 

Pour  les  époques  primitives,  il  em|)runlera  les  secours  de 
toutes  les  sciences  dont  Ihcureux  concours  a  renouvelé  l'étude 
du  passé;  pour  les  temps  modernes,  «  il  demandera  son  flam- 
beau à  cette  tradition  de  politique  nationale  qui,  depuis  long- 
temps, germe  dans  le  sol  de  la  France,  éclôt  avec  le  xvii"  siècle 
et  s'altère  par  la  révocation  de  l'Edit  de  Nantes  et  la  Régence, 
pour  se  ranimer  dans  les  préludes  de  la  Révolution  ».  Car  cet 
historien  est  ré[)ublicain,  et  ne  cache  pas  ses  sympathies;  mais 
il  croit  à  l'o'uvre  de  la  Providence  dans  l'histoire,  et  il  voit  le 
plus  haut  titre  d'honneur  de  la  France  dans  ce  fait  «  qu'elle  a 


l'intelligence   et   le   patriotisme    en    histoire  531 

représenté  dans  le  monde  la  doctrine  do  l'ànie  immortelle,  avec 
autant  de  i^randeur  (jiio  la  Judée  représentait  le  principe  <lc 
Tunité  de  Dieu  >'. 

Sa  foi  en  rimniort.ilité  do  ràmc  avail  tout  l'accent  d'une 
religion;  il  admirait  et  révérail  dans  le  druidisinc  la  doctrine  la 
plus  haute  de  la  spiritualité.  La  prépondérance  de  l'élément 
celtique  et  la  bienfaisance  sociale  de  son  action  n'eurent  jamais 
d'avocat  plus  convaincu  et  plus  chaud.  «  Ne  craignez  pas,  écri- 
vait-il d'Athènes  à  un  ami,  que  j'oublie  nos  druides  pour  Zeus 
Olympien  ou  pour  Pallas  xVthéné;  je  suis  un  Celte  incorrigible.  » 

C'est  la  croyance  profonde  de  Henri  Martin  aux  destinées 
supérieures  de  la  France  qui  fait  l'unité  et  le  prix  de  son  œuvre. 
Elle  eût  été  d'un  prix  infini  si  les  qualités  de  l'écrivain  avaient 
égalé  les  vertus  de  l'homme  et  du  citoyen.  Mais  le  stvle  a  troj) 
souvent  trahi  le  défenseur  de  tant  de  causes  généreuses.  Il  ne 
manque  ni  de  fermeté  ni  de  netteté  ;  mais  son  caractère 
abstrait  et  tendu  rebute  et  lasse.  On  lui  a  reproché  son  air 
sacerdotal;  mais  il  tient  plus  encore  du  prêche  que  du  sermon; 
il  a  toujours  l'air  de  vouloir  endoctriner,  et  il  le  fait  avec  séche- 
resse, et  sous  une  forme  absolue  et  tranchante.  Il  faut  avoir 
grande  soif  de  vérité  pour  supporter  longtemps  la  lecture 
de  Henri  Martin;  ce  n'est  pourtant  pas  un  médiocre  éloge  de 
rai)peler  qu'on  peut  aller  à  son  livre  comme  à  un  monument 
d'honnêteté,  de  patriotisme  et  de  bonne  foi. 


IV.  —  L'histoire  à  thèse  et  le  pamphlet  historique. 

Simonde  de  Sismondi  (1773-1842).  —  C'est  un  péril 
pour  un  esprit  de  portée  moyenne  de  prétendre  traiter  la  grande 
histoire.  Soit  faiblesse  de  vue,  soit  asservissement  aux  idées 
du  jour,  il  s'expose  à  voir  dans  le  passé  seulement  ce  qu'il  v 
cherche  et  à  le  juger  d'après  la  mode  politique  d'un  moment. 
Cette  préoccupation  étroite  est  le  plus  souvent  exclusive  d'un 
talent  supérieur;  comme  ni  l'imagination,  ni  la  puissance  de 
synthèse,  ni  la  vérité  scientifique  ne  dominent  dans  les  œuvres 
inspirées   de  cet  esprit,  il  convient  de  les  mettre  à  part  :  c'est 


532  L  lllSTdlUH 

riiisluirc    à   Ilirsc,  cl,  à  un   raiii^   iiilV'iicuf  [)()ui'  le  iiu'-iitc  et  la 
diiinité  de  la  |mmis(''(\  le  |i;iiii|ilil('|  liislorique. 

Sisnioiiili  rcprésciilc  liî-s  cxacIriMeiil  le  premier  ty[>c.  Son 
Jlisluire  (1rs  Fraïtrnia  (I8'21-18i'})  es!  di»  res  œuvres  qui  restent 
I  honneur  d  une  vie;  mais  ((imnie  il  \  manque  ce  |uinci|)e 
(1  (''Icrnili'  (|ui  est  le  si  vie,  Vllisloirc  ilrs  Fraiirais  aura  vécu  à 
peine  une  vie  d'Iiomme.  Partagé  entre  le  désir  de  raconter  et  de 
peindif  el  la  salisl'action  de  juger  au  nom  de  ses  principes,  il 
oscille  entre  deux  systèmes  et  n'atteint  qu'au  médiocre  dans  les 
deux  geni'es.  C<'  fut  un  noMe  esprit  et  un  écrivain  effacé. 
L'histoire  du  peujde,  qu'il  a  systématiquement  mise  en  reg'ard 
et  comme  en  conllit  avec  l'histoire  des  rois,  lui  doit  une  bonne 
part  de  la  fav(M)r  dont  noli-e  siècle  Ta  coml)lée;  les  lettres 
françaises  ne  lui  doivent  rien,  siiuui  peut-être  d'avoir  une  fois 
encore  rappelé  que  Vllisloirc  de  France  est  par  la  variété  et  la 
portée  de  son  drame  la  matière  réservée  d'un  chef-d'œuvre  his- 
torique. Lorsque  à  défaut  de  génie,  on  a  mis  dans  cette  entre- 
prise un  laheur  intense,  une  conscience  droite,  une  ])réoccupa- 
tion  ohslini'i'  du  hien,  on  laisse  un  nom,  même  quand  l'ieuvre 
somhre  ;  el  <•  est  là  rinuineur  de  Sismondi. 

Louis  Blanc  (1811-1882).  L'  «  Histoire  de  dix  ans  » . 
Un  pamplilet  éloquent.  —  Rien  de  plus  dilTérent  de  la  grisaille 
de  Sismondi  (pie  l'éclatante  rhétorique  de  Louis  Blanc.  Il  avait 
trente  ans  (juand  il  publia,  en  cin(j  volumes,  sous  le  titre  d'Histoire 
de  dix  ans  (1841),  le  récit  passionné  des  origines  et-  de  la  pre- 
mière moitié  du  règne  de  Louis-Philippe.  Des  pages  d'histoire 
contemporaine  jetées  ainsi  en  [làture  à  la  curiosité  publique^ 
môme  écrites  sans  art,  sont  assurées  de  trouver  des  lecteurs. 
Que  sera-ce  donc  si  l'éloquence  les  anime,  si  elles  sont  l'ex- 
ju'ession  passionnée  d'une  (b^ctrine  décevante,  mais  généreuse, 
r^'uvre  d'ini  îiomme  (]ui  aspire  à  diriger  un  parti  et  qui  a  quel- 
ques-uns des  dons  nécessaires  pour  y  réussir?  Il  y  avait  d'ailleurs, 
dans  le  plan  de  l'ouvrage,  une  ampleur  faite  pour  séduire  et, 
dans  le  ton,  une  hauteur  quasi  prophéti(|ue  capable  de  sub- 
juguer. 

tf  In  |)fuple  déchaîné,  victorieux  et  maître  de  lui;  trois  géné- 
rations de  rois  fuyant  sur  les  mers;  la  bourgeoisie  apaisant  la 
foule,  réconduisant,  se  donnant  un  chef;  les  nations  qui  s'agi- 


L'iilSTiillU':    A    TllKSK    ET    LK    l'A.M  l'Il  LKT    II  ISTdIilUl  R  ^33 

tent  troni|ié<'.s  dans  loiir  espoir  et  rci^ardaiil  du  ((M/-  de  la 
France  iniiiiohile  sous  un  rui  nouveau;  rcsjuil  i<''\  (dutioii- 
nairc  flatté  d'abord,  comiirinK'  ensuite,  cl  finissant  par  ('clator 
en  elTorts  prodii;ieu.\  ou  en  scènes  teii'il)les;  des  complots, 
dos  ég-orgements  ;  trois  c(miIs  rt'puljjicains  liMant  bataille 
dans  Paris  à  toute  une  arnK'e;  la  pro|)riél(''  atla<|uée  par  de 
hardis  sectaires;  Lyon  soulevé  deux  fois  et  inondt''  de  sang-; 
la  duchesse  de  Berri  ressuscitant  le  fanatisme  de  lu  Vendée 
et  flétrie  j»ar  ceux  de  sa  famille;  des  procès  inouïs;  le  cho- 
léra; au  didiors,  la  paix  incertaine,  quoique  poursuivie  avec  une 
obstination  ruineuse;  rAfri(pie  dévastée  au  hasard,  l'Orient 
altandonné;  au  dedans,  nulle  sécurité;  toutes  les  révoltes  de 
l'intelligence  et  des  essais  fameux;  l'anarchie  industrielle  à 
son  comble;  le  scandale  des  spéculations  aboutissant  à  la 
ruine;  le  jiouvoir  décrié;  cinq  tentatives  de  régicid<^;  le 
peuple  sourdement  poussé  à  de  vastes  désirs;  des  sociétés 
secrètes;  les  riches  alarmés,  irrités,  et  à  l'impatience  du 
mal  joignant  la  peur  d'en  sortir...  tel  est  le  tableau  que 
présente  l'histoire  des  dix  deiaiières  années.  »  (II,  1.) 

A  ces  traits,  un  lecteur  de  bonne  foi  hésitera  |ieut-ètre  à 
reconnaître  les  débuts  du  règne  de  Louis-Philipjie;  mais  qui  ne 
serait  séduit  })ar  la  grandeur,  la  variété  des  objets,  le  mvstère 
des  problèmes,  les  divers  aspects  du  drame  entrevu?  C'est  sans 
doute  le  suprême  de  l'art  du  pamphlet  de  se  dissimuler  sous  les 
dehors  du  vrai  et  de  faire  illusion.  L'auteur  a  réussi;  sans 
doute  l'expérience  de  la  vie  et  de  la  politique  éveille  immédia- 
tement la  défiance  dans  les  esprits  modérés  et  bien  faits;  ils 
soupçonnent  d'instinct  que  les  (dioses  ne  se  sont  jioint  passées 
comme  l'auteur  croit  le  voir,  et  l'étude  des  faits  contirme  leurs 
}tressentiments.  Mais  combien  il  est  puissant  sur  les  esj)rits 
faibles  cet  esprit  de  so})liisme  dilTus  dans  tout  l'ouvrage?  Qu'elle 
est  lumineuse,  semble-t-il,  cette  explication  de  la  politique  :  les 
rois  représentants  d'un  passé  mort,  dig^nes  encore  de  quelque 
jdtié  dans  l'infortune,  méprisables  quand  ils  tiennent  leur  pou- 
voir d'une  révolution  triomjdiante  et  qu'ils  n'usent  de  leur 
force  que  pour  l'écraser;  le  peujjle,  principe  de  tout  droit, 
source  de  toute  force,  ex]tression  de  toute  vertu,  magnifique 
dans  ses  colères,  magnanime  dans  ses  victoires,  lion  et  agneau; 


:i3t  L  lllSTdlUK 

entre  les  deux,  la  lioiii'i:(M»isie,  inoiislic  liyliride,  (|iii  a  perdu 
les  \erhis  du  |ieii|de,  iiira |ia Ide  d'a((|iH''rir  ctdtes  do  la  iiohicssc, 
(•()iroin|>ue  |)ai'  le  jjoùl  du  lucre  et  corru|ilrice  de  tout  |>arli 
(juelle  soulii'ul;  I  Europe  enlière,  encore  secouée  du  frisson  des 
i;ueri-es  de  l'Empire,  alfeiilivc  au  moindre  mouvement  de  la 
l'^iance:  la  frontière  entr'ouvertc  pour  laisser  passer  à  la  Fois  les 
arnK'es  de  la  r«'vanclie  nationale  et  les  légions  révolutionnaires 
volant  au  secours  des  nations  opprimées;  dans  le  fond,  la 
rumeur  sociale  du  monde  des  travailleurs  agité  de  problèmes 
nouveaux,  rêvant  de  fraternité  et  de  paix  universelle  jusque 
dans  riiori'eiii' lies  combats  de  rue.  Tout  cela  est  faux;  c'est  la 
parodie  héroïque  du  règne  de  Louis-Pliilij)pe ;  mais  avec  un 
éclat,  un  mouvemc^nt,  une  éloquence  qui  ne  laissent  aucun  lec- 
teur indillérent.  L'impartialité  est  sans  nul  doute  dans  les 
vo'iix  de  l'auteur;  mais  son  àme  tumultueuse  ne  la  connaît 
pas.  11  se  fait  illusion  à  lui-même  quand  il  écrit  :  «  J'ai  le 
désir  sincère  de  ne  pas  mêler  une  amertume  trop  gi'ande  à  ce 
récit  lies  soulTrances  et  des  humiliations  de  mon  pays;  car  les 
devoirs  de  l'historien  sont  austères  et  l'on  exige  de  lui  qu'il 
commande  le  calme  à  son  cœur.  »  (II,  402.)  Une  im|»ression 
étrange  se  dégage  de  cette  lecture;  on  est  haletant,  on  se 
demande  par  quel  miracle  un  |>ays  accablé  par  un  tel  régime 
politique  a  pu  vivre,  on  expiation  de  quels  forfaits  le  ciel  lui 
avait  infligé  le  gouvei'uement  Ao  la  bourgeoisie  et  les  tristesses 
du  parlementarisme.  On  sent  d'instinct  «pion  <>st  en  dehors  du 
vrai.  Mais  s'il  était  permis,  en  4841,  de  douter  qu'un  historien 
fût  né,  on  ne  pouvait  refuser  au  jeune  auteur  <le  V/l/s/oire  de 
dix  a»s  quelques-uns  des  dons  supérieurs  et  les  mérites  les  j)lus 
variés  de  l'écrivain. 

L'  «  Histoire  de  la  Révolution  française  » .  —  Un  pro- 
grès signah'  se  fait  remar(|uer  dans  sou  Histoire  de  la  Itévolution 
française,  dont  les  deux  |)remiers  volumes  parurent  en  1847, 
comme  pour  sonner  le  glas  d'un  régime  (jui  s'(djstinait  à  durer. 
Le  reste  de  l'ouvrage  (vol.  IIÏ  à  XII)  parut  de  1852  cà  1802.  Par 
l'amideur  des  proportions,  l'étude  j)atientedes  textes,  la  critique 
de>  oriiiiiiaux,  la  suite  dans  le  développement  rigoureux  du 
système  adojité,  le  courant  du  stvie,  cet  ouvrage  se  place  tout 
il  fait  au  pi'emier  rang  des  études  d'ensemble  sur  la  Révolution. 


L'HISTlIIllK   A    THÈSE    ET    LK    l'A.M  l'il  I.KT    II  ISTiiHIOlE  b3a 

C'est  une  surpriso  |>our  le  Icctcin-  de  voir  aux  |)remières  pages 
(lu  tome  premier  le  nom  de  JeanHuss,  cet  apôtre  delà  «  doctrine 
de  la  fraternité  ».  Nul  en  effet  n'a  donne  plus  d'ampliMir  que 
Louis  Blanc  à  l'étude  des  orii^ines;  «  ce  sci'ait  méconnaître  la 
Révolution,  sa  portée  sublime,  que  d'en  confondre  l'explosion 
et  la  date.  Ils  ne  sauraient  être  nés  de  qu(d(|U(>s  accidents  vulgai- 
res, de  je  ne  sais  quels  modernes  embarras,  ces  événements  dont 
le  souvenir  palj)ite  encore.  Ils  résument  plusieurs  siècles  de 
souffrances...  Toutes  les  nations  ont  contribué  à  les  produire  ; 
toutes  vont  leur  aviMiir  eniiagé.  »  (Préambule.)  h'auieur  montre 
alors,  sur  le  vaste  champ  de  l'histoire  du  monde,  trois  prin- 
cipes en  lutte,  et  devant  triompher  à  leur  heure  :  Vavtorité, 
Vindiindualisme,  la  fraternité. 

Il  y  a  sans  doute  des  longueurs  dans  ce  premier  volume,  qui 
suit  à  travers  quatre  siècles  la  genèse  de  cette  grande  œuvre  de 
justice  sociale;  mais  l'impression  de  majesté  en  est  accrue.  Quel 
est  donc  cet  événement  prodigieux  pour  lequel  il  a  fallu  l'en- 
fantement des  siècles?  L'histoire  de  la  Révolution  proprement 
dite  s'ouvre  dans  une  sorte  de  gloire. 

Le  récit  en  est  suivi  avec  un  développement  égal,  sans  défail- 
lance, jusqu'à  la  fin  de  la  Convention;  toutes  les  parties  en  sont 
traitées  avec  d'exactes  proportions  et  un  effort  visible  de  ne  rien 
sacrifier  et  de  faire  aux  événements,  même  pour  l'étendue  du 
récit,  la  mesure  de  la  justice.  Mais  deux  choses  rendaient 
impossible  à  Louis  Blanc  ce  haut  ministère  d'impartialité  : 
l'étroitesse  de  son  système  social  et  la  conviction  qu'en  dehors 
de  lui  il  n'y  avait  ni  vérité,  ni  justice.  Il  a  ses  dieux  et  il  leur 
sacrifie;  il  sacrifie  Voltaire  à  Rousseau,  Turgot  à  Necker,  les 
Girondins  à  la  Montagne,  Danton  à  Robespierre.  Ce  froid  vani- 
teux séduit  l'historien,  qui  en  fait  l'incarnation  de  la  Révolu- 
tion, le  prophète  du  socialisme,  un  de  ces  hommes  qui  suffisent 
à  l'honneur  d'un  siècle. 

On  peut  relever  dans  cet  immense  ouvrage  des  erreurs  nom- 
breuses de  détail,  en  réprouver  l'esprit;  mais  on  se  sent  en 
regard  d'une  œuvre.  «  Je  plains,  dit  l'auteur  en  fermant  le 
dernier  volume,  je  plains  quiconque,  en  lisant  ce  livre,  n'y 
reconnaîtrait  pas  l'accent  dune  voix  sincère  et  les  palpitations 
d'un  cœur  affamé  de  justice.  »  Ce  fut  le  secret  et  le  principe  de 


536  L  IIISTIIIUK 

son  l.iU'iit  (rrorivîiiii.  L  !i  courant  (["(''lixiiiciicc  circule  à  travers 
CCS  pages,  toujours  égal,  |>leiii  d  ia|ti(le.  La  plirasc,  le  jtlus 
souvent  rythmée,  d'un  nomltre  large  et  sonore,  se  rainasse 
parfois  tout  à  coup,  se  presse  et  se  condense,  et  jaillit  en  une 
image  éclatante».  Parfois,  un  long"  dével()|)penieiit  aux  i'ej)lis 
abondants  se  i-\n\  sur  iiiir  phrase  couile  où  la  pensée  se 
résume  :  «  Séparé  du  peuple  par  ses  fautes  et  de  la  nohiesse  par 
ses  vertus,  Louis  XVI  resta  seul,  étranger  à  la  nation  sur  le 
trône,  étranger  à  la  cour  dans  un  palais,  et  comme  égaré  au 
sommet  <le  ILlat.  «  In  portrait  de  Marie-Antoinette  se  fermera 
sur  ces  mots  :  <<■  Et  |»uis,  comme  un  Haniheau  poui'  é(dairer  sa 
vie,  la  gloire  de  sa  mère  la  suivait  !  » 

On  pourrait  prendre  à  pleines  mains  dans  ces  douze  volumes; 
les  pages  où  1  écrivain  a  mis  son  empreinte  ne  se  comptent  |)as. 
Le  culte  de  Louis  Blanc  pour  Rousseau  lui  a  porté  boiiheiu'; 
s'il  a  jtris  (|U(dque  chose  de  son  illuminisme,  il  a  reçu  de  lui 
une  part  plus  précieuse  de  son  héritage  :  le  mouvement,  l'éclat, 
le  rvthme  du  style  jusqu'à  la  déclamation  et  au  paradoxe.  C'est 
de  Rousseau  (piil  procède  et  en  maint  endroit,  il  fait  |ienser 
à  lui. 


BIBLIOGRAPHIE 

I.  Oiivra^KOM  «I»ii!i«  le<°>«giiolM  on  iteiit  ti*oiivor  «iiicltiiie»* 
iiulicitti<»ii*«  »éin'i*î«los».  —  Chateaubriand,  Eludes  hisloriques  (les 
(■iia|iilics  ili'  la  l'n'fnrc  qui  ont  pour  titre  :  Ecole  historique  moderne  de  la 
Fraiirc.  et  Aiilcins  français  qui  oui  écrit  l'histoire  depuis  la  Rcvolutiou  (1831). 

—  A.  Nettement,  Histoire  de  la  litlùrature  française  sous  le  (jouverueuwut 
de  Juillet  (18jO),  (Tome  H,  livres  XI  cl  XII).  —  Guizot,  Mémoires  pour  servir 
à  l'histoire  de  mon  temps,  1800  (Tome  III,  ch.  .\\,  Études  histo'iqucs).  — 
D.  Nisard,  Hisioire  de  la  littérature  française,  éd.  de  1861,  livre  IV,  Con- 
clusion, i;  ;L  —  Thiénot,  liapport  sur  les  Etudes  histoiiqltes;  Temps  modernes; 
(dans  la  collection  des  Hapports  rédi<,'és  à  l'occasion  de  l'Exposition  univer- 
selle de  1807).  —  Pergameni.  Histoire  générale  de  la  littérature  française, 
Y*  priiodo.  ISS'.).  —  Pellissier,  Le  nunireuu'nt  littéraire  au  XIX"^  siècle,  1889. 

—  Lintilhac,  l'réiis  hislnriiiue  et  c)'iti(jue  île  la  littérature  française,  1895-, 
tome  II,  ch.  W.  — Lanson,  UisI .  de  la  litlérature  française,  189o,  VI'' partie, 
livre  11,  ch.  vi. 

H.  Oiivf»;;-(>M  ii»i>(i<*gilioi>M.  —  Auo.  TlllEHIiv.  —  Première  lettre  sur 
l'Histoire  de  France  {Courrier  français,  1.3  juillet  l8-i(>),  reproduite  dans  Dix 
ans  d'études  historiques,  2"  partie,  xi.  —  Charles  Magnin,  Au(j.  Thierry 
(Revue  des  Deux  Mondes,  [^'^  mai  18'f  1).  —  E.  de  Guérie,  Revue  des  Deux 
Mondes,  \'6  sept.  I8.08.  —  Renan,  Essais  de  morale  et  de  critique,  1804.  — 
Paul  Lecène,  Introduction  h  une  édition  des  Récits  des  temps  mérovinqiens, 


IUl{LI(MiHAl>IIIi':  337 

1887.  —  F.  Valentin.  Auguslin  Thiei'V}/,  collection  des  Clnoniquai  pupu- 
laires,  18'Jo.  —  Brunetière,  L'œuvre  d' Augustin  T/iicrii/,  discours  prononce 
à  Blois  le  10  novembre  18'.)a,  pour  le  cenlenairc  d'Aug.  Thierry  {Hn-ue  des 
Deux  Mondes,  15  novembre  1895). 

Barante.  —  Sainte-Beuve,  lierne  des  Deux  Mondes,  15  mars  185."].  — 
Guizot,  ibideiit,  !'■'■  juillet  18(')7. 

MiciiAi'i).  —  Flourens,  Disaïufs  de  réception  à  l'Académie  française  {3  dé- 
cembre 1810),  et  icponse  de  M.  Mignct.  —  Sainte-Beuve,  Cuusitu-s  du 
Lundi,  VII;  Nouveaux  Lundis,  IV. 

MiCiiELET.  —  Taine,  Esi^ais  de  critique  et  (riiistoire,  18GG.  —  Ch.  Auber- 
tin,  lievue  des  Deux  Mondes,  3  octobre  1806.  —  G.  Monod,  Jules  Michriet, 
1875.  —  Schérer.  Études  sur  lu  liUérature  contemporaine,  1885.  —  F.  Cor- 
réard,  Michclri,  1881).  —  E.  Faguet,  Etudes  littéraires  sur  le  XIX"  sii'cle, 
1887.  —  Jules  Simou,  Miijucl,  Michelet,  Henri  Martin  (1889).  Ce  volume 
contient  la  notice  historique  sur  Michelet,  déjà  insérée  au  volume  (JXXVII 
des  Comptes  rendus  de  CAcadéraic  des  sciences  morales  et  piilitiques.  — 
G.  Monod,  Portraits  et  souvenirs,  1897. 

Gnz(^)T. —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  I,  Nouveaux  Lundis,  1. 1. 

—  Taine,  Essais  de  critique  et  d'histoire,  1866.  —  Schérer,  Études  sur  la 
littérature  contemporaine,  VIII  (1885),  et  X  (1895).  —  E.  Faguet,  Politiques 
et  moralistes  au  A7A'°  siècle,  l'"^  série,  1895. —  A.  Bardoux,  6»/:<>/ 1 coUcc- 
lion  des  Grands  Ecrivains,  1894).  —  J.  de  Crozals,  Gulzni  (collection  des 
Classiques  populaires,  1894). —  J.  Simon,  Notice  sur  (juizot  {Comptes  rendus 
(le  l'Académie  des  sciences  tnorales,  tome  CXX)  ;  reproduite  dans  le  volume 
Thirrs,  (Iruizot.  Bémusat. 

MiGNET.  —  Sainte-Beuve,  Causi'ries  du  Lundi,  IV  et  VIII.  —  Saint-René 
Taillandier,  Les  travaux  historiques  de  M.  Mignet  {Revue  des  Deux  Mondes, 
15  août  1875).  —  Duruy,  Discours  de  réception  à  l'Académie  française, 
18  juin  1885.  —  Jules  Simon,  Mignet,  Michelet,  Henri  Martin,  1889, 
reproduit  une  notice  déjà  insérée  au  tome  CXXIV  des  Comptes  rendus  de 
VAcadémie  des  sciences  morales  et  politiques.  —  Edouard  Petit,  François 
Mignet,  1889.  —  Albert  Sorel,  Fatalisme  et  liberté  i Journal  le  Temps, 
7  juin  1897). 

Thiers.  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  I,  XII,  XIV,  XV  (1849 
à  1801).  —  Jules  Simon,  Notice  sur  Thiers,  Comptes  rendus  de  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques,  tome  CXXIl;  reproduite  dans  le  volume 
Thiers,  Guizot,  Rémusat.  —  Schérer,  Études  sur  la  littérature  contempo- 
raine, 1885.  —  P.  de  Rémusat,  A.  Thiers,  1889.  —  E.  Zevort,  Thiers,  1892. 

Henri  Martix.  —  Hanotaux,  Henri  Martin,  sa  vie  et  ses  œuvres;  son 
temps,  1885.  —  Jules  Simon,  Mignet,  Michelet,  Henri  Martin,  1889. 

SiSMONDi.  —  Mignet,  Notices  et  portraits  historicjues  et  littéraires,  1854, 
vol.  II.  —  Schérer.  Nuuvi'llrs  études  sur  la  l'ittérature  contemporaine,  1870. 

Louis  Blanc.  —  L.  Reybaud,  Réformateurs  et  socialistes  (1840-43  et  1864). 

—  Ch.  Robin,  L.  Blanc,  sa  vie,  ses  œuvres,  1851.  —  Fiaux,  L.  Blanc,  1883. 


CHAPIÏKE  XI 

ÉCRIVAINS  ET    ORATEURS   RELIGIEUX 
PHILOSOPHES' 


/.   —  Lamennais. 

Première  partie  de  la  vie  de  Lamennais  (1782- 
1817).  —  Premiers  ouvrages.  —  Certes  il  n'esl  pas,  dans 
riiisloire  de  notre  littéralure,  Ijeaucoup  de  dates  plus  impor- 
tantes que  celle  de  rapparitioii  du  Génie  du  christianisme  de 
Chateaubriand,  et,  en  deiiors  des  livres  de  Bossuet,  la  contro- 
verse reliiiieuse  en  France  n'a  pruère  produit  d'ouvrage  qui  soit 
supérieur  au  Pape  de  Joseph  de  Maisire.  Mais  ce  n'est  ni  dans 
riiii  ni  ilaiis  l'autre  de  ces  deux  livres  qu'il  faut  chercher  l'origine 
du  grand  mouvement  catholi(|ue  dont  l'histoire  a  été  si  profon- 
dément mêlée  à  toute  l'histoire  intérieure  de  la  France  elle- 
même  au  XIX''  siècle  :  le  Génie  du  christianisme  ne  s'adresse  qu'à 
la  sensihilité  et  au  jugement  esthétique;  quant  au  livre  ànPape, 
il  .1  pli  rr;i|i|ier  quelques  intellig^ences  d'élite;  sur  les  volontés, 
on  n'aperçoit  pas  qu'il  ait  eu  aucune  influence  immédiate.  Le 
livre,  dont  la  publication  fut  vraiment  un  acte,  le  livre  qui  tira 
les  volontés  de  leur  torpeur,  et,  en  la  renouvelant,  restitua  à  la 
conlr<jV('i'se  rrdigieuse,  dans  la  vie  de  la  nation,  la  [dace  ipi'f  lie 
avait  perdue  depuis  plus  d'un  siècle,  c'est  le  premier  volume 
de  V Essai  sur  l" indifférence  de  Lamermais  (1817).  —  Tj'aj)pari- 

I.  l'.ir  M.  Albert  Calien,  professeur  au  lycée  Louis-le-Gr.ind. 


LA.MKXN'AIS  Îi31^> 

linii  (le  l'ot  oiivraiie  révélait  au  grand  pulilir  le  nom  de  laiiltMir 
rt  son  talent  d'écrivain;  mais  la  doctiine  n'en  avait  rion  qui  put 
surprendre  ceux  qui  connaissaient  par  ses  livres  antérieurs  l'abbé 
de  La  ^lennais, 

Félicité-Robert  de  La  Mennais *  est  né  à  Saint-Malo  le 
i'.l  juin  1182.  Il  était  le  quatrième  des  six  enfants  d'un  arma- 
teur, Pierre-Louis-Robert  de  La  Mennais.  Tous  les  membres 
de  cette  famille  étaient  sincèrement  et  profondément  reliirieux; 
mais  la  piété  de  Félicité,  de  «  Féli  »,  pour  parler  comme  ses 
parents  et  ses  amis,  paraît  n'avoir  pas  été  exempte  d'une  exal- 
tation d'autant  plus  inquiétante  qu'elle  était  sujette  à  des  retours 
de  doute  et  de  découragement.  C'est  ainsi  que,  lorsqu'il  dut  faire 
sa  première  communion,  il  souleva,  contre  l'enseignement  qui 
lui  avait  été  donné,  certaines  objections  qu'il  avait  retenues  de 
ses  lectures  précoces,  et  le  prêtre  charg^é  de  l'interroger  ne 
l'admit  pas  au  sacrement.  C'est  à  vingt-deux  ans  seulement 
qu'il  accomplit  ce  premier  grand  acte  de  la  vie  chrétienne,  ce 
qui  suppose  sans  doute  à  ce  moment,  comme  l'indique  un  île  ses 
biographes,  un  triomphe  marqué  du  sentiment  religieux  sur  le 
respect  humain,  mais  ce  (jui  laisse  entrevoir  aussi,  dans  l'inter- 
valle, bien  des  doutes  et  des  hésitations. 

Nous  savons  du  moins  que  le  jeune  passionné  eut  à  cette 
époque  deux  aventures  :  il  se  battit  en  duel  et  il  éprouva,  pour 
une  femme  demeurée  inconnue,  un  amour  ardent  auquel  elle  ne 
répondit  pas.  Quelle  influence  ces  événements  eurent-ils  sur  sa 
destinée?  Il  est  diftîcile  de  le  déterminer.  Du  moins  le  peu  que 
nous  savons  de  cette  partie  de  sa  vie  nous  permet-il  de  reconnaître 
en  lui  tous  les  traits  d'une  de  ces  âmes  tourmentées  qui  sont 
plus  capables  de  passer  d'un  extrême  à  l'autre  (jue  de  demeurer 
jamais  dans  la  modération,  et  il  semble  que  nous  ayons  déjà  la 
clef  de  ces  bouleversements  profonds  qui  signaleront  la  carrière 
de  Lamennais  en  laissant  sa  personnalité  subsister  toujours 
identique. 

En  effet,  même  à  cette  époque  de  sa  vie,  les  résolutions  de 
Féli  peuvent  varier;  ses  sentiments  profonds  sont  déjà  fixés. 
Il  est  le  compagnon  intime,  assidu,  et  le  collaborateur  de  son 

1.  Telle  est  la  véritable  orlho!.'rai)lie  du  nom;  c'est  après  sa  ru])lure  avec 
l'Église  que  Lamennais  la  modiliera. 


o40        KCHINAINS   KT   (lUATKlUS   llKLlC.IKrX.    —   l'IlILllSOl'HKS 

frriT  Jr.tii,  son  aîné  «le  tlciix  ans,  (|ui,  lui,  riail  ciitic'  tout  nalii- 
n'Ilfiuciil  dans  les  ordres,  par  l'i^Ti'l  diinr  \(d<)nt(''  lran(|uill(', 
dès  longtemps  arrêtée,  cl  (|iii  navail  |i(iiiil  coniiii  de  délaillaFice. 

Denx  livres  sont  le  frnit  de  celle  collahoralion  :  les  Jir/lexiûns 
,^iir  l'ctiit  de  l'Eijlisc  cm  France  pcndanl  le  xvni*  siècle  et  sur  sa 
si/iialioii  achtelle  {\SOS)  et  la  Tradition  de  CÉ()lise  sur  r Institu- 
tion des  ccèt/iies  (1814). 

Nous  savons  par  une  lettre  de  Féli  la  \yàrl  «lui  lui  revient 
dans  le  second  de  ces  ouvrages  :  il  l'a  rédigé  tout  entier  sur  des 
documents  recueillis  par  Jean.  Nous  sommes  moins  renseignes 
sui-  la  iiiaiiirie  doiil  fiirenl  coiiiitosées  les  Iléjlexiuns.  Mais  il 
est  remaiijuable  que  Lainemiais,  (jui  n'admit  pas  dans  la  collée 
tion  de  ses- œuvres  complètes  la  Tradition  de  lÉ<jlise,  y  a  tou- 
jours fait  figurer  les  lir/lexions,  qu'il  semble  ainsi  avoir  vrai- 
menl  regardées  eoinnie  son  premier  ouvrage.  Et,  de  l'ail,  le 
ra[)port  est  si  étroil  entre  ce  livre  et  celui  (jui,  neuf  ans  |ilus 
tard,  fera  lagloirede  Lamennais,  le  mal  conlre  lequel,  en  1817, 
il  dirigera  ses  coups  redoutables  y  est  déjà  si  clairement  distin- 
gué, on  y  reconnaît  si  bien  les  traits  de  sa  polémique  ultérieure, 
qu'il  est  impossible  de  ne  pas  le  regarder  comme  le  seul  ou,  à 
tout  le  moins,  comme  le  principal  auteur  des  Réflexions.  L'ou- 
vrage '  n'est  pas  seulement  d'un  chrétien  convaincu,  mais  d'un 
homme  (pii  démêle  rop[)o?ition  foncière  des  enseignements  du 
clirislianisnie  et  des  prcdenlions  de  la  société  moderne. 

Le  livre  de  la  Tradition  de  lÉylise  sur  C Institution  des 
érétjues,  (jui  était  achevé  en  181*3,  mais  qui  ne  parut  qu'après  la 
chute  de  l'empire,  en  1814,  est  d'un  intérêt  [diilosophi(|ue  bien 
moindre-  ;    1(>  sujet   ne  romjiorte  pas  d'ailleurs  d'autre  compo- 


i.  En  voici  à  peu  près  le  résumé.  Le  mal  dont  soiilTre  la  société,  rlit  Lamen- 
nais, ce  n'est  plus,  comme  au  xvr,  au  .wii",  ou  au  xviii"  siècle,  l'Iiérésie  cl  la 
menace  iln  schisme  :  c'est  l'indinVrencc.  On  ne  lutte  plus  contre  la  relifrioii,  on 
x'(;n  (létaclic.  On  ne  se  soucie  plus  que  des  intérêts  matériels;  une  insurnion- 
talile  barrière  s'élève  en  conséquence  entre  le  pauvre  et  le  riche  et  <livise  le 
giiirc  humain  en  deux  classes  :  ceux  qui  jouissent  et  ceux  qui  soulTrent.  Le 
clergé  même  s'est  laissé  gagner  à  des  sentiments  si  bas.  Le  Concordat  en  a  fait 
une  armi'e  de  fnnctionnaires,  (|ui  ne  demandent  qu'à  jouir  de  la  trancpiillité. 
C'est  contre  cet  état  de  choses,  <|ui  met  le  clergé  sous  la  dépendance  du  gouver- 
m-mcfit  moderne,  que  Lainctinais  cnnvic  prêtres  (;t  évêques  à  réagir,  à  force  de 
cohésion,  de  supériorité  itilellectuelle  et  d'autorité  morale. 

2.  A  rencontre  du  gallicanisme,  ou,  pour  mieux  dire,  des  deux  gallicanismes, 
«le  raïuicn.  sur  les  maximes  duquel  s'apiiuient  nombre  de  partisans  du  con- 
cordat, et  du  nouveau,  celui  de  la  •■  petite  église  »,  celui  de  ces  adversaires  irré- 


LAMKXNAIS  541 

sili(tn  (jiic  l'onlrr  jiurcinciil  liist(M'i<|ii(\  d  le  sfvlr  de  l'oiivrajïe 
est  nécessaircmont  assez  terne  :  il  n'y  adoncrieii  là  (jiii  intéresse, 
à  proprement  jiarler.  Hiistdire  (l(^  l;i  littérature.  Il  n'en  est  pas 
tout  à  fait  (le  même  d  un  (tpnscnie  injuste  et  déclamatoire,  mais 
passionné,  que  Lamennais  i-é'di^c.  imm<''diatemenl  après  la  chute 
de  rEmj)ire,  sur  Y  Université  impériale,  et  qu'il  conclut,  après 
avoir  lancé  <-ontre  cette  institution  les  attaques  et  les  impréca- 
tions les  plus  violentes,  par  un  nouvel  appel  (à  la  liherté. 

C'est  donc  bien  là  le  mot  d'ordre,  si  InHireusement  tr')uvé, 
au  nom  duquel  l'Ealise  va.  au  xix"  siècle,  lutter  contre  ses  adver- 
saires; c'est  bien  dans  la  broiduire  de  1814,  dans  la  brochure  de 
Lamennais  encore  inconnu  ',  qu'il  faut  chercher  le  point  de 
départ  de  la  campagne  vigoureuse  poursuivie,  pendant  plus  de 
trente  ans,  par  le  parti  catholique  tout  entier  et  qui  devait 
aboutira  la  loi  de  1850  sur  la  liberté  de  l'enseionement. 

Les  sentiments  que  Lamennais  nourrissait  à  l'égard  du  Con- 
cordat et  de  l'Université  ne  lui  permettaient  pas  d'envisager 
avec  indifférence,  après  la  Restauration,  le  rétablissement  de 
l'Empire  :  au  début  des  Cent-Jours,  il  partit  pour  l'Angleterre. 
Avant  la  lîn  de  l'année  1815,  il  était  de  retour  en  France  : 
mais  il  avait  rencontré  à  Londres  un  homme  qui  devait  avoir 
sur  lui,  à  ce  moment  critique  de  sa  vie,  la  plus  jouissante 
influence,  l'abbé  Carron,  du  iliocèse  de  Rennes,  prêtre  émigré*, 
qui,  depuis  1792,  avait  séjourné  dans  cette  ville. 

Jean  de  La  Mennais,  comme  il  est  naturel,  avait  toujours 
espéré  que  son  frère,  son  collaborateur,  entrerait,  comme  lui, 
dans  les  ordres.  Dès  1809  Féli  avait  reçu  la  tonsure  et  les  ordres 
mineurs.   D'ailleurs   une    autre   personne,   l'abbé   Teysseyrre, 

ductihlcs  du  Concordat,  qui  prétendent  dénier  au  pape  le  droit  de  destituer  et 
d'instituer  les  évêques,  les  frères  de  La  Mennais  entreprennent  de  défendre  la 
souveraineté  pontificale,  non  par  des  raisonnements,  mais  jiar  des  preuves  his- 
toricjues  :  ils  établissent  ce  qu'a  été,  à  leur  avis,  la  trailition  constante  de 
l'Église  sur  l'institution  des  évèques  tant  en  Orient  qu'en  Occident.  Ils  défen- 
dent donc,  sur  un  point  particulier,  la  thèse  que,  d'un  point  de  vue  ]»lus  général, 
défendra  Joseph  île  Maistre.  Mais,  mieux  que  de  Maistre,  ils  nous  permettent,  pour 
peu  que  nous  nous  souvenions  des  Bê/lexions,  de  saisir  le  lien  qui  unit  la 
thèse  de  la  vieille  théologie  ultramontaine,  rinfaillibilité  pontihcale,  avec  les 
revendications  de  l'école  nouvelle,  qui  réclamera  surtout  la  liberté  de  rr.glise. 

1.  Dès  180S,  il  avait  adressé  à  un  conseiller  de  l'Université  une  lettre  pour  la 
défense  d'un  collège  fondé  par  son  frère  Jean  {Œuvres  inédiles  :  Correspo7t- 
dance.  n"  2\ 

2.  Chateaubriand  (.Uewoi/'e'v  doulre-to<nhe.  1,  iv)  l'appelle  •<  le  Krani^ois  de  Paule 
de  l'exil  ». 


o42        KCItlVAlNS    KT   (iliATKlltS    HKLK'.I  Kl\.    —    l'Il  ILdSItPIl  KS 

aiicirii  |H(lvl(Mliiii('h'ii.  .nui  de  Jean  do  La  Mennais,  secondait 
tle  ses  conseils  les  |u-(>jels  de  celui-ci.  Mais,  ni  l'un  ni  l'autre 
n'étaient  venus  à  bout  de  vaincre  les  résistances  d(!  Félicité;  il 
senilde  (|ne  seul  l'aldié  ('arivui  ait  lini  i)ai'  en  trioniplier. 
'J'i-i(MU|die  en  un  si'us  d(''|»l(u-aldc,  |Miis(|ue,  dès  le  nionicul  même 
<|u"il  s'eni'a^'cait  sans  iclour,  Lamennais  avait  le  sentiment  de 
lerreur  décisive  (ju'il  C(Mumellail  ou  (ju'on  lui  faisait  commettre. 

En  déceml>re  ISI"),  il  était  ordonné  sous-diacre;  puis  diacre, 
<'n  lévrier;  itrétre  enlin,  le  !)  mars,  à  Vannes.  Peu  après,  il  célé- 
lirail  sa  }n'emière  messe  à  Paris,  dans  la  <  lia|»(dle  de  V Institut  des 
nobles  orphelines,  espèce  de  communauté  de  femmes  et  déjeunes 
filles  recrutées  dans  l'ancienne  émiii ration,  (jue  l'abbé  Carron, 
revenu  de  l'exil,  avait  établie  impasse  des  Feuillantines  et  qu'il 
dirigeait.  Cette  messe,  «  il  fui  longtemps  à  la  dire.  Un  des  assis- 
tants, M.  Ange  Carron,  rapporta  plus  tard  que  le  malheureux 
ofliciant était  d'une  pjileur  livide  et  qu'à  un  moment,  son  visage 
parut  se  couvrir  d'une  sueur  froide  '.  » 

Mais  nous  avons  un  témoignage  plus  certain  encore  et  plus 
ilouloureux  de  l'état  <res|)rit  de  Lamennais.  Il  faut  ici  rapporter 
les  lignes  (pi'eii  181  (i.  il  adressait  lui-même  à  son  frère^ 

«  nuoifiue  M.  (larron  ni'ail  plusieurs  fois  recommandé  de  me  taire  sur 
mes  sentiments,  je  crois  pouvoir  et  devoir  m"e.\pliquer  avec  toi  une  fois 
pour  toutes.  Je  ne  suis  et  ne  puis  qu'être  désormais  extraordinairement 
mallieureux.  Qu'on  raisonne  là-dessus  tant  qu'on  voudra,  qu'on  s'alambique 
l'esprit  pour  me  prouver  qu'il  n'en  est  rien  ou  qu'il  ne  tient  qu'à  moi  qu'il 
en  soit  autrement,  il  n'est  pas  fori  difficile  do  croire  qu'on  ne  réussira  pas 
sans  peine  à  me  persuader  un  fait  i)ersonncl  contre  lévidencc  que  je  sens. 
Toutes  les  conclusions  que  je  puis  recevoir  se  bornent  donc  au  conseil 
banal  de  faire  de  nécessité  vertu...  Je  n'aspire  qu'à  l'oubli  dans  tous  les 
sens,  et  plût  à  Dieu  que  je  pusse  m'oublier  moi-même.  La  seule  manière 
de  me  servir  véritablement  est  de  ne  s'occuper  de  moi  en  aucune  façon. 
Je  ne  tracasse  personne;  qu'on  me  laisse  en  repos  de  mon  côté;  ce  n'est 
pas  trop  exiger,  je  pense.  11  suit  de  tout  cela  qu'il  n'y  a  point  de  corres- 
pondance qui  ne  me  soit  à  charge.  Ecrire  m'ennuie  mortellement  et,  de 
tout  ce  qu'on  peut  me  marquer,  rien  ne  m'intéresse.  Le  mieux  est  donc,  de 
part  et  d'autre,  de  s'en  tenir  au  strict  nécessaire  en  fait  de  lettres.  J'ai 
trente-quatre  ans  écoulés,  j'ai  vu  la  vie  sous  tous  ses  aspects,  et  ne  saurais 
dorénavant  être  la  dupe  des  illusions  dont  on  essayerait  de  me  bercer 
encore.  Je  n'entends  faire  de  reproche  à  qui  que  ce  soit  :  il  y  a  des  deslins 

1.  ?piillcr,  Ldtninmait,  livre  I,  v. 

1.  A  1.1  siiilo  d'une  li-Urc  ccrila  ji.ir  l'.ildir  C.irroii  h  Jc.nn  ili;  La  Mennais,  et  que 
Fcli  était  cliart-'i;  'le   tr.insmottrc.  [Hùivrcx  inihliles,  Correyiondance,  116.) 


LAMENNAIS  543 

inévitables;  mais  si  j'avais  été  moins  coudant  on  moins  rail)lc,  ma  position 
serait  diiïérenie.  Endn,  elle  est  ce  qu'elle  est,  et  tout  ce  qui  me  reste  à  faire 
est  de  m'arrangcr  de  mon  mieux  et,  s'il  se  peut,  de  m'endormir  au  pied 
du  poteau  où  l'on  a  rivé  ma  chaîne,  heureux  si  je  puis  ohlcnii'  qu'on  ne 
vienne  point,  sous  mille  prétextes  ratifiants,  troubler  mon  sommeil.  » 

Qu'est-ce  donc  qu'il  faut  eutendi'c  par  celte  douloureuse  con- 
fession? Que  Lamennais  a  perdu  la  foi?  Nullement  :  Lamennais 
n'a  pas  cessé  d'être  chrétien  et  d'aimer  passionnément  l'Eglise; 
il  ne  lui  en  coûte  pas  de  consacrer  à  sa  défense  toutes  les 
réserves  de  son  énergie.  Ce  qui  sans  doute  lui  ai)paraissait  dès 
lors  et  causait  sa  tristesse,  c'était  une  douloureuse  contradiction 
entre  l'essentielle  A-ertu  d'un  état,  dont  la  première  règle  est 
l'esprit  d'obéissance,  et  ses  sentiments  profonds  de  jalouse,  et, 
si  l'on  veut,  d'orgueilleuse  indépendance.  Ce  champion  île  la 
liberté  de  l'Eg-lise  qui,  dans  la  cause  de  l'Eglise,  voyait  surtout 
celle  de  l'alYranchissement  de  la  conscience,  ne  se  sentait 
capable  de  la  défendre  lui-même  qu'en  toute  liberté.  Ainsi,  dès 
le  moment  que  Lamennais  entre  dans  la  carrière  ecclésiastique, 
on  peut  prévoir,  il  prévoit  peut-être,  d'oii  surg-iront  les  diffi- 
cultés qu'il  trouvera  sur  son  chemin. 

Il  faut  ajouter  toutefois  que  cette  crise  de  dépression  n'était 
pas  chez  Lamennais  chose  nouvelle.  Plusieurs  fois  déjà,  nous  le 
savons,  il  avait  passé  par  des  alternatives  d'exaltation  et  de 
désespoir.  Il  n'y  a  pas  de  raison  de  croire,  si  profonde  que  soit 
dans  son  âme  la  racine  des  sentiments  qui  lui  ont  dicté  sa  lettre 
à  son  frère,  que  l'état  d'abandon  moral  dans  lequel  il  se  trou- 
vait alors  ait  persisté  longtemps  :  moins  d'un  ans  après,  il 
faisait  paraître  le  premier  volume  de  Vl'Jssai  sur  f  indifférence. 

L'  «  Essai  sur  l'indifTérence  en  matière  de  religion  ». 
—  Depuis  plusieurs  années  déjà,  Lamennais  avait  conçu  le  projet 
d'un  grand  ouvrage  d'apologétique,  Y  Esprit  du  cJirislianisme*. 
Cet  ouvrage  n'a  jamais  été  écrit;  aussi  voudrait-on  savoir  si 
YEssai  n'est  pas  tout  simplement  V Esprit  du  christianisme  sous 
un  autre  nom.  A  cette  question,  nul  document  ne  nous  permet 
de  répondre;  mais  on  peut  faire  une  conjecture  vraisemblable. 
Tous  ceux  quiontlu  d'un  bout  à  l'autre  YEssai  sur  l" indifférence 
ont  dû  être  d'abord  frappés  du  peu  de  convenance  de  ce  titre.  De 

1.  Œuvres  inédiles  :  Correipo7idance,  passim,  d'octobre  ISli  à  décembre   ISlo. 


;;i4        KCllI NAINS    I:T   (iUATKIIIS    llKLKlIKrX.   —   lMIILi)Sn|>lll':S 

riiidilTérctice,  un  simiI  Vdliimc  cti  traite,  ot  c'est  le  j)remior.  Ce 
n'es!  pas  la  seule  (lisliii(li(»n  <|ii"<»ii  [tciil  t''lal)lir  entre  ce  volmne 
et  les  autres,  ou.  [huii-  jtarier  avec  plus  de  précision,  entre  ce 
vdlunie  et  le  volume  suivant.  D'altord  entre  la  publication  du 
premier  et  celle  du  second,  près  de  trois  ans  se  sont  écoulés'. 
Le  ton  aussi  est  fort  dillV-i'eiil  dans  la  preniièi-e  et  dans  la 
seconde  }>arti<'  de  louvrace;  il  est  dans  la  ]»i'emière  Iteaucoup 
plus  oratoire,  beaucoup  plus  passionné,  beaucoup  plus  fait  pour 
frapper  le  prrand  ])ublic.  Aussi  bien,  les  contemporains  eux- 
mêmes  eurent-ils  le  seutiinrut  de  ces  diflërences  dans  le  ton  et 
dans  le  sujet,  et  l'on  en  a  la  preuve  dans  l'espèce  de  surprise 
et  d'appréhension  qu'après  l'enthousiasme  soulevé  par  le  pre- 
mier volume,  la  publication  de  la  suite  causa  dans  certaines 
parties  du  clerpré.  Ces  sentiments  nouveaux  furent  tels,  qu'avant 
d'achever  la  puidication  de  l'ouvraiie,  Lamennais  en  rédig'ea 
une  Ih'fcusf  ajtrès  raj)|iarition  de  ce  second  volume. 

Aussi  est-on  fondé  à  considérer  le  premier  volume,  suivant 
les  paroles  mômes  de  Lamennais  dan^  son  Avertisse)nent ,  comme 
un  livre  de  «  circonstance  ».  C'est  le  premier  acte  par  lequel 
Lamennais  prêtre,  après  la  crise  de  découragement  qui  suivit 
son  ordination,  se  ressaisit  et  satisfait  au  devoir  que  lui  créent 
sa  profession,  son  zèle  et  son  talent.  C'est  un  appel  à  l'opinion 
publique  et  à  la  vigilance  du  gouvernement,  dans  lequel  on 
retrouve  quelques-unes  des  pensées  qu'il  avait  exposées  dans 
\gs  Réflexions  surf  état  de  rÉfjlise;  mais  elles  sont  cette  fois  heu- 
reusement groupées  autour  d'une  idée  essentielle  et  frappante, 
et  cette  idée  elle-même  se  l'clie,  pai-  un  lien  plus  ou  moins  étroit, 
à  ces  théories  sur  l'esprit  <lu  christianisme,  (jui  occupaient 
Lamemiais  depuis  ([U(dque  temps  déjà  et  sur  lesquelles  il  se 
réservait  de  méditer  encore  à  loisir  :  le  fruit  de  ces  médita- 
tions, c'est  précisément  le  second  volume  de  VEssni.  C'est  ce  que 
monticra  sans  doute  une  analyse  ra[)ide  de  l'ouvrage. 

On  a  beaucoup  parlé  de  Bossuet  à  j>ropos  du  livre  de  Lamen- 
nais; c'est,  en  un  sens,  faire  tort  à  Bossuet,  qui  n'emploie 
jamais  plus  de  mots  qu'il  n'a  d'idées.  Mais  il  est  vrai  que  la 
pensée  de   Bossuet  a  dû  être  toujours   présente    à    l'esprit   de 

\.  Le  preiiiier  volume  est  de  décembre  ISl";  le  s"cond,  de  juillet  1820.  En 
juin  1S2I,  parut  l,i  Défense  de  l'Essai.—  Pour  l.i  suite,  voirci-dessous.  |).  548,  note. 


LAMKNNAIS  545 

Lamennais;  car  il  jtrciiil  la  iinc^linn  (|iril  Ir.iilc  |ir(''ris('Mii('iit  au 
point  où  Bossuet  l'avait  conduite  dans  la  conlrovci'sê  C(jntre  les 
protestants  et  contre  le  libertinage  do  l'esprit.  Jîossuet,  on  le 
sait,  avec  infiniment  de  sagacité,  avait  hicn  vu,  avait  mieux  vu 
que  ses  adversaires  protestants  eux-mêmes,  ce  qui  faisait  le 
fond  de  l'esprit  de  la  réforme  et  il  avait  préilit  (|ue  le  système 
de  rindilTérence  en  matière  de  religion  était  celui  auquel 
devaient  nécessairement  aboutir  les  variations  des  sectes  réfor- 
mées. Or,  les  temps  sont  venus,  suivant  Lamennais,  où  les 
prédictions  de  Bossuet  se  sont  réalisées  :  le  fléau  moderne  que 
l'Eglise  a  désormais  à  redouter,  c'est  rindifîérence,  l'indiffé- 
rence systématique,  qui  consiste,  pour  les  particuliers  et  pour  les 
gouvernements,  à  ignorer  la  religion  et  toutes  les  choses  de 
l'àme;  car  c'est  bien  là  la  disposition  d'esprit  d'où  est  née  la 
pratique  du  gouvernement  moderne,  qui,  en  lui  accordant  un 
salaire  insultant,  consent  à  tolérer  la  religion.  Tolérer  la 
vérité!  tolérer  Dieu!  c'est  cet  abus  monstrueux,  ce  comble 
de  déraison,  si  préjudiciable  au  bon  ordre  de  la  société,  que 
Lamennais  va  s'efforcer  de  combattre.  Or,  si  on  laisse  de 
côté  les  ennemis  déclarés  de  la  religion  qui  ne  sont  pas  de 
vrais  indifférents,  et  les  chrétiens  fidèles,  mais  tièdes  dans  la 
pratique,  qui  ne  sont  pas  des  indifférents  systématiques,  on  peut 
ramener  à  trois  tous  les  systèmes  d'indifférence  :  celui  du 
•déisme  utilitaire,  qui  ne  voit  dans  la  religion  qu'une  institution 
politique  bonne  pour  contenir  le  peuple  (et  c'est  là,  en  dépit  de 
l'hypocrisie  qui  le  recouvre,  un  Aéritable  athéisme)  ;  —  celui  du 
théisme  sentimental,  qui  admet  Dieu  en  niant  la  révélation  ;  — 
•celui  du  protestantisme,  qui  admet  la  révélation,  mais  laisse 
chacun  libre  de  décider  de  ce  qui,  dans  cette  révélation,  est,  ou 
non,  essentiel.  L'analyse  de  ces  trois  systèmes  et  la  démonstration 
i\e  leur  fragilité  forment  la  première  partie,  et  à  beaucoup  près  la 
plus  intéressante  et  la  plus  personnelle,  du  premier  volume  de 
VEssai.  Dans  la  seconde,  Lamennais  répond  longuement,  et  en 
suivant,  sans  les  modifier,  les  théories  de  Bonald,  à  une  objec- 
tion fondamentale,  que  peuvent  également  faire  valoir  tous  les 
systèmes  d'indifférence,  à  savoir  que  la  religion  est  chose  de 
peu  d'importance.  Il  établit  le  contraire  et  démontre  l'importance 
de  la  religion  par  rapport  à  l'homme,  à  la  société,  à  Dieu. 

Histoire  de  la  langle.  VU.  35 


546        ÉCRIVAINS   KT   OUATKl'US   HKLKHKIX.   —    IMllLdSOPIIES 

Restcrail  à  it''[i(iii(Ir('  ;V  une  sccoiido  objection  également 
essriiticllc  :  parmi  toutes  les  religions  en  existe-t-il  une  dont 
on  puisse  dire  qu'elle  est  vraie  et  pouvons-nous  la  reconnaître? 
Mais  c'est  ici  que  l'ouvrage  s'interrompt.  En  effet,  avant  qu'on 
|>uisse  prouver  la  vérité  de  la  religion,  il  est  une  rechejche 
|U'éalald('  (pii  [laraîl  nécessaire  :  comment,  dans  sa  condition 
présente,  l'homme  parvient-il  à  connaître  la  vérité?  Telle  est  la 
(juestion  <jui,  sans  aucun  doute,  arrête  momentanément  Lamen- 
nais. ^Manifestement,  c'est  sur  ce  point  (pi'il  ne  veut  rien  livrer 
au  hasard,  et  la  suite  de  V Essai  ne  paraîtra  (ju'en  1821. 

Le  second  volume  de  1'  «  Essai  ».  —  Celte  deuxième 
[)artie  est  en  elTet  |)liilosoj)lii(piemcnt  la  plus  importante  de  tout 
rouvrag:e.  Encore  une  fois,  s'il  y  a  un  lien  entre  Y Espril  du  chris- 
tianisme et  V  Essai  surf  Indifférence,  c'est  ici  qu'il  faut  le  chercher, 
et  la  deuxième  partie  de  V Essai  représente,  sans  aucun  doute,  le 
résultat  du  grand  elTort  fait  depuis  six  ou  sept  ans  par  Lamennais 
pour  trouver  dans  le  christianisme  le  caractère  essentiel,  fonda- 
mental, par  lequel  il  s'impose  victorieusement  à  la  raison  do 
rii()u>m(%  et  s'oppose  à  toutes  les  autres  doctrines,  même  à 
celles  qui  paraissent  à  l'esprit  moderne  les  plus  satisfaisantes. 

Ce  caractère  essentiel,  c'est  par  l'examen  de  la  (juestion  de  la 
certitude  que  Lamennais  est  conduit  à  le  découvrii'. 

Comment  connaissons-nous  la  vérité?  La  sensation,  disent  les 
disciples  de  Condillac,  est  l'orig-ine  de  toutes  nos  connaissances, 
—  et,  il  est  inutile  sans  doute  de  le  dire,  Lamennais  ne  s'arrête 
pas  à  cette  réponse.  —  Le  sentiment  intérieur  ne  lui  ])araît  pas 
offrir  à  l'édifice  de  nos  connaissances  une  hase  plus  solide,  et  l'on 
ne  s'en  ('loiincrait  pas,  s'il  ne  songeait  ici  qu'au  sentiment  tel  que 
Rousseau  l'a  conçu.  Mais,  sous  ce  nom,  il  comprend  également , 
ce  sentiment  de  l'évidence,  dont  Descartes  a  fait  le  critérium  de 
la  cfilitude.  Car,  enfin,  qu'est-ce  que  l'évidence?  Comment  la 
déliiiir?  Ou  rafliruialiou  de  l'évidence  est  une  prétention  insup- 
portable d'une  intelligence  pai'ticulière,  à  laquelle  je  n'ai  nul 
motif  de  soumettre  la  mienne,  ou  elle  implique  quelque  chose 
d'antérieur,  un  acte  de  foi  initial,  une  adhésion  à  certains  prin- 
cipes, sans  lesquels  l'esprit  ne  peut  faire  son  œuvre,  mais  sur 
lescpiels  il  na  pas  de  prise.  Ces  principes,  qui  sont  le  véri- 
taide  romleiiient  de  toute  connaissance,  ne  sont  pas  en  nous;  ils 


LAMENNAIS  547 

ne  nous  soni  pas  |)roj)res  et  nous  nvn  (lis|iosoiis  pas  :  ils  sont 
donc  liors  de  nous  et  nous  viennent  du  dehors.  Mais,  si  nous 
y  acquiesçons,  c'est  sans  doute  qu'ils  nous  sont  garantis  par 
une  autorité  que  nous  reconnaissons  comme  supérieure  à  notre 
esprit  et  comme  s'imposant  également  à  tous  les  hommes.  Cette 
autorité,  elle  a  un  nom  :  c'est  le  .sens  commun.  Entendons  par 
cette  expression  usuelle,  mais  qui  doit  être  prise  dans  toute  sa 
force,  qu'il  est  vrai  que  tous  les  hommes  s'accordent  à  affirmer 
certaines  vérités,  de  sorte  que  celui  qui,  s'appuyant  sur  son 
propre  sentiment,  s'oppose  à  ce  sens  commun,  est  considéré 
comme  un  fou. 

Il  y  a  donc,  dans  le  consentement  universel  de  l'humanité,  une 
force,  une  autorité  qui  garantit  à  la  raison  individuelle  les 
principes  sur  lesquels  elle  s'appuie.  En  d'autres  termes,  au- 
dessus  de  la  raison  individuelle,  il  est  une  raison  universelle, 
qui  ne  s'oppose  pas  à  elle  en  nature,  mais  qui  ne  se  confond  pas 
avec  elle,  et  chercher  à  connaître  la  vérité,  ce  ne  sera  pas  se 
livrer  de  prime  abord  aux  déductions  de  son  propre  raisonne- 
ment, ce  sera  admettre  avant  tout  l'autorité  de  la  raison  uni- 
verselle. 

Si  par  conséquent  nous  pouvons  trouver  une  idée  très  géné- 
rale, sur  laquelle  toute  l'humanité,  en  dépit  de  déformations  ou 
de  préjugés  éphémères  ou  locaux,  ait  été  d'accord  dans  tous  les 
temps  et  dans  tous  les  pays,  cette  idée  sera  la  vérité  fondamen- 
tale qui  servira  de  base  nécessaire  à  toutes  nos  autres  connais- 
sances. 

Comment  Lamennais  montre  que  cette  idée  est  celle  de  l'exis-. 
tence  de  Dieu;  comment  de  cette  idée  de  l'existence  de  Dieu  il 
déduit,  en  suivant  de  nouveau  Donald,  celle  des  rapports  néces- 
saires qui  unissent  l'homme  à  Dieu,  c'est-à-dire  celle  de  la  reli- 
gion, nécessairement  révélée  à  l'homme  avec  le  langage,  puis, 
par  l'homme,  à  toute  l'humanité,  et  toujours  identique  à  elle- 
même;  comment  de  ce  principe  il  conclut  qu'il  ne  peut  v  avoir 
plusieurs  religions,  mais  qu'il  ne  peut  en  exister  qu'une  seule, 
qui,  adéquate  à  la  réalité,  doit  absolument,  pour  notre  salut,  être 
connue  de  nous;  comment,  conformément  à  son  système,  il  éta- 
blit que  cette  religion  ne  peut  être  discernée  ni  par  le  sentiment, 
principe  de  tous  les  fanatismes,  ni  par  le  raisonnement,  principe 


r.iS        KCIUVAINS   KT   dllATKrilS    UKLIGII'IX.    —    IMII  LdSdPH  1-:S 

lie  (lisciissiuii  cl  tl  iiKcililudc,  mais  seulement  par  le  moyen  de 
l'autorité,  «  de  sorte  que  la  vraie  religion  est  incontestablement 
(•elle  t|ui  l'rjtnse  sur  la  plus  grande  autorité  visible  »  ;  —  ce  sont 
autant  de  |>oinls  (juil  nous  suffira  d'avoir  indiqués  sans  entrer 
dans  le  détail  dune  analyse  [)lus  étendue.  Ce  qui  importait, 
c'était  de  montrer  jtar  quel  lien  s'unissent,  mais  comment  se 
distinguent  ce  premier  et  ce  second  volume  ',  tous  deux  égale- 
ment importanis,  mais  pour  des  raisons  diverses. 

Le  premier,  qui  nous  lasse  un  peu  aujourd'hui  par  sa  rhéto- 
rique, enchanta  les  contemporains  |)ar  son  éclat  et  sa  vigueur 
oratoire,  par  la  [tassion  surtout  ipii  anime  ce  style  mmibreux  et 
brillant.  —  Quant  au  second,  qui  est  d'un  tissu  plus  serré,  il  fait 
peut-être,  par  la  sobriété  relative  du  style,  plus  d'honneur  à 
Lamennais  écrivain.  Mais  ici  le  fond  imjiorte  plus  que  la  forme. 
Nous  n'avons  pourtant  pas  à  discuter  les  théories  de  Lamennais 
relatives  à  la  certitude,  à  rappeler  les  objections  qu'on  peut 
élever  contre  la  prétendue  autorité  du  sens  commun  et  du 
consentement  universel,  à  demander  à  notre  auteur  en  vertu 
de  quelle  irrésistible  intuition,  ou  de  quelle  expérience  assez 
complète,  ou  de  quel  dénombrement  parfait  il  a  découvert  que 
la  crovance  à  l'existence  de  Dieu  était,  de  toutes  les  idées 
des  hommes,  la  seule  qui  fût  universellement  répandue  et, 
par  là,  la  seule  qui  put  servir  de  fondement  à  toutes  leurs 
connaissances.  Il  est  du  moins  nécessaire  de  marquer  ce  qu'il 
V  a  d'original  et  de  radical  dans  sa  polémique. 

Certes,  Lamennais  n'est  pas  le  premier  qui  ait  dénoncé  les 
abus  et  l'orgueil  de  la  raison.  Combien  de  fois  les  théologiens, 
et,  pour  en  demeurer  à  nos  hommes,  combien  de  fois  Bossuet  et 
De  Maistre  se  sont-ils  élevés  contre  les  égarements  du  sens 
propre!  Mais  à  qui  Bossuet  jiense-t-il?  Aux  libertins;  et  à  qui 
De  Maistre?  Aux  philosoi)hes  du  xvni"  siècle,  c'est-à-dire  à  des 


1.  Pour  la  ilernière  partie  de  VEssai  (troisième  et  quatrième  volumes),  il  n'y 
a  lifii  «luf  «l'en  signaler  l'aiiparition  en  1823.  Lamennais  y  montre  que  cette 
rrlipion  unique  et  vraie  qui  repose  sur  la  plus  grande  autorité  visible  est  le 
christianisme,  dont  il  établit  ensuite  les  caractères  essentiels,  unité,  universa- 
lité, sainteté,  perpétuité.  Il  termine  par  quehiues  chapitres  où  sont  ex|tosées 
certaines  preuves  accessoires  tirées  do  la  C(msidération  de  l'Écriture  sainte, 
des  [)rophéties,  de  la  vie  de  Jésus,  de  l'histoire  de  l'Kgiise.  Mais  il  n'y  a  rien 
dans  tout  cela  (jui  mérite  de  lixer  si)é(ialement,  i)ar  l'originalité  des  vues  ou 
la  perfection  de  la  forme,  l'attention  du  philosophe  ou  du  criticpie. 


LAMKNNAIS  549 

hommes  que  ropinioii  publiquo  de  leur  temps,  dans  sa  j^énéra- 
lité,  est  d'accord  avec  eux  pour  condamner,  (pi't  lie  reg-arde 
comme  des  bizarres  ou  des  coupables,  à  qui  elle  dénie,  en  tout 
cas,  toute  autorité.  Mais  Descaries!  Qui  donc  avait  sérieusement 
attaqué,  je  ne  dis  pas  telle  ou  telle  partie  de  sa  doctrine,  mais 
cette  doctrine  elle-même  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  fondamental? 
Des  isolés,  un  Pascal,  un  lluet.  Mais  pour  Bossuet,  pour  Port- 
Royal,  autant  que  pour  La  Fontaine  ou  La  Bruyère,  Doscartes 
est  une  Jiloire  consacrée  et,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  ils  s'inspirent 
de  son  système  plus  qu'ils  ne  s'en  défient.  La  philosophie  du 
xvui"  siècle  contribue  à  favoriser  cette  opinion  chez  ses  adver- 
saires, avant  elle-même  moins  reconnu  les  liens  qui  l'unissaient 
à  Descartes,  qu'insisté  sur  les  difTérences  qui  l'en  séparaient. 
Aussi  quand  De  Maistre  veut  faire  son  procès,  sous  un  nom 
unique,  à  toute  la  philosophie  subversive  des  modernes,  ce  n'est 
pas  à  Descartes  qu'il  pense,  c'est  à  Bacon,  et  à  Bacon  par  oppo- 
sition avec  Descartes.  De  ce  dernier,  il  ne  parle  qu'avec  respect  . 

C'est  de  nos  jours  seulement  qu'on  a  reconnu  dans  un  Des- 
cartes, autant  et  plus  peut-être  que  dans  un  Bacon,  le  père  de 
toute  la  pensée  moderne;  qu'on  a,  sous  toutes  les  différences 
extérieures,  rétabli  l'analogie,  le  lien  de  filiation  qui  unit,  non 
pas  le  système  de  Descartes,  mais  l'esprit  de  sa  méthode  et  celui 
de  la  philosophie  du  xvui"  siècle.  Cartésianisme,  c'est  le  nom  le 
plus  fameux  et  c'est  le  premier  en  date  dont  se  soit  appelé  chez 
nous  le  rationalisme.  S'attaquer  à  Descartes  dès  1821,  c'était 
passer  par-dessus  tous  les  préjugés  d'un  respect  mal  fondé,  pour 
dresser  nettement,  en  face  du  principe  essentiel  du  catholicisme, 
le  principe  essentiel  de  toute  opposition  au  catholicisme. 

Que  ce  soit  bien  là  le  sens  du  livre  de  Lamennais,  que  la 
deuxième  partie  de  ce  livre  en  soit  bien  par  conséquent  la  plus 
importante,  c'est  ce  qui  ressort  de  la  Défense  de  l'Essai,  uni- 
quement consacrée  à  défendre  contre  les  objections  cartésiennes 
les  théories  de  Lamennais,  et,  suivant  lui,  de  l'Eglise,  sur  le 
fondement  de  la  certitude. 

1.  yoir,  par  exemple,  Philosophie  de  Bacon,  I,  o  :  «  Je  ne  me  permeUrais  pas 
(le  tourner  en  ridicule  une  pensée  de  Descaries  ou  de  Malebranche...  Bacon,  qui 
leur  est  opposé  en  tout,  inspire  aussi  un  sentiment  tout  opposé  «  :  et.  II,  7  : 
«  Descartes,  qui  ouvre  le  xvii*  siècle,  et  Malebranche,  qui  le  ferme,  n'ont  point 
eu  d'égaux  parmi  leurs  successeurs.  » 


550        KCUIVAINS   KT   (lUATErilS    liKLKi  1 KIX.    —   l'il  IL(IS()I>1IES 

I/lidininc  (|ui;ivai(  couru  celte  manière,  l'orl  daiifforcusc  j)Oul- 
èli-e.  mais  (l(''cisivo,  de  poser  la  (iiiestioii,  avait  liicii  le  dcoit  dOp- 
jioscr  sa  lenlalivc  aux  apolog-ies  traditionnelles  et  vieillies  dont 
les  auteurs  semblaient  croire  «  que  rien  n'avait  ehani;é  dans  le 
monde  depuis  un  demi-siècle  »  '.  Son  système  était  aussi  nou- 
veau ipi  il  (''tait  liardi. 

Il  est  vrai  (jue  cette  nouveauté,  par  elle-même,  avait  déjà  de 
quoi  inquiéter,  non  pas  sans  doute  tous  les  catholiques,  ni  surtout 
les  j)lus  jeunes,  les  plus  ardents,  mais  les  esprits  prudents,  les 
eccléslasliijues  foi-més  de  longue  date  à  la  discipline  et  à  la 
dogmatique  traditionnelles;  une  originalité  trop  marquée  chez 
un  déliutant  peut  faire  mal  augurer  de  sa  docilité. 

D'ailleurs  il  y  avait  ici  plus  à  dire,  et  les  théologiens  avaient 
hien  raison  de  secouer  la  tête.  C'était  d'abord  une  témérité 
bien  dangereuse  que  de  faire  reposer  toute  l'apologétique  sur  un 
argument  jihiloso|>hique,  unique,  fondamental  —  et  peut-être 
légitime,  mais  assurément  contestable,  comme  tous  les  argu- 
ments de  cet  ordre.  —  Que  dire  maintenant  de  cet  argument  lui- 
même?  Laissons  toutes  les  objections  que  les  philosophes  peu- 
vent élever  contre  lui.  Mais  les  théologiens  mêmes  peuvent-ils 
l'accepter?  Peuvent-ils  s'associer  à  cette  réfutation  radicale  du 
cartésianisme,  et  consentir  par  là  à  nier  la  validité  de  la  raison 
individuelle,  en  n'y  voyant  ([u'un  sentiment,  un  instinct  vague 
et  [)eu  sur,  en  la  dépouillant  même  de  ce  nom  de  raison,  qu'on 
veut  n'accorder  (pi'à  la  «  raison  générale  »,  au  consentement 
universel  de  1  humanité?  N'y  a-t-il  j)as  là  une  espèce  de  scepti- 
cisme contre  laquelle  un  Dossuet  aurait  protesté  avec  force? 
La  foi  elle-même  permet-elle  de  douter  du  prix  de  la  raison,  par 
laquelle  l'homme  se  distingue  essentiellement  des  animaux? 
D'ailleurs,  si  la  raison  individuelle  n'a  aucune  autorité,  comment 
la  raison  universelle,  qui  n'en  dilï'ère  que  comme  la  somme  des 
unités  diflere  de  l'unité,  en  aurait-elle  davantage? —  D'autre 
part,  Lamennais,  qui  combat  le  rationalisme  dans  ce  qu'il  a 
de  fdus  légitime,  semble  en  même  ti-mps,  et  par  une  sorte  de 
contradiction,  s'associer  à  sa  prétention  la  ])lus  int(dérable  : 
faire   dépendre   en  effet  la  reconnaissance  île  la  vérité  de  la 

i.  I.i.'ltrr  au  comte  de  Maisire  «lu  2  janvier  1821. 


LAMENNAIS  odI 

roli2ion  du  c(Uis(-iil(Mnont  «les  lidinmes,  n'est-co  pas,  comme  lo 
(liiM  |tliis  tard  Lacorclaire  *,  ouvrir  la  |)(>i-te  au  plus  vaste  pro- 
lestautismo  qui  ait  jamais  paru? 

Les  politiques,  s'ils  se  fusseut  intéressés  au  livre  de  Lamennais, 
eussent  pu  également  en  tirer  quelques  inquiétantes  inductions, 
et  deviner  dès  lors,  chez  ce  nouvel  apologiste  de  la  foi,  le  par- 
tisan d'une  théocratie  démocratique  et  égalitaire.  —  Mais  c'est 
dans  les  ouvrages  qui  succédèrent  à  VEssai  ([ue  ces  sentiments 
devaient  s'affirmer  avec  plus  de  force  et  de  clarté. 

Lamennais  depuis  1823  jusqu'à  sa  rupture  avec 
l'Église.  —  Signalons  toutefois  comme  une  sorte  de  diversion 
à  ces  helliqueuses  préoccupations  la  publication  d'une  traduc- 
tion de  Y  Imitation  de  Jésus-Christ  -,  qui  mérite  de  ne  pas  passer 
inaperçue  (1824). 

Mais  ce  n'est  là  (ju'unc  sorte  de  pieuse  récréation.  Rien  ne 
peut  lui  faire  oublier  la  lutte  qu'il  a  entreprise,  et,  pour  répondre 
plus  victorieusement  à  ses  adversaires,  il  part  pour  Rome. 
Quoique  les  témoignages  soient  ici  contradictoires,  il  semble 
bien  que  l'accueil  que  lui  fit  Léon  Xlt  ait  été  très  bienveillant  : 
Lamennais,  au  retour  de  Rome  (début  de  1825;,  ne  put  que  se 
sentir  atTermi  dans  ses  sentiments.  Aussi  les  aspirations  qu'il 
n'avait  encore  qu'indiquées  dans  son  œuvre  vont-elles  se  pré- 
ciser, et,  puisqu'il  lui  faut  un  principe  de  certitude  et  d'autorité, 
c'est  vers  Rome  qu'il  se  tournera  désormais,  c'est  à  elle  que 
s'adresseront  tous  ses  appels,  éclatants  ou  tacites. 

Dès  lors,  il  peut  parler  plus  hardiment  au  gouvernement  et 
du  gouvernement  de  la  France,  et  prendre,  par  ses  écrits  et  par 
ses  actes,  une  attitude  plus  décidée.  Déjà  il  attire  autour  de  lui 
ses  premiers  disciples,  l'abbé  Gerbet  et  l'abbé  Salinis  \  Le 
domaine  familial  de  La  Chênaie*  ne  suffit  plus  à  sa  pieuse  ambi- 
tion. Il  ne  l'abandonne  pas,  et  c'est  à  La  Chênaie  que  viennent 
se  grouper  autour  de  lui  tous  ceux,  laïques  ou  ecclésiastiques, 
que  ses  écrits  ont  enflammés  de  son  zèle;  mais  en  même  temps 

1.  Coîisidéralions  sttr  le  si/s(ème  p/iilosopliii^ue  de  M.  de  La  Mennais,  XI. 

2.  En  1820  avait  paru  une  traduction  de  {'Imitation,  jiar  M.  de  Genoude.  qui 
était  précédée  d'une  pré/ace  et  accompagnée  de  réflexions  de  Lamennais.  Celui-ci 
reiiroduisit  cette  préface  et  ces  réflexions  dans  sa  projtre  publication  de  1824. 

3.  Gerhet  (l"98-186i)  est  mort  évèque  de  Perpignan.  Salinis  (1  "98-1800),  arche- 
vêque d"Auch. 

4.  Près  de  Dinan. 


olii        i:i.l(l\AlNS    HT    (lIlAÏKlItS   HKI.Ki  IKI  X.   —    l'H  IIJISIU'IIES 

Laint'iiiiais  l'oinN'  à  Malestroit.  |tirs  «le  Vannes,  une  sorte  do 
séniiiiaiiT  piivr,  à  la  lèlc  (lii(|ii('l  il  nid  son  ami  rahlié  Hohrha- 
clicr  ',  cl  (|n  il  a|i|»('II('  du  non)  siiiiiilicalif  de  congi'égation  de 
Sainl-PiciM'e.  D'autre  part  il  i'ontinu(î  son  action  j>ar  la  plume 
et  lance,  en  1825-1820,  sa  Relifiion  considérée  dans  ses  rapports 
(iVf'c  l'ordre  politique  et  civil. 

11  y  diMumcr  l'inconséquence  de  la  monarchie  suivant  la  charte, 
de  ce  jj;ouveiiiemcnf  qui  cherche  à  se  défendre  à  la  fois  contre 
la  Révolution  et  contre  l'Ep^lise.  Vains  efforts,  pense  Lamennais  : 
il  est  iMM-essairc  (pi'tni  princijx'  dév(doppe  toutes  ses  consé- 
quences. On  ne  peut  s'arrêter  indéfiniment  à  des  demi-mesures. 
De  deux  choses  Tune  donc  :  ou  ce  sera  l'esprit  anti-social  de  la 
llévolulion,  ou  ce  sera  celui  de  l'I'lijlise  qui  triomphera.  Au  gou- 
vernement de  \(»ii-  la(jMelle  des  deux  causes  il  entend  favoriser: 
si  c'est  celle  (le  r<'sprit  chrétien,  il  est  temps  pour  lui  de  renoncer 
à  un  système  (jui,  sous  prétexte  de  gallicanisme,  prétend  asservir 
l'Eglise  pour  s'en  servir. 

Le  livre  De  la  religion  est  assurément  l'une  îles  o'uvres  les 
plus  rig-oureuses  et  les  plus  serrées  de  LanuMinais.  Ce  n'est  plus 
seulement  la  thèse  ici  tjui  est  hardie,  c'est  le  ton.  On  sent  que 
l'auteur  n'est  plus  un  déhutanl;  il  a  mesuré  la  gravité  de  ses 
paroles  et  il  en  acce[>te  la  responsahilité.  La  netteté  de  la  com- 
|)()silinn  r/qmnd  elle-même  à  la  fermeté  du  dessein,  et  la  con- 
clusion ressemhle  à  un  ultimatum. 

('ettefois  le  gouvernement  s'émut.  Par  un  elTet,  justement,  de 
celte  ancienne  alliance  du  trône  et  de  l'autel,  que  Lamennais 
semMail  (l('ii(inc(.'r  au  nom  de  l'Eglise,  mais  de  la  solidité  de 
laquelle  la  majorité  des  prélats  français  et  des  amis  du  gouver- 
nement n'avaient  pas  encore  appris  à  douter,  il  semhle  que  la 
magistrature  et  le  pouvoir  aient  cru  voir,  dans  le  livre  de 
Lamennais,  une  incartade,  un  excès  de  zèle,  plutôt  qu'une  décla- 
ration de  guerre.  Quoiqu'il  eût  attaqué  la  déclaration  de  1G82, 
considérée,  à  tort  ou  à  raison,  comme  loi  d'Etat,  et  vivement 
criliijué  les  doctrines  de  Frayssinous,  alors  ministre  des  alTaires 
ecclésiastiques  et  de  l'instruction  puhlique,  l'arrêt  de  condamna- 
lion    releva    toutes   les    circonstances    qu'on    put    invocjuer    en 

1.  Ilolirl.aclicr  '1780-lSriO),  nii.rl  dirL-clciir  du  graml  s(Miunairo  dy  Nancy,  auleur 
d'uni;  lltslijire  unircrselle  de  lErjUse  citliolir/ue  |lS42-|S4Sj. 


LAMENNAIS  od3 

faveur  (I  lin  homme  que  son  zèle  rolig-ieux  faisait  encore  reiiarder 
coniMic  un  soutien  jjuissanl  de  l'ordre  de  choses  établi,  et 
Lamennais  s'en  tira  avec  M)  francs  d'amende. 

Ceux  qui  avaient  espéré  lui  donner  ainsi  un  avertissement 
salutaire  furent  sans  doute  bien  déçus,  lorsqu'après  l'avène- 
ment du  ministère  Martignac  et  la  promuli;ation  des  ordon- 
nances de  1828  il  publia  un  nouveau  livre  :  Des  prorjrès  de  la 
Jiévolution  et  de  la  guerre  contre  PEglise.  Il  y  soutenait  encore 
la  même  thèse,  dirigeant  contre  Feutrier  les  mêmes  attaques 
(|u"il  avait  dirigées  naguère  contre  Frayssinous.  Mais,  outre 
que  l'ouvrage  est  plus  bref  et  plus  véhément,  Lamennais  pro- 
nonce cette  fois  le  mot  délînitif  qui  va  devenir  le  mot  d'ordre 
de  son  école.  Egalement  opposé  au  gallicanisme  et  au  libéra- 
lisme révolutionnaire,  il  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer 
cependant  (jue  le  premier  système  ne  peut  jamais  être  qu'une 
forme  du  despotisme;  le  second,  au  contraire,  a,  en  fait,  le  tort 
de  substituer  à  l'action  de  Dieu  dans  la  société  l'action  de  quel- 
ques hommes,  et,  par  là,  il  conduit  à  l'asservissement  du  plus 
grand  nombre;  mais  il  a  du  moins  la  prétention  de  s'appuver 
sur  un  principe  qui,  en  lui-même,  doit  être  retenu  :  car  le  chris- 
tianisme est  essentiellement  une  doctrine  de  liberté  et  d'affran- 
chissement ;  il  a  paru  dans  le  monde  pour  émanciper  Fàme 
humaine  de  tous  les  pouvoirs  oppresseurs.  C'est  ce  que  les 
Français  ont  compris  jadis  quand,  menacés  de  voir  monter  sur 
le  trône  un  roi  huguenot,  ils  ont  opposé  la  Ligue  à  cette  entre- 
prise sur  leur  conscience. 

On  imaginera  sans  peine  la  conclusion  d'un  ouvrage  dans 
lequel  le  seul  exemple  allégué  avec  faveur  par  ce  prêtre,  sujet 
d'une  monarchie,  est  celui  de  l'unique  essai  qui  ait  été  fait  en 
France  d'une  démocratie  théocratique  :  cette  conclusion,  c'est  un 
appel  au  clergé  et  surtout  à  lépiscopat,  qu'on  presse  de  renoncer 
à  la  protection  et  au  salaire  outrageants  du  gouvernement  pour 
recouvrer  leur  indépendance  en  s'unissant  autour  du  Saint- 
Siège  :  «  Soyez  prêtres,  leur  dit  Lamennais,  prêtres  et  évêques,  et 
rien  de  plus.  Aucune  fonction  n'est  plus  compatible  avec  votre 
ministère.  » 

Cette  fois,  ce  ne  fut  plus  le  gouvernement  seulement,  mais  le 
clergé  qui  s'émut.  La  théorie  de  Lamennais  sur  le  christianisme 


î>54        KClilWMNS    HT   (lIlATKrilS    llKLKilKlX.   —    I>I11L(IS()1'1IES 

(•i-imi|i('  ilr  liluM-h''  iTrlail  s.uis  ddiilc  pas  nouvelle.  Mais  c'était 
I  <'iii|il(.i  i|iril  en  laisail  ijiii  paraissait  inattendu.  Viw  une 
inanuMiNic  liardic,  le  \  ii^omciix  pdlrniiste  jetait  par-dessus 
1m»i-(1.  en  1rs  (Ic'Monranl  ((Miinx'  des  rnnomis  non  moins  dange- 
reux ipir  les  adversaires  les  jdus  violents  et  les  plus  déclarés, 
des  alliés  coniproineltaiits  et  déiiiles,  et  tout  ensemble  il 
retournait  contre  les  adversaires  de  TEiilise  le  ])rincipe  même 
<pi  ils  avaient  invo(jné  contre  elle;  certes,  il  y  avait  là  de  quoi 
jeter  (|ii(d(pie  tionlde  parmi  les  ecclésiastiques,  de  quoi  rem- 
plir les  uns  (renlhousiasme  et  déconcerter  les  autres.  Les  uns, 
<•  était  plnt(~)t,  eoniine  il  est  nalund,  le  jeune  clergé;  les  autres, 
c'étaient  tous  ceux  qui  étaient  attachés  à  l'état  de  choses  établi 
non  seulement  par  les  liens  que  le  Concordat  avait  créés  entre 
eux  et  le  pouvoir  civil,  mais  encore  par  respect  de  ce  qui  avait 
été  la  doctrine  de  la  majorité  du  clergé  sous  l'ancien  régime, 
par  fidélité  à  l'égard  d'un  prince  dojit  la  foi  religieuse  ne  pouvait 
être  suspectée. 

Ce  sont  les  sentiments  de  ces  derniers  (|ue  rarchevè(jue  de 
Paris,  M'"'  de  Quélen,  exprima  dans  un  mandement  (pii  était 
une  censure  formelle  {\v<.  doctrines  de  l.amennais.  (^(dui-ci 
répondit  i)ar  deux  lettres  tout  à  fait  dépourvues  d'humilité  et 
pres(jue  méprisantes.  Il  y  prenait  hardiment  sur  lui  d'identifier 
la  doctrine  du  Saint-Siège  avec  la  sienne  et,  pour  juger  le 
déhal,  en  appelait  au  pape.  —  Puis,  de  la  théorie,  il  passe 
décidément  aux  actes  par  la  création  de  deux  entreprises,  qui 
suivent  de  près  la  révolution  de  1830  :  c'est,  d'une  part,  la  fon- 
dation d'un  journal;  d'autre  part,  celle  d'une  sorte  de  comité 
ilaction.  Ijo  journal,  (jui  s'appelle  V  Avenir,  j>orte  en  épigraphe 
le  mot  de  lihcrié  avec  c(dui  de  Dieu;  le  comité  s'appelle  Af/ence 
f/éiiéraP'  pour  la  défense  de  la  lihertr  religieuse.  Enfin  le  sujet  du 
premier  article  de  Y  Avenir,  dont  le  premier  numéro  parut  le 
16  octobre  18.30,  c'est  encore  la  liberté  :  l'auteur,  qui  est  Lamen- 
nais, y  exhorte  l'Eglise  cà  la  revendiquer. 

A|)rès  ce  pn'mier  article,  Lamennais  en  publia  encore  vingt- 
sept  autres  '  :  il  y  prédit  l'avènement  fatal  de  la  Ré[)ublique,  y 
réclame  la  séparation  de  l'Etat  et  de  l'Eglise,  c'est-à-dire,  pour 

1.  Ils  ont  ('Ir-  rf'-iinis  dans  ses  u-uvres  sous  le  lilre  géiu-nil  de  Questions  poli- 
liques  et  /ifii/osoi)/iif/urs. 


LAMENNAIS  555 

celle-ci,  ratrranchissenient  :  mais  on  même  tein[ts  il  invite  lo 
clergx'  à  s'en  rendre  (ligne,  d'abord  en  devenant  savant,  en  se 
faisant,  comme  au  moyen  âge,  le  dépositaire  de  la  science  aussi 
bien  que  de  la  foi,  puis  en  se  rapprochant  du  peuple. 

Le  dernier  numéro  de  V Avenir  est  du  15  novembre  IS.'U.  Le 
journal  avait  diin-  un  an  ef  un  mois  '.  A  vrai  dire  Lamennais  et 
ses  amis  ne  pensaient  pas  en  clore,  mais  en  interrompre  la 
publication.  Deux  fois  traduits  devant  la  cour  d'assises  pour 
délits  de  presse,  violemment  attaqués  par  une  partie  de  Tépis- 
copat  et  du  clergé,  ils  décidèrent  de  se  rendre  à  Rome  pour 
s'assurer  des  dispositions  du  souverain  pontife  à  leur  égard. 
Ils  y  arrivèrent  à  la  fin  de  l'année  1831  et,  en  juillet  1832, 
Lamennais,  fatigué  des  mesures  dilatoires  par  lesquelles  la 
curie  romaine  essaya  sans  doute  de  lui  faire  comprendre  que  le 
Saint-Siège  eût  mieux  aimé  n'avoir  pas  à  se  prononcer  et  à 
prendre  parti,  quittait  la  ville  éternelle. 

Il  revint  par  l'Allemagne,  et  c'est  à  Munich  qu'il  reçut  com- 
munication de  l'encyclique  Mirari  vos,  en  date  du  15  août  1832, 
qui,  sans  nommer  ni  le  journal  ni  ses  rédacteurs,  portait  con- 
damnation des  doctrines  de  Y  Avenir.  —  Le  10  septembre 
Lamennais  et  ses  amis  publiaient  une  déclaration  par  laquelle 
ils  annonçaient  la  disparition  de  VAve7iir  et  la  dissolution  de 
Y  Agence  pour  la  défense  de  la  liberté  religieuse.  Lui-même  il 
entendait  dorénavant  rester  à  La  Chênaie,  ne  demandant  plus, 
disait-il,  que  le  repos. 

Une  nouvelle  attaque  lancée  contre  lui  par  l'archevêque  de 
Toulouse  dans  un  mandement  qui  condamnait  150  propositions 
extraites  de  ses  ouvrag-es,  et  le  bref  que  le  pape  adressa  à  cette 
occasion  au  prélat  (8  mai  1833),  le  firent  de  nouveau  sortir  de 
son  silence.  Il  envoya  au  pape  une  lettre  de  justification 
(4  août).  Le  pape  répondit  par  un  bref  adressé  à  l'évèque  de 
Rennes  (5  octobre),  dans  lequel  il  exprimait  son  mécontente- 
ment de  ce  qu'il  y  avait,  à  son  gré,  d'insuffisant  dans  la  sou- 
mission de  Lamennais.  Celui-ci,  quand  le  bref  lui  fut  commu- 
niqué, répondit  à  l'évèque  qu'il  était  forcé  de  partir  pour  Paris, 
et  qu'il  se  voyait  dans  la  nécessité  de  ne  s'occuper  qu'après  son 

1.  Ce  qui  donne  par  conséquent  395  numéros. 


556        ÉCRIVAINS   Kï   (IHATKIUS   IIKLIOIKIX.   —   PHILOSOPHES 

vovajï»^  '!•'  I'»  suite  (riiiic  alTairo  aussi  i:iavo.  M«'content  à  son 
hiur.  IrviMjuo  inlcnlil  alors  Laïucuuais  jus(|u'au  luonicut  où  il 
aurait  ilonné  les  preuves  d'une  docilité  complète. 

Ce  fut  un  nioniont  péniMe.  Les  disciples  abandonnent  La 
Chênaie,  (|ue  Lacordaire  avait  (juittce  dès  1832.  L'établissement 
de  Malestroit  est  fermé;  Lamennais  se  Itrouille  avec  son  frère. 
I)"aulr(>  part,  il  éci'it  j)()ur  e\pli(piei-  sou  altitude,  à  la  date  du 
."■»  novembre  1833,  une  lettre  au  ]>ape,  bientôt  suivie  d'un 
miMuoire  justificatif  (G  décembre).  Ni  la  lettre,  ni  le  mémoire  ne 
lurent  ap[»rouvés  à  Rome. 

C'est  alors  cjue,  résolu  à  toutes  les  concessions  pour  conserver 
la  seule  chose  qu'il  put  encore  attendre  de  l'Eglise,  la  paix, 
Lamennais  se  décide  à  signer  une  déclaration  d'obéissance 
telle  <|u"on  la  lui  demandait,  «  simple,  absolue,  illimitée  ».  Cette 
déclaration  est  du  11  décembre;  quelques  semaines  plus  lard, 
il  recevait  du  j»ape  un  bref  de  satisfaction  en  date  du  28.  Tout 
paraissait  fini.  C'est  à  ce  moment,  au  contraire,  que  la  plus 
i^rave  des  crises,  la  crise  décisive,  allait  se  produire. 

Dès  l'époque  qui  \i\  de  son  retoui*  de  Rome  jusqu'à  ses 
démêlés  avec  l'évèque  de  Rennes,  c'est-à-dire  dans  les  derniers 
mois  de  1832  et  la  première  moitié  de  l'année  1833,  Lamennais 
avait  commencé  à  composer  les  Paroles  cVun  croyant.  Chose 
étrange  :  il  n'avait  pas  encore,  à  ce  qu'il  dit,  au  moment  oii  il 
rédigeait  ce  petit  livre,  l'intention  de  le  publier  '  ;  et  ce  fut  après 
(|u'il  eut  signé  la  déclaration  d'obéissance  absolue,  après  qu'il 
eut  fait  à  la  paix  ce  complet  sacrifice,  qu'il  sentit  davantage 
«  la  nécessité  d'un  acte  de  sa  part  qui  fixât  clairement  aux 
veux  de  tous  la  position  (pi'il  avait  voulu  prendre  en  cédant 
aux  exigences  de  Rome-  ».  Il  y  a  là  une  contradiction  manifeste, 
qu'il  n'est  sans  doute  pas  difficile  d'expliquer,  pour  peu  qu'on 
se  représente  l'état  d'esiu-il  dans  lequel  devait  alors  se  trouver 
Lamennais,  mais  dont  il  n'a  pu  rendre  compte  avec  assez  de 
netteté,  (^ar  on  ne  peut  nier  (|u"il  en  ait  eu  conscience  :  il  avoue 
en  «'ITet  qu'on  ne  pouvait  guère  rien  publier  qui  fût  plus  com- 
plètement (jue  les  Paroles  d\in  croijant  «  en  opposition  avec  le 


I.   Aljdires  di'   Home,    un   i>eii    a|»rés    la    leUre  à   l'aiTlievèquo   de    Paris   du 
2'J  mars  is:!'».  —  2.  If/id. 


LAMENNAIS  oo7 

système  |)oliti(jU(''  «  du  Saint-Siùiri'.  Quoi  (jii'il  eu  soit,  le 
23  avril  1831-,  rarclievcque  Je  Paris,  infôi-nié  des  j)rojets  de 
Lamennais  et  redoutant  d'avance,  sans  lo  connaître,  l'ouvrage 
qu'il  fait  imprimer,  lui  demande  un  «''claircissement  par  une 
lettre  pressante,  mais  afîectueuse.  Lamennais  lui  répond,  mais 
passe  outre  aux  inquiétudes  que  cette  lettre  laissait  apercevoir, 
et,  la  semaine  suivante,  publie  son  livre. 

Le  lo  juillet,  le  pape  lançait  contre  l'ouvrage  la  bulle  Singu- 
lari  nos  et,  en  condamnant  formellement  les  Paroles  d'un  croyant, 
«  livre  petit  par  son  volume,  immense  par  sa  perversité  »  -, 
revenait  du  même  coup,  sans  nommer  l'ouvrage,  sur  la  doctrine 
<le  V Essai  sur  rindi][('rence  et  la  condamnait  également. 

Lamennais  républicain.  Les  «  Paroles  d'un  croyant  » . 
—  Cette  condamnation  ne  put  surprendre  Lamennais.  D'autre 
part  l'attitude  qu'il  crut  dès  lors  pouvoir  prendre  n'eut  elle- 
même  rien  dont  le  public  pût  légitimement  s'étonner. 

Dès  l'époque  de  la  Restauration,  Lamennais,  nous  le  savons, 
eut  placé  volontiers  son  idéal  dans  l'établissement  d'une  démo- 
cratie théocratique,  demandant  à  Rome  le  principe  d'autorité 
dont  toute  société  constituée  a  besoin  pour  subsister.  Rome 
trompe  ses  espérances  et  repousse,  avec  son  système,  le  pouvoir 
qu'il  prétendait  lui  conférer.  Force  lui  est  donc,  s'il  persiste  dans 
sa  pensée,  de  chercher  ailleurs  son  point  d'appui.  Et  là  est  en 
effet  l'unique  changement  qui  se  produisit  chez  Lamennais.  La 
diversité  des  circonstances  et  de  ses  dispositions  sentimentales 
explique  sans  doute  les  différences  qui  distinguent,  quant  au  ton 
et  à  la  forme,  ses  divers  ouvrages.  Mais,  en  somme,  l'encyclique 
Singulari  nos  donne  une  très  juste  idée  des  choses  quand  elle 
unit  dans  la  même  réprobation  VEssai  sur  Vindif]erence  et  les 
Paroles  rCua  croyant.  Le  théoricien  de  la  certitude  fondée  sur  le 
consentement  universel,  l'apologiste  de  la  Ligue,  le  polémiste 
de  Y  Avenir,  le  prédicateur  enflammé  des  Paroles  d'un  croyant, 
tout  cela  c'est  bien  un  seul  et  même  homme,  et,  si  Lamennais 
s'est  trompé  lorsqu'il  a  cru  qu'en  suivant  sa  voie  il  aurait 
pour  lui  Rome   et  l'Église,  les  disciples   qui   se   sont   d'abord 


1.  Affaires  de  Rome,  pou  après  la  lettre  du  29  avril  1834. 
'2.  Mole  qiddem  exiquum,  pravitate  tamen  ingentem. 


558        ECRIVAINS   ET   OHATEIIIS   UHLKilEl'X.   —  PHILOSOPHES 

all.iclu'-s  à  lui   |K)iir   se   moiilrcr  ciisiiilc   siii'|iris  de  l'évolution 
(le  son  lîôiiic  iToiil  pas  été  moins  avoii^les. 

Il  t'iail  ([(MIC  tout  à-fai!  nalin'cl  (juc,  i'('j(!té  par  l'Eglise,  Lamen- 
nais, s'il  ne  se  repliait  pas  sur  lui-niùnie  et  ne  se  retirait  pas 
uiii(pi(Mnent  dans  la  méditation  solitaire,  entrât  dans  les  rangs 
(lu  parti  républicain.  Ce  parti  comptait  dans  son  sein  à  la  fois 
(les  mystiques,  des  utopistes  et  des  politiques;  mais  tous  pro- 
fessaient également  la  haine  de  la  royauté  et  de  tout  pouvoir 
absolu,  de  quelque  ordre  qu'il  fût.  Or  Lamennais  venait  de 
rompre  avec  Home,  et  la  royauté  ne  lui  avait  jamais  inspiré  que 
de  l'indilTérence  ou  de  l'aversion.  On  voit  assez,  d'autre  part, 
quels  liens  l'unissaient  plus  particulièrement  aux  utopistes  et 
aux  mystiques;  et,  quant  aux  politiques,  aux  républicains 
«  libéiaux  »,  il  avait  du  moins  le  même  mot  d'ordre  qu'eux,  le 
mot  de  «  libe«'té  »,  quoiqu'ils  n'y  attachassent  pas  sans  doute, 
eux  et  lui,  tout  à  fait  le  même  sens.  D'ailleurs  l'illustration  de 
Lamennais,  la  popularité  de  son  nom  depuis  la  juiblication  des 
Paroles  cCun  croijant,  devaient  faire  de  lui,  pendant  les  années 
de  lutte,  l'ornement  du  parti,  en  attendant  qu'il  devînt,  pour 
quelques-uns  de  ses  nouveaux  amis,  une  gêne  après  la  victoii'e. 
Pour  notre  part  nous  n'avons  pas  à  le  suivre  dans  les  divers 
incidents  de  sa  carrière  j)olitique  '.  Mais  autant  qu'à  ceux  de  la 

1.  Fixons  seulement  quelques  dates.  En  1835,  Lamennais  ligure,  avec  Jean 
Reynaud,  avec  Carnot,  avec  Armand  Carrel,  au  nombre  des  treize  défenseurs 
des  accusés  du  proci-s  d'avril  (relatif  aux  événements  qui  s'étaient  déroulés 
à  Lyon  en  avril  1834,  ce  procès  fut  jugé  à  Paris  devant  la  chambre  des  pairs, 
en  mai  183j)  et  publie  sa  brochure  Du  procùs  (P Avril  et  de  la  Hépi/hlique,  pre- 
mière manifestation  en  faveur  du  parti  auquel  il  s'était  rallié.  —  L'année 
suivante,  il  donne  ses  A/fnires  de  Rome  (voir  ci-dessous).  H  revient  en  1837  à 
la  polilifiue  démocratique  et  sociale  avec  son  lAure  du  peuple,  suivi  un  peu 
plus  tard  d'un  recueil  d'articles  de  Journaux  puldiés  sous  le  titre  ule  Puiitiquc- 
à  l'usa;/!'  du  peuple  (1839).  lin  I8i0  sa  brochure  le  Pays  et  le  (gouvernement  lui 
attire  une  condamnation  en  cour  d'assises  à  un  an  de  prison  et  deux  mille  francs 
d'amende.  Il  date  de  Sainte-Pélagie  et  dédie  «au  peuple  »  deux  nouveaux  opus- 
cules inspirés  du  même  esprit  que  les  i>récédents  :  Du  Passé  et  de  l'avenir  du 
peuple  et  De  tEsclavar/e  moderne.  C'est  en  i)rison  également  qu'il  composa  un 
autre  opuscule,  qui  rappelle  les  Paroles  d'un  crm/ant,  et  qu"il  intitula  Une  voix  de 
prison;  mais  il  le  publia  en  l'insérant  dans  un  livre  médiocre,  sorte  de  satire  peu 
claire,  les  Amschaspands  et  Dc»T««r/.v(génit;s  du  bien  et  du  mal  dans  la  mytholo- 
gie zoroaslrienne).  (pii  jiarut  en  1843.  Signalons  en  184(1  une  traduction  des  Evan- 
giles accomftagnée  de  Hé/lexions,  dont  le  rajtport  est  étroit  avec  les  autres  publica- 
tions de  l'auteur  dans  la  même  période.  Eiihn  éclate  la  révolution  de  1848:  Lamen- 
nais se  fait  élire  représentant  du  |)eu|de  ]tar  h-  dê])artement  de  la  Seine;  mais 
il  ne  joua  dans  l'assemblée  qu'un  nMe  |teu  éclatant,  tandis  que,  dans  son 
journal  le  Peuple  constituant,  (|ui  dura  jusqu'après  les  journées  de  juin,  il 
|)rêtait  l'apiiui  de  sa  popularité  au  parti  le  plus  avancé.  Il  renon(;a  à  la  politique 


HIST.    DE   LA    LANGUE   &    DE   LA   LITT.    FR. 


T.   VII,    CH.    XI 


:^:-*tSïï^- 


Armand  Colin  &  €''•>,  Edite^iis,  r.i;i 


LAMENNAIS 

D'APRÈS    UNE    PEINTURE     D'ARY    SCHEFFER 


LAMENNAIS  5o9 

première  partie  de  sa  vie,  nous  devons  nous  arrrtei'  aux  {)liis 
célèbres  de  ses  derniers  ouvraiies  et  tout  d'aboiil  aux  Parofea 
dnn  croijant  elles-mêmes. 

Elles  se  composent  de  42  ]>araura[)hes,  coupés  en  versets  à 
la  manière  des  chapitres  de  l'Evangile,  qu'elles  ra[)pellent  encore 
j)ar  l'usag-e  fréquent  des  paraboles  et  de  certaines  formules  de 
langage  {en  vérité,  je  vous  le  dis;  la  conjonction  et  servant  de 
constante  transition  entre  les  versets).  La  ressemblance  est 
même  si  manifestement  et  si  continûment  voulue  qu'on  ne 
saurait  plus  dire  seulement  que  la  forme  des  Paroles  est  inspirée 
de  y  Evangile  :  le  mot  de  pastiche  a  été  prononcé',  et  vraiment 
il  n'en  est  guère  d'autre  qui  convienne. 

Comment  Lamennais  a-t-il  été  amené  à  donner  cette  forme  à 
son  livre?  D'abord  par  la  conception  même  qu'il  se  faisait  de 
l'Evang^ile.  Quoiqu'il  n'ait  publié  ses  Réflexions  sur  le  livre 
divin  qu'en  1846,  on  ne  peut  douter  qu'il  n'y  ait  vu  de  tout  temps 
le  «  livre  du  peuple  »  par  excellence,  celui  dont  la  doctrine  doit 
présider  à  la  transformation  de  la  société  et  fonder  le  royaume 
de  Dieu.  Or  c'est  bien  de  cette  doctrine  qu'il  pense  expressé- 
ment s'inspirer  et  c'est  aussi  pour  le  peuple  qu'il  écrit,  au 
peuple  qu'il  s'adresse.  Aussi  bien,  quoi  que  les  lettrés  puissent 
penser  de  cette  forme,  qui,  littérairement,  a  l'inconvénient  de 
tous  les  pastiches,  qu'ils  l'approuvent  ou  qu'ils  s'en  irritent,  on 
ne  niera  pas  au  moins  qu'elle  ne  soit  saisissante;  par  son  appa- 
rence fragmentaire,  et  par  ce  qu'elle  comporte  tout  ensemble 
de  grandeur  et  de  simplicité,  elle  doit  séduire  ceux  pour  les- 
quels le  livre  est  fait  plus  sûrement  que  la  forme  classique 
du  traité,  du  discours  ou  du  poème  -.  Enfin  le  romantisme 
lui-même  ne  fut  sans  doute  pas  sans  exercer  sou  influence  sur 

active  après  le  coup  d"Klat  de  1851  et  se  mit  à  travailler  à  une  traduction  de 
Dante.  —  11  meurt,  sans  avoir  voulu  se  réconcilier  avec  l'Église,  le  27  février  1834. 

1.  Voir  SpuUer,  Lamennais,  livre  111,  i. 

2.  11  en  est  un  peu  des  Paroles,  comme  des  Chansons  de  Béranger.  On  a  dit 
avec  raison  que  celles-ci  ne  pouvaient  être  assez  biea  jugées  à  la  froide  lecture: 
il  faut  se  les  imaginer  chantées  par  les  jeunes  gens  et  par  les  gens  du  peuple, 
]iassantde  i)ouche  en  bouche  grâce  à  la  musique  qui  aidait  à  les  retenir,  et  répan- 
dant partout,  jus(iue  dans  les  rangs  les  plus  humbles  de  la  nation,  leur  simple 
et  redoutable  philosophie.  De  même  le  prodigieux  succès  des  Paroles,  dont  les 
ouvriers  imprimeurs,  au  rapport  de  Sainte-Beuve,  ne  purent  composer  la  pre- 
mière édition  sans  en  être  «  soulevés  et  comme  transportés  ».  nous  permet  de 
reconnaître  jusqu'à  quel  point  Lamennais  avait  l)ien  calculé  en  rédigeant,  sous, 
la  forme  qu'il  adopta,  ce  livre  qu'il  destinait  au  peuple. 


560        KCllhAINS    KT   lUlATHIUS    llKLICIF.rX.    —   PllILOSOPIl  KS 

lVs|uit  lie  LaiiH'iiiiais.  11  est  ccrlaiii  que  ra<l(»|»li()ii  de  celte 
Inriiic.  ([iii  raiipclli'  celle  de  lEvaiitiile  et  coiilrasle,  }>ar  sou 
allure  [H'iuiitive  el  sa  uiMiiidonie  \uiilue,  avec  la  variété  que  les 
écrivains  moderues  reiheiilieuL  ui'diuaireiueul  dans  le  style, 
contribuait  à  donner  au  livre  celte  couleur  caractéristique  dont 
la  génération  roiuanliijiic  s'est  nuiutrée  si  avide'. 

D'ailleurs,  celte  uKuioloiiie  dans  la  forme  est  compensée  par 
la  variété  (|ue  Lamennais  inlnjdnit  à  dessein  dans  la  succession 
des  dillérenls  j)araj^raphes  de  son  livre.  Lamennais,  comme 
jadis  La  Bruyère,  s'est  épargné  le  souci  des  transitions  :  bien 
plus,  il  semlde  avoir  rei  lu'rclié  l'effet  (|ui  résulte  naturellement 
de  l'opposition  des  scènes  violentes  et  des  scènes  idylliques. 

A  propos  d'un  pareil  livc,  il  ne  saurait  donc  être  question  de 
plan  et  de  composition  liien  nette.  On  peut  du  moins  établir 
entre  les  idées  essentielles  (jui  y  sont  exprimées  une  suite 
satisfaisante. 

Que  doivent  être  les  hommes?  Le  «  croyant  »  l'aperçoit  dans 
une  vision.  Fils  d'un  même  père,  les  hommes  sont  essentielle- 
ment des  êtres  égaux  et  des  frères.  Ils  doivent  donc  s'aimer  en 
frères  et  cet  amour  ilnit  se  manifester  par  l'aide  mutuelle  qu'ils 
se  prêteront  et  que  rend  nécessaire  l'infirmité  même  de  leur 
nature.  Egalité  et  par  conséquent  liberté,  justice,  amour,  telle 
est  la  loi.  Que  nous  présente  en  regard  la  réalité?  Des  maîtres 
et  des  esclaves;  des  hommes  et  des  peuples  chargés  de  chaînes 
|iar  d'autres  hommes  et  d'autres  peujdes,  quoiqu'ils  n'aient 
commis  d'autre  crime  que  celui  d'avoir  voulu  servir  les  hommes 
et  les  peuples;  l'organisation  du  salariat,  qui  contraint  le  plus 
l'aildr,  s'il  ne  vent  pas  mourir  de  faim,  à  accroître  de  son 
labeur  les  richesses  du  plus  fort;  enfin,  pour  assurer  la  perpé- 
tuité du  svstème,  le  militarisme,  ces  tyrans  oppresseurs  prenant 
dans  chaque  famille  les  jeunes  gens  les  jdus  robustes,  et  les 
instruisant  dans  le  métier  des  armes,  séduisant  leur  esprit  par 
les   mots   d'honneur,  de  fidélité,  d'obéissance  passive,  afin  de 


1.  On  notera  cnrorc  ecUc  iléclaralinn  «le  Lamennais  dans  ses  Lflfrea  à  Monln- 
Ipmbert.  Il  venait  de  lire  le  Livra  rfes  pèli'rins  jKiionm's  de  MicUiewicz,  traduit 
par  .Monlaleinhert,  et  il  conseillait  à  ce  dernier  de  le  répandre  le  i)lns  possible  : 
-  f"est,  disait-il  (;j  mai  IS33),  le  livre  de  riiiimaiiitt'  entière.  »  Puis,  le  16  mai, 
parlant  des  Paroles,  ilont  il  ne  sait  pas  eneore,  dit-ij,  s'il  les  achèvera,  il  les 
désigne  par  ces  mots  :  -  un  petit  ouvra^'e  fort  analogue  à  celui  de  .MicUiewicz  ■■ . 


LAMENNAIS  bOl 

dresser  ces  enfants  du  peuple  àcnchaînor,  à  égorger  leurs  frères 
et  leurs  pères. 

Comment  cette  alTreuse  société  a-t-elle  pu  s'établir?  Par  la 
ruine  de  la  doctrine  du  Christ.  Mais,  pour  détacher  le  peuple 
de  la  doctrine  du  Christ,  ce  sont  les  prêtres  du  Christ  qu'il  a 
fallu  (Mnph»ver  :  pour  (pi'ils  séduisissent  le  peuple  en  lui  [)résen- 
tant  couime  la  doctrine  la  dérision  de  la  doctrine,  les  oppres- 
seurs les  ont  gagnés  eux-mêmes  avec  des  biens,  des  honneurs 
et  de  la  puissance.  Ainsi  a  été  fondée  la  cité  de  Satan,  j)erver- 
sion  totale  de  la  cité  de  Dieu. 

C'est  la  cité  de  Dieu,  oh  ne  régneront  d'ailleurs,  Lamen- 
nais l'affirme,  ni  le  communisuie,  ni  l'intolérance,  qu'il  faut 
maintenant  travailler  à  rétablir,  en  dépit  des  excuses  ou  des 
atermoiements  des  hypocrites,  des  aveugles  et  des  timides.  En 
attendant  toutefois  que  la  société  nouvelle  se  réalise,  puissent 
les  âmes  souffrantes  se  consoler  par  la  méditation  de  celle 
qui  est  réalisée  dans  le  ciel  :  qu'elles  oublient  ce  monde 
d'apparences  et  cette  terre  d'exil  où  elles  passent  solitaires, 
et  que  l'œil  intérieur  contemple,  à  travers  les  voiles  qui  les 
cachent  aux  yeux  du  corps,  les  merveilles  du  monde  réel  et 
les  douceurs  de  la  vraie  patrie. 

Quelles  réserves  il  y  a  lieu  d'apporter,  au  nom  de  la  poli[i(pie 
ou  de  la  philosophie,  aux  théories  des  Paroles  d'un  croijant,  c'est 
ce  dont  il  ne  nous  appartient  pas  de  discuter  ici.  On  voit  d'ailleurs 
assez  quel  lien  unit  ce  livre  aux  œuvres  antérieures  de  Lamen- 
nais. Qu'on  oublie  sa  rupture  avec  l'Eglise,  et  qu'on  essaie  de 
se  figurer  ce  que  pouvait  être,  le  jour  oii  il  voudrait  la  formuler, 
la  philosophie  sociale  de  l'homme  qui,  depuis  qu'il  avait  com- 
mencé à  écrire,  depuis  1808,  n'avait  cessé  de  protester,  au  nom 
des  droits  de  la  conscience,  contre  toutes  les  formes  de  l'ojjpres- 
sion  temporelle,  qui  n'avait  cessé  de  dénoncer,  comme  autant 
d'atteintes  au  droit,  c'est-à-dire,  à  Dieu,  la  mainmise  de  l'Etat 
sur  l'éducation  par  l'Université  (et  c'est  ce  qu'il  fait  encore 
dans  les  Paroles,  §  xx),  sur  la  religion  par  le  budget  des 
cultes  (voir  encore  les  Paroles,  §  xni,  à  la  fin),  qui  n'avait 
cessé  de  proclamer  l'opposition  de  l'esprit  individualiste  et  du 
véritable  esprit  social  (voir  les  Paroles,  §  iv,  vu,  et  bien 
d'autres  encore),  de  gémir  sur  l'abîme  de  plus  en  plus  g-rand 

Histoire  de  la  langue.  VU.  3G 


:'.C.2        HCllIVAl.NS   ET   nllATKrUS   itHLIC.lKl'X.   —   PlllLdSdPIIES 

qui  se  créait  ciilrc  les  riches  et  les  pauvres,  entre  ceux  (jui 
jouissent  et  ceux  qui  soutïVenl,  dans  une  société  uniquement 
préoccupée  d'intérêts  matériels,  et  où  la  religion  n'est  plus,  aux 
yeux  des  oppresseurs,  qu'un  instrument  de  domination  (et  c'est 
là,  enfin  toute  l'inspiration  des  Paroles),  —  qu'on  essaie,  disons- 
nous,  de  se  représenter  ce  que  sera  la  philosophie  sociale  <l  un 
l(d  homme  :  en  quoi  di(Térera-t-elle  de  celle  qui  est  exposée  dans 
le  livre  de  18'îi?  En  un  point  seulement  :  avant  la  rupture,  cette 
autorité,  qu'il  veut  arracher  aux  tyrannies  prévaricatrices  pour 
leur  substituer  le  règne  de  Dieu,  Lamennais  l'eût  confiée  au 
représentant  visihle  de  Dieu  sur  la  terre.  Après  la  rupture,  cette 
autorité  suprême,  il  n'a  plus  personne  à  qui  la  confier;  c'est  en 
lui-même,  dans  sa  conscience, que  chaque  homme  trouvera  cette 
loi  de  Dieu  dont  il  faut  rétablir  le  rôp^ne  ;  au  milieu,  au-dessus  des 
tyrannies  temporelles  dont  on  attend  la  ruine,  nul  symbole  res- 
pecté ne  s'élève  plus,  vers  lequel  les  hommes  mortels  puissent 
tourner  les  regards  comme  vers  le  centre  visible  de  la  société 
future.  La  lacune  est  d'impoi'tance  sans  doute  et  c'est  par  elle 
que  se  marque  la  différence  (hi  Lamennais  d'autrefois  et  de  celui 
d'aujourd'hui.  Mais  elle  ne  saurait  nous  empêcher  de  reconnaître 
les  liens  multiples  qui  les  unissent. 

De  même,  en  se  rappelant  ce  qu'il  y  a  toujours  eu  d'un  peu 
déclamatoire  dans  le  talent  de  Lamennais,  en  se  souvenant  de 
sa  prédilection  pour  Dante  et  Milton,' prédilection  que  sa  voca- 
tion explique  assez,  mais  qui,  quoi  qu'il  en  soit,  le  rapproche 
encore  des  romantiques,  on  reconnaîtra  que  le  sujet  même  et 
la  forme  des  Paroles  d'un  croi/ant  devaient  favoriser  les  ten- 
dances de  son  génie.  La  tension  est  surtout  sensible  dans  les 
passages  qui  maudissent  ou  qui  prétendent  inspirer  l'effroi  : 
il  est  dans  les  Paroles  telle  scène  dont  on  a  dit  qu'elle  rappe- 
lait y  Enfer  de  Dante,  et  dont  j'ai  peur  qu'elle  ne  produise  plus 
aujoiud'liui,  à  beaucoup  près,  tout  son  effet. 

Bien  plus  durable  est,  dans  ce  livre,  le  charme  des  paraboles 
et  des  exhortations  familières  :  la  simplicité  elle-même  n'en  est 
sans  doute  pas  exempte  de  recherche  :  mais  un  tel  art  n'est  guère 
sensible  qu'aux  yeux  d'une  critique  informée  et  chicanière  ;  les 
esprits  très  simjiles,eux  aussi,  pour  lesquels  ces  pages  sont  écrites 
sont  conlr.'  lui  sans  défiance  et  il  n'est  pas  possible  qu'ils  n'en 


LAMENNAIS  o63 

soient  pas  touchés  et  pénétrés.  C'est  l'iiléal  méinc  de  rcnsciiine- 
ment  et  de  la  prédication  populaires.  A  ce  point  de  vue,  l'Evan- 
gile seul,  modèle  de  Lamennais,  est  supérieur  à  ces  excellentes 
])arties  de  son  livre. 

Les  <(  Affaires  de  Rome  »  et  ï  «  Esquisse  d'une 
philosophie  ».  —  Dans  leur  ensemble  pourtant,  les  Paroles, 
livre  en  prose  avec  des  tours  poétiques,  livre  moderme  aux 
formules  antiques,  livre  de  prêtre  et  de  révolté,  n'en  gardent 
pas  moins,  qu'on  envisage  ou  la  forme  ou  le  fond,  quelque 
chose  d'équivoque,  ilh) bride,  de  peu  naturel.  Tout  autre 
est  le  jugement  qu'on  portera  sans  doute  sur  les  Affaires 
de  Rome.  Parmi  tous  les  ouvrages  de  Lamennais,  il  n'en  est 
peut-être  pas  un  qui  fasse  plus  d'honneur  à  son  talent  d'écri- 
vain. D'abord,  il  n'en  est  pas  de  plus  sincère,  de  moins 
déclamatoire.  Par  une  exception  bien  digne  d'être  notée,  le  seul 
des  livres  de  Lamennais  dans  lequel  il  parle  de  lui,  et  défende 
non  plus  une  doctrine,  non  plus  un  parti,  mais  sa  propre  cause, 
est  aussi  le  seul  dans  lequel  il  s'abstienne  de  toute  violence  à 
l'égard  des  hommes;  pas  un  mot  de  récrimination  non  seule- 
ment contre  ses  adversaires,  mais  contre  les  amis  qui,  plus  tôt 
ou  plus  tard,  ont  cru  devoir  se  séparer  de  lui.  Nul  procédé  d'ail- 
leurs dans  la  composition  de  l'ouvrage  :  dans  ce  récit  sincère  et 
sans  division,  l'auteur  ne  suit  pas  d'autre  ordre  que  celui  même 
des  événements;  ainsi  la  description  des  lieux,  le  portrait  des 
personnes,  les  jugements  politiques,  la  narration  des  événe- 
ments, la  discussion  des  doctrines  se  succèdent  sans  qu'à  aucun 
moment  les  angoisses  de  son  cœur,  dans  cette  crise  doulou- 
reuse, troublent  la  noblesse  et  la  simplicité  de  son  attitude,  la 
lucidité  de  son  intelligence.  Il  y  a  là,  sur  la  route  parcourue  par 
les  rédacteurs  de  Y  Avenir,  de  Lyon  en  Italie,  puis  sur  l'admi- 
nistration pontificale,  sur  le  monde  romain  et  sur  Rome  elle- 
même,  et  un  peu  plus  loin  sur  le  Tyrol  et  la  Bavière,  oii  séjourna 
l'auteur  après  son  départ  d'Italie,  des  pages  admirables,  aussi 
pleines  de  pensées  que  de  sentiment,  dont  le  style  paraît  natu- 
rellement égal  à  tout  ce  qu'il  veut  exprimer,  et  qui  ne  le  cèdent 
en  rien  aux  récits  de  voyage  les  plus  fameux,  quoiqu'elles  n'en 
rappellent  et  nen  imitent  aucun. 

Entin  on  ne  peut  pas  ne  pas  dire  un  mot  du  grand  efTort  dont 


564        KCRIVAINS   ET   (lUATKIHS    IlKLKiiHlX.   —   1>II1L0S0PIIKS 

la  |»rnst''e  i'fiu|tlit  |>i'es(jiio  loiilc  la  vie  île  Lamennais,  de  cette 
Esquisse  cliuic  pliilosoplu'f,  qni  (lr\ail  contenir  ti'ois  parties, 
Dieu  et  l'Knivei's,  Chomme,  la  société,  et  dont  il  n'eut  le  temps  de 
|)ublier  que  les  deux  ])remières  (1811-1846).  Notons  d'abord  le 
titre  de  l'ouvrag'e.  Il  nous  fait  voir  ipie  Lamennais  ne  se  targue 
pftini  d/'lcvcr  véritabb'mcnt  le  monument  délinitil"  dont  l'édifi- 
calion  doit  être  le  bu!  de  l'ai-tivil»''  intellectuelle  de  l'humanité  : 
mais  c'est  bien  de  ce  monument  qu'il  veut  du  moins  tracer  le 
dessin;  c'est  une  philosophie  totale  qu'il  prétend  instituer. 
Ses  rivaux  ne  sont  pas  nombreux  dans  l'histoire  de  la  philo- 
sophie française,  et  l'on  ne  jteut  guère  citer  (pie  deux  de  nos 
philosophes  qui  aient  conçu  et  exécuté  un  dessein  analogue  : 
c'est  Descartes,  et  c'est,  à  la  même  époque  que  Lamennais, 
Auguste  Comte.  On  ne  peut  nier  d'ailleurs  que  l'œuvre  de 
Lamennais  ne  soit  très  loin  d'occuper  flans  Ihisloire  de  la  phi- 
losophie la  môme  place  que  le  Discours  de  la  Méthode  ou  le 
Coxirs  de  philosophie  positive.  Il  est  vrai  de  dire  cependant  que 
l'organisation  des  matières  et  la  position  que  prend  Lamennais 
dès  le  début  de  son  œuvre  témoignent  d'autant  de  hardiesse  que 
le  dessein  même  qu'il  a  conçu,  puisqu'il  prétend  non  pas  prendre 
pour  point  de  départ  l'analyse  de  la  conscience  ou  robservation 
du  monde  extérieur,  mais  fonder  la  science  totale  sur  l'étude  do 
l'idée  dêtre,  et  mettre  ainsi  l'ontologie  au  début  même  de  sa 
philosophie.  Mais  nous  n'avons  point  à  suivre  l'auteur  dans 
toutes  les  parties  de  son  ouvrage  :  ce  qui  importé,  c'est  que 
nous  sachions  comment  cette  œuvre  dernière  se  rattache  à  ses 
conceptions  antérieures  ou  s'en  distingue. 

Or,  tandis  que  nous  avons  retrouvé  jusque  dans  les  Paroles 
d'un  croyant  le  Lamennais  du  temps  de  l'Empire  et  de  la  Res- 
tauration, YEsf/uisse  d\me  philosophie,  cette  œuvre  de  presque 
toute  sa  vie,  celle  qui,  plus  que  toute  autre,  devait  contenir  la  nette 
exposition  de  sa  doctrine,  si  cette  doctrine  eût  été  susceptible  de 
se  fixer,  est  précisément  celle  qui  nous  ofl're  les  traces  les  plus 
visibles  des  hésitations  de  son  esj)rit. 

UEst/uisse  est-elle  chrétienne?  Oui  et  non.  Sur  l'idée  de  la 
Trinité,  Lamennais  vacille  :  une  note  ajoutée,  en  1846,  au  der- 
niei-  volume  de  VEs'/Kisse  dr\ru\i  sur  ce  point,  sans  l'avouer,  la 
théorie  qu'il  avait  précédemmeiil  conçue  et  exposée.  —  Quant 


LAMENNAIS  b65 

à  la  ci'éaiioii,  il  y  voit  le  passage  de  l'idée  (|iii  est  en  l)i(!U  à  sa 
réalisation,  et  il  ify  a  sans  doute  rien  à  conclure  de  cette  con- 
ception ni  pour  ni  contre  l'orthodoxie  de  Lamennais.  Mais 
regardons  la  suite.  La  création,  dans  sa  continuité,  équivaut  à 
une  évolution  par  laquelle  tout  ce  qui  est  dans  l'intelligence  de 
Dieu  se  déroule,  se  manifeste  de  plus  en  plus  pleinement.  Cette 
évolution  est  donc  progressive.  Le  progrès,  voilà  la  loi  essen- 
tielle de  la  nature.  —  Mais,  s'il  en  est  ainsi,  le  bien,  le  bonheur, 
la  perfection  de  l'humanité,  ce  n'est  pas  dans  un  lointain 
passé  et  à  l'origine  des  choses  qu'il  faut  le  chercher,  c'est  dans 
l'avenir.  Et  que  devient  dès  lors  la  doctrine  du  péché  originel? 
Sur  ce  point  Lamennais  est  très  net.  Il  repousse  absolument 
cette  doctrine,  d'abord  comme  inintelligible,  puisqu'il  n'y  a 
d'autre  mal  moral  que  celui  qui  est  dans  la  volonté  et  que  la 
volonté  est  le  fond  même,  le  fond  incommunicable  de  l'indi- 
vidu, puis  comme  contraire  à  la  loi  du  progrès.  La  connais- 
sance du  bien  et  du  mal  a  été  sans  doute  la  condition  de  toutes 
les  défaillances  de  la  volonté,  car  la  créature  est  nécessaire- 
ment imparfaite;  mais  elle  a  été  aussi  la  condition  de  l'affran- 
chissement définitif  et  de  tous  les  progrès  de  l'humanité. 

C'est  ici  qu'il  faut  bien  avouer  que  le  travail  qui  s'est  fait 
dans  l'esprit  de  Lamennais  demeure  en  partie  mystérieux.  S'il 
pensait  jadis  du  dogme  fondamental  du  péché  ce  qu'il  en  pense 
dans  Y  Esquisse ,  comment  a-t-il  pu  rester  dans  l'Église?  Et 
s'il  pensait  tout  le  contraire,  comment,  par  quelle  suite  vrai- 
ment insaisissable  de  réflexions  est-il  passé  de  l'une  à  l'autre 
conception? 

A  vrai  dire,  l'illumination,  si  le  mot  est  juste,  a  dû  se  faire 
plus  rapidement.  Il  est  impossible  de  ne  pas  remarquer  la 
parenté  des  opinions  de  Lamennais  sur  le  progrès  avec  celles 
que  défendaient  alors  tous  les  théoriciens  mystiques,  généreux 
et  superficiels,  du  parti  républicain,  les  Bûchez  par  exemple  et 
les  Pierre  Leroux.  Nous  avons  dit  quel  lien  les  unissait  naturel- 
lement, en  dépit  de  tant  de  différences,  à  un  homme  comme  le 
Lamennais  d'après  1832.  Il  ne  paraît  pas  douteux  qu'il  faille 
chercher  de  ce  côté  les  influences  qui  s'exercèrent  alors  sur  la 
pensée  de  notre  auteur  et  qui  ne  nous  permettent  pas  de  recon- 
naître assez  pleinement  dans  ï Esquisse  (V une  philosophie  ce  que 


566        KHRIVAINS   KT   (lUAïKlUS   IIKIJCIEl'X.   —   IMIILOSOPIIKS 

nous  souliailfM'ioiis  d'y  trouver,  ce  que  le  livre  devait  être,  le 
résultat  des  etlorts  continus  d'une  intelligence  indépendante  qui 
se  dével(»|>|ie  par  ses  propi'es  l'orres. 

On  croira  d'ailleurs  aisément  qu'aussi  bien  qu'à  Bonald,  qu'il 
suivait  jadis,  Lamennais  est,  par  la  magnificence  aisée  de 
l'expression,  bien  su[)érieur  à  Bûchez  ou  à  Pierre  Leroux. 
Quelques-uns  oui  même  regardé  comme  un  vrai  chef-d"(i;uvre 
la  partie  de  V Esquisse  d'une  philosophie  relative  aux  beaux-arts. 
L'esthétique  de  Lamennais  repose  tout  entière  sur  ce  principe, 
«|ue,  comme  le  beau  dans  la  nature  est  la  manifestation  essen- 
tielle de  Dieu,  de  môme  le  beau  dans  les  arts  est  la  manifestation 
essentielle  de  l'idée  de  Dieu;  tous  les  arts  ont  donc  leur  origine 
dans  le  temple.  Sur  ce  fondement,  assurément  contestable,  la 
science  qu'il  élève  ne  peut  être  qu'assez  superficielle  et  hasar- 
deuse. Et  cependant  la  pensée  relig-ieuse  qui  domine  toute  sa 
théorie  lui  inspire  quelquefois  des  vues  de  détail  tout  à  fait  origi- 
nales et  l'éloquence  naît  naturellement  de  l'émotion  dont  on  sent 
Lamennais  pénétré  au  souvenir  des  nobles  jouissances  qu'il  a 
dues  aux  grandes  œuvres  de  l'art*. 

Résumé.  —  L'éloquence  d'ailleurs,  c'est  le  mot  auquel  il  faut 
toujours  revenir  en  parlant  de  Lamennais  et  qui  caractérise  le 
mieux  son  talent.  Il  a  eu  des  parties  du  poète,  et  tout  d'abord 
l'imagination  qui  anime  toute  chose  et  ti"<insforme  les  idées  en 
vivants  symboles.  Mais  les  défauts  et  les  qualités  qui  se  font 
remarquer  surtout  dans  le  style  de  cet  homme  d'apparence  ché- 
tive,  qui  ne  j)rècba  pas  et  ne  jtrononça  pas  de  discours,  sont  des 
qualités  et  des  défauts  d'orateur.  De  l'orateur,  il  a  la  vigueur  et 
l'àpreté  ;  mais  il  est  prolixe  et  souvent  déclamateur.  Il  ne  l'est  pas 
toujours  et  nous  avons  vu  que  certaines  pages  de  lui  sont  remar- 
quables ou  par  le  tissu  serré  de  la  discussion,  ou  f»ar  une  simplicité 
délicieuse,  ou  par  une  aisance  pleine  de  noblesse;  mais  ce  n'est 
peut-être  pas  à  celles-là  qu'il  dut  sa  gloire  et  l'influence  qu'il 
exerça  sur  une  partie  de  ses  contemporains.  Or,  c'est  sur  la 
portée  de  cette  influence  qu'il  faut  juger  Lamennais. 

Il  n'est   pas  un  de  ses  ouvrages  en  cfTet  —  à  l'exception  peut- 

1.  On  vante  gi-néralcment  ses  pagos  sur  la  iiuisiqiie.  Nous  recommanderions 
plulôl  la  lecture  rie  celles  qu'il  consacre  (chap.  viii)  à  la  comédie  et  à  la  tra- 
gédie :  la  distinction  qu'il  y  établit  entre  les  deux  genres  est  originale  et  pro- 
fonde. 


LACOHIIAIHK  567 

être  des  Affaires  de  Rome  et  de  VEs(/uissc  (l'inir  jiliilosoplue  — 
par  lequel  il  \\o  se  propose,  je  ne  dis  pas  seulement  de  convaincre 
les  lecteurs,  mais  de  les  pousser  à  l'action.  Que  sont  les  disciples 
les  plus  illustres  de  Lamennais?  Des  hommes  qui  n'ont  écrit  et 
parlé  que  pour  agir.  Et  que  sont  ses  livres  à  lui-même?  Des 
œuvres  d'art  peut-être,  assurément  des  actes. 

Aussi  faut-il  en  revenir  à  notre  point  de  départ.  Les  livres  de 
Lamennais  ne  retrouveront  plus  le  succès  qui  les  a  salués  à 
leur  apparition.  Les  uns  ne  sont  que  des  œuvres  de  circonstance, 
les  autres  ne  répondent  plus  entièrement  à  notre  g"0Ùt,  devenu 
plus  simple  que  celui  des  contemporains  de  ce  grand  homme. 
—  jMais,  dans  l'histoire  des  idées,  on  se  saurait  exagérer  son 
importance.  L'Eglise  s'est  montrée,  non  sans  raison,  sévère  à 
l'égard  de  Lamennais  ;  il  lui  a  cependant  infiniment  plus  servi 
par  ses  leçons,  qu'il  ne  lui  a  nui  par  l'exemple  de  son  indocilité. 
Quand  il  en  est  sorti,  il  en  est  sorti  seul,  sans  entraîner  avec 
lui  aucun  de  ses  disciples;  durant  le  temps  qu'il  lui  est  resté 
fidèle  c'est  lui  qui  a  réveillé  d'une  longue  torpeur  le  zèle  et  le 
talent  de  ses  défenseurs,  lui  qui,  par  des  arguments  décisifs,  a 
ruiné  ce  qui,  après  la  révolution,  pouvait  subsister  de  gallica- 
nisme dans  le  clergé  français,  lui  qui  a  fourni  le  mot  d'ordre 
auquel  elle  a  dû,  depuis,  ses  victoires  dans  la  société  nouvelle, 
ou  par  lequel  elle  a  justifié  toutes  ses  revendications. 


II.  —  Lacordaire. 

Vie  de  Lacordaire:  ses  œuvres  diverses.  —  Nous 
n'avons  pas  ici  à  suivre  dans  leur  carrière  tous  les  disciples  de 
l'école  menaisienne.  Ni  Gerbet,  ni  Salinis,  qui  moururent 
évêques,  ni  l'abbé  Rohrbacher  ne  tiennent,  quoi  qu'ils  aient 
écrit,  de  place  dans  l'histoire  de  notre  littérature.  Il  n'en  est 
pas  de  même  de  Lacordaire  et  de  Montalembert  '.  Le  premier 
surtout  passe  communément  pour  le  plus  grand  des  orateurs 
de  la  chaire  que  la  France  ait  produits  depuis  le  xvii"  siècle. 
Sa  vie  et  son  œuvre  doivent  donc  nous  arrêter. 

1.  Sur  Montalembert,  voir  ci-dessous  chapitre  xii. 


dG8        KCIUVAINS   KT   ORATEURS   RELIGIEUX.   —   l'IllUOSOPIIES 

Henri  Lacordaii-e  osl  né  à  Recev-siii-Oiircc,  pi'rs  de  Dijon,  le 
l.'î  mai  1S()2.  Il  perdil  son  père  à  (jualre  ans;  el,  (pi(>ii|iio  sa 
mère  fût  très  pieuse,  sa  jeunesse  l'ut  celle  d'un  écolier,  puis 
(l'un  étudiant  sérieux  et  zélé,  mais  nullement  religieux.  Il  se 
destinait  au  barreau  et  était  déjà,  à  Paris,  secrétaire  d'un  avocat 
à  la  Cour  de  Cassation  quand,  vers  l'àue  de  vingt-deux  ans,  il 
se  convertit;  peu  après  il  demanda  à  sa  mère  et  finit  par 
obtenir  l'autorisation  de  se  faire  prêtre.  11  entra  au  séminaire 
d'Issy  le  12  mai  182i. 

On  a  pu  saisir  dans  sa  correspondance  plus  d'une  confidence 
sur  les  sentiments  qui  l'aj^itaient  alors  et  (jui  l'amenèrent  à 
cette  résolution  délinitive.  Et  sans  doute  ce  qui  l'entraîna 
d'abord  ce  furent  ces  aspirations  ordinaires  à  toutes  les  âmes 
ardentes  et  élevées,  que  rien  de  mortel  ne  saurait  satisfaire, 
et  qui  se  sentent,  dans  le  monde,  isolées  et  inquiètes.  Mais  le 
raisonnement  n'eut  pas  moins  de  part  que  le  sentiment  à  sa 
détermination.  «  Je  suis  arrivé  à  mes  croyances  catholiques, 
écrivait-il  dans  une  lettre  du  14  mars  1824,  par  mes  croyances 
sociales...  ;  rien  ne  me  semble  mieux  démontré  que  celte  consé- 
quence :  la  société  est  nécessaire;  donc  la  religion  chrétienne 
est  divine;  car  elle  est  le  seul  moyen  d'amener  la  société  à  sa 
perfection,  en  prenant  l'homme  avec  toutes  ses  faiblesses  et 
l'ordre  social  avec  toutes  ses  conditions'.  » 

Cette  confidence  est  intéressante.  Car  s'il  est  vrai,  comme  le 
dit  un  de  ses  biographes  ■,  qu'il  y  a  du  René  —  un  René  devenu 
chrétien  —  dans  le  Lacordaire  de  cette  époque,  le  lien  n'est  pas 
moins  frappant,  qui  l'unit,  sans  aucune  entente  préalable,  à 
tous  les  grands  penseurs  chrétiens  du  premier  quart  de  ce 
siècle.  Comme  Joseph  de  Maistre,  comme  Lamennais,  Lacor- 
daire unit  invinciblement  la  question  religieuse  à  celle  de 
l'ordre  social.  Société  et  religion  sont  liées  l'une  à  l'autre 
comme  une  conséquence  à  son  principe,  et  s'il  faut  que  la  con- 
séquence subsiste,  c'est  donc,  à  défaut  d'aulre  |)reuve,  que  le 
[•rincipe  est  aussi  nécessaire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quand  il  sortit  du  séminaire,  il  se  montra 


1.  Lrltrc  h  M.  Lorain,  cilce  par  Foissct,  Vie  du  B.  P.  Lacordaire,  I. 

2.  D'Haiissonville,  Lacordaire,  p.  19. 


HIST.   DE    LA.   LANGUE  &  DE  LA  LITT.    FR. 


T.   VII,    CH.    XI 


/ 

- 

1 

^ 

kr'' 

•^i 

i 

1 

i 

-~-~~ 

r^. 

\  A 


^% 


LACORDAIRE 

d'après    un    dessin    D'HIPPOLYTE   FLANDRIN 


LACOIIDAIUI-:  :)69 

peu  désireux  de  |tr('ii(lr(ï  place  [lanni  les  iim'IiiIiics  du  (  lerj^é 
séculier,  lr<)|>  docile  à  son  gré.  Tour  à  lour  (  liajK  laiii  du  cou- 
vent de  la  Visitation  et  aumônier  adjoint  au  lycée  Henri  IV,  il 
songea  un  moment  à  se  rendre  en  Améri<|ue.  Là  l'Eglise  était 
libre,  sans  lien  aucun  avec  l'Etat,  subvenant  à  ses  propres 
besoins,  et,  du  j)ouvoir  civil,  u'alleudaul  rien  que  la  liberté. 
Quel  contraste  entre  cette  indépendance  et  l'asservissement  de 
l'Eglise  en  France  !  Certes,  dans  cette  question  des  rapports 
<les  deux  |)Ouvoirs,  l'idéal,  aux  yeux  de  Lacordaire,  ce  serait 
la  soumission  du  |)Ouvoir  civil  à  la  religion.  Mais,  puisqu'il 
ne  saurait  être  réalisé  en  France,  la  liberté,  l'indépendance 
absolue  était  du  moins  préférable  à  ce  qu'il  a})pelle  Vent/rène- 
ment  ',  c'est-à-dire  ce  système  qui  fait  de  l'Eglise  comme  un 
des  rouages  de  l'Etat. 

Telles  étaient  les  dispositions  de  Lacordaire  lorsqu'avant  de 
prendre  une  détermination  et  de  partir  avec  l'évêque  de  New- 
York,  M.  Dubois ^  qui  était  alors  en  Europe,  il  se  rendit  à  La 
Chênaie,  pour  y  chercher  les  conseils  et  la  direction  de  celui 
que  son  génie  destinait  sans  doute  à  devenir  en  France  le 
«  fondateur  de  la  liberté  chrétienne  et  américaine'^  ». 

Quels  furent  exactement  les  sentiments  qui  inspirèrent  cette 
démarche  à  Lacordaire?  On  ne  le  sait  guère  que  par  ce  qu'il 
en  dit  lui-même  plus  tard,  après  sa  rupture  avec  Lamennais. 
Si  on  l'en  croit,  il  alla  à  La  Chênaie  «  sans  enthousiasme  » 
quoique  «  volontairement  »  '\  Mais,  quand  il  y  fut  arrivé,  tout 
l'y  choqua,  et  les  doctrines  du  maître,  qui  lui  auraient  paru 
dès  lors  absolues  et  hasardées,  et  l'idolâtrie  dont  il  était  l'objet 
de  la  part  de  ses  disciples.  Et  en  effet  Lacordaire  nous  trace 
de  l'attitude  de  Lamennais  et  de  la  cour  qui  l'entoure  un  tableau 
qui  n'est  pas  sans  rappeler  celui  que  traçait  autrefois  Platon 
du  petit  lever  d'un  Protagoras  ^  D'autre  part  Lamennais  lui 
lut,  dès  le  premier  jour,  les  pages  sur  la  Trinité  et  la  Création 
qui  devaient  ])lus  tard  entrer,  plus  ou  moins  modifiées,  dans 

\.  Lettre  du  19  juillet  1830,  citée  par  Foisset,  Vie  de  Lacordaire,  II. 
■2.  Mort  en  18i2. 

3.  Lettre  à  M.  Lorain  du  2  juillet  1830,  citée  ])ar  Foisset,  Vie  de  Lacordaire,  III. 

4.  Ce  sont  les  termes  mêmes  de  la  Notice  dictée  par  Lacordaire  sur  son  lit 
de  mort  (chap.  n).  —  Cette  notice  a  été  insérée  en  tète  du  premier  volume  des 
Lettres  de  Lacordaire  à  Ch.  Foisset  (Paris,  1886,  in-8°). 

0.  Protagoras,  VI. 


570        KCIUVAI.NS   KT   (illATKrilS   HKLKlIKrX.   —  PIlILUSOlMIKS 

VEsf/iiissi'  (l'une  philosopliit'.  Ell(\s  panirciil  à  Lacordaii'C  nou- 
velles plus  (jue  coiivaineanles.  En  somme,  un  esprit  épris  de 
nouveauté  et  avide  de  domination,  voilà  ce  qu'il  lui  sembla 
reneontrcr  d'abord  cbez  Lamennais.  On  ne  saurait  donc 
s'étonner  que  l'àmc  de  Lacordaire,  très  docile  aux  enseigne- 
menlsde  l'Eg'lise,  très  indéj)eiidanle  à  l'égard  des  liommes,  ne  se 
soit  pas  sentie  entraînée  dès  le  ])remier  moment  vers  Lamen- 
nais; et  il  n'y  a  pas  lieu  de  révoquer  en  doute  l'exactitude  de 
ses  souvenirs  lorsqu'il  parle  des  mouvements  qui  l'agitaient  lors 
de  sa  visite  à  La  Chênaie.  Mais  si  peu  que  l'homme  l'eût  séduit, 
il  comprenait  qu'auprès  de  lui,  sous  la  direction  de  ce  chef 
éneri:i(jue  et  célèbre,  de  ce  simple  prêtre,  dont  son  génie  et  son 
activité  faisaient  alors  le  plus  grand  personnage  de  l'Eglise  de 
France,  il  trouverait  enfin  l'emploi  de  ses  propres  forces,  si 
longtemps  inactives,  et  l'on  conçoit  qu'il  ait  aisément  sacrifié 
ses  préventions  personnelles  à  l'espérance  de  servir  désormais 
d'une  manière  efficace  la  cause  sacrée  qui  lui  était  si  chère. 
Aussi  lorsque  la  révolution  de  1830  eut  en  partie  réalisé  les 
prédictions  de  Lamennais  et  (jue  celui-ci,  par  l'intermédiaire 
de  Gerbet,  eut  fait  demander  à  Lacordaii-e  de  collaborer  au 
journal  qu'il  se  proposait  de  fonder  pour  la  défense  de  leurs 
idées  communes,  Lacordaire  renonça-t-il  à  quitter  la  France 
pour  devenir  le  premier,  après  Lamennais,  des  rédacteurs  de 
Y  Avenir. 

Nous  avons  dit  plus  haut  quelle  fut  la  destinée  de  V Avenir  : 
ce  fut  Lacordaire  qui  ouvrit  l'avis  de  partir  pour  Rome  afin  de 
soumettre  au  pape  lui-même  la  doctrine  du  journal;  lui  qui 
rédigea  «  presque  en  entier  »  le  mémoire  justificatif  '  destiné 
à  Grégoire  XVI;  lui  enfin  qui  comprit  lé  premier  le  vrai  senti- 
ment du  Saint-Siège.  Quand,  à  la  fin  de  février  1831,  le  cardinal 
Pacca  remit  aux  pèlerins  la  réponse  par  laquelle  le  pape  leur 
faisait  entendre,  avec  des  réserves,  qu'il  ne  les  approuvait  pas, 
et,  en  attendant  qu'il  fît  examiner  leurs  doctrines,  les  engageait 
à  retourner  en  France,  Lacordaire  insista  auprès  de  ses  amis 
poijr  les  déterminer  à  obéir  au  conseil  du  Souverain-Pontife; 
n'ayant  pu  les  persuader,  il  se  sépara  d'eux  et  quitta  Rome  le 

1.  Co  mémoire  a  été  inséré  par  Laiiieiiiiais  dans  les  AfJ'aires  de  Rome.  11  ne  se 
trouve  pas  dans  la  collection  des  œuvres  de  Lacordaire. 


LACORDAIRI':  H71 

la  mars,  plus  do  (jiiatre  mois  avant  Lamennais  et  Monta- 
Icinhert. 

Ce  départ  précipité  était  le  présage  d'une  rupture  définitive. 
Quand  Lamennais  et  Lacordaire  se  retrouvèrent  à  La  Ciiénaie, 
il  est  vraiseinl)lal)le  que,  si  la  résolution  de  ce  dernier  n'était 
pas  arrèti'c,  elle  n'attendait,  plus  ou  moins  inconsciente  encore, 
qu'une  occasion  de  se  manifester.  Une  discussion  insig-nifiante 
fut   le  prétexte  qu'il  saisit  pour  s'enfuir  (11    décembre  1832). 

Quelques  semaines  après,  sans  qu'il  faille  voir  peut-être  entre 
ces  deux  événements  autre  chose  qu'un  rapport  de  succession 
fortuite,  Lacordaire  était  présenté  à  M""  Swetchine.  On  sait  ce 
que  cette  grande  dame  russe,  convertie  au  catholicisme  en  partie 
par  les  enseignements  de  Joseph  de  Maistre,  et  qui  vint  s'éta- 
blir à  Paris  dès  1818,  fut  pour  le  parti  catholique,  et  queljes 
pensées,  quelles  espérances  communes  s'agitaient  dans  l'àme  de 
tous  ceux  qui  fréquentèrent  chez  elle.  Mais  sur  personne  sans 
doute  son  influence  n'a  été  ])lus  profonde  que  sur  Lacordaire. 

En  1833,  M"""  Swetchine  avait  cinquante  et  un  ans;  avec  une 
foi  ardente,  elle  avait  du  monde  une  expérience  autrement  pro- 
fonde et  déliée  que  celle  du  jeune  prêtre  :  sachant  quelle  force 
était  en  lui,  elle  en  devint  la  modératrice;  elle  fut  la  confidente 
de  ses  sentiments,  et  surtout  l'inspiratrice  de  ses  démarches. 
C'est  à  l'influence  de  M"*"  Sv^etchine  qu'il  faut,  par  exemple, 
attribuer,  après  la  soumission  expresse  de  Lacordaire,  la  décla- 
ration solennelle  que,  pour  la  renouveler  encore,  il  remit  à 
l'archevêque  de  Paris,  le  13  décembre  1833. 

Dès  lors  du  moins,  il  semble  qu'aux  veux  de  l'Eglise  et  du 
monde,  Lacordaire  pouvait  passer  pour  tout  à  fait  détaché  des 
doctrines  que  Rome  avait  condamnées.  Il  faut  croire  cependant 
qu'il  ne  fut  pas  lui-même  satisfait  de  ses  affirmations  répétées  : 
car  il  se  mit  à  la  composition  d'un  ouvrage  dans  lequel,  avouant 
son  erreur  passée,  il  se  proposait  de  réfuter  les  enseignements 
de  son  ancien  maître.  Les  Considcrafions  sur  le  système  philoso- 
phique (le  M.  de  La  Mennais  parurent  à  la  fin  du  mois  de  mai  1834, 
au  moment  même  où  Lamennais  déchaînait  contre  lui,  par  la 
publication  des  Paroles  d'un  croyant,  la  plus  terrible  tempête  qu'il 
eût  encore  soulevée  :  le  zèle  de  Lacordaire  devançait  de  plus 
d'un  mois  l'encyclique  Singulari  nos. 


572        KI'.IUVAINS  ET   OHATKlltS   HKLH'.IEIX.   —   IMIILOSOPHES 

En  (Irjtit  (lo  SOS  elTorts  cependaiil,  il  cul  hioiitùl  la  preuve  que 
les  ju'éventions  de  cerlaius  membres  du  clergé  à  son  ég-ard 
n'étaient  pas  entièrement  dissipées. 

Le  19  janvier  183t,  Jjacoi'daire,  sur  la  demande  qui  lui  en 
avait  été  l'aile  par  l'ablié  liuquet,  préfet  des  études  au  collège 
Stanislas,  commenç;ail,  dans  la  chapelle  de  cet  établissement,  une 
série  de  conférences  religieuses  qui  se  prolongea  jusqu'au 
printemps.  —  Quels  rapports  en  fit-on  à  l'archevêque  de  Paris, 
M*"'  de  Quélen?  Nous  ne  savons.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  prélat, 
attaché  aux  méthodes  aussi  bien  qu'aux  sentiments  politiques 
de  raiicicn  clergé,  s'émut  sans  doute  d'un  certain  air  de  nou- 
veauté que  ces  conférences  paraissaient  présenter  ;  quand  elles 
durent  recommencer,  ce  fut  une  occasion  de  tiraillements 
entre  le  timide  archevêque  et  le  jeune  prêtre  impatient  des 
entraves  qu'on  voulait  lui  imposer.  C'est  alors  que,  par  un 
revirement  qu'explique  sans  doute  le  pou  de  fermeté  de  M^'  de 
Quélen,  mais  dont  les  causes  immédiates  et  précises  ne  sont  pas 
très  faciles  à  déterminer,  ce  prélat  chargea  Lacordaire  de  prê- 
cher le  carême  à  Notre-Dame. 

Nous  reviendrons  |»lus  loin  sur  ces  conférences;  disons  seu- 
lement ici  <jue  l'expérience  ne  se  prolongea  pas  au  delà  de 
deux  ans.  Après  le  Carême  de  183G,  Lacordaire,  qui  savait  qu'on 
l'avait  attaquée  Rome  môme,  partit  pour  cette  ville.  Puis,  afin 
de  donner  une  nouvelle  preuve  de  ses  vrais  sentiments,  il  rédige, 
pour  répondre  aux  Affaires  de  Borne,  qui  viennent  de  paraître,  une 
Lettre  sur  le  Saint-Siège,  qui  est  d'ailleurs  l'occasion  d'un 
nouveau  malentendu  entre  son  archevêque  et  lui. 

Mais  déjà  Lacordaire  méditait  le  dessein  le  jtius  hardi  qu'il 
eut  encore  conçu.  Ses  démêlés  avec  M^'  de  Quélen  lui  avaient 
montré  combien  il  lui  serait  difficile  de  déployer  toute  l'activité 
dont  il  se  sentait  capable,  s'il  entrait  définitivement  dans  les 
rangs  du  clergé  séculier.  Aussi  bien,  dès  le  début  de  sa  carrière, 
la  vie  monastique  lavait-elle  séduit.  Le  talent  d'orateur  (|ui 
s'était  révélé  chez  lui  ressemblait  à  une  vocation.  L'ordre  des 
Frères  prêcheurs  devait  l'attirer.  L'ordre,  il  est  vrai,  avait  été 
aboli  en  France.  La  pensée  lui  vint  de  tenter  de  l'y  rétablir  au 
iHMM  de  la  libeii(''.  C'est  pour  y  préparer  l'opinion  qu'il  publie, 
le  o  uiars  1839,  son  Mémoire  jJOiir  le  rétablissement  en  Finance 


LAf^OHDAlilK  573 

des  Frères  prêcheurs.  Puis,  le  7,  il  part  de  iiotivcaii  [.om- I{<,iiic 
et,  le  9  avril,  y  prend  l'habit  de  Saint-D()iiii(ii(pH'. 

H  employa  en  partie  raniK'e  de  son  noviciat  à  écrire  une 
Vie  de  saint  Dominique  :  c'est  une  biog-raphie  rpji  ne  saurait 
satisfaire  les  historiens.  Les  amis  de  l'auteur  n'eurent  [)as  tort 
cependant  d'y  voir  counnc  une  tentative  de  renouveler  en 
France  un  genre  délaissé  depuis  la  lin  du  moyen  àg^e,  celui  de 
l'hag-iographie.  Mais,  le  g-enre  môme  une  fois  admis,  le  livre 
de  Lacordaire  est  loin  d'être  un  chef-d'œuvre. 

C'est  ég-alement  à  son  entrée  dans  l'ordre  de  Saint-Dominique 
qu'il  faut  rattacher  le  sermon  qu'à  son  retour  en  France  il 
prononça  dans  la  chaire  de  Notre-Dame  sur  la  Vocation  de  la 
nation  française  :  c'est  à  cette  occasion,  en  eflet,  qu'il  parut 
pour  la  première  fois  en  public  sous  son  habit  nouveau 
(14  février  1841). 

Mais   autre  chose  était  une  manifestation  isolée  et  jusqu'à 
un  certain  point  individuelle,  autre  chose  la  consécration  que 
l'autorité  diocésaine  et  l'autoi-ité  politique  pouvaient  accorder 
ou  refuser  aux  revendications  de  Lacordaire.  La  question  se 
posa    lorsqu'après    que    le    nouveau    dominicain    eut    prêché, 
applaudi  par  les  uns,  blâmé  par  les  autres,  à  Bordeaux  et  à 
Nancy,  M-^  Affre,  successeur  de  M"""  de   Quélen,  lui   offrit   de 
reprendre  à  Paris  les  conférences  de  Notre-Dame.  Il  ne  s'agis- 
sait   plus   d'ailleurs,    comme    autrefois,    de   la   prédication   du 
Carême,  dont  un  éloquent  Jésuite,  le  P.  de  Ravignan  avait  été 
chargé  dès  1837  et  dont  il  continuait  à  s'acquitter  avec  succès, 
mais  de  celle  de  l'Avent.  Quoi  qu'il  en  fût  pourtant,  il  fallait 
prendre  parti  au  sujet  de  l'investiture  officielle  à  accorder  ou  à 
refuser,  pour  ainsi  dire,  au  costume  des  Dominicains.  Lacor- 
daire parlerait-il    en    froc?  Sur  cette   question   tout  le  monde 
s'émut,  les  Chambres,  le  roi,  l'archevêque,  le  maître  général 
même   des    Dominicains.  Ni  les   menaces,   ni  les   conseils   ne 
purent  ébranler  la   résolution    de    Lacordaire.   Tout  ce  qu'on 
obtmt  de  lui  ce  fut,  comme  il  avait  été  nommé  chanoine  hono- 
raire de  Notre-Dame  en  4835,  qu'il  revêtirait  par-dessus   son 
froc  les  attributs  de  cette  dignité. 

Cette  prédication   de    l'Avent   se   poursuivit   jusqu'en    1846. 
Puis,  le  P.  de  Ravignan  ayant  été  forcé  par  la  faiblesse  de  sa 


o74        KCHIVAINS   ET   (lUATKlUS   RKLKllErX.   —  PHILOSOPHES 

s;uil(''  iriiil('i'rnin|ti"e  ses  prédications  en  1847,  Lacordaire  ne 
l»rrclia  pas  celte  aiim''c-là  cl  il  fui  convcMiu  (jifil  reprendrait  le 
carême  rannée  suivante.  La  station  devait  s'ouvrir  le  27  février. 
Elle  s'ouvrit.  Depuis  trois  jours  le  roi  était  en  fuite  et  la  répu- 
blirjue  proclamée.  Le  prédicateur  n'eut  pas  une  parole  de 
regret  pour  le  pouv(jir  déchu;  il  iléhula  au  contraire  en  féli- 
citant le  peuple  de  Paris  de  son  respect  pour  la  religion,  en  lui 
rendant  grâce  «  d'avoir  discerné  des  choses  qui  passent  celles 
qui  demeurent  ».  —  Il  entrait  ainsi  du  premier  coup  et  de  plain- 
picd  dans  la  république.  II  avait  pourtant  inséi'é  dans  sa  Lettre 
sur  le  Saint-Siège,  en  1836,  avec  quelques  paroles  aimables 
pour  le  roi,  qu'il  s'agissait  alors  de  se  concilier,  certaines  lig-nes 
assez  dures  pour  les  républicains. 

On  pourrait  dire,  écrivait-il,  qu'il  n'existe  pas  en  France  d'autres  partis 
que  le  parti  de  la  monarchie  régnante  et  celui  de  la  monarchie  préten- 
dante, si  l'on  ne  découvrait  à  fond  de  cale  de  la  société  je  ne  sais  quelle 
faction  qui  se  croit  républicaine  et  dont  on  n'a  le  courage  de  dire  du  mal 
que  parce  qu'elle  a  des  chances  de  vous  couper  la  tète  dans  l'intervalle  de 
deux  monarchies. 

Quels  événements  décisifs  avaient  pu,  en  douze  ans,  non  pas 
atténuer,  mais  changer  du  tout  au  tout  les  sentiments  politiques 
de  Lacordaire?  Aucun,  sans  doute;  mais  nous  saisissons  ici  la 
plus  forte  marque  que  Lacordaire  ait  donnée  de  son  inditîérence 
foncière  à  l'égard  de  toutes  les  affaires  purement  humaines  ; 
il  n'a  de  passion  que  ]»our  le  service  de  l'Église;  à  cette  consi- 
dération unique,  toutes  les  autres  se  subordonnent.  Il  a  suivi 
Lamennais,  quand  Lamennais  était  une  force  pour  l'Église; 
(juaiid  le  niènic  homme  est  devenu  dangereux  pour  l'Eglise, 
il  ne  s'est  pas  contenté  de  l'abandonner  en  gardant  le  silence; 
il  l'a  combattu  sans  ménagement,  avec  dureté,  avec  insis- 
tance. Même  conduite  envers  les  gouvernements  :  son  atti- 
tude à  leur  égard  n'est  dictée  (jue  [»ar  le  souci  des  intérêts  de 
l'Eglise.  Quant  à  la  forme  politique  de  ces  gouvernements,  elle 
lui  est  en  elle-même  indifférente.  Il  est  donc  vraisemblable  que 
le  désir  de  frapper  vivement  l'opinion  publique  au  profit  de 
l'habit  (luil  [)ortait  et  de  la  cause  qu'il  servait  eut  plus  de  part 
qu'une  conviction  profondément  réiléchie  dans  le  mouvement 
qui  h-  porta  non  seulement  à  poser  sa  candidature  à  l'Assemblée 


LACnKIlAllU']  ^17o 

constiliiantr,  mais  encore,  quand  il  eut  «Hé  élu,  à  aller  s'asseoir 
sur  le  Ijanc  le  |)lus  élevé  de  lextrèuie  gauche.  —  Au  reste,  sou 
attitude  à  l'Assemblée  fut  assez  indécise;  sans  jouir  d'une 
influence  individuelle  considérable,  il  n'arriva  pas  à  se  classer 
définitivement  dans  quelque  parti  que  ce  fût.  A  l'égard  du  gou- 
vernement issu  du  coup  d'Etat  de  décembre,  ses  sentimenls 
furent  certainement  moins  favorables  que  ceux  de  beaucouj)  de 
ses  amis;  mais  il  ne  crut  point  devoir  rechercher  les  occasions 
de  les  exprimer.  Aussi  bien  avait-il  renoncé  à  ces  conférences 
qui  avaient  été  son  grand  moyen  d'action  sur  l'opinion  ])ublique. 
Celles  du  carême  de  1851  avaient  été  les  dernières.  Il  faut  cepen- 
dant mentionner  un  sermon  prononcé  à  l'église  Saint-Roch 
en  1853  sur  ce  texte  :  Eslo  vir,  et  qui,  contenant  quelques 
allusions  politiques,  fit  à  cette  époque  un  certain  bruit.  — 
L'année  suivante,  Lacordaire  quittait  Paris  pour  aller  prendre 
la  direction  d'une  école  secondaire  que  les  Dominicains  fon- 
daient à  Sorèze  (Tarn).  Avant  d'occuper  ses  nouvelles  fonctions, 
et  à  la  demande  de  l'archevêque  de  Toulouse,  il  donna  dans 
cette  ville  une  série  de  six  conférences.  Puis,  il  se  consacra  tout 
entier  à  sa  tâche  d'éducateur.  C'est  à  ces  occupations  de  la  der- 
nière partie  de  sa  vie  qu'il  faut  rattacher  ses  trois  remarquables 
Lettres  à  nn  jeune  homme  sur  la  vie  chrétienne  (1857),  ouvrage 
très  supérieur  au  second  essai  de  Lacordaire  dans  le  genre  de 
l'hagiographie,  cette  T7e  de  sainte  Marie-Madeleine,  qu'il  publia 
en  1860.  Cette  même  année,  la  politique  impériale  lui  inspira 
une  lettre  vigoureuse  sur  la  liberté  de  l'Italie  et  du  Saint-Siège. 
C'est  à  la  même  époque  qu'il  entra  à  l'Académie  française,  non 
sans  avoir  de  nouveau,  par  sa  candidature,  soulevé  les  critiques 
d'une  partie  du  clergé.  Il  mourut  à  Sorèze,  le  21  novembre  18G1. 
Avant  Lacordaire  :  les  «  Conférences  »  de  Frays- 
sinous.  —  La  prédication  de  Lacordaire.  —  Les  discours 
religieux  de  Lacordaire  sont,  non  des  sermons,  mais  des  confé- 
rences. Le  titre  n'était  pas  nouveau.  Déjà  Frayssinous  avait 
senti  la  nécessité  de  modifier  la  forme  de  l'ancienne  prédication. 
De  1803  à  1809,  puis  de  1814  à  1822,  il  avait  prononcé  à  Saint- 
Sulpice  plusieurs  séries  de  conférences  méthodiquement  ordon- 
nées, et  dont  la  suite  forme  un  ouvrage  dont  l'unité  est  sensible 
et  qui  porte  ce  titre  :  Défense  du  christianisme. 


o76        l-ClllVAINS   V/r   OllATHlRS   UKLIOII' LX.  —  PHILOSOPHES 

Il  faut  le  (lire,  Frayssinoiis  uiaïKjue  de  génie;  son  slylo  a  peu 
(le  mouvement,  d  éclat,  de  variété,  et  sa  pensée  est  sans  profon- 
deur. Mais  son  désir  du  bien,  la  modération  de  ses  sentiments, 
sa  loyauté  dans  l'exposition  des  objections  auxquelles  il  cbercbe 
à  répondre,  sont  infiniuient  dii^nes  d'estime.  Nulle  part  l'orateur 
ne  cbercbe  à  brilb'r,  pailout  il  veut  convaincre;  et,  pour  y 
arriver,  il  entend  proportionner  exactement  son  effort  au  degré 
de  culture  et  à  l'état  d'esprit  de  ses  auditeurs.  Ses  discours 
s'adressent,  non  sans  doute  à  des  auditeurs  bostilcs,  mais  à  des 
hommes,  à  des  jeunes  gens  surtout  «  appartenant  aux  classes 
éclairées  de  la  société  '  »  et  (pie  le  rationalisme  a  plus  ou  moins 
séduits.  «  Il  faut  bien,  dit-il  -,  que  le  médecin  approprie  ses 
remèdes  aux  besoins,  au  tempérament  du  malade.  »  Et  c'est  jtar 
là  qu'il  s'excuse  de  la  forme  nouvelle  qu'il  donne  à  des  discours 
prononcés  dans  la  cbaire  chrétienne. 

C'est  cette  forme  même  que  Lacordairc  devait  reprendre 
en  1835.  Lui  aussi  il  entendait  approprier  son  discours  à  son 
auditoire.  Lui  aussi  il  établit  entre  les  diverses  séries  de  ses 
conférences  une  suite,  sinon  nécessaire,  du  moins  assez  sensible, 
de  manière  que  l'ensemble  en  formât  une  sorte  de  démonstra- 
tion méthodique.  Mais  l'ordre  des  matières  est  bien  différent  de 
celui  auquel  Frayssinous  s'était  arrêté.  Celui-ci  partait  des 
vérités  les  plus  générales,  l'existence  de  Dieu,  la  spiritualité  et 
rinuuortalité  de  l'àme,  pour  arriver  ensuite  à  Jésus-Christ, 
prédit  dans  les  livres  de  Moïse,  raconté  dans  les  Evangiles.  Puis, 
de  l'établissement  du  christianisme,  il  passait  à  l'étude  de  ses 
dogmes,  de  sa  morale,  de  sa  politique  et  de  son  influence  sur 
la  société.  Lacordaire  suit  une  marche  toute  contraire  :  son  point 
de  départ  c'est  la  nécessité  d'une  Eglise  enseignante  dont  l'auto- 
rité soit  infaillible.  Et  c'est  quand  il  aura  prouvé  ce  premier 
point  '  qu'il  exposera  les  doctrines  de  cette  Eglise  %  puis  qu'il  par- 
lera des  effets  de  cette  doctrine  sur  l'esprit  %  sur  l'àme  ",  sur  la 
société  \  —  De  l'Église  ainsi  étudiée  dans  sa  constitution  néces- 
saire, dans  sa  doctrine,  dans  son  influence,  il  passe  à  l'auteur  de 
l'Eglise,  à  Jésus-Christ,  dont  il  défend  riiistoire  terrestre  contre 
les  négations  qu'y  oppose  le  rationalisme,  ou  contre  les  modi- 

4.  Averlisscinenl. —  2.  Discours  d'ouverture. 

3.  Année  1833.  — 4.  Année  183G.  — 5.  Année  1843.  — C.  Année  1844. -7.  Année  1845. 


LAcnniiAiiiK  :j77 

lications  et  los  explications  ([uil  [n-éleiid  y  apporter  '.  C'est  [)ar 
Jésus-Christ  ([u  il  arrive  à  l'idée  de  Dieu,  du  Dieu  créateur  du 
monde,  créateur  de  llioiiune  -.  —  Puis,  passant  à  l'exposition 
des  rap[)orts  de  l'homme  avec  Dieu  ^  il  s'arrête  jiarticulière- 
ment  sur  le  dogme  de  la  chute  et  de  la  réparation  '.  C'est  ainsi 
qu'il  est  amené  à  l'exposition  du  dogme  le  plus  profond  de  la 
doctrine  chrétienne,  celui  de  l'incorporation  du  fils  de  Dieu  à 
l'humanité  et  de  l'homme  au  fils  de  Dieu  ^  Toutefois,  avant 
d'étahlir  ce  dernier  point,  il  renversera  la  dernière  objection 
qu'il  rencontre  sur  sa  route,  et,  contre  ceux  qui  s'étonnent  que 
le  salut  du  monde  ait  une  date  et  que  la  réparation  salutaire 
n'ait  pas  suivi  iminédiateiment  la  faute  de  l'homme  primitif,  il 
justifiera  ce  qu'il  appelle  «  l'économie  providentielle  de  la  répa- 
ration »  ^ 

Sur  la  justesse  ou  sur  la  rigueur  de  ce  plan  on  pourra  dis- 
cuter; peut-être  semhlera-t-il  notamment  que  cette  longue  suite 
de  soixante-treize  conférences  s'achève  d'une  manière  un  peu 
brusque  et  inopinée;  si,  dès  le  début  de  la  station  de  18ol, 
Lacordaire  prévoyait  qu'elle  serait  la  dernière,  comment,  sur 
sept  conférences,  en  consacre-t-il  six  à  réfuter  une  objection 
préalable  et  une  seule  à  établir,  de  tous  les  dogmes  du  chris- 
tianisme, le  plus  important  et  le  plus  profond?  Il  s'est  évidem- 
ment produit  là  quelque  surprise.  Mais  la  disposition  des 
matières  n'en  reste  pas  moins  intéressante  dans  les  conférences 
de  Lacordaire  :  car  sait-on  par  quoi  véritablement  çlle  diffère 
de  celle  de  Frayssinous?  C'est  que  Frayssinous  garde  encore 
l'ordre  traditionnel,  l'ordre  de  l'école;  Lacordaire  suit,  dans 
sa  démonstration,  la  marche  même  que,  spontanément,  avait 
suivie  sa  propre  pensée,  lorsqu'il  était  passé  jadis  de  l'indiffé- 
rence à  la  foi.  On  s'en  souvient.  C'est  de  la  nécessité  d'une 
autorité  infaillible  sur  laquelle  reposât  tout  le  reste  qu'il  était 
lui-même  parti;  c'est  cette  affirmation  première  qui  l'avait 
entraîné  à  reconnaître  dans  l'Eglise  cette  autorité,  puis  à  étudier 
la  doctrine  de  l'Eglise. 

En  d'autres  termes,  c'est  fort  de  sa  propre  expérience  que 

1.  Année  184G.  —  2.  Année  lSi8.  —  3.  Année  1849.  —  4.  Année   IS.JO. 

5.  Année  1851,  soixante-treizième  et  dernière  conférence. 

6.  Année  1831,  conférences  67-72. 

Histoire  de  la  langue.  VII.  37 


578        KCmVAINS   ET   (lltATKlllS  RELIGIEUX.   —  IMI  ILilSdl'IlES 

Laconlaire,  ontroprcMiant  ses  conférences,  se  met  à  rœiivrc.  Et 
c'est  là  sa  première  orig-inalité.  Quel  (juc  soil  Télat  (l'<*sprit  de 
ses  auditeurs,  Frayssinous  parle  en  homme  «pii,  pour  sa  part, 
semble  n'avoir  jamais  connu  le  doute.  Lacordaire,  pour  con- 
vaincre ses  auditeurs,  n'a  presque  qu'à  leur  raconter  l'histoire 
de  son  espril.  «  J'étais  l'un  de  vous,  semble- t-il  leur  dire;  voyez 
d'où  jr  suis  jiarli,  où  je  suis  arrivé,  et  rc^connaissez  dans  mes 
paroles  l'expression  plus  nette  des  pensées  indistinctes  qui  vous 
agitent  comme  elles  m'ajïitaient.  » 

Aussi  bien  ces  jeunes  gens,  auxquels  s'adresse  Lacordaire  et 
dans  les  rangs  desquels  il  se  trouvait  hi(M'  encore,  ne  ressem- 
blent-ils plus  déjà  aux  auditeurs  de  Frayssinous.  Ceux-ci  étaient 
les  derniers  disciples  de  la  philoso|)hie  du  xvnf  siècle;  ce  sont 
des  raisonneurs  et  c'est  à  leur  raison  seulement  que  l'orateur 
s'adresse  :  «  Nous  chercherons  à  vous  convaincre,  dit-il,  non  à 
vous  entraîner  '.  »  Les  contemporains  de  Lacordaire,  ce  sont 
ceux  qu'a  touchés  le  sou  file  brûlant  de  Lamennais  et  que  l'in- 
différence et  le  scepticisme  voltairiens  ne  sauraient  plus  satis- 
faire, ce  sont  les  disciples  ou  les  héros  inquiets  du  romantisme. 
A  ceux-là,  écoutons  quel  langage  inconnu  jusque-là  dans  la 
chaire  va  parler  Lacordaire  :  «  Je  vois  bien  l'objection,  avoue- 
t-il  après  avoir  montré  l'utilité  de  la  prière. 

i  .Je  vois  bien  rotjjeclion  :  est-ce  que  pour  prier  il  ne  faut  pas  la  foi?  et, 
s'il  faut  prier  pour  avoir  la  foi,  n'est-ce  pas  un  cercle  vicieux?  Ah!  oui, 
Messieurs,  un  cercle  vicieux!  Je  crois  l'avoir  déjà  dit,  le  monde  est  plein 
de  ces  cercles  vicieux!  Mais  voyez  comment  Dieu  se  tire  de  celui-ci.  Pour 
prier,  j'en  conviens,  la  foi  est  nécessaire,  au  moins  une  foi  commencée  : 
mais  savez-vous  ce  que  c'est  que  la  foi  commencée?  La  foi  commencée, 
c'est  le  doute;  le  doute  est  le  commencement  de  la  foi,  comme  la  crainte 
est  le  commencement  de  l'amonr.  .Je  ne  parle  pas  de  ce  scepticisme  qui 
affirme  en  doutant,  mais  de  ce  doute  familier  peut-être  à  beaucoup  de  mes 
auditeurs,  de  ce  doute  sincère  qui  leur  fait  se  dire  :  «  Mais  peut-être, 
après  tout,  être  imparfait  et  chélif,  je  suis  l'œuvre  d'une  Providence  qui 
me  gouverne  et  veille  sur  moi!  Peut-être  ce  sang  qui,  tout  à  Cheure,  a 
coulé  sur  l'autel,  c'est  le  sang  d'un  Dieu  qui  m'a  sauvé!  Peut-être  pnis-je 
arriver  à  la  connaissance,  à  l'amour  de  ce  Dieu!  »  Peut-être!  ce  doute-là, 
Messieurs,  est  celui  qui  est  le  commencement  de  la  foi,  et  cette  foi  com- 
mencée, vous  ne  l'arracherez  pas  aisément  de  votre  cœur;  Dieu  l'y  a  rivée 
avec  le  diamant...  Tous,  Messieurs,  nous  pouvons  donc  prier  parce  que  tous 
nous  croyons  ou  nous  doutons.  Insectes  d'un  jour,  perdus  sous  un  brin 

1.  Discours  d'ouverture. 


I 


LACdllItAlIll':  579 

(flieibe,  nous  nous  épuisons  en  vains  raisonnements,  nous  nous  deman- 
dons d'où  nous  venons,  où  nous  allons;  mais  ne  pouvons-nous  pas  dire 
ces  paroles  :  «  0  toi,  qui  que  tu  sois,  qui  nous  as  faits,  daigne  me  tirer  de 
mon  doute  et  de  ma  misère!  d  Qui  est-ce  qui  ne  peut  pas  prier  ainsi?  Uui 
est  excusable  s'il  n'essaie  pas  de  fonder  sa  foi  sur  la  prière  '  ;'  » 

C'estle  thème  même  que,  deux  ans  plus  tard,  Alfred  de  Musset 
développera  dans  son  Espoir  en  Dieu. 

Or  c'est  par  là,  c'est  par  ce  qu'il  a  mis  dans  sa  prédicntion  de 
son  âme  propre  et  de  celle  de  ses  contemporains,  cpie  Lacor- 
daire,  après  s'être  fait  admirer  de  ceux  qui  l'ont  entendu,  peut 
encore  nous  intéresser  :  ses  conférences  symbolisent  ]tour  nous 
un  nioinent  de  l'hisloire  des  âmes  dans  notre  siècle. 

11  faut  cependant  avouer  que  ces  discours  n'excitent  en  nous 
aujourd'hui  ni  l'émotion  qu'ils  provoquèrent  jadis,  ni  l'admira- 
tion réfléchie  qui  s'attache  à  jamais  aux  vj-ais  chefs-d'œuvre. 

l^acordaire  a  tout  fait  pour  proportionner  son  discours  à 
l'esprit  de  ses  auditeurs.  Le  succès  de  ses  conférences  s'explique 
par  là;  mais  il  en  a  fallu  payer  la  rançon.  Quel  est  le  but  de  sa 
prédication?  C'est  de  j)rouver  surtout  que  les  diftîcultés  qu'on 
élève  contre  la  foi  en  général  ou  contre  tel  ou  tel  dogme  du 
christianisme  n(>  sont  pas  fondées.  S'adressant  à  des  hommes 
(jui  sentent  l'impuissance  du  pur  rationalisme  à  satisfaire  leurs 
instincts  les  plus  profonds,  mais  qui  ne  veulent  pas,  qui  ne 
peuvent  pas  renoncer  à  suivre  les  impulsions  de  leur  raison, 
il  s'efforce  de  prouver  non  seulement  que  le  désaccord  qu'on 
prétend  établir  entre  la  raison  et  la  foi  n'existe  pas,  mais  que 
les  difficultés  qu'élèvent  des  esprits  chagrins  ne  sont  pas  de 
vraies  difficultés,  que  c'est  un  jeu  de  les  résoudre  :  ici  une 
comparaison  ingénieuse;  là,  une  légère  correction  de  texte  y 
suffira . 

Eh  bien  !  avouons-le  :  à  pratiquer  une  telle  tactique,  tout 
devient  clair,  sans  doute,  mais  tout  se  rapetisse  :  objections  et 
discussion'-.  Cette  discussion,  mieux  vaudrait  refuser  même  de 

1.  Auiioc  183o,  dernière  conférence. 

2.  Voir  par  exemple  la  douzième  conférence  (J836).  Lacordaire,  après  avoir 
montré  que,  dans  les  sciences  mêmes,  nous  commençons  par  un  acte  ûe  foi  et 
iiue  les  principes  ne  se  ilèmontrent  pas,  en  vient  cependant  à  se  demander: 
"  Pourquoi  lu  foi  divine  est-elle  i)lus  difficile  que  la  foi  naturelle?  »  C'est  mer- 
veille de  voir  alors  comment,  après  avoir  essayé  de  transformer  la  question, 
afin  d'en  atténuer  la  portée,  il  échappe  à  toute  discussion  serrée  et  termine  la 


:i80        KCKIVAINS    HT   OKATKIHS    IIKIJCI  Kl  \.   —    PII  I IJISIIPII  KS 

rcnliH'iireiidre,  cl,  laissant  à  dauli-es  le  suiii  de  ic'-rulci' exégèlos 
«'t  philosophes,  se  renfermer  uniquement  (hms  la  théolog^ie. 
Mais  c'est  justenKMit  ce  (pie  Lacordaire  ne  veut  pas  et  ne  [)eut 
|)as  faire.  C'est  ici  que  La  Bruyère  aurait  pu  dire  comme  il 
disait  des  prédicateurs  de  sa  génération  :  «  Il  faut  savoir  très 
peu  de  chose  [tour  hien  prêcher  ».  Nulle  théologie,  nulle  science 
d'aucune  es[)èce,  la  idiilosophie  la  plus  superlicielle,  c'est,  aux 
veux  du  lecteur  il  aujounllnii,  l(»iit  le  fond  de  la  pi'(''dication  de 
Lacordaire. 

La  forme  n'échappe  pas  davantage  à  la  critique.  Ne  parlons 
pas  du  stvle  sduvciil  iiiipn»pi'(!  et  médiocre.  Mais  les  moyens 
mêmes  par  lesquels  l'orateur  altiiail  sans  aucun  doute  l'atten- 
tion de  ceux  (jui  l'écoutaicMit  nous  |iaraissent  aujour<l  hui  man- 
quer de  simplicité  et  de  modestie.  Les  allusions  contemporaines 
à  forme  déclamatoire ',  les  anecdotes  et  les  récits  historiques  à 
allure  mélo<lramatique  -  ou  plaisante^ y  ahondent;  les  développe- 
ments en  forme  de  causerie  \  les  mots  piquants^  même  n'y  sont 
pas  rares.  Les  citations  d'auteurs  profanes  ne  se  comptent  pas, 
quoiqu'elles  soient  loin  d'être  toujours  utiles  au  raisonnement 
dans  lequel  elles  sont  enchâssés  ".  Que  ne  trouve-t-on  pas  dans 
ces  conférences?  la  critique  littéraire  elle-même  y  a  place". 

Aussi  bien  tous  les  contemporains  n'ont-ils  pas  été  séduits 
sans  doute  par  l'éloquence  de  Lacordaire,  qui  dut  rencontrer 
dans  le  clergé  plus  d'un  adversaire.  Ge|>endant  le  public  fut 
]»our  lui.  ('ette  éloquence  nouvelle,  (jui  roiupait  avec  les 
anciennes  règles  du  genre,  et  successivement  familière  et  décla- 
matoire, artilicielle  et  sincère,  mais  toujours  pleine  de  mouve- 
ment, n'est  pas  sans  rapport  avec  le  goût  qui  inspirait  à  la  même 
é[toque  les  productions  de  l'école  romantique.  En  même  temps, 
par  ses  allures  raisonneuses  sans  témérité,  elle  donnait  satis- 
faction à  l'esprit  qui  triomphait  alors  dans  la  politique  et  dans 
la  [diilosophie.  On  s'explique  donc  aisément  son  succès,  auquel 
contribuaient  d'ailleurs  les  dons  extérieurs  de  l'orateur,  la  voix 

conférence  sans  avoir  répondu  a  l'nlijrclinn  d'une  niaiiiore  un  peu  forte.  —  Dans 
un  .inlre  ordre  de  difficidlés,  signalons  la  niédiocrilé  de  la  qiiarantc-lroisiènic 
conférence  (I8i6),  qui  est  une  réponse  à  David  Strauss. 

1.  Voir,  par  exemple,  tome  lil  de  l'édition  in-12,  papes  2.)';  et  l."J2.  — 2.  Tome  II, 
page  'J";  tome  III,  pnf.'e  366.  —  3.  Tome  I,  liages  228,  209,  :M8;  tome  IV,  page  231. 
—  4.  Tome  1,  page  181.  —  o.  Tome  II,  page  o7  ;  tome  III,  pages  34-3o;  tome  IV, 
pages  283-28 i.—  6.  Tome  III,  page  189;  tome  V,  page  31.  —  7.  Tome  I,  page  338. 


LA    l'IllUiSiil'lllK  581 

très  sou|il<'  <'l  Iniii'  à  Idiir  li'rs  douce  cl  très  vilir.inli'.  le  g-eslc 
ample  et  varié.  —  Notre  goût  est  devenu  |diis  si'vèrc;  nous  ne 
soniuios  plus  disposés  à  nous  exai^érer  les  mérites  pro|tn'meiit 
littéraires  de  Lacoi'daii'e.  l{ieu,en  elVetjdans  son  œuvre  ne  donne 
ridée  de  quelque  chose  d'achevé.  Il  n'en  faut  pas  moins  dater 
de  son  apparition  (hms  la  chaire  le  renouvellement  île  notre 
éloquence  relii^ieuse  :  depuis  la  mort  de  Massillon  on  n'aperçoit 
pas  dans  l'Kglise  de  France  un  seul  orateur  qui  puisse  sérieu- 
sement lui  disputer  le  premier  rang  '. 


///.   —  La  philosophie. 

Philosophes  divers.  Ballanche  (1776-1847).  — Tandis 

que  l'école  menaisienne,  par  une  initiative  hardie,  empruntait 
au  libéralisme  son  mot  d'ordre  et  entreprenait  de  défendre  la 
cause  du  catholicisme  et  de  la  suprématie  de  l'Eglise  au  nom 
de  la  liberté,  un  protestant  travaillait  à  rétablir  la  vraie  doctrine 
de  la  liberté  religieuse.  Comme  à  Joseph  de  Maistre  nous  avons 
pu  naguère  opposer  M""^  de  Staël,  il  serait  juste  d'opposer  ici 
Benjamin  Constant  à  Lamennais  et  à  ses  disciples'.  Son  ouATage 


1.  Aux  conférences  de  Lacordaire,  il  faudrait  Joindre  ses  oraisons  funèbres 
de  Forbin-Janson  (1844),  du  général  Drouol  (1841)  etd'O  Connell  (1848).  Non  plus 
que  les  conférences,  elles  ne  révèlent  une  gramb^  force  de  doctrine;  on  n'y 
retrouve  rien  non  plus  de  la  profondeur  dont  Bossuet  faisait  preuve  dans 
l'appréciation  des  hommes  et  des  événements.  Elles  sont  cependant  intéres- 
santes :  la  dernière  surtout  nous  fait  voir  avec  quelle  sympathie  et  quelles 
espérances  Lacordaire  et  ses  amis  suivaient  le  mouvement  catholique  en  Angle- 
terre. —  L'éloge  de  Forlnn-Janson,  évèque  démissionnaire  de  Nancy,  était 
délicat  :  Torateur  sut  faire  la  part  des  vertus  du  iléfunt  sans  blesser  aucun  îles 
nombreux  adversaires  que  l'exagération  de  ses  sentiments  légitimistes  lui  avait 
suscités.  —  Dans  Foraison  funèbre  du  général  Drouot,  le  jilus  connu  de  ces 
trois  discours,  Lacordaire  a  réussi  à  tracer  un  portrait  assez  vivant  du  soldai 
brave  et  fidèle,  de  l'honnête  homme,  de  l'humble  chrétien. 

2.  De  même  il  pourrait  paraître  à  propos  d'opposer  à  Lacordaire.  ou  du 
moins  d'étudier  après  lui,  les  plus  connus  des  prédicateurs  protestants,  Athanase 
Coquerel  (n95-1868)  et  Adolphe  Monod  (1802-1856).  l'un  représentant  le  protes- 
tantisme le  plus  libéral,  l'autre  le  plus  orthodoxe.  Mais  quelque  succès  qu'ils 
aient  obtenu  l'un  et  l'autre,  et  si  châtiée,  si  «  classique  »,  comme  on  l'a  dit,  que 
soit  la  langue  du  second,  ils  ne  peuvent  être  mis  au  nombre  de  ces  très  grands 
écrivains  qui  s'imposent  à  l'attention  par  ce  qu'il  y  a  en  eux  d'exceptionnel; 
on  ne  peut  pas  dire  non  plus  qu'ils  représentent,  comme  certains  auteurs  de 
second  ordre,  comme  Lacordaire  lui-même  par  exemple,  un  moment  important 
dans  r  ■■  évolution  »  d'un  genre.  Aussi  semble-t-il  que  leur  œuvre,  dont  il 
faudrait  tenir  compte  dans  une  étude  sur  la  prédication  chrétienne  ou  dans 
une  histoire  du  protestantisme  français,  ne  puisse  revendiquer  une  grande  place 


382        KCIIIVAINS    HT   OUATKUUS    HKl.HilEUX.   —  IMIILOSOPHES 

D<'  la  religion  considérée  dans  sa  sonvce,  ses  formes  et  son  déoe- 
lopjjemenl  (^\S'2i-\S3\),  aïKjiid  il  faul  joindre,  comme  une  sorte 
(l'annexe,  son  Pol(/théis)ne  romain  considéré  dans  ses  rapports 
avec  la  philosopliie  grecque  et  la  religion  chrétienne  (1833,  post- 
hume), est,  sous  la  forme  d'un  livre  d'histoire,  un  livre  de 
doctrine.  Ce  ^\yu^  l'auteur  A'eut  établir,  c'est  qu'il  est  deux 
manières  de  concevoir  la  religion  :  si,  pour  les  uns,  elle  est 
avant  tout  constituée  par  un  ensemble  de  dogmes  et  de  prati- 
ques invariables  et  qui  s'impose  à  tous  les  hommes,  pour  les 
anires  l'essence  de  la  religion,  c'est  un  sentiment  que  tous  les 
hommes  sont  susceptibles  d'éprouver,  mais  dont  l'expression 
varie  avec  les  individus  et  les  époques.  Malheureusement  l'ou- 
vrage a  bien  des  défauts  :  et  tout  d'abord,  il  est  prolixe  et  mal 
composé.  Si  donc  il  convenait  de  le  signaler,  nous  n'avons  pas 
à  nous  y  arrêter  :  c'est  à  d'autres  titres  que  Benjamin  Constant 
mérite  de  figurer  au  nombre  de  nos  grands  écrivains  '. 

A  plus  forte  raison  ne  pouvons-nous  [larler  ici  ni  de  Maine  de 
Biran,  ni  d'Auguste  Comte  -,  si  grande  que  soit  la  place  qu'ils 
occupent  dans  l'histoire  de  notre  philosophie.  Mais  il  en  est 
tout  autrement  de  Ballanche.  Celui-ci  est,  comme  Auguste 
Comte  et  comme  le  réformateur  Saint-Simon,  préoccupé  de 
l'organisation  de  la  société  nouvelle  telle  qu'elle  est  sortie  de 
la  Révolution;  comme  Maine  de  Biran  et  comme  Benjamin 
Constant,  il  se  sent  attiré  sans  cesse  par  le  problème  religieux 
comme  par  le  plus  important  et  le  plus  j)assionnant  de  tous  les 
problèmes.  Mais  c'est  en  historiens,  en  politiques,  en  logiciens, 
en  psychologues,  que  les  autres  ont  parlé  ou  prétendu  parler  : 
Ballanche  est  d'abord  uu  poète. 


dans  l'histoire  générale  de  nuire  liltéralurc.  —  On  consultera  avec  fruit,  sur 
Adolphe  Monod,  Tinléressanle  étude  de  M.  Paul  Stapfer  :  La  grande  prédication 
chrétienne  en  France  :  Kossuct,  Adolphe  Monod  (Paris,  in-8,  1898). 

i.  Sur  Benjamin  Constant,  voir  ci-dessus,  chapitre  ix  et  ci-dessous,  chapitre  xii. 

2.  Sur  Auguste  Comte,  voir  ci-dessous,  chapitre  xn.  Quant  à  .Maine  de  Biran 
n7riG-i82'i  ,  si  la  profondeur  et  la  sincérité  du  sentiment  suffisaie.ot  à  faire  d'un 
livre  une  O'uvre  vraiment  littéraire,  s'il  n'y  fallait  pas  encore  ce  bonheur  de  l'ex- 
pression qui  traduit  le  sentiment  d'une  manière  exacte  et  vivante,  son  Journal 
intime,  à  défaut  de  ses  divers  mémoireu,  mériterait  ici  une  place  d'honneur. 
Nul  dans  notre  pays,  depuis  Pascal,  n'a  été  au  même  degré  le  maître  de  la  vie 
intérieure;  nul  ne  nous  a  légué  de  méditations  plus  instructives  et  de  confi- 
drncos  plus  attachantes  (jue  ce  penseur  profond,  qui,  du  sensualisme,  passa  au 
spiritualisme,  puis,  du  spiritualisme,  au  mysticisme  chrétien,  dans  lequel  il  se 
rejjosa. 


M  A  LL  ANC  11 H  583 

Il  est  né  à  Lyon  en  1770.  On  sait,  à  combien  d'esprits  portés 
vers  le  mysticisme  et  la  méditation  religieuse  Lyon  a  donné 
naissance,  au  moyen  àj^Cjauxvi"  siècle  et  à  notre  é|)oqiie  même. 
On  n'oubliera  pas,  à  la  lin  du  xvni"  siècle,  le  séjour  que  Saint- 
Martin,  le  philosophe  inconnu,  fit  dans  cette  ville  auprès  des 
mystiques  adeptes  de  la  philosophie  de  Martinez  Pasqualis,  à 
laquelle  il  avait  commencé  de  s'initier  à  Bordeaux.  Et  c'est  éga- 
lement à  Lyon  que  Joseph  de  Maistre  lui-nième,  curieux  dès 
cette  époque  de  toutes  les  doctrines  et  de  tous  les  mouvements 
de  l'opinion,  se  rendit  pour  connaître  la  secte  des  illuminés.  Par 
les  tendances  de  son  esprit  comme  par  son  origine,  Ballanche 
appartient  donc  bien  à  ce  groupe  des  «  Lyonnais  »,  qui,  de  place 
en  place,  peut  être  distingué  dans  l'histoire  de  la  littérature  et 
de  l'esprit  français. 

Comme  à  beaucoup  d'hommes  de  sa  trempe  et  de  son  temps, 
la  Révolution,  qui  engendra  à  Lyon,  on  le  sait,  des  luîtes  parti- 
culièrement terribles,  dut  lui  ajiparaître  non  seulement  comme 
un  grand  événement  politique  de  l'histoire  de  notre  pays,  mais 
comme  un  événement  providentiel,  comme  le  signe  ou  le  point 
de  départ  d'une  période  de  renouvellement  moral  pour  l'huma- 
nité tout  entière. 

C'est  là  une  idée  à  la  De  Maistre;  on  en  trouverait  d'autres 
dans  Ballanche,  qui  feraient  penser  à  un  rapprochement  du 
même  genre  :  l'idée  de  faute  et  d'expiation,  par  exemple,  qui 
joue  un  si  grand  rôle  dans  le  système  de  l'un  et  de  l'autre.  Ce 
n'est  pas  que  Ballanche  aime  De  Maistre,  qu'il  attaque  à  plu- 
sieurs reprises,  en  qui  il  ne  veut  voir  que  l'homme  des  doctrines 
anciennes,  le  prophète  du  passé  ',  et  dont  les  assertions  dures, 
ironiques  et  tranchantes  convenaient  si  peu  à  son  esprit  à  lui, 
tout  de  douceur  et  de  conciliation.  Mais  il  semble  que  l'âme  de 
Ballanche  ait  été  ouverte  à  toutes  les  idées  très  générales  et  à 
la  fois  nuageuses  et  nobles,  qui,  dans  ces  temps  extraordinaires, 
affluèrent  des  directions  les  plus  opposées.  Disciple,  et  cette 
fois  disciple  avoué-,  de  Yico,  il  croit  avec  lui  que  l'humanilé 
évolue  suivant  une  loi  et  que  cette  loi  est  le  progrès,  et  par  la 

\.  Palinr/éuésie  sociale,  Prolégomènes.  Début    de   la    troisième  partie.  —  Cf. 
deuxième  partie,  §  4. 

■2.  Palingénësie  sociale.  Prolér/omànes.  11,  III. 


384       ÉCHIVAINS   HT  oHATKURS  RELIGIEIX.   —  IMIILOSOPHES 

il  csl  l(tul  piès  de  s'entendre  avec  nos  partisans  français  du 
système  de  la  [terfecliltilité,  philosoplies  et  [)rotestants,  une 
M'""  de  Staël,  un  Benjamin  Constant;  —  à  Charles  Bonnet  de 
Genève,  il  emprunte  l'idée  et  le  mot  de  Paliiir/énésie;  —  comme 
Saint-Maitin,  qu'il  n'a  jicut-cMre  pas  lu,  et  comme  les  mysti- 
ques, il  rèvc  d'un  accord  final  des  volontés  dans  la  religion 
parfaite;  —  mais  catholique  fervent  et  fidèle,  il  ne  pense  pas 
que  la  forme  de  cette  relii^ion  soit  encore  à  trouver  :  la  doc- 
trine parfaite,  la  doctrine  définitive  de  l'émancipation  et  de 
l'union  des  âmes,  c'est  le  christianisme,  et  le  christianisme 
intégral  ;  et  par  là,  c'est  à  Chateauhriand,  au  Chateauhriand  des 
Éludes  litstori/jues  et  des  dernières  années,  qu'il  ferait  songer 
par  avance,  de  même  qu'avant  Chateaubriand  il  avait  conçu 
quel(|ues-unes  des  idées  (|ue  celui-ci  devait  exprimer  dans  le 
Génie  du  Chi  istianisnie. 

Ainsi,  bien  des  théories  diverses  se  sont  rencontrées  et  fon- 
dues dans  l'esprit  de  Ballanche.  qu'il  est  aussi  difficile  de  ratta- 
cher par  sa  doctrine  à  un  groupe  précis  de  philosophes,  que, 
par  la  forme  de  ses  ouvrages,  à  un  genre  précis  de  littérature.  Il 
apparaît,  dès  la  première  vue,  comme  un  esprit  modéré,  mais 
ardent,  plein  de  confiance  dans  l'avenir,  mais  aussi  de  respect 
pour  un  passé  qu'il  ne  regrette  pas,  original,  quoique  aucune 
de  ses  idées  ne  lui  appartienne  en  propre,  un  de  ces  hommes 
enfin  qui  pourraient  prendre  pour  devise  le  beau  vers  de  So- 
phocle : 

Je  munis  à  l'amour  cl  non  pas  à  la  haine  ', 

et  qui  ont  passé  leur  vie  à  tenter  de  concilier  en  eux  les  doc- 
trines les  plus  diverses,  en  n'en  retenant  que  ce  qu'elles  ont  de 
plus  généreux. 

Son  premier  ouvrage  fut  un  traité  Du  sentiment  considéré 
dans  son  rapport  avec  la  iitléralure  cl  les  beaux-arts  (1801).  Bal- 
lanche y  oppose  à  la  raison  le  sentiment,  qu'il  exalte  comme  la 
vraie  source  de  l'inspiration  dans  les  lettres  et  les  arts.  C'est 
donc  en  somme  à  Rousseau  et  à  la  dernière  partie  du  xviii®  siècle 
qu'il  semble  par  là  se  rattacher.  Faisons  attention   cependant 

1.  Anlif/one,  523  (tradurlion  de  Paul  Meiirire  cl  Aiifriislc  Vacquerie). 


HALLA.NCIIK  'àS'ô 

(|vio  ce  (jiie  Ballanche  ajtpcllc  djibord  lo  «  soiitiiiioiil  »  devient 
ia|iidcnient  pour  lui  le  seulimcnt  relif^icux,  et  celui-ci  à  son  tour 
le  sentiment  chrétien.  Et  c'est  ainsi  que  ce  traité  du  sentiment 
est  comme  un  premier  Génie  du  Christianisme  :  mais  l'ouvrage 
de  Chateaubriand,  sans  parler  de  la  nouveauté,  ni  du  chaime  de 
son  style,  a  pour  lui  son  titre  éclatant,  lumineux  ;  il  a  la  netteté 
du  dessein.  Celui  de  Ballanche  se  présente  avec  son  titre  |)hi- 
losophique,  à  la  Montesquieu,  à  la  M"""  île  Staid  ;  il  ne  frappa 
]»ersonne,  et  quand  Ballanche,  en  d8.30,  donna  une  édition  com- 
plète de  ses  œuvres,  il  n'y  fit  pas  entrer  sa  première  publica- 
tion. 

Vers  la  môme  époque,  l'esprit  incertain  de  Ballanche  le  pous- 
sait à  s'essayer  dans  le  plus  périlleux  et  le  plus  indécis  des 
genres,  l'épopée  en  prose.  Dans  un  ouvrage  de  cette  espèce, 
dont  le  manuscrit,  à  l'en  croire*  s'est  perdu  depuis,  il  repré- 
sentait l'insurrection  de  Lyon  en  179-3  :  mais  il  reculait  l'évé- 
nement de  quinze  siècles  dans  le  passé,  et  trouvait  sans  doute 
ainsi  le  moyen  d'unir  ensemble  la  représentation  des  malheurs 
de  la  période  révolutionnaire  et  l'évocation  du  Lyon  gallo- 
romain. 

Perdue  également,  une  réfutation  du  Contrat  social,  qui  ne 
porta  point  atteinte  d'ailleurs  à  l'admiration  que  Ballanche 
avait  vouée  à  Rousseau,  maître  du  sentiment. 

Perdue  encore,  une  nouvelle  écrite  vers  1808,  et  dont  Inès  de 
Castro  était  l'héroïne.  —  D'une  épopée  sur  Jeanne  d'Arc,  dont 
l'inspiration  devait  se  rapprocher  de  son  livre  sur  l'insurrection 
lyonnaise,  il  ne  conçut  que  le  projet.  Et  ce  ne  fut  encore  qu'un 
projet,  que  cette  idée  d'une  épopée  sur  un  sujet  analogue  à 
celui  que  traite  Chateaubriand  dans  les  Martyrs,  le  christianisme 
naissant,  la  foi  promise  aux  gentils. 

Toutefois,  de  cette  dernière  épopée,  Ballanche  a  rédig-é  un 
fragment  :  c'est  le  récit  de  la  mort  d'un  philoso})he  platonicien 
qui  s'éteint  en  annonçant  le  réparateur  dont  un  de  ses  amis  va 
bientôt,  en  rentrant  à  Athènes,  entendre  prêcher  par  saint  Paul 
la  vie  et  la  doctrine.  —  Un  tel  fragment  fait  songer  au  Phédon 
tl'une  part,  et,  de  l'autre,  à  la  Mort  de  Socratc  de  Lamartine,  et 

1.  Préface  générale  en  tête  do  l'édition  des  Œuvres  (1833). 


58G        KCHIVAINS  ET   IIUATEUIIS   IIHLIC.IEUX.   —   l>lllL()Sm>ilKS 

nous  permet  en  même  temps  de  mesurer  la  distance  qui  eût  séparé 
le  poème  de  Ballanche,  s'il  eût  été  achevé,  des  Martyrs  de  Cha- 
teaubriand. Ce  qui  fait  le  prix  des  meilleures  parties  de  cette 
dernière  épopée,  c'est  l'artistique  reconstitution  d'un  monde 
disparu.  Mais  ce  n'est  pas  au  pittoresque  que  vise  Ballanche, 
c'est  au  symbolique.  Le  recul  dans  le  passé  est  surtout  pour  lui 
un  moyen  poétique  d'ennoblir,  de  spiritualiser,  d'universaliser, 
en  la  détachant  du  présent,  l'image  par  laquelle  il  exprime 
et  voile  tout  ensemble  sa  pensée. 

C'est  ce  qui  apparaît  nettement  dans  le  premier  ouvrage,  par 
lequel  il  se  révèle  enfin  tout  à  fait  au  public.  Antigone  (1814) 
est  une  épopée  en  prose  en  six  livres,  suivis  d'un  épilogue.  Le 
sujet  est  le  récit  que  le  devin  Tirésias  fait  devant  le  roi  Pria  m 
des  malheurs  d'Œdipe.  Ces  malheurs  d'ailleurs  ne  sont  pas  tout 
à  fait  immérités.  Ils  sont  la  punition  de  la  double  concupiscence 
qui  pousse  Œdipe,  c'est-à-dire  l'Homme,  à  arracher  au  Sphinx 
son  énigme  etàs'enorgueillirensuitedecette  science,  —  si  insuf- 
fisante pourtant,  puisqu'elle  ne  lui  a  pas  permis  de  connaître  sa 
destinée.  — •  Mais  à  côté  d'Œdipe  est  Antigone,  son  soutien,  et 
celle  dont  les  malheurs  et  la  mort,  causés  par  son  dévouement 
sublime,  achèveront  l'expiation  des  erreurs  de  son  père. 

Retenons  cette  idée  d'expiation  :  elle  est  chère  à  tous  les 
mystiques.  Saint-Martin  en  a  fait  usage;  elle  est  fondamentale 
dans  le  système  du  comte  de  Maistre;  elle  est,  tout  soupçon  de 
plagiat  tombant  de  lui-même',  une  des  pièces  essentielles  de 
celui  de  Ballanche  '. 


1.  Rappelons  que  la  Uiéorie  iic  prend  tout  à  lait  corps  dans  deMaislrc  qu'avec 
les  Soirées  de  Sainl-l'élersbour;j  el  VEssai  sur  les  sacrifices,  qui  sont  de  1S21. 

2.  C'est  elle  qui  inspire  encore  le  poème  en  prose  de  ïHomme  sans  nom  (1820). 
Un  jour  une  petite  maison  située  à  l'écart  d'un  village  des  Alpes  a  attiré  les 
regards  de  Tau  leur  :  qui  l'habile?  Un  honnête  homme,  dit-on,  mais  nul  ne  sait 
son  nom;  on  l'appelle  le  «  régicide  ".  IJallanche  va  le  voir,  l'interroge,  et  le 
"  régicide  ■■,  qui  est  en  efl'el  un  ancien  membre  de  la  Convention,  lui  fait 
confidence  «le  son  état  d'esprit  :  chaque  fois  qu'il  se  remémore  le  passé,  qu'il 
revoit  en  imagination  les  séances  dans  lesquelles  fut  condamné  Louis  XVI,  il 
n'arrive  pas  à  comprendre  lui-même  comment  il  a  pu  se  laisser  entraîner  à  son 
vote  criminel  :  c'est  à  un  vertige  qu'il  a  cédé.  Mais,  depuis,  toute  paix  a  fui  de 
son  cœur  en  proie  au  remords;  nulle  vie  n'est  comparable  à  cette  vie  qu'il  traîne 
dans  une  douleur  sans  consolation.  Cependant  celte  vie  trouvera  sa  fin,  et 
c'est  quand  il  sera  près  de  mourir  que  «  l'homme  sans  nom  »  connaîtra  le  mot 
de  sa  destinée.  —  Celte  destinée,  c'est,  aussi  bien  (jne  naguère  la  destinée 
d'Œdipe,  celle  de  l'humanité  tout  entière.  El  c'est  pourquoi  il  est  Vhomme  sans 
nain,  étant  non  pas  tel  ou  tel  homme,  mais  l'homme,  type  de  l'humanité.  Comme 
(^Hidipe,  il   s'est  d'abord  heurté  au   S|diinx   :  le  sphinx,  celle   fois,   c'était   cet 


J5ALLANC1IE  JiST 

A  ses  yeux  trois  termes  i-ésument  toute  l'histoire  de  I  huma- 
nité considérée  dans  riudividii  ou  dans  hi  société  :  Tépreuve, 
Texpiation,  raffranchissement.  C  est  ainsi  par  ex('m|»h'  que  la 
France  elle-même  a  connu  l'épreuve  et  y  asuccomhé  (les  crimes 
de  la  Révolution);  et,  après  l'épreuve,  elle  a  connu  le  remords  : 
mais  crimes  et  remords,  épreuves  et  expiation,  ce  sont  les 
conditions  nécessaires,  providentielles,  de  TalTranchissement, 
qui  est  le  but  vers  lequel  elle  marche. 

De  cette  idée  du  progrès  s'opérant  dans  la  société,  par  renou- 
vellement, palingénésie  ou  renaissance,  Ballanche  s'était  déjà 
inspiré  dans  un  Essai  sur  les  institutions  sociales  dans  leur 
rapport  avec  les  idées  nouvelles  (1818)  ,  qui,  de  son  aveu  même, 
est  une  véritable  introduction  à  la  Palingénésie  sociale,  qu'il 
commença  à  publier  en  1827. 

L'ouvrage  entier  devait  se  composer  d'une  suite  de  trois- 
épopées,  Orphée,  la  Ville  des  expiations  et  ÏEléyie,  destinées  à 
représenter,  comme  dans  un  cycle  immense,  l'histoire  palingé- 
nésique  des  sociétés  humaines  :  celle  d'autrefois,  celle  d'aujour- 
d'hui, celle  de  l'avenir. 

Mais  ce  grand  dessein  ne  put  être  entièrement  exécuté.  Après- 
les  Prolégomènes,  dans  lesquels  Ballanche  expose  tout  l'en- 
semble de  son  plan,  il  n'a  pu  rédiger  que  le  poème  i^ Orphée.  Il 
y  prête  à  son  héros  deux  existences  successives  :  pendant  la 
première,  Orpltée  est  un  civilisateur;  pendant  la  seconde,  il  est 
à  son  tour  initié  par  les  prêtres  égyptiens  aux  doctrines  de  la 
religion,  qui  fait  le  fond  commun  de  toutes  les  choses  et  qui  en 
révèle  l'essence  '.  C'est  ainsi  qu  Orphée,  à  lui  seul,  symbolise 

ensemble  de  circonstances  morales  au  milieu  desquelles  «  l'homme  sans  nom  ■■ 
s'est  trouvé  jeté  et  qui  l'ont  entraîné,  épreuve  semblable  à  celle  à  laquelle  le 
premier  homme,  lui  aussi,  a  jadis  succombé.  De  sa  première  épreuve,  OEdipe 
était  sorti  triomithant;  il  s'est  heurté  à  la  seconde  et  n"a  pas  résisté  à  l'orfiueil. 
L'homme  sans  nom  a  succombé  dès  les  premiers  pas.  C'est  une  dilTérence, 
mais  tout  extérieure,  toute  contin<;entc,  on  le  voit.  En  voici  une  autre  qui  n'est 
pas  plus  essentielle;  la  faute  d'OEdipe,  c'est  Antigone  qui  l'expie;  "  l'homme 
sans  nom  »  expie  lui-même  :  ses  remords  sont  le  rachat  de  son  crime.  Mais 
enfin,  éclairé  sur  son  sort,  il  meurt  consolé,  et  pour  lui,  comme  pour  Œdipe 
et  pour  Antigone,  la  mort,  c'est  l'affranchissement. 

1.  Voici  d'ailleurs  une  analyse  rapide  de  ce  poème  en  prose,  qui  est  divisé 
en  neuf  livres.  Il  met  eu  scène  le  chantre  Thamyris,  aveugle  comme  tous  les 
chantres  et  les  devins  de  l'époque  préhistorique,  comme  tous  ceux  qui  ont  vu 
la  vérité  de  trop  près:  Thamyris  raconte  les  aventures  d'Orphée  à  Evandre. 
roi  du  Latium.  Le  nom  même  de  ce  pays,  on  le  sait,  a  quelque  chose  de  symbo- 
liipie;  il  évoque  le  souvenir  de  Saturne,  le  dieu  victime  d'une  révolution  célestcr 


588        KCIUVAINS   KT   (lUATKLRS   UELIGIKIX.   —   IMlILOSdPIIES 

liiiili.itioii  (les  sociétés  los  unes  par  les  autres.  L'humanité,  en 
elTet,  s'est,  à  la  suite  d'une  première  faute,  divisée  en  nations, 
puis  en  classes.  Mais  la  rédemption  est,  dans  l'ordre  éternel, 
contemporaine  de  la  faute,  et  elle  s'opérera  par  l'inilialion 
mutuelle  et  successive  des  classes,  iiiilinlion  doul  l'effet  sera  de 
les  alTrancliir  les  unes  des  aulres,  jus(|u  au  jour  oii  l'humanité 
sera  revenue  à  Inuilé  morale,  Inil  snpi'ème  de  ses  }ierfection- 
nemenls. 

Au  reste,  n'est-ce  pas  là,  encore  une  fois,  l'enseignement  que 
<lonne  riiisloire?  Kl  l'histoire  de  Home,  avec  ses  luttes  de  classes, 
avec  l'initiation  graduelle,  puis  l'affranchissement  des  plébéiens, 
jusqu'au  jour  où  plébéiens  et  patriciens  arriveront,  unis  dans 
le  christianisme,  à  l'émancipation  définitive,  n'est-elle  pas,  elle 
aussi,  le  symbole  de  l'histoire  de  l'humanité  tout  entière  et  de 
chacune  de  ses  parties? 

Ainsi  le  mythe  se  joint,  ou,  si  l'on  veut,  s'applique  exacte- 
ment à  riiistoire.  C'est  d'ailleurs  ce  que  devait  démontrer  une 
sorte  de  traité  servant  d'appendice  à  Orphée  et  intitulé  For- 
mule générale  de  V  histoire  de  tous  lespeiiples  appliquée  à  F  histoire 
du  peuple  romain.  Mais  ce  traité,  Ballanclie  sans  doute  n'a  pas 
eu  le  temps  de  l'écrire.  C'est  à  cet  ouvraire  du  moins  qu'il  faut 


(|iii  vint  sur  la  lerrc  civiliser  les  hommes.  El,  (luanl  à  Evandre,  c"osl,  lui  aussi, 
un  civilisaleur,  venu  de  l'Orient,  berceau  de  toute  civilisation,  après  s'être 
rendu  coupable  d'un  meurtre,  puisijue  c'est  une  condition  que  tout  progrès 
commence  par  un  crime,  que  toute  [lalingénésie  s'achète  au  prix  d'une  destruc- 
tion. Ainsi  les  préliminaires  mêmes  du  poème  sont  symboliques,  comme  les 
aventures  du  héros  lui-même.  De  ces  aventures,  la  première  est  l'amour  bien 
connu  d'Orphée  pour  Eurydice,  et  la  mort  de  la  Jeune  femme.  Cette  morl 
devait  se  produire;  car  Orphée  est  l'initiateur,  le  missionnaire  de  la  civilisation, 
et  la  mission  que  sa  raison  lui  impose  n'eût  pu  s'accomplir  s'il  n'avait  hii-même 
renoncé  au  désir,  dont  l'impulsion  est  contraire  â  celle  de  la  raison.  Or,  Eury- 
dice, c'est  le  désir  d'Orphée  :  elle  ne  peut  donc  l'accompagner  dans  toute  sa 
carrière.  Mais  son  passage  sur  la  terre  n'aura  pas  été  inutile;  car  c'est  elle,  la 
vierge  élue  et  pure,  qui  auia  la  première  enflammé  et  inspiré  Orphée,  et  elle 
lui  aura  fait  connaître  ainsi  la  force  de  la  grâce  et  de  la  beauté  pour  l'accoui- 
))lissement  d'une  mission  à  laquelle  la  raison  toute  seule  n'eût  pas  suffi.  Quant 
à  Orphée,  il  visitera  d'abord  la  Samothrace,  dont  les  populations  pélasgiq\ies 
représentent  l'humanité  dans  son  universalité  antérieure  à  la  division  par 
nations  et  par  langues;  puis  la  Thrace,  son  pays  d'origine,  qui  représente  la 
seconde  phase  de  l'humanité.  Ici  se  termine  la  mission  d'Orphée  considéré 
comme  civilisateur,  comme  initiateur.  —  C'est  à  ce  moment  qu'une  ménade 
impure,  Erigone,  dont  le  caractère  contraste  avec  celui  d'Eurydice,  cherche  à 
entraîner  Orphée  dans  son  délire.  Orphée  résiste,  et,  suivant  la  tradition,  est 
mis  en  pièces  par  les  ménades.  Mais  cette  tradition  iloit  être  interprétée.  Celte 
prétendue  morl  d'Orphée  cache  en  réalité  une  transformation  du  héros,  qui, 
•Iransporlé  en  Egypte,  va,  d'initiateur,  devenir  initié. 


liALLA.NCIIK  58» 

vniisoinblablemciit  ratlaclicr  un  rraiiiuciil  siii-  A/ejynidi-ic  ',  daii.s 
l(M[uol  notre  autour  roganlo  avec  justesse  coinnie  une  marque 
essentielle  du  aiMii*^  d'Alexandre  la  fondation  de  cette  i;ran<le 
ville,  destinée  à  ilevenir  le  j»oinl  d'attache  et  de  fusion  de  l'Orient 
et  de  l'Occident. 

De  la  Ville  des  e.rpialioiis  IJallanche  n'a  puMi»''  (jur  deux 
fragments.  Lun  -  est  composé  de  trois  é[»isodes  tirés,  dit  l'auteur, 
du  cinquième  livre.  Ce  sont  trois  récits  mélodramatiques,  dont 
chacun  nous  présente  un  ou  plusieurs  personnages  acceptant 
l'expiation  pour  une  faute  (juiis  (inl  commise  ou  pour  le  crime 
dont  un  de  leurs  ascendants  s'est  rendu  coupable.  I/autre  est 
une  espèce  de  légende  syml)olique%  dont  il  est  diiicile  de  dire 
comment  elle  se  rattachait  à  l'ensemble  du  poème.  De  même 
on  ne  peut  guère  se  faire  une  idée  bien  nette  de  ce  qu'eût 
contenu  ÏEléfjie,  ce  dernier  poème  de  la  Palinf/cnésle,  dont 
Ballanche  nous  dit  seulement  qu'elle  devait  être  une  «  pein- 
ture de  la  chrysalide  sociale  actuelle  » '.  Mais,  il  n'est  pas 
jusqu'à  cet  état  d'incomplet  achèvement  des  œuvres  de  Bal- 
lanche qui  ne  soit  une  marque  caractéristique  de  la  nature  de 
son  esprit,  au  même  titre  que  ce  qu'il  y  a  d'insuffisant,  de  non 
définitif,  d'exceptionnel  dans  cette  forme  du  poème  en  prose,  à 
laquelle  il  s'est  attaché  avec  prédilection. 

Et  pourtant,  cet  écrivain  et  ce  penseur  imparfait  mérite  une 
place  non  seulement  dans  l'histoire  des  idées,  mais  dans  celle 
de  la  littérature  de  ce  siècle.  Il  faut  lui  reconnaître  d'abord  des 
mérites  en  apparence  contradictoires  :  quoiqu'il  fasse  elTort  en 
elTet  pour  penser  fortement,  cet  effort  n'exclut  pas  la  grâce,  et 
son  style  n'a  rien    de  tendu.  Il   sut  unir  la  hardiesse  des  vues 

1.  Publié  dans  le  Correspondant,  n"  dn  lU  .utùl  18i.j. 

2.  La  Villu  (Ins  expiations,  Paris,  iii-S.  IS32. 

3.  Vision  d'Hébal.  Paris,  in-8.  ISiil.  —  Un  cliel'  de  clan,  llébal,  s'est  endormi 
au  moment  ou  l'horloge  allait  sonner  neuf  heures  et  le  carillon  jouer  un  air 
adapté  aux  paroles  de  l'".li'P  Maria.  Quand  il  se  réveillera,  la  mélodie  ne  sera 
pas  encore  achevée.  Son  sommeil  n'aura  donc  pas  duré  un  temps  appréciable; 
et  cependant,  dans  ce  court  intervalle,  l'élernité  se  sera  manifestée  à  ses  yeux 
en  neuf  phases  diverses,  depuis  la  contemplation  de  Dieu  et  des  possibles 
antérieurs  à  toute  création.  Jusqu'à  l'airranchissement  iléiinilif.  Jusiiu'au  grand 
réveil,  qui  doit  marquer  la  hn  du  monde  créé.  —  Cet  Hébal  symbolise  ici 
l'histoire  de  l'humanité  qui  s'écoule  dans  le  temps,  mais  qui,'  par  son  origine 
et  sa  fin.  rejoint  l'élernité  :  car  sa  vision  n'a  été  que  la  crise  suprême  de  sa 
propre  vie:  quand  il  s'éveillera,  ce  sera  dans  la  lumière  de  Dieu  :  sa  vie  mor- 
telle aura  cessé. 

i.  Palingénésie,  Prolégomènes.  II.  vi.  dernière  ligne. 


oOO        i:r.in\AINS  et   nllATKrilS   ItKLIllIKIX.   —   l>lllL(iS(ll>IIES 

philos(»|ilii(|ii<'s  v\  le  plus  vif  soiilimiMit  ilc  rin(l('"|KMi(l;m('0  de 
Tespi-il  à  la  docilili''  tMitlioiisiasto  dti  cr^iyaiil.  A  la  vérité,  |>our 
remplir  tout,  son  dessein,  il  lui  eût  fallu  être  tout  ensemble  un 
^rand  poète,  un  grand  érudit  et  un  iîrand  philosophe.  Le  génie 
de  Ballanche  n'était  pas  assez  puissant  pour  suffire  à  cette  tâche 
«•(unplexe.  Mais  il  a  su  la  concevrMr.  Il  est  le  premier,  et,  si 
nous  ne  nous  trompons,  Edgar  Quinet  sera  le  second,  qui 
ait  essavé  d'exjirinKM'.  non  [tour  un  petit  nombre  d'initiés, 
mais  pour  le  grand  public,  quelques-unes  de  ces  idées  rela- 
tives aux  origines,  aux  mythes,  aux  sentiments  profonds  et 
populaii-es  qu'ils  révèlcul.  à  la  philosophie  qu'ils  enveloppent  : 
à  l'expression  de  telles  idées,  la  langue  françjaise  du  xvn"  et  du 
xvni"  siècle  ne  pouvait  g'uère  suffire.  Elle  est  faite  surtout  de 
précision  et  de  clarté.  Or,  il  est  d'autres  vérités  cjue  les  affirma- 
tions précises  de  la  tliéologrie,  de  la  science,  et  de  l'histoire.  Car, 
toute  la  foi  n'est  pas  enfermée  <lans  la  connaissance  exacte  du 
catéchisme,  ni  toute  l'idée  de  la  science  dans  les  lois  que  les 
savants  ont  pu  formuler  jusqu'à  ce  jour,  ni  toute  riiistoire  dans 
les  manuels  exacts  ([ue  l'étude  des  pièces  d'archives  a  permis  de 
dresser.  Au-delà  s'étend  le  domaine  infini  que  la  raison  elle-même 
ne  peut  se  résoudre  à  ignorer,  mais  où  elle  ne  peut  s'aventurer 
que  si  elle  permet  au  sentiment  et  à  l'imagination  divinatrices 
de  la  gruider,  de  léchautTer,  de  la  soutenir.  Rien  de  plus  dange- 
reux que  l'expression  des  vérités  ainsi  conquises  ou  présumées  : 
elle  peut  prêter  à  toutes  les  déclamations,  à  toutes  les  médio- 
crités, à  toutes  les  sortes  de  mauvais  goût.  Mais,  elle  aussi,  elle 
comporte  une  espèce  de  perfection  à  laquelle  il  est  possible  que, 
par  des  voies  différentes,  Renan  et  llug-o  aient  quelquefois 
atteint.  On  n'oubliera  pas  qu'instruit  par  des  exemples  étran- 
gers, ceux  de  Vico,  de  Ilerder  et  de  Creuzer,  mais  cédant  sur- 
tout aux  suggestions  de  son  génie  original,  généreux  et  doux, 
Ballanche  a  pu,  le  premier,  donner  au  public  français,  par  des 
livres  estimables  et  qui  n'ont  rien  de  vulgaire,  l'idée  et  le  goût 
d'une  certaine  manière  d'écrire  et  de  concevoir  les  choses  dont 
l'ancienne  titfératui'e  n Ofirait  point  de  modèle. 

Victor  Cousin  et  l'éclectisme.  —  Victor  Cousin  n'est 
|fas,  comme  Ballanche,  un  rêveur  et  un  isolé.  C'est  un  philo- 
so()hc  di'  profession  et  un  (  hef  d'école.  Mais,  tandis  que  Maine 


VlCTOll    (KHSIN    KT    I/KCLHCTISMI-]  591 

<l('  IJiraii  <'l  Auguste  (loiiilc,  <loiil  l<'s  (m'-rilcs  |ir(»|ii('mciil  |>liil<t- 
sophiquos  dépassent  sans  doiilc  ((mix  de  (ionsiii,  oui  à  jM'iiic  de 
|)lacedansrhistoire  do  la  littérature,  Victor  Cousin  a  été  regardé 
avec  raison  comme  un  dos  mcMllonrs  écrivains  do  son  temps. 

Sa  vie  se  distingue  tout  luituiollomont  en  trois  périodes. 

Né  à  Paris,  d'une  iuunhle  origine,  en  1792,  il  entre  à  l'École 
normale,  après  de  hrilhuilos  éludes,  en  1810;  il  est  (diai-gé,  à 
titre  de  suppléant,  de  renseignement  du  grec  en  1812,  devient 
maître  de  conférences  de  philosophie  en  1813,  et,  en  1815,  va 
suppléerRoycr-Collard  à  laFaculté  des  lettres.  Son  enseignement 
se  poui'suil  avec  succès,  coupé  par  deux  voyages  en  Allemagne 
(1817-1818),  jusqu'en  1820.  La  réaction  ultra-royaliste  qui  fut  la 
conséquence  de  l'assassinat  du  duc  de  Berry  (février  1820) 
entraîna  la  fermeture  du  cours  de  Cousin,  qui  consacra  alors 
son  temps  à  publier  une  édition  de  Descartes,  une  édition  de 
Proclus  et  une  traduction  de  Platon.  En  182i-,  il  retourne  en 
Allemagne  avec  le  lils  du  duc  i\v  3Iontehello,  dont  il  était  le 
précepteur,  y  est  arrêté  et  emprisonné  six  mois  sous  la  fausse 
inculpation  de  carbonarisme,  puis,  rendu  à  la  liberté,  renoue 
avec  Hegel  les  relations  cordiales  et  si  fructueuses  pour  son 
esprit  qui  s'étaient  établies  entre  eux  lors  do  son  premier  vovage. 
En  1828,  le  ministère  libéral  de  M.  de  Martignac  lui  rou\Tit 
les  portos  de  la  Sorbonne.  Le  cours  de  1828  {Introduction  à 
Vhistoire  générale  de  la  philosophie),  très  éloquent  et  très 
applaudi,  marque  le  point  culminant  de  la  carrière  du  profes- 
seur. En  1829,  Cousin  s'occupa  de  Y  Histoire  de  la  philosophie 
au  XVIII"  siècle,  les  douze  premières  leçons  traitant  dos  carac- 
tères géjiéraux  et  des  origines  de  cette  philosophie,  les  treize 
dernières  de  la  philosophie  de  Locke.  Il  devait,  l'année  suivante, 
étudier  les  systèmes  qui  en  étaient  sortis  :  la  révolution  de  1830 
modifia  ses  projets  et  mit  à  ses  leçons  un  terme  imprévu  et  pré- 
maturé. Telle  fut  la  première  période  de  la  vie  de  Cousin. 

La  seconde  va  de  1830  au  coup  d'État  de  1851  :  elle  est 
l»resque  entièrement  remplie  par  les  efforts  que  fit  Cousin,  con- 
seiller d'Etat  (1830),  membre  du  conseil  de  l'Instruction 
publique  et  directeur  de  l'Ecole  normale  (1832),  pair  de  France 
(1833),  ministre  (mars-novembre  1840),  [)our  affermir  l'ensei- 
gnement universitaire,  et  particulièrement  l'enseignement  de  la 


o92        I-CIUVAI.NS   ET   (iltATKIItS    UKLKilKlX.   —   l»lll  IJISOPHES 

|)hiloso|)hic,  contre  les  .iliaques  de  ses  adversaires  et  les  impru- 
dences de  (|uel<jues-uns  de  ses  sei'vihnirs. 

La  troisième  période  dure  jusqu'à  la  mort  de  Cousin  (18G7), 
périoile  de  loisirs  forcés  et  de  recueillement  littéraire.  En  1812, 
il  avait  puldié,  sur  la  nécessité  d'une  nouvelle  édition  des  Pensées 
de  Pascal,  un  rapport  à  r Académie  française,  qui  est  resté 
célèbre.  La  [)réface,  qui  Test  moins,  était,  dans  la  pensée  de 
l'auteur,  à  peine  moins  importante  :  c'était,  en  réponse  aux 
atla(jues  qu'on  avait  dirij^ées,  au  nom  de  la  religion,  contre  sa 
philosophie  et  son  administration,  une  sorte  de  protestation,  qui 
marquait  moins  d'indignation  à  l'égard  de  ses  adversaires  que 
de  déférence  envers  les  vérités  religieuses.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Biaise  Pascal  l'amena  à  Jacqueline.  Dans  l'introduction  du  livre 
qu'il  consacra  à  cette  dernière  (1814),  il  trace  en  très  beau 
style  le  projet  d'une  sorte  de  galerie  des  femmes  illustres  du 
xvu'^  siècle.  C'est  ce  projet  qu'il  reprit  à  partir  de  1852,  en 
écrivant  coup  sur  coup  ses  études  sur  M'""  deLongueville  (1852- 
1859),  de  Sablé  (1854),  de  Chevreuse  (1855),  de  llautefort 
(1856),  enfin  sur  la  Société  française  au  XV IP  siècle  d'après  le 
Grand  Cijrus  (1858)'.  En  môme  temps,  il  donne  une  édition 
corrig-ée  de  son  livre  du  Vrai,  du,  Beau,  du  Bien,  qui,  publié 
pour  la  première  fois  en  1840,  n'était  déjà  à  ce  moment  qu'un 
remaniement  prudent  du  cours  de  1818. 

Ces  remaniements  successifs  et  toujours  poursuivis  dans  le 
même  sens  font  comprendre  i)ourquoi  ceux  qui  n'ont  connu  que 
le  Cousin  des  dernières  années  et  son  livre  le  plus  célèbre  ont 
dû  concevoir  de  lui  une  idée  tout  autre  que  ses  auditeui's  du 
tem[)s  de  la  Restauration. 

A  ceux-ci  il  apparaît,  au  sortir  des  leçons  de  l'exact  Laromi- 
guière,  comme  le  révélateur  d'un  système  obscur,  mais  g-ran- 
diose,  tout  inspiré  de  la  philosophie  allemande  jus([ue-là 
presque  inconnue  :  le  propre  de  ce  système,  c'est  de  rendre  ses 
droits  à  la  métaphysique  en  prétendant  la  fonder  désormais  sur 
une  étude  approfondie  de  la  psychologie,  et  de  ramener  ainsi 
dans  la  philosophie  la  notion  de  l'absolu.  A  ce  moment  la  phi- 
losojihie  est,  aux  yeux  de  Cousin  et  de  ses  auditeurs,  une  sorte 

1.  Son  dernier  ouvrage  csl  la  Jeunesse  de  Mazarin  (180o). 


VICTOR    COUSIN 

D'APRÈS    UN    PORTRAIT    DESSINÉ   ET   GRAVÉ   PAR    AMBROISE   TARDIELT 

(1828) 


Hist.  de  la  Langue  et  de  la  I.itt.  Vr.  T.  vii    Cli.  xi. 


Armand  Colin  et  Cie.  Editeurs,  Pari»- 


VICTdU   CmsiX    HT   L  KCLECTISME  593 

de  religion  laïque,  la  r('lii;i(Mi  des  ('S|»iils  rclairés,  comme  le 
chrislianisnie  est  la  philosophie  des  masses  :  le  cliiisliaiiisme 
présente  la  vérité  aux  fidèles  dans  le  «  demi-jour  du  svnihole  »  ; 
la  philosophie  élève  la  foi  jusqu'à  la  «  grande  lumière  de  la 
pensée  pure'  ». 

Douze  ans  plus  lard,  c'est  encore  <"on)ine  une  philosophie 
dangereuse  par  son  apparence  de  profondeur,  comme  un  spiri- 
tualisme indépendant  et  inclinant  au  panlhéisme,que  le  svstème 
de  Cousin  est  dénoncé  et  attaqué  dans  deux  intéressants  opus- 
cules :  VEssai  s?/r  le  jjanlhéisme  de  l'abbé  Maret  et  les  Consi- 
dérations sur  les  doctrines  religieuses  de  M.  Victor  Cousin  de 
l'Italien  Gioberli  -. 

Un  tout  autre  adversaire,  Pierre  Leroux,  avait  cependant 
mieux  vu,  dès  1833  %  la  médiocrité  du  système. 

L'année  même  oii  il  revendiquait  si  noblement  les  droits  de 
la  philosophie  opposée  à  la  foi.  Cousin  vantait  la  méthode 
essentielle  à  laquelle  il  entendait  réduire  la  sienne  :  cette 
méthode,  c'est  l'éclectisme  ;  elle  prétend  unir  dans  une  vaste 
synthèse  toutes  les  vérités  que  renferment  les  grands  systèmes 
de  philosophie  de  tous  les  temps,  en  laissant  tomber  les  parties 
de  ces  systèmes  qui  se  repoussent  les  unes  les  autres,  et  en  ne 
retenant  que  celles  qui  se  concilient.  Pierre  Leroux  a  très  bien 
démêlé  dans  cet  éclectisme,  qui  commence  par  supposer  que 
toutes  les  vérités  ont  été  exprimées,  une  sorte  de  philosophie 
paresseuse  qui  est  la  négatioa  de  toute  vraie  philosophie.  En 
dépit  de  ses  affirmations  éloquentes,  une  telle  philosophie 
n'implique  aucune  croyance  profonde  :  si  elle  ose  être  consé- 
quente avec  elle-même,  elle  n'est  plus  qu'un  pur  scepticisme. 

11  V  a  dans  ces  reproches  une  grande  part  de  vérité,  et,  si  la 
philosophie  de  Cousin  échappe  h  l'imputation  de  scepticisme,  ce 
n'est,  comme  le  pense  Pierre  Leroux,  que  par  une  sorte  d'in- 
conséquence, de  divergence  entre  le  principe  du  système  et  les 
intentions  dont  est  animé  l'esprit  du  maître  qui  l'enseigne. 

La  philosophie  de  Cousin  n'est  pas  constituée,  en  effet,  par  une 


1.  Cours  de  1828,  première  lec^nn. 

2.  Traduit  en  fratK^ais  par  i'al>bé  Tourneur  en  1814. 

3.  La  Réfutation  de  l'éclectisme  fut  publiée  en  1839;  mais  cet  opuscule  n"élait 
que  la  réimpression  de  deux  articles  de  la  Reine  encyclopédique  (1833). 

Histoire  de  la  langue.  VU.  38 


594        KCIUVAINS    HT   (lUATHrilS   IIHLICIKUX.   —  PIIILOSOI'UKS 

sorte  (riii(lin'i''r(Mic<'  runcièrc»  à  Triiaid  de  tous  les  systèmes.  Elle 
les  ;i(lmel.  .ui  t'oiitraire,  précisément  dans  la  mesure  où  ils  se 
coiu'ilicnl  eux-mêmes  ;ivec  une  sorte  <le  spiritualisme  platoni- 
cien, (|u'il  faut  enleudre  d.uis  h»  sens  le  |dus  vague  qu'on  puisse 
donner  à  ces  mois.  Kl  le  malheur  (iii  la  logique  des  choses  a 
voulu  que,  taudis  (|ue  htiis  les  grands  philoso|)hes  ont  consacré 
leurs  elTorls  à  préciser  de  plus  en  plus  les  théories  qu'ils  avaient 
conçues,  Cousin,  pi'ofessour  de  philosophie  plus  que  philosophe, 
homme  d'action  plus  que  de  méditation.  Cousin,  moins  éj)ris 
de  la  \(''ril<''  pour  elle-même  que  souci(Mix  d'assurer  dans  l'Etat 
une  autorité  raisonnahle,  mît  tous  ses  soins  à  estomper,  du 
moins  d'un  côté,  les  arêtes  de  son  système  :  il  arrive  ainsi  à 
donner  à  son  spiritualisme,  de  l'aveu  même  d'un  de  ses  histo- 
riens*, «  une  forme  de  lieu  commun  j)opulaire  »  aussi  contraire 
que  possible  au  besoin  qui  commençait  dès  lors  à  se  manifester 
«  d'aitpliquer  à  la  philosophie  le  même  esprit  de  désintéresse- 
ment abstrait  (|ue  Ion  apporte  dans  toutes  les  autres  sciences  ». 

Il  faut  reconnaître  d'ailleurs  que,  dans  ce  genre  mixte  de  la 
jdiilosophie  oratoire,  qui  est  en  lui-môme  aussi  légitime  que 
toutes  les  tentatives  fait(?s  par  tel  ou  tel  de  nos  |)lus  grands  écri- 
vains pour  introduire  quelque  science  particulière  dans  la  con- 
versation des  «  honnêtes  gens  »,  le  livre  du  Vrai,  du  Beau,  du 
Bien,  par  la  netteté  de  l'ordonnance  et  la  n(d)le  aisance  de 
l'expression,  est  resté  et  restera  probablement  classique. 

On  a  reproché  aux  études  de  Cousin  sur  la  société  au 
xvn"  siècle,  de  manquer  de  couleur  et  de  vie.  Il  y  fait  preuve 
du  moins  de  deux  mérites  (ju'on  ne  trouve  pas  toujours  unis, 
le  souci  de  l'exactitude  et  la  passion.  Et  nous  ne  parlons  pas 
seulement  de  l'espèce  d'ardeur  avec  laqu(dle  il  se  fait  le  cham- 
pion rétrospectif  d'une  duchesse  de  Longueville  et  qui  donna, 
Iors(|ue  le  livre  parut,  matière  à  mainte  plaisanterie.  Mais  nous 
pensons  à  la  sympathie  qui  unil  Tàme  de  l'historien  à  celle  de 
l'époque  même  dont  il  essaie  de  faire  revivre  quelques  figures. 
C'est  par  l'elTet  d'un  goût  naturel  et  fortifié  par  la  réilexion, 
(ju'entre  toutes  les  épo([ues  de  l'histoire  de  la  France,  Cousin  a 
choisi,  jtour  l'c-ludier,  non   pas  le  tem[»s  de   Louis  XIV,   mais 

1.  l'aiil  J.inol.   Victor  Cousin  cl  son  œuvre,  xv. 


I 


JOUFFROY  o95 

celui  (le  Louis  XIII;  car  c'csl  alors,  lui  seml»le-l-il,  (|ue  r('S|irif, 
français  a  douné  la  mesure  de  sa  force  av<M:  une  s|)Oulaiiéil('', 
une  liberté,  une  variété  que  l'intluence  de  Louis  XIV  amoin- 
drira, en  «  elTaçant  les  caractèrc^s  »,  en  «  polissant  la  surface 
des  âmes  ».  De  cette  espèce  de  beauté  qui  précède  et  qui  sur- 
passe celle  de  l'art  proprement  classique,  Cousin  a  eu  le  senti- 
ment à  un  haut  degré.  Et  c'est  pourquoi  le  tableau  qu'il  trace  de 
la  société  dans  laquelle  il  la  trouve  réalisée  paraît  peut-être 
parfois  trop  favorable  au  modèle;  mais  c'est  pourquoi  aussi  ces 
livres  bien  documentés,  —  un  peu  compacts,  —  et  qui  restent 
instructifs,  se  laissent  encore  lire  avec  intérêt,  quoiqu'ils 
n'aient  ni  la  couleur  ni  le  mouvement,  on  a  eu  raison  de  le 
remarquer,  des  reconstitutions  historiques  d'un  Michelet. 

On  ne  peut  [)as  ne  pas  mentionner  encore,  parmi  les  œuvres 
littéraires  de  Cousin,  le  petit  écrit  qu'il  consacra  à  la  mémoire 
de  son  ami  le  comte  de  Santa-Rosa,  l'un  des  chefs  de  l'insurrec- 
tion piémontaisc  de  1825.  Renan  le  citait  avec  éloge,  et  il  est 
vrai  que,  par  la  mâle  émotion  dont  il  est  empreint,  il  ajoute 
quelque  chose  à  l'idée  que  laisse  dans  notre  esprit  la  lecture  des 
autres  ouvrages  de  Cousin. 

En  résumé  Cousin  demeure,  suivant  une  distinction  que  nous 
lui  empruntons  à  lui-même  *,  un  bon  écrivain  plutôt  qu'un  grand 
écrivain.  Il  faut  lui  faire,  en  effet,  au  nom  de  la  littérature,  des 
reproches  analogues  à  ceux  que  lui  adressent  les  philosophes  : 
il  a  manqué  de  cette  sincérité  profonde,  de  cette  habitude  de 
descendre  en  soi-même  qui  assure  une  sorte  de  supériorité  à 
deux  hommes  dont  la  réputation  fut  moins  bruyante  que  la 
sienne  :  l'un  est  Maine  de  Biran,  qu'il  reconnaissait  volontiers 
pour  son  maître,  que  nous  avons  mentionné  plus  haut:  l'autre 
est  son  disciple  JoufTroy. 

Jouffroy.  —  Né  en  1796,  mort  en  1842,  JoufFroy  entre  à 
l'Ecole  normale  en  1814.  Il  a  raconté  lui-même-  dans  (juel  état 
d'esprit  il  se  trouvait  au  moment  où  il  s'apprêtait  à  suivue  les 
leçons  de  Laromiguière,  celles  de  Royer-CoUard,  celles  enfin 
de   Cousin,  à  qui  une  conférence    avait   été   tout  récemment 


1.  Mot  rapporté  par  M.  Paul  Janet.  Yictoi'  Cousin  et  son  œuvre,  x. 

2.  De  rorf/anisnlion  des  sciences  p/iilosopliiquesj  deiixièiiie  partie  (dans  les  Nou' 
veaux  mélanges  philosopinques,  piii)liés  \Y,\r  Pli.  Damiron,  Pari?;,  in-8°,  1842). 


•590        KCIUVAIXS   ET   IHIATEI'IIS   RELIGIKUX.    —   1>IIIL(»S(I1>11ES 

confiée  :  né  et  élovc  dans  lo  sriii  du  cliristianisino,  il  venait  de 
rccoiiiiaîlic  ([uil  iTv  avait  pins  au  tond  de  lui-inùme  «  rien  qui 
fût  dolxtut  »  des  doctrines  qu'on  lui  avait  enseii;n(''es  depuis 
l'enfance.  Le  moment  de  cette  découverte,  dit-il,  fut  affreux.  Mais 
le  jeune  homme  n'était  pas  de  ceux  cpii  peuvent  «  s'endormir 
dans  le  sccqtlicisme  »  ;  il  attendit  avec  angoisse  de  la  philosophie 
la  réponse  que  la  relii^ion  ne  pouvait  plus  lui  fournir  «  sur 
l'énigme  de  la  destinée  humaine  ».  Quel  fut  son  désenchante- 
ment! La  seule  question  que  traitassent  ses  professeurs  était 
celle  de  l'origine  des  idées,  comme  si  dans  cette  <|uestion  toute 
la  philosophie  eût  été  comprise,  ou  si  de  la  solution  qui  devait 
intervenir  il  pouvait  attendre  lui-môme,  sur  le  mystère  qui 
l'inquiétait,  la  certitude  et  l'apaisement! 

Son  respect  du  devoir  im[)Osé  aux  élèves  de  l'Ecole  triompha 
de  son  dégoût,  en  attendant  ({u'il  conçût  à  son  tour  que  la  philo- 
sophie, comme  toute  science,  devait  procéder  par  une  série  de 
recherches  méthodiques  et  patientes. 

Bientôt  remarqué  par  Cousin  lui-même,  il  fut,  dès  1817, 
nommé  répétiteur  à  l'Ecole.  En  1828,  il  était  chargé,  comme 
suppléant,  du  cours  de  philosophie  ancienne  à  la  Faculté  des 
lettres;  en  1830,  on  le  nommait  professeur  d'histoire  de  la  philo- 
sophie moderne  à  la  Faculté  et  maître  de  conférences  à  l'Ecole 
normale,  et,  deux  ans  plus  tard,  [)rofesseur  de  philosophie 
grecque  et  latine  au  Collège  de  France.  Pendant  la  même 
périod(\  il  avait  donné  à  diverses  puhlications  libérales'  des 
articles  d'une  grande  éloquence  :  ce  sont  les  meilleurs,  les  plus 
hrillants  d'entre  eux  -,  ([u'il  a,  avec  divers  discours  et  leçons 
d'ouverture,  réunis  sous  le  titre  de  Mélanges  philosophiques {IS33). 

Après  sa  mort,  Damiron  publia^  ses  Nouveaux  mélanges,  qui 
contiennent  encore,  avec  un  nouveau  discours*  plein  tout 
ensemble  de  grandeur  morale,  de  simplicité  et  d'émotion,  son 
remar(|uable  opuscule  de  COrganisation  des  sciences  philoso- 
phiques. Par   sa  forme,  ce   travail  rappelle   le  Discours  de  la 

i.  Nolainment  au  Journal  le  Glohe  (lS2i-l.S31).  —  Rapiicloiis  d'ailleurs  que 
JoulFroy  fut  dopulé  de  Pontarlier  de  lS3i  à  183S. 

2.  Signalons  surtout  le  célèbre  article  :  Comment  les  dot/mes  finissent. 

:i.  Non  sans  y  laisser  insérer,  à  la  demande  de  Cousin,  une  correction  peu 
importante,  mais  dont  les  ennemis  du  chef  de  récleclismc  menèrent  alors 
grand  bruit. 

4.  Discours  prononce'  à  la  dislribulion  des  prix  du  Collège  C/tarlemaf/ne,  1840. 


JOUFFUOY  597 

méthode  :  l'auteur  cii  effet  y  donne  à  la  fois  un  (rjiilé  d  nue  sorte 
d'histoire  de  son  [)ropre  esprit. 

Aussi  bien,  est-ce  précisément  par  ce  qu'il  y  a  de  personnel, 
de  sincère,  de  pénétrant  dans  tous  ses  écrits,  qu'on  ressent 
encore,  à  le  lire,  une  sym|)athie  qu'il  n'a  jamais  été  donné  à 
Cousin  d'exciter,  malgré  l'éclat  et  la  diversité  de  son  talent 
dominateur.  Renan  raconte  '  qu'on  parlait  beaucou[)  en  lSi2,  au 
séminaire  d'Issy,  des  ouvrages  des  philosophes  modernes  : 
«  M.  Cousin,  rapporte-t-il,  nous  enchantait.  »  Mais,  en  j)arlant 
de  Jouffroy  :  «  Les  belles  pages  de  ce  désespéré  de  la  philoso- 
phie nous  enivraient,  dit-il;  je  les  savais  par  cœur.  » 

Cet  enthousiasme  n'a  rien  qui  puisse  nous  surprendre,  encore 
que  notre  goût  soit  devenu  plus  sobre  que  celui  des  jeunes  gens 
d'alors  et  que  certaines  de  ces  «  belles  pages  »  nous  semblent 
aujourd'hui  peut-être  un  peu  trop  oratoires.  C'est  que  partout 
sans  doute,  sous  l'écrivain,  sous  le  philosophe,  sous  l'orateur, 
on  sent  l'homme  chez  Jouffroy. 

Mais  il  y  a  plus,  et  c'est  encore  un  intérêt  de  ses  écrits,  qu'on 
ne  peut  les  isoler  de  l'époque  à  laquelle  ils  ont  paru  et  qu'ils 
nous  sont,  eux  aussi,  un  lion  témoignage  de  l'état  des  âmes  les 
plus  nobles  dans  le  second  quart  de  ce  siècle.  Le  chemin  qu'a 
[tarcouru  Jouffroy  est  précisément  l'inverse  de  celui  qu'a  par- 
couru Lacordaire.  Comme  celui-ci  est  allé  de  l'indifférence  à  la 
foi,  Jouffroy  est  allé  de  la  foi  à  la  philosophie.  Et,  [)ar  la  néces- 
sité des  choses,  Lacordaire  devait,  plus  que  Jouffroy,  trouver 
la  paix  dans  la  doctrine  qu'il  embrassait  définitivement.  Mais 
le  souvenir  du  moins  des  inquiétudes  qui  avaient  précédé 
sa  conversion  ne  fut  point  absent,  on  la  vu,  de  l'esprit  de 
Lacordaire  lorsqu'il  commença  à  son  tour  à  enseigner  les 
autres.  Et,  de  même,  Jouffroy  ne  se  libéra  jamais  du  regret  de 
cette  paix  profonde  à  laquelle  il  avait  volontairement  renoncé. 
Rien  ne  ressemble  moins  à  un  épicurisme  tranquille,  à  un  scepti- 
cisme satisfait  de  lui-même,  que  cette  austère  mélancolie  qui 
reste  le  caractère  dominant  de  l'éloquence  de  Jouffroy  ;  et  ceux-là 
n'ont  pas  beaucoup  forcé  sa  pensée,  qui  nous  le  représentent 
dans  son  âge  viril  comme  plein  non  seulement  de  «  respect  », 

I.  Souvenirs  cVenfance  et  de  jeunesse.  IV. 


598        ÉCRIVAINS   ET   OUATI-l-RS  RELIGIEUX.   —  PHILOSOPHES 

mais   de   «  s\  inpalhie  »  et  de  «  tendresse'  »  pour  la  religion 
même  aux  enseignements  de  laquelle  il  avait  cessé  d'être  soumis. 


BIBLIOGRAPHIE 

Li»iiiciiuai!a(.  —  Indépendamment  des  œuvres  diverses  qui  ont  été 
publiées  aux  dates  indiquées  dans  le  corps  du  chapitre,  Lamennais  a 
donné  une  édition  de  ses  Œurrcs  complctes  en  18i{6-18;i7,  Paris,  in-8,  et  une 
autre  en  1844,  Paris,  in-Ki.  Il  faut  y  ajouter,  outre  VEsquisse  d'une  philoso- 
phie, Paris,  i8U-18i-6,  in-8,  les  Œiirres  posthumes,  Paris,  4863,  in-8,  et  les 
Œuvres  inédites,  Paris,  1800,  in-8;  la  Correspondance  avec  le  baron  de 
VitroUes,  Paris,  1888,  in-8;  les  Lettres  à  Montalembert,  Paris,  1898,  in-8;  les 
Lettres  à  Benoist  d'Azi/,  Paris,  1898,  in-lG. 

A  coNst'LTEn  :  Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains,  t.  I.  —  Janet,  La 
philosophie  de  Lainciuiais.  Paris,  1889.  in-10. —  Spuller.  Lamennais,  Paris, 
18(1:2,  in-18.  —  A.  Roussel,  Lamennais,  Rennes,  189.),  in-16.  —  R.  P.  Mer- 
cier, S.  J.,  Lamennais,  d'après  sa  correspondance  et  les  travaux  les  plus 
récents,  Paris,  1894,  in-12.  —  A.  Roussel,  Lamennais  intime  d'après  une 
correspondance  inédite,  Paris,  1897,  in-l:2.  —  Ricard,  V école  menaisienne, 
Paris,  1883-1884,  in-12. 

Liacor<laii*e.  —  Œuvres  complètes,  Paris,  1872-1873,  in-8  ;  Correspondance 
inédite,  Paris,  1870,  in-8;  2<^  édit.,  1876;  Lettres  à  des  jeunes  gens,  Paris, 
1862,  in-8;  Lettres  à  la  comtesse  de  la  Tour  du  Pin,  Paris,  1863,  in-8;  Corres- 
pondance avec  il/™'^  Swetchine,  Paris,  1864,  in-8;  Lettres  à  J/"^"  de  Prailly, 
Paris,  1885,  in-8;  Lettres  à  Foisset,  Paris,  1886,  in-8;  Lettres  nouvelles,  Paris 
et  Lyon,  189.j,  in-8;  Lettres  à  la  princesse  Borghèse,  dans  Le  Correspondant 
du  10  janvier  1897;  Lettres  à  un  ami  du  séminaire,  Paris,  1898,  in-16. 

A  ciiNsrLTEK  :  Montalembert,  Le  P.  Lacordaire,  Paris,  18C2,  in-8.  — 
Foisset,  Vie  de  Lacordaire,  Paris,  1870,  in-8.  —  Le  R.  P.  Chocarne,  Le 
R.  P.  H.  D.  Lacordaire,  Paris,  1873,  in-8.  —  Ricard,  Vécole  menaisienne  : 
Lacordaire.  Paris,  1883,  in-12.  —  D'Haussonville,  Lacordaire,  Paris,  1895, 
in-16. 

Biilla.iiclie.  —  Œuvres,  Paris,  1832,  in-18.  Nous  avons,  "au  cours  de 
l'article,  indiqué  la  date  d'apparition  des  ouvrages  qui  ne  sont  pas  contenus 
dans  ce  recueil. 

A  CONSULTER  :  Faguet,  Bullanche  {Revue  des  Deux  Mondes,  l"^'"  janvier  1893). 

Nous  n'avons  pas  k  dresser  ici  une  bibliographie  étendue  de  l'œuvre  de 
Cousin  et  de  JouflFroy  ou  des  ouvrages  qui  leur  ont  été  consacrés  et  dont 
quelques-uns  ont  été  cités  dans  le  cours  de  l'arlicle.  Rappelons  seulement 
ici  les  plus  importants  de  ces  derniers  :  Paul  Janet,  Victor  Cousin  et 
son  œuvre.  Paris.  ISS.i.  in-8.  —Jules  Simon,  Victor  Cousin,  Paris,  1887, 
iQ.jg.  —  Barthélémy  Saint-Hilaire,  M.  Victor  Cousin,  sa  vie  et  sa  cor- 
respondance, Paris,  1895,  in-8.  —  Sainte-Beuve,  .louffroy  {Portraits  lit- 
téraires, t.  I).  —  Lair,  La  jeunesse  et  la  mort  de  Th.  Jouffroy  {Corres- 
pondant, janvier-février  1! 


1.  Damiron,  Notice  en  tète  des  Nouveaux  mélanges  philosophiques. 


CHAPITRE    XII 

ÉCRIVAINS    ET    ORATEURS    POLITIQUES 

De  1814  à  1852. 


/.  —  La  Restauration. 

LES  ÉCRIVAINS   POLITIQUES 

Deux  grandes  écoles  de  publicistes  sont  en  lutte  sous  la  Res- 
tauration, l'école  théocrati(]ue,  l'école  libérale.  A  la  tète  de 
l'école  théocratique  se  place  Joseph  de  Maistre.  A  la  tête  de 
l'école  libérale,  M'""  de  Staël.  Un  peu  à  l'écart,  libéral  tout 
ensemble  et  traditionnaliste  à  sa  façon,  isolé  par  l'originalité  de 
ses  vues  comme  par  l'orgueil  de  sa  pensée.  Chateaubriand.  Je 
ne  dirai  rien  de  Chateaubriand,  ni  de  Joseph  de  Maistre,  ni  de 
M"*'  de  Staël,  puisqu'il  a  été  parlé  longuement,  dans  ce  volume, 
de  chacun  d'eux.  Il  reste,  d'ailleurs,  dans  l'école  théocratique 
et  dans  l'école  libérale,  des  écrivains  qui,  tout  en  ayant  beau- 
coup emprunté,  méritent  de  n'être  pas  oubliés. 

Les  tliéocrates.  —  Le  nom  de  M.  de  Donald  -  a  été  grrand, 
ce  qui  surprend  aujourd'hui.  Tl  apparaissait  aux  contemporains 
comme  le  vainqueur,  comme  le  «  tombeur  »  du  xvui"  siècle. 

1.  Par  M.  Henry  Michel,  docteur  es  lettres,  chargé  de  courri  à  la  faculté  des 
Lettres  de  l'Université  de  Paris. 

2.  Bonald  (l"oi-1840).  Émigré  en  1791,  conseiller  de  l'Université  en  1810.  député 
de  ISlo  à  1822,  puis,  pair  de  France,  quitte  la  vie  puldique  après  la  Hévolution 
de  1830.  Il  a  écrit  un  grand  nombre  d'ouvrages  de  philosophie  pure.  11  a  été 
membre  de  l'Académie  frani-aise. 


600  KCIIIVAINS   HT   dUATKLUS   l'IlLITIOTES 

Voltaire,  Rousseau,  la  Hrvolulidii  iToMt  |>as  connu  d'adversaire 
jtlus  infatigable.  11  est  toujours  j)rèt  à  monter  à  la  tribune,  ou  à 
prendre  la  plume  du  polémiste  —  c'est  le  polémiste  que  je  con- 
sidère ici  —  pour  dénoiu'er  dans  les  institutions,  les  mœurs,  les 
lois,  les  idées  dues  aux  pliilosopbes,  un  |iéril  de  mori,  à  com- 
battre par  tous  les  movcns.  Ge[)endant,  il  (;st  un  moyen  que 
Donald  préfère  aux  autres  :  la  discussion.  11  a  confiance  dans 
la  controverse,  sans  avoir  confiance  dans  l'esprit  humain, 
puisque  ses  prémisses  sont  tirées  de  la  révélation.  Comme  les 
scolastiipies,  dont  il  rajeunit  les  procédés,  il  met  une  dialecti(jue 
serrée,  ingénieuse,  souvent  subtile,  quelquefois  redoutable  au 
service  de  théories  (|ui  n'ont  rien  à  voir  avec  les  données  natu- 
relles, ou  avec  l'acquis  expériinental  de  la  pensée. 

Pour  Bonald,  la  Société  n'est  pas  l'œuvre  du  vouloir, 
comme  le  prétendaient  les  {)hilosophes.  La  société  est  un  vivant. 
L'être  social  se  développe  suivant  des  lois  posées  par  le  Créa- 
teur; il  est  doué,  comme  tous  les  vivants,  d'un  pouvoir  interne, 
(pii  maintient  en  cohésion  les  éléments  dont  il  se  compose,  et 
en  dirige  l'évolution  vers  une  fin  commune.  La  Société  forme 
les  individus,  non  pour  eux,  mais  pour  elle-même.  D'oîi  cette 
conséquence  :  il  n'y  a  pas  place  pour  un  droit  naturel,  anté- 
rieur et  supérieur  aux  arrangements  locaux  et  particuliers,  pour 
le  droit  de  l'individu,  considéré  à  part  du  tout  dont  il  est 
une  fraction.  L'individualisme,  avec  toutes  ses  applications 
morales,  juriditjues,  politi(|ues,  est  une  absurdité  compliquée 
d'un  blasphème.  (Vest  Dieu  même  qui  a  ordonné  la  Société,  qui 
assigne  à  chacun  de  ses  membres  une  place  immuable,  un  lole 
obligatoire.  La  politique  n'est  ni  un  art,  ni  une  science  dont  le 
génie  humain  juiisse  pénétrer  le  secret.  Elle  est  l'application  aux 
relations  des  hommes  entre  eux  d'un  décret  divin.  Lire  dans  la 
volonté  de  Dieu,  c'est  tout  ce  que  l'homme  peut  se  promettre. 
11  y  réussit,  grâce  au  concours  de  cet  interprète  des  volontés 
de  Dieu  sur  la  terre  :  le  Pouvoir. 

Le  Pouvoir  (c'est  Bonald  qui  met  des  majuscules  à  tous 
ces  mots.  Pouvoir,  Société,  comme  pour  les  grandir,  et  les 
élever,  en  quelque  sorte,  au-dessus  de  la  prise  des  hommes)  est, 
lui  aussi,  un  vivant.  11  se  révèle  sous  des  aspects  divers.  Dieu, 
le  .Médiateur,  le  Chef  d'État,  le  Père  de  famille.  Les  décisions  du 


LA    KKSTArUATIDN  601 

père  (le  famille,  du  chef  d'Etat  sont  celles  mômes  de  Dieu,  l'allés 
requièrent  une  obéissance  absolue  et  sans  n''|)li(|iie.  L'hilal  liien 
organisé,  l'Etat  selon  la  Vérité,  constitue  une  «  grande  famille  » 
qui  absorbe  toutes  les  petites,  et  recueille  dans  son  sein, 
pour  les  secourir,  les  former,  tous  les  «  délaissés  ».  Cet  Etat 
sera  très  puissant,  comme  Ta  été  l'Etat  de  Napoléon,  Singulier 
compromis,  et  (jui  donne  sa  date  au  système  de  IJonald  :  il 
ne  tarit  pas  quand  il  loue  l'ancien  régime,  ce  qu'il  appelle,  et 
ce  qu'on  appelait  volontiers  autour  de  lui,  pendant  la  Hes- 
tauration,  par  un  abus  de  termes  que  les  recherches  histoii- 
ques  les  plus  récentes  n'ont  pas  confirmé,  «  la  Constitution  de 
l'ancienne  France  ».  Mais  cela  ne  l'empêche  pas.de  témoigner 
l'admiration  la  plus  vive  pour  l'Empire.  Il  voudrait  que 
Louis  XVIII,  dépositaire  de  la  Légitimité,  eût  aussi  la  Force, 
comme  l'usurpateur. 

Telles  sont  les  idées  essentielles  de  M.  de  Donald  en  politique. 
Elles  se  distinguent,  on  le  voit,  des  idées  de  Joseph  de  Maislre, 
et  elles  y  ressemblent.  C'est,  au  fond,  la  même  aspiration,  servie 
par  une  méthode  différente.  Le  docteur,  en  Donald,  fait  tort 
à  l'écrivain.  Il  abuse  des  divisions,  il  pousse  jusqu'à  la  manie, 
jusqu'au  tic  le  culte  de  la  trinité.  Les  mots,  les  idées,  tout 
marche  par  trois  chez  lui,  et  il  croit  avoir  vraiment  rendu 
compte  du  mystère  des  choses,  quand  il  l'a  ramené,  avec  une 
intrépidité  un  peu  puérile,  à  son  système  ternaire.  La  lecture 
des  écrits  de  M.  de  Donald  fatiguerait  vite,  si  l'effort  dialec- 
tique n'était  intéressant  par  lui-même.  La  langue  qu'il  parle  est 
très  terne,  mais  très  ferme.  On  s'expliquerait  mal  qu'il  ait  été 
à  ce  point  admiré  de  ses  contemporains,  si  l'on  ne  tenait 
compte  de  l'attitude  qu'il  a  fort  habilement,  quoique  peut-être 
fort  naïvement  choisie.  Il  plane  au-dessus  des  contingences.  Il 
a  lu  dans  le  livre  de  Dieu,  et  il  dicte  à  son  parti  ce  qu'il  y  a  lu. 
Le  penseur  —  on  l'appelait  ainsi  —  possédait  un  prestige,  dont 
l'écrivain  a  bénéficié.  Le  prestige  dissipé,  médiocre  paraît  le 
talent. 

Les  libéraux.  —  Les  théocrates  ont  eu  pour  eux  la  hauteur 
des  formules,  et  la  majesté  de  l'effort.  Ils  veulent  ramener 
l'homme  à  Dieu,  détruire  la  société  moderne,  pour  la  refaire. 
C'est  une  très  grande  entreprise,  qui  requiert  des  gestes  amples, 


CO-2  ÉCHIVAINS   HT   ORATEURS  POLITIQUES 

ot  (les  mots  magnifiques.  Los  libéraux  se  proposent  un  ohjet  j>lus 
ukmIcsIc.  Ils  veulent  consolide!"  (|uel(|ues-uns  des  résultats  de  la 
Hévolution  française,  et  en  retrouver  d'autres,  que  la  Terreur 
et  l'Empire  ont  compromis,  ou  aliolis.  Leur  attitude  est  infi- 
niment plus  simple,  et  leur  verbe,  moins  sonore.  Ils  disent  pour- 
tant des  choses  intéressantes. 

Benjamin  Constant.  —  Quelle  existence  extraordinaire, 
que  celle  de  IJcnjanuM  Constant  '!  Voilà  un  étranger,  qui  entre 
en  amateur  dans  la  politique  d'un  pays  où  le  fixent  une  aventure 
de  jeunesse  et  la  facilité  qu'il  y  trouve  à  satisfaire  ses  goûts  de 
plaisir.  Il  sert  le  Directoire,  il  accepte  le  18  brumaire,  il  est, 
en  1S13,  l'une  des  cymbales  qui  annoncent  à  l'univers  étonné  la 
chute  prochaine  de  l'Empereur.  Il  est,  en  1814,  l'une  des 
colonnes  de  la  Charte,  et,  quelques  semaines  plus  tard,  il  se  fait 
la  caution  de  l'Empire  libéral,  et  rédige  l'Acte  additionnel.  On 
aurait  pu  le  croire  déconsidéré  à  jamais.  Point  :  le  voilà  qui 
devient  «  le  maître  d'école  de  la  liberté  »,  et,  en  un  temps  où  ne 
manquent  ni  les  hommes  de  mérite,  ni  les  politiques  dont  l'exis- 
tence a  de  la  tenue,  il  meurt,  après  une  révolution  nouvelle, 
président  du  Conseil  d'Etat.  La  jeunesse  des  écoles  porte  à  bras 
son  cercueil.  Elle  réclame  pour  lui  les  honneurs  du  Panthéon! 

Les  premiers  écrits  politiques  de  Benjamin  Constant  sont 
d'un  élève  du  xvin'^  siècle,  qui  répète  ses  maîtres.  Ces  écrits 
sont  oubliés  aujourd'hui,  et  quand  on  parle  de  Constant,  on  cite 
d'abord  le  pamphlet  célèbre  de  1813,  C Esprit  de  conquête  et 
Vnsurpalion.  C'est,  en  effet,  un  ouvrage  qui  marque.  Je  crois  bien 
qu'il  faut  aller  jusqu'à  Tocqueville,  pour  trouver  quelque  chose 
de  comparable,  soit  pour  la  valeur  de  la  pensée,  soit  pour  l'in- 
térêt et  la  vigueur  de  la  forme.  Certaines  jiages  de  cet  écrit  ren- 
ferment des  idées  qui  ont  fait  fortune,  et  d'autres  qui  mérite- 
raient d'être  mieux  connues.  On  y  voit  apparaître,  notamment, 
la  (listiiiction  trop  négligée  d'habitude  entre  la  liberté  moderne 
et    la   liberté    antique,   distinction   féconde   et  lumineuse,   qui 


I.  Benjamin  Constant  (1"6"-1880).  Né  à  L.'uisnnno,  il  réclamera  plus  tard  la 
nationalité  française,  comme  descendant  d'une  famille  réfugiée  en  Suisse,  Ji  la 
Révocation  de  l'Édit  île  Nantes.  Membre  du  Tribunaf.  exclu  par  Napoléon,  il 
séjourne  en  Allemagne  cl  en  Italie  avec  M"'  de  Slaél.  Il  est  conseiller  d'État 
pendant  les  Cent-Jours,  et  député  en  1819. 11  meurt,  après  la  Révolution  de  Juillet, 
président  du  Conseil  d'Ktat. 


L.\    ItKSTArilATloN  603 

éclaircrail,  si  l'on  s'y  i-cporlail  plii^  somciil,  hicii  des  (jiioslioiis 
oliscui'cs,  cl  Iraiiclicrail  liicii  des  ([iiestions  litigieuses, 

La  liberté,  pour  les  anciens,  c'est  uniquement  la  participa- 
tion à  la  souveraineté,  le  droit  de  décider,  sur  la  place  j)ul)lique, 
des  affaires  communes.  La  liberté,  pour  les  modernes,  c'est  (et 
ici  je  cite  un  texte  postérieur  à  CEsprit  de  conquête,  mais 
Constant  est  revenu  sur  cette  idée,  et  il  en  a  perfectionné  l'ex- 
pression), c'est  «  le  droit  de  n'être  soumis  qu'aux  lois,  de  ne 
pouvoir  être  ni  arrêté,  ni  détenu,  ni  mis  à  mort,  ni  maltraité 
d'aucune  manière  par  l'etlet  de  la  volonté  arbitraire  d'un  ou  de 
plusieurs  individus.  C'est,  pour  chacun,  le  droit  de  dire  son 
opinion,  de  choisir  son  industrie  et  de  l'exercer  ;  de  disposer  de 
la  propriété,  d'en  abuser  même;  d'aller,  de  venir  sans  en  obtenir 
la  permission,  et  sans  rendre  compte  de  ses  motifs  ou  de  ses 
démarches.  C'est,  pour  chacun,  le  droit  de  se  réunir  à  d'autres 
individus,  soit  pour  conférer  sur  ses  intérêts,  soit  pour  professer 
le  culte  que  lui  et  ses  associés  préfèrent.  Enfin,  c'est  le  droit 
pour  chacun  d'influer  sur  l'afhninistration  du  g-ouvernement, 
soit  par  la  nomination  de  tous  ou  de  certains  fonctionnaires, 
soit  par  des  représentations,  des  pétitions,  des  demandes,  que 
l'autorité  est  plus  ou  moins  obligée  de  prendre  en  considéra- 
tion*. »  Quelques  traits  ont  vieilli  :  ils  correspondent  à  des 
institutions  abolies  et  dépassées.  Mais  l'ensemble  garde  sa 
valeur.  Le  citoyen  des  temps  antiques,  libre  comme  membre 
du  souverain,  consent  à  l'être  très  peu,  ou  même  à  ne  pas 
l'être  du  tout,  comme  individu.  L'homme  moderne  tient  par- 
dessus tout  à  l'indépendance  individuelle.  C'est  d'abord  qu'il 
trouve  son  plaisir  dans  l'exercice  de  cette  indépendance.  Puis, 
elle  lui  est  indispensable  pour  professer  la  croyance  qu'il  juge  la 
plus  vraie.  Les  écrits  politiques  de  Benjamin  Constant  déter- 
minent les  conditions  de  la  liberté  politique.  Son  grand  ouvrage 
sur  la  religion,  trop  peu  lu,  très  pénétrant  par  endroits,  atteint 
la  racine  même  de  tout  individualisme. 

Revenons  à  la  politique.  Benjamin  Constant  a  montré  (ju'un 
peuple  ne  peut  pas  vivre  heureux  sans  la  liberté.  Et  il  a  montré 
aussi  comment  le  pouvoir  doit  être  organisé,  pour  que  la  liberté 

1.  De  la  liberté  des  anciens  comparée  à  celle  des  modernes  (OKuvres.  Ed.  Laboii- 
layp.  t.  11.  j).  .'iil.) 


604  ÉCIUVAIXS   ET  (iHATHlltS   POLITIQUES 

polili(jue  existe.  Nul  na  inieiix  coniiu  (|iie  lui,  ni  démonté  avec 
plus  de  dextérité  tous  les  ressorts  de  la  monarchie  constitution- 
nelle. Nul  n'a  plus  contribué  à  la  réaction  modérée  contre  les 
idées  de  liousseau.  Constant  n'invoque  pas  les  arguments  des 
théocrates.  Mais  il  n'aime  pas  plus  cpi'eux  «  l'éternelle  métaphy- 
sitjuc  du  Contrat  social  »,  et  il  souhaiterait  (ju'on  ne  la  recom- 
meni^àt  j)oint.  Le  peu|)le,  selon  lui,  est  souverain  en  un  sens 
seulement,  en  ce  sens  que  nulle  fraction  du  peuple,  nulle  asso- 
ciation, nul  individu  n'est  fondé  à  opposer  sa  souveraineté  à  celle 
de  la  masse.  Mais  le  peuple  en  corps  ne  jouit  de  la  souveraineté 
que  pour  la  déléguer.  Et  sitôt  qu'il  l'a  déléguée,  il  l'a  perdue.  Au 
surplus,  il  n'est  pas  de  forme  de  souveraineté  qui  n'expire  devant 
les  droits  «  imlépendanls  de  toute  autorité  sociale  ou  [)olitique  » 
(juc  liiidividu  possède.  Un  seul  individu  est-il  menacé  dans  son 
droit?  «  La  nation  entière,  moins  le  citoyen  qu'elle  opprime,  est 
usurpatrice  et  factieuse.  » 

Benjamin  Constant  a  exercé  une  grande  inlluence,  non  seu- 
lement parce  qu'il  a  posé  avec  décision,  avec  précision,  des 
principes  très  nets;  mais  aussi  parce  qu'il  a  été  constamment 
sur  la  brèche.  De  1817  à  1831,  il  n'est  pas  une  circonstance 
importante  oii  il  ne  paye  de  sa  personne,  orateur  écouté,  mais 
surtout  publiciste  très  lu  et  très  goûté.  La  forme  de  ses  écrits 
est  rapide,  nerveuse,  éloquente  parfois,  mais  éloquente  sans 
phrase.  La  langue  de  Constant  est  franche,  simple;  son  style, 
sans  autre  éclat  que  celui  de  l'acier  qui  coupe  et  pénètre  dans  la 
chair  de  l'idée.  Les  écrits  de  Constant  n'ont  })resquc  pas  une  ride, 
malgré  tant  <le  changements  qui  se  sont  produits  dans  l'ordre 
social  et  }tolitique.  Et  c'est  un  rare  mérite,  car  rien  ne  A'ieillit 
jdus  vite  qu'un  pamphlet,  ou  même  un  traité  de  philosophie 
politique.  11  a  mis  dans  les  siens  un  bon  sens,  une  mesure,  un 
discernement  avisé,  un  sens  des  vérités  éternelles  du  libéralisme 
qui  les  ont  préservés  à  miracle  de  la  caducité  et  de  la  mort. 

Courier  et  Béranger.  —  Paul-Louis  Courier  et  Déranger 
ont-ils  été,  ù  pi'oprement  parler,  des  publicistes?  Non.  Et  bien 
que  leurs  écrits  aient  largement  contribué  à  aflaiblir  le  gouver- 
nement de  la  Restauration,  et  à  en  préparer  la  chute,  une  his- 
toire des  idées  les  mentionnerait  à  peine.  L'histoire  de  la  litté- 
rature leur  doit  une  place,  en  raison  du  talent  qu'ils  ont  déployé. 


LA    HKSTArilATIIiN  605 

Confier'  a  servi,  el  mal  servi,  (•(iiiinie  olfirier  sons  l'Empire. 
Il  mène,  sons  la  lUvslanration,  la  \ie  (rnii  ijeiilillidnime  cam- 
pajiiianl.  iJans  ce  réj^ime.  il  ih'lesle  ce  (|ni  en  l'orme  l'essence 
même  :  rnnion  étroite  «le  la  relii^ioii  el  de  la  lég^itimité.  11 
entreprend  contre  l'autel  et  le  trône  une  petite  guerre,  dont  ils 
se  sont  tous  deux  mal  tr(»nv(''s.  Courier  demande  une  monarchie 
bourgeoise.  11  a  été  l'un  des  fauteurs  de  l'orléanisme.  Et  il  a 
donné,  le  premier,  la  formule  de  ce  libéralisme  bonapartiste  qui 
fut  la  grande  erreur,  non  reconnue  et  inolTensive  au  début, 
de  beaucoup  d'adversaires  de  la  Restauration,  et  même, 
plus  tard,  de  la  monarchie  de  Juillet.  La  difTusion  dans  le 
peuple  de  cet  état  dame,  après  18'i8,  a  rendu  de  nouveau  pos- 
sible l'avènement  d'un  Napoléon.  Courier  porte  avec  Déranger, 
mais  à  un  degré  moindre  ,  sa  part  de  responsabilité  dans 
l'aventure. 

Ecrivain,  Courier  possède  toutes  les  qualités  les  plus  rares, 
gâtées  par  la  manière.  Il  apporte  une  finesse  nanjuoise  et 
paysanne  au  maniement  d'une  langue  très  savoureuse,  très 
savante  aussi  —  trop  savante,  —  parfois  un  peu  tendue,  le  plus 
souvent  nette,  et  rapide,  et  gracieuse.  Il  a  puisé  abondamment 
dans  l'antiquité  grecque.  Il  se  vantait  de  lire  chaque  jour  Aris- 
tote,  Plutarque  et  l'Evangile  dans  l'original.  Courier  est  une 
apparition  charmante  et  imprévue,  à  cette  date,  dans  les  lettres 
françaises. 

Plus  encore  que  les  pamphlets  de  Courier,  demeurés  aux 
mains  des  délicats,  les  chansons  de  Béranger  ■  ont  fait  du  mal  à 
la  Restauration.  Elles  ont  pénétré  partout,  ces  chansons,  n'étant 
pas  d'intelligence  difficile,  et  offrant  aux  moins  exigeants  l'attrait 
de  leurs  légèretés.  Partout,  elles  ont  insinué  le  mépris  du  régime 
établi.  Nul  rapport,  à  vrai  dire,  entre  la  manière  de  Béranger  et 
celle  de  Courier,  sauf  une  certaine  sobriété  classi(|ue.  Mais  le 
but  visé  par  les  deux  écrivains  est  le  même,  et,  quelquefois,  les 
moyens  se  ressemblent.  Béranger,  lui  aussi,  mêle  l'éloge  de  la 

1.  Courier  (1"72-1825).  Il  est  lieutenant  en  l"'J3,  il  démissionne  en  1809,  puis 
reprend  du  service,  el  quitte  de  nouveau  l'armée,  pendant  la  guerre  d'Allemagne. 
Il  a  vécu,  sous  la  Restauration,  retiré  en  Toiiraine. 

■2.  Béranger  (1780-185"),  d'abord  apprenti  imprimeur,  puis  employé  de  banque, 
el  liancjuier,  enfin  expéditionnaire  dans  les  bureaux  de  l'Université.  En  1848,  il 
est  élu  représentant  du  peuple,  mais  démissionne  presque  aussitôt. 


I 


600  ÉCUIVAINS   ET   ORATEUUS   POLITIQUES 

o-loirc  militaire  à  réloiic  de  la  liberté.  Très  avisé,  très  prudent 
trailleurs,  il  est  bien  avec  tout  le  monde,  surtout  avec  les  préfets 
(b'  police  des  régimes  (juil  cbansonne.  J^es  libéraux  le  regardent 
comme  un  libéral,  les  républicains,  comme  un  ré[)ublicain,  et 
lorsqu'il  meurt,  en  18ol,  le  g-ouvernement  de  Napoléon  III  lui 
rend  des  lionneurs  ])ublics,  parce  que  ses  chants  «  consacrés  au 
culte  de  la  patrie,  ont  aidé  à  perpétuer  dans  le  cœur  du  peuple 
le  souvenir  des  gloires  impériales  ».  Déranger  mérite,  en  somme, 
le  bien  que  les  partis  qu'il  a  servis  ont  dit  de  lui,  et  beaucoup 
du  mal  (jurn  oui  dit  b'S  partis  (piil  a  c(jmbattus. 

LES   ORATEURS 

Le  milieu.  —  Les  Chambres  de  la  Restauration  ne  ressem- 
blaient guère  à  celles  que  nous  avons  sous  les  yeux,  et  il  est 
besoin  d'un  ellort  d'imagination  pour  se  les  représenter,  avec 
leur  tribune  solennelle,  où  Ton  montait  en  costume,  avec  les 
«  opinions  »  écrites  qui  s'y  débitaient,  avec  leur  personnel 
généralement  assez  âgé.  Rares  étaient  les  orateurs  qui  ne 
lisaient  ni  ne  récitaient.  Les  premières  improvisations  de  M.  de 
Serre  allèrent  aux  nues.  Pour  apprécier  les  hommes  et  les 
œuvres,  il  faut  nous  fier  aux  témoignages  contemporains,  plus 
qu'à  notre  goût,  si  nous  ne  voulons  pas  nous  montrer  trop 
sévères. 

Les  hommes.  —  Outre  Donald,  compli(jué  dans  ses  dis- 
cours comme  dans  ses  écrits,  et  meilleur  écrivain  qu'orateur, 
il  faut  citer  un  La  Rourdonnaye,  toujours  prêt  à  célébrer  en 
termes  emphati(iues,  mais  non  dépourvus  de  chaleur,  sa  foi 
légitimiste;  un  Ilyde  de  Neuville,  qui  détend  le  roi  comme  un 
chevalier  sa  dame;  un  Marcellus,  barde  médiocre,  mais  élé- 
gant ;  un  Villèle,  déjà  orateur  d'affaires,  et  qui  réussit  à  se 
dégager  de  la  phraséologie  à  la  mode,  poin-  traiter  les  (juestions 
sobrement  et  avec  une  certaine  force;  un  Martignac  enfin,  disert 
et  mélodieux.  Du  côté  des  libéraux,  Denjamin  Constant,  qui, 
comme  Donald,  parle  après  avoir  écrit,  mais  parle  aussi  bien 
qu'il  écrit;  Manuel,  le  général  Foy,  Camille  Jordan,  de  Serre, 
iinyti-Collanl.  Et  toujours,  en  dehors,  au-dessus,  parfois  au 
milieu  des  partis,    Chateaubriand,    qui,    tandis   (jue   les  autres 


LA   RESTAI  IIATION  607 

militent  pour  la  lilirrli'  ou  pour  raul(»ril('"  royale,  Iravaillc,  vir- 
tuose (le  légoïsme,  à  laj^loiie  de  ("Jialcauliriauil. 

Les  orateurs  crextrèuie  droite  (N'fcudenl,  sans  ari;uinents  ori- 
ginaux, le  trône  et  laulel.  Us  tonnent  contre  les  audaces  du 
siècle,  contre  les  crimes  de  la  Révolution.  Les  libéraux,  qui 
atta([uenl,  au  lieu  de  parer  les  coups,  ex|)riment  les  besoins,  les 
inquiétudes,  l(>s  alTections  de  la  France  nouvelle.  Us  le  font 
souvent  en  beau  laniiage;  parfois,  dans  les  formes  convenues 
de  rép0(|ue,  (pii  paraissent  intolérables  aujourd'bui.  On  trouve, 
en  vérité,  peu  de  plaisir  à  lire  Manuel,  ou  le  général  Fov,  ou 
Jordan.  L'élo(juence  de  Royer-Collard,  celle  de  M.  de  Serre  résis- 
tent mieux  à  l'épreuve.  La  raison  en  est  sans  doute  ipie  de 
Serre  possède  un  véritable  tempérament  d'orateur,  et  que  Hover- 
Collard  est  un  philosophe  politique,  dont  la  pensée,  plus  mobile 
qu'elle  ne  passe  pour  l'être,  intéresse  par  ses  évolutions. 

De  Serre.  —  «  De  Serre  ',  écrit  Cormenin,  dans  un  livre 
méchant,  mais  curieux  —  là  surtout  oîi  il  donne,  au  lieu  d'un 
jugement,  un  coup  de  crayon,  —  de  Serre  était  long  et  maigre 
de  corps.  Il  avait  le  front  haut  et  proéminent,  les  cheveux  plats, 
l'œil  vif,  la  bouche  pendante,  et  la  physionomie  inquiète  d'un 
homme  passionné.  Il  ànonnait,  en  commençant  à  parler,  et  l'on 
voyait  à  la  contraction  de  ses  tempes,  que  les  idées  s'amassaient 
lentement  et  s'élaboraient  avec  effort  dans  son  cerveau.  Mais, 
peu  à  peu,  elles  s'arrangeaient,  elles  prenaient  leur  cours,  et 
elles  sortaient  dans  un  ordre  pressé  et  merveilleux.  Il  pliait, 
il  palpitait  sous  leur  poids,  et  il  les  répandait  en  magnitiques 
images,  en  expressions  pittoresques  et  créées.  »  De  toute  cette 
éloquence,  il  reste  surtout  un  grand  souvenir,  et  (iuel(|ues  for- 
mules, d'ailleurs  belles. 

Royer-Gollard.  —  Royer-GoUard  -,  cà  la  tribune,  professe. 
Mais  s'il  a  eu  quel([ues-uns  des  défauts,  il  a  eu  les  (jualités 
essentielles  du  professeur.  Et  d'abord  l'art  de  concentrer  son 
effort  sur  le  [)oint  qu'il  veut  mettre  en  lumière.  Royer-Collard 

1.  De  Serre  (lTi6-1824).  Émifrre  au  début  de  la  Révolution,  rentre  en  France 
en  1802,  et  accepte  les  fonctions  de  magistrat.  Député  en  1815,  ministre  en  1818 
et  en  1820;  puis  ambassadeur  à  Naples  en  1822. 

2.  Royer-Collard  (1";G3-1846).  Secrétaire  de  la  Commune  de  Paris,  en  1"92. 
Membre  du  Conseil  des  Cin(]  Cents  en  1797.  Professeur  à  la  Faculté  des  Lettres 
de  Paris  sous  TKmpire.  Député  en  1815.  Président  de  la  Chambre  en  1827,  il 
fait  parlie  du  parlement  jusqu'en  1843.  Membre  de  l'Académie  française. 


608  KCIUVAINS   HT   (UlATKrUS   POLITIOIKS 

a  aussi  la  rigueur  dans  rcnchaînemcnl  des  propositions,  le  don 
des  formules,  l'accent  impérieux  et  décisif.  Lisez-le  :  il  semble 
qu'il  ait  raison  en  tout  ce  qu'il  dit.  Etudiez-le,  et  sous  la  majesté 
des  mots,  vous  discernerez  souvent  la  faiblesse  des  vues;  sous 
la  contexture  serrée  de  l'arg-umentalion,  des  idées  vacillantes, 
fuyantes  môme.  Cela  tient  à  ce  que  Royer-Collard  est  un  Doc- 
trinaire, le  i)rototype  des  Doctrinaires,  ainsi  nommés  par  anti- 
phrase, sans  doute,  et  parce  que  le  propre  de  leui-  polili<|ue  est 
de  subordonner,  en  toute  rencontre,  la  doctrine  aux  faits.  «  Au 
lieu  de  dominer  les  circonstances  de  la  hauteur  des  théories,  a 
dit  (|U(d(ju'un  (|ui  le  connaît  bien',  Koyer-Collard  élève  à  l'état 
de  théorie  l'inspiration  môme  des  circonstances.  »  Il  faut 
renoncer  à  mettre  de  l'unité  dans  la  pensée  politique  de  Royer- 
Collard,  comme  l'ont  tenté,  sans  succès,  quelques  amis  trop 
zélés.  Entre  la  théorie  du  gouvernement  consultatif  qu'il  expose 
en  181  G,  et  le  rôle  qu'il  joue  dans  les  événements  de  1830,  aucun 
raccord  n'est  possible. 

Si  l'unité  n'existe  pas  dans  les  idées  de  Royer-Collard,  elle  se 
trouve,  au  |)liis  haut  point,  dans  ses  sentiments.  Il  en  est  deux 
qui,  chez  lui,  n'ont  jamais  varié,  jamais  fléchi,  qui  ont  toujours 
dirigé  sa  conduite,  et  qui  ont  bien  servi  son  élo(juence.  Le  pre- 
mier, c'est  l'horreur  de  la  souveraineté  populaire,  telle  qu'il  l'a 
vue  s'exercer  aux  heures  mauvaises  de  la  Révolution.  Et  le 
second,  c'est  l'orgueil  bourgeois.  Royer-Collard  ne  comprend 
pas  le  peuple;  mais  il  a,  contre  les  privilégiés  de  l'ancien 
régime,  contre  la  noblesse,  toutes  les  préventions  d'un  légiste 
de  1789.  On  connaît  son  mot  à  un  ministre,  qui  lui  parlait  du 
désir  exprimé  par  le  Roi  de  le  faire  comte  :  «  Comte  vous- 
même!  »  répliqua-t-il. 

Le  double  sentiment  dont  je  note  ici  l'induence  man|ue  les 
limites  de  la  pensée  politique  de  Royer-Collard,  en  même  temps 
(ju'il  ex|di(|ue  son  r(Me  sous  la  Restauration.  Légitimiste,  il  s'est 
toujours  défendu  de  faire  la  moindre  concession  à  la  Révolution. 
Jiourgeois  dans  l'àme,  il  a  contribué,  autant  que  pas  un,  quand 
il  a  vu  en  péril  la  Charte,  et  les  libertés  bourgeoises,  au  renver- 
sement d(!  Charles  X. 

I.  Le  .lue  .1.-  BruL'Iie. 


LA  MONAItClllK   llK  .IIILLKT  609 


//.   —  La  îuonarchie  de  Juillet. 

LES   ORATEURS 

La  monarchie  de  Juillet  est  née  des  luttes  de  la  tribune.  Et 
c'est  à  la  tribune  que  les  questions  essentielles  ont  été  d'abord 
traitées.  En  plaçant  les  orateurs  avant  les  écrivains  politiques, 
nous  suivons,  dans  nos  divisions,  l'allure  de  l'histoire.  Mais, 
ici  encore,  il  faut  simplifier,  élaguer.  Quelques  pag-es  seule- 
ment pour  tant  de  noms!  Choisissons  les  plus  représentatifs. 
Casimir  Perier,  le  duc  de  Broglie,  ïhiers,  Guizot  nous  servi- 
ront à  comprendre  le  régime  qu'ils  défendent  ;  Mauguin,  le 
général  La  Fayette,  Odilon  Barrot,  Lamartine,  à  comprendre 
l'opposition  qui  combat  ce  régime.  Et  il  faudra  parler  à  part 
de  Berryer,  qui  n'est  de  cœur  ni  avec  le  pouvoir,  ni  avec  ses 
adversaires.  Mais,  d'abord,  il  convient  de  rappeler,  pour  l'intel- 
ligence de  ce  qui  va  suivre,  les  traits  dominants  de  la  situation 
politique  au  lendemain  de  la  révolution  de  1830. 

La  première  question  débattue  à  la  Chambre  est  celle  de  savoir 
ce  que  deviendra  le  régime  de  Juillet.  L'avènement  du  peuple, 
disent  les  Mauguin,  les  La  Fayette,  quelques  autres  encore. 
«  Un  1688  français  »,  répond  le  duc  de  Broglie  ;  «  un  minimum 
de  révolution  »,  corrige  Guizot;  «  un  expédient  pour  remédier 
aux  difficultés  nées  d'une  incompatibilité  d'humeur  entre  la 
France  elle  roi  »,  insinue  Thiers.  De  belles  joutes  se  livrè- 
rent sur  ce  thème.  Puis,  quand  Thiers,  Guizot  et  de  Broglie 
eurent  cause  gagnée,  on  entra  dans  la  période  médiocre  et 
morne  dont  Tocqueville  a  fait  une  si  vive  peinture.  N'importe, 
l'objet  des  discussions  avait  beau  être  mesquin  :  la  liberté 
politique  régnait,  et  elle  ennoblissait  toutes  choses. 

Casimir  Perier.  —  Casimir  Perier  '  a  été  l'homme  d'action 
dont  la  monarchie  nouvelle  s'est  servie  quand  l'émeute  grondait 
encore,  pour  renier  et  dompter  l'émeute.  Chef  du  gouvernement 
pendant  quebjues  mois,  il  défend  avec  une  énergie  passionnée 

1.  C.  Perier  (17'77-1S32).  Officier  du  génie,  pui^  l^nnqiiier.  Député  en  1817.  Pré- 
sident de  la  Chambre  après  la  Révolution  de  1830,  président  du  Conseil  en  1S31. 
Histoire  de  la  langue.  VII.  39 


610  ÉCRIVAINS   ET   ORATEURS   PiiLITIiJlES 

l'orilit-  au  (lodaiîs,  ot.  au  dehors,  la  paix.  Casimir  Porier  n'est 
ni  un  iti'ofesseur,  ni  un  avocat,  ni  un  |)ur  politicien.  Il  a  été 
oflicier.  11  a  dirigé  une  grande  maison  de  banque.  C'est  un 
homme  [tratique,  qui  a  le  sens  et  le  ton  du  commandement.  La 
parole  de  Perier  a  je  ne  sais  <|uoi  de  net,  de  (Hrect,  de  prime- 
sautier  à  la  fois  et  de  réiléclii,  (|ui  force  l'attention.  Mais  on 
n'y  sent  pas  circuler  la  llamme  des  idées  générales.  Quelques 
sentences  très  brèves,  très  sèches,  tombent  comme  autant  de 
couperets  sur  les  illusions,  les  ambitions  de  ce  peuple  de  Juillet, 
encore  chaud  de  la  bataille  et  de  sa  victoire.  «  Il  faut  en  finir 
avec  l'anarchie.  Il  faut  réserver  le  sang-  des  Français  à  la 
France.  »  Ce  sont  là  les  maximes  favorites  de  Perier.  Il  les 
pose  sans  éclat,  mais  avec  vigueur,  avec  une  certaine  rudesse, 
avec  une  obstination  lètue,  qui  impressionne. 

Victor  de  Broglie.  —  Le  duc  de  Broglie  *  tranche,  lui 
aussi,  sur  la  banalité  des  hommes  de  1830.  Il  a  été  ministre  de 
la  monarchie  de  Juillet,  mais  sans  se  faire  de  g-randes  illusions 
ni  sur  le  rég"ime,  ni  sur  le  roi.  La  lecture  de  ses  Souvenirs 
explique  son  attitude.  C'est,  avant  tout,  un  esprit  critique, 
jaloux  de  son  indépendance,  jaloux  de  son  impopidarité.  Il  ne 
se  donne  jamais  tout  entier,  car  il  réserve  pour  lui-même  le 
meilleur  de  lui-même.  Il  n'était  pas  né  serviteur.  Notez  qu'il 
a  épousé  la  fille  de  M'""  de  Staël,  et  qu'il  a  vécu  auprès  de  ce 
grand  professeur  d'individualisme.  Le  duc  de  Broglie  a  l'esprit 
philosophique.  Il  va  droit  aux  principes,  il  les  expose  avec 
lucidité,  les  analyse  avec  pénétration,  et  déroule  assez  libre- 
ment, sans  trop  se  demander  s'il  jdaît  ou  s'il  choque,  la  série 
de  leurs  conséquences.  Il  attirerait  par  la  sincérité  de  la  pensée, 
s'il  n'était,  <à  la  tribune  comme  dans  ses  écrits,  très  froid, 
volontiers  guindé,  et  moins  préoccupé,  semble-t-il,  de  conquérir 
les  svmpathies,  que  de  prévenir  les  familiarités. 

Guizot.  —  Thiers  et  Guizol  ont  autant  parlé,  à  eux  deux, 
que  tous  les  autres  «  parleurs  »  de  la  monarchie  de  Juillet 
réunis.  Et  ils  svmbolisenj;  à  merveille  la  tribune  d'alors,  bien 


1.  Victor  (II-  Rroglie  (1"8o-1S70).  Aiidiler.r  ;iii  Conseil  iTÉtat  sons  rciiipin",  pair 
(le  Franco  en  l«lo  ministre  de  l'InsU-uclion  pul)li(iue  et  des  AlVaires  étran- 
gères sous  la  monarchie  de  Juillet.  Membre  de  l'Assemliléi'  Constituante  en  1848. 
Après  le  2  décemlire.  il  quitte  la  vie  publique.  Membre  de  rAca<lémie  française. 


I 


HIST.    DE  LA    LANGUE  &   DE   LA   LITT.    FR. 


T.   VU,  C.    XII 


Armand  Colin  A  C'  =  ,   EJiteurs,  Par 


GUIZOT 

D'APRÈS     UNE    PEINTURE    DE    PAUL    DELAROCHE 


LA    MdXAHCIlll';    l)K   .11  ILLKT  611 

différente  de  celle  de  la  Restauration,  i)icii  dilTri-onle  aussi  de 
celle  que  la  troisième  République  nous  a  fait  connaître,  et  à 
laquelle,  d'instinct,  nous  rapportons  comme  à  un  i/islnimcnt 
de  mesure,  les  hommes  et  les  talents. 

Guizot  '  tient  de  Royer-Collard,  son  ami,  et,  malgré  la  diffé- 
rence des  âges,  son  compagnon  de  lutte  sous  la  Restauration. 
Il  a,  comme  lui,  une  disposition  naturelle  ou  acquise  à  ériger 
les  faits  en  théorie.  Comme  lui,  il  est  bourgeois  et  entiché  de 
bourgeoisie.  Mais  ce  qui  n'était  qu'un  sentiment  chez  Royer- 
Collard,  devient  chez  Guizot,  professeur  d'histoire,  une 
théorie. 

Le  pouA'oir  doit  appartenir,  appartient  nécessairement,  et  en 
quelque  sorte  naturellement,  aux  classes  moyennes.  Vers  cette 
solution,  toute  la  civilisation  moderne  est  orientée.  Guizot, 
esprit  généralisateur,  s'est  fabriqué  une  philosophie  de  l'histoire 
sous  la  Restauration.  Il  Fa  développée  dans  ses  cours,  dans  ses 
livres.  Sous  la  monarchie  de  Juillet,  qui  lui  ap|)araît  comme  le 
couronnement  logique  et  bienfaisant  de  «  l'histoire  de  la  civi- 
lisation »,  il  prêche  cette  philosophie  de  l'histoire  à  la  tribune, 
et  l'applique  au  gouvernement.  Renversé  par  la  démocratie,  il 
ne  comprend  rien  à  sa  chute,  et,  jusqu'à  la  fin  d'une  vie  très 
longue,  il  demeure  le  prisonnier  des  vues  qu'il  exposait,  avec  une 
complaisance  juvénile,  à  la  Sorbonne,  en  1821. 

11  n'empêche  que,  pris  à  sa  date,  replacé  dans  son  milieu, 
Guizot  a  été  un  orateur.  Cet  orateur  possède  des  dons  précieux  : 
l'art  de  composer  avec  élégance  et  solidité,  la  force,  et  parfois 
une  réelle  beauté  d'expression,  l'aptitude  à  se  servir  des  idées 
générales,  et  à  tirer  parti  du  lieu  commun.  Quand  on  lit  les 
débats  parlementaires  de  la  monarchie  de  Juillet,  on  est  étonné 
de  la  pauvreté  des  intérêts  (jui  mettent  les  passions  aux  prises, 
et  l'on  admire  la  stérilité  d'un  tel  effort  d'éloquence,  soutenu 
pendant  tant  d'années.  Guizot  a  beaucoup  contribué  à  masquer 
aux  contemporains  cet  aspect  de  la  vie  publique.    C'est   ipi'il 


\.  Guizot  (17S7-18"4).  Professeur  à  la  Sorlioune,  dès  1812;  secrétaire  général 
du  ministère  de  l'Intérieur  lors  de  la  Restauration,  puis  du  ministère  de  la  Jus- 
tice, puis  membre  du  Conseil  d'État.  Député  en  1836,  et  plusieurs  fois  minisire, 
il  reste  au  pouvoir  de  1840  à  1848.  11  n'est  pas  élu  à  l'Assemblée  Législative,  et 
se  consacre,  sous  l'Empire,  à  ses  travaux  de  littérature  et  d'histoire.  Membre  de 
l'Académie  fram^-aise. 


612  ÉCRIVAINS  ET   OUATHURS   POLITIQUES 

excelle  à  mettre  de  grands  mots  sur  de  petites  choses.  Il  défend 
les  monopoles  commerciaux  ou  industriels  comme  il  défendrait 
la  cause  même  de  l'esprit  humain.  Il  trouve  des  paroles  flores, 
quand  il  prcMid,  à  l'égard  de  l'étranger,  une  altitude  plutôt 
conciliante.  La  ])ompe  du  langage,  celle  du  geste  ont  beaucoup 
servi  Guizot.  Il  est  vrai  f|u'à  présent,  elles  lui  nuisent.  Le  con- 
traste entre  les  réalités  mes(|uines  de  sa  politique  et  le  décor 
verbal  dont  elle  s'enveloppe,  nous  choque. 

Mais  nous  ne  pouvons  plus  l'entendre,  ni  le  voir,  et  il  fau- 
drait l'avoir  vu,  l'avoir  entenihi,  pour  être  tout  à  fait  équitable 
envers  lui.  Une  tète  expressive,  un  regard  enflammé,  je  ne 
sais  quel  accent  dogmatique,  un  maintien  austère,  reflet  d'une 
pensée  souvent  tournée  vers  les  grands  objets  de  la  médita- 
tion morale  ou  religieuse,  ajoutaient  à  l'effet  de  sa  parole.  Il 
était  très  admiré  d'un  grand  nombre  de  députés  qu'il  avait  fait 
élire,  et  dont  il  tenait  la  fortune  entre  ses  mains.  Il  se  sentait 
admiré.  Il  leur  savait  gré  de  lui  communicjuer  cette  impression 
agréable,  et,  d'autre  part,  il  se  jugeait,  avec  raison,  fort  au- 
dessus  d'eux.  On  croit,  en  plus  d'une  occasion,  discerner  chez 
Guizot  cet  état  d'àme,  et  l'on  ne  doit  pas  être  loin  de  la  vérité, 
en  y  rapportant  quelques-unes  des  particularités  de  son  élo- 
quence, la  hauteur,  le  ton  tranchant  et  impérieux,  l'absolue 
confiance  en  soi,  le  dédain  de  l'adversaire,  de  ses  raisons  ché- 
tives,  de  ses  menaces  impuissantes. 

Thiers.  —  Thiers',  qui,  lui  aussi,  est  «  classe  moyenne  » 
jusqu'au  bout  des  ongles  et,  de  plus,  Marseillais,  journaliste; 
Thiers,  qui  n'a  pas  été  tenu  sur  les  fonts  par  M.  Royer-Collard, 
offre  comme  orateur  un  contraste  absolu  avec  Guizot.  Thiers 
et  Guizot,  ce  ne  sont  pas  deux  politiques  différentes  —  ils  ont 
eu  cette  illusion,  que  nous  ne  saurions  partager,  —  mais  ce 
sont  deux  tempéraments  incompatibles. 

Thiers,  à  la  tribune,  est  copieux,  presque  bavard.  Il  ne  com- 
pose pas  son  discours,  qui,  souvent,  coule  amor[)he  et  divers, 
sans  jamais   devenir   obscur,  tant   cha(|ue   partie  du  discours. 


1.  Thiers  (1197-1  STIj.  Journalislc  sous  la  Heslaiiration,  (lépiilé,  puis  plusieurs 
fois  ministre  sous  la  monarchie  de  Juillet.  Memhre  des  assemblées  de  la  seconde 
République,  proscrit  au  2  décembre  l^ol.  Député  de  nouveau  en  1863.  Chef  du 
pouvoir  exécutif,  de  février  187 1  au  2i  mai  1873.  Membre  de  l'Académie  française. 


LA    .MiiNAUClllK    DK   .IIH.LKT  613 

rlia(|UO  développement  dans  cli;u|iic  jjarlic,  (•lia([U(,'  phrase  dans 
tlia({ue  développement  recèle  ou  plutôt  dég-age  de  clarté.  Clarté 
qui  naît,  en  général,  du  caractère  |)rali(|ue,  positif,  du  terre  à 
terre  de  la  pensée.  Thiers  paraît  faible,  quand  il  se  hasarde  à 
traiter  les  questions  morales,  les  questions  philosojdiiques.  Il 
lui  arrive  même  d  y  être  d'une  platitude  qui  fait  sourire.  En 
revanche,  quand  il  expose  —  et  c  est  ce  (ju'il  fait  le  plus  volon- 
tiers—  une  qu(^stion  technique,  il  est  merveilleux.  11  comprend 
tout,  fait  tout  comprendre,  ou.  ce  qui  revient  au  même,  fait 
croire  que  Ion  comprend  et  qu'il  a  compris.  Thiers  n'est  pas, 
comme  Royer-Collard,  comme  (luizot,  un  professeur  qui  déve- 
loppe, devant  un  public  choisi,  de  hautes  idées.  C'est  un  institu- 
teur primaire,  un  admirable  instituteur  pour  enfants  ou  adultes 
mal  dégrossis,  un  maître  qui  sait  mesurer  le  savoir  aux  aptitudes 
de  ses  élèves,  leur  dit  tout  juste  ce  qu'il  faut  leur  dire,  et  de  la 
façon  dont  il  faut  le  leur  dire,  pour  qu'ils  s'assimilent  la  vérité 
utile.  C'est  là  sa  méthode,  sauf  dans  les  cas  où  il  ne  dédaigne 
pas  d'éblouir  son  monde.  Et  comme  la  vanité  ne  lui  est  pas 
étrangère,  Thiers,  à  l'occasion,  s'y  emploie. 

La  langue  qu'il  parle  ne  ressemble  pas  non  plus  à  celle  de 
Guizot.  Elle  est  négligée  au  possible,  quelquefois  imprécise, 
mais  surtout  molle,  et  peu  faite  pour  l'impression.  La  lecture 
des  discours  de  Thiers  suscite  bien  rarement  une  sensation  d'art. 
Pourtant,  elle  n'ennuie  pas,  ni  ne  donne  une  idée  médiocre  de 
l'homme  qui  a  prononcé  ces  discours.  Elle  n'ennuie  pas,  car 
on  s'instruit  à  le  lire;  on  recueille  un  savoir  léger,  portatif, 
immédiatement  utilisable.  Elle  ne  nuit  pas  à  l'opinion  qu'on 
s'est  faite  d'abord  de  l'homme  d'Etat,  parce  que  son  discours 
est  admirablement  approprié  à  la  fin  qu'il  poursuit. 

Avec  Thiers,  il  faut  se  rappeler  l'état  de  la  discussion.  S'il 
parle,  c'est  pour  obtenir  un  résultat,  faire  voter  un  article  de 
loi,  repousser  une  manœuvre  de  l'opposition.  Peu  d'hommes  ont 
eu,  à  la  tribune,  au  même  degré  que  Thiers,  le  sens  de  l'utile, 
du  possible.  Il  en  est  qui  se  laissent  entraîner,  et  dont  le  talent 
nuit  à  leur  cause.  Ce  mécompte  risque  d'arriver  aux  orateurs 
à  idées.  Thiers  ne  l'éprouve  pas.  Il  sait  ce  qu'il  fait,  où  il  va, 
et  il  y  va  toujours  par  le  chemin  le  plus  sur,  sinon  le  jdus 
direct  et  le  plus  court. 


614  ÉCRIVAINS   ET   ORATKIRS   POLITIQUES 

Tliicrs  a  judirtaiil,  lui  aussi,  son  cheval  de  bataille,  comme 
Guizot.  Ce  n'est  |>as  la  jtrépondérance  des  classes  moyennes. 
C'est  l'honneur  militaire  de  la  France.  Il  est  patriote,  et  môme 
chauvin,  et  même  cocardier.  Nous  retrouverons  ce  trait  de  son 
caractère,  quand  nous  parlei'ons  du  rôle  qu'il  a  joué  après  la 
guerre  do  1870.  Mais  déjà  sous  la  monarchie  de  juillcl,  la  haute 
idée  qu'il  se  fait  de  la  dignité  de  la  France,  de  ses  droits  et  de 
ses  devoirs  dans  le  monde,  communique  à  sa  ])arole,  en  cer- 
taines circonstances,  une  gravité,  une  noblesse  imprévues.  îlors 
de  là,  il  est  simple,  ce  qui  est  un  très  grand  mérite,  et  rare  à 
cette  date.  Il  prépare,  dès  lors,  cette  transformation  de  l'élo- 
quence politique  en  éloquence  d'affaires,  qui  s'accomplira  sous 
la  troisième  République.  Mais  surtout,  Thiers  a  de  l'esprit,  du 
plus  adroit,  sinon  toujours  du  plus  fin.  Il  amuse  en  inlruisant, 
il  séduit,  convainc,  entraîne  une  assemblée.  La  volubilité  natu- 
relle et  voulue  tout  ensemble  de  son  débit  est  telle,  dit  Cor- 
menin,  que  «  l'intelligence  de  la  Chambre  ne  peut  ni  le  précéder, 
ni  mémo  le  suivre  ».  La  Chambre  s'en  remet  à  lui.  C'est  ce 
(juil  a  voulu.  Il  exercera,  en  1871,  la  dictature  de  la  capacité. 
Dès  la  première  partie  de  sa  vie  publique,  il  s'y  est  préparé  par 
beaucoup  d'études,  par  le  continuel  exercice  de  rares  facultés,  et 
par  le  sentiment  vif,  —  qui  perce  un  peu  trop  souvent,  —  de 
sa  supériorité. 

Autres  orateurs.  —  Je  voudrais  peindre  encore  —  s'il  ne 
fallait  courir  —  quelques  autres  figures  d'orateurs,  le  général 
La  Fayette,  Mauguin,  Odilon  Barrot.  OdilonBarrot  a  la  gravité, 
le  goût  des  idées  générales,  la  modération  calculée  et  la  solen- 
nité naturelle  de  la  parole.  Mauguin  a  la  vivacité,  la  llamme, 
l'ardent  patriotisme,  la  prétention  de  se  connaître  aux  choses 
militaires.  Il  s'est  rendu  célèbre,  dans  les  premières  années  de 
la  monarchie  de  Juillet,  par  l'assurance  avec  laquelle  il  rema- 
niait à  la  tribune  la  carte  de  l'Europe,  non  sans  avoir  fait 
manœuvrer  bataillons  et  escadrons,  sans  avoir  livré  des 
batailles,  et  les  avoir  invariablement  gagnées.  La  Fayette,  glo- 
rieux débris,  excite  l'enthousiasme  chaque  fois  qu'il  paraît  à  la 
tribune.  On  applaudit  les  grands  souvenirs  qu'il  évoque,  et 
peut-être  aussi  le  flegme  spirituel  de  sa  parole,  un  je  ne  sais 
quel  air  xvui''  siècle,  l'élégance  morale  avec  laquelle  il  a  fait 


l.A    MO.NAIICIIIK    m:   .ini.LKT  Olo 

le  don  (le  sa  vie  ù  la  lilMM'Ié.  Le  J<mii'  de  rciilrrrciiiciil  du 
général  J^amar(|iie,  un  groupe  de  (.•(jiis[)iratcur.s  avaicul  eu 
l'idée,  pour  «  corser  »  les  événements,  de  tuer  La  Fayette.  Ils 
auraient  ensuite  promené  son  cadavre  sanglant  dans  Paris. 
La  Fayette  fut  mis  au  courant.  Il  sourit,  comme  s'il  eût  trouvé 
l'idée  toute  naturelle,  et  le  stratagème  ing-énieux.  Ce  désinté- 
ressement de  soi-même,  qui  n'excluait  pas  une  vanité  naïve, 
paraissait  dans  l'attitude  du  vieillard,  chargé  d'histoire,  et  frayait 
à  sa  parole  le  chemin  du  cœur. 

Lamartine.  —  Lamartine  '  a  préludé,  sous  la  monarchie  de 
Juillet,  au  rôle  d'orateur  national  qu'il  devait  remplir  le  jour  où 
cette  monarchie  vint  à  disparaître.  Avec  une  décision  et  une 
suite  dans  les  vues  qu'on  n"a  pas  assez  remarquées,  mais  que  sa 
Correspondance  atteste,  il  a  désigné  de  bonne  heure  le  but  oîi  il 
tend.  Entré  à  la  Chambre  en  1834,  il  a,  dès  le  premier  jour, 
son  «  plan  »,  son  «  système  »  —  il  emploie  indifféremment  les 
deux  mots,  —  et  il  y  reste  lidèle.  Lorsqu'en  1843,  il  passe  net- 
tement à  l'opposition,  les  contemporains  l'accusent  d'avoir 
trahi  par  ambition  déçue,  par  vanité  exaspérée.  Ce  sont  ces 
jugements,  très  suspects,  vu  la  date,  vu  leur  origine,  qui, 
accueillis,  propagés  par  des  critiques  superficiels,  ont  fait 
l'opinion  sur  la  politique  de  Lamartine.  L'opinion,  comme  il 
arrive,  a  été  trompée.  Il  se  peut  que  Lamartine  ait  nourri 
des  espérances  auxquelles  les  événements  n'ont  pas  répondu. 
Ces  espérances  nous  paraissent  aujourd'hui  plus  que  justi- 
fiées, à  voir  ce  que  Lamartine  a  su  faire,  dans  les  circonstances 
extraordinairement  difficiles  où  il  a  pris  le  pouvoir.  Mais  ce 
qui  est  sûr,  c'est  que  la  ligne  de  conduite  qu'il  adopte  en  1843, 
il  se  l'est  tracée,  il  l'a  définie  bien  des  années  auparavant. 

On  a  ri  du  mot  que  Lamartine  répondit,  lorsqu'on  lui  demanda 
où  il  irait  siéger  :  «  au  plafond!  »  Ce  mot  est  très  vrai,  très 
expressif.  Même  quand  il  était  considéré  encore  comme  un 
député  ministrable,  Lamartine  a  siégé  au  plafond,  c'est-à-dire 
en  dehors,  au-dessus  des  partis  constitués.  Et  cela,  parce  qu'il 

1.  Lamartine  (1"91-1869).  Garde  du  corps,  puis  diplomate  sous  la  Restaura- 
tion. Député  en  1834.  Membre  du  gouvernement  provisoire  et  minisire  des 
affaires  étrangères  après  ia  Révolution  de  1848,  puis  membre  de  la  Commission 
executive  jusqu'aux  Journées  de  Juin.  U  n'est  pas  élu  d'abord  à  la  Législative, 
où  il  n'entre  qu'à  une  élection  partielle  de  I8o0.  Membre  de  l'Académie  française. 


616  KCIUVAINS   KT   (IRATRrilS   I>(ILITI0URS 

sentait  et  comprenait  ([iic  ravcnii-  ira|t|>artenait  pas  à  ces  partis, 
mais  aux  masses.  II  a,  pendant  quatorze  ans,  comme  il  disait 
aussi,  «  parlé  par  les  fenêtres  »,  c'est-à-dire  non  pour  ses 
collèprues,  mais  pour  les  «  masses  ».  Ce  n'est  pas  dans  la  gri- 
serie de  18iS  (|u"il  a  compris  le  p(Mi|)l(',  et  déclaré  que  la  poli- 
tique de  l'avenir  devait  iMre  tout  entière  tournée  vers  la  recon- 
naissance de  ses  droits  et  la  satisfaction  de  ses  intérêts;  c'est 
avant,  bien  avant. 

Dès  4831,  il  parle  de  la  «  charité  puliti<jue  et  civile  »  comme 
de  l'idéal  à  viser.  Dès  1834,  il  demande  (jue  «  Tamoar  du  peuple, 
le  zèle  du  bonheur  des  masses  »  inspirent  uni(juement  le  légis- 
lateur. Dès  1842,  il  donne  à  la  tribune  cette  belle  définition  : 
«  Une  société  démocratique  veut  dire  une  société  où  tout  le 
monde  a  intérêt  à  moraliser,  à  agrandir,  à  dignifier  la  condition 
du  peuple  ».  L'injustice  des  partis  —  et  leur  légèreté  —  voilent 
ces  préparations  lointaines  et  graduelles  d'une  politique  à 
laquelle  ils  sont  hostiles.  Mais  l'histoire  —  même  l'histoire  (h^  la 
littérature —  est  tenue  de  les  relever,  pour  présenter  les  hommes 
sous  un  jour  vrai. 

Lamartine  a  eu  de  la  peine  à  se  faire  écouter  dansles  Chambres, 
plus  encore  à  se  faire  accepter.  On  lui  reproche  de  n'être  qu'un 
poète  égaré  dans  l'action.  Et  ce  poète  se  plaît  à  développer  des 
idées  dont  il  a  annoncé  d'avance  qu'elles  vont  «  faire  cabrer  » 
les  partis.  Il  n'est  pas  de  ceux  qui  manœuvrent  pour  se  con- 
cilier des  sympathies,  ou,  tout  au  moins,  se  ménager  des  indif- 
férences. Il  n'est  pas  davantage  de  ceux  qui  atténuent  leurs 
opinions,  pour  les  rendre  incolores,  partant  tolérables  à  tous. 
Les  idées  qu'il  expose  à  la  ti"il)une  dépassent  —  et  heurtent  — 
l'intelligence  moyenne  de  l'assemblée.  La  forme  dont  il  revêt 
ces  idées,  toujours  élo(|uente,  toujours  grandiose,  estquel([uefois 
cruelh.»  en  sa  concision  dédaigneuse.  11  a  planté  certains  mots, 
comme  autant  de  poignards,  dans  le  cœur  du  régime  de  Juillet. 
«  La  France  s'ennuie...  La  Révolution  qui  se  prépare  sera  la 
Révolution  du  mépris...  Pas  n'est  besoin  d'un  homme  d'Etat 
pour  pratiquer  votre  politique,  une  borne  y  suffirait.  »  Lamar- 
tiiif  aura  encore  de  ces  trouvailles,  en  1848,  pour  désarmer  la 
foule  grondante  et  l'abattre,  docile,  à  ses  pieds  :  rappelez- 
vous  la  phrase  sur  le  drapeau  rouge,  et  le  drapeau  tricolore. 


LA   Md.XAUCIIIK   l)K  .IIILLKT  617 

On  avait  raison,  soninic  louto,  de  l'apix-lcr  |>(irl(>.  Parce  qiril  a 
été  poète,  il  a  su  voir  de  haut,  de  loin,  à  fond  ;  deviner  les  événe- 
ments qui  se  j)r(''[iaraient,  n'en  pas  avoir  peur,  et  vraiment, 
durant  une  courte  période,  mais  combien  oraucuse!  les  conduire. 

Berryer.  —  lîerryer  '  est  à  peu  j)rès  à  lui  seul  tout  le  jiarti 
légitimiste,  dans  la  chambre.  En  tout  cas,  il  est  le  seul  à  [)ailer 
avec  éclat  et  autorité  au  nom  de  ce  i)arti.  A  celte;  date,  où  les 
mœurs  politiques,  sans  être  irréprochables,  étaient  beaucoup 
plus  humaines  qu'elles  ne  devaient  le  devenir  par  la  suite,  la 
solitude,  loin  de  nuire  à  Berryer,  assura,  au  contraire,  un 
accueil  plus  respectueux  à  sa  parole.  Puis,  s'il  est  un  légiti- 
miste intransigeant,  Berryer  est  un  libéral  fervent.  La  cause 
qu'il  défend  le  plus  volontiers,  sous  des  formes  diverses,  en 
toutes  occasions,  c'est  la  cause  de  la  liberté.  Tactique  d'op- 
posant, qui  crée  sans  regret  des  difficultés  au  pouvoir  :  soit. 
Mais  aussi  sentiment  profond  et  vrai  d'honnête  homme.  Il  arri- 
vera à  Berryer  de  glorifier  la  Convention,  parce  qu'elle  a 
sauvé  la  patrie.  Et  quand  les  ministres  de  juillet  et  les  minis- 
tériels lui  crieront  :  «  Vous  êtes  cyniquement  révolution- 
naire »,  Berryer  répondra  qu'il  préfère  «  le  cynisme  révolu- 
tionnaire au  cynisme  des  apostasies  ». 

Beau  talent,  que  celui  de  Berryer,  mais  talent  d'avocat. 
L'éloquence  politique,  chez  lui,  sonne  toujours  la  plaidoirie.  Elle 
en  produit  les  grands  effets;  elle  en  emploie  les  petits  moyens. 
Il  y  a  trop  d'habileté  dans  cette  parole.  On  s'en  aperçoit  à  le 
lire.  Ceux  qui  Tant  entendu  furent  frappés  surtout  de  l'am- 
pleur, de  la  beauté  de  la  phrase.  Berryer  avait,  d'ailleurs,  une 
voix  admirable,  une  diction  élégante  et  noble;  une  action  émou- 
vante. «  Le  plus  grand  des  orateurs  français,  après  Mira- 
beau »,  écrit  Gormenin,  qui  n'est  pas  fâché  d'élever  Berryer, 
pour  rabaisser  quelques-uns  des  émules  de  Berryer.  L'éloge  est 
outré.  Mirabeau  a  eu  plus  d'idées  politiques,  et  les  idées  d'un 
orateur  sont  un  élément  de  son  génie.  Mais  (jue  cet  éloge  ait 
pu  être  donné  à  Berryer,  cela  suffit  pour  lui  assigner  une  place 
exceptionnelle  parmi  les  orateurs  de  1830. 

1.  Berryer  (1790-186S).  Avocat,  puis  dcinilé  en  1830,  reste  dans  les  Chambres 
durant  toute  la  monarchie  de  Juillet  et  la  seconde  République.  11  rentre  dans  la 
vie  publique  en  1863,  et  combat  au  Corps  Législatif  la  politique  de  l'Empire. 
Membre  de  l'Académie  française. 


618  ECRIVAINS    ET    nUATEUIlS    POLITIQUES 


LES  ÉCRIVAINS  POLITIQUES 

La  presse  politique  de  1830  à  1848  mériterait  une  étude.  Elle 
<(»mpte  (les  talents  délicats  ou  vigoureux,  et  des  noms  :  Armand 
Marrast,  Emile  de  Girardin,  Louis  Blanc,  Genoude.  Mais 
trois  hommes  lemjjortent  k  Icd  [loint,  comme  écrivains  politi- 
ques, sur  tous  ceux  qui  les  entourent,  que  force  est  bien  de 
négliger  les  autres,  pour  s'attacher  à  eux. 

Cormenin.  —  La  monarchie  de  Juillet  n'a  peut-être  pas 
eu  d'adversaire  plus  implacable  que  M.  de  Cormenin'.  Si  elle 
n'a  jamais  été  respectée  dans  notre  pays,  si  l'opinion  a  pris 
envers  elle  et  gardé  jusqu'au  bout,  malgré  les  services  réels 
«lu'ollc  a  rendus,  le  ton  du  persiflage  et  du  dénigrement,  si  elle 
a  été  en  butte,  dans  son  personnel,  son  cérémonial,  sa  poli- 
tique, à  tous  les  brocards,  à  tous  les  lazzi,  comme  à  toutes  les 
imputations  injurieuses  ou  désobligeantes,  accusez-en  d'abord 
les  petits  pamphlets  répandus  à  des  milliers  d'exemplaires,  sous 
le  pseudonyme  de  Timon. 

Pourquoi  Timon  s'est-il  donné  comme  tâche  de  harceler,  à 
la  manière  d'un  taon,  la  monarchie  nouvelle,  alors  que  rien, 
dans  le  cours  antérieur  de  sa  carrière,  ne  paraissait  devoir  faire 
de  lui  Tailvcrsaire  systématique  de  cette  monarchie?  On  s'est, 
comme  toujours,  posé  la  question,  et  la  passion  des  partis  n'a 
pas  manqué  d'y  faire  les  réponses  que  l'on  peut  deviner.  Le  plus 
simple,  le  plus  vraisemblable  est  que  Timoi>,  ayant  trouvé  une 
forme  d'écrire  —  et  d'agir  —  ({ui  convenait  merveilleusement  à 
son  naturel  et  à  ses  aptitudes,  s'en  est  servi,  excité,  d'ailleurs, 
par  le  succès  croissant  de  l'entreprise. 

Aussitôt  qu'une  question  délicate  ou  diiiicile  se  })Ose  devant 
ro|)inion.  Timon  publie  un  de  ses  courts  pamj)hlets.  Et  l'on 
peut  être  sur  qu'il  y  traite  la  question  dans  les  termes  les  plus 
propres  à  ridiculiser  le  pouvoir.  Oh!  les  pamphlets  de  Timon 
n'ont  pas  la  saveur  littéraire  des  pamphlets  de  Paul-Louis  Cou- 
riei-.  Mais  ils  ne  se  destinent  pas  au  même  public.  Ils  sont  faits 

I.  Cormenin  (17S8-1868).  Conseiller  d'Étal,  député  sous  la  Restauration  et  la 
iMonarcliie  de  Juillet,  memlire  de  lAsseinblée  Constituante  en  1848.  Il  se  rallie 
au  second  Eui])irc. 


LA    MONAHCIIIK  IIK   .IIILLIOT  619 

pour  être  lus  de  tout  le  monde.  Les  arguments  ne  luillciil  pas 
toujours  par  rélégance,  ni  même  par  la  bonne  foi.  K\\  rcvaiiehe, 
on  en  chercherait  vainement  d'autres,  (pii  fussent  j)his  capables 
de  piquer  la  curiosité,  d'aviver  la  malice  narquoise  du  [)etit 
bourgeois.  Le  petit  bourgeois  est  exclu  du  «  pays  légal  ».  Il  est 
donc  l'ennemi-né  du  régime  établi.  Timon  chauffe  à  feu  doux 
et  continu  les  colères,  les  défiances,  les  jalousies  de  cette 
catégorie  de  lecteurs.  Il  fait  sourire  aussi  les  «  capacités  », 
tenues,  comme  le  petit  bourgeois,  à  l'écart  du  droit  politique. 
Car  Timon  a  de  l'esprit,  et,  souvent,  à  la  chute  d'une  phrase,  il 
épingle  le  mot  décisif.  La  liste  civile,  les  apanages,  les  dota- 
tions sont  ses  sujets  de  prédilection.  Il  a  soutenu  là  un  corps- 
à-corps  prolongé  avec  la  dynastie,  et  il  en  est  sorti  vainqueur, 
puisque  c'est  à  lui  que  le  gouvernement  provisoire  devait 
confier,  au  lendemain  de  la  Révolution,  avec  le  soin  de  rédiger 
le  décret  instituant  le  nouveau  régime  électoral,  celui  d'infliger 
le  suprême  démenti  à  un  gouvernement  qui  avait  nié,  quelques 
semaines  auparavant,  qu'il  put  jamais  y  avoir  de  jour  pour  le 
suffrage  universel. 

Timon  ne  s'est  pas  borné  à  ce  duel  de  plume  avec  le  Roi. 
Membre  des  Assemblées,  il  y  voyait  à  l'œuvre  tous  les  orateurs 
du  temps,  et  il  s'est  complu,  caustique  et  malveillant  comme  il 
l'était  en  son  fond,  à  tracer  leurs  portraits.  De  là,  le  livre  des 
Orateurs,  auquel  j'ai  emprunté,  dans  ce  chapitre,  une  ou  deux 
citations.  C'est  encore  un  pamphlet  (je  parle  surtout  de  la 
seconde  partie,  car,  la  première,  consacrée  à  une  sorte  de 
théorie  de  l'éloquence,  est,  quoique  spirituelle,  un  peu  longue, 
un  peu  pénible  à  suivre),  un  pamphlet  très  méchant  et  très  amu- 
sant. On  a  beaucoup  lu  ce  pamphlet,  et  il  n'est  pas  rare  de 
trouver,  chez  d'autres  critiques,  sur  Thiers  ou  Guizot,  Dupin 
ou  Laffitte,  les  formules  à  peine  modifiées  de  Timon.  Tel  de  ces 
portraits  a  été  pris  et  repris,  retouché,  ajusté  jusqu'à  trois  ou 
quatre  fois.  Il  y  a,  pour  le  moins,  trois  «  variantes  »,  comme  dit 
Timon,  de  son  Lamartine,  —  avec  les  dates,  et  il  est  superflu 
d'ajouter  que  les  dates  ne  sont  pas  inditTérentes.  Le  livre  des 
Orateurs  n'est  pas  une  source  où  il  faille  puiser  de  confiance, 
mais  c'est  un  document  sur  l'époque  oîi  il  a  paru,  et,  dans 
l'œuvre  totale  de  l'auteur,  un  élément  d'importance. 


620  KCUIVAINS   ET   OUATELUS   POLITIQUES 

Le  style  de  (lonnciiin  est  Irt-s  inrli',  très  inégal  surtout.  Il  a 
(lu  tro|i  cl  (lu  nKin(|ue.  On  s'est  ainus('',  non  sans  motifs,  de  ses 
iiii''ta|>liores,  (jui  chevauchent  les  unes  sur  les  autres,  avec  un 
parlait  niéiu"is  de  la  logitjuc,  cette  condition  supérieure  de  l'art 
d'écrire.  Mais  quand  on  ne  cherche  pas  dans  Timon  ce  qu'il  ne 
peut  pas  donner,  et  n'a  pas  iiromis  ;  ([uand  <»n  le  prend  tel  qu'il 
est,  qualités  et  défauts,  on  doit  conclure  que,  polémiste  redou- 
tahle.  il  a  eu  aussi  des  parties  de  l'écrivain. 

Armand  Garrel.  —  Je  me  ferais  scrupule  de  parler 
d'Armand  Carrel  '  tout  de  suite  après  avoir  parlé  de  Cormenin, 
si  un  seul  de  mes  lecteurs  pouvait  être  induit  à  penser  que  le 
voisinage  des  deux  noms  symbolise  un  rapport  quelconque  entre 
les  deux  esprits.  Armand  Carrel,  c'est  l'écrivain  politi(|ue,  dans 
toute  la  force  et  le  sérieux  du  terme.  Il  a,  lui  aussi,  aj)rès  une 
courte  période  de  bienveillance,  attaqué  la  monarchie  de  Juillet. 
Mais  il  ne  s'est  servi  contre  elle  que  des  armes  les  [)lus  cour- 
toises. 11  l'a  combattue  en  chevalier,  en  paladin  de  lettres.  Ce  n'est 
pas  seulement  sa  mort,  survenue  dans  des  circonstances  tragi- 
ques, avant  qu'il  eût  donné  sa  mesure  et  rempli  sa  destinée,  c'est 
sa  vie  tout  entière,  loyale  et  pure,  qui  le  désignent  au  respect. 

Carrel  a  été  frappé,  pendant  les  journées  de  juillet,  de  la  tenue 
du  peuple  de  Paris.  Le  courage,  le  désintéressement  que  les 
insurgés  font  paraître,  le  sens  de  la  légalité  dont  ils  s'inspirent 
jusque  dans  la  révolution,  le  frappent  d'admiration,  autant  (jue 
de  sur[)rise.  Le  30  Juillet,  en  pleine  bataille,  il  exprime  ce  double 
sentiment,  qui,  dès  lors,  ne  le  quittera  plus.  Il  demande  aussi, 
à  la  même  date,  que,  le  peuple  ayant  vaincu,  les  résultats  de  la 
lutte  soient  pour  lui.  Avec  la  décision  d'esprit  qui  le  caractérise, 
et  la  franchise  que  ses  adversaires  mômes  ont  saluée  chez  lui, 
Carrel  pense  que  ce  peuple,  «  condamné  jusqu'alors  à  l'ilotisme 
politique  »,  doit  entrer  en  y>artage  du  droit  électoral.  Et  il  écrit, 
le21  septembre:  «  La  Révolution  de  1830...  a  émancipé  les  classes 
inférieures,  comme  celle  de  89  avait  affranchi  la  classe  moyenne  ». 
Cependant,  il  fait  crédit  au  pouvoir  nouveau,  tant  qu'il  se  croit 


I.  Carrel  (1800-1836).  Sous-lieulciiaiil,  l)ii'nir)l  déinissionnaire,  il  commence  à 
écrire  en  i82o.  La  fondation  du  National  (en  1830),  dont  il  partage  la  direction 
avec  Thiers  el  Mignet,  le  met  en  pleine  lumière.  11  a  été  tué  en  duel  par  Emile 
de  Girardin. 


LA   MONAIICIIIK   DK  .IllLLKT  621 

fondé  à  penser  r|ii'entre  le  pouvoir  cl  lui,  (''est  une  simple  tliné- 
rence  d'allures,  mMiscpion  finira  par  se  rejoindre  dans  la  voie 
du  pi'Oi:rès.  Il  faut  (pie  les  fails  eux-mêmes  se  charg'ent  <le  le 
détromper.  La  Fayette  est  mis  à  l'écart;  on  adopte,  pour  parler 
aux  cabinets  européens,  un  ton  humble.  Casimir  Perler  barre 
énergiquement  la  route  aux  [)arlis  (pii  voudraient  tirer  de  la 
révolution  de  Juillet  les  conséquences  polifi(|ues  ou  sociales 
qu'elle  semble  comporter.  Le  mécontentement  de  Carrel,  dis- 
cret et  retenu  d'abord,  s'exprime  plus  vertement.  En  janvier 
4832,  il  écrit  le  mot  «  république  »,  et  il  démontre  que  «  la  chose 
serait  possible,  même  dans  un  pays  où  la  Convention  et  la 
Terreur  ont  laissé  des  souvenirs  encore  si  présents  et  si  faciles 
à  exploiter  ».  Dès  lors,  tout  lien  est  rompu  entre  Carrel  et  ses 
anciens  amis.  Tandis  cpie  ceux-ci  s'appliquent  à  faire  subsister, 
dans  le  régime  nouveau,  le  plus  possible  de  l'ancienne  monar- 
chie, Carrel,  librement,  avec  une  belle  audace  spéculative, 
cherche  à  quelles  conditions  une  république  serait  acceptée  en 
France.  Sur  quelques  points  essentiels,  il  développe  des  idées 
que  nous  ne  saurions  toujours,  à  distance,  approuver  - 
car  nous  les  jugeons  à  la  lumière  d'événements  survenus  depuis, 
et  qui  auraient  peut-être  modifié  la  façon  de  penser  de  Carrel, 
—  mais  qui  n'en  ofîrent  pas  moins  le  plus  haut  intérêt. 

Les  théories  américaines  de  Carrel.  —  La  République 
à  laquelle  Carrel  demande  des  leçons  et  des  exemples,  c'est  la 
république  des  Etats-Unis.  Non  qu'il  cherche,  comme  Tocque- 
ville,  à  y  prendre  sur  le  fait  les  conséquences  dune  forme 
sociale  nouvelle.  Carrel  est  préoccupé  de  politique  pure.  Et  ce 
sont  les  institutions  politiques  des  États-Unis  —  l'une  surtout 
de  ces  institutions  —  qui  l'intéressent,  lui  font  envie  pour  la 
France.  x\ux  Etats-Unis,  le  pouvoir  exécutif  est,  à  la  fois,  élu  et 
responsable.  Or,  si  la  France  n'a  pas  tiré  de  la  révolution  de 
Juillet  tous  les  fruits  qu'elle  en  pouvait  attendre,  ce  n'est  pas 
tant  la  faute  des  hommes  que  des  institutions.  Quand  on  va  au 
fond  de  la  pensée  de  Carrel,  on  s'aperçoit  qu'il  jalouse  les  Etats- 
Unis,  parce  qu'il  admire  Bonaparte  —  non  l'empereur,  mais  le 
premier  consul.  Il  a  rêvé,  pour  la  France,  d'un  18  brumaire  qui 
se  fût  terminé  à  l'élévation  d'un  chef  unique ,  responsable,  élu 
à  temps.  Il  voit  Bonaparte,  réélu  en  180 i,  déposant  glorieuse- 


622  ECRIVAINS   HT   iilîATKl  I{S   l>()LITIOUKS 

inciit  1(^  pouvoir  on  1808,  «  coinmcuii  autre  Washington  ».  Ce 
rt've,  Carrcl  y  aurait  cortaincmcril  renoncé,  s'il  avait  vécu  jus- 
qu'en 18o'2.  H  aurait  compris  alors  (j-ue  la  France  n'est  pas, 
comme  les  États-Unis,  une  fédération;  et  que,  sans  parler  de 
maintes  autres  raisons,  un  nom  propre,  pour  peu  qu'il  soit 
illuniiiK'  duii  rrllct  de  ;L:l()irc  militaire,  même  emprunté,  v  a 
trop  (le  prestii:e,  pour  ne  pas  menacer  bientôt  et  supprimer  la 
liberli''  politi(pie. 

Sa  théorie  du  droit  commun.  —  Outre  ses  «  théories 
ami'ricaines  »,  Carrel  a  exposé  une  théorie  des  «  droits  com- 
muns »,  (pii  fit  grand  bruit  en  son  temps.  C'est,  sous  un  autre 
nom,  la  revendication  des  «  garanties  »  de  la  liberté  politique. 
La  monarchie  de  Juillet  a  eu  recours  aux  lois  d'exception.  Pour 
un  régimo  né  de  la  protestation  contre  l'arbitraire,  et  des  barri- 
cades, il  était  grave  de  manquer  ainsi  à  son  principe.  Carrel  a 
soutenu,  de  1832  à  1836,  un  combat  incessant  en  faveur  de 
toutes  les  libertés,  liberté  individuelle,  liberté  de  la  presse, 
liberté  de  la  discussion  sous  toutes  ses  formes  ;  et  il  a,  dans  cette 
lutte,  payé  de  sa  personne,  généreusement,  allant  au-devant  des 
amendes,  de  la  prison  même,  jetant  de  fiers  défis  à  ses  adver- 
saires, se  séparant  de  ses  amis,  au  moment  oii  s'établit  dans 
le  parti  démocratique  la  théorie  du  «  pouvoir  fort  ».  Pour 
lui,  la  liberté  passe  d'abord.  A  ce  titre,  il  est  un  des  plus  Aail- 
lauts  défenseurs  de  l'individualisme,  en  ce  siècle.  Les  polé- 
mistes qui  avaient  assumé  la  tache  de  défendre  les  lois  d'excep- 
tion ne  manquaient  pas  de  les  présenter  comme  des  moyens  de 
défense  indispensables  à  la  monarchie.  Et  ils  prenaient  Carrel  à 
témoin.  «  Si  la  République  existait  en  France,  vous  ne  lui  refu- 
seriez pas  les  lois  nécessaire  à  sa  sauvegarde;  vous  la  défen- 
driez contre  nous,  absolument  comme  nous  défendons  contre 
vous  la  monarchie.  »  Carrel  répliquait,  d'un  ton  dont  la 
sin<'érité  ne  l'ut  jamais  mise  en  doute  :  «  Si  l'on  me  donnait 
demain  à  choisir  entre  la  République  sans  la  liberté  de  discus- 
sion, et  la  monarchie  avec  une  demi-liberté  de  discussion, 
j'opterais  pour  la  seconde  combinaison,  comme  présentant  plus 
de  garanties  (|ue  la  première  ». 

Les  questions  sociales.  —  Enfin,  Carrel  a  eu  des  vues 
intéressantes  sur  les  questions  sociales.  11  ne  pense  pas  que  tout 


LA    MdNAUCIIir.    III-:   .iriLI.KT  023 

soil  (lil,  fjiiainl  om  a  invocjut'  le  |triii(i|M'  de  la  liltcrli'-  du  travail, 
ou  réédili?  le  célèbre  «  laissez  faire,  laissez  passer.  »  Il  m'csI 
pourtant  pas  tenté  par  les  systèmes  socialistes  en  «Mlosion  ou 
en  épanouissement  autour  de  lui.  Il  combat  la  tlièsc  de  IKlal 
unique  })ropriétaire  et  unique  [iroducteur  ;  il  combat  limpot 
prog^ressif;  il  pense  que  le  progrès  des  idées  et  des  mœurs 
amènera  la  diffusion  croissante  dr  la  petite  propriété.  Mais  à 
une  condition  :  c'est  que  le  crédit  soit  mis  à  la  portée  de  tous 
les  travailleurs .  Il  proclame  cette  nécessité,  ou  plutôt  cette 
obligation,  en  termes  remarquables.  «  Il  n'y  a  plus  aujourd'hui 
d'inégalité  entre  tous  les  hommes  qui  travaillent  que  par  l'apti- 
tude ou  l'inaptitude  à  jouir  du  crédit.  C'est  cette  dilTérence  qui 
doit  disparaître.  Les  esprits  éclairés,  les  âmes  généreuses,  les 
amis  de  la  liberté  qui  croient  que  la  liberté  n'aurait  jamais 
existé  en  France,  sans  le  dévouement  des  classes  populaires,  se 
portent  de  toutes  parts  à  la  découverte  du  meilleur  mode  de 
commandite  pour  le  travailleur  à  la  journée.  C'est  là  la  traduc- 
tion positive  du  principe  d'égalité  de  89  '.  »  Les  circonstances 
n'ont  pas  fourni  à  Carrel  l'occasion  de  poursuivre  l'application 
de  cette  idée;  mais  il  l'a  émise,  et  elle  lui  fait  honneur. 

Carrel  écrivain.  —  C'est  dans  la  collection  du  National 
que  les  amis  de  Carrel  ont  été  rechercher  les  meilleures  pages 
qu'il  ait  écrites.  Voilà  donc  une  réputation  grande  et  méritée 
tpii  repose  sur  de  simples  articles  de  journal.  Je  ne  pense  pas 
(jue  personne  puisse  lire  ces  articles  sans  être  frappé  de  la  valeur 
de  la  pensée  chez  Carrel,  et  des  dons  de  l'écrivain.  L'article  de 
Carrel  n'est  pas  le  iilet  court  et  brillant  auquel  nous  sommes 
habitués,  pâture  bien  faite  pour  un  lecteur  inattentif  et  pressé. 
C'est  un  morceau  de  résistance,  qui  remplit  parfois  dix  ou 
douze  pages  in-8°.  Le  raisonnement  y  est  serré,  la  doctrine  très 
dense.  L'auteur  ne  se  hâte  pas  de  conclure.  Il  promène  aupara- 
vant la  lumière  sur  toutes  les  parties  de  son  sujet.  Il  n'essaye 
pas  non  plus  de  surprendre  l'acquiescement  du  lecteur  })ar  un 
artifice  de  style,  ou  de  forcer  le  sourire  par  un  mot  d'esprit. 
Carrel  a  de  l'esprit,  et  il  a  du  trait.  Mais  le  trait,  le  mot  font 
corps  avecle  développement.  Ils  naissent  du  mouvement  naturel 

1.  Œuvres,  t.  Y,  p.  425. 


624  ÉCRIVAINS  ET   OllÂTEUIlS  POLITIQUES 

«le  l'article.  Ils  ne  sont  ni  hahileniont  rapportés,  ni  sertis  avec 
la  complaisance  un  peu  puérile  qu'y  mettent  beaucoup  de  jour- 
nalistes, même  spirituels. 

Quant  à  la  lanprue  de  ('arrel,  elle  est  d'une  fermeté,  d'une  plé- 
nitude, d'une  vij^ueur  admirable.  Et  très  pure,  et  nullement 
livresque,  sans  ces  miiuilies,  ces  gentillesses  auxquelles  se  lais- 
sent aller,  quand  ils  ne  s'y  complaisent  pas,  presque  tous  ceux  qui 
écrivent  beaucoup  et  souvent.  S'il  y  faut,  à  toute  force,  trouver 
quelque  taclie,  on  peut  noter,  par  endroits,  un  peu  de  tension,  et 
un  rien  de  solennité,  imputable  à  la  mode,  et  au  goût  du  temps. 

Alexis  de  Tocqueville  '.  —  L'auteur  de  la  Démocratie  en 
A)>i('ri</ue  n'est  ni  un  pbilosoplie,  ni  un  bistorien,  bien  qu'il  ait 
étudié  l'bistoire  et  qu'il  ait  pensé.  C'est,  avant  tout,  un  écrivain 
politique,  et  qui,  à  ce  titre,  nous  appartient.  Je  ne  crois  pas 
diminuer  son  livre,  en  le  considérant  de  ce  biais;  lui-même, 
d'ailleurs,  dans  les  confidences  qu'il  nous  a  laissées,  il  nous 
avertit  de  ce  qu'il  a  voulu  faire  en  écrivant  ce  livre. 

Dès  sa  première  jeunesse,  la  pensée  de  Tocqueville,  déjà 
grave  et  ardente,  se  porte  vers  la  politique.  C'est,  écrit-il  à  un 
ami,  anxieux  comme  lui  de  s'armer  pour  la  vie,  «  l'homme 
l)oliti(|ue  qu'il  faut  former  en  nous  ».  Gustave  de  Beaumont,  qui 
a  écrit  une  bistoire  de  l'esprit  de  Tocqueville,  nous  le  montre, 
de  très  bonne  heure,  avant  vingt-cinq  ans,  préoccupé  du  pro- 
blème auquel  la  Démorratie  en  Amérique  a  pour  objet  de 
trouver  une  solution,  le  [)roblème  des  rapports  de  la  démo- 
cratie avec  la  liberté  politique.  Tocqueville  aurait  compris,  dès 
lors,  que  le  principe  de  l'égalité  tend  à  pénétrer  de  plus  en 
pins  profondément  dans  les  sociétés  modernes,  et  se  serait 
demandé  comment  concilier  l'égalité  avec  la  liberté,  comment 
trouver  une  force  pour  lutter  contre  le  despotisme,  «  là  où  il  n'y 
a  que  des  hommes,  tous  égaux,  il  est  vrai,  mais  également 
faibles,  isolés  et  impuissants  »? 

Tocqueville  a  vu  venir  la  révolution  de  Juillet.  îl  ne  s'en  est 
ni  alarmé  ni  enthousiasmé,  et  à  peine  était-elle  faite,  il  a  quitté 


I.  Tocqueville  (1805-1859),  magistrat  sous  la  Restauration,  puis  député  sous 
la  moiiarchiedeJuillel.il  fait  partie  de  l'Assemblée  Constituante  et  de  l'Assem- 
blée Législative.  11  est  ministre  des  Aiïaires  étrangères  sous  la  présidence  de 
Louis-Napoléon.  Mcmljre  de  l'Académie  française. 


LA    MD.NAUCIIIK   HH  .IIILLKT  62o 

la  Franc»',  jiour  aller  en  Amérique  étudier  la  vie  |iiil)lii|ue  et  les 
mœurs  des  Etats-Unis.  La  raison  officielle  du  v(jya^e  qu'il 
entreprend  avec  son  ami  Beau  mont  est  une  enquête  sur  le 
régime  pénitentiaire  aux  Etats-Unis.  Mais  la  correspon<lance 
de  Tocqueville  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  raison  véritable. 
«  Nous  partons  dans  l'intention  d'examiner  en  détail,  aussi 
scientifiquement  que  possible,  tous  les  ressorts  de  cette  vaste 
société  américaine,  dont  chacun  parle,  et  que  personne  ne  con- 
naît '.  »  Quelques  mois  plus  tard,  il  écrit  d'Amérique  une  lettre 
où  son  dessein  apparaît  mieux  encore.  Il  ne  veut  plus  étudier, 
pour  eux-mêmes,  les  Etats-Unis  :  il  veut  les  étudier  pour  tirer 
de  cette  étude  des  conclusions  applicables  à  la  France-. 

Tocqueville  s'acquitte  envers  le  gouvernement  qui  lui  avait 
donné  une  mission,  en  rédigeant  un  traA^ail  sur  le  système  péni- 
tentiaire; puis,  démissionnaire  de  ses  fonctions  au  tribunal  de 
Versailles,  libre  de  tout  son  temps,  il  s'enferme  tout  le  jour,  dans 
une  mansarde  mystérieuse,  pour  travailler  au  livre  dont  le  plan 
avait  mûri.  Tocqueville  met  deux  années  à  préparer  les  deux  pre- 
miers volumes  de  la  Démocratie,  qui  paraissent  en  janvier  1835. 
«  La  Démocratie  en  Amérique  »  :  première  partie. 
—  Le  succès  est  considérable,  immédiat.  Succès  de  vente, 
succès  auprès  des  connaisseurs.  Royer-Collard  demande  à  voir 
l'auteur;  Chateaubriand  et  Lamartine  le  couvrent  d'éloges.  Il 
est  «  tout  étourdi  des  louanges  qui  bourdonnent  à  ses  oreilles  ». 
Il  se  demande  «  si  c'est  bien  de  lui  qu'on  parle  ».  Il  est  très 
confus,  et  très  heureux,  car  Tocqueville  n'a  jamais,  au  fond, 
pensé  médiocrement  de  lui-même. 

Qu'y  avait-il  donc,  dans  cette  première  partie  de  la  Démo- 
cratie, qui  ait  pu,  à  ce  point,  surprendre,  émouvoir  et  charmer 
les  bons  juges? 

L'auteur  jette  un  coup  d'œil  sur  le  sol  des  Etats-Unis,  et  la 
description  qu'il  en  fait  rappelle  Chateaubriand.  Il  détermine 
alors,  sur  ce  sol,  le  point  précis  qu'il  va  étudier.  Ce  sont  les  six 
Etats  de  la  Nouvelle-Angleterre,  germe  de  la  confédération 
future.  Il  y  trouve  des  colons  aisés,  cultivés,  tous  égaux  les  uns 
aux    autres,    tous   puritains,  et  n'ayant  quitté    leur  patrie  (|uc 

1.  Lettre  du  21  février  1831,  Œuvres,  t.  V,  p.  il2. 

2.  Lettre  du  24  janvier  1832,  Œuvres,  t.  VII,  p.  110. 

Histoire  de  la  langue.  VII.  40 


626  ECIUVAI.N'S   KT   ORATEURS   PdLlTIOl'ES 

|»()ur  |irali(]iior  librement  leur  foi.  Ces  colons  ont  donc  apjtorto 
avec  eux,  en  Amérique,  l'esprit  religieux,  la  haute  moralité, 
l'esprit  lie  liberté,  l'esprit  d'égalité.  Le  principal  facteur  de  leur 
développement  social  et  politique,  c'est  précisément  cet  esprit 
d'égalité.  ïocqueville  montre  alors  comment  il  pénètre  toutes 
les  institutions  de  la  Nouvelle-Angleterre,  et  comment  il  se  fait 
que  l'égalité,  là-bas,  n'ait  pas  engendré  le  despotisme.  La 
liberté  de  la  presse,  la  liberté  d'association,  le  suffrage  uni- 
versel ont  ofiert  à  l'individu  de  précieux  moyens  de  défense. 
L'absence  de  centralisation,  l'esprit  légiste,  le  sentiment  reli- 
gieux ont  fait  le  reste. 

Sans  doute,  tout  n'est  pas  irréprochable  dans  l'analyse  de 
Tocqueville.  Il  a  passé  un  peu  légèrement  sur  certains  traits. 
Il  a  reçu,  et  sur  des  points  de  conséquence,  le  démenti  des  faits. 
Pour  ne  citer  qu'un  de  ces  points,  le  développement  des  Etats- 
Unis  ne  s'est  pas  comme  il  le  croyait,  et  comme  il  l'avait  prédit, 
continué  dans  le  sens  de  la  paix.  Mais  si  quelques  parties  de  la 
Démocratie  ont  vieilli,  si  d'autres  comportaient  déjà  des  réserves, 
lors  de  la  publication,  le  livre  n'en  est  pas  moins  de  premier 
ordre.  Écrit  par  un  homme  de  trente  ans,  après  un  an  de  séjour, 
il  atteste  des  facultés  d'observation,  une  puissance  de  déduction, 
un  art  de  ramener  le  multiple  détail  à  l'unité,  qui  sont  d'un 
maître.  Au  surplus,  la  Démocratie,  nous  le  savons,  n'a  pas 
pour  oitj<M  principal  de  nous  faire  connaître  l'Amérique,  mais 
(le  nous  renseigner  sur  les  moyens  de  maintenir  la  liberté  dans 
la  démocratie  française. 

Les  idées  maîtresses  de  Tocqueville.  —  Tocqueville 
nous  a  montré,  en  effet,  le  progrès  constant  de  l'égalité  des 
conditions  dans  notre  pays,  et  quil  ne  s'arrêtera  pas  à  la  pré- 
pondérance des  classes  moyennes.  —  «  Pense-t-on  qu'après  avoir 
détruit  la  féodalité  et  vaincu  les  rois  ,  la  démocratie  reculera 
devant  les  bourgeois  et  les  riches?  s'arrête ra-t-el le,  maintenant 
qu'elle  est  devenue  si  forte,  et  ses  adversaires  si  faibles?  Oii 
allons-nous  donc?  Nul  ne  saurait  le  dire  *.  »  Mais  ce  n'est  là 
qu'une  façon  de  parler.  Tocqueville  sait  parfaitement  oii  va  la 
France  de  son  temps  :   elle  va  vers  l'avènement   d(>  la  démo- 

1.  Itihnocralie  en  Amérir/uc,  Introduclion.  Œuvres.  I.  I,  p.  7. 


LA   MdXAUCIIIK   l)K  .iril.LKT  627 

cratie  pure.  Au  lieu  do  s'on  effrayer,  coniMio  taiil  d'autres  esprits, 
mémo  distinguos  et  sincères,  Tooquovillo  acoepte  l'inévitable. 
Il  cherche  seul(MTient  à  s'y  hion  prendre,  pour  tirer  le  mcillenr 
parti  j)ossihle  de  cette  situation.  C'est  un  devoir,  et  un  devoir 
facile  à  remplir,  pour  qui  n'épouse  pas  les  préjugés  régnants 
contre  la  démocratie,  pour  (pii  n'essaye  pas  <U;  rhumilicr  sous 
les  souvenirs  de  1793.  Uien  ne  serait  plus  injuste,  d'ailleurs. 
Ecoutez  Tocqucville  :  «  La  démocratie  a  été  abandonnée  à  ses 
instincts  sauvages  :  elle  a  grandi  comme  ces  enfants  privés  des 
soins  paternels,  qui  s'élèvent  d'eux-mêmes  dans  les  rues  de  nos 
villes.  On  semblait  encore  ignorer  son  existence,  quand  elle 
s'est  emparée  à  l'improviste  du  pouvoir.  Chacun  alors  s'est 
soumis  avec  servilité  à  ses  moindres  désirs  :  on  l'a  adorée 
comme  l'image  de  la  force.  Quand  ensuite  elle  se  fut  affaiblie 
par  ses  propres  excès  ,  les  législateurs  conçurent  le  projet 
imprudent  de  la  détruire,  au  lieu  de  chercher  à  l'instruire  et  à 
la  corriger  ;  et  sans  vouloir  lui  apprendre  à  gouverner,  ils  ne 
songèrent  qu'à  la  repousser  du  gouvernement  ',  » 

Or  cela  constituait  un  dessein  absurde.  Il  faut  précisément 
instruire  la  démocratie,  lui  apprendre  à  gouverner,  et,  tout 
d'abord,  car  c'est  l'essentiel,  lui  signaler  le  péril  du  despotisme, 
et  les  moyens  de  l'éviter.  Ces  moyens  existent,  et  Tocqueville 
les  énumère  :  de  fortes  institutions  communales,  le  suffrage 
universel,  mais  à  plusieurs  degrés;  la  décentralisation  admi- 
nistrative, la  responsabilité  des  fonctionnaires  organisée  par  la 
loi,  la  liberté  d'association.  Il  faudrait  dépasser  le  cadre  de  ce 
chapitre,  pour  faire  voir  avec  quelle  vigueur  Tocqueville  déve- 
loppe cette  idée,  qui  est  l'une  de  ses  deux  idées  maîtresses.  La 
seconde,  complément  indispensable  de  la  première,  c'est  la 
nécessité  pour  toute  démocratie  qui  veut  demeurer  libre,  d'un 
fort  sentiment  religieux.  Tocqueville  n'est  pas  moins  pressant 
ici  que  tout  à  l'heure;  cependant,  il  est  plus  sobre  dans  l'indica- 
tion des  moyens  propres  à  ramener  à  la  religion  les  démocraties 
qui  s'en  sont  écartées. 

Telle  est  la  riche  matière  de  cette  première  partie  du  grand 
ouvrage  de  Tocqueville.  Les  idées,  il  est  superflu  d'en  souligner 

1.  Bémocralie  en  Amérique,  Inlroduclion,  OEiivros.  t.  I.  p.  0. 


G-28  ECIUVAINS   KT   DIIATKIUS   l>(»LITl(jrKS 

rititôrèl.  Loin  de  païaîlrc  vieilles  de  ciiniiiaiile  ans,  elles  ont 
encore  la  nouveauté  des  choses  qui  n'ont  pas  servi.  Ni  la  res- 
ponsabilité des  fonctionnaires  n'est  organisée  par  la  loi  dans 
nttlre  démocratie,  ni  la  liberté  d'association  n'existe,  ni  la 
décentralisation  adniiiiishalrive  n"a  été  obtenue,  ni  la  com- 
mune ne  constitue  un  organisme  solide,  et,  dans  une  certaine 
mesure,  autonome.  Quant  au  droit  de  sufTrage,  il  a  bien  été 
accordé  à  tous,  mais  le  gouvernement  provisoire  de  1848,  emporté 
par  un  noble  élan,  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  demander  s'il 
n'aurait  pas  mieux  valu  instituer  le  suffi-age  universel  indirect, 
non  pas  pour  prendre  des  précautions  contre  le  vote  du  peuple, 
mais  pour  donner  au  peuple  lui-môme  plus  de  sécurité  dans 
l'exercice  du  droit  de  vote.  Le  sentiment  religieux,  enfin,  n'a 
pas  pénétré  davantag"e  la  démocratie  française,  car  on  ne  saurait 
considérer  comme  une  preuve  de  ses  progrès,  les  tentatives 
faites  pour  mêler  aux  querelles  des  partis  les  questions  confes- 
sionnelles. 11  ne  dépendait  pas  de  ïocqueville  d'assurer  la  for- 
tune de  ses  idées. 

La  deuxième  partie  de  l'ouvrage.  —  Quelques  années 
après  que  ces  deux  volumes  eurent  paru,  Tocqueville  publia  la 
seconde  partie  de  son  ouvrage.  Elle  ne  rencontra  pas  auprès 
du  public  la  même  faveur  que  la  première.  Plusieurs  raisons 
expliquent  ce  fait.  D'abord,  l'auteur  est  trop  préoccupé  de  ne 
pas  demeurer  au-dessous  de  l'attente  qu'il  a  excitée.  Il  n'a  ni 
la  même  spontanéité  d'allures,  ni  la  môme  indifférence  au 
succès,  condition  indispensable  du  succès.  La  première  partie  a 
,  été  écrite  en  deux  ans;  la  seconde  en  cinq  ans.  La  vie  de  Toc- 
queville est  plus  compliquée,  moins  libre  qu'idle  ne  l'était  à  son 
retour  d'Amérique.  Il  ne  peut  plus  s'enfermer  dans  sa  man- 
sarde. Mais  surtout,  il  lit  trop,  et  l'influence  de  ses  lectures  se 
marque  dans  son  travail.  Il  lit  les  maîtres  de  la  pensée  politique, 
Platon,  Machiavel,  Rousseau.  Il  II!  les  moralistes,  Plutarque, 
Montaigne,  Pascal.  Il  a  môme  un  Joli  mot  à  ce  sujet.  «  J'éprouve, 
en  lisant  ces  ouvrages  qu'il  est  honteux  d'ignorer,  et  que,  hier, 
je  connaissais  à  peine,  le  même  plaisir  que  ressentait  le  maré- 
chal Soult,  en  aiijirenant  la  géogra]»hie  quand  il  était  ministre 
des  Aflaires  étrangères.  »  Le  malheur,  c'est  qu'il  y  a  trop  sou- 
vent, dans  la  deuxième  partie  de  la  Démocratie,  du  Montaigne 


LA   MONAitClllK    l)K   .IIILUIT  629 

OU  du  Roussoau,  du  Platon  ou  du  Pascal,  mèlrs  au  Toc(|ii('vill('. 
Et  cela  refroidit  l'intérêt,  cela  donne  un  .lir  d'.i|i|)irl  à  une 
pensée,  déjà  trop  sévère  par  (die-mème  j)our  supporter,  sans 
un  réel  inconvénient,  ce  poids  additionnel.  Il  faut  dire  aussi  que 
le  sujet  n'est  jdus  le  même,  et  (pie  Texécution  était  ici  beau- 
coup plus  difficile. 

Tocqueville  cesse  de  considérer  la  démocratie  américaine  ou 
la  démocratie  française.  Il  considère  la  démocratie  en  soi,  et  il 
recherche   quels   elTets  elle   doit  produire    sur  le   mouvement 
intellectuel,  sur  les  mœurs,  sur  les  sentiments.  Ce  n'est  plus 
de  l'observation  politique  :  c'est  une  sorte  d'algèbre  politique. 
Etant   donné  qu'un  pays  est  en  démocratie,  comment  doivent 
s^y  comporter   les  lettres    et  les    sciences,  et   les    arts,    et  la 
famille,  et  les  relations  du  monde,  et  la  religion?  A  ces  ques- 
tions, Tocqueville  fait  tantôt  des  réponses  un  peu  raides  et  dog- 
matiques, qui  ne  sont  pas  d'une  évidence  incontestable;  tantôt 
des  réponses  un  peu  vagues  et  flottantes  dans  le  fond,  quoique 
toujours  exprimées  en  un  langage  très  ferme.  Il  lui  arrive  d'être 
obscur,  ou  subtil.  Il  lui  arrive,  en  revanche,  de  faire  des  trou- 
vailles, et  si  je  souligne  les  défauts,  je  n'ai  garde  d'omettre  les 
qualités,  qui  sont  grandes.  Que  de  pages  pénétrantes!  Que  de 
pages  charmantes,  sur  la  jeune  fille  américaine,  sur  les  milieux 
politiciens!  Ce  sont  là  des  thèmes  qui  ont  été,  depuis  lors,  plus 
d'une   fois   traités.    On   peut   lire  Tocqueville  avec   confiance, 
après  avoir  lu  ses  modernes  ou  récents  imitateurs  :  aux  bons 
endroits,  qui  ne  sont  pas  rares,  il  les  dépasse  de  la  tète.  Mais, 
enfin,    l'impression   que    laisse    cette    seconde   partie  est   une 
impression    mêlée.    Tocqueville   s'en    est  parfaitement    rendu 
compte.  Il  parle  du  «  péché  originel  »  de  son  sujet,  et  il  y  attribue 
«   l'effet   comparativement   moindre   >'    qu'a  produit  la   fin  de 
l'ouvrage.  C'est  une  vue  très  sage,  et  une  formule  très  mesurée, 
qui    rend    avec    exactitude    la    déception   qu'on  léprouve ,  non 
lorsqu'on  compare  Tocqueville  à  quelque  autre,  mais  lorsqu'on 
le  compare  à  lui-même. 

Tocqueville  écrivain.  — J'ai  déjà,  chemin  faisan!,  relevé 
quelques-uns  des  mérites  de  Tocqueville  écrivain.  11  convient 
d'y  insister  pour  finir.  Un  spirituel  auteur  dramati(|ue  a  voulu 
faire   de   Tocqueville   le    modèle    du    genre   ennuyeux,  ou    du 


630  ECRIVAINS    KT   UUATEL'RS   POLITIQUES 

genre  prétentieux.  Et  il  est  d'usage  de  sourire,  lors(|u'on  cite  ce 
propos  de  comédie  :  «  Gomme  dit  M.  de  Tocqueville...  ».  Le 
j)ropos  ne  prouve  qu'une  chose  :  c'est  qu'on  peut  être  un  homme 
de  beaucoup  d'esprit,  et  se  tromper  lourdement  quand  on  parle 
de  ce  qu'on  ignore.  Tocqueville  n'est  ni  ennuyeux,  ni,  à  propre- 
ment pai-lcr,  prétentieux.  Un  peu  guindé,  seulement,  par  endroits 
—  je  l'ai  déjà  noté  — et  un  peu  tendu  vers  la  formule.  Mais  que 
d'élévation  vraie,  que  de  force  sans  outrance,  que  de  souplesse 
même  dans  cette  force,  et  d'agrément  solide  dans  ce  sérieux! 

Les  «  Souvenirs  ».  —  Tocqueville  est,  par  surcroît,  un 
observateur  des  choses  ambiantes  et  des  hommes;  un  peintre 
de  portraits  qui,  loin  de  flatter  ses  modèles,  rend  avec  un  mor- 
dant singulier  leurs  tares  visibles  et  leurs  secrètes  faiblesses. 
11  y  a  là  tout  un  aspect  de  son  talent  qui  ne  s'est  révélé  qu'avec 
le  volume  des  Souvenirs,  publié  il  y  a  quelques  années.  La 
politique  forme  le  fond  de  ce  volume  trop  court,  trop  peu  com- 
plet, mais,  tel  qu'il  est,  infiniment  précieux.  Je  n'oserais  dire 
que  l'homme  ait  beaucoup  gagné  à  cette  publication.  11  a  une 
façon  de  déshabiller  ses  amis,  les  meilleurs,  les  plus  intimes, 
et  de  faire  lire  au  fond  de  leur  cœur,  qui  ne  laisse  pas  d'être 
troublante.  On  préfèie  ne  lavoir  pas  connu.  Mais  la  lecture  de 
ces  pages  est  tout  à  l'honneur  de  l'écrivain.  11  en  est  quelques- 
unes  qui,  dans  une  manière  autre,  plus  froide,  mais  aussi  bril- 
lante, pourraient  être  placées  à  coté  des  pages  les  plus  réputées 
de  Saint-Simon. 


///.   —  La  deuxième   République. 

La  révolution  de  Février.  —  Sans  qu'il  y  ait  eu  beau- 
coup de  républicains  en  France,  le  24  février,  la  République 
|iaraît  alors  à  tout  le  monde,  adversaires,  indifférents,  le  régime 
le  j)lus  naturel,  le  seul  gouvernement  possible.  Et  cette  répu- 
bli(jue  devait  être,  tout  le  monde  encore  l'admet,  au  premier 
moment,  une  république  soc2«/<?.  Je  m'autorise  ici  du  témoignage 
de  Tocqueville'.  11  est,  certes,  le  plus  intelligent  des  hommes 
qui  aient  [tubliquement  déposé  sur  ces  événements.  Et  il  déclare 

1.  Souvenirs,  p.   102  et  suiv. 


LA    DKl  XIK.MK    llKl'IlHJni  I-:  031 

comprendre  à  la  fois  le  mouvement  (jui  ;i  [)oit(''  le;  [)eii|tle  à 
espérer  un  changement  dans  les  lois  de  la  propriété,  et  la  rési- 
gnation passive  avec  laquelle  les  privilégiés  semblaient  admettre 
cette  éventualité.  11  faut  dire  que  l'idée  démocratique  et  l'idée 
socialiste  avaient  été  abondamment,  éloquemment  exprimées 
pendant  les  dix-huit  années  du  règne  de  Louis-Philippe,  et  que 
l'avènement  de  la  première  des  deux,  beaucoup  [)lus  facile  à 
réaliser,  était  dans  la  logique  des  choses.  Quant  à  la  seconde, 
je  ne  prétends  pas  que  la  bourgeoisie  n'en  eût  pas  peur  :  je 
prétends,  au  contraire,  avec  ïocqueville,  qu'elle  en  avait  peur 
au  point  de  la  croire  également  réalisable.  Aussi  se  conduit-elle, 
d'abord,  de  la  manière  la  plus  propre  à  flatter,  à  amadouer  le 
nouveau  maître. 

Comment  évolue  la  révolution.  —  Le  premier  émoi 
passé,  l'espérance  revenue  qu'on  n'allait  pas  assister  à  un  bou- 
leversement subit  de  l'ordre  social,  la  bourgeoisie  se  dit  qu'il 
lui  reste  de  la  force,  et,  dès  lors,  ne  songe  plus  qu'à  employer 
cette  force  au  mieux  de  ses  intérêts.  Les  imprudences,  les  fautes 
des  partis  avancés  —  dont  quelques-unes  très  graves,  par 
exemple,  l'envahissement  de  l'Assemblée  nationale  au  13  mai 
—  précipitent  la  réaction.  La  province  accourt  à  Paris  pour 
défendre  l'Assemblée  qu'elle  croit  menacée,  et  la  propriété, 
que  les  journaux  lui  représentent  comme  en  péril.  La  réaction 
est  commencée.  Elle  ne  s'arrêtera  plus.  Les  journées  de  Juin 
en  décuplent  la  puissance.  Il  est,  dès  lors,  certain  que,  pour 
une  longue  période  de  temps,  le  socialisme  demeurera  hors  de 
combat.  Délivrée  de  cette  terreur,  la  bourgeoisie  ne  songe  plus 
qu'à  en  iînir  avec  la  République,  naguère  si  aisément  acceptée. 
L'élection  à  la  présidence  du  prince  Louis-Napoléon  est  le 
témoignage  non  équivoque  des  sentiments  de  la  portion  du  pays 
qui  mène  l'autre;  et  l'on  peut  dire  sans  exagération  que,  dès  le 
10  décembre  1848,  la  deuxième  République  a  vécu. 

LES   ORATEURS 

La  courte  période  révolutionnaire,  qui  sépare  la  chute  de 
Louis-Philippe  et  la  réunion  de  l'Assemblée  constituante,  a  vu 
se  produire  un   phénomène  digne  des  temps  anciens.  Il   s'est 


632  Hr.lUVAlXS   KT   (HIATEUUS   l'l)LlTI(jri<S 

(idiivr  un  luimnio  —  Lamartine  —  dont  la  parole,  à  elle  seule, 
a  iiîouvernc  la  France,  et,  dans  une  certaine  mesure,  décidé  des 
destinées  de  l'Europe.  Je  ne  rappellerai  ni  les  innombrables 
discours,  ni  les  formules  géniales  de  Lamartine.  C'est  le  plein 
épanouissemoni,  à  la  chaleur  des  sympathies  populaires,  d'une 
éloquence  dont  j'ai  essayé  plus  haut  de  marquer  le  caractère  et 
d'analyser  les  moyens.  Il  faut  nous  hâter,  d'ailleurs.  La  tribune 
de  l'Assemblée  constituante  et  celle  de  la  Législative  ont  vu 
surgir,  à  côté  des  orateurs  déjà  célèbres,  qui  y  ont  ou  confirmé 
ou  agrandi  leur  réputation,  des  talents  nouveaux.  Je  désigne 
ainsi,  soit  les  hommes  qui  avaient  siégé  dans  les  Chambres  du 
régime  précédent,  sans  y  donner  leur  mesure;  soit  des  hommes 
appelés  à  la  vie  publique  par  le  suffrage  universel.  Ce  sont  sur- 
tout ces  tard  venus  que  je  dois  étudier.  Il  va  de  soi  que  Lamar- 
tine, Thiers,  Berryer,  Odilon  Barrot  ont  plus  d'importance 
politique.  Mais  l'histoire  de  la  littérature  ne  se  pose  qu'une 
question  :  celle  de  savoir  quels  sont  les  talents  ignorés  jus- 
qu'alors, et  que  la  période  oui  nous  entrons  a  révélés. 

Ledru-Rollin,  Louis  Blanc,  Michel  (de  Bourges)  peuvent  être 
considérés  comme  les  orateurs  qui  expriment  l'esprit  de  1848. 
Dufaure,  Montalembert  et  de  Falloux  le  combattent.  Victor 
Hugo  se  dresse  un  peu  à  part,  tel  Chateaubriand  sous  la  Res- 
tauration. Ce  ne  sont  pas  les  seuls  qui  comptent.  Quelques 
autres,  dans  des  camps  opposés,  les  Jules  Favre,  les  Rouher 
attirent  déjà  l'attention.  Mais  c'est  plus  tard  seulement  qu'ils 
marqueront  leur  vraie  place,  et  nous  les  retrouverons  dans  le 
chapitre  qui  continuera  celui-ci.  Entre  ces  débutants  distingués 
et  les  vétérans  illustres,  le  petit  groupe  que  j'ai  signalé  fait 
honorable  ou  p-rando  fif^uro. 

La  salle  des  séances.  —  Les  conditions  matérielles 
ont  leur  imp(trlancc,  quand  il  s'agit  des  deux  assemblées  de  la 
seconde  r/'pnblique.  Celles  de  la  Restauration,  celles  de  la 
monarchie  de  Juillet,  avec  le  nombre  relativement  peu  élevé  de 
leurs  membres,  formaient  un  salon,  par  comparaison  avec  la 
Constituante  et  la  Législative,  qui  ressemblent  à  une  réunion 
|)ublique.  La  disposition  des  lieux,  jointe  au  nombre  énorme 
des  députés,  modifie  l'éloquence  politique  du  temps.  Elle  sera 
moins  académique,  plus  populaire,  et  les  premiers  rôles  se  trou- 


LA    IIKUXIEMK   ItKI'l  IflJUl  K  G33 

vuronl  assez  iiaturcllciiieiit  (Icvolus  aux  hommes  (jui  [xjssèdciit 
Fampleur  de  la  voix  et  du  geste,  et  qui  cherchent  à  dire  forte- 
ment des  choses  propres  à  soulever  une  émotion  facile. 

Ledru-Rollin.  —  Ledru-Rollin  '  s'était  acquis  déjà,  comme 
avocat,  une  réputation  l)ruyante.  Il  la  soutient  et  l'éteud  dans 
les  dernières  années  de  la  monarchie  de  Juillet.  Il  monte  sou- 
vent à  la  trihune,  infatigable  dans  l'expression  d'une  idée  tou- 
jours la  même.  Que  l'on  fasse  la  réforme  électorale!  Que  l'on 
prépare  le  règne  du  suffrage  universel!  Non  content  de  défendre 
par  la  parole  cette  cause  qui  lui  est  si  chère,  il  fonde  un  journal, 
la  Réforme,  spécialement  destiné  à  la  propager. 

La  révolution  de  1848,  qui  est  née  dans  les  bureaux  de  la 
Réforme,  et  qui  a  pour  conséquence  première  l'établissement  du 
suffrage  universel,  se  serait  montrée  ingrate,  si  elle  n'avait  porté 
Ledru-Rollin  au  pouvoir.  Il  fait  [)artie  du  gouvernement  pro- 
visoire. Il  le  compromet,  et  il  le  sert.  Il  le  compromet  par  ses 
circulaires,  relatives  aux  élections,  par  l'entourage  qu'il  groupe 
autour  de  lui,  par  les  légendes  qui  circulent  sur  sa  vie  privée. 
Il  le  sert  par  sa  conduite  au  16  avril.  Membre  de  la  commission 
executive  jusqu'aux  journées  de  juin,  Ledru-Rollin  reprend  son 
poste  de  député,  quand  le  général  Cavaignac  est  investi  du  pou- 
voir exécutif.  C'est  alors,  de  juin  1848  à  juin  1849,  date  où  il 
gagne,  après  l'échauffourée  du  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers, 
le   chemin  de   l'exil,  que   Ledru-Rollin   a  le  plus  parlé,  et   le 
mieux  parlé.  Il  se  sent  stimulé  par  le  péril  que  court  la  Répu- 
blique. Et  il  ne  ménage  ni  ses  forces  ni  son  zèle.  Soit  qu'il  se 
défende,  et,  avec  lui,  le  gouvernement  provisoire  tout  entier, 
contre  les  imputations  contenues  dans  l'enquête  sur  les  événe- 
mentsd'avril,mai  et  juin  1848;  soit  qu'il  traite  de  la  Constitution 
ou  des  affaires  d'Italie  —  il  les  prend  très  à  cœur  —  soit,  enfin, 
qu'il  dénonce  les  menées  du  prince-président,  et  dépose  contre 
lui  un  acte  d'accusation  sur  le  bureau  de  l'Assemblée,  Ledru- 
Rollin  est  l'orateur  toujours  écouté,  toujours  vibrant,  du  parti 
qui  veut  garder  la  République ,  et  barrer  la  route  à  l'Empire. 

1.  Ledru-Rollin  (180"-I87i).  Avocat,  député  en  IS41,  membre  du  gouvernement 
provisoire  et  ministre  de  l'Intérieur  en  1848,  puis  membre  de  la  Conimissiou 
executive.  11  proteste  contre  l'expédition  de  Rome,  appelle  le  peuple  aux  armes, 
est  condamné  par  la  Haute-Cour,  et  se  réfugie  en  Angleterre.  Il  revient  comme 
député  à  l'Assemblée  nationale  en  18"! . 


034  KGIUVAINS   ET   (IHATHIUS   PllLlTIUlES 

L'éloquence  de  Ledru-Rollin  n'est  ni  très  distinguée,  ni  litté- 
raire. Il  traîne,  dans  ses  discours,  bien  des  banalités,  bien 
des  phrases  toutes  faites,  bien  des  réminiscences  —  ou  même 
des  souvenirs  complets  —  de  la  Révolution  française.  Ledru- 
Rollin  fait  profession  d'en  admirer  les  hommes.  Il  en  copie 
le  style,  il  en  ciiiprunh'  le  vocabulaire,  il  en  réchauffe  les 
passions.  Et  cela  forme  un  ensemble  quelque  peu  factice,  mais 
non  dépourvu  de  viiiueur.  11  y  a  du  mouvement  —  trop  de 
mouvement,  [)eut-ètre,  ou  du  moins  un  mouvement  trop  voulu 
—  dans  la  parole  de  Ledru-Rollin.  Quand  on  le  lit,  les  points 
d'exclamation,  les  points  d'interrogation,  les  points  suspensifs, 
les  oh!  et  les  ah!  qui  abondent,  toute  cette  mimique  surabon- 
dante et  figée  prête  à  sourire.  Les  métaphores,  d'autre  part,  ne 
sont  pas  d'un  écrivain.  Il  en  est  de  malheureuses,  et  d'autres 
qui  ont  trop  servi.  C'est  égal  :  on  comprend  très  bien  que  dans 
cette  cohue  de  l'Assemblée  nationale,  où  il  fallait  crier  pour 
être  entendu,  et  employer  <les  moyens  très  gros  pour  produire 
un  peu  d'effet,  Ledru-Rollin  ait  été  une  force. 

Louis  Blanc.  —  Louis  Blanc  '  avait  refusé,  en  1846,  une 
candidature  républicaine.  Il  a  donc  passé  d'une  salle  de  rédac- 
tion au  gouvernement,  et  quand  il  entre  à  l'Assemblée  nationale, 
il  n"a  encore  déployé  son  éloquence  que  dans  les  conférences  du 
Luxembourg,  ou  sur  la  place  de  l'IIôtel-de-YiHe.  A  l'Assemblée, 
il  ne  parlera  pas  souvent.  Et  il  parlera  surtout  pour  se  défendre, 
pour  défendre  ses  idées  sur  l'organisation  sociale,  le  jour  où  il 
réclame  la  création  d'un  ministère  du  progrès;  pour  défendre 
sa  liberté  et  sa  vie  même,  quand,  par  deux  fois  —  et  la  seconde 
tentative  devait  réussir  —  il  est  l'objet  d'une  demande  en  autori- 
sation de  poursuites,  motivée  par  la  part  qu'on  lui  reprochait 
d'avoir  prise  au  mouvement  du  15  mai.  Ajoutez  que  Louis 
Blanc  s'adresse  à  une  Chambre  violemment  prévenue  contre 
sa  personne  et  ses  doctrines.  Il  parvient  cependant,  le  3  juin, 
à  se  faire  écouter,  à  se  faire  applaudir.  Triomphe  précaire  et 
fragile,  mais  triomphe  dû,  pour  une  bonne  part,  à  l'éclat  d'une 


1.  Louis  Blanc  (ISl  1-1882).  Publicisle  sous  la  monarchie  de  Juillel,  il  est 
membre  du  gouvernement  provisoire  en  1848.  Poursuivi  pour  participation  à  la 
journée  du  15  mai,  il  se  réfugie  en  Angleterre  où  il  demeure  jusqu'en  1810. 
Député  en  1871,  il  siège  au  Parlement  jusqu'à  sa  mort. 


LA    IIKIXIKMK    liKIM  HUOri']  G:j;i 

parole  chaude  et  passionnée.  Il  faut  lire,  dans  les  écrits  du 
temps,  le  récit  de  ces  séances,  (}ui  rappellent  celles  de  la  Con- 
vention par  le  déchaînement  furieux  des  partis,  et  l'extrême 
péril  contre  lequel  l'orateur  se  débat.  On  s'expli(jue  alors  la 
grandiloquence  et  l'enflure.  On  est  plus  sensible  à  l'art  qui  se 
déploie,  malgré  tout,  dans  le  discours.  Et  riionnéteté  ne  manque 
pas  non  plus  à  l'accent  de  Louis  Blanc.  C'est,  dirai-je  le  piège, 
ou  l'avantage  de  la  postérité?  (ju'elle  juge  les  hommes  non 
d'après  les  rumeurs  qui  ont  assailli  et  assourdi  les  contempo- 
rains, mais  d'après  le  son  que  la  parole  de  ces  hommes,  même 
fixée  sur  le  papier,  rend  encore,  à  distance,  pour  qui  cherche 
l'àme  dans  la  voix. 

Michel  (de  Bourges).  —  Michel  (de  Bourges)^  s'était, 
comme  Ledru-Rollin,  formé  aux  luttes  du  barreau.  Il  avait, 
comme  lui,  été  député  sous  la  monarchie  de  Juillet.  Quand 
il  vient  siéger,  non  à  la  Constituante,  mais  à  la  Législative,  il 
touche  à  la  vieillesse,  une  vieillesse  restée  jeune.  11  est  en  pleine 
possession  de  son  talent  et  de  son  expérience.  Cette  expérience 
a  été  chèrement  acquise  dans  les  commencements  difficiles 
d'une  vie  étroite  et  errante.  Ce  talent  est  fait  de  puissance  et  de 
vulgarité.  11  ne  parle  pas  toujours,  ni  même  ne  crie  :  il  rugit 
quelquefois.  11  est  violent  par  tempérament,  et  aussi  par  calcul. 
Et  il  lui  arrive  d'exprimer  avec  tant  de  force  la  passion  dont  il 
est  animé,  qu'il  domine  et  subjugue  l'auditoire.  11  le  rudoie 
aussi,  et  le  malmène.  Ceux  qui  l'ont  entendu  à  la  barre  ou  à  la 
tribune  le  représentent  volontiers  connne  un  athlète,  comme  un 
gymnaste  fier  de  prouver  sa  force,  de  l'étaler.  Voilà  encore 
une  impression  qui  ne  se  retrouve  pas,  à  feuilleter  un  recueil 
de  discours.  La  pensée  paraît  sèche  et  dure,  l'expression  brutale 
ou  pauvre.  On  ne  sent  qu'une  chose,  mais  on  la  sent  bien,  c'est 
que  cette  parole  a  pu  remuer,  entraîner  une  assemblée.  Ainsi  en 
advint-il,  en  plus  d'une  rencontre,  et,  notamment,  en  une  ren- 
contre fameuse  qui  pèserait  sur  la  mémoire  de  Michel  (de  Bour- 
ges), si  les  fautes  politiques,  ingénument  commises  dans  des 
temps  troublés,  ne  comportaient  quelque  excuse. 

Le  15  novembre  1851,  l'Assemblée  législative  délibérait  sur 

1.  Michel  (de  Bourses),  n98-lSo4.  Avocat,  journaliste:  député  en  1837,  membre 
de  la  Législative  en  ISl'.i.  Il  ([uilte  la  vie  pnbli(iue  après  le  2  décembre. 


036  ÉGIUVAINS   ET   (lUATKl'US   PULITIOIJES 

une  proposition  de  ses  questeurs,  tendant  à  mettre  à  la  disposi- 
liuii  désormais  incontestée  de  l'Assemblée,  lesforces  nécessaires 
à  sa  défense.  On  était  au  moment  le  plus  critique  de  la  lutte 
contre  le  pouvoir  exécutif,  et  à  la  veille  même  —  la  date  en  fait 
foi  —  d'une  lamentable  issue .  Les  esprits  politiques  de  la 
gauclie  recommandaient  l'adoption  de  la  proposition.  Michel  (de 
Bourges)  protesta.  Il  était  de  ceux  qui  redoutaient  plus  la  monar- 
chie que  le  prince-président;  de  ceux  qui  voyaient,  dans  Louis- 
Napoléon,  un  instrument  de  résistance  contre  la  droite  de 
l'Assemblée.  Il  nia  le  péril.  11  eut  une  ])hrase  éloquente,  mais 
malheureuse.  «  Non,  il  n'y  a  point  de  danger.  Et  je  me  permets 
d'ajouter  que,  s'il  y  avait  un  danger,  il  y  a  aussi  une  sentinelle 
invisible  qui  nous  garde;  cette  sentinelle  :  c'est  le  peuple!  » 
Voilà  une  métaphore  qui  a  coûté  très  cher  à  la  République  et  à 
la  liberté. 

Dufaure.  —  Au  premier  rang-  des  orateurs  qui  ont  brillé 
dans  la  défense,  non  des  idées  nouvelles,  mais  des  intérêts 
bourgeois,  se  place  Dufaure'.  C'est  déjà,  en  1848,  un  vieux 
parlementaire.  Il  a  quatorze  ans  de  vie  publique  derrière  lui.  11 
siège  à  la  Constituante,  à  la  Législative.  Il  est  ministre  sous 
Cavaignac  et  sous  Louis-Napoléon.  Il  n'a  pas  nui  au  succès  du 
coup  d'État.  Mais  il  ne  l'a  ni  approuvé,  ni  même  amnistié.  Et 
c'est  après  s'être  tenu  en  dehors  de  la  vie  publique  pendant 
tout  l'Empire,  qu'il  y  est  rentré,  en  1871,  pour  travailler  avec 
Thiers  à  la  fondation  de  la  troisième  République. 

Dufaure  a  été  orateur,  et  assez  grand  orateur  politique,  peut- 
on  dire,  sans  aucun  des  moyens  qui  aident  ordinairement  au 
succès.  Il  avait  une  voix  nasillarde,  une  diction  martelée,  peu 
de  goût  pour  les  idées  générales,  nulle  aptitude  à  s'élever  vers 
les  cimes  de  la  pensée.  Mais  il  pensait  fortement,  dans  un  ordre 
d'idées  tout  positif.  Il  raisonnait  en  logicien.  Il  avait  le  sens 
politique.  Il  avait  aussi  l'ascendant  que  donnent  l'intégrité  des 
mœurs,  l'acharnement  à  l'élude,  l'obstination  dans  les  vues. 
Quand  il  avait  pris  position,  ses  adversaires  pouvaient  renoncer 

1.  Dufaure  (1798-1881).  Avocat,  député  en  1834,  niinislrc  en  1839.  Meml)re  de 
la  Législative  et  de  la  Constituante,  ministre  sous  la  présidence  de  Cavaignac, 
et  sous  celle  de  Louis-Napoléon,  il  rei)rcnd  sa  place  au  Ijarrcau  après  le  coup 
d'Etal.  —  Membre  de  l'Assemblée  Nationale  en  1871  et  minisire  plusieurs  fois. 
-ML-mbre  île  l'Académie  frani-aise. 


LA    DI'IXIHMK   lU'IMIJLKjrK  637 

à  rien  obtenir  il»'  lui:  et  (luatul  il  parlait,  comme  ori^ano  <lii 
g-QUvernenient,  à  rien  conqiK'-rir  sur  lui.  Il  avait  son  siège  fait 
dans  les  questions  essentielles,  et,  môme  dans  les  moindres 
questions,  il  lui  arrivait  de  marquer  un  entêtement  qui  déses- 
pérait ses  amis.  Dufaure  avait  ralioni  rude,  et  le  refus  facile, 
comme  d'autres  la  promesse.  Il  comptait  aussi  le  silence  parmi 
ses  moyens  de  défense.  Un  jour,  le  g-énéral  Castellane  lui 
demande  audience,  pour  lui  exposer  ses  droits  à  quelque 
poste.  Dufaure  le  reçoit,  l'écoute  attentivement,  le  reconduit  à 
la  porte  de  son  cabinet  avec  des  saints  très  polis,  et  le  laisse 
partir,  sans  avoir  prononcé  un  mot.  Comme  un  de  ses  collè- 
g-ues  du  ministère  lui  reprochait  d'en  avoir  usé  ainsi,  avec  un 
homme  fort  en  crédit,  «  Je  n'aurais  eu,  répondit  Dufaure,  que 
des  choses  désagréables  à  lui  dire  :  le  plus  raisonnable  n'était- 
il  pas  de  ne  rien  lui  dire  du  tout?  »  Maussade,  maladroit,  peut- 
être  par  défaut  d'usage  du  monde,  ce  qui,  chez  d'autres,  eût  été 
une  faiblesse,  devenait  une  force  chez. lui.  Il  n'a  pas  toujours 
été  un  collaborateur  commode  pour  les  hommes  politiques  qui 
avaient  tenu  à  l'avoir  dans  leur  ministère.  Il  a  été  généralement 
détesté  de  ses  coreligionnaires  politiques,  autant  que  de  l'oppo- 
sition. Mais  il  a  tenu  la  tribune  avec  plus  que  de  l'autorité,  avec 
une  supériorité  véritable. 

Falloux.  — M.  de  Falloux  '  compte  au  nombre  des  hommes 
—  assez  rares,  il  en  faut  bien  convenir  —  que  la  Révolution 
de  1848  a  révélés.  Il  appartenait  à  la  vie  publique  depuis 
déjà  deux  années,  quand  cette  Révolution  a  éclaté.  Membre  de 
l'opposition  de  droite,  il  n'hésita  pas  à  reconnaître  la  Répu- 
blique, et  c'est  comme  républicain,  comme  socialiste,  qu'il 
entra  à  l'Assemblée  constituante.  A  vrai  dire,  le  comte  de  Fal- 
loux subordonnait  la  politique  aux  intérêts  de  la  religion.  Il 
était  avant  tout,  il  était  uniquement  un  catholique,  préoccupé 
de  rendre  à  l'Eglise  le  plus  possible  des  avantages  que  les 
révolutions  successives  lui  ont  ôtés.  Là  est  l'unité  de  sa  vie. 
Moins  occupé,  d'ailleurs,  de  paraître  que  de  servir  utilement  sa 


1.  Le  comte  de  Falloux  (lSll-1886  .  Député  en  ISiO,  membre  de  l'Assemblée 
ConstiUiante  en  18 iS.  Minisire  sous  la  présidence  de  Louis- Napoléon.  Après  le 
coup  d'État,  il  quille  la  vie  publique,  mais  reste  activement  mêlé  à  l'action  du 
parti  clérical  et  monarchiste.  Membre  de  TAcadéniie  française. 


038  ÉCIU^■Al^■s  kt  (lUATi-rns  phlitimi-ks 

cause,  lie  Falloiix  n'a  pas  aNusr  de  la  triliunc  II  Fa  occupée, 
pourtant,  en  quelques  circonstance  décisives,  et  les  historiens 
sont  (l'accord  pour  reconnaître  qu'il  a  eu  au  moins  l'un  des 
dons  de  l'orateur,  ot  non  lo  moindre  :  l'esprit  d'à-propos,  le 
coup  d'œil  qui  saisit  l'instant  propice  à  une  intervention  effi- 
cace. Par  exemple,  le  jour  oîi,  rapporteur  de  la  commission  du 
travail  dans  la  question  des  ateliers  nationaux,  il  attendit, 
avant  de  lire  son  rapport,  prêt  depuis  quelque  temps  déjà,  que 
l'insurrection  fût  commencée. 

Ce  rapport  concluait  à  la  dissolution  immédiate  des  ateliers. 
Il  eut  pour  elTet  de  jeter  dans  l'insurrection  les  masses  encore 
hésitantes.  La  réaction  avait  besoin  que  cette  insurrection  fût 
formidable  :  elle  dut  beaucoup  à  de  Falloux,  sans  qui,  peut- 
être,  les  choses  eussent  pris  une  tournure  difTérente.  «  Tous 
ceux  qui  l'ont  entendu  lire  son  rapport  ont  gardé,  à  près  d'un 
demi-siècle  de  date,  le  souvenir  de  celle  voix  claire,  froide  et 
posée,  d'un  son  argentin,  qui  sonnait  le  tocsin  de  la  guerre 
civile,  avec  la  plus  effrayante  placidité  *.  » 

Le  nom  du  comte  de  Falloux  est  attaché  à  la  loi  fameuse  sur 
la  liberté  de  l'enseignement,  dite  loi  de  1850.  Mais  son  auteur 
n'intervint  pas  dans  le  débat  auquel  elle  donna  lieu.  Le  soin  de 
sa  santé  le  retenait  alors  loin  de  Paris,  et  si  de  Falloux  porte 
la  responsabilité  de  celte  loi,  c'est  à  Montalembert  qu'échut  la 
làcho  de  la  déf(>ndre  devant  l'Assemblée  législative. 

Montalembert.  —  Le  comte  de  Montalembert  '  avait  paru 
avec  éclat  dans  la  chambre  des  pairs,  sous  Louis-Philippe. 
Mais  peut-être  lui  fallait-il,  pour  donner  carrière  à  sa  parole, 
la  grande  audience  un  peu  tumultueuse  des  assemblées  de  la 
Ré|)ublique.  Non  qu'il  n'eût  le  verbe  châtié,  ou  que  les  tours 
élégants  lui  fissent  défaut.  Mais  si  ce  sont  là  des  qualités  qu'il 
possède  comme  tel  autre  orateur  du  temps,  ce  ne  sont  pas  ses 
qualités  maîtresses,  ni  la  marque  de  son  originalité. 

L'originalité  de  Montalembert  orateur  est  double.  Il  a,  tout 
d'abord,  une  ardeur  incomparable,  un  élan,  une  flamme  aux- 


i.  SpiillfM',  Ilisirjire  pnvlemcn/ain'  de  la  Seconde  Répuôlique,  p.  loi. 

2.  Charles  de  Montalembert  (1810-1870).  Membre  de  la  Chambre  des  Pairs 
depuis  183n,  député  dans  les  Assemblées  de  la  deuxième  République.  Membre 
du  Corps  I.éf.'islalif  de  18:J2  à  Is.-;".  Membre  de  rAcadémic  franraise. 


LA    llKrXIK.MK   llKlTMLlnl  K  039 

(liirls  rien  ne  saurait  faire  obstacle.  Quand  Montalembert  est  à 
la  tribune,  il  dit  tout  ce  qu'il  a  envie  de  dire.  Il  1(>  dit  avec  véhé- 
mence, avec  àpreté,  avec  colère,  avec  mépris,  sans  se  soucier 
de  rcdet  qu'il  va  produire  —  ou  plutôt,  assuré  qu'il  est  de  pro- 
duire, esthétiquement,  un  grand  effet,  —  mais  toujours  exposé 
à  aller  au  delà  du  but.  Montalembert  cède  à  la  passion.  Il  veut 
démolir  quelqu'un  ou  quelque  chose.  Il  y  réussit,  mais  il  a 
semé  la  rancune,  éveillé  la  défiance,  alarmé  cette  prudence 
cauteleuse  des  assemblées,  un  vice  qui,  parfois,  leur  tient  lieu 
de  vertu,  car  il  les  arrête  sur  la  pente.  Montalembert  est  iro- 
nique, il  est  injurieux  à  plaisir.  Il  fait  à  ses  adversaires  des 
blessures  qui  ont  guéri,  mais  qui  n'ont  pas  été  pardonnées,  et 
ne  pouvaient  pas  l'être. 

L'autre  originalité  de  Montalembert,  très  rare  dans  notre 
pays,  c'est  de  n'avoir  ni  professé,  ni  pontifié,  ni  spéculé  à  la 
tribune,  mais  d'y  avoir  tout  simplement  jmrlé.  D'ordinaire,  la 
marque  professionnelle  apparaît  chez  nos  orateurs  :  je  dis  nos 
orateurs,  car  en  Angleterre  ou  aux  Etats-Unis,  il  n'en  va  pas 
de  même.  Mais  chez  nous,  il  est  impossible  d'oublier  que  tel 
homme  politique  est  un  professeur,  tel  autre  un  prêtre,  tel  autre 
un  métaphysicien,  exposant  son  système.  Avec  Montalembert, 
on  n'a  aucune  de  ces  impressions.  Quelqu'un,  après  l'avoir 
entendu,  disait  de  lui  :  «  Celui-là  est  un  monsieur  qui  parle  «. 
Sentez-vous  la  portée  delà  louange,  et  combien  peu,  dans  nos 
assemblées,  pourraient  la  disputer  à  Montalembert? 

Il  a  tenu  dans  cette  période  de  temps  si  mal  connue,  où  se 
sont  jouées,  pour  la  France,  ses  destinées  d'un  demi-siècle,  une 
place  prépondérante.  Tandis  que,  durant  la  première  phase  de 
sa  vie  publique,  et  durant  la  dernière,  Montalembert  a  été 
surtout  le  chef  du  catholicisme  libéral,  là,  de  1849  à  I80I,  il  a 
été,  par  le  droit  du  talent,  le  leader  de  la  réaction  politique. 
C'est  lui  qui  conduit  à  la  bataille  toutes  les  forces  conserva- 
trices coalisées.  Il  s'agit  d'abattre  et  de  réduire  l'esprit  moderne, 
dans  celles  de  ses  exigences  qui  touchent  à  l'ordre  politique.  Et 
qui  donc  s'y  serait  employé  avec  plus  de  cœur,  que  ce  grand 
contempteur  de  la  société  moderne?  Il  s'écriait  un  jour  :  «  La 
liberté!  Ah!  je  puis  le  dire  sans  phrase,  elle  a  été  l'idole  de  mon 
âme!  »  La  liberté  que  Montalembert  adore,  c'est  la  liberté  de 


tViO  ECRIVAINS   KT   OllATHIRS   POLITIQUES 

(Irnigror  éloquemiiiont,  devant  uno  assoinblée  frémissante, 
loutos  les  Jibcrlés  que  la  Révolution  française  a  glorifiées. 

Victor  Hugo.  —  Il  est  arrivé  [)lus  d'une  fois,  à  riVssem- 
Idée  léiiislalive,  qu'au  moment  où  Montalembert  descendait  de 
la  tribune,  Victor  Hugo  *  y  montât.  En  quelques  occasions,  ils 
ont  vraiment  jouté  l'un  conlrc  l'autre,  et  leurs  noms,  bien 
qu'ils  symbolisent  des  tendances  opposées,  sont  malaisément 
séparables. 

Comme  Montalembert,  Victor  Ilugo  avait  appartenu  avant  1848 
à  la  Chambre  des  pairs.  Il  y  avait  participé  à  plusieurs  débats, 
qui  l'intéressaient  par  leur  côté  littéraire  ou  moral.  Mais  c'est 
en  1849  qu'il  devient  un  des  acteurs  importants  du  drame  poli- 
tique et  social.  Longtemps,  la  pensée  politique  de  Victor  Hugo 
avait  été  flottante,  incertaine.  Ou,  pour  mieux  dire,  elle  avait 
subi  des  influences  diverses,  vibré  à  des  inspirations  successives 
et  discordantes.  La  Révolution  de  1848  et  le  péril  césarien,  qu'il 
a  contribué  à  créer,  mais  dont  il  a  sincèrement  horreur  dès  qu'il 
le  voit  en  face,  le  rangent  du  côté  de  la  démocratie  mili- 
tante, et  l'y  fixent  à  jamais.  Il  gardera,  d'ailleurs,  dans  cette 
altitude  nouvelle,  le  respect  du  passé,  le  sens  religieux,  Mais  il 
se  donne  désormais  au  peuple,  et  à  la  liberté.  Il  combat  la  loi 
Falloux,  il  combat  la  loi  du  31  mai,  il  combat  la  dotation  du 
jirince-président.  Le  coup  d'État  accompli,  Victor  Hugo  est  de 
ceux  qui  veulent  y  opposer  la  force.  Il  est  de  ceux  aussi  qui, 
dans  l'exil,  continuent,  on  sait  avec  quel  retentissement,  la  lutte 
pour  l'honneur. 

Victor  Hugo  n'a  pas  toujours  rallié  derrière  lui  les  forces 
républicaines.  Mais  il  leur  a  indiqué  la  voie  au  Ixtut  de  laquelle 
eût  été  le  salut.  Pourquoi  n'a-t-il  pas  exercé  une  action  poli- 
tique plus  efficace?  La  raison  en  est  d'abord  dans  les  divisions 
et  l'aveuglement  de  la  Législative;  puis,  dans  la  parole  même 
de  Victor  Hugo.  Cette  parole  ample,  sonore,  imagée,  ne  se 
confine  pas  volontiers  dans  l'objet  précis  du  débat.  Elle  le 
dépasse  trop  souvent,  et  le  fait  parfois  oublier.  Puis,  on  y  sent 
moins  d'accent  persuasif  que  de  rhétorique.  La  conviction  y  est 

1.  Viclor-IIiigo  (I802-188o).  On  ne  trouvera  ici  que  les  dates  tic  la  vie  poli- 
tique rie  Hugo.  Pair  de  France  en  1845,  député  à  la  Constituante  et  à  la  Légis- 
lative, il  a  vécu  dans  l'exil  sous  LKnipire.  En  1871  il  est  entré  à  l'Assemblée 
Nationale,  et  a  siégé  jusqu'à  sa  mort  au  Sénat  de  la  troisième  République. 


I.A    l)i;i  XIKMI-:    ItKIMlU.inrK  04l 

l»i('ii.  Si  le  |>;iss(''  de  Viclur  Hiiuc»  |M(ii\;iit  iiis|iirri-  (|ii('I(|ih'S 
(loiifcs  à  cot  éj^anl,  la  suili*  des  «''véncmciils  a  mis  dans  leur 
tort  ceux  de  ses  contemporains  (pii  hr'silaienl  à  lui  l'aire  con- 
fiance. Mais  le  rhéteur  perçait  sous  l'orateur,  comm*'  il  |)erc«', 
jusque  dans  quelques-unes  de  ses  plus  belles  pièces,  sous  le 
poète.  Et  il  arrivait  ([u'au  lieu  dinccudifr,  toute  cette  tlamme 
srlaçât  les  cœurs.  Victor  IFuiiO  parlait  très  éloquemment  ;  l'As- 
semldée,  peu  touchée,  votait  très  mal.  Cependant  si  la  né[)uldique 
et  la  liberté  ne  trouvèrent  pas  en  lui,  à  cette  date,  un  défenseur 
habile  et  heureux,  on  ne  peut  refuser  à  Victor  Hugo  l'honneur 
d'avoir  jeté  sur  leurs  derniers  moments  l'éclat  d'une  parole 
majestueuse. 

Au  lendemain  du  coup  d'Etat,  Louis-Napoléon  lit  démolir  sous 
ses  yeux,  dans  la  cour  du  Palais-Bourbon,  la  tribune  de  l'Assem- 
blée nationale.  Il  ne  lui  suffisait  pas  d'avoir  fermé  la  bouche  à 
tant  d'hommes  éloquents.  Les  planches  mêmes  oii  ils  s'étaient 
tenus  debout  devaient  disparaître.  La  France  était  avertie  que  le 
règne  du  silence  commençait. 

LES   ÉCRIVAINS   POLITIQUES 

Les  Journaux.  —  Les  brochures  et  les  journaux  —  les 
journaux  surtout  —  ont  pullulé  en  1848,  et  dans  les  années 
qui  suivirent.  Mais  on  ne  saurait  dire  que  cette  abondante 
floraison  ait  fait  connaître  de  g^rands  talents  ig-norés  jusqu'alors. 
Plusieurs  d'entre  les  journaux  du  temps  ont  une  réelle  impor- 
tance au  point  de  vue  de  l'histoire  des  idées.  Bien  peu  offrent 
une  valeur  littéraire.  D'autre  part,  la  lutte  des  partis  a  été  trop 
ardente,  durant  ces  trois  années,  pour  permettre  soit  les  lon- 
gues méditations  d'où  sortent  les  grands  ouvragres  de  politique, 
soit  même  les  soins  et  la  recherche  qui  assurent  au  pamphlet 
une  place  dans  l'histoire  de  la  littérature.  Il  faudrait  renoncer 
à  trouver  durant  cette  crise  un  écrivain  politi(|ue,  digne  d'être 
tiré  de  pair,  si  Proudhon  n'avait  alors  rempli  l'air  du  fracas  de 
ses  théories. 

Proudhon.  —  Proudhon  '  n'est  pas,  tant  s'en  faut,  le  pro- 
duit direct  de  la  révolution  de  Février.  Il  avait  commencé  de 

1.  Prouilhon  (1809-1865).  Publioiste,  il  rriticiue  Io<  «lortrines  de?  économistes 
Histoire  de  la  langue.    VU.  4  l 


«42  KCIIIVAINS   HT   (IRATEURS   POLITIQUES 

penser  et  d'écrire  depuis  longtemps,  quand  elle  éclata.  Et  il 
possédait,  ainsi  qu'il  arrive  presque  toujours,  la  plupart  de  ses 
idées  maîtresses.  Elles  sont  déjà  dans  les  deux  Mémoires  de 
1840  et  18Î1  sur  la  propriété.  Mais  la  révolution  de  Février  a 
beaucoup  agi  sur  Proudhon.  Il  s'est  senti  comme  obligé 
•l'apporter,  sur  l'beure  môme,  la  solution  pratique  du  problème 
social,  solution  dont  ses  travaux  antérieurs  démontraient  la 
nécessité,  et  semblaient  promettre  la  révélation.  D'autre  part, 
agitateur  en  chambre  jusque-là,  il  voyait  la  place  publique  et 
les  assemblées  s'ouvrir  devant  lui.  11  allait  pouvoir  déchaîner  sa 
verve,  mettre  en  liberté  ses  instincts  de  polémiste.  C'est  à  quoi  il 
se  résolut,  après  quelques  semaines  d'un  recueillement  inquiet. 

Avec  l'annéi»  18'i8  commence  [)0ur  Proudhon  une  courte 
période  d'activité  dévorante  et  tumultuaire.  Il  est  journaliste, 
il  est  représentant  du  peuple.  Journaliste,  il  a,  comme  il  dit 
lui-même,  quatre  feuilles  tuées  sous  lui.  Représentant  du  peuple, 
il  scandalise  l'Assemblée  en  portant  à  la  tribune  une  proposition 
d'impôt  sur  le  revenu,  qui  jetait  les  bases  d'une  société  nouvelle. 
Tous  les  partis,  tous  les  hommes  politiques  marquants  subissent 
tour  à  tour  le  choc  de  son  ironie,  et  de  sa  dialectique  implacable. 
Quand  une  condamnation  de  presse  vient  interrompre  l'expé- 
rience commencée  et  bientôt  défaillante  de  la  Banque  du  peuple, 
c'est  un  soulagement  pour  tout  le  monde,  et  peut-être  pour 
Proadhdii  Ini-inème.  Nul  n'a  fait  plus  de  bruit,  à  cette  date,  et 
il  V  a  lieu  de  penser  que  bien  |)eu  ont  fait  plus  de  mal  au  régime 
étai)li.  Car  bien  peu  ont  fourni  à  ses,  ennemis  plus  de  griefs, 
imaginaires  ou  réels,  plus  de  causes  d'etTroi  ou  d'indignation. 
Proudhon  a  été  un  dissolvant  redoutable,  dans  une  société  qui 
avait  besoin  de  cohésion.  Mais  il  a  été  aussi  un  écrivain  jH)li- 
lique  et  un  philosophe  politi(}ue  de  haut  rang. 

Le  philosophe  politique.  —  Pour  le  juger  avec  équité, 
roninif  philosophe  politique  et  comme  écrivain  politique,  il 
faut  oublier  les  polémiques  dont  il  a  été  l'instigateur  ou  la 
virf  ime.  Il  faut  laisser  de  côté  son  mutualisme  et  son  anarchisme. 
Il  faut  s'attacher  uniquement  à  sa  théorie  de  la  justice,  et  à  sa 
théorie  de  la  liberté. 

el  fail  lui-nitMiK;  une  Uiéoric  <lc  la  réforme  sociale.  Il  a  siégé  à  la  Constituante 
tic  IS4S,  pl  payé  rie  la  prison  ou  de  l'exil  la  hardiesse  de  ses  vues  et  son 
aMiludi-  rfviiliilionnairf!. 


LKS   KCIUVAI.XS   POLITIOIES  643 

Cette  théorie  est  j)artoiit  chez  Proiidlioii.  l^lle  suiiiioiicc  dans 
ses  [)liis  anciens  écrits;  elle  remplit  le  dernier,  et  le  plus  consi- 
déraido,  lu  Justice  dans  la  RévoUilion  el  dans  ri'Jf/lise.  Où  (|u'on 
la  jtronne,  celle  llié(jrie  se  présente  sous  l'aspect  le  |dus  noble. 
L'idée  de  justice  eni])orle,  j)otir  Proiidlion,  Téf^ale  dii:nit(''  des 
personnes  morales,  l'égale  participation  de  tous  les  memJjres  de 
la  société  au  gouvernement,  le  droit  de  tous  à  posséder  (juel- 
que  chose.  La  liberté  est  dans  l'homme.  Elle  doit  être  dans  la 
société.  Contre  les  tendances  autoritaires  du  socialisme  de  son 
temps,  Proudhon  a  de  très  hautaines  révoltes.  L'humanité,  dit- 
il,  ne  veut  plus  qu'on  V organise,  qu'on  la  mécanise.  L'homme 
aspire  de  toutes  ses  puissances  à  la  défatalisation  '.  Proudhon 
est  seul  à  parler  ainsi.  Il  est  le  seul  également  à  saisir  le  lien 
qui  rattache  les  uns  aux  autres  tous  les  grands  problèmes.  La 
politique,  selon  lui,  ne  saurait  être  absolument  séparée  de  l'éco- 
nomie politique,  ni  toutes  deux  de  la  morale,  ni  la  morale  elle- 
même,  de  la  philosophie  première.  Il  faut  un  Sijslèine  pour  tout 
relier,  et  pour  tout  résoudre.  Le  système  de  Proudhon,  c'est  par 
opposition  au  Stjstème  de  CEglise,  ijui  a  prévalu  jusqu'à  la  fin 
du  xvni*  siècle,  le  Système  de  la  Hévoliitioit. 

11  va  de  soi  qu'en  résumant,  et  en  abrégeant  ainsi,  j'affaiblis 
la  pensée  de  Proudhon.  Le  lecteur  n'aperçoit  plus  qu'une  suite 
de  propositions  en  l'air  et  d'affirmations  qui  lui  paraissent 
dénuées  de  preuves,  là  où  Proudhon  a  très  rigoureusement 
enchaîné  les  parties  d'une  démonstration,  et  accumulé  les  argu- 
ments. De  même,  faut-il  renoncer,  dans  une  esquisse  aussi 
rapide  et  aussi  sèche,  à  rendre  l'accent  avec  lequel  Proudhon 
parle  des  choses  morales.  Quand  il  s'agit  du  devoir  et  de  la  con- 
science, le  novateur  téméraire  et  fumeux  fait  jdace  à  un  kantien 
rigide.  Il  est  bien  rare  que  l'on  rende  à  Proudhon,  de  ce  chef, 
la  justice  qu'il  mérite.  Parce  qu'il  a  beaucoup  discuté,  parce 
qu'il  a  semblé  ])rendi'e  plaisir  à  renverser  les  unes  sur  les 
autres,  comme  un  château  de  cartes,  toutes  les  théories  des 
économistes  et  des  socialistes,  on  ne  voit  en  lui  qu'un  esprit 
négatif.  Il  a  pourtant  placé  comme  épigraphe  en  tète  de  l'un  de 
ses  ouvrages  :  Deslruam  et  œdi/icabo.  Et  il  est  impossible,  à  qui 

1.  De  la  Justice  dans  la  Rév<>liifioit  et  (hnis  l'Eijlise.  t.  III,  p.  228. 


644  KCIMXAINS    KT   iillATKl'US   Pol.lTIIJlKS 

le  lit  a\cc  sdiii,  (Ir  nier  ([iiil  ;ul  rempli  la  seconde  aussi  bien 
(]iie  la  [d'einière  de  ces  promesses. 

L'écrivain.  —  Il  nesl  pas  rare  d'entendre  j»orler  sur  Prou- 
dlion  écri\aiu  un  iui:(Mnent  aussi  sévère  et  aussi  injuste  que 
sur  Priiiidlion  philosophe.  Les  vices  de  sa  manière,  on  les 
devine.  (]ommenl  un  honune  <|ui  a  tant  écrit,  et  si  hâtivement, 
ne  serait-il  pas  im'-ual  et  heurté?  (Comment  un  dialecticien,  épris 
à  ce  jioint  dérislitpie,  ne  verserait-il  pas  quehpiefois  dans  la 
sul)lilité?  Cominenl  ce  grand  passioiun''  ne  lerait-il  pas  des 
phrases?...  il  es!  1res  vrai  que  fous  <'es  défauts  se  rencontrent 
chez  Proudhon,  et  d'autres  encore.  Mais  ils  sont,  aux  bons 
endroits,  emportés  et  comme  lavés  par  le  Ilot  puissant  de  la 
jtensée  et  de  l'expression. 

La  lan^^ue  de  Proudhon,  dans  son  fond,  est  saine,  hien  fran- 
t^aisc.  11  est  toujours  éloquent.  Il  a  parfois  la  finesse  et  la  grâce, 
un  peu  noyées  dans  le  torrent  trop  impétueux  du  discours. 
Pour  les  trouver,  il  faut  les  chercher;  mais  on  les  trouve.  A  côté 
des  lenteurs  de  l'inqirovisation,  Proudhon  a  le  raccourci  sobre 
et  saisissant  de  la  pensée.  On  rencontre  enfin  chez  lui,  plus 
souvent  qu'il  ne  semblerait,  l'absolue  sim]tlicité  des  maîtres. 

BIBLIOGRAPHIE 

RESTAl'RATKiN.  —  Trx ««'•*.  De  Bonald,  (Eiivrc>i  eomplclcfi,  10  vol. 
I^;j7.2ii.  —  Benjamin  Constant,  ('oiin^  de  puUlique  consdhitlQmiclIc.  pnb. 
l)ar  Laboulavo,  2  vol.  ISOl.  —  Courier,  (J!fc;»rj'e.s,  i  vol.  183i.  —  Béranger. 
Œiirirs  ])iisllaimes,  œuvres  compUics,  i  vol.  18.")7.  — Ma  biographie^  18.17.  — 
Correspondnnce,  4  vol.  18(i().  —  De  Serre,  Discours,  2  vol.  18(56.  —  Royer- 
CoUard,  Vie  priUtique  de  M.  lioi/er-i'ollanl,  ses  discours  et  ses  écrits,  par 
(le  Banuilc,  2  vol.  1801. 

Ci*iti<|ii(^.  —  SiH  Bonald  :  Sainte-Beuve,  Limdis,  t.  IV.  —  Faguet, 
l'oliti'iue^  et  moralistes  du  XIX"  sierl'-,  l'"  série.  —  Si'R  Benjamin  Constant  : 
Sainto-Beuve,  Lundis,  t.  XI;  Portraits  littéraires,  l.  III;  Nouveaux  Lundis, 
t.  1  t.'lX.  —  Faguet,  l'olitirpies  et  moralistes  du  XIX''  siècle,  l'"^  série.  —  SiH 
CoiuiEU:  Sainte  Beuve,  Lundis,  t.  VI.  —  Srn  Bérangi:r  :  Sainte-Beuve, 
Lundis,  t.  II.  i.  \V;  Xoureaux  Lundis,  t.  I.  —  Srn  de  Serre  :  Charles  de 
Lacorabe,  Le  eonile  de  Serre,  sa  vie  et  son  temps,  2  vul.  1881.  —  Sur 
linvi  r,  f.iii.i.ARD  :  Spuller,  Rmjer-Collard,  ISO.'i. 

Mfj-NAHCUIE  DK  JLILLKT.  —  Toxtew.  —  Casimir  Perier,  Opinions 
et  discours,  pub.  par  Cli.  de  Rémiisat,  4  vol.  1838.  —  Duc  de  Broglie, 
Écrits  et  discours,  3  vol.  1863.  —  Guizot,  Histoire  parlementaire  de  France, 
recueil  complet  de.s  di.scours  prononcés  de  1819  à  1848,  o  vol.  1863.  — 
Thiers.    Discours  parlementaires,   16   vol.    1870   et   années    suivantes.   — 


I 


HinijiicKAiMiii-:  eis 

O.  Barrot.  Mémoires  postliiintrs,  1  vdl.  I87ii-7ti.  —  La  Fayette.  Mnitoires, 
corrcsiioinldnccs  et  manttsrrits,  0  vol.  iH'M.  —  Lamartine.  L'i  l'vdncc  parle- 
mentaire, discours  et  écrits  politir/urs.  ('<  vol.  I8(i'i-0;i.  —  Berryer.  Discours 
parlementaires,  'J  vol.  1872.  —  Cormenin.  Pamphlets  dircrs.  .le  Isiil  à  IK.'il. 

—  A.  Carrel,  Œui.res  polituines  et  littéraires,  .-J  vol.  l«:i7a'J.  —  Tocque- 
ville.  (H'jicrcs  complètes,  '.»  vol.   180()Go;  Souvenirs,  1   vol.  iHft'A. 

ri*iti(|iii'.  —  SiK  Casimir  Pehieu  :  Sotice  tiistorirjii>\  par  Ch  de  Ré- 
musat,  Iai  pulitiquc  conservatrice  de  C.  /V'rtr/-.  pai- le  comte  de  Montai!  vet, 
euseinbli'  1  vol.  IS74.  —  SiR  i.i:  dic  di;  Mhoglie  :  Sainte-Beuve, 
Lundis,  t.  11.  —  SlR  GnzoT  :  Sainte-Beuve,  Lundis,  t.  Il:  ynurmnx 
Lundis,  l.  1  et  t.  IX.  —  Lanfrey,  Etudes  et  portraits  puliUijur^,  l.sf,:j.  — 
É.  Faguet.  Pulitiiiucs  et  inonilistrs  ilu  MX*^  siècle,  l'*-'  série.  —  A.  Bardoux, 
fiuizot,  IbOi.  —  SiR  TiiiERs  :  Sainte  Beuve,  Premiers  Lundis,  t.  I:  l'ortr. 
ronlemp..  t.  IV;  Lundis,  t.  1.  XII,  XIV,  XV;  Nouveaux  Lundis,  t.  III.  — 
De  Rémusat,  Thiers,  in-12,  18S9.  —  Slr  Lamartine  :  Sainte-Beuve, 
Premiers  Lundis,  t.  I:  Lundis,  l.  I,  IV,  IX,  X,  XI:  Portraits  ronten, p..  t.  I  et  II. 

—  Henry  Michel.  L'Idée  de  VÈtat,  189G.  —  Sir  Herrver  :  E.  Lecaauet, 
Berryer,  sa  vie  et  ses  o'uvi'es,  1893.  —  Charles  de  Lacombe,  Vie  de  bernjer, 
d'après  des  documents  inédits,  3  vol.  l<S9i-189.i.  —  Sir  Cormenin  :  Ch. 
Lenormand.  Timon  et  ses  pamphlets,  dans,  le  Correspondant,  l.  X.  —  S("R 
A.  Cai'.rki.  :  Sainte-Beuve.  Lundis,  t.  VI;  Premiers  Lundis,  t.  III.  —  Lan- 
frey. op.  lit.  —  Nisard,  Etudes  de  critique  littéraire,  1858.  —  SuR  TOCQUE- 
mli.e  :  Sainte-Beuve,  l'reni.  Lundis,  i  II;  Lundis,  t.  XV;  A'oia-.  Lundis, 
t.  X  et  XI.  —  Henry  Michel,  op.  cit.  —  E.  DEichthal.  A.  de  Tocqueville 
et  la  Démocratie  librratr.  1897. 

DEUXIÈME  RÉPUBLIQUE.  —  Texte».  —  Ledru-Rollin.  Discours  poli- 
tiques et  érrits  divers,  2  vol.  1879.  —  Louis  Blanc.  Discours  politiques, 
1  vol.  1882.  —  Michel  de  Bourges,  Discours,  l  vol.  18*0.  —  Victor 
Hugo,  Actes  et  paroles,  3  séries:  1''=  série  :  Ava)if  l'exil,  dans  Œuvres  com- 
plètes, 48  vol.  isso  et  années  suivantes.  —  Montalembert.  Œuvres.  9  vol. 
18(51.  —  Proudhon.  Œuvres  complètfs,  :V.',  voL  iN(38-7Ci:  Correspondance, 
lï  vol.   187.1. 

Ciniitiiie.  —  Sur  DE  FALL(»t\  :  Sainte-Beuve,  Lundis,  t.  XV;  Nouv. 
Lundis,  t.  I.  —  Louis  Veuillot.  L';  comte  de  t'alloux  et  ses  mémoires,  1888. 

—  Sur  Montale.mheut  :  Sa.\nteBenve,  Premiers  Lundis,  t.  II;  Lundis,  t.  I: 
Portr.  cunt'inp..  t.  II.  —  Th.  Foisset,  Le  comte  de  Montalembert,  lfS77.  — 
M^''  Ricard.  V École  mena'isie une,  Montalembert,  188i.  —  Ch.  de  Mazade. 
Portraits  d'histo'ire  morale  et  polit'ique  du  temps,  1875.  —  SiR  Dukadre  ; 
G.  Picot.  M.  Dufaurc,  sa  vie  et  ses  discours,  1883.  —  Sir  Pruudiion  : 
Sainte-Beuve,  P.-J.  Proudhon,  sa  vie  et  sa  correspondance,  1873.  — 
Henry  Michel,  op.  cit.  —  A.  Desjardins,  P.-J.  Proudhon,  sa  vie,  ses 
œuvres,  sa  doctrine,  2  vol.  1896. 


CHAPITRE  XIII 

LA  CRITIQUE 

De    1820    à    1850  '. 


L'Iiistoiic  (le  la  fi'itiqiie  de  1820  à  18.')0a  (''té  l'histoire  de  la 
querelle  du  roDiantlsmo  et  du  classici.sme.  Tout  au  plus,  aux 
approches  de  1850,  la  critique  s'avise-t-elle  de  rap|)arition  de 
la  littérature  réalistr,  ce  qui  la  fait  entrer  elle-même  dans  une 
nouvelle  phase.  Nous  avons  donc  à  nous  occuper  d'abord  des 
critiques  qui  ont  |>oussé  au  mouvement  romantique,  ensuite  de 
ceux  (jui  oui  représenh'  le  jiarli  de  la  r<''sislauce. 

Dans  chacun  de  ces  deux  camps  nous  interroiierons  d'ahord 
les  artistes  eux-mêmes,  les  ])roducteurs,  les  «  auteurs  »  pro[ire- 
ment  dits,  en  tant  qu'ils  ont  pris  parole  de  critique  dans  leurs 
préfaces  ou  manifestes;  —  eiisuile  les  critiques  professionnels; 
—  enfin  h's  journaux  et  revues  littéraires.  Et  cela  fera  quel- 
quefois rejiasser  les  mêmes  noms  propres  sous  les  yeux  du  lec- 
teur; mais  chaque  méthode  a  ses  inconvénients  et  nous  en 
av(»n>  vu  de  molus  i^raxcs  à  celle-ci  (ju'à  une  autre. 

/.   —   Critique  romantique  :   les  a  auteurs  » 
et  leurs  manifestes. 

Victor  Hugo.  —  Clialeauhri.iud  el  M'""  de  SlaTd  avaient 
donuf-   I  exemple  daiilenrs  se   fajsauf   criticpies    |)(iur  domier  le 

I.  l'ar  M.  Kmile  Fat:iii'l.  j  >  ru  fesse  u  r  .'i  la  FacuUi-  des  Leilrcs  île  I  Tniversité  de 
Paris. 


CiHITluri-;   lluMANTlnlK   :   LKS  ALTKLKS  047 

|)r(''C<'|»te  «'Il  iiirinc  ti'iii|is  (lur  r('.\riii|il<',  t'I  la  loi  (k'  Iriir  art  ru 
iiUMiK'  ti'm|ts  {[\n'  Id'in  rr  ilarl  rllr-niriiic.  Ils  avaient  nièiiHî 
(luiHK'  la  (Irliiiitioii  coinjtlrtc  de  ce  (juc  devait  ùIit  après  eux  le 
roiiiautisiiie,  luii  revendiquant  les  droits  de  l'imaj^ination  et  d(î 
la  sensibilité,  préconisant  le  sentiment  religieux,  ramenant  au 
goût  du  moyen  âge  et  des  temps  chrétiens;  l'autif  appelant  ou 
rappelant  les  Franç;ais  à  l'étude  et  à  l'imitation  des  littératures 
étrangères  et  affirmant  que  la  littérature  devait  devenir  «  euro- 
péenne ». 

Ils  furent  compris  confusément,  mais  suivis  avec  docilité. 
Victor  Hugo,  dans  ses  premières  préfaces,  tout  en  jurant  tou- 
jours qu'il  ignorait  profondément  ce  qu'étaient  romantisme  et 
classicisme,  se  montre  romantique  très  décidé  en  proclamant 
que  désormais  la  poésie  sera  religieuse  ou  ne  sera  point  et  que 
«  l'histoire  des  hommes  ne  présente  de  poésie  que  jugée  du  haut 
des  idées  monarchiques  et  religieuses  » ,  et  toute  sa  pensée, 
jusque  vers  1828,  est  comme  tout  imprégnée  de  Chateau- 
briand, 

En  1828.  dans  la  dernière  préface  des  Odes  et  Ballades,  il 
s'avise  que  l'art  nouveau  n'est  autre  chose  que  «  le  libéralisme 
en  littérature  »,  et  il  étonne  bien  des  gens;  car  jusque-là  qui 
disait  libéral  disait  voltairien  et  les  libéraux  étaient  classiques 
par  amour  et  reconnaissance  à  l'égard  du  xvni"  siècle;  mais  il  a 
raison  en  ce  sens  que  le  romantisme  est  afTranchissi'ment  des 
vieilles  règles  classiques,  d'une  part,  et  d'autre  part  littérature 
personnelle,  comme  le  libéralisme  est  individualisme  et  j)rocla- 
mation  des  droits  de  l'individu. 

Plus  tard  Hugo  insista  surtout,  en  toutes  ses  préfaces  ou 
manifestes,  sur  le  rôle  social  du  poète  et  de  l'artiste  considérés 
comme  des  civilisateurs,  des  éclaircurs  du  genre  humain,  prêtres 
et  mages  du  monde  moderne;  mais  dès  lors  il  se  définissait  lui- 
même,  ou  ses  prétentions,  plutôt  qu'il  ne  définissait  le  roman- 
tisme et  n'en  donnait  les  véritables  caractères. 

Dans  le  domaine  particulier  de  la  littérature  dramatique,  par 
la  Préface  de  Cromicell,  il  affirmait  que  le  drame  devait  être 
vraiment  historique,  avec  recherche  des  documents  et  «  couleur 
locale  »  ;  qu'il  ne  devait  plus  se  soucier  des  règles  classiques,  ni 
spécialement  des  trois  unités,  enfin  et   surtout  qu'il  devait  être 


C;8  l.A   CIÎITIOII':    \)E    1820   A    1830 

la  coiiiliiiiaison  cuiistaiitr  du  Irai^iqiic  cl  du  coini(jiio  sans 
nuMuo  uiiu'lli»'  le  Ijuilesquo,  puisque,  (ju'il  soit  liislorique  ou 
conleinporain  ou  même  roinaiiesquc,  il  est  rimilation  de  la  vie, 
qui  est  toujours  mêlée  île  tristesses,  de  joies  et  d(>  ridicules. 

Enfin  ou  |)eul  el  OH  doit  renia r(|uei'  (|ue,  siiitoul  plus  lai'd 
avec  son  Willicun  S/ia/ispeare,  nuiis  déjà,  à  l'époque  qui  nous 
occupe,  avec  son  Mirabeau  (183i),  Victor  Hugo  donnait 
rexeni|»le  de  cette  «  critique  des  beautés  »  (juavait  recom- 
mandée (lliateauluiaud,  ou  de  celte  critique  par  admiration,  qui 
tniisisie  à  se  réci'ier  sans  relâche  conime  sans  discernement 
sur  les  qualités  d'un  ouvraiie;  qui  a  j)0ur  principe  qu'exclure  ou 
préférer  c'est  j)ar  définition  ne  pas  com[)rendre;  qui  a  pour 
devise  le  jndchre,  bene,  rectc  d'Horace;  qui  devient  très  vite  la 
criliipie  exlali(pie;  (pii,  par  dcdinition,  est  la  négation  même  de 
la  critique  et  qui,  jdus  stérile  peut-être  que  le  dénigrement  lui- 
même,  devait  être  imitée  [»ar  les  derniers  des  romantiques,  Paul 
de  Saint-Victor,  par  exemple,  avec  autant  de  talent  que  |>eu  de 
hon  sens.  —  Telh^  (>st,  sommairement,  la  contribution  de  Victor 
Hug"o  à  la  critique. 

Alfred  de  Vigny.  —  Moins  batailleur  et  moins  dogmatique, 
\  ign\ ,  en  essayant,  à  son  toui-,  d'acclimater  Sliakspeare  en 
France  faisait  remarquer  que  la  plus  grande  source  de  poésie 
nous  avait  niancpié  pendant  que  nous  nous  obstinions  à  nous 
attarder  auprès  des  anciennes,  a|)rès  les  avoir  é|>uisées;  et, 
d'autre  part,  il  tournait  nos  es|)rits  du  coté  de  cette  «  poésie 
pliilosoplii(]ue  »  pour  bupielle  notre  histoire  littéraire  ])rouve 
(jue  jious  ne  sommes  point  mal  faits,  (|ui  pouvait  être  tout  un 
renouvellement  de  noire  art  littéraire,  et  qui,  précisément, 
avait  été  comme  oubliée  dans  les  |trogrammes  des  premiers 
excitateurs  du  mouvement  romantique. 

\ii;ny  est  bien  en  effet  le  jiremier  des  modernes  (puisque 
1  H'-nni-s  de  Ch/'iiier  n  a  v[v  que  projeté)  (pii  ont  «  mis  en  scène 
une  |iensée  j)hilosophi(jue  sous  une  forme  epi(pic  ou  drama- 
li(jue  ».  Il  le  faisait  ;  il  savait  qu  il  le  faisait,  il  disait  qu'il  le  fai- 
sait, et  il  invitait  a  faire  de  même.  Mais  son  exemple  a  été 
d  inie  ((inxMjueiice  bien  jdus  grande  (jue  ses  leçons,  (jui  l'ui'^'nt 
toujours  rares  et  courtes  et  données  comme  avec  une  discrétion 
dédaigneuse,  conformément  au  caractère  île  l'illustre  auteur. 


CHITinl  H    Hd.MA.NTIUI  K    :    LKS   AITKIIJS  649 

Lamartine.  --  Lainartinr  ne  Ini.'iil  |i,is  d.ix  aiita::*'  à  cxiKjscr 
(les  tliéoi'ics.  (]()ii>i(lii(',  iiir-im-  par  ses  «•oii|ciii|i()iaiiis,  citminc 
on  dehors  de  la  lialaillc  littéraire  et  coinnie  |daiiant  aii-d<'.ssus 
d'elle,  a|>|daiidi  de  Idiis.  sans  aucune  e.\re|ili()ii  ni  aucune  réserve 
jusqu'à  la  |Mildicatiun  de  la  Chuta  il' un  mit/e  (iS.'iS),  qu'avait-il 
liesoin  de  taire  la  [li(''(irie  de  son  aii.  |iiiis(jiril  n  avait  |ias  à  le 
défendi'e?  J^^t  du  reste  il  s'en  scuiciail  peu.  \i[  du  reste,  il  avait 
aussi  peu  (jue  possible  ce  qu'on  ap|»elle  l'esprit  crititjue.  Cepen- 
dant, dans  son  discours-préface  sui-  h's  Destinées  de  (a  poésie 
(1834)  et  dans  son  discours  de  rt'ception  à  l'Académie  française; 
(183G),  il  s(>  réclamait,  comme  jiresque  toute  sa  iiénération,  de 
Chateaubriand  et  de  M™*^  de  Staël;  il  considérait  la  renaissance 
poétique  de  1820  comme  une  réaction  contre  le  matérialisme  de 
l'époque  impériale,  qu  il  (b'-testa  toujours;  il  aflii-mait  que  «  la 
poésie,  morte  avec  le  spiritualisme  dont  elle  est  née  »,  ressusci- 
tait avec  les  idées  spiritualistes  ;  il  estimait  qu'à  l'avenir  la 
poésie  ne  serait  plus  guère  ni  lyrique  dans  le  sens  ancien  ilu 
mot,  ni  épique,  ni  même  dramatique,  lellrame  se  faisant  popu- 
laire; mais  qu'elle  serait  «  jdiilosopbique,  ndigieuse,  politique 
et  sociale  »,  qu'(dle  serait  «  la  raison  chantée»;  qu'elle  serait 
«  intime  surtout,  personnelle,  méditative  et  grave  »  ;  qu'elle  ne 
serait  plus  un  exercice  ou  un  divertissement,  mais  une  confi- 
dence et  un  épancliement  d'àme  à  àme,  «  non  [dus  un  jeu 
desprit,  un  caprice  mélodieux  de  la  pensée  légère  et  superfi- 
cielle; mais  l'écho  profond,  réel,  sincère  des  plus  hautes  concep- 
tions de  l'intelligence,  des  plus  mystérieuses  impressions  de 
l'àme  ».  «  Ce  sera  l'homme  lui-même  et  non  [dus  son  image, 
l'homme  sincère  et  tout  entier.  » 

Cette  transformation  n'est  [)as  une  es|Ȏrance  de  l'illustre 
autc^ur;  c'est  un  fait  qu'il  observe  et  dont  les  [tremières  mani- 
festations remontent  assez  loin  :  «  La  [toésie  s'est  dépouillée  de 
jiius  en  plus  de  sa  forme  artificiidle;  (die  n'a  [iresque  plus  de 
l'orme  qu'elle-même,  et  à  mesure  (|ue  tout  s'est  spiritualisé  dans 
le  monde,  elle  aussi  se  spiritualisé.  Elle  ne  veut  [)lus  de  manne- 
quin; elle  n'invente  jdus  de  machine;  car  la  première  chose  que 
fait  luainteiianf  le  lecteur,  c'est  de  dépouiller  le  mannequin,  c'est 
de  démonter  la  machine  et  de  chercher  la  poésie  dans  l'œuvre 
poétique  et  de  chercher  aussi  l'àme  du  [)oèle  sous  sa  poésie.  » 


OoO  LA   CltlTKjIK    l)K    1820   A    1850 

1^1,  (hiiis  son  (liscoui'S  (le  récf'jitioii  à  l'Acuilrinit'  traiiçaisc, 
Lamartine  saluait  mag-nifiquement  celle  «  jeunesse  studieuse  et 
pure  qui  s'avam^ait  avec  gravité  dans  la  vie  ».  Il  constatait  l(^ 
renouvidleiiient  et  le  rajeunissement  de  tous  les  genres  litlé- 
laires  sans  exception  :  de  la  philosophie  «  roug"issant  d'avoir 
hrigu»'  la  mort  et  revendi(|iié  le  néant  »,  retrouvant  sa  vitalité 
et  sa  force  et  «  ses  titres  »  dans  le  spii'itualisme,  et  «  redeve- 
nant divine  en  reconnaissant  son  Dieu  »  ;  —  de  l'histoire  «  qui 
s'étend  et  s'éclaire  »,  qui  «  voit  des  idées  sous  les  faits,  et  suit 
Ir  progrès  ilu  genre  humain  dans  la  marche  sourde  et  lente  de 
la  pensée  plus  que  dans  ces  journées  sanglantes  qui  élèvent  ou 
précipitent  la  fortune  d'un  homme  sans  rien  changer  au  sort  de 
l'humanité  »  ;  —  de  la  j)oésie,  autrefois  «  jeu  stérile  de  l'es- 
|ti-it  »  et  vc  habile  torture  de  la  langue  »,  ([ui,  maintenant,  se 
souvenant  cl  de  ses  origines  et  de  sa  /in,  redevient  «  la  fille  de 
l'enthousiasme  et  de  l'inspiration  »,  se  fait  «  l'expression  de  ce 
que  lame  a  de  plus  inexprimable  »,  et  après  avoir  «  enchanté 
de  ses  fables  la  jeunesse  du  genre  humain,  s'élève  de  ses  ailes 
plus  fortes,  jusqu'à  la  vérité,  aussi  poétique  que  les  songes  ». 

Lamartine  n'a  jamais  pu  exprimer  et  exposer  que  des  idées 
très  générales;  mais  il  faut  bien  savoir  que  le  fond  même  de  la 
révolution  romantique  n'a  jamais  été  mieux  saisi  que  par  lui 
et  lia  jamais  été  mieux  exprimé  que  dans  les  formules  un  peu 
(i(q>  générales,  mais  essentielles,  que  nous  venons  de  repro- 
duire. 

StendhaL  —  Stendhal  doit-il  être  compté  comme  auteur 
romantique  et  comme  critique  romantique?  On  ne  sait  trop; 
mais  ces  classifications  que  seule  la  postérité  peut  faire  étaient 
bien  indécises  à  cette  époijne  et  c'est  Stendhal  même  qui,  dres- 
sant la  liste  des  ft  romantiques  »  de  1823,  la  donnait  textuelle- 
ment telle  que  la  voici  :  «  Lamartine,  Déranger,  de  Barante, 
Fiévée,  Guizot,  Lamennais,  Victor  Cousin,  général  Foy,  Royer- 
Collard,  Fauriel,  Daunou,  Paul-Louis  Courier,  Benjamin  Cons- 
tant, d(!  Pradt,  Etienne,  Scribe  ». 

Tant  y  înjue  St<'ndhal  batailla  avec  ardeiii-  poui-  le  mouvement 
romantique  de  1820  à  1830  environ.  11  était  extrêmement  per- 
sonml  cl  ori^jinal  dans  les  jugements,  jusqu'à  y  être  paradoxal, 
et  paradoxal  jus(|u"à  y  être  un  peu  stupéfiaiil.  Il  jugeait  que  les 


I 


CIUTKJI  l<;    lîn.MANTiniK   :    LKS   AITKIUS  fiiil 

«  Odes  »  (le  I}(''i'ani:<'r  (''laiciil  les  IViiils  «  de  la  df'-liaiH'c  •■!  de  la 
soliliidc  comjjarativc  »  ;  ((uc  le  riic  de  Molirir  csl  ^  aiiirr  cl 
iml)il)é  de  salirc  »,  tandis  (|ii('  le  riir  (l'Arisloj)liaii<'  rs\  crliii 
«  d'un  liommo  qui  fait  rire  une  société  de  gens  léf;ers  <d  ainialdes 
cherchant  h>  honluHir  |)ar  tous  les  chemins  ».  Il  ne  distini;uait 
aucuntMnenI  (ihateauhriand  (h^  Marchani2:y,  trouvait  Lamartine 
«  creux  (*f  vide  »,  Hugo  «  exagéi'é,  ridicule  et  somnifère  », 
Vigny  «  luguhre  et  niais  ». 

Et  voilà  un  singulier  romanti<|ue.  (leiteudani  il  Ic-lail  ou 
croyait  l'être.  Il  détestait  Racine,  Voltaire  et  IJulïou.  Il  aimait 
le  movi^n  Age,  non  jioint  |iour  ses  sentiments  ridigieux,  mais 
))Our  son  caractère  tragique,  et  le  xvi'' siècle  |)Our  son  «  éruM-gie  » 
et  ses  «  heaux  crimes  ».  Il  fit  en  1822  une  hro(diure  qui  est  un 
petit  volume  à  peu  près  de  la  même  longueur  (pie  la  Préface  de 
Cronnvell,  qu'il  intitula  Racine  et  Slm/iS/teare,  et  qui  est  un  des 
grands  manifesti's  de  la  nouv(dle  école.  C'est  là  qu'on  trouve 
cette  définition  deviMiue  si  fameuse  et  mille  fois  répétée  parce 
qu'elle  est  à  peu  près  inintidligilde,  du  «  romanticisme  »,  comme 
il  disait  :  «  Le  romanticisme  est  lart  i\o  ju^ésenler  aux  peuples 
dos  œuvres  littérair(>s,  qui,  dans  l'état  acfu(d  de  leurs  haliiludrs 
et  de  leurs  croyances,  sont  susccqdihh^s  de  leur  donner  le  j)lus 
grand  jdaisir  possilde  ».  —  D'où  il  suit  que  tout  ouvrag'e  qui 
réussit  est  romantique  au  moment  oii  il  ]>araît  <d  cesse  de  l'être 
wnv  ou  deux  g(Miéi"ations  ajirès.  Le  reste  du  livre  est  souvent 
aussi  confus  et  tout  autant  uxi  pur  rien  qu(^  cette  définition 
célèbre.  On  y  voit  pourtant  que  Stendhal,  en  croyant  défendre  le 
romantisme,  l'incriminait  plutôt,  mais  défendait  et  préconisait 
quelque  chose  qui  devait  venii'  plus   tartl,  à  savoir  le  réalisme. 

Il  voulait  au  théâtre  «  l'illusion  parfaite  »  ;  il  louait  Shakes[»eare 
surtout  [>our  son  observation  pénétrante  et  profonde;  il  hlàmail 
Yoltain^  surtout  de  co  qu'il  ne  sait  pas  «  peindre  des  caractères  »  ; 
il  recommandait  la  couleur  locale,  et,  plus  spécialement,  d'uu 
mot  qui  est  très  bon,  «  l'originalité  du  lieu  »,  et  sur  cette  alï'aire 
l'auteur  de  la  Préface  de  Croïnwell  s'est  beaucoup  souvenu  de 
ShMidhal. 

Enfin  plus  fard,  un  peu  cà  et  là.  et  |»arliculièrement  dans  son 
Introduclion  à  l'Jiistoire  de  la  iieiiiture  en  Pâlie,  il  a  eu  lintiii- 
tion,  très  vagu<>  et    dont  il  n"a  rien   tiré,   mais  encore  il  a  eu 


C,:\-l  LA   ClUTlnlK   liK    18-iO   A    ISiiO 

riiiliiilidii  lie  l;i  'f'/iroric  (les  )nili('uj-,  (Icvciiuc  si  It-coïKlc  aux 
m.iiiis  (le  Taille.  Il  ;i  dit  :  u  Mon  lnil  es!  (rc.\|ili(|U('r  ctiminciit 
»li;i(|ii('  civilisalion  y/ro<//'/7  ses  itorics  »,  cl,  s  il  ne  l'a  pas  l'ail, 
du  moins  a-l-il  ni  l'idi'T  de  le  l'ain-.  Il  a  dil.  Iticii  (éiiiéiaircmciit, 
mais  il  a  dil  :  «  Le  (dimal  lriii|i(''i(''  cl  la  moiiarcliio  font  naître 
des  adniii'alcurs  de  llaciiic;  l'oraj^i'eusc  lihcrié  cl  les  clinials 
cxlir-incs  |)i(»diiiscnl  des  eiilliousiasles  de  Shakespeare  »  ;  cl  ces 
idées  ('((nruscs  uni  au  moins  ce  mérilc,  ou  au  moins  celle 
lionne  l'orlune,  qu'elles  uni  1res  vivement  fra|»|>c  respril  d'autres 
<i'iti(|iies,  cl,  svslématisécs  par  eux,  sont  dc\-emics  toute  une 
nu''tliode,  à  cou|t  sur  int(''ressanle,  de  critique  littéraire  et  de 
critique  d'à  ri. 

Ce  qu'on  |»cul  dire  en  résumé  de  Stendhal  c'est  qu'il  a  voulu 
<Ionner  une  théorie  du  romantisme  cl  (|u'il  a  donné  les  éléments 
<rune  llKMM'ie  du  rc-alisnie,  semhlahl<'  à  htiis  les  «  auteurs  », 
<jui,  quand  ils  se  foni  ciàliques,  ne  jieuvent  iiuère  doimer  autre 
<-hose  que  la  théori(^  de  la  forme  d'art  qui  est  la  leur. 

Alfred  de  Musset.  —  Musset  était  essentiellement  capri- 
cieux et  inlininK'nt  niohile.  Aussi  sa  crilicpie,  car  il  a  fait  de  la 
critique,  serait  difficile  à  ramener  à  l'unité.  Il  a  commencé  |iar 
C'tre  romanfifpie  avec  une  sorte  d'outrance  fantasque,  où  per- 
soime,  et  non  pas  même  lui,  ne  pouvait  savoir  s'il  y  avait  sui'- 
loul  de  l'excès  OU  surtoul  de  l'ironie  et  si  c'était  l'hyperhole  du 
romantisme  ou  si  c'en  était  la  paroilie.  Au  fond  il  s'amusait  en 
4'nfanl  prodigue  et  n'avait  aucune  idée  littéraire  arrêtée. 

Puis  il   se  moqua   très   spirituellement  du  romantisnu',    ou, 

au  moins,  de  quelques  manies  romantiques.  Il  railla  raffectation 

de  la  couleur  locale  : 

Si  «ru 11  coup  (le  pinceau  je  vous  avais  bâti 

(Juelque  ville  aux  toils  bleus,  quelque  blanche  mosquée, 

Avec  l'horizon  rou^'c  el  le  ciel  assorti... 

les  ;iirs  moroses  des  |{en(''  et  des  lu'ros  livroniens  : 

bire  qu'il  est  grognon,  sombre  et  mystérieux, 

Ce  n'est  pas  vrai,  d'abord,  et  c'est  encor  plus  vieux... 

le  jeune  homme  sentimental  et  pleurni(dieur  des  3/t'V//7(;//6'//s  : 

Mais  je  hais  les  pleurards,  les  rêveurs  à  nacelle, 
Les  amants  de  la  nuit,  des  lacs,  des  cascatelles, 
Celte  engeance  sans  nom  qui  ne  peut  l'aire  un  pas 
Sans  s'inonder  de  vers,  de  pleurs  et  d'agendas. 


CUITKjll-:    ItnMA.XTKjl  K    :    IJIS    AITKI  ItS  6:i3 

{]c\d  loiit  CM  ('.\|ti-im;ml  son  (h'-^oùl  |i(mii'  la  «  litlt'-i'aliirt'  iiolih'  » 
(-1  |i()iir  la  lill(''raliii"('  dr  |irr|MMuc||r  imilalioii. 

IMiis  lurd,  rii  18;{(>,  il  s'iiisiiii;»'  (•<jiii|»lt''l<'iii('nl  conln'  l"- 
roinantismt'  dans  les  Lr/trrs  (h-  Diiinih  et  Colonel,  acciisaiil  la 
lilh'-raiiin'  l'oiiianrKiiic  «le  soiiium-  le  citiix,  de  iic  se  |»n''Occii|i('i- 
(iiic  de  la  l'uniH',  de  cdurir  aprrs  les  imaijrs  i-l  de  ii  r\v*'  ldrni<M 
plus  (ju  une  «  littérature  dadjoctifs  ». 

Mais  voilà  qu'il  s'avise  qu»»  «  1rs  |dus  (I(''S(■^;|K''rt'■s  soûl  les 
chauts  los  plus  beaux  »;  que  «  C(dui  (jui  ue  sait  |tas  pendant  les 
nuits  hiùlantes....  »  s'ai:iter  et  s'exciter  de  manière  à  être  un 
peu  plus  qu'à  moitié  fou,  n'<'st  [tas  un  |)oète.  Celui-là 

Il  peut  lant  qu'il  voudra  rimer  à  tour  de  Ijras. 
Ravauder  l'oripeau  qu'on  appelle  antitlièse. 
Grand  homme  si  l'on  veut,  mais  poêle,  non  pas. 

Et  qu'est-ce  à  dire?  Que  Musset  refuse  le  nom  de  poète  aussi 
bien  à  Huso  ([u'à  Delille  et  pour  mêmes  raisons;  mais  revient 
à  la  doctrine  même  du  romantisnu'  le  plus  (dlriMU'  et  truculent. 
qui  était  que  la  poésie  est  une  exaltation  sublime  de  la  s(>nsibi- 
lité,  de  l'imaaination,  de  FenthousiasnK^ 

Ce  qu'on  [)eut  donc  retenir  des  idées  ou  plutôt  des  goûts 
littéraires  de  Musset,  c'est  qu'il  n'a  aimé  ni  le  classique,  ni  le 
romantisme  laborieux,  patient,  «  artiste  »;  ni  le  classique,  ni 
ce  romantisme  qui  devait  plus  tard  devenir  l'art  «  impassible  w, 
sculptural  et  minutieux  des  «  Parnassiens  »  ;  et  qu'il  n'a  aimé, 
un  peu  comme  tout  le  monde,  que  ce  qu'il  faisait. 

Casimir  Delavigne.  —  Un  nom  qu'on  sera  peut-être 
étonné  de  rencontrer  parmi  ceux  des  «  auteurs  »  qui  ont  fait 
acte  de  critique,  et  de  critique  dans  le  sens  des  innovations 
romantiques,  est  celui  de  Casimir  Delavigne.  Il  ne  faut  pas 
oublier  pourtant  que  les  Vêpres  siciliennes  dès  1819,  le  Paria 
en  1821,  sont  des  œuvres  dramatiques  tellement  (mi  (bdiors  de 
la  formule  «  classi(|ue  »  telle  qu'on  la  connaissait  jusqu'en  1825, 
que  les  liommes  du  temp)S  n'y  ont  pu  voir  que  des  innovations 
très  bardies,  et  qu'ils  n'v  ont  pas  vu  en  effet  autre  cbose.  Il  faut 
se  rappeler  aussi  (|ue  dans  les  listes  que  les  romantiques  dres- 
saient de  leur  contingent  jusqu'en  1830  le  nom  de  Casimir  Dela- 
viane  revient  toujours.  Et  enfin  Casimir  Delavigne  se  consi«lé- 


6:»4  LA    CKITIUIK    l)K    IN20   A    INbO 

rjiil  liii-mrmc  siiKni  comiiic  un  rdmanliquc,  ikmii  (jiic  les  romaii- 
li(|iir  mriiics  iraimaicnt  pas  à  se  donner,  mais  conimo  un  nova- 
l.iii-  et  un  |MMi  coinnic  un  révolulionnairo,  co  qui  n'était  }»as  si 
faux,  à  lont  prend l'c.  Ce  fut  l'occasion  la  plus  solennelle  qu'il 
(•li(»isit  pour  lancei-  lui  aussi  son  manifeste  sur  celle  alTaire. 
(yrsl  dans  son  discours  de  rf'ccpliou  à  l'Académie  française 
(|u"il  le  |daça  (1825).  Ku  un  lau^ap'  assez  éloquent  et  même 
d'une  liellc  allure  poéliijue,  il  r<'|ir<''S('iilail  le  poèt(»  dramaliciue 
(■(unnie  courant  une  mut  remplir  diM-ueils  e|  li-av('rs(''e  d'oraiics. 
Kl  loul  à  coup,  aux  approches  d  un  jiromonloire  impu(''laul. 
devani  une  mer  nouvelle  el  inconnue,  le  (jénie  des  ïem[)èles 
se  dresse  devant  l'imprudent  navigateur  et  lui  prédit  la  mori 
sil  ose  fraricliir  les  anciennes  limites.  Et  le  conquérant  de 
l'inconnu  dcuf  marcher  cependant,  poursuivre  sa  route  et  bi'aver 
les  sinistres.  Ce  langage  était  assez  signiticatif  et  il  était  très 
hardi,  et  il  ne  dut  pas  être  du  goût  de  la  majorité  de  l'Académie 
française.  Plus  tard  Casimir  Delavigne  se  sentit  «  dé|)assé  », 
et  sans  précisé'meiil  modifier  son  système  dramalicpie,  surlout 
sans  essay<'r  de  luller  en  audace  et  en  excentricité  avec  ses 
jeunes  l'ivaux,  il  conçut  hien  (juelque  aigreur  de  girondin  contre 
montagnard  :  «  Ce  n'est  pas  hon  ce  que  fait  Hugo,  ce  n'est  }»as 
bon  ce  que  fait  Dumas,  disait-il  assez  finement,  mais  ça  empêche 
de  Irouver  hon  ce  que  je  fais.  » 

Henri  Heine.  —  Il  convient  de  nommer  Henri  Heine,  le 
grand  poète  allemand  qui  [>assa  chez  nous  la  plus  grande  partie 
de  sa  vie,  au  moins  comme  un  témoin  littéi-aire  singulièrement 
compétent  des  choses  (pii  s'écrivaient  ici.  Il  a  ('dé  ti'ès  mêlé 
pendant  le  règne  de  Louis-Philippe  à  la  vie  littéraire  de  la 
France;  il  a  connu,  et  personn(dlemenl,  |tresque  tous  les  grands 
écrivains  d'alors.  Il  était  un  peu  aimé  d'eux  (d  singulièrem(>nt 
estimé  et  atTreusement  craint;  parce  ipion  réjM'dait  à  son  propos 
ce  (|ne  Voltaire  avait  dil  de  Crimiu  :  «  Oiud  est  donc  cet  Alle- 
mand (pii  s'avise  d'avoir  plus  d'esprit  que  nous?  »  Il  a  beaucoup 
parh'-  littérature  française  dans  les  correspondances  que,  comme 
Crinun  aussi,  il  envoyait  à  l'étranger,  (d  cpii  ont  été  en  [>ai'tie 
n'-unies  dans  son  volinue  intitulé  Lutrcr.  Il  détestait  Victor 
Hugo,  ce  i|ui  se  conqti'end  assez  (piand  on  songe  que  Victor 
Hugo  a  le  génie  du  lieu  coniniuii  (  t  du  développement  et  (|ue 


CHITIQL'K   IKiMANTIOrE;    :    LKS   CUITlnlKS  Goîi 

Henri  Heine  est  le  [Htrle  ]r  |iliis  |iei'S()iitiel,  le  |i|iis  oriiiiiial  e|  le 
|tlus  (léliciousomenl  conris  qui  iicut-èlre  se  sdil  vu.  Il  res|ieclail 
lin  pou  froidomc^nt  Lamartine  o[  quelquefois  ré^ralii'uail  disnè- 
foinent  d'une  épiiiramme.  Il  adorait  lîéiaiiiier  el  Mussfd,  re 
qui  r(dali\"enieiil  au  dernier  se  coniiirend,  ^ans  peine,  et  rela- 
tivement au  premier  doit  faire  r('dl(''cliir.  il  faut  sonprer  que 
lîéranacr  lui  plaisait  par  la  précision  savante  du  cadre  éfrcdf  où 
il  enserrait  ses  petites  œuvres,  et,  toutes  différenees  parfaite- 
ment reconnu(>s  entre  un  homme  de  génie  et  un  homme  de 
talent,  il  faut  convenii-  (piil  y  a  des  analoiiies  enti-e  Voji  de; 
Henri  Heine  et  les  artilices  de  Héranirer.  Quant  à  Musset,  le 
poète  élégiaque  et  ironiste  dOntre-Rhin  vovaif  en  lui  un  jeune 
homme  vêtu  de  noir  qui  lui  ressemldait  comme  un  frère;  il 
savait  (|ue  la  i\u/(  de  décembre,  si  elle  n'avait  |>as  été  de  Musset. 
aurait  été  de  Henri  Heine,  et  sans  se  préoccujter  outre  mesure 
de  ce  qu'il  y  a,  parfois,  de  rhétorique  dans  l'œuvre  de  Musset,  il 
saluait  amoureusement  les  mots  profonds  de  s(^nsihilité  ardente 
et  les  mots  charmants  d'espièg^hu-ie  spirituelle,  et  disait  :  «  La 
muse  de  la  Comédie  l'a  haisé  sur  les  lèvres  (d  la  muse  de  la 
Tragédie  sur  le  cœur.  » 


//.    —   Critique  romantique  :   les    critiques 
proprement  dits. 

W  y  a  eu  peu  de  critiques  pj'oprement  dits,  de  critiques  pro- 
fessionnels, dans  le  camp  romantique,  et  ceci  est  déjà  à  consi- 
dérer, n  est  très  rare  que  la  critique  devance  les  mouvements 
littéraires  et  il  est  très  fréquent  qu'elle  les  suive.  C'est  pour  cela 
que  les  initiateurs  d'un  mouvement  littéraire  sont  ohligés  de 
s'improviser  critiques  eux-mêmes  pour  qu'il  y  ait  quelqu'un 
qui  les  explique  avec  complaisance,  et  ils  sont  dans  la  situa- 
tion de  l'inconnu  qui.  entrant  dans  un  salon,  s'excuse  de  se 
présenter  lui-même.  Les  romantiipies  n'ont  eu  guère  pour  les 
présenter  au  monde  que  Stendhal,  qui,  comme  nous  avons 
vu,  les  comprenait  peu  et  les  aimait  mal,  Simonde  de  Sis- 
mondi,  Fauriel,  Magnin,  qui  n'était  qu'un  demi-partisan,  Sainte- 
Beuve  pendant  un  temps  assez  court,  et  Jules  Janin,  avec  les 


6o6  LA    ClilTlorK   1)1-    1S20   A    1850 

iiilriiiiillniccs  ijui  s"('.\|ili(|ti(Mil  |t,ir  la  léi:ôi'(>((''  de  son  carac- 
t»"'r<'.  aussi  liini  (juc  par  ccrlaiiics  (lil'licull<''s  de  sa  situation 
lilli'-rairr. 

Simonde  de  Sismondi.  —  Sismondi  était  juvdestinr  au 
rdui.inlisinr  |i;ir  sos  invMniércs  attaches  <'t  fréquentations.  Né  à 
(u'nève,  d'origine  italiniiic,  ayant  séjourné  près  de  deux  ans 
en  Anjileterre  et  cin((  anni'cs  entières  en  Italie,  admis  dans 
l'intimité  de  .>["'"  de  Staid  et  de  j»eiijaniin  Constant,  professeur 
de  iilIt'Talinc  à  (lenève  de  1812  à  1(S11,  SiuKMide  d(»  Sismondi 
était  comme  le  lien  n;ilnr(d  eiilre  les  littératures  étrangères  et 
la  littératuiv-  française,  et  éminemment  propre  à  faire  passer 
dans  celle-ci  ((ludijuc  chose  de  celles-là.  On  sait  qu'il  fut  surtout 
historien;  mais  son  livre  De  la  Utlérature  du  midi  de  C Europe^ 
pnldi(''  en  p.iitie  dès  1813,  remanié  et  complété  depuis,  fut  d'une 
très  grande  iniluence  sur  h^  mouvement  romantique  et  au 
moins  aussi  puissant  dans  ce  sens  que  l" AUemaijne  de  M"""  de 
Staël  avait  [»u  l'être.  Si  le  romantisme  a  cru  être  allemand, 
c'est  à  .M'""  de  Staël  ipiil  le  doit;  s'il  a  été  anglais,  et  il  le  fut 
un  peu,  c'est  à  Byron  et  à  Walter  Scott  surtout  qu'il  en  est 
redevable  et  aussi  aux  traducteurs  de  Shakespeare.  Mais  on  sait 
assez  qu'il  fut  surtout  italien  et  espagnol,  si  tant  est  qu'il  fut 
étranger,  ce  qu'encore  on  a  beaucoup  exagéré,  et  dans  la 
mesure  où  il  a  été  italien  et  espagnol,  c'est  à  Simonde  de 
Sismondi  et  à  Emile  Deschamps,  à  peu  près  exclusivement, 
qu'il  a  dû  de  l'être.  Le  laborieux  et  gauche  Sismondi  doit 
être  com[»té  comme  un  des  fondateurs  du  romantisme  en 
France. 

Fauriel.  —  Fauriel  a  rendu  au  public  français  les  mêmes 
services,  peut-être  avec  moins  d'autorité,  et  certainement  avec 
plus  de  talent.  Personne  ne  connut  mieux  les  littératures  étran- 
gères que  cet  ofticier  des  armées  de  la  Ré[tublique  et  ce  secré- 
taire du  ministre  de  la  police  Fouché.  Très  solide  en  grec  et  en 
latin,  possédant  l'arabe  et  abordant  l'un  des  premiers  en  France 
le  sanscrit,  aucune  langue  ne  lui  fut  inconnue.  Il  traduisait 
pour  les  Français  de  l'allemand  et  fie  l'italien  et  accompagnait 
les  traductions  de  commentaires  et  préfacés  où  la  hardiesse^ 
s'alliait  au  bon  sens.  «  Esprit  sagace,  dit  Sainte-Beuve,  libre  de 
préventions,  adonné  pendant  des  années  aux  investigations  les 


ClUTKjri-:    liOMANTKjrK  :   LES  ClUTinlKS  637 

plus  actives  cl  aux  i-cclicrchcs  silencieuses,  jifn-tirulif're/iimf 
doué  du  yénic  des  orifjoies,  il  coin|»ronait  les  choses  |iai-  leur 
esprit  même  et  les  exprimait  ensuite  sans  rien  v  ajouter 
d'étrang-er.  »  11  était  lié  avec  Moiiti,  avec  Manzoni,  causait  de 
Dante  avec  eux  el  ensuite  consignait  leuis  observations  et  les 
siennes  dans  son  Dante  et  les  origines  de  la  littérature  italienne. 
Il  était  bien  romantique,  même  en  un  temps  oîi  le  mot  n'était 
pas  en  usage,  par  un  peu  d'éloignement  à  l'égard  des  siècles 
classiques,  par  son  goût  des  littératures  étrangères,  par  cette 
curiosité  qui!  portait  à  chercher  partout  quelque  fleur  un  peu 
cachée  de  jioésie  populaire,  neuve,  fraîche  de  senteur,  un  peu 
sauvage  {Chants  populaires  de  la  Grèce  moderne).  Il  l'était 
encore,  dans  tel  discours  préliminaire  à  sa  Parlhénéide,  par  une 
classification  toute  nouvelle  des  genres  littéraires  répartis  non 
plus  par  leur  forme,  mais  par  leur  esprit.  Il  l'était  dans  sa 
Théorie  de  l'art  dramatique  en  attaquant  très  vivement  les  unités 
classiques.  Sans  éclat  ni  prétentions  il  a  insinué  dans  l'esprit 
public  beaucou}»  d'idées  nouvelles. 

Charles  Magnin.  —  Magnin,  qui  fut  quelque  temps  son 
suppléant  à  la  chaire  de  littérature  étrangère  en  Sorbonne,  est 
un  homme  de  moindre  valeur,  mais  de  même  esprit.  11  n'était 
qu'un  étudiant  à  l'époque  où  le  romantisme  se  déclara;  mais 
quelque  temi>s  après,  entré  à  la  rédaction  du  Glohe  (1824),  il 
soutint  avec  la  mesure  qu'il  fallait  avoir  à  cet  égard  dans  ce 
journal  et  qui  était  dans  son  caractère,  la  cause  des  novateurs 
les  plus  illustres.  Il  fut  avec  Victor  Hugo  dans  la  «  liataille 
(YHernani  »  et  se  tint  ferme  sur  cette  doctrine  que  le  roman- 
tisme était  un  renouvellement  de  la  pensée  française  qui  n'en 
altérait  nullement  le  fond  et  qui  n'était  nullement  une  défection 
et  désertion  à  l'étranger.  (Vest  ainsi  quil  aimait  à  rattacher 
Victor  Hugo  en  tant  que  poète  dramatique  à  Corneille  jdutot 
qu'à  Shakespeare.  La  Révolution  de  1830.  à  laquelle  il  avait 
pris  part,  à  côté  de  son  malheureux  ami  Farcy,  en  lit  un  jier- 
sonnage  officiel.  Il  fut  attaché  à  la  Bibliothèque  royale  et  sup- 
jdéa  deux  ans  Fauriel  (H 834-1 835).  Il  a  écrit  une  excellente 
étude,  malheureusement  inachevée,  sur  les  origines  du  théâtre 
en  Europe,  une  Histoire  des  marionnettes  et  quelques  autres 
ouvrages  d'érudition. 

Histoire  de  la  langue.  VU.  42 


638  LA   CRITIOIK   1)1-:   1820   A    18;i() 

Théophile  Gautier.  —  Jules  Janin  '.  —  (laulior  doit  être 
nommé  ici,  }>uis(|ue,  dès  la  |téiiodc  qui  nous  occupe,  il  a  fait 
(]u«dquo  acte  dr  critique,  soit  en  plaisantant,  quoiqu'il  fût  très 
romanti(juo,  (juchiues  manies  et  travers  de  la  jeunesse  roman- 
tifjue,  dans  les  Jeune-France  (1833),  s(»it  en  caractérisant,  et 
merveilleusement,  certains  aspects  du  génie  de  Shakesj)eare 
dans  Mademoiselle  de  Maupin  (1835).  Mais  il  n'y  doit  être  que 
nommé,  parce  que  c'est  après  1850  (piil  se  consacra  décidément 
et  presque  •xclusivemenl  à  la  critique,  et  c'est  à  cette  épo(|ue 
que  nous  le  retrouverons. 

Jules  Janin  fut  d'abord  un  jiur  romantique  et  môme  ce  que 
Gautier  appelait  un  «  Jeune-France  »,  c'est-à-dire  un  romantique 
outrancier,  désordonné,  parfaitement  superficiel  et  un  peu  ridi- 
cule, et  c'est  sous  ces  couleuis  (juil  se  présenta  au  public  en  1829 
avec  VAne  mort  et  la  femme  ynillotinée,  livre  (ju'on  lui  a  beau- 
coup rej)roché  et  qu'on  lui  eût  re[u-oclié  bien  davantage  s'il  ne 
s'en  était  moqué  lui-même  avec  gaîté. 

11  entra  en  1830  au  Journal  des  Débats,  d'abord  comme 
critique  dramatique  des  «  petits  théâtres  »,  puis  comme  critique 
dramati({ue  sans  partage  à  partir  de  1835.  Il  était  romantique 
dans  un  journal  oîi  il  ne  pouvait  l'être  tout  à  fait  à  son  aise,  et, 
du  reste,  |»ar  lui-même,  esprit  très  indépendant  et  même  capri- 
cieux, il  aimait  à  ne  se  laisser  guider  que  par  sa  sensation 
actuelle,  définissait  (beaucoup  plus  tard)  le  «  feuilleton  »  «  un 
petit  cri  de  joie  que  nous  arrache  le  spectacle  du  jour  »  et  était 
proprement  ce  qu'on  a  appelé  de  nos  jours  un  «  impression- 
niste ».  11  fut  frappé  de  deux  choses  également  très  justes  :  la 
première,  que  ce  qui  avait  fait  presque  tout  le  succès  du  roman- 
tisme et  particulièrement  du  théâtre  romantique,  c'était  la 
«  couleur  locale  »,  ou,  pour  |)arler  mieux,  la  couleur  historique, 
en  un  temps,  où,  au  sortir  d'une  merveilleuse  et  étrange  his- 
toire, tous  les  esprits  étaient  tournés  du  côté  des  choses  histo- 
riques ;  la  seconde,  que  ce  qui  était  gage  de  succès  immédiat 
n'était  ])oint  gage  de  durée,  et  que  rien  ne  se  |)asse  [)lus  vite  que 
l'intérêt  éveillé  par  la  couleur  locale.  41  disait  à  une  rejtrist»  de 
I/f'nri  ///en  1840  :  «  Nous  savons  maintenant  tout  le  néant  de 

1-  Jules  Janin,  né  à  Sainl-Élicnnc  en  1804,  mort  à  Paris  en  I8"4. 


GIUTKJUE   IKIMANTKJI  H    :   LKS   CIUTIUIKS  659 

ce  drame  qui  a  été  une  révolution  iicndaiil  liuil  jdiiis...  (î'a  été  un 
étonncnieul  liénéral  devant  cctlo  cliose  suranni'o.  Il  a  été  écouté 
avec  une  défaveur  marquée...  Mais  tous  ces  dédails  curieux 
d'histoire  anecdotique  avaient  été  en  leur  teni|is  un  divertis.se- 
ujeiit  <le  curiosilé  qui  allait  jusqu'à  la  passion,  l^invention  de 
la  couleur  locale  fut  le  Irait  de  génie  et  le  coui»  de  parlie  de  la 
littérature  de  ce  temps-là.  » 

Il  soutenait  Hugo  avec  ([uehjues  réserves,  soulignait  le 
«  succès  d'attention  sympathique  »  qu'obtenait  une  reprise 
(VHernani  en  1838,  faisait  sur  Rui/  Blas  (1838)  le  meilleur  à 
notre  avis,  et  le  plus  judicieux  article  qui  ait  été  écrit  à  cette 
époque,  hlàmani,  sans  insistance,  les  invraisemblances  les  plus 
fortes;  signalant  l'acte  lY  comme  un  hors-d'œuvre,  admirant 
sans  réserve  l'acte  V,  et  en  général  se  montrant  séduit  par  le 
mouvement,  la  chaleur  lyrique  et  le  singulier  éclat  d'éloquence 
de  cette  prestigieuse  pièce,  et  n'hésitant  pas  à  montrer  que  ce 
drame,  si  contesté,  lui  paraissait  le  plus  beau  que  Victor  Hugo 
eut  écrit. 

Très  ouvert  à  toutes  les  nouveautés,  très  «  libéral  »,  furieux 
que  la  «  littérature  de  l'Empire  »  s'opposât  à  la  représentation . 
d'Antomj  au  Théâtre  Français,  et  disant  avec  quelque  exagéra- 
tion :  «  comme  si  tout  le  théâtre  antique  n'était  pas  fondé  sur 
l'inceste  et  tout  le  théâtre  classique  moderne  sur  l'adultère!  » 
appelant  de  ses  vœux  (sans  s'en  rendre  absolument  compte)  un 
théâtre  réaliste,  disant  à  }»ropos  d'une  pièce  (1838)  tirée  de 
YEugénie  Grandet  de  Balzac-  :  «  11  a  fallu  le  grand  nom  de 
Balzac  pour  faire  admettre  Grandet  au  théâtre.  Quelle  est  cette 
prudence  du  public  qui  exclut  de  la  scène  tout  sujet  qui  palpite 
dans  la  société  »  ;  il  trouvait  dans  sa  vive  et  libre  intelligence  les 
ressources  que  d'autres  eussent  puisées  dans  une  vaste  érudition  ; 
et  il  était  admirable  pour  rencontrer  ainsi  des  commencements 
d'aperçus,  si  j'ose  dire,  qui  étaient  d'une  singulière  portée. 

Il  ne  pouvait  pas  souffrir  Eugène  Scribe  et  lui  a  fait  une 
guerre  acharnée  pendant  trente  ans.  Toute  sa  polémique  sur 
ce  point  peut  se  résumer  en  deux  mots,  à  savoir  que  le  théâtre 
de  Scribe  est  purement  conventionnel  et  que  Scribe  ne  sait  pas 
le  français;  et,  si  l'on  veut  (et  ce  ne  serait  point  si  faux),  on 
peut  voir  là  les  deux  tendances  essentielles  de  Janin.  Comme 


r.(U)  LA  ciUTiocK  i)K  is2()  A  is:;o 

élève  (les  grands  romantiques  il  aime  la  Ldle  langue  française  et 
ti'ûuvo  é|K)uvnnfal>lo  d'avoir  à  ontondrc  : 

Car  lappélit  csl  un  phénix  : 
Toujours  il  renait  de  ses  cendres... 

et  comme  curieux  de  réalisme  ou  tout  au  moins  de  vérité  sur  la 
scène,  il  s'impatiente  contre  ce  monde  factice  qui  s'agite  sur  le 
Théâtre  de  Madame  et  s'écrie  :  «  Nous  n'aimons  pas  vos  colo- 
nels, vos  petits-maîtres,  vos  agents  de  change,  vos  banquiers, 
vos  vieux  soldats,  vos  petites  filles,  vos  petites  soubrettes,  vos 
petits  boudoirs,  vos  petits  jardins;  parce  que  ce  monde-là  n'a 
jamais  ressemblé  à  rit-n  ni  à  personne;  }>arce  que  jamais  en 
France  nous  n'avons  vu  nulle  |>art  tant  de  moustaches  frisées 
que  chez  vous,  tant  de  millionnaires  désintéressés  que  chez 
vous,  tant  d'ambassadeurs  que  chez  vous...  » 

Et  l'observation  est  juste;  mais  d'une  part  il  faut  savoir  recon- 
naître qu'au  théâtre  la  mécanique  dramatique  est  la  moitié  de 
l'art,  et  que  personne  n'a  jamais  été  aussi  habile  mécanicien 
dramatique  que  Scribe;  et  d'autre  part  il  faut  avouer  que  si  ce 
théâtre  de  Scribe  était  faux  il  répondait  cependant  à  l'idée  que  le 
|iuMi(;  se  faisait  du  grand  monde  ou  de  la  haute  bourgeoisie,  et 
c'est  une  façon  d'être  vrai.  Sainte-Beuve  l'a  très  bien  vu,  plus 
fin  que  Janin,  plus  fin  que  tous,  et,  intervenant  pour  une  fois 
dans  le  débat,  à  la  Revue  des  Deux  Mondes,  en  1840,  il  faisait 
remanpnM'  (pie  Scribe  a  une  technique  dramatique  incompa- 
rable, «  qu'il  est  à  Beaumarchais  ce  que  Picard  est  à  Molière  », 
et  enfin,  qu'après  tout,  «  il  exprime  fort  bien  le  rêve  et  la  con- 
cejdion  de  la  vie  dont  s'entretient  la  bourgeoisie  moyenne  ». 

Janin  avait  beaucoup  d'intelligence,  beaucoup  d'esprit,  une 
sensibilité  très  vive  aux  choses  d'art  et  surtout  de  théâtre;  il 
était  capricieux,  sensé,  fantasque,  judicieux,  paradoxal,  toujours 
amusant,  et,  en  se  jouant,  gambadant,  et  s'ébrouant,  il  a  été 
de  ce  hommes  singulièrement  privilégiés  qui  sèment  au  pas- 
sage une  foule  d'idées,  un  peu  |dus  qu'ils  n'en  ont. 

Sainte-Beuve.  —  Sainte-Beuve  doit  être  placé  ici,  quitte  à 
revenir  a  hii  |ihis  lard  '.  Il  a  écrit  |>endant  quarante-cinq  ans, 

1.  Charlos-Aiiguslin  Sainte-Beuve,  né  à  Boulogne-sur-Mer  en  1804,  morl  à  Paris 
en  1869. 


[ 


CIUTIUIH   lUiMANTlUl  K  :    LKS   CllITinlKS  Ofil 

et  il  a  eu  au  moins  trois  maiiiùres,  ayant  été  daboid  ciiticine 
romantique,  et  très  novateur,  jusque  vers  1835,  —  puis  cri- 
tique beaucoup  j)lus  circonspect  et  sensiblement  conservateur 
jusque  vers  1850, — puis  enfin  plutôt  historien  littéraire  (jue  cri- 
tique et  môme,  presque,  plutôt  historien  qu'historien  littéraire, 
jusqu'à  sa  mort.  Nous  ])arlerons  ici  de  Sainte-Beuve  tel  qu'il 
fut  de  1825  à  1850. 

C'était  un  très  grand  esprit,  presque  dès  ses  débuts,  d'une 
compréhension  plus  vaste,  d'une  pénétration  plus  f(jrte  et  même 
déjà  d'une  érudition  plus  grande  que  la  pres(|ue  totalité  de  ses 
contemporains.  A  vingt  et  un  ans,  quand  il  commença  à  écrire, 
il  avait  déjà  une  lecture  considérable  et  très  variée,  ayant  touché 
aux  sciences,  à  la  philosophie,  et  fait  commerce  assidu  avec  la 
littérature. 

Il  entra  au  Globe  en  1825,  et,  autant  qu'il  le  |)0uvait  dans  un 
journal  qui  n'était  pas  romantique,  il  soutint  les  novateurs 
avec  un  grand  zèle.  Il  les  connaissait  très  bien.  Il  n'avait  pas 
été  du  «  Salon  »,  comme  il  disait  [Conservateur  JiUéraire,  Muse 
française),  mais  il  avait  été  du  «  Cénacle  »  (maison  de  Victor 
Hugo  après  \di  Muse  française,  vers  1825)  et  il  était  de  «  l'Ecole  » 
(entourage  de  Victor  Hugo  vers  1827).  Il  caractérisait  très  bien 
ces  débuts,  sinon  du  Romantisme  en  iiénéral,  du  moins  du 
parti  Hugo  :  «  La  Muse  française  eut  bientôt  ses  lieux  com- 
muns, ses  fadeurs  mythologiques,  sa  chaleur  factice  et  la  plu- 
part des  défauts  qu'elle  reprochait  à  l'ancienne  poésie.  Le  style 
quifrap[)e  et  enlève  la  plupart  des  lecteurs  lui  a  surtout  manqué, 
et  chez  elle  la  pensée,  souvent  belle  et  vraie,  n'a  presque  jamais 
pu  se  dégager  de  ses  voiles.  Au  tourmenté  du  langage  et  à 
l'impuissance  de  l'expression  on  aurait  dit  des  prêtres  sur  leur 
trépied...  De  cette  lutte  inégale  entre  quelques  salons  et  l'esprit 
du  siècle  qu'est-il  arrivé?  Le  siècle,  de  plus  en  plus  ennemi  de 
tout  mysticisme,  a  continué  sa  marche  et  ses  études.  La  Muse 
française  cessa  donc  d'exister  à  titre  d'école...  Mais  après  la 
chute  de  leurs  théories  un  rôle  assez  beau  restait  encore  aux 
jeunes  talents,  qui,  désabusés  d'une  vaine  tentative,  abjurant 
le  jargon  et  le  système,  se  sentiraient  la  force  d'entrer  dans  une 
meilleure  voie  et  de  faire  de  la  poésie  avec  leur  àme.  »  {Globe, 
2  janvier  1827.) 


t;t;2  l^A    CHITInlK   DK    IS2(»   A    is:i() 

El  dans  un  autre  aiiicle,  examinant,  non  plus  ce  qu'avaient 
été  Victor  Hugo  et  ses  amis,  mais  ce  qu'ils  étaient,  à  la  fois  il 
Ifs  cai-actérisait  très  finement  et  leur  monliait  ce  qu'ils  [»ou- 
vaient  devenir  et  ce  qu'ils  devaient  faire  :  «  En  poésie  comme 
ailleurs,  lien  n'est  si  dangereux  que  la  force  :  si  on  la  laisse 
faire  elle  abuse  de  tout.  Par  elle,  ce  qui  n'était  qu'original  et 
neuf  est  bien  prés  de  devcuii'  bizarn';  un  cfuilr.iste  brillant  dég(''- 
nère  en  antitbèse  précieuse;  l'auteur  vise  à  la  grâce  et  à  la  sim- 
plicité et  va  jusqu'à  la  mignardise  et  à  la  simplesse;  il  ne 
cberclie  que  riiéroique  et  il  rencontre  le  gigantesque;  et  s'il 
tente  le  gigantesque,  il  n'évitera  pas  le  puéril...  On  a  beaucoup 
rt'procbé  à  M.  Victor  Hugo  l'incorrection  et  la  licence  de  son 
style.  Son  style  ne  blesse  jamais  la  grammaire  et  ne  présente 
ni  mots  ni  tournures  inusités.  Ses  fautes  habituelles  sont  des 
fautes  dégoût.  »  (6^/o^e  du  9  janvier  1827.) 

On  voit  (juel  ami  indépendant,  quel  conseiller  judicieux  était 
Sainte-Beuve  à  l'égard  des  romantiques  et  aussi  quel  critique 
avisé  et  prophétique  il  se  montrait  à  vingt-trois  ans. 

Pour  servir  ses  amis  tout  en  les  avertissant,  il  s'avisa  d'un 
procédé  assez  aventureux  où  son  goût  se  trouva  bien  un  peu  en 
défaut,  mais  dont  on  s'expliquera  très  bien  les  raisons  en  y 
regardant  d'un  peu  j)rès.  H  songea,  comme  les  novateurs 
de  IGOO  s'étaient  trouvé  des  ancêtres  dans  Malherbe  et  Racan, 
de  trouver  des  aïeux  aux  novateurs  de  1820.  A  la  vérité  «.  qui 
sert  bien  son  pays  n'a  pas  besoin  d'aïeux  »,  mais,  même  en 
littérature,  il  n'est  pas  mauvais  d'en  avoir.  Ces  ancêtres  des 
romantiques,  il  crut  ou  feignit  de  croire  les  voir  dans  les  hommes 
de  la  Pléiade  :  Ronsard,  Du  Bellay,  Belleau,  etc.  Et  c'est  dans  ce 
but  qu'il  écrivit  son  Tableau  de  la  poésie  française  au  XVP  siècle. 
Il  faut  l)ien  convenir  que  cette  vue  était  fausse,  et  que,  littéra- 
ture d'humimistes,  d'imitateurs,  et  particulièrement  d'imitateurs 
<le  ranti(|uité,  la  Pléiade  non  seulement  avait  peu  d'analogie 
avec  le  romantisme,  littérature  personnelle,  originale,  senti- 
meiilalo  et  complaisante  au  moyen  âge;  mais  qu'elle  était  préci- 
sément son  contraire;  et  c'est  maintenant  une  banalité  de  l'his- 
toire littéraire  que  de  représenter  Ronsard  comme  le  fondateur 
de  la  littérature  classique  en  France.  Mais  remarquez. 

D'abord  l'idée  de  Sainte-Beuve  n'était  pas  tout  à  fait  fausse; 


I 


CKITIUIH    IlOMANTinlK  :    LKS   CKITIOrKS  OO^ 

elle  contenait,  comme  beancoii|»  d'erreurs,  un  iiiiiiinnini  de 
vérité.  Sans  tenir  compte  dos  quelques  analoiiies  de  niétri(jue 
et  de  rythmique  ([ui  peuvent  exister  entre  les  ronsardistes  et 
les  romanli(|ues,  les  ronsardistes  ressemblaient  un  peu  aux 
romanti<|ues  |»ar  leurs  haines  et  par  le  caractère  de  leur  insur- 
rection. Ils  s'insurgeaient  contre  une  littérature  puérile,  frivole 
et  artificielle  qui  était  celle  de  l'école  de  Marot,  et  ils  visaient 
aux  «  g-rands  coures  »  et  aux  «  irrands  sujets  »  ;  et  les  roman- 
tiques s'insurgeaient  contre  une  littérature  artificielle,  frivole  et 
puérile  qui  était  celle  de  l'Empire,  et  ils  visaient  aux  «  grands 
g-enres  »  et  aux  «  grands  sujets  »  ;  et  voilà  l'analogie  vraie  entre 
la  Pléiade  et  le  Cénacle,  et  voilà  le  minimum  de  vérité  que  con- 
tenait l'idée  de  Sainte-Beuve. 

Ensuite  il  faut  songer  que  c'est  dans  le  Globe  que  Sainte- 
Beuve  a  publié  d'abord  son  XVI'^  siècle,  que  dans  le  Globe  on  ne 
pouvait  pas  défendre  et  soutenir  ouvertement  le  romantisme, 
et  que  c'était  une  manière  détournée  et  habile  de  le  soutenir 
que  de  vanter  les  hommes  de  looO  comme  de  grands  poètes, 
en  indiquant  de  temps  en  temps  qu'ils  avaient  de  très  grandes 
ressemblances  avec  lui. 

Et  enfin,  à  quoi  on  n'a  peut-être  pas  assez  songé,  il  s'agissait 
à  cette  époque  de  justifier  les  romantiques  du  grief  d'anti- 
patriotisme.  Parce  qu'ils  imitaient  un  peu  les  étrangers,  on  les 
traitait  en  suppôts  de  la  Sainte-Alliance,  et,  parce  qu'ils  mépri- 
saient beaucoup  Voltaire  et  un  peu  Racine,  on  les  accusait  de 
lèse-majesté  envers  la  littérature  nationale.  Ils  pouvaient  avoir 
du  talent;  mais  c'étaient  de  mauvais  Français.  Il  était  adroit  de 
démontrer  que  si,  à  la  vérité,  ils  se  détachaient  de  la  littéra- 
ture traditionnelle  des  derniers  siècles,  ils  avaient  comme  leur 
source  plus  haut  encore,  plus  loin  encore,  en  pleine  histoire 
nationale,  en  plein  sol  de  France. 

C'est  pour  la  même  raison  que  Sainte-Beuve,  d'autre  part, 
chercha  à  rattacher  les  romantiques  à  André  Chénier,  qui  venait 
d'être  découvert,  qui  entrait  dans  sa  gloire  posthume,  et  que 
sa  tragique  fin  rendait  sympathique;  et  le  contresens  était  le 
même,  Chénier  étant  beaucoup  plutôt  le  dernier  des  ronsar- 
disants  que  le  premier  des  romantiques;  mais  l'intention  aussi 
était  la  même,  et,  du  reste,  Sainte-Beuve,  qui  était  assez  libre 


1104  LA    CUITKJIK    llK    IS2()    A    is:;() 

espril  |Kiiir  iirlic  lir  ni  par  [XM'siuiric  ni  jtar  lui-inème,  corrig-ea 
j)eii  à  peu  cotte  erreur  de  |)(>iiit  do  vue  dans  les  articles  qu'il 
écrivit  plus  lard  sur  l'auteur  de  la  Jeune  Captive. 

Telle  fut  la  première  attitude  de  Sainte-Beuve.  11  habitua  au 
romantisme  et  conseilla  très  judicieusement  les  romantiques. 
Il  rendit  ainsi  un  très  g-rand  service  à  la  littérature  française. 
Peu  à  peu  il  se  détacha  d'eux,  entre  1835  et  1845  environ. 
Dabord  il  eut  ce  qu'on  a  appelé  sa  crise  de  mysticisme,  et  qui 
ne  fut,  à  mon  avis,  qu'une  de  ces  crises  de  curiosité,  comme  il 
en  eut  toujours.  Il  écrivit  Volupté,  il  s'ocOupa  beaucoup  de 
Lamennais  et  de  «  ces  messieurs  de  Port-Uoval  ».  Ensuite,  ou 
plutôt  en  même  temps,  dégagé  de  l'amitié  persoimelle  qui 
l'unissait  cà  Hugo,  d'autre  part  n'ayant  plus  besoin  de  défendre 
le  romantisme,  qui  désormais  se  défendait  tout  seul  et  même 
avait  toute  place  conquise,  il  le  jugea  librement  et  jugea  libre- 
ment de  toutes  choses. 

Avec  son  goût,  peut-être  non  pas  des  situations  nettes,  mais 
des  idées  claires,  il  détermina  très  vivement  l'état  des  choses 
littéraires  en  1840  dans  son  article  Dix  ans  après,  h  la  Revue 
(les  Deux  Mondes.  Le  sens  général  de  cet  article  fameux  était 
celui-ci  :  1830  «  a  licencié  le  romantisme  ».  Les  uns  ont  été  à  la 
politique  et  ont  cessé  d'être  des  hommes  de  lettres.  Les  autres 
ont  eu  «  une  seconde  phase  (et  pas  toujours  progressive)  de 
leur  talent  ».  De  tout  cela  est  résultée  une  accalmie,  et  «  si  l'on 
excepte  quelques  illustres  incurables  aux(piels  les  années  n'ont 
rien  appris,  la  j)lu[)art,  d'un  côté  comme  de  l'autre,  sont  arrivés 
,  à  un  fond  commun.  Bref  le  jeune  siècle  a  quarante  ans.  C'est 
l'âge  des  assagissements  ;  cela  rend  possible  bien  des  accords.  » 
Il  serait  urgent  que  cet  accord  eut  lieu.  «  Aura-t-on  à  présenter, 
sous  les  [)hénomènes  excentriques  et  éclatants  qui  illustrent  une 
époque  et  qui  aussi  la  compromettent,  un  fond  plus  sage,  un 
corps  de  réserve  et  d'élite  encore,  rebelle  à  entamer,  sensé, 
judicieux  et  fin?  »  M.  de  Lamartine  pourrait  être  conciliateur; 
mais  comme  il  se  suffit  à  soi-même!  «  M.  Hugo  s'y  est  refusé 
par  une  i-aideur  singulière  que  rien  n'a  fléchie...  Le  genre  de 
déviation  |tropreà  M.  Hugo  depuis  dix  ans,  c'est  la  persistance.  » 
Il  a  «  des  récidives  simplement  opiniâtres,  une  absence  totale  de 
nioditira lions  et  de  nuances,   des  refus  d'admettre  en  daignant 


HIST.   DE  LA  LANGUE   &    DE  LA  LITT.    FR. 


T.   VII,   CH.  XIII 


\       nul  Cohn  &  C  "",  Kdueurs.  Paris 


SAINTE-BEUVE 
d':ipiès  une  photographie  de  Pierson 


CKITIorK    IKI.MA.NTKJI  K    :    LKS    CIlITIUl  KS  OOli 

les  connaître  les  idrcs  (jui  .s'(''I;i1m)itiiI  ri  les  jut^cmcnls  (|ui  se 
rassoient...  M.  de  Balzac  a  (mi  un  riioiiinit  <lc  siiitjulicr  rclat; 
mais  il  a  tout  l'air  de  vouloir  finir  par  où  il  a  counnencé,  j)ar 
cent  volumes  que  personne  ne  lira...  Peut-être  la  critique  pour- 
rait-elle établir  ce  terrain  moyen,  ce  centre  littéraire...  »  «  Voyez 
([ue  des  lioninies  comme  M.  de  Carné,  M.  de  Rémusat,M.  Saint- 
Marc  Girardin  se  rapprochent,  qui  étaient  si  éioiiiiiés  les  uns  des 
autres  en  1830.  » 

Bref  Sainte-Beuve  devenait  centre  i:auclie,  ce  qu'au  fond  il 
avait  toujours  été,  mais  avec  le  souci,  autrefois,  de  mesurer  le 
vent  et  de  donner  l'appui  à  ceux  qui  luttaient  et  avaient  devant 
eux  le  plus  d'obstacles.  Il  resta  tel.  Il  fut  très  libre  dans  ses 
jugements,  extrêmement  intelligent  et  juste  d'esprit,  impartial, 
sauf  certaines  jalousies  à  l'égard  de  ceux  qui  réusissaient  trop  et 
de  certaines  rancunes  dont  tout  à  l'heure,  à  propos  de  Balzac, 
nous  avons  vu  un  exemple  ;  d'une  information  à  la  fois  immense 
et  minutieuse;  obstiné  à  un  devoir  que  les  critiques  oublient 
trop  souvent  et  que  son  insatiable  curiosité  lui  rendait  facile, 
qui  est  de  connaître  presque  aussi  bien  les  littératures  du  passé 
que  celle  du  présent,  pour  garder  sa  largeur  de  compréhension 
et  son  instrument  de  comparaison,  et  qui  est  aussi  de  ne 
jamais  croire  que  la  connaissance  qu'on  peut  avoir  des  littéra- 
tures du  passé  soit  acquise  et  définitive. 

A  ce  prix  et  par  un  labeur  acharné,  il  devint  et  resta  le  pre- 
mier des  critiques  et  le  premier  des  historiens  littéraires.  Il 
circonscrivait  sagement  son  domaine  qui  encore  demeurait 
immense  :  il  s'occupait  peu  de  théâtre,  quoiqu'il  s'y  entendît, 
comme  nous  avons  vu  ;  il  ne  s'occupait  presque  point  de  beaux 
arts,  (juoiqu'il  y  ait  de  lui  des  articles  sur  Horace  Yernet  très 
distingués.  Il  guettait  les  talents  nouveaux  (au  moins  dans  la 
période  que  nous  étudions,  jusqu'en  1850  et  un  peu  au  delà), 
aimait  à  réhabiliter  les  talents  anciens  et  à  réparer  les  oublis  ou 
les  injustices  de  l'histoire,  cherchait  à  tout  comprendre  et  à 
entretenir  et  développer  la  souplesse  naturelle  de  son  esprit. 

Il  avait  horreur  de  la  critique  systématique,  qui  enferme  le 
critique  lui-même  dans  des  formules  toujours  trop  hâtivement 
arrêtées  et  toujours  trop  étroites  et  qui  le  forcent  presque  à 
prononcer,  au  moins  in  petto,  le  jugement,  avant  d'avoir  étudié 


(UlC.  LA    ClilTKjl  !•;    I)K    1X20    A    ISiiO 

le  procès.  11  se  déclaiait  embarrassé  quand  on  lui  domandait 
quelle  était  sa  méthode,  et  disait  loul  au  |dus  qu'il  lui  semblait 
qu'il  élait  un  naturaliste  en  quohjuo  manière,  et  <|u'il  classait 
les  hommes  par  «  familles  d'esprits  ».  Il  aurait  pu  dire  que  sa 
méthode  était  d'être  très  curieux,  très  laborieux  et  très  intelli- 
gent. —  Son  défaut,  s'il  en  a  un  (sans  parler  de  son  style,  qui  est 
un  peu  entortillé),  était  de  trop  travailler,  de  ne  croire  jamais 
qu'une  enquête  fût  tàpeujirès  terminée,  et  un  portrait  à  peu  près 
lini.  Il  cherchait  toujoui's  la  vérité  a[)rès  l'avoir  trouvée,  et  la 
ressemblance  après  l'avoir  saisie.  Il  en  résulte  pour  le  lecteur 
ce  qu'il  a  dû  éprouver  lui-même,  une  impatience  qui  n'est  pas 
sans  charme,  et  une  fatijiue  passionnée  qui  ne  laisse  pas  d'avoir 
son  délice.  Personne  n'est  plus  captivant,  je  dis  môme  parmi 
les  artistes.  Il  avait  l'amour  de  la  vie,  et  le  don  de  la  vie.  Il 
voulait  voir  vivre  et  sentir  vivre,  comme  dans  un  commerce 
intime,  le  personnage  qu'il  étudiait  et  il  vivait  lui-même  devant 
son  lecteur  d'une  vie  ardente  de  recherche  à  la  fois  fiévreuse  et 
sagace.  Il  n'y  a  pas  eu  de  sceptique  plus  passionné,  et  il  trouvait 
le  moyen  de  ne  pas  croij'c  à  la  vérité  et  de  la  poursuivre  avec 
âpreté  et  d'en  saisir  l'ombre  ou  le  reflet  avec  allégresse. 

Quand  il  laissait  dormir  sa  ])assion  maîtresse  ([ui  était  de  tout 
savoir  et  de  tout  comprendre,  il  aimait  le  gracieux  et  le  tendre 
sans  fadeur,  [)]utôt  que  le  g-rand,  le  fort  et  le  sublime,  et  sa 
«  famille  d'esprits  »  était  celle  d'Horace.  Il  aurait. sacrifié  Cor- 
neille à  Racine,  Dante  à  Virgile,  Hug-o  à  Lamartine,  et  peut-être 
Gœthe  à  Henri  Heine.  Il  aimait  les  «  coteaux  modérés  »  pourvu 
qu'ils  fussent  de  belles  lignes  et  de  contours  agréables  aux  yeux. 
Il  a  dit  de  La  Fontaine  :  «  C'est  notre  Honu'îre  »,  et  ceci  est  un 
jugement  hasardé  et  un  trait  de  caractère  tout  à  fait  révélateur. 
Il  était  aussi  français  que  possible  par  le  goût  des  génies  purs, 
mesurés,  et  forts  en  cachant  h.'ur  force. 

Mais  encore  une  fois,  tout  en  préférant  personnellement  les 
génies  ou  les  talents  conformes  à  sa  complexion  intime,  il  était 
avant  tout  l'homme  né  ]»our  tout  comprendre,  pour  tout  aimer 
(au  moins  pour  le  plaisir  de  comprendre  bien),  et  pour  tout 
expliquer  avec  une  merveilleuse  dextérité  d'intelligence.  Il  y 
aura  encore  quelque  chose  à  dire  de  lui  pour  la  période  qui" 
s'étend  de  I8:i0  à  18G9,  date  de  sa  mort. 


I 


CHITKjl  K    ItUMANTlOl  I-:    :    LKS  .KillLNAL'X  667 


///.  —  Critique   romantique  :  les  journaux. 

La  «  Muse  française  ».  — Les  romantiquos  fomlèreiit 
plusieurs  journaux  pour  défendre  leurs  doctrines  et  seconder  les 
cfTorts  de  la  gloire  eu  leur  faveur.  Le  premier  fi:t  le  Conserva- 
teur littéraire,  créé  par  Victor  Hu^-o  et  ses  deux  frères,  jiresque 
encore  enfants  tous  les  trois,  en  1820.  Il  eut  une  existence  très 
courte  et  n'est  guère  à  noter  que  pour  la  manière  enthousiaste 
dont  Victor  Hugo  y  salua  les  Méditations  de  Lamartine,  d'accord 
en  cela,  du  reste,  avec  le  public  tout  entier.  — LaJ/?<se  française 
fut  un  organe  un  peu  plus  solide  et  plus  durable.  Elle  commença 
en  juillet  1823  et  finit  en  juillet  182i.  Elle  avait  pour  devise, 
peut-être  modeste  :  Jain  nova  profjenies  cœlo  demittitur  alto. 
Elle  s'annonçait  comme  indépendante,  soucieuse  de  Téclosion 
des  jeunes  talents  et  très  attentive  aux  littératures  étrangères  : 
«  Nous  tiendrons  nos  lecteurs  au  courant  des  littératures  étran- 
gères comme  de  la  nôtre,  bien  persuadés  qu'un  patriotisme 
étroit  est  un  reste  de  barbarie  ».  Elle  publiait  des  poésies  de 
Hugo,  Soumet,  Alexandre  Guiraud,  M™"  Desbordes-Yalmore, 
de  Rességuier,  M"""  Tastu,  Ancelot,  Chènedollé,  Vigny,  Nodier, 
Baour-Lormian.  Les  rédacteurs  ordinaires  étaient  Soumet, 
Victor  Hugo,  Charles  Nodier  et  Emile  Deschamps.  La  liste 
qu'elle  offrit  à  un  moment  donné  du  groupe  romantique  fut 
celle-ci,  et  il  y  faut  faire  attention;  car  ce  doit  être  la  liste 
authentique  :  «  Soumet,  Lamartine,  Ancelot,  Delavifjne,  Hugo, 
Nodier,  Pichald  (dramatiste  très  cité  et  prôné  alors  par  les 
romantiques)  et  de  Vignv  ».  La  Muse  française,  sans  s'occuper 
de  politique,  se  montrait  très  réactionnaire  de  tendances,  par- 
ticulièrement dans  l'article  périodique  intitulé  Mœurs  et  signé 
«  le  jeune  Moraliste  »  (Emile  Deschamps).  Elle  faisait  un  très 
grand  éloge,  parfaitement  mérité  du  reste,  des  Soirées  de  Saint- 
Pétershourg.  Elle  se  réclamait  de  Chateaubriand,  admirait  les 
Martyrs  (qui  en  leur  nouveauté  ne  réussirent  pas)  et,  chose  à 
considérer,  l'article  étant  de  Hugo,  annonçait  une  renaissance 
prochaine  de  l'épopée  en  vers.  Les  Xouvelles  Méditations  y 
étaient  saluées  aussi  chaleureusement  que  les  premières  l'avaient 


668  LA    r.lïlTKjl  !•:    IIK    IN2(I   A    ISiiO 

«''h''  |t;ir  le  Conscrcdliuir  liltérairc,  et  Klod,  d'AUVod  de  Yic;ny, 
aussi  inagnifiquemeiil  <|u<'  l(\s  Médildtions.  Elle  attaquait  Vol- 
taire, comme  «  n'étant  |)as  lyrique  «,  et  comme  ('daut  «  cynique  » 
et  «  monstrueux  »  (article  de  Victor  lluj^o). 

Comme  doctrines  littéraires,  elle  prêchait  suitout  la  «  critique 
d(\s  beautés  »  opitoséc  à  la  criti(|ue  des  défauts  :  «  Le  calcul  des 
fautes  est  un  calcul  trop  négatif  |»our  qu'il  soit  bon.  La  critique 
(diez  les  anciens  consistait  |)lus  à  faire  ressortir  les  beautés  d'un 
ouvi'ag"e  qu'à  en  révéler  les  défauts  ».  Elle  combattait  la  poésie 
académique  de  la  g-énération  précédente,  avec  son  style  par 
abstractions  personnifiées  :  «  convertir  insipidement  toutes  les 
expressions  métaphysiques  et  collectives  de  notre  langue  en  une 
sorte  de  divinités  mythologiques  »  ;  avec  ses  périphrases  et  cir- 
conlocutions. Elle  avait  conscience,  soit  par  elle-même,  soit 
parce  qu'elle  avait  bien  lu  M""  de  Staël,  (pie  la  nouvelle  litté- 
rature était  une  «  littérature  personnelle  »  et  à  ce  titre  relevait 
de  Jean- Jacques  Rousseau  :  «  Boileau  a  raison,  le  beau  c'est  le 
vrai;  mais  il  y  a  deux  vérités.  Vérité  absolue,  vérité  relative. 
Vérité  absolue  dans  l'art  impersonnel,  qui  est  art  historique. 
Vérité  relative  dans  l'art  personnel.  Les  étrangers  sont  infé- 
rieurs à  nous  dans  la  vérité  absolue.  Ils  nous  ont  devancés  dans 
la  vérité  relative.  Elle  a  été  inventée  parmi  nous  par  Jean- 
Jacques  Rousseau.  Ce  qu'elle  a  pour  elle,  c'est  qu'e//e  ne  -peut 
pas  être  imitée  '.  »  Il  faut  bien  savoir  que,  si  novatrice  en  litté- 
rature qu'elle  crût  être  et  qu'elle  fût,  la  Muse  française  paraît 
assez  souvent  prodigieusement  réactionnaire  aux  yeux  d'un 
homme  de  4898.  Soumet  y  écrivait  :  «  Nous  avons  toujours 
profondément  ignoré  ce  qu'on  entendait  par  le  mot  roman- 
tique. Si  certains  critiques  ont  besoin  d'une  définition  qui  leur 
servît  à  distinguer  de  toute  autre  littérature  des  productions 
telles  que  Faust  ou  Goetz  de  Berlichinfjen,  à  la  bonne  heure;  et 
rien  de  plus  innocent.  Depuis  la  publication  des  théâtres  étran- 
gers l'exemple  a  cessé  d'être  dangereux.  Ces  bizarres  composi- 
tions n'étaient  admirées  en  France  que  parce  qu'elles  n'y  étaient 
pas  connues;  elles  ressemblaient  à  certains  Dieux  d'Egypte, 
adorés  dans  les  ténèbres  de  leur  sanctuaire  ;  mais  qui  n'étaient 

1.  H(;siiini},  mais  le.xtiiel.  Article  d'Alexandre  Giiiraud. 


(:i{iTi(jri-:  uomantiqii-;  :  lks  .khuxacx  6G9 

plus  (jiK^  lies  inoiisli't's  iiifonnrs  (|u;iiii|  on  les  rc^anl.iil  à  l.i 
clarté  (lu  jour.  » 

La  Muse  française  ne  pénôtra  pas  la  masse  du  jiuhlie;  pour 
les  raisons  que  nous  avons  vu  plus  haut  (|u'en  a  dount^os  Sainte- 
Beuve;  mais  elle  frap|)a  assez  vivement  les  csjirits  de  (juidipies 
sociétés  [)arisiennes  plus  ou  moins  littéraires  et  (die  ne  laissa 
pas  de  conlriliuer   à  rav(''nement  du  jeune  i!r(»n[)e  romanti<|ue. 

La  «  Minerve  française  »  (1818-1820).  —  Ce  fut  un 
orgrane  romantique  modéré.  Elle  avait  été  fondée  par  un  certain 
nouilire  de  journalistes  pour  remplacer  le  Mercure  de  France, 
dépouillé  de  son  privilège.  Elle  était  surtout  politiijue  et  organe 
de  l'opposition  «  libérale  »  la  plus  violente;  mais  elle  s'occupait 
de  littérature  et  avait  l'adresse  de  comprendre  que  les  romanti- 
ques se  trompaient  en  se  croyant  conservateurs,  étaient  un  élé- 
ment d'innovation  générale  et  étaient  destinés  à  devenir  libé- 
raux. Aussi  ne  leur  faisait-elle  point  grise  mine,  et  elle  s'essavait 
à  être  conciliatrice  sur  le  terrain  littéraire.  Elle  disait,  non  sans 
raison  :  «  La  littérature  romantique  est  la  littérature  indig-ène; 
la  littérature  classique  est  littérature  d'imitation.  L'Allemagfne 
qui  n'a  pas  eu  de  Renaissance  (très  juste)  est  toute  romantique. 
Désormais  tous  les  etTorts  de  la  littérature  allemande  doivent 
tendre  à  revêtir  de  belles  formes  classiques  la  grandeur  de  ses 
sentiments  et  la  richesse  de  ses  images.  Par  la  même  raison, 
nous  devons,  tout  en  conservant  la  pureté  sévère  de  nos  modèles, 
nous  attacher  désormais  à  élargir  nos  conceptions  et  à  les  rendre 
éminemment  nationales —  »  Les  principaux  rédacteurs  de  ce 
journal  étaient  Aignan,  Evariste  Dumoulin,  Etienne,  Jav,  Jouv, 
Lacretelle,  Tissot,  Azaïs,  Benjamin  Constant.  Il  publiait  des 
vers  de  Béranger,  La  Touche,  François  de  Neufchàleau.  On  v 
trouve  le  compte  rendu  du  très  original,  quelquefois  bizarre, 
souvent  profond  «  Cours  analytique  de  littérature  générale  pro- 
fessé à  l'Athénée  par  M.  Népomucène  Lemercier  ». 

Le  «  Globe  ».  —  Fondé  en  18'2i,  il  doit,  quoi  qu'en  ait  dit 
Sainte-Beuve,  être  rangé  parmi  les  journaux  romantiques.  Tout 
au  moins  il  fut  beaucoup  plus  romantique  qu'autre  chose,  malgré 
son  dessein  d'être  éclectique  en  littérature.  Il  voulait  surtout 
être  un  journal  littéraire  sérieux,  vraiment  informé  et  indépen- 
dant, tant  des  coteries  que  des  libraires.  Son  Prospecdis  à  cet 


CTO  LA    CIlITIIjrK    i)l-:    l,S20    A    I8;i0 

égani  est  Irrs  cui'iciix  et  l'on  trouvera  peut-être  ([uil  l'évèle  des 
mœurs  littéraires  si  étrauaenient  (li(r«''rcntes  des  nùtrt^s  qu'il 
forme  un  document  liistorique  :  ...  «  Tous  ces  journaux  soi- 
disant  littéraires  seml)lent  voir  le  monde  et  la  France  dans 
l*aris;  aucun  n'a  été  couru  dans  un  autre  intérêt  que  celui  de  la 
capitale.  Les  comptes  rendus  des  pièces  de  théâtre,  les  critiques 
sur  le  jeu  d'une  actrice,  plus  un  petit  lieu  commun  sur  un  pro- 
verbe et,  dans  les  grands  jours,  la  peinture  d'un  ridicule  j)arisien, 
voilà  ce  qui  les  remplit...  Aussi  il  est  à  croire  que  bien  peu  de 
ces  Journaux  vont  au  delà  d(^s  murs...  Un  autre  vice  est  à 
signalei-  au  riscjue  de  se  faire  des  inimitiés.  La  critique  est 
devenue  une  s[)éculation  d'auteurs  et  un  commerce  de  librairie. 
Chaque  coterie  a  sa  feuille.  Chacun  y  loue  son  livre  ou  le  fait 
louer  par  un  secrétaire,  ou  un  disci])le,  ou  un  ami...  Le  plus 
souvent  l'argent  à  la  main,  et  l'article  rédigé  par  un  faiseur  de 
sa  maison,  le  libraire  commande  dix  feuilles  à  la  fois.  » 

Le  Glohe  à  ses  commencements  était  un  peu  ce  que  furent  de 
nos  joui'S  la  Revue  des  cours  littéraires  et  la  Revue  des  cours  et 
conférences.  Il  publiait  le  cours  de  M.  Cousin  et  celui  de 
M.  Villemain  à  la  Sorbonne,  le  cours  de  M.  Dunoyer  à  l'Athénée. 
Il  n'était  pas  extrêmement  attentif  aux  choses  littéraires  de 
l'étranger;  mais  ce  fut  une  véritable  campagne  que  la  suite 
de  ses  articles  sur  Shakespeare  et  généralement  en  faveur  de 
Shakespeare.  Il  a  certainement  beaucoup  contribué  à  l'acclima- 
tation de  Shakespeare  en  France,  qui  fut  une  chose  acquise  à 
partir  de  1830  environ  '.  A  résumer  ses  etlbrts  autant  qu'on  peut 
résumer  un  journal,  et  un  journal  où  les  rédacteurs,  surtout 
littéraires,  jouissaient  d'une  indépendance  personnelle  relative- 
ment grande,  le  Globe  s'est  appliqué  à  détinir  (à  son  tour!)  le 
romantisme,  à  en  débrouiller  Ihisloire  si  récente  encore,  à  en 
retenir  et  à  en  louer  ce  qu'il  avait  apporté  de  bon,  de  durable. 
Le  romantisme  pour  lui,  et  c'est  lui  qui,  sans  avoir  dit  le  mot, 
(jue  je  croie,  a  eu  l'idée,  est  bien,  proj)rement,  le  libéralisme 
en  littérature.  Il  est  un  aflranchissemenl.  Il  est  l'individualisme 
<lu  g-oùt.  Il  est  la  substitution  du  goût  individuel  au  goût  disci- 

I.  Ne  pas  oublier  que  par  deux  fois,  en  1828-1829  et  eu  1833,  une  troupe  d'ac- 
leiirs  anj-'lais  Joua  réj-'ulicremcnt  n  Paris,  avec  grand  succès.  Us  jouaient  Hamlet, 
Othello,  Henri  IV.  L'acteur  principal  était  Mac  Ready. 


CUITlurK   IIDMANTIQL'I':    :    LKS  .IIIIIIXAIX  (iTl 

pliné.  «  Le  ^oùt  eu  France  attend  son  (|tiatorze  juillet.  »  Poui- 
tout  (lire,  «  le  romantisme  est,  en  un  mot,  le  protestantisme  dans 
les  lettres  »  (1825).  C'est  la  première  fois,  à  ma  connaissance, 
que  cette  définition,  la  plus  nette  en  définitive,  la  moins  super- 
ficielle, du  i-omautisuie,  ait  éh'-  donnée. 

Si  nous  entrons  avec  lui  dans  le  détail  des  doctrines  et  polé- 
miques du  temps,  nous  voyons  le  Globe  admettre  le  mélange 
du  tragiijue  et  du  comique  dans  le  drame,  attaquer  très  vigou- 
reusement les  «  trois  unités  »  et  sur  ce  [»oint  nous  renseigner 
relativement  à  Févoluliou  de  c<'tte  polémique.  Les  «  classiques  » 
lâchaient  pied  sur  ce  ])oint.  Les  plus  judicieux  en  venaient  à 
dire...  la  vérité  même,  qui  est  qu'il  faut  dans  l'œuvre  d'art  une 
unité,  quelle  qu'elle  soit,  n'importe  quelle  unité,  mais  qu'il  en 
faut  une;  et  là-dessus  le  Globe  :  «  Ils  affectent  de  confondre 
unité  avec  unités,  comme  si  ces  deux  mots  ne  différaient  pas 
autant  (\\ihonneurs  et  honneur.  Ils  s'écrient  :  «  L'unité  est  la 
principale  condition  du  beau  ;  il  faut  que  dans  toute  i)roduction 
de  l'art  l'esprit  saisisse  une  idée  de  laquelle  tout  découle  ou  à 
laquelle  tout  se  ramène.  Hors  de  là  ce  n'est  que  confusion, 
anarchie  et  chaos.  »  A  merveille!  mais  quel  rapport  entre  ce 
principe  et  les  unités  de  salon  et  de  cadran?  » 

A  propos  de  Hernani  le  Globe  saisissait  très  bien  la  véritable 
innovation  du  romantisme  qui  était  d'avoir  jeté  plus  de  poésie 
partout  et  d'avoir  réveillé  l" imagination  chez  les  Français  :  «  Qui 
eût  parlé  il  y  a  quarante  ans  d'un  drame  oit  V imagination  joue- 
rait le  premier  rôle  eût  passé  pour  fou » 

Le  dieu  littéraire  du  Globe  était  Lamartine.  Les  Harmonies 
y  furent  saluées  par  Sainte-Beuve  d'abord  avec  enthousiasme, 
puis  avec  cette  réserve  que,  nonobstant,  c'étaient  bien  un  peu 
des  lieux  communs  et  que  l'auteur  se  trompait  en  disant  dans 
sa  préface  que  ses  vers  ne  s'adressaient  qu'à  un  petit  nombre. 
Mais  le  ton  ordinaire  dont  au  Globe  on  parlait  de  Lamartine 
était  celui-ci,  et  il  est  intéressant  de  le  noter,  sans  compter  que 
la  page,  sous  quelque  phraséologie,  est  pleine  d'idées  :  «  M.  de 
Lamartine  n'a  qu'une  idée,  celle  de  l'immensité  et  de  l'éternité 
de  la  nature;  qu'un  sentiment,  celui  de  ses  beautés  et  de  ses 
merveilles,  qu'il  décrit  avec  passion.  C'est  le  poète  de  la  soli- 
tude... Dans  ce  siècle  en  apparence  si  éloigné  du  mysticisme, 


072  l^A   CIUTlorK  DR    1S20   A    ISiiO 

c'est  i>(Mil-(Mi(^  le  vrai  office  de  la  poésie  de  venir  nous  troubler 
et  charmer  de  telles  pensées  au  miliou  de  l'activité  accablante 
de  nos  travaux.  » 

Le  Globe  vit  les  débuts  de  Tliéophile  Gautier  et  eu  fut  mal 
satisfait.  11  trouva  que  cela  «  manquait  de  souffle  »,  parla  de 
«  vers  secs  et  froids  »,  de  «  coupes  savantes  et  rimes  riches  qui 
plaquées  sur  de  pauvres  idées  ressemblent  à  la  robe  dont  on 
h.iiiillo  le  mannequin  d'un  peintre  »,  et  conclut  qu'il  y  avait  là 
«  du  talent,  du  savoir-faire,  mais  point  d'originalité  ».  Il  vit 
aussi  les  débuts  de  Balzac  et  en  fut  comme  indigné  (juin  4830)  : 
«(  Voici  le  procédé  de  M.  de  Balzac.  Il  voit  une  maison,  l'exa- 
mine devant  et  derrière  et  la  décrit  du  liant  en  bas  jusqu'au 
dernier  clou.  Puis  il  entre,  trouve  .un,  deux,  trois  individus 
qu'il  décrit  à  leur  tour,  habits,  visages,  gestes  et  habitudes.  Il 
explore  ensuite  à  la  loupe...  »  Le  style,  du  reste,  est  dénoncé 
comme  épouvantable.  —  Stendhal,  au  contraire,  tout  en  étant 
raillé  pour  sa  manie  de  «  mépriser  tout  ce  qui  est  ordinaire  et 
de  ne  trouver  beau  que  ce  qui  sort  de  la  ligne  et  donne  un 
soufflet  aux  choses  convenues  »,  et  pour  «  cette  haine  de  nos 
petitesses  qui  le  ferait  remonter  volontiers  au  moyen  âge,  sinon 
comme  meilleur,  du  moins  comme  plus  beau  que  le  nôtre  »,  est 
très  bien  compris,  et  le  Ronge  et  le  Noir  est  signalé  comme  une 
grande  oMivre  de  vérité  sociale  :  «  Julien  est  le  type  de  plus 
d'une  nature  cachée  et  souffrante,  gauchement  refoulée,  qui, 
dès  l'enfance,  a  rêvé  l'excès  du  bonheur  et  n'a  connu  que  l'amer- 
tume de  la  misère...  »  Enfin  le  Globe  n'éprouve  aucune  répu- 
gnance pour  la  langue  nouvelle  que  les  romantiques  apportaient 
avec  eux.  Il  remarque  avec  raison  et  même  avec  profondeur 
que  «  les  poètes  sont  les  vrais  artisans  des  langues  »,  que  ce 
sont  eux  «  qui  les  font  et  les  défont  incessamment  ».  Cela  est 
si  vrai,  ajoute-t-il,  que  «  jamais  grand  poète  n  apparu f  sans  que 
la  critique  gardienne  du  langage  ne  se  soit  émue,  et  à  bon  droit  ». 

IV.   —  Critique  classique  :  les   a  auteurs   ». 

Les  «  auteurs  »  classiques  ont  [x'u  t'ait  acte  de  critiques  dans 
la  f)ériode  qui  va  de  1820  à  1850,  et  la  principale  raison  est 
qu'il  n'y  eut  point,  pour  ainsi  dire,  en  cette  période,  d'auteurs 


i 


CllITIQlK   CLASSKjn-:   :    LES   ArTI-:["llS  673 

classiques.  Il  y  avait  des  auteurs  ([ui  se  tenaient  en  dehors  du 
mouvement  romantique,  par  suite  de  leur  tem|)érainenl  ou  de 
leurs  g:oùts;  mais  qui  n'avaient  pas  le  souci  de  représenter  une 
école  ou  l'imprudence  de  confesser  lui  appartenir.  Les  auteurs 
de  cette  époque  vraiment  étrangers  au  romantisme  sont  Déranger, 
Stendhal,  Mérimée,  Ponsard. 

Béranger.  —  Or  Béranger  s'est  contenté  d'être  populaire 
et  ne  s'est  [tas  appliqué  à  faire  du  tort  à  sa  popularité.  Tout 
au  contraire  c'est  plutôt  de  Chateauhriand,  Lamennais,  Lamar- 
tine qu'il  a  recherché  l'amitié,  qu'il  obtint  du  reste,  et  de  laquelle 
il  n'est  que  juste  de  dire  qu'il  était  digne.  Si  l'on  feuillette  sa 
Correspondance,  on  sapercevra  facilement  de  deux  choses,  dont 
la  première  est  que  tous  ses  goûts  sont  classiques  et  le  rattachent 
au  xvni*  siècle,  à  quoi  on  se  pouvait  attendre,  et  la  seconde  qu'il 
est  un  critique  très  limité,  très  peu  compréhensif,  si  l'on  aime 
mieux,  et  très  timide,  à  quoi  on  pouvait  s'attendre  également. 

StendhaL  —  Quant  à  Stendhal,  nous  aAons  vu  qu'cà  ses 
débuts  il  s'est  complètement  mépris  sur  le  romantisme  et  sur 
ce  qu'était  M.  de  Stendhal  lui-même.  A  partir  de  1830  il  ne  prit 
plus  guère  parole  de  critique,  se  contenta  d'être  un  homme  du 
plus  grand  talent  et  de  prédire  qu'il  serait  plus  célèbre  après  sa 
mort  que  pendant  sa  vie,  intuition  un  peu  vague,  où  était  con- 
tenue, si  l'on  veut,  une  prévision  de  l'art  réaliste  et  psycholo- 
gique, et  qui  s'est,  il  le  faut  reconnaître,  vérifiée  au  delà  peut- 
être  des  espérances  de  l'auteur. 

Mérimée.  —  Mérimée  était  trop  hautain  pour  se  constituer 
critique  des  autres,  même  intermittent,  et  aussi  pour  réduire 
en  règles  de  l'art  ses  tendances,  ses  méthodes  et  ses  procédés 
personnels  comme  font  tous  les  auteurs  quand  ils  revêtent  le 
personnage  critique.  Cependant,  quand  il  a  eu  son  mot  h  dire 
sur  tel  ou  tel  écrivain  (toujours  étranger),  on  a  pu  voir  assez 
quel  était  le  genre  d'art  qu'il  préférait  et  les  qualités  d'écrivains 
qu'il  estimait  être  les  premières.  Voyez  comme  il  porte  haut, 
chez  Pouchkine,  la  concision,  l'art  d'exprimer  en  peu  de  mots 
une  passion  profonde,  le  goût  de  choisir  et  la  puissance  de  con- 
denser. Byron,  l'idole  des  premiers  romantiques,  «  n'a  jamais 
daigné  faire  un  choix  entre  les  idées  qui  se  présentent  à  son 
imagination,  n'en  écarte  aucune  et  souvent  les  jette  pêle-mêle  »  ; 

Histoire  de  la  langue.  VU.  43 


074  LA   ('.IlITlnlK   1)H    IS-iO    A    ISiJO 

Poiiclikiiic.  au  contraire,  si  improprement  nonini»'  le  Hvron 
russe,  est  puissant  par  une  sorte  de  concentration  de  refîort  : 
«  Je  ne  connais  pas  d'ouvrage  plus  tendu,  si  l'on  peut  se  servir 
de  cette  expression  comme  d'un  éloge...  pas  un  vers,  pas  un 
mot  à  retrancher;  et  cependant  tout  est  simple  et  naturel...  » 
El  (le  même,  dans  Gogol,  ce  qu'il  aime  et  loue,  c'est  l'obser- 
vation aiguë,  le  relief  minutieux  des  figures  et  des  gestes  et 
Mnimnur  satirique.  Mérimée  a  donné  surtout  l'exemple  du 
roman  psycliologiqiu?  et  du  roman  réaliste;  il  en  a,  de  temps  en 
tem|)s,  comme  par  mégarde,  esquissé  les  règles. 

Népomucène  Lemercier.  —  Il  faut,  dans  cette  mêlée 
(|iielquefois  singulière  de  la  littérature  du  commencement  du 
siècle,  dégager  un  peu  une  figure  curieuse,  un  peu  incohérente 
et  décevante  à  souhait.  Népomucène  Lemercier  fut  peut-être  le 
premier  en  date  des  auteurs  romantiques  et  ce  fut  le  plus  fou- 
gueux des  critiques  anti-romantiques.  Nous  n'avons  ici  qu'à 
rappeler  Pinto  (1800),  résultat  d'une  gageure  faite  avec  la 
duchesse  d'Aiguillon,  M™"  de  Lameth,  W"  de  Larue,  fille  de 
Beaumarchais,  —  drame  romantique  par  le  mélange  continuel 
du  tragique  et  du  comique;  la  Journée  des  dupes  (1804,  ne  fut 
jouée  qu  en  483.")),  drame  également  romantique;  Christophe 
ColomI)  (1809),  drame  ultra-romantique,  où  l'on  voyait  sur  le 
théâtre  l'intérieur  d'un  vaisseau,  où  les  unités  n'étaient  pas 
respectées,  où  le  comique  se  mêlait  au  tragique,  où  l'on  enten- 
dait ces  vers  scandaleux  : 

Je  réponds  qu'une  fois  saisi  par  ces  coquins 
On  l'enverra  bientôt  au  pays  des  requins; 

et  qui  fut  l'occasion  de  la  première  bata:ille  entre  les  traditio- 
nistes  et  les  novateurs,  à  ce  point  qu'à  la  seconde  rej)résentation 
il  y  eut  un  spectateur  tué  (classique  ou  romantique,  l'histoire 
a  eu  le  tort  de  ne  le  point  enregistrer)  et  que  le  théâtre  dut  être 
occupé  militairement  penrlant  les  neuf  représentations  qui  sui- 
virent. Et  l'on  pourrait  rappeler  aussi  que,  s'il  est  un  poème 
éperdumenl  romanti(|ue,  c'est  cette  Panhupocrisiade  (1819)  par- 
fois étincelante  de  beautés,  souvent  très  digne  d'avoir  servi  de 
modèle  au  poème  cosmogonique  esquissé  dans  le  Dupont  et 
Durand  d'Alfred  de  Musset;  cette  Panhyjmcrisiade,  où  le  lieu 


CUITIQUE   GLASSIOIK  :    LKS   AlTHlItS  67:; 

principal  de  la  représentation  est  rEnIVr,  ou  les  lieux  des  épi- 
sodes sont  Paris,  Rome,  Londres,  Madrid,  Gènes,  Florence,  les 
iirands  clioinins,  les  rivières,  la  mer,  un  champ  cultivé,  un 
cliamp  de  bataille,  un  palais,  une  église,  un  couvent,  une  chau- 
mière, un  cabaret,  une  caverne  de  brigands,  et  quelquefois  pis 
encore;  oîi  les  j)ersonnages  sont  diables,  saints,  rois,  héros, 
capitaines,  soldats,  goujats  d'armée,  papes,  évêques,  cardi- 
naux, villageois,  jdiilosophes,  voleurs  de  grands  chemins, 
reines,  princesses,  courtisanes,  quadrupèdes,  poissons,  ver 
interpellant  Charles-Quint,  fourmi  conversant  philosophique- 
ment avec  la  mort,  terre  qui  prend  la  parole,  chêne  récitant  un 
monologue  mélancolique,  mer  donnant  de  bons  conseils  à  un 
recjuin,  etc.  — Or  ce  romantique  prématuré  fut,  à  partir  de  1820 
environ,  le  plus  fougueux  ennemi  et  le  }dus  bruyant  détracteur 
du  mouvement  romantique.  Il  professait  à  l'Athénée,  et  il  v 
était  quelque  chose  comme  un  La  Harpe  exagéré.  Il  y  ensei- 
gnait, par  exemple,  que  la  tragédie  a  26  conditions  à  remplir, 
la  comédie  22  seulement,  et  le  poème  épique  23,  et  il  énumérait 
les  23,  les  22,  et  les  26  conditions. 

En  1825  il  fit  paraître  une  petite  brochure  intitulée  Remarques 
sur  les  bonnes  et  les  mauvaises  innovations.  On  la  résuma  assez 
justement  et  assez  spirituellement  dans  le  Globe  en  une  ligne  : 
«  Les  bonnes  innovations  sont  celles  que  j'ai  faites  et  les  mau- 
vaises celles  que  les  autres  voudraient  faire.  »  Et  encore  il  faut 
dire  que  Lemercier  les  blâmait  à  peu  près  toutes,  attribuant 
même  les  siennes  aux  autres,  dans  sa  fureur  à  les  proscrire.  Si 
on  lui  représentait  que  les  romantiques  étaient  ses  enfants,  il 
répliquait  :  «  Eux  !  Des  enfants  trouvés  !  »  et  contre  cette 
prolem  sine  pâtre  creatam  il  multipliait  les  épigrammes  un 
peu  lourdes,  s'écriant  dans  son  Caïn  :  «  Avec  impunité  les  Hugo 
font  des  vers  !  »  Il  refusa  avec  obstination  sa  voix  à  Victor  Hugo 
{)0ur  l'Académie  française.  La  vengeance  d'Hugo  fut  cruelle  :  il 
lui  succéda;  et  spirituelle  :  il  fit  très  dignement  son  éloge. 

Baour-Lormian.  —  Citons  encore  Baour-Lormian,  un  peu 
romantique  aussi  en  ses  débuts,  ne  fût-ce  que  par  le  choix  de 
son  suzerain;  car  enfin  en  1801  il  traduisait  Oss««»  envers  et 
contribua  singulièrement  à  la  popularité  de  ce  prétendu  barde. 
C'est  lui  qui  est  l'auteur  de  la  comédie  le  Classique  et  le  Roman- 


676  LA    CIIITIOIK    l)K    IS2()   A    IH-iO 

tique  (1825),  bcaucouit  trop  imitée  des  PItilosopIies  do  Palissot 
et  où  le  classique  est  représenté  comnie  l'honnôte  homme  et  le 
romantique  comme  le  fripon,  départ  où  Ton  peut  trouver  un  peu 
d'exagération  dramatique,  et  où  le  classique  dit  superbement  à 
son  adversaire  :  «  A{iprenez  l'orthog^raphe  et  je  vous  répondrai  ». 
C'est  lui  encore  qui  fit  retentir  en  1826  le  Canon  cCaJanne,  un 
peu  violent,  à  dire  le  vrai,  et  où  se  lisaient  ces  vers,  d'un  goût 
peut-être  peu  classique  : 

Il  somblc  que  l'excès  de  leur  slupide  rage 
Ait  métamorphosé  leurs  traits  et  leurs  visages. 
11  semble,  à  les  ouïr  grogner  sur  leur  chemin, 
Qu'ils  ont  vu  de  Circc  la  baguette  en  ma  main. 

Ponsard.  —  Ce  n'est  pas  sur  ce  ton,  pour  beaucoup  de 
raisons,  et  surtout  pour  celle-ci  qu'il  écrivait  vers  1840,  que 
François  Ponsard  exposait  ses  opinions  littéraires.  Dès  avant 
Lucrèce,  en  1840,  dans  une  publication  de  province,  la  Revue  de 
Vienne,  il  écrivait  une  sorte  de  manifeste  de  transaction  où  l'on 
lisait  entre  autres  choses  assez  judicieuses  :  «  Il  serait  beau 
qu'un  poète  surgît  qui  corrigerait  Shakespeare  par  Hacine  et 
qui  compléterait  Racine  par  Shakespeare.  En  ce  sens  l'école  de 
M.  Hugo  a  rendu  à  l'art  d'im[)ortants  services.  Je  ne  parle  pas 
des  plats  imitateurs  qui  sont  toujours  à  la  queue  de  toute  puis- 
sante création...  Sans  doute  on  est  allé  trop  loin;  mais  les  excès 
sont  inséparables  de  l'ardeur  d'une  révolution  '.  11  fallait  un 
<ou|)  de  vigueur  exagérée  pour  secouer  les  esprits  engourdis. 
L'ébranlement  a  été  donné;  puis  viendra  la  réaction,  si  elle 
n'est  déjà  venue;  puis  la  littérature,  longtemps  oscillante,  se 
reposera  dans  les  bienfaits  de  l'é(  lectisme.  »  Ainsi  Ponsard 
se  promettait  en  1840d'ètre  un  ('asimir  Delavigne  timide.  Aussi 
bien  c'avait  été  un  peu  l'idéi»  d'un  groupe  de  1825  (Soumet, 
Ancelot,  Lebrun  et  Delavigne  lui-même)  contre  lequel  Magnin 
avait  déjà  protesté  fort  sensément  dans  le  Globe  :  &  Ce  qu'on 
nom  me  éclectisme  en  philosophie  est  une  méthode  large  et  de 
bon  sens,  qui,  dans  tous  les  systèmes,  cherche  le  vrai  et  le  met 
en  lumière.  Et  aussi  en  critique  l'éclectisme  est  cette  heureuse 

1.  (;f.  Sainle-Beuve  {cum  (jrano  salis),  «  Le  romaiilisnic  a  eu  sa  Constiluante. 
jiuis  sa  Convention  »,  —  et  l'on  j)Oiirrait  ajouter  sur  le  même  ton  qu'avec  leaJeime- 
Franre,  Mademoiselle  de  Maupin,  Mardoche,  Namouna,  il  a  eu  aussi  son  Directoire. 


C.KITlnri-;  Cl.ASSInll-;   :    LHS  CIUTlnlKS  Cil 

impartialité  (jui  ,::()ûtc  lo  licau  suus  toutes  ses  formes;  cCst  le 
cosmopolitisme  intellectuel  qui  admire  à  la  fois  Aristophane,  et 
Molière,  Sophocle  et  Shakespeare....  Mais  ce  procédé  doit-il  «Hre 
recommandé  comme  méthode  de  création?...  L'éclectisme  dans 
l'art,  en  aspirant  à  la  fusion  d'éléments  hétérogènes,  risque  de 
n'opérer   qu'une    soudure    imj»arfaite    entre    des    qualités    qui 

s'excluent L'originalité    impli({ue   l'unité....   Une    poésie  de 

juste  milieu  n'est  qu'un  double  amoindrissement.  »  —  Plus  tard, 
un  peu  exalté  par  le  succès  de  Lucrèce,  Ponsard  eut  moins  de 
ménagements  à  l'égard  du  romantisme,  qu'il  crut  un  [leu  avoir 
tué,  et  dans  sa  préface  yV Agnès  de  Mér/inie,  il  le  réduisit  un 
peu  trop  à  n'avoir  été  que  «  amplification  à  perte  de  vue  sous 
prétexte  de  lyrisme...  métaphores  disparates...  manants,  rues 
désertes,  cadavres  sans  sépulture  et  coups  d'épée  », 

A  tout  prendre  les  «  auteurs  »  n'ont  pas  fourni  à  la  critique 
classique  une  très  importante  rontrihution. 


F.    —    Critique  classique   :  les  critiques 
proprement  dits. 

Les  principaux  critiques  de  profession,  à  tendances  anti- 
romantiques, qui  ont  occupé  l'attention  du  public  de  1820  à  1850, 
sont  Dussault,  Iloffman,  de  Feletz,  Villemain ,  Saint-Marc 
Girardin,  Gustave  Planche,  Cuvillier-Fleury.  Nous  serons  courts 
sur  les  deux  premiers,  qui  n'appartiennent  à  cette  période  que 
par  les  dernières  années  de  leur  vie. 

Dussault.  —  Avant  la  Révolution,  professeur  à  Sainte- 
Barhe,  entré  aux  Débats  en  179i,  Dussault  poursuivit  sa  car- 
rière de  critique  jusqu'en  1807  et  la  consomma  en  182i  par  la 
publication  des  Aiinales  litlcraires,  recueil  de  ses  principaux 
articles.  Resté  toujours  plus  professeur  que  criti(|ue,  ses  idées 
sont  timides,  sa  polémique  mesurée,  son  goût  tru[>  modéré  pour 
être  ferme,  son  style  élégant  et  un  peu  artificiel.  C'est  le  plus 
pâle  des  critiques  célèbres  de  l'Empire  et  de  la  Restaui-ation.  Il 
n'est  pas  inutile,  cependant,  et  l'on  doit  parcourir  son  livre  tes- 
tamentaire pour  se  faire  une  idée  de  la  moyenne  du  goût  du 
temps. 


078  LA   ClllTIQUE   DE    1820   A    I8;i() 

Hoffman.  —  Très  spirituel,  très  caustique,  assez  emporté 
même,  quelquefois,  Hoffman  appartenait  tout  à  fait  au  xvm''  siècle 
par  son  tempérament  comme  par  son  tour  cresprit.  C'était  un 
Voltaire  au  petit  pied  (tenez  grand  compte  de  la  restriction  et 
ajoutez-y)  par  sa  curiosité  universelle,  son  savoir  un  peu  dis- 
persé, mais  très  étendu,  et  sa  malice.  Il  n'avait  aucunement  le 
sens  du  romantisme,  ni  même  du  lyrisme,  ni  même,  à  parler 
franc,  de  la  poésie.  Il  ne  comprit  rien  aux  Martyrs  de  Chateau- 
briand et  en  parla,  quoique  plus  finement,  comme  Morellet 
iVAtala.  Il  n'hésita  pas  à  dire  (pi'un  homme  qui  avait  fait  d'aussi 
détestables  tragédies  que  Schiller  «  méritait  d'être  fouetté  en 
|dace  publique  ».  Les  premières  odes  de  Victor  Hugo  l'horri- 
pilèrent :  «  Plein  d'une  ambition  qui  fera  un  jour  sa  gloire, 
mais  qu'il  ne  modère  pas  encore,  il  voudrait  que  chacun  de  ses 
vers  fût  une  image  ou  une  figure  hardie.  Quelquefois  il  s'élève 
jusqu'à  Pexagéralion  romantique.  Exemple  : 

Ce  monstre  aux  éléments  prend  vingt  formes  nouvelles  : 
Tantôt  dans  une  eau  morte  il  traîne  son  corps  bleu, 
Tantôt  son  rire  éclate  en  rouges  étincelles; 
Deux  éclairs  sont  ses  yeux,  deux  flammes  sont  ses  ailes... 

«  Se  douterait-on  qu'il  est  ici  question  du  cauchemar?  Ajou- 
tons que  ce  rire  en  étincelles  est  une  image  fort  étrange  et  que 
corps  bleu  ne  peut  jamais  se  trouver  dans  une  ode  *.  » 

IIotTmaii,  un  peu  aigri  peut-être,  en  tout  cas  d'une  indépen- 
dance un  peu  jalouse,  vieillit  solitaire  et  difficilement  accessible 
en  sa  «  librairie  »,  comme  disait  Montaigne,  et  s'éteignit  en  plein 
ti'iomphe  du  romantisme,  en  1828,  ce  qui  lui  rendit  la  mort  plus 
pénible,  ou  l'en  consola. 

Charles  Dorimond,  abbé  de  Féletz.  —  Féletz  était  jeune 
quand  il  entra  au  Journal  des  Débats  en  1803,  et  il  fit  de  l'es- 
crime avec  une  courtoisie  exquise  contre  le  romantisme  pendant 
une  trentaine  d'années.  C'était  un  causeur  charmant,  soit  qu'il 
parlât  on  (piil  écrivît.  Extrêmement  malin  sans  amertume,  il 
savait  conserver  sans  le  moindre  écart,  à  travers  toutes  les  polé- 
miques, le  ton  de  la  meilleure  compagnie.  Son  idéal,  comme, 
après  tout,  celui  aussi  d'Hofiman,  était  un  salon  du  x\uf  siècle 

1.  Celle  liirlupinade  n'a  pas  laissé  insonsible  Y.  Hugo;  car  dans  les  éditions 
siiivanles  il  a  écrit  :  «  front  bleu  >■• 


GRITIQLE   CLASSIQUE   :    Ll-S  CIUTIOIKS  (370 

sans  témérités  irréliiiieuscs  ou  immorales.  Il  voy.iil  dans  le 
romantisme  un  peu  de  charlatanisme  et  il  y  entendait  suiloiil 
un  peu  de  tumulte.  Très  peu  soucieux  d'édifier  des  théories,  sa 
doctrine  était  son  goût,  et  il  l'avait  très  iin,  très  sûr,  très  exercé, 
et  relativement  assez  ouvert.  Il  est  de  ceux,  très  nombreux  alors, 
(]ui  n'ont  jamais  accepté  de  la  littérature  nouvelle  que  Chatcau- 
hriand  et  Lamartine;  mais  (jui  les  ont  appréciés  avec  justesse 
et  savourés  avec  gratitude.  Il  faut  se  le  figurer,  si  Ion  veut, 
comme  le  trait  d'union  entre  Joubert  et  Sainte-Beuve.  Celui-ci, 
qui  l'a  beaucoup  fréquenté,  })arle  avec  amour  de  cette  bonne 
grâce,  de  ce  commerce  charmant,  de  cet  esprit  resté  jeune  jus- 
qu'à la  fin,  «  nullement  fermé  aux  choses  du  temps  nouveau  », 
et  qui  semble  avoir  été  hospitalier  sans  engouement,  sans 
duperie,  et  sans  parti  pris  de  résistance.  Les  deux  recueils 
d'articles  qu'il  a  laissés  {Mélanges,  Jugements)  sont  d'une  saveur 
piquante  que  le  temps  a  à  peine  atténuée. 

Villemain.  — Célèbre  à  vingt  ans  par  nn  Eloge  de  Montaigne 
couronné  par  l'Académie  française  (1812),  professeur  à  vingt- 
cinq  ans  à  la  Sorbonne,  Villemain  '  exerça  sur  la  jeunesse  du 
temps  une  action,  sinon  une  influence,  égale  à  celle  de  Guizot 
et  de  Cousin.  Il  fut  salué  «  le  critique  éloquent  »  dès  le  premier 
jour  et  garda  ce  nom,  qui  est  devenu  une  critique  ou  du  moins 
une  réserve,  et  qui  ne  laisse  pas  de  lui  avoir  fait  tort  après  lui 
avoir  fait  plaisir.  Il  faut  reconnaître  qu'il  était  très  éloquent  et 
qu'on  en  peut  juger  encore  par  ses  ouvrages  imprimés;  mais 
qu'il  était  autre  chose.  Il  a  créé  une  critique  nouvelle. 

Laissant  de  coté  cette  invention  peu  heureuse  des  roman- 
tiques de  1810,  à  savoir  la  critique  des  beautés  substituée  à  la 
critique  des  défauts,  jugeant  sans  doute,  avec  un  homme  d'esprit 
du  temps,  que  «  la  critique  des  beautés  n'est  pas  toujours  féconde 
et  que  la  critique  des  défauts  n'est  pas  toujours  stérile  »,  il  s'avisa 
de  renouveler  la  critique  par  l'histoire  et  d'inventer  la  critique 
historique,  ou  plutôt  la  critique  littéraire  éclairée  par  les  con- 
naissances historiques. 

Placer  toujours  l'écrivain  dont  on  parle  dans  l'atmosphère  où 
il  a  été  plongé  pendant  sa  vie,  ne  l'en  séparer  jamais,  le  consi- 

1.  Abel-François  Villemain.  né  et  mort  à  Paris  (1790-1867). 


680  LA    CIllTlUlh;   I)K    1820    A    ISoO 

(lérer  cuimno  ([uel(|u'uii  <jui  |t;irle  à  (juelqu'un,  et  non  pas 
comme  quelqu'un  <jui  se  parle  à  lui-même  ou  à  nous;  tenir 
compte  (le  son  public  comme  étant  son  objet,  et  pres(|ue  autant 
que  de  lui-même,  retrouver  ainsi  ses  intentions  probables,  ses 
tendances,  surtout  son  vrai  ton  et  comme  l'accent  de  sa  voix; 
lui  (b)mier  ainsi,  ou  lui  rendre,  ou  lui  laisser  sa  vie  même  et  sa 
j»bysionomie  d'être  vivant  :  telle  fut  l'invention  de  Yillemain, 
dont  il  faut  bien  convenir  que  personne  ne  s'était  avisé  avant 
lui,  et  dont  il  faut  lui  faire  honneur,  tout  en  sacliant  bien  que  le 
réveil  des  études  historiques  en  France  en  1820,  et  aussi  ce  fait 
que  Villemain  fut  quebjue  temps  professeur  d'histoire  moderne 
en  sui)j)Iéance  de  Guizot,  ont  eu  leur  influence  sur  la  naissance 
de  celte  découverte;  mais  encore  fullaii-il  la  faire. 

Et,  s'il  a  institué  la  critique  littéraire  historique,  il  sied  de 
remarquer  encore  plus  qu'il  l'a  maintenue  dans  ses  justes  bornes 
et  mesures.  Il  n'absorbe  point  l'écrivain  dans  ses  entours;  il  ne 
le  noie  point  dans  l'atmosphère  où  il  le  regarde  vivre.  Il  ne  tente 
même  pas  de  VexjHiquer  par  la  civilisation  oi^i  il  a  vécu;  et 
encore  moins  le  regarde-t-il  comme  produit,  selon  la  formule  de 
Stendhal,  par  cette  civilisation;  il  se  contente  de  savoir  et  de  mon- 
trer qu'il  fut  en  contact  avec  elle  et  qu'il  a  eu  avec  elle  des  rela- 
tions. C'est  tout,  et  cela  suffit;  et  comme  nous  n'en  pouvons  pas 
savoir  davantage,  c'est  la  vérité  telle  qu'elle  nous  est  accessible. 

A  la  vérité,  ainsi  limitée,  ainsi  modérée,  cette  méthode  a  un 
grand  vice.  C'est  que  l'époque  n'étant  pas  considérée  comme  cause 
et  l'écrivain  comme  ellel,  l'époque  n'est  pas  suffisamment  liée 
à  l'écrivain;  et  elle  paraît  toujours  un  hors-d'œuvre.  Elle  semble 
un  cadre  un  peu  ambitieux  placé  après  coup  autour  de  la  figure 
ou  du  groupe.  Et,  selon  le  talent  particulier  de  l'auteur,  ou  elle 
attire  trop  l'attention  ou  elle  paraît  un  complément  négligeable. 

Disons  d'abord  que  ce  défaut  est  presque  inévitable  avec  la 
méthode  en  question,  telle  que  Villemain  l'a  comprise,  et  telle 
qu'à  notre  avis  il  avait  raison  de  la  comprendre.  S'il  est  juste 
de  considérer  l'histoire  comme  n'étant  que  le  cadre  de  l'histoire 
littéraire,  et  Thisloire  littéraire  comme  n'étant  que  la  bordure  de 
la  ciitirjue,  il  sied  que  les  deux  premières  restent  la  bordure  et 
le  cadre,  et  qu'elles  paraissent  telles. 

Disons  ensuite  (jue  ce  qu'il  faudrait  pour  être  dans  la  vérité 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.  FR.  T.  VU,  CH.  XIII 


Anuand  Colin  &  C>e.  Éditeurs,  Paris 

A. -F.  VILLEMAIN 

D'APRÈS  UNE  PEINTURE  D'ARY  SCHEFER  GRAVÉE  PAR  LEMOINE 


CIUTKJIK    CLASSKJIK    :    LKS   CltlTIUl  IvS  081 

iilisolue  (le  cette  niclhode,  c'est,  [t;ir  un  soin  coiilimicl  cl  nii 
talent  extrême  dans  le  détail,  s'arranger  de  façon  (|ii('  l'histoire 
n'eût  point  sa  place  à  part,  et  l'homme  la  sienne,  à  [)art  aussi; 
mais  que  1  un  lit  conlinuclh^ment  soni:er  à  l'autre,  et  celle-ci  à 
celui-là,  que  l'histoire  reparût  à  chacjue  inslant,  (pioi(jue  discrè- 
tement, jiour  éclairer  un  nouvel  aspect  de  IhonHue,  et  que 
l'homme  se  montrât  déjà  cpiand  on  en  est  encore  à  rendre 
compte  de  son  éj)oque. 

Et  disons  enfin  qu'il  n'en  va  pas  assez  de  la  sorte  dans  les 
très  belles  œuvres  de  Yillemain,  et  que  l'homme  qui  a  le  mieux 
usé  de  cette  méthode,  dans  les  limites  où  Yillemain  la  voulait 
maintenir,  mais  avec  cette  dextérité  de  combinaison  que  nous 
venons  d'indiquer,  ce  n'est  pas  Yillemain,  mais  Sainte-Beuve. 

La  part  de  Yillemain  reste  très  belle,  comme  inventeur 
d'abord  et  même  comme  metteur  en  pratique.  Il  procédait  par 
tableaux  {Tableau  de  Ja  Littérature  au  moijen  âge,  Tableau  de 
la  Littérature  au  XVIIL  siècle),  et  les  figures  se  détachaient  les 
unes  après  les  autres,  souvent  avec  une  singulière  vigueur  sur 
le  fond  historique  comme  sur  une  draperie  majestueuse  et  un 
peu  flottante.  Il  avait  le  don  de  faire  mouvoir,  un  peu  lentement 
peut-être,  les  grandes  masses  et  de  distinguer  assez  nettement 
au  milieu  d'elles  les  dilTérentes  figures  des  individus,  chacun 
dans  la  proportion  de  son  importance.  C'était  comme  un  général 
qui  n'eût  pas  ordonné  une  grande  bataille,  mais  qui  organisait 
merveilleusement  une  ffrande  revue. 

Et  puis,  ce  qui  est  le  dernier  trait  comme  le  premier,  et  sur 
lequel  on  doit  s'arrêter,  il  était  éloquent,  très  naturellement  et 
sans  efTort.  Il  a  un  peu  justifié  le  mot  méchant  qu'on  a  dit  de 
lui  :  «  Faire  une  phrase  et  chercher  ensuite  ce  qu'on  mettra 
dedans  »  ;  mais  il  avait  le  don  de  transformer  quoi  que  ce  fût, 
non  seulement  en  une  phrase  harmonieuse,  mais  en  un  mouve- 
ment abondant,  imposant  et  ample.  «  11  faisait  sentir  l'éloquence 
dans  la  conversation  »,  a  dit  de  lui,  très  finement,  Salvandy. 
C'est  la  marque  des  hommes  doués  pour  professer.  Il  restera 
par  ses  livres,  qui  ne  sont  que  comme  des  feux  refroidis, 
mais  qui  nous  donnent  l'idée  au  moins  de  sa  manière,  le  type 
même  du  professeur  de  littérature,  comme  Guizot  le  fut  du 
professeur  d'histoire  et  Cousin  du  professeur  de  philosophie. 


682  LA   CltlTini'l';   IIK    IS2(>   A    Is:K) 

Saint-Marc  Girardin'.  —  Il  fui  |)eiit-rti-('  riioinine  lo  plus 
spirituel  de  son  temps  et  il  eut  toutes  les  qualités  que  l'esprit 
comporte  et  tous  les  défauts  qu'il  entraîne.  Il  commença  par  le 
journalisme  et  ne  laissa  pas  de  s'en  ressentir  toujours  quelque 
peu.  Vers  1828  il  faisait  dans  le  Jonnutl  îles  Débdts  une  petite 
guerre  d'épigrammes  au  romantisme.  Par  exemple  il  écrivait 
en  deux  cents  lignes  l'histoire  des  variations  du  romantisme. 
D'abord  c'a  été  :  «  Vive  Shakespeare  et  la  vérité  !  »  puis  :  «  la 
vérité,  rien  que  la  vérité,  donc  plus  d'invention,  plus  de  com- 
position, et  plus  de  vers\  »  mais  alors  inquiétude  et  révolte  des 
poètes  qui  n'entendaient  pas  qu'on  leur  brisât  leur  instrument. 
Dès  lors  volte-face  :  «  Le  romantisme  c'est  l'imagination  et  le 
rythme.  »  Mais  oh  est  le  rythme?  «  Chez  Ronsard,  dit  Sainte- 
Beuve.  —  Oui!  oui!  Vive  Ronsard!  »  Et  voilà  le  romantisme 
qui  oscille  en  dix  ans  entre  Shakespeare,  la  réalité  et  Ronsard. 

Ou  bien,  avec  un  goût  du  paradoxe  qu'il  eut  toujours,  il  repré- 
sentait les  romantiques  coiumc  la  suite  naturelle  de  l'école  de 
Delille.  Périphrases?  Les  romantiques  en  sont  pleins.  Des- 
criptions? Leur  poésie  est  toute  descriptive.  Enjambements? 
L'imitation  de  la  rythmique  de  Virgile  avait  forcé  Delille  à  en 
faire,  et  il  en  avait  pris  l'habitude  et  dans  toute  la  période  bril- 
lante de  sa  carrière  il  pratiqua  ce  })rocédé.  Les  romantiques 
ressemblent  à  Delille  trait  pour  trait,  sauf  que  Delille  était  spi- 
rituel. —  Il  insistait  :  le  vers  brisé  est  d'André  Chénier;  soit, 
mais  en  cela  Chénier  n'est  qu'un  imitateur.  Delille  qui  dans  ses 
Géovfjiques  avait  essayé  de  faire  passer  dans  notre  versification 
ces  sortes  de  coupes  et  de  césures  qu'admet  la  poésie  latine,  et 
cela  devint  une  mode  adoptée  par  Chénier,  Roucher  et  Léonard... 

Nommé  professeur  de  j)oésie  française  à  la Sorbonne  end 831, 
il  se  garda  bien  d'imiter  Villemain  et  Cousin,  et  ce  fut  par  une 
familiarité  enjouée  et  fine  qu'il  remplaça  leur  éloquence  et  qu'il 
la  fit  presque  oublier.  Peut-être  ])eu  capable  de  goûter  et  de 
faire  comprendre  la  poésie  lyrique,  il  fit  son  domaine  de  la 
poésie  dramatique  ou  plutôt  du  théâtre,  et  ses  leçons,  d'où  il 
tira  plus  tard  son  Cours  de  j^oésie  dramatique,  eurent  un  double 
caractère.  Elles  furent  d'une  part  un  cours  de  morale  et  d'autre 
p.iil  une  longue  bataille  contre  la  littérature  nouvelle. 

1.  Sainl-.Miirc  Girardin,  né  à  l'aris  en  ISHI,  mort  à  Morsang-sur-Seine  en  1S73. 


CltlTIUlK   CLASSIQl'l-:    :    LKS   CIt ITKjIKS  083 

Le  cours  de  iiiocale  «le  S.iiiii-Marc  (lirardiii  consistait  à  faire 
l'histoire  d'un  sentiment,  |iuis  d'un  autre  (amour  paternel, 
amour  conjugal,  amour  lilial)  depuis  l'antiquité  jusfju'à  nos 
jours,  en  prenant  les  exemples  à  l'appui  un  peu  dans  l'histoire 
et  beaucoup  dans  la  littérature,  pour  être  très  intéressant, 
d'abord,  et  très  varié  ensuite,  pour  aboutir  généralement  à  cette 
conclusion  qu'il  y  a  eu  un  progrès  moral  continu  dont  le  Chris- 
tianisme a  été  le  pas  décisif,  et  qu'il  y  aurait  péril,  si  le  Chris- 
tianisme déclinait,  que  ce  prog^rès  ne  fût  compromis. 

Et  la  bataille  contre  le  romantisme  consistait  en  ce  que 
Saint-Marc  Girardin,  suivant  l'évolution  de  tel  sentiment  à  tra- 
vers toute  l'histoire  et  toutes  les  littératures,  ne  manquait  pas, 
en  finissant,  de  le  montrer  déformé,  dénaturé  et  dégradé,  entre  les 
mains  des  littérateurs  contem])orains,  et  sans  avoir  l'air  de  faire 
autre  chose  que  suivre  l'ordre  chronologique,  laissait  les  roman- 
tiques écrasés  sous  tout  le  poids  de  vingt  siècles  de  grande  lit- 
térature 011  l'on  avait  eu  le  soin  de  ne  prendre  que  le  meilleur. 

Il  instituait  ainsi,  littéralement,  une  «  querelle  des  anciens  et 
des  modernes  »  avec  un  esprit  assez  querelleur  en  effet,  et  pour 
donner  la  supériorité  aux  anciens,  ce  qui  est  toujours  facile, 
puisque  pour  les  anciens  la  sélection  est  faite  et  le  bon  seule- 
ment survit,  tandis  que  pour  les  contemporains  la  sélection  n'est 
pas  faite  et  que  même  on  peut  la  faire  à  rebours. 

Ce  qu'avait  fait  Charles  Perrault,  il  le  faisait  exactement  en 
sens  contraire,  et  si  le  pauvre  Perrault,  opposant  cinquante  ans 
du  xvii"  siècle  français  à  toutes  les  littératures  anciennes,  ne 
pouvait  être  que  battu,  Saint-Marc  Girardin,  procédant  à 
l'inverse,  était  peut-être  trop  facilement  vainqueur. 

Du  reste  il  était  charmant.  «  De  sa  parole  vive,  souple  et 
déliée  il  allait  chercher  l'esprit  de  ses  auditeurs,  l'attirant  à  lui 
et  l'engageant  à  se  développer  librement.  »  (Sainte-Beuve.)  En 
d'autres  termes,  il  avait  tant  d'esprit  qu'il  en  donnait  aux  autres, 
ou,  si  l'on  ne  croit  pas  qu'il  se  puisse,  il  leur  persuadait  qu'ils 
en  étaient  pleins.  Notez,  du  reste,  que  sa  manière  n'avait  que 
l'air  d'une  épigramme  perpétuelle,  et  que,  grâce  précisément  à 
son  esprit,  il  pouvait  se  permettre  sans  ennuyer  une  petite  pré- 
dication morale  assez  élevée,  très  saine,  très  sensée,  très  con- 
vaincue aussi,  car  il  était  fort  honnête  homme,  qui  était  comme 


684  LA    CltlTluri':  1)1-:    1S20   A    ISoO 

une  (rr\(.'  dans  la  halaillc  cl  un  relàciie  aux  persidages  et  que 
Ton  ért»ulai(  iraulaut  plus  coniiilaisauiMiçut  (ju'oii  était  parfai- 
tenuMil  sur  (juc  la  malice  allait  avoii'  son  (our. 

Son  inlluence  fut  grande,  sa  j)o|iularité  scolaire  et  mondaine 
étendue  et  persistante,  son  exemj)le  à  moitié  bon  seulement, 
ayant  persuadé  à  trop  de  professeurs  que  leur  premier  devoir 
était  d'èli'e  nés  sjùrituels  et  qu'il  était  impossible  (ju'ils  ne  le 
fussent  pas.  11  a  eu  le  même  ascendant  sur  eux  (jue  Jules  Janin 
sur  les  journalistes,  et  quoique  supérieur,  à  tout  prendre,  à 
Jules  Janin,  il  fut  bien  un  peu  le  Janin  de  l'Université.  Il  a 
perdu  beaucouj»  à  mourir,  comme  tous  les  hommes,  à  ce  qu'on 
croit,  et  comme  tous  les  hommes  d'esprit,  à  coup  siàr. 

Désiré  Nisard.  —  Nisard'  était  plus  systématique.  On  peut 
même  dire  (piil  l'était  autant  que  Saint-Marc  Girardin  l'était 
peu.  A|>rès  avoir  attaijué  le  romantisme  indirectement  dans 
ses  Poètes  latins  de  (a  décadence,  pamphlet  scolaire  où  il  fusti- 
geait Victor  Hufi'o  et  ses  amis  sur  les  épaules  de  Stace  et  de 
Lucain,  et  qui  avait  pour  défaut,  en  quelque  sorte  fatal,  de 
dénaturer  les  uns  et  les  autres,  Nisard,  plus  avisé,  entreprit 
d'être  le  dépositaire  du  dogme  classique,  l'interprète  du  dogme 
classi(]ue,  et  pour  ainsi  dire  le  dogme  classique  lui-même. 
Re|»renant  une  idée  chère  à  Voltaire,  vraisemblable  et  très 
probablement  fausse,  suffisamment  vraie  pour  être  soutenue 
et  qui  séduit  ce  genre  |»articulier  de  })aresse  qui  s'appelle  l'esprit 
de  système,  à  savoir  (ju'une  littérature  tâtonne  et  trébuche  long- 
temps, atteint  son  point  culminant,  puis  s'achemine  vers  la 
décadence;  il  fit  le  ferme  propos  de  considérer  le  xvn"  siècle 
comme  le  moment  de  perfection  de  l'esprit  français,  ce  qui  le 
précède  comme  un  aclicmincment  pénible,  ce  qui  le  suit 
comme  un  amoindrissement  plus  ou  moins  brillant  encore. 

Et,  se  demandant  en  quoi  précisément  consistait  cette  supé- 
riorité du  xvn*  siècle,  il  crut  que  l'excellence  de  ce  siècle  émi- 
nent  avait  tenu  à  ce  qu'il  avait  eu  l'art  de  trouver  l'expression 
achevée  des  vérités  les  plus  générales;  et  ceci  était  peut-être  un 
souvenir  du  Discours  sur  le  sti/le  de  lîufTon  où  il  est  dit  que  la 
beauté  du  style  c'est  le  nombre  des  vérités  qu'il  exprime. 

1.  D<'>in'  Nisarii.  né  à  Cliàlillon-siir-Seine  en  ISOt;,  mort  à  F'aris  en  1888. 


ClUTinil']   CLASSKJIK    :    LKS   CKITIUIKS  (iS:i 

Tdics  fiirciil  SCS  (l(Mi.\  |)(Mis(''('s  maîli'csses,  (|iii  le  (Muiiliiisii'fnl 
(l'abonl  il  (loniKM-  an  xvii"  siôclc  une  tello  iinpoi'tancf  (juc  dans 
une  histoire  do  la  iiltérature  française  en  quatre  voliiines  le 
xvii"  siècle  seul  s'en  attril»ue  deux;  ensuite  à  tout  jii,L'"er  par  coiu- 
paraison  avec  les  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV;  ensuite, 
parce  que  Boileau  a  assez  bien  saisi  res|u-it  du  xvn'"  siècle,  à 
tenir  V Art  poétique  pour  nu  livre  infaillible;  par  suite  encore 
à  subordonner  à  la  «  raison  »  toutes  les  parties  de  tout  art 
littéraire,  quel  qu'il  fût;  en  définitive  à  être  classique  d'une  façon 
à  la  fois  impérieuse  et  plus  étroite  que  jamais  aucun  classique 
ni  Boileau  lui-même  ne  l'avait  été. 

Il  y  avait  dans  cette  conception  du  vrai,  du  systématique  et 
même  du  parti  pris.  Du  premier  coup  on  s'en  aperçut,  et 
l'on  vit  aussi  que  son  système  était  trop  étroit  pour  que  son 
auteur  lui-même  n'en  sortît  point.  Dès  1845  un  écrivain  des 
Débats  faisait  remarquer  à  M.  Nisard  que  si  l'art  n'est  que 
l'expression  des  vérités  iiénérales,  les  seules  œuvres  qui  doivent 
appeler  l'attention  sont  celles  qui  expriment  les  idées  générales 
en  toute  perfection,  que,  dès  lors,  il  n'y  a  à  s'occuper  que  du 
xvu"  siècle  et  même  de  quelques  œuvres  seulement  de  cette 
époque;  mais  qu'heureusement  M.  Nisard  est  aussi  inconsé- 
quent qu'il  se  pique  d'être  logique;  que  son  livre,  sans  démentir 
son  système,  en  est  au  moins  un  adoucissement;  et  qu'il  a  fait 
entrer  dans  un  système  défectueux  un  livre  supérieur. 

C'est  tout  à  fait  la  vérité.  Nisard  ne  cesse  ni  de  rappeler 
son  idée  générale  ni  d'en  sortir.  S'il  fait  la  part  du  Dieu  au 
xvn"  siècle,  il  est  forcé  par  son  goût,  à  la  A'érité,  de  compter 
«  les  pertes  »  qu'a  faites  la  littérature  française  à  partir  de  1700, 
mais  de  compter  aussi  «  les  gains  »  et  de  les  confesser  très 
considérables.  Et  très  loin  du  xvn''  siècle,  quand  il  rencontre  ou 
un  André  Ghénier  ou  un  Musset,  il  les  salue  très  bas  sans  expli- 
quer assez  par  quelle  anomalie  la  vraie  poésie  a  de  ces  retours 
admirables  et  de  ces  régressions  merveilleuses  si  avant  sur  le 
chemin  de  la  décadence  fatale. 

Comme  il  advient  assez  ordinairement  aux  livres  systémati- 
ques, le  système  est  tombé  et  le  livre  reste  ;  l'échafaudage  s'est 
écroulé,  mais  le  monument  subsiste,  avec  ce  seul  défaut  qu'il 
reste  au  monument   des    traces   de    réchafaudaee.    L'ouvraire 


r)8(i  LA  cHiTiuri-:  dk  is^o  a  isr.o 

<'ii  clVct  ost  non  sciilcinriiL  l)i"illan(,  mais  |>ai'  parties  excellem- 
mriil  solide  et  résistant.  Procédant  toujours  par  une  idée,  puis 
jiar  uue  autre,  à  mettre  en  lumière,  le  livre  est  comme  une  suite 
de  dissertations  <T)urles,  nettes,  nerveuses  et  qui  s'encliaî- 
nent.  I^a  trame  du  style  est  serrée,  précise,  un  peu  tendue  et 
comme  forte  sous  le  contact.  Rien  ne  sent  moins  la  causerie, 
rien  n'est  plus  uoui  ri  et  substantiel.  Nisard  a  voulu  écrire  la 
iirandeur  et  la  décadence  de  la  littérature  française  comme  Mon- 
tesquieu la  grandeur  et  la  décadence  des  Romains,  et  il  n'est  pas 
si  loin  d'y  avoir  réussi. 

Remarquons  eiiliri  que,  sinon  le  système,  du  moins  le  fond 
général  des  idées,  sans  être  absolument  une  vérité,  est  une 
vérité  d'opportunité  et  de  circonstances,  qui  n'est  point  du  tout 
à  dédaigner.  L'originalité,  la  qualité  et  le  défaut  du  romantisme 
étaient  surtout  qu'il  fût  une  littérature  personnelle,  excessive- 
ment personnelle.  Rappeler,  encore,  ne  fut-ce  qu'à  demi  vrai, 
que  les  littératures  classiques  avaient  été  le  contraire,  qu'elles 
avaient  exprimé  «  les  idées  de  tous  dans  le  langage  de  quelques- 
uns  »,  qu "elles  avaient  été  admirables  ou  à  cause  de  cela  ou 
malgré,  et  que  de  là  leur  était  venu  sans  doute  ce  qu'elles  avaient 
de  durable  et  d'invincible  au  temps,  non,  cela  n'était  peut-être 
pas  tout  à  fait  vrai,  mais,  oui,  certes,  c'était  au  moins  quelque 
chose  de  très  bon  à  dire  dans  le  temps  où  il  le  disait.  Au  fond 
de  la  théorie  des  «  vérités  générales  »  il  y  avait  cette  idée  que 
la  littérature  trop  personnelle  risque  la  caducité,  et  c'était  un 
bon  «  avertissement  aux  protestants  »,  je  veux  dire  aux  indi- 
vidualistes de  lu  littérature. 

Gustave  Planche  et  Cuvillier-Fleury  furent  surtout  des  jour- 
nalistes; mais  ce  furent  des  journalistes  si  importants  qu'il 
faut  les  tirer  île  pair  en  leur  donnant  une  place  ici. 

Gustave  Planche.  —  Très  lettré,  bon  historien,  s'enten- 
dant  aux  beaux-arts.  Planche  avait  une  véritable  valeur  intellec- 
tu(dle,  un  grand  courage  et  un  caractère  peu  maniable.  Il 
écrivit  dans  lu  Revue  des  Deux  Mondes  beaucoup  de  18.34  à  1840, 
et  beaucoup  encore,  quoique  un  peu  moins,  de  1846  à  1857, 
date  de  sa  mort.  Il  avait  commencé  par  être  romantique  parce 
qu'il  était  l'ami  de  George  Sand,  mais  l'un  et  l'autre  de  ces  deux 
sentiments    dura    assez    peu.    Dans    celte     première    période 


CKITKJI  K   (II.ASSKJIK   :    LKS   CKITIOIKS  G87 

(jusqu'en  1833)  il  faisait  les  plus  grands  éloges  de  Vigny,  y 
compris  la  Maréchale  d'Ancre;  tout  en  faisant  dos  réserves  sur 
/('  Roi  s'amuse  ',  il  |ir'(i(laMiait  son  adiuii-aliou  |)Oiir  If  stvir,  Iroj» 
beau  même  pour  le  théâtre,  dans  lequel  cet  ouvrage  était  écrit- 
Il  préconisait  Indiana,  ]'alentine,  et  Lélia,  faisait  à  ce  propos 
un  petit  historique  de  l'adultère  à  travers  les  âges  et  aussi  une 
théorie  en  faveur  de  «  l'art  pour  l'art  ». 

Très  vite  et  assez  brusquement  il  trouva  sa  véritable  voie,  qui 
était  tout  autre,  et  son  véritable  esprit,  qui  était  très  réactionnaire 
et  qui,  pour  mieux  dire,  avait  pour  trait  essentiel  de  n'être 
content  de  rien.  Si  jamais  il  y  eut  «  critique  des  beautés  »,  ce  ne 
fut  assurément  pas  la  sienne.  Il  assommait  avec  impartialité 
Casimir  Delavig'ne  et  Victor  Hugo.  Pour  lui  Casimir  Delavigne, 
au  sens  littéral  du  mot,  n'existait  pas  :  «  Je  voudrais  que 
Louis  XI  fut  détestable.  S'il  était  détestable  il  posséderait  au 
moins  un  privilège  que  je  lui  refuse,  celui  d'être...  La  pièce 
échappe  à  la  critique...  Le  style  est  quelque  chose  d'inouï.  La 
périphrase  y  règne  en  souveraine.  Rien  n'y  est  appelé  par  son 
nom.  La  cheville  est  toujours  placée  au* premier  vers  et  n'est 
pas  toujours  absente  du  second.  Louis  XI  est  une  blessure 
dont  le  blessé  ne  se  relèvera  pas...  La  tragédie  est  morte  et  le 
règne  du  drame  commence.  »  —  Pour  Victor  Hugo,  il  fut  de 
la  part  de  Gustave  Planche  l'objet  d'une  espèce  d'exécration. 
Lucrèce  Borgia  «  ne  parle  ni  au  cœur  ni  à  l'esprit,  mais  aux 
yeux  et  aux  nerfs  »  ;  il  n'y  a  dans  les  Voix  intérieures  que 
«  de  l'orgueil  et  de  la  colère  »,  et  c'est  pour  cela  qu'elles  ont 
échoué;  «  des  sentiments  factices  de  famille  ont  été  l'inspiration 
languissante  et  impuissante  des  Feuilles  d'automne  »  ;  les  romans 
d'Hugo  ne  manquent  que  d'intérêt;  ses  drames  «  ont  été  d'abord 
des  odes,  puis,  à  partir  de  le  Roi  s'amuse,  ont  été  des  antithèses, 
et  maintenant  ne  sont  plus  que  du  spectacle  »  ;  dans  Ruij-Blas 
«  toutes  les  invraisemblances  de  caractère  sont  rassemblées; 
Don  César  est  le  type  de  Robert  Macaire  faiblement  modifié; 
tout  ce  monde  est  un  monde  de  pantins.  Ruij-Blas  est  une 
gageure  contre  le  bon  sens  ou  un  acte  de  folie.  Le  style  en  est 

1.  El  parfois  de  singulières  réserves  :  «  Les  manières  de  Magiielonne  disent 
assez  ce  qu'elle  vaut...  Il  semblerait  naturel  <}ue  le  roi  la  i>rit  au  moins  sur  ses 
genoux.  Celte  remarciue  n'est  jtas  un  conseil...  ■• 


688  LA    CKITIUII-:   |)K    1S2()    A    iNiiO 

(lu  reste  inférieur  ;i  celui  de  llcrnaiii  el  de  Marion  de  Larme. 
Hui:()  ne  rcdève  plus  de  la  ci'iliijuc  '.  » 

En  liénéral,  (juand  il  s'agissait  de  pièce  dramatique,  il  avait 
pour  principe  de  ne  pas  analyser  l'ouvrage,  «  croyant  (pie  la 
littérature  et  le  public  n'ont  rien  à  gagner  aux  procès-verbaux  »  ; 
et  pour  méthode  de  montrer  que  la  pièce  n'était  pas  conforme 
à  l'histoire.  Tl  est  vrai  ipiil  en  donnait  pour  raison,  assez  juste 
quand  il  s'agissait  d'Hugo,  que  celui-ci  s'était  targué  d'apporter 
au  monde  le  drame  historique. 

Il  fut,  avec  quelques  réserves  assez  justes  relativement  à 
«  une  vhniiféel  même  une  ('lévalion  inattendues  »,  extrêmement 
dur  pour  la  Chute  (Vun  ange  et  plus  tard  pour  les  Confidences  et 
les  Entretiens.  Il  est  équitable  d'njouter  qu'il  rappela  toujours 
les  Méditations  et  les  Nouvelles  Méditations  avec  une  profonde 
admiration  et  une  sorte  de  piété.  Il  a  osé  dire  que  les  Maîtres 
Sonneu7-s  de  George  Sand  étaient  un  «  enfantillage  ».  Il  n'en  a 
pas  moins  méprisé  Scribe  et  déclaré  «  qu'il  était  incapable  de 
produire  un  grand  ouvrage  ». 

Qu'était-il  au  fond?* Classique  ou  romantique?  on  ne  peut 
guère  le  dire;  car  il  s'écarte  autant  de  Nisard  que  de  M'""  de 
Sta(d  :  «  Quel  sera  l'avenir?  [écrit  en  1852].  Se  détacher  de 
l'étude  de  l'Europe  moderne  qui  tuerait  toute  originalité;  ren- 
trer en  France;  étudier  l'homme,  tacher  d'avoir  de  la  sensi- 
bilité. Mérimée,  George  Sand,  Déranger,  Lamartine  ont  été 
grands  parce  qu'ils  ont  exprimé  dans  une  langue  harmonieuse 
et  limpide  des  jiensées  personnelles  (\vn  ne  relevaient  ni  de  l'anti- 
quité, ni  de  f Europe  moderne.  »  Doctrine  qui  n'a  de  net  que 
son  exclusivisme.  Planche  fut  surtout  un  Pococurante  pas- 
sionné, un  contempteur  intraitable,  et  quand  j'aurai  rappelé  le 
vers  de  Boileau  :  «  Je  n'en  rencontre  pas  qu'aussitôt  je  n'aboie  », 
il  me  sera  permis  de  dire  :  un  aboyeur.  Ce  vo\e  est  bien  ingrat. 
Il  se  peut  qu'il  soit  utile.  Encore  toute  autorité  s'émousse  à  être 
presque  indistinctement  et  très  nionolonément  rigoureuse.  Quoi 

1.  Tran(|iiilloincnt,  dans  le  numrro  suivanf  de  l.i  Uevue  de't  Deux  Mondes, 
Sainle-Beiivc  écrivait  :  «  A  tel  criliriiie  hérissé  e(  coiiiiC-jarret  Je  dirai  avec  Joiilierl  : 
"  On  n'est  pas  l'agrémenl  el  queNjue  sérénité,  là  ne  sont  pas  les  Ijclles-leltres.  ■■ 
Qtiel(|iic  aménité  doit  se  trouver  même  dans  la  critique.  Si  elle  en  mainjuc 
al)s<dninent.  elle  n'est  plus  littéraire.  Où  il  n'y  a  ]ias  de  délicatesse,  il  n'y  pas 
•le  littérature.  »  —  Et  ces  pensées,  qui  semblent  dater  de  ce  matin,  étaient  écrites 
avant  18i0.  • 


CIIITKJIK   CLASSKJI  !•;    :    HHVIKS    HT   .KMUXAIX  i\H9 

<|iiil  iaillr  penser  .lu  rùlo,  Planche  l'a  lenn  avec  verve,  avec  cha- 
leur, avec  une  uiaui.Mv  .l\Moquence  et  hi  trace  fut  assez  pro- 
ton<le  laissée  jtar  ce  Vcuillot  de  la  critique. 

Cuvillier-Fleury.  —  IJcuicoup  plus  <-apahle,  sinon  .le  jrràce, 
(lu   moins  .rurhanité,   Cuvillier-Fleury,  à  travers  une  foule  de 
réflexions  ju.licieuses  sur  les  ouvrages  qui  passaient  devant  ses 
yeux,  poursuivait  touj..iirs  une  question  de  styl.'  .pii  hii  tenait 
singulièrement   au    cœur.   11  ne  manquait  jamais  d'incriminer 
vivement   chez   les    novateurs   et  en    particulier,   et  l'exemple 
était  parfaitement  choisi,  chez  Théophile  Gautier,   «   le   maté- 
rialisme du  style  ».  Matérialiser  le  style,  c'est-à-dire  remplacer 
par  des  expressions  vivantes  toutes  les  expressions  abstraites, 
était  en  elTet  la  plus  grande  nouveauté,  le  plus  grand  eflbrt,  et 
selon  lui  le  plus  grand  crime  des  romantiques.  Exemple  :  «  De 
tous  les  sentiments  qui  remplissaient  mon  âme  deux  seuls  ont 
subsisté  :  la  haine  et  le  dégoût.    Comment  Gautier  f ra. luit-il  .> 
«  De  tous  les  sentiments  croules  dans  la  ruine  du  temple  de  mon 
âme,   il  ne  reste  debout  que  deux  piliers  d'airain,  la  haine  et  le 
défjoùt.  »  —  Le  chagrin  détruit  les  illusions.  Comment  traduit 
Gautier?  «  Les   soucis  amers,   de  leurs  griffes   arides,    m'ont 
fouillé  dans  le  front  d'assez  profondes  rides,  pour  en  faire  une 
fosse  cà  chaque  illusion.   ..  Cuvillier-Fleury  insista  toute  sa  vie 
sur  cette  maladie  du  style.  Et  qu'était-ce  à  dire?  Que  les  roman- 
tiques  usaient  de   la    périphrase    comme   Delille;    mais    qu'ils 
avaient  .les  périphrases  métaphoriques,  et  qu'ils  étaient,  comme 
on  a  dit  du  dernier  d'entre  eux,  des  «  Delille  flambovants  »,  et 
que  Saint-Marc  Girardin  en  son  paradoxe  de  1828  n'avait  pas 
tout  le  tort,  et  que  s'il  y  a  quelque  chose  de  tout  à  fait  nouveau 
sous  le  soleil,  ce  n'est  pas  les  hommes  qui  l'inventent. 

^^-  —  Critique  classique  :  revues  et  journaux. 

Les  journaux  classiques  vers  1820  étaient  la  Pandore,  VAris- 
tarque,  qui  soutenait  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  bonne  comédie 
qu'en  un,  trois  ou  cinq  actes,  et,  quand  on  lui  objectait  le  Barbier, 
répondait  :  «  Oui;  mais  il  a  commencé  par  être  en  cinq  »; 
quelques  autres  «  petites  revues  »,  comme  nous  disons  main- 

Histoire  de  la  langue.  VU.  Ai 


C90  l'A  ciuTinri-:  dk  i«-io  a  is.w» 

tenant  ;  mais  surlont  le  Conslilutlonnrl  ot  le  .Journal  des  Débats. 
En  1831  XmRemu'  des  Deux  Mondes  devint  un  recueil  littéraire, 
(l'aLonl  romantique,  \mh  sensiblement  conservateur,  puis 
(''(•lecti(iiie    avec    tendances   conservatrices. 

Le  «  Constitutionnel  ».  —  Le  Constitutionnel  était  Tor- 
oane  du  classicisme  étroit,  et  injurieux.  C'est  dans  ce  journal 
que  «  classique  »  était  synonyme  de  bon  français,  et  libéral, 
romantique,  synonyme  d'étranger  et  réactionnaire,  voire  de 
malade  et  de  fou  :'  «  Le  romantisme  n'est  point  un  ridicule. 
C'est  une  maladie  comme  le  somnambulisme  ou  l'épilepsie.  » 
Un  romantique  est  un  bomme  dont  l'esprit  commence  à  s'alté- 
rer :  «  il  faut  le  plaindre,  lui  parler  raison,  le  ramener  peu  à 
peu;  mais  on  ne  peut  en  faire  un  sujet  de  comédie;  c'est  tout 
au  plus  celui  d'une  thèse  de  médecine  ».  {Journal  du  Com- 
jnerce  —  pseudonyme  du  Constitutionnel  —  18  novembre  1824.) 
A  propos  d'Adolphe,  le  Constitutionnel  un  peu  embarrassé  parce 
(|u'on  ne  pouvait  contester  à  Benjamin  Constant  sa  qualité  de 
«  libéral  »,  se  croyait  obligé  de  blâmer  le  style  excessivement 
romantique,  selon  lui,  de  ce  roman,  et  s'écriait  : 

Si  lo  genre  romantique  ne  commençait  à  s'insinuer  dans  noire  littéra- 
ture (21  juin  1816  ,  j'aurais  été  moins  sévère  à  l'égard  d'un  écrivain  dont 
j'apprécie  le  talent  sous  d'autres  rapports...  Mais  ce  nouveau  genre  est  si 
commode  pour  les  jeunes  gens  qui  ont  quelque  imagination  et  une  instruc- 
tion peu  solide,  qu'on  ne  saurait  trop  les  promunir...  La  multitude  de  ceux 
qui  écrivent,  dit  un  habile  critique,  ou  qui  veulent  écrire,  est  aujourd'hui 
si  nombreuse  que,  dans  cette  fermentation  générale  de  tant- d'esprits  faux 
ou  mé.liocres,  il  est  impossible  qu'on  n'accueille  pas  avec  quelque  faveur 
ces  législateurs  complaisants  qui  viennent  les  délivrer  à  la  fois  et  des  règles 
du  bon  sens  qui  les  condamnent  et  des  modèles  qui  les  affligent,  et  font 
disparaître  enfin  ces  principes  qui  constatent  leurs  fautes  et  ces  grands 
objets  de  comparaison  qui  montrent  leur  néant. 

Le  Constitutionnel  mettait  un  grand  soin  à  représenter  Cha- 
teaubriand comme  tout  à  fait  en  dehors  du  romantisme. 

M.  de  Chateaubriand  n'appartient  pas  à  l'École  romantique  qui  se  sépare 
des  traditions  littéraires  de  l'antiquité,  qui,  pour  arriver  à  de  nouveaux 
effets,  peimet  à  ses  adeptes  d'outrager  le  goût,  d'insulter  à  la  raison,  de 
descendre  à  la  trivialité  la  plus  dégoûtante,  ou  de  se  perdre  dans  les 
régions  illimitées  de  l'absurde...  Nos  modernes  Lycophrons,  qui  se  font  un 
mérite  de  l'emphase  et  de  l'obscurité,  ont  réussi  à  pervertir  quelques  jeunes 
talents;  mais  leur  crédit  se  perd  chaque  jour;  c'était  une  maladie  épidé- 
miquc  qui  devait  avoir  son  cours...  El  il  est  bien  certain  que  si  le  roman- 
tisme répond  à  cette  définition,  M.  de  Chateaubriand  n'en  fait  point  partie. 


I 


CHITIUII-:   CLASSIIJI  I-:    :    HKVI  KS    KT   .KUIt.NAI  X  C'.M 

(Jiichjiicfois  le  ('oiishtiilioiniel  rcconiiaissail  (|ii<'  rancii'iiiM' 
lilt(''ratiii"('  ('-tail  liiiie,  mais  sans  vniiloii"  rccdiiiiaîtr*'  (|iriui(' 
littérature  nouvelle  se  fût  constituée  :  «  Les  poètes,  les  peintres, 
les  musiciens,  tous  les  artistes  se  tourmenli'nl  iiijounriiui  [)Our 
trouver   des   sujets,   pour  se   faire   un  iienrc,   pour  icuouveler 

l'art Cepcinlanl  (•clic  grande  et   réelle  «''uiolioii  doiil    tout   le 

monde  sent  le  Ijcsoin  ne  s'est  pas  produite.  Le  chef-d'œuvre 
tant  attendu  ne  |>araît  point  (182o,  après  les  premières  et  les 
nouvelles  Méditations).  Les  arts  restent  entre  T^^sc' et  le  bizarre  », 
et  il  n'y  a  que  Béranirer  (même  article)  qui  ait  une  valeur  litté- 
raire. —  Aussi  liicu  de  1S20  à  182G  le  ('o)istilutionnel  semble 
ignorer  complètement  Lamartine,  Hugo  et  Yigny.  Les  noms 
qui  reviennent  sans  cesse  dans  ses  colonnes  sont  Viennet, 
Arnault,  Lemercier,  de  Jouy,  Déranger  et  Casimir  Delavig'ne, 
ce  dernier  un  p(Hi  romantique  peut-être,  mais  à  qui  l'on  jiardonne 
tout  en  considération  des  Messéniennes.  Les  écrivains  qui  parais- 
saient au  Constitutionnel  représenter  la  saine  littérature  fran- 
çaise en  1826,  il  les  a  comme  groupés  en  un  tableau  en  nous 
décrivant  le  salon  de  M""^  Dufrénoy.  Autour  de  M""  Dufrénoy, 
poète  vanté  }>ar  Déranger  et,  «  comme  M.  Jouy  le  fait  remai- 
quer,  maître  de  M"""  Tastu  »,  se  pressent  : 

L'abbé  Sicard,  cet  apôtre  de  rbiimanité;  Tissot,  heureux  traducteur  de 
Virgile  et  de  Théocrite.  poète  plein  d'enthousiasme  et  de  goût,  prosateur 
distingué  et  qui  a  laissé  au  Collège  de  France  des  souvenirs  qui  ne  se  sont 
pas  effacés;  M.  de  Pongerville,  qui  a  naturalist'  en  France  les  beautés 
st'vères  et  didactiques  de  Lucrèce  et  dont  le  début  a  l'té,  comme  celui  de 
Delillc,  un  coup  de  maitre  et  un  triomphe;  Déranger,  dont  le  nom  n'a 
i)esoin  d'aucun  titre,  parce  qu'il  est  le  poète  de  Tépoque,  aussi  philosophe 
qu'Horace,  inspiré  comme  lui,  mais  plus  fier  et  plus  libre;  M""'' Tastu,  élève 
chérie  de  M"^"^  Dufrénoy,  devenue  célèbre  par  la  seule  énergie  de  son  talent 
et  qui  s'est  placée  sans  effort  et  sans  prétention  au  premier  rang;  M'"''  Des- 
bordes-Valmore,  dont  les  accents  harmonieux  ouvrent  le  cœur  aux  plus 
douces  impressions;  M.  Viennet,  poète  de  la  liberté  et  de  la  civilisation, 
dont  la  verve  élincelante  a  flétri  toutes  les  tyrannies. 

En  revanche,  le  Constitutionnel,  en  jtolémique  avec  Emile 
Deschamps,  représentait  les  poètes  novateurs,  comme  une 
«  pléiade  moderne  »  organisée  contre  la  «  littérature  natio- 
nale »,  composée  de  MM.  Emile  et  Antony  Deschamps,  Vigny, 
Lamartine  et  autres,  et  à  laquelle  «  présidait  M.  Victor  Hugo  » 
et  «  dont  le  législateur  était  Sainte-Deuve  »  (1820).  Dût  M.  Des- 


H92  l-\    ClilTlUlK   IIK    tS2()    A    liSi'.O 

champs  «  accuser  encore  le  Constiluiionnelde  pafrioterie,  celui- 
ci  coutiiuicra  encore  sa  campniiiie  poui-  la  défense  de  la  litlé- 
ralure  i"rauç;aise  ». 

Inutile  de  dire  que  tous  les  journaux  du  temps  prirent  j»arl 
aux  deux  grandes  hafailles,  c'est  à  savoir  à  la  bataille  (VHernaui 
et  à  la  Italaille  de  Henri  III.  Mais  c'est  dans  le  ConslUntionnel 
que  le  feu  fut  le  plus  vif.  Pour  Henri  III,  dans  un  premier 
article,  très  sensé,  à  mon  avis,  le  journal,  après  quelques  con- 
sidérations sur  «  riuliil(''lit(''  historique  »,  manie  de  la  critique 
de  4830  comme  ce  l'avait  été  de  la  ciitique  de  1G50,  pour  la 
raison  (jue  c'est  le  plus  facile  de  tous  les  procédés  critiques,  le 
journaliste  fait  les  remanjues  suivantes  : 

Les  partisans  des  nouvelles  doctrines  chercheronl  à  s'emparer  tle  ce 
drame.  Ils  diront  que  tout  est  simple  et  vrai  dans  le  plan,  dans  le  dévelop- 
pement de  l'action,  dans  le  mouvement  des  ressorts  dont  l'auteur  s'est 
servi.  Les  partisans  des  doctrines  anciennes  se  hâteront  de  proclamer  que 
la  règle  des  unités  n'a  point  été  vioh'e;  que  l'action  dure  à  peine  vingt 
heures  [on  les  comptait  encorej,  que  tout  se  passe  dans  les  environs  du 
Louvre  [unité  de  lieu  comprise  largement  comme  l'avait  enseigné  Voltaire  . 
Ils  n'auront  pas  de  peine  à  établir  l'unité  d'action  \f\...  Les  hommes  de 
g(»îit  diront  que,  romantique  ou  classique,  l'œuvre  de  M.  Dumas  annonce 
im  véritable  talent,  que  Henri  lU  est  conçu  avec  habileté,  que,  si  Vintérèi 
commence  tard  et  se  divise  ensuite,  il  devient  puissant;  et  ils  ajouteront  que 
si  le  mérite  du  style  n'est  pas  remarquable,  s'il  laisse  à  désirer  de  grandes 
et  nobles  pensées  heureusement  traduites  sur  la  scène,  le  genre  particulier 
de  Touvrage  ne  l'e.vige  pas... 

Et  quel  était  donc  ce  «  genre  particulier  de  l'ouvrage  »?  \]\\ 
second  article  le  disait,  durement,  mais  non  sans  finesse  : 

Le  succès  de  Iloni  III  a  ranimé  la  querelle  des  classiques  et  des  roman- 
tiques. Quelle  tragédie  eût  rapporté  0  000  francs  par  représentation?  [ce 
proci'dé  de  critique  était  déjà  usité!]  Mais  M"''  Mole,  auteur  de  Misanthropie 
et  Repentir;  mais  M.  Caignez,  mais  Guilberi  de  Pixérécourt  réclameront 
la  priorité,  non  pas  seulement  parce  qu'ils  sont  les  aines,  mais  parce  qu'ils 
comptent  de  nombreu.x  triomphes  dans  ce  champ  dramatique  où  des  situa- 
tions fortes  et  un  intérêt  [de  curiosité]  puissant  sont  le  principal  mérite. 
Jouées  au  Théâtre-Français  la  Pie  voleuse,  la  Femme  à  deux  maris,  qui  sont 
des  tragédies  en  prose,  auraient  autant,  sinon  plus,  attiré  la  foule...  Le 
succès  d'un  second  ouvrage  comme  Henri  Hl ncsl  peut-être  pas  impossible 
au  Théâtre-Français;  nous  pouvons  affiinier  qu'il  n'est  surprise  fuite  à  la 
raison  des  spectateurs  pur  leur  senslbililc  qui  puisse  triompher  à  une  troi- 
sième épreuve...  Le  Théâtre-Français  empiète  sur  le  domaine  du  boule- 
vard... Le  Théâtre-Français  n'est  plus  qu'une  succursale  de  la  Porte-Saint- 
Martin... 


CltlTInlK  CLASSKJI  K   :    liKVl  KS   i'7r  .loiu.XAix  r,9;{ 

Eli  un  mot  le  diamc  donl  Du  mas  apf)or(('  le  modèle  e'esl  le 
mélodrame  parvenu.  Hirn  <le  plus  juste,  el  celle  promotion, 
prédite  par  (ieolTroy,  est  toute  riiislniie  du  romantisme  au 
lliéàlre,  et  Ilmri  III  n'a  ].as  été  une  iuvenliou,  mais  un  ;,|„,„- 
tissement. 

Pour  Ilentaiu,  le  ('oustifutiomicl  fut  [.lus  persiileur  que  cri- 
tique avisé.  «  N'oubliez  pas,  dil-il,  que  la  nouvelle  école  apjKjrte 
la  «   vérité   »    au  tJiéàtre.    Et   parlons  un   peu   de  la   vérité    et 
du  naturel  de  IIernani\  De  très  beaux  passages,  du  reste.  Du 
Corneille  quelquefois;  Don  Gomez  parle,  à  la  rencontre,  le  lan- 
gage de  Don  Diègue.  «  Sur  la  tête  des  rois  essuyer  ses  sandales  » 
est  un   bien    beau  vers.    Il   est  si   beau   que  c'est   un  vers  de 
Déranger  :  «  Et  de  ses  pieds  on  peut  voir  la  poussière  —  Empreinte 
<Micore  sur  le  bandeau  des  rois  ».  On  retrouve  dans  Hernani  : 
«  Tous  les  jours  je  te  vois  —  Et  crois  toujours  te  voir  pour  la 
première  fois  »  ;  ou  y  retrouve  le  vers  de  Voltaire  {Tancrède)  : 
«  Je  t'apprendrai  mon  nom  les  armes  à  la  main  ».  Ce  qu'on  a  le 
plus  apj.laudi  dans  Hernani  c'est  Corneille,  Racine,  Voltaire  et 
Bérang:er.  Il  y  a  beaucoup  de  talent  dans  la  composition  de  cet 
ouvrage;  il  y   en   avait   plus   encore    dans   la   composition   du 
public...   »  Cette   fois  le   rédacteur  du  Consùtnlionnel  était  un 
lettré  et  un  homme  d'esprit. 

Le   <(   Journal  des  Débats  ».  —  Le  Journal  des  Débats 
était  un  classique  modéré.  Il  n'avait  pas  les  raisons  politiques 
du  Conslituttonnef  d'être  l'enneiiu  juré  des  romantiques;  d'autre 
part  il    était  trop   l'organe   de  la  haute  bourgeoisie  conserva- 
trice, même  dans  ses  goûts,  pour  d(umer  dans  toutes  les  illu- 
sions de   la  jeune  école.  11  montrait  sans  doute  une   certaine 
sévérité  pour  les  classiques  attardés.  11  faisait  la  «  guerre  aux 
périphrases  »,  qui  fut  un  des  divertissements  littéraires  de  plus 
de   la  moitié  du   xix^   siècle.  11   raj.pelait  que  certain  plaisant 
ayant   donné   comme   rébus   à  deviner,   dans  le  Mercure,  une 
périphrase   où  de  Belloy  avait  voulu  peindre  «  une  mine»,  le 
plus  habile  des  Œdipes  y  découvrit  une  toile  d'araignée,  et  il 
rapportait  bon  nombre  de  périphrases-énigmes  du  mèiiu'  o-enre. 
—  Sans  doute,  il  défendait  le  Génie  du  christianisme  contre  la 
commission  de  l'Académie  française  (Daru,  Lacretelle,  Morellet 
Régnault,    l'abbé   Sicard)    qui    l'avait   jugé   avec   une   certaine 


r.o4  i-\  iiiiiTinri-:  m-:  isjo  a  in;i(i 

rstiine   (lédaifiiuHiso.   Sans  tloule,   il  accucilhiil   k'S  .V ('dilations 
avec    (ransport   '.    Sans   tloiite  il    salua   très  has   les   promiers 
l'dinans  do  George  Saiid  cl   eu    j)ailiciilier  Lc/ia.    Sans  doute, 
encore  à   partir  de  1830,  il  publie  «  avant  la  lettre  »  les  plus 
belles  pièces  de  Victor  IIu^o  pour  annoncer  le  recueil  devant  les 
contenir  (pii  est  sur  le  |ioinl  de  |iai;ulre.  ]Mais,  en  général,  il 
malmène  assez  vivement  l<>s  productions  de  la  littérature  nou- 
v(dl('.  11  faut  songer  (pie  la  rédaction  lill<'-iairc  des  Débats  était 
variée  justjuïi  être  disparate  et  que  si  elle  comptait  HolTman  et 
de  Féletz,  elle  comptait  aussi  Charles  Xodier,    et  après    1830 
Jules  Janin  d'une    part   et   de   l'autre    Saint-Marc  (lirardin   et 
(luvillier-Fleury.  Aussi  nous  voyons  (dès  1815)  le  Journal  drs 
Débats,  rattachant  (à  faux,  ce  me  semble)  le  romantisme  à  la 
littérature  licencieuse  du  xvni"  siècle,  instituer  cette  filiation  : 
«  h' indépendance  littéraire  (Diderot,  Sedaine,  Mercier,  Rétif  de 
la  Bretonne,  Voltaire  (en  partie)  cherche  à  dominer  dans  l'em- 
pire des   lettres,   et,    sous  le  nom  séduisant  de  genre  roman- 
tique, continue   ses  ravages,  auxquels  elle   donne   le   nom   de 
conquêtes...  Au  xvm''  siècle  on  disait  :  «  la  nature!  »  ;  au  xix"  : 
«  liberté,  imagination,  et  liberté  de  l'imagination,  mais  le  vice 
est  le  même...  »  (L'article  est  d'IIolîman.)  —  Il  est  curieux  de 
voir  (en  4818)  avec  quelles  précautions,  qui  ne  sont  peut-être 
pas  ironiques,   Nodier  insinue    que   sans    doute   la   littérature 
romantique  est  méprisable;  mais  que,  cependant,  jl  ne  serait 
peut-être  pas  mauvais  de  la  connaître;  que  la  Révolution  a  été 
une  secousse  historique  peut-être  assez  forte  pour  enfanter  une 
littérature  nouvelle,  qu'il  y  a  concordance,  consciente  ou  invo- 
lontaire,   mais    concordance    cependant   entre    les    littératures 
étrangères  et  la  ncMre;  que,  par  exemple,  «  le  mélodrame  de  nos 
boulevards   est  la  tragédie  de  Schiller  »,  etc.  Il  est  significatif 
de  voir  qu'André  Chénier  lui-même,  suspect,  pour  ce  monde 
élégant,  et  de  romantisme  et   de  ruslicisme,  est  accepté  avec 
hésitation  et  même  répugnance.  Des  idylles!  Qu'allez- vous  faire, 
que  pouvez-vous   faire  sous  ce  nom   :   «  allez-vous  ressusciter 
ces  galants  bergers  do   la  Sicile?  Vous  no    pouvez  que  copier 

1.  Tout  en  faisant  renianiucr,  clioses  également  vraies,  (juc  /<■  flul  fut  attentif  ■• 
est  de  Qninaull  cl  0  temps,  suspens  ton  t'o/,  de  Thomas,  cl  (|iic  et  ce  pusillanime 
Icare  est  caciiplioni<|iic. 


CIUTKJI'K   CLASSKjl  K   :    ItKVlKS    KT   .loi  IINAI'X  (iOii 

Vii'i^ile  et  Théocrile.  YouU'z-voiis  nous  ini'snilcr  nos  cinn).-!- 
gnards  et  leurs  luibilalions  tels  (jiic  nous  les  voyons  (ous  les 
jours?...  Ce  paysan  mal  velu,  ce  vigneron  courl»''  par  le  travail 
qui  défriclie  ]téniblcnient  pour  partager  un  mauvais  pain  noir 
avec  sa  femme  plus  noire  encore,  peuvent  bien  devenir  dfiii.s  vos 
vers  un  objet  île  pitié,  mais  non  jmnais  des  objets  qui  nous 
charment.  » 

Mais  c'est  surtout  sur  le  terrain  de  la  littérature  dramatique 
que  les  résistances  du  Journal  des  Débats  sont  les  plus  vives. 
Ce  terrain  est  toujours  un  champ  de  bataille.  Il  parut  en  1817 
un  pamphlet  «  classique  »  intitulé  Traité  du  mélodrame,  par 
MM.  A.  A.  A.  —  A  ce  propos  HolTman  fit  remarquer  que  le 
mélodrame  ou  le  drame  irrégulier  ne  venait  point  du  tout 
d'Allemagne,  ni  d'Angleterre.  «  Il  y  a  longtemps  que  nos 
Cuvelier,  Pixérécourt,  Caignez  ont  confirmé  les  théories  des 
Sismondi  et  des  Schlegel.  »  Il  faut  même  remonter  plus  haut. 
«  Yoici  une  affiche  en  vers  que  j'ai  copiée  il  y  a  trente  ans  : 
Drame  nouveau.  La  terreur  y  domine.  —  Acte  premier  :  la 
guerre  et  ses  fureurs  —  Acte  second  :  la  peste  et  ses  horreurs.  — 
Dans  le  suivant  j'ai  placé  la  famine.  —  Le  quatrième  est  d'un  effet 
très  beau.  —  Au  bruit  affreux  du  tonnerre  qui  gronde,  —  Le 
genre  humain  descend  dans  le  tombeau.  —  Le  dénouement  sera 
la  fin  du  monde.  » 

La  question  de  Shakespeare  est  traitée  très  souvent  dans  le 
Journal  des  Débats.  On  y  voit,  en  1819  une  comparaison  entre 
Hamlet,  Electre  (de  Crébillon),  Sétniramis  (de  Voltaire)  et  Oreste 
(du  même)  :  «  Comment,  dit  le  rédacteur,  mettrai-je  en  ligne 
de  compte  un  ouvrage  aussi  fatigant  par  la  monotomie  de  la 
situation  principale  que  par  sa  faiblesse  relative  et  sa  ressem- 
blance presque  identique;  et  Y  Élective,  la  Sé}niramis  etVOreste, 
c'est-à-dire  trois  des  plus  beaux  ouvrages  de  la  scène  française? 
Que  l'on  compare,  si  on  l'ose,  le  vil  et  insipide  Claudius  au 
superbe  Assur  ou  au  redoutable  Égiste...  «  En  1821,  encore  un 
article  très  amer  met  en  lumière  la  poétique  peu  raflinée  de 
Shakespeare  :  «  C'était  affaire  à  Shakespeare  de  traiter  le  sujet 
de  Cléopâtre.  Qui  pouvait  l'arrêter?  Le  peu  de  dignité  des  per- 
sonnages. Tous  ces  faits  sont  vrais,  sont  historiques.  Donc, 
selon  la  poétique  de  Shakespeare  tout  cela  peut  fournir  la  matière 


696  LA   CIlITluri-:    DK    1S20   A    l«:iO 

(11111  drame.  Oui  le  gênait?...  Celte  histoire  embrasse  un  espace 
de  quatorze  ans;  il  faut  faire  voyager  Octave,  ses  amis,  la  sœur 
d'Octave  :  ni  le  temps,  ni  res|)ace  ne  leur  manque...  Nous 
écouterons  les  singulières  questions  (jue  Cléopàtre  adresse  à 
un  de  ses  eunuques,  apparemment  pour  s'instruire,  ce  qui  est 
bien  permis  à  une  femme  de  quaranle  ans  qui  u  loiijoms  vécu 
timide  et  retirée.  »  Est-ce  que  l'ouvrage  est  mauvais  pour  cela? 
Il  faut  s'expliquer  :  «  L'art  dramatique  dans  le  sens  où  Con  doit 
entendre  ce  mol  n'y  est  pour  rien  »  ;  mais  il  est  «  divertissant  » 
et  attache  par  la  «  vérité  des  mœurs  ».  Il  a  «  de  la  hardiesse 
dans  les  traits,  de  la  variété  dans  les  coloris,  de  la  naïveté  dans 
l'ensemble.  Il  faut  lire  la  Cléopàtre  de  Shakespeare  comme  on 
lit  les  Dialof/iies  de  Lucien.  »  Shakespeare  est  à  la  fois  «poète, 
historien  et  bouIVon  et  n'est  rien  de  tout  cela  médiocrement; 
son  tort  est  de  réunir  dans  une  pièce  de  Uiéâtre  des  titres  que  le 
bon  SOIS  ne  permet  pas  d'y  réunir  et  d'y  confondre.  »  En  somme 
nous  avons  affaire  à  une   «  espèce  de  farce  Jiéi'oïfjue  ». 

Sur  la  «  question  de  Henri  III  »  le  Journal  des  Débats  fut  de 
ceux  que  le  Constitutionnel  avait  prédits  comme  devant  assurer 
que  Henri  ///n'était  point  si  romantique  qu'on  le  voulait  bien 
dire.  Henri  III  n'étonne  point  les  Débats.  C'est  pour  lui  un 
mélodrame  régulier  comme  une  tragédie,  et  par  conséquent 
à  aucun  titre  il  n'est  quelque  chose  de  bien  nouveau.  Les 
romantiques  accaparent  Henri  III  et  disent  :  «  Fini  liacine  !  » 
La  vérité  est  que  «  le  romantisme  n'est  pour  rien  dans  l'ouvrage 
de  M.  Dumas.  La  pièce  est  régulière  :  il  y  a  unité  de  temps; 
l'unité  de  lieu,  relativement,  est  aussi  respectée,  et  quant  à 
l'unité  d'action  et  d'intérêt,  si  le  drame  a  sous  ce  rapport 
quelque  lejtroche  à  essuyer,  c'est  un  malheur (jui  lui  est  com- 
mun avec  beaucoup  d'autres  que  le  romantisme  n'a  jamais 
réclamés...  Il  y  a  un  mélange  de  comique  et  de  tragique;  mais 
c'est  un  drame  et  non  une  tragédie...  Mais  enfin  c'est  un 
ouvrage  régulier  dont  le  plus  grand  tort  est  dans  une  action 
tellement  compliquée  qu'une  partie  en  fait  oublier  une  autre, 
ce  qui  ressemble  beaucoup  à  la  duplicité  d'action.  » 

Les  Débats  furent  très  durs  pour  Cromwell  et  sa  préface,  }»our 
Anlony,  pour  Charles  VII  chez  ses  grands  vassaux,  "^omy  Mario n 
Delorme,  avec  quelque  adoucissement  en  considération   de   ce 


CllITlnlK    l'.LASSKjl  I-;    :    I'.KNTKS    KT   .Kll  It.NAlX  007 

(jii  il  y  a  (le  vivant  cl  de  groiiiLlaiil  dans  rouvra^c;  |Mtiir  la  'l'oni' 
de  iWesles,  |)(»ur  le  lioi  s'd/nvsc  ((\u\  du  reste  lui  un  »''cliec),  où 
Ton  remarque  un  niélaufie  de  coiiiiquc  el  de  tra|Ln(|ue.  <<  cVaulcuit 
plus  que  c'est  le  lrat;i(|ue  qui  a  paru  plaisant  el  le  |ilaisant  qui 
a  paru  morose  »:  pour  Lucri'ce  Borgia  (qui  fut  un  i:rand  succès, 
le  premier  succès  franc  d'Hugo  au  théâtre),  qui  fut  jui:V-  troj» 
machiné  et  trop  patibulaire,  quoique  d'un  certain  intérêt;  pour 
Chatterton ,  qui  fut  assez  bien  accueilli,  mais  que  le  Journal  estima 
sans  intérêt,  les  soullVances  d'un  fou  n'en  pouvant  exciter  aucun. 
La  «  Revue  des  Deux  Mondes  ».  La  Hernie  des  Deux 
Mondes^  sur  laquelle  nous  pourrons  être  courts,  ayant  déjà 
parlé  de  Planche  et  de  Sainte-Beuve,  fut  d'abord  une  revue  à 
tendances  romantiques.  Les  premiers  rédacteurs  principaux 
étaient  Balzac,  Nodier,  Vigny,  Sainte-Beuve,  Emile  Deschamps, 
Jules  Janin,  Auguste  Barbier  (dont  V Idole  parut  en  1831  dans 
la  Revue  des  Deux  Mondes).  Notre-Dame  de  Paris  y  était  saluée 
en  termes  si  élogieux  et  si  lyriques  qu'on  croirait  l'article  écrit 
par  Victor  Hugo  :  «  ...  édifice  immense  sous  les  portes  duquel... 
La  ])ostérité  dira  Hugo  comme  elle  dit  Dante,  Shakespeare, 
Corneille,  Byron...  »  Antonij  y  était  défendu  énergiquement  : 
«  Le  nouveau  drame  de  M.  Dumas,  quelles  que  soient  les 
basses  injures  d'une  petite  critique  sans  conscience,  est  un  des 
plus  beaux  développements  de  passion  qu'il  y  ait  au  théâtre,  et 
il  y  a  progrès  sensible  dans  la  manière  d'écrire  de  l'auteur  ». 
A  remarquer  à  ce  propos  combien  le  type  «  Julien  Sorel  » 
{Rouf/e  et  Noir  de  Stendhal)  est  reconnu  par  les  contemporains 
comme  un  type  vrai  de  leur  époque  :  Antony  représente  pour 
la  Revue  des  Deux  Mondes  «  ces  hommes  blasés,  dui's,  athées, 
qai,  pour  se  faire  aimer  des  femmes,  s'inventent  des  malheurs 
mystérieux  et  byroniens,  leur  parlent  religion  sans  croire  seu- 
lement à  l'àme,  de  dévouement  en  méditant  leur  perte,  et,  à 
force  de  se  monter  la  tète,  sont  amenés  à  mettre  le  crime  dans 
le  jeu  qu'ils  jouent  et  la  partie  qu'ils  poursuivent.  Les  r/arnisons 
regorgeait  d'exemples  pareils.  »  —  La  Revue  publiait  encore  sur 
l'ensemble  de  l'a^uvre  de  Victor  Hugo  un  article  enthousiaste, 
qui  était  de  Sainte-Beuve  (1831);  Marion  Delorme  y  était 
acclamée  :  «  Pourquoi  ne  viendrait-il  pas  un  poète  cjui  serait  à 
Shakespeare  ce  que  Napoléon  est  à  Charlemagne?  »  —  Grand 


C9S  LA    CUITIULK    DK    1820   A    l.SoO 

éloge  encore  de  Vigny  (y  compris  la  Maréchale  cC Ancre)  par 
Plaïuhc  CM  18;]2. 

Mais  à  partir  de  183;}  rélénicnl  anti-ionianti(jue  domine  à  la 
Revue  des  Deux  Mondes.  D'abord  Sainte-Beuve  a  rompu  «  le 
charme  »,  comme  il  disait  de  sa  liaison  avec  la  famille  Hugo, 
et  à  partir  de  cette  époque,  sans  être  jamais  anti-romantique  de 
parti  pris,  est  le  libre  esprit  que,  du  reste,  à  très  peu  près,  il 
t'iil  toujours,  et  l'esprit  modéré  qu'il  était  essentiellement.  Reste 
[Manche,  qui  s'achai'ne  sur  Hugo  avec  une  sorte  de  rage  et  sur 
l»eaucoup  d'autres  avec  âpreté.  Et  d'une  façon  générale  c'est 
[tlutot  du  coté  de  Mérimée  que  de  l'autre  qu'incline  la  Revue. 
Il  ne  serait  j»as  impossible  qu'elle  eût  assagi  George  Sand,  qui 
était  à  -ette  épocjue  son  fournisseur  très  recherché  et  dont  le 
romantisme  déchaîné  (hua,  comme  on  sait,  assez  peu.  Presque 
t(»us  les  articles  y\Q  critique  ch'  la  Revue  jus(ju'à  l'apparition 
de  Montégut  (1849)  eurent  ce  caractère  de  léger  misonéisme, 
intelligent  du  reste  et  discret,  c'est-à-dire  doué  de  discernement. 
A  peine  peut-on  relever  un  article  de  Magnin  pour  les  Rayons  el 
les  Ombres  en  1840,  où  la  lamjue  de  Victor  Hugo  est  spécialement 
défendue  :  «  On  sait  avec  quel  emportement  Victor  Hugo  est 
attaqué  sur  ce  ])oint  par  un  certain  parti  littéraire  qui  se  montre 
uniquement  préoccupé  dans  ses  ciùtiques  de  la  pureté  de  la 
langue  et  qui  devrait  s'en  préoccuper  un  peu  plus  dans  ses 
œuvres.  »  Sainte-Beuve  lui-même  allait  un  peu  loin  peut-être 
dans  ce  qu'un  juge  malveillant  pourrait  appeler  ses  palinodies 
et  ne  traitait  pas  très  bien  les  Recueillements  de  Lamartine; 
mais  comme  en  grondant  un  peu  il  feignait  joliment  de  s'im- 
poser silence  au  nom  du  souvenir  respectable  de  ses  jeunes 
enthousiasmes!  «  Voilà  Lamartine  qui  aspire  à  être  un  élève  de 
Victor  Hugo.  H  matérialise  son  style  (c'était  vrai  du  reste;  mais 
presque  insensible).  Mais  est-ce  bien  à  moi  qu'il  conviendrait 
de  tant  insister?  Nimis  urf/eo,  comme  dit  Cicéron,  iisdeni  in 
armis  fui.  »  Cependant  il  faut  dir<'  la  vérité  :  «  un  tjrain  de  Vol- 
taire man({ue  depuis  huig temps  à  nos  poètes  lyri(|ues  ».  Et  |)uis 
cette  littéi'ature  pei'soiuielle  est  décidément  trop  personnelle. 
«  Louis  XIV  seul  s'habillait  et  se  déshabillait  en  ]»ublic.  »  — 
El  l'on  pouiiail  ramener  ici  comme  un  refrain  le  joli  mot  de 
tout  à  riicurc   :   «  M.   Sainte-Beuve,  Hsdeni   in  arniis  fuisti.   » 


ciUTiurh;  cLAssMji  !•:  :  m:vi  Ks  ht  .khiinaix  i->'j'.^ 

Conclusion.  —  La  critique  Iraiiraisc  de  1820  à  18;J0  lui 
très  informée  et  nièuic  savante,  très  l)rillante,  lies  s|iirituelle, 
insuffisamment  munie  d'idées  {générales  sur  l'homme,  à  mettre 
toujours  à  part  Sainte-Beuve.  Elle  eut  un  autre  défaut  (jui  tient 
aux  circonstances.  Elle  fut  toujours  dominée  |iar  des  préoccu- 
pations de  parti,  de  coups  et  de  liataille  à  livrer.  Il  en  est  ainsi 
toutes  les  fois  (|ue  deux  écoles  fortement  constituées  se  parta- 
gent la  littérature.  La  criti(|ue  devient  en  grande  partie  une 
polémique;  et  ces  polémiques,  très  naturellement,  ne  mènent 
à  rien,  puisque  chatjue  parti  tire  ses  arguments  surtout  de 
Texamen  des  imbéciles  du  parti  adverse.  Or  au  bout  de  vingt 
ans  les  imbéciles  de  l'un  et  de  l'autre  parti  ont,  Dieu  merci, 
disparu  à  jamais.  Les  époques  oii  il  existe,  non  point  deux 
écoles  adverses,  mais  un  plus  grand  nombre  de  groupes  litté- 
raires différents,  sont  j)lus  favorables  à  la  hauteur  de  vues 
chez  la  critique,  ne  la  forçant  point,  en  quelque  sorte,  à  se 
faire  batailleuse.  Toutefois,  il  convient  de  dire,"  d'abord  que 
certains  esprits,  et  il  faut  ici  encore  nommer  Sainte-Beuve, 
savent  s'élever  au-dessus  des  rumeurs  de  la  bataille  ou  n'y  faire 
séjour  que  peu  de  temps;  ensuite  que,  malgré  ses  imperfec- 
tions, la  critique  de  1820  à  IS.^O,  par  ses  ambitions  mêmes, 
n'a  pas  laissé  de  se  hausser  d'un  degré  au-dessus  de  la  critique 
du  siècle  précédent.  Elle  a  voulu  bâtir  des  systèmes,  et  il  en  est 
resté  quelque  chose;  elle  a  voulu  embrasser  l'histoii'e  en  même 
tem})s  que  l'histoire  littérire,  -et  son  horizon  s'en  est  élargi;  elle 
a  aspiré  à  être  un  genre  littéraire,  à  quoi  elle  ne  songeait  pas 
auparavant,  et  elle  a  parfaitement  rempli  au  moins  ce  dernier 
dessein.  C'est  bien  de  1820  à  1850  qu'elle  est  devenue  un  genre 
littéraire,  ayant,  sinon  ses  lois,  du  moins  ses  traditions,  son 
esprit  général  et  sa  dignité.  Elle  s'est  appelée  elle-même  :  «  la 
dixième  muse  »  ;  et  il  y  avait  bien  de  la  {)rétention  dans  cette 
application  du  système  décimal.  Mais  du  moins  elle  pouvait 
dire  d'elle-même   qu'elle  était  devenue  une  j)ersonne. 

BIBLIOGRAPHIE 

I.  Victor  Hugo.  Préfaci'  de  CronnccU  (avec  commentaires  de  Maurice 
Souriau,  iS'JGi;  Mirabeau,  IS3  i:Williafn  Shakespeare.  180  i.  Préface  des  Voix 
Intérieures,  Hayons  et  Ombres,  etc.  —  Alfred  de  Vigny,  préface  d'OtlieHo, 


700  LA    CItITIUl  K    Dl-:    I  S-2(»    A    IS'.iO 

1830;  Slello,  passiin,  1832 ;  préface  des  Pormes  (tntiqitc^i  cl  modernes,  1837. 

—  Lamartine,  pivlaces  des  premières  Méditations,  des  Noiirrlles  médita- 
tions, des  Hii-iicilh'incnts,  des  Destinées  de  la  l'ocsie,  dissertation  placée 
ordinairement  en  tête  des  premièics  Mi'ditntions;  Discours  de  réception  ci 
l'Académie  française  (ibid.).  —  Stendhal,  Racine  et  Shakespeare ,  1822; 
Introdnction  àriùsloire  de  lapeinturc  en  Italie,  1817.  —  Alfred  de  Musset, 
Premières  pncsirs  et  tourelles  jjoésies,  passim  ;  Lettres  de  Uupiiis  cl  Cotonet, 
1836. —  Casimir  Delavigne,  Discours  de  réception  à  l'Académie  française, 
182.").  —  Henri  Heine,  Etat  de  la  France  (recueil  d'articles),  1833;  VÉcole 
romanti(jae,  1S30;  Lutéce  (recueil  d'articles),  1855.  —  Simonde  de  Sis- 
mondi,  De  la  lUtéralure  du  midi  de  l'Europe,  4  vol.,  1829.  —  Fauriel, 
Discours  préliminaire  en  tête  de  la  Parthénéïdc  ou  Voyage  aux  Alpes,  lîSlO; 
Sur  la  théorie  de  l'art  dramatique,  dissertation  jointe  aux  traductions  de 
trai^édies  de  Manzoni,  1823;  Discours  préliminaire  en  tête  des  Chants  'popu- 
laires de  la  Grèce  moderne.  —  Charles  Magnin,  Origines  da  théâtre  en 
Europe,  1838  (mais  sa  critique  est  surtout  dans  ses  articles  du  Globe  et  de 
la  Bévue  des  Deax  Mondes,  qui  n'ont  i)as  (Hé  réimis).  —  Théophile  Gautier, 
Les  Jenni--France,  1833;  préface  de  Mademoiselle  de  Maapin  et  ce  roman 
lui-même,  passim.  —  Jules  Janin,  Histoire  de  la  littérature  dramatique 
(6  vol.),  1858.  —  Sainte-Beuve,  pour  la  période  de  1820  à  1850  :  Portraits 
contemporains;  Port-Roijal;  Portraits  littéraires;  articles  du  Globe  et  de  la 
liecue  des  Deux  Mondes  (ils  n'ont  pas  été  tous  recueillis).  —  Journaux  :  col- 
lections du  Cti/(serm<c»/-  littéraire,  1819-1821;  de  la  Muse  française,  1823- 
1824;  de  la  Minerve  Française,  1818-1820;  du  Globe  (seulement  de  1824 
à  1830,  étant  devenu  après  1830  un  journal  exclusivement  politique). 

II.  Béranger,  Correspondance  (4  vol.),  1860.  —  Mérimée,  Notice  sur  la 
vie  et  les  ouvrages  de  Michel  Cervantes,  1828;  Mélanges  historiques  et  Litté- 
raires, 1855.  —  Népomucène  Lemercier,  Cours  analytique  de  Littérature 
générale  (i-  vol.),  is20.  —  Baour-Lormian,  le  Classique  et  le  Romantique. 
comédie.  |S2.").  —  François  Ponsard,  Préface  dWgnès  de  Mérauie,  1846. 

—  Dussault,  Annales  lilteraircs  (recueil  d'articles),  182i.  —  HofiFman, 
(^lucres  (16  vol.),  182S  (mais  son  œuvre  critique  y  figure  à  peine).  —  Abbé 
de  Féletz,  Mélanges  de  philosophie,  d'histoire  et  de  littéral  are  (6  vol.),  1S28; 
Jugements  historiques  et  littéraires  (1  vol.),  1840.  —  Villemain,  Tableau  de 
la  Littérature  au  moyen  âge  (2  vol.)  ;  Tableau  de  la  Lilleralurc  au  XVllI''  siècle 
(4  vol.),  1864;  Discours  et  mélanges  littéraires,  1S23;  Souve)iirs  contemporains 
d'hisloire  et  de  liltérature,  1856.  — '  Saint-Marc-Girardin,  C(ntrs  de  litté- 
rature dramatiqiu;  (5  vol.),  1843;  La  Fontaine  et  les  fabulistes  (2  vol.),  1867; 
J.-./.  Rousseau,  sa  vie  et  ses  œuvres  (posthumes),  1875  (2  vol.).  —  D.  Nisard, 
Histoire  de  la  littérature  française  (4  vol.).  1844;  les  Poètes  latins  de  la 
décadence,  1837.  —  G.  Planche,  Portraits  littéraires  (2  vol.),  185'i-  (ne  con- 
liennenl  qu'une  très  petite  partie  de  son  œuvre,  restée  dans  la  collection 
de  la  Revue  des  Deux-  Mondes).  —  Journaux  et  revues  :  collections  de  la 
Revue  des  ])rax  Mondes,  de  la  Revue  de  Paris,  du  Constitutionnel,  du 
Joarnal  des  Débats,  etc. 


CHAPITRE  XIV 

LES   RELATIONS   LITTÉRAIRES   DE   LA   FRANCE 
AVEC   L'ÉTRANGER' 

(1799-1848) 


Pendant  la  })érioJe  qui  s'étend  dejtuis  le  commencement  du 
Consulat  juscju'à  la  révolution  de  Février,  les  relations  intellec- 
tuelles de  la  France  avec  l'Europe  ont  passé  par  deux  phases 
très  différentes. 

Jusqu'à  la  fin  du  gouvernement  impérial,  la  France  a  été 
|)resque  constamment  en  guerre  avec  la  plupart  des  nations 
européennes  :  avec  quelques-unes,  comme  TAng-leterre  ou  l'Es- 
pagne, la  lutte  a  été  si  ardente-  qu'elle  a  exclu  la  possibilité  de 
toutes  relations  intellectuelles  suivies;  avec  d'autres,  comme 
l'Allemagne  ou  l'Italie,  elle  a  abouti  à  une  domination  française 
plus  ou  moins  tyrannique  et,  dans  l'ordre  'littéraire,  à  une 
influence  plus  ou  moins  profonde.  De  1800  à  181  o,  notre  pays, 
tout  entier  à  l'œuvre  de  conquête  et  d'organisation  intérieure 
«le  Napoléon,  ne  subit,  en  apparence,  aucune  influence  étran- 
gère dans  le  domaine  de  la  littérature,  qui  se  g"lorifie  d'être 
purement  classique  et  nationale.  Mais  ce  n'est  qu'une  appa- 
rence :  car,  en  dehors,  et  comme  en  marg^e  de  la  littérature 
officielle,  les  plus  grands  écrivains  de  ce  temps  travaillent, 
malgré  la  défaveur  dont  ils  sont  l'objet,  à  l'étude  de  ces  litté- 

1.  Par  .M.  Jo^t■ph  Texte,  iirofesseiir  de  littérature  ronipann^  à  la  Faculté  des 
lettres  de  l'Université  de  Lvon. 


702  LHS    IIKLATIO.NS    LITTKIIA IKKS    AVKC    L'HTUAiN'dKIi 

r.ilurcs  ('*trang"ôros  si  susjiccics  à  TEinpiro  :  pcti  de  périodes  de 
notre  histoire  oiif  ôiv  |)his  fécondes  à  ce  |)()iiil  do  \iw  que 
l'époque  de  (]luite;uil)nand,  de  M"""  de  Staid,  de  lienjauiin  Cons- 
lant,  de  Sisniondi,  de  Ging-ueiu''  ou,  pour  citer  un  étranger  à 
demi  francisé,  de  Guillaume  Schlep:el. 

La  période  suivante,  ccdle  (pii  a;i  de  181;)  à  1848,  a  vu,  avec 
le  romantisme,  se  déveiopjKM-  une  curiosité  passionnée  de 
l'étranger.  Qui  dit  romantisme,  dit  cosmopolitisme  :  non  pas, 
il  est  vrai,  cosmopolitisme  à  la  façon  du  xvni°  siècle,  c'est-à-dire 
uiii<iii  de  tous  les  jieiiples  sous  la  domiii.ilion  d'ime  même  ]>liilo- 
sopliie  el  d  ime  même  littérature,  mais  cosmo})olitisme  à  la 
façon  de  notre  époque,  c'est-à-dire  fédération  des  nations  et  des 
races,  dans  laquelle  chacune»,  tout  en  se  proclamant  solidaire 
des  autres,  consei've  la  direction  et  la  responsahilité  de  ses 
[)ropres  destinées.  Le  cosmopolitisme  l'omanticjue  admet  avec 
l'auteur  de  la  préface  des  Binv/raves  que  «  le  groupe  entier  de 
la  civilisation,  quel  qu'il  IVil  <'t  (juel  qu'il  soit,  a  toujours  été  la 
grande  patrie  du  poète,  «  el  que  ce  groupe,  vers  1830  ou  1840, 
«  c'est  rEuroi)e  ».  Mais  il  resjtecte  et  même  il  favorise,  dans 
le  domaine  de  l'art,  h»  lit)re  développement  des  natiojialités 
indépendantes,  et,  au  }»iemier  rang,  de  la  France. 

C'est  le  romantisme  qui  a  fondé  sur  l'expérience  l'idée  d'une 
solidarit(''  littéraire,  désormais  invincible,  des  peuples  modernes. 

/.    —   La   période    du    Consulat   et   de    rEinpire 

(iygi)-i8i5), 

La  France  et  l'étranger  sous  le  Consulat  et  l'Em- 
pire. —  Si  l'on  considère,  comme  il  coinient,  le  premier 
Empire  comme  un  ])rolongement  de  la  Hévolution,  on  est 
amené  à  croire  que,  pendant  \  iiigt-cin(j  ans,  les  mêmes  circons- 
tances ont  empêché  ou  favoris(''  le  d(''veloppement  de  nos  rela- 
tions intellectuelles  avec  l'étranger.  La  Hévolution  a  marqué 
à  la  fois  un  mouvement  de  concentration  et  un  mouvement 
d'expansion  de  l'esprit  national. 

De  1789  à  181o,  le  cosmopolitisme  philosophique  du  xviii"  siè- 
<de,  soumis  à  la  ]dus  rude  des  épreuves,  avait  fini  |iar  faire  place 


l.A    l'KltlOllK    lir   CllNSlL  AT    KT    DK    I.  K.MI'lliH  7(»:{ 

à  riiiii<|U('  souci  (\o  la  (N'-lciisc,  |uiis  de  la  Lirainlciir  iiatioiiaN'.  La 
!{(''V(>liili()ii  rcloui'iic  à  rantiquilé,  croyaiil  revenir  à  la  France. 
Elle  rompt  avec  rAn^lelerro,  i:ran(le  amie  et  inspiratrice  de 
notre  xviir  siècle.  Elle  méprise  rAllemai;i>e.  Qu'aurait-elle 
demandé  à  l'Italie  ou  à  l'Espas-ne?  ()flici(dlement,  la  Hévolu- 
lion,  qui  a  tendu  daltoi'd  .à  une  fédération  du  iicure  liuniaiii, 
est  en  i^uerre  avec  l'Europe.  Que  sera-ce  de  rEm[tire?  Aux  ten- 
dances de  la  Révolution,  aux  aspirations  et  aux  haines  déclarées 
du  patriotisme,  Napoléon  ajoute  les  répuj^niances  invincibles  de 
sa  nature  de  Corse  confie  la  civilisation  du  Nord.  Pour  l'Angle- 
terre, il  n'a  que  de  la  haine.  Pour  l'Allemagne,  mère  de  lécole 
«  démocratico-iiermanico-romantico-chrétienne  » ,  comme  dit 
Henri  Heine,  il  n'a  (|ue  du  mépris.  Ce  n'est  pas  seulement  pour 
des  raisons  politiques  qu'il  poursuit  M"''  de  Staël;  c'est  sans 
doute  aussi  parce  qu'il  considère  ses  tentatiAes  comme  jtuériles 
ou  dangereuses,  et  parce  qu'il  n'aime  pas  —  ce  sont  les  termes 
d'un  rapport  officieux  d'Esménard  —  «  les  folies  germaniques, 
dont  les  partisans  dénigrent  sans  cesse  la  littérature,  les  jour- 
naux, le  théâtre  français,  pour  exalter  aux  ilépens  des  nôtres 
les  ridicules  et  dangereuses  productions  de  l'Allemagne  et  du 
Nord  '  ». 

Mais  il  n'est  au  pouvoir  daucun  homme  ni  d'aucun  gouver- 
nement d'arrêter  les  conséquences  des  faits  historiques.  Et 
dabord,  ce  n'est  pas  impunément  que,  pendant  plus  de  vingt 
ans,  les  armées  de  la  France  révolutionnaire,  unissant  sous 
leurs  drapeaux  des  soldats  de  toute  nation,  ont  parcouru  le 
monde.  Dans  les  rangs  de  ces  armées,  on  a  pu  voir,  en  Russie, 
un  Henri  Beyle,  et,  au  camp  de  Boulogne,  un  officier  italien  qui 
se  nommait  Ugo  Foscolo,  tous  deux  combattant  sous  les  mêmes 
drapeaux  et  pour  la  même  cause.  Comment  cette  involontaire 
fusion  des  peuples  serait-elle  restée  sans  conséquences:'  Et  com- 
ment ces  lointaines  conquêtes  n'auraient-elles  ébranlé  ni  l'ima- 
gination ni  la   sensibilité  françaises? 

La  Révolution  a  eu  d'autres  consécjuences  encore  :  en  reje- 
tant hors  de  France,  à  différentes  époques,  un  grand  nombre 
de  Français,  hostiles   au  gouvernement  actuel  de  leur  pays, 

I.  Voir  H.  Wolschinper,  La  censure  sous  le  premier  empire,  p.  349. 


704  LKS   KKLATIltXS   L1TTE|{.\  IllKS   AVKC,    l/KTllANliKIl 

elle  a  jnrpaiv,  assuréniciil  sans  lo  vouloir,  des  coiiiiaisseurs, 
malgré  eux,  de  l'étranger.  Pour  peu  qu'on  étende  le  sens  du 
mol  «  émigré  »,  on  peut  affirmer  avec  M.  G.  Rrandes  que 
toute  «  la  grand(^  littérature  de  l'époque  révolutionnaire  est 
la  littérature  de  l'émigration  ».  Que  faut  il  ciilendn»  ]»ar 
là?  Sim}dement,  qu'entre  d792  et  1815,  un  grand  nombre 
de  Français  ont  su  et  dû  tirer  profit,  les  uns  de  leur  émigration 
volontaire  —  tel  (^hateauliriand,  —  les  autres  de  leur  exil  forcé 
—  telle  M""  de  Staël.  Qu'on  ouvre,  pour  s'en  convaincre,  une 
quelconque  des  revues  les  plus  imporlanics  de  la  période,  la 
Décade  pJtHosoplià/ue  ou  le  Mat/asin  encuclopédique,  la  Biblio- 
iJièque  britannique  ou  les  Archives  littéraires  de  VEnrope,  on 
sera  frap[)é  du  nombre  de  ceux  qui  ont  rapporté  de  l'étranger 
des  connaissances  nouvelles  et  (pii  ont  essayé,  à  leui-  retour,  de 
conduire  leurs  compatriotes,  comme  dit  l'un  d'eux,  vers  «  ces 
rivages  inconnus  ».  Plus  généralement,  parmi  les  écrivains 
marquants  de  cette  période  ■ —  et  même  en  laissant  de  côté  les 
deux  plus  grands,  —  les  uns  sont  d'origine  étrangère  :  Ben- 
jamin Constant,  Sismondi,  Joseph  et  Xavier  de  Maistre,  Bons- 
tetten.  M'""  de  Krïidener,  M"'  de  Charrièrc  ;  les  autres  doivent 
plus  ou  moins  à  leur  séjour  à  l'étranger  ou  à  leurs  relations 
personnelles  avec  les  précédents  :  Gérando,  Camille  Jordan, 
Fauriel,  Nodier,  Stendhal  et  tant  d'autres. 

Les  relations  avec  l'Angleterre.  —  L'Angleterre  avait 
tenu,  au  xvui"  siècle,  le  premier  rang  jiarmi  les  sympathies  de 
notre  pays.  Faut-il  s'étonner  que  cette  «  île  coupable  »,  cette 
«  orgueilleuse  Carthage  »,  —  ainsi  l'appelle,  sous  la  Révolu- 
tion, un  opéra  de  la  Reprise  de  Toulon,  —  cette  grande  advei'- 
saire  de  Napoléon  et  de  la  France,  ait  perdu  beaucoup  d'admi- 
rateurs chez  nous?  Les  rancunes  soulevées  par  cette  lutte 
acharnée  seroiil  tenaces,  et,  en  t822  encore,  au  témoignage  de 
Stendhal,  quand  des  acteurs  anglais  viendront  à  Paris  pour 
jouer  du  Shakespeare,  on  entendra  retentir,  à  la  Porte-Saint- 
Martin,  ce  cri  de  protestation  :  «  A  bas  Shakespeare!  C'est  un 
aide  de  camp  du  duc  de  Wellington  !  '  » 

Cependant,  même  sous  la  Révolulion  et  même  sous  l'Empire, 

1.  Racine  et  S/ia/cespeare,  ft.  210. 


LA    PKUliHlK   III     (.ii.NSI  i.AT    KT    HK   i/KMPIHK  TOo 

la  littérature  anglaise  a  été  édidiéo  dicz  nmis.  IMiisiciirs  adaji- 
tatioiis  (le  Shakespeare  ont  ('-lé-  joué-cs  sur  nos  llnsllres  eu  pleine 
Révoluliou  '.  ^AA  romans  d'Anne  Hadclilîe  ont  été  traduits  et 
très  lus  et  ils  ont  fourni  |dus  d'un  modèle  à  nos  auteurs  de 
mélodrames.  Les  critiques  mêmes,  comme  GeoIVroy,  ne  se  sont 
pas  désintéressés  de  l'Ang-leterre,  et  Hennet  a  publié  une 
Poétique  anglaise  -  qui  a  beaucoup  servi  à  Chateaubriaml 
pour  son  Esaai  sur  la  littérature  anglaise.  Mais  surtout  M""  de 
Staël  et  Chateaubriand  n'ont  pas  cessé  de  se  j)réoccuper  de  la 
littérature  des  Ang-lais. 

La  première  avait  grandi  dans  un  milieu  épris  de  tout  ce  qui 
était  anglais.  Dans  un  premier  séjour  en  Angleterre,  en  1793, 
elle  s'était  liée  avec  Miss  Burney  et  elle  avait  déjà  lu,  à  cette 
époque,  tout  ce  qu'un  homme  cultivé  du  xviii®  siècle  connaissait 
de  l'Angleterre.  On  s'en  aperçoit  en  lisant  le  livre  Di'  la  litté- 
rature, qui  est  de  1800.  La  Grande-Bretagne  y  personnifie  le 
grénie  du  Nord,  lyrique,  passionné  et  profondément  spiritualiste. 
On  y  voit  poindre  déjà  limag'e  de  cette  Angleterre  religieuse  et 
cependant  philosophe,  morale  et  cependant  poétique,  pratique 
et  cependant  éprise  d'un  haut  idéal,  qu'elle  essaiera  de  nous 
faire  aimer  dans  le  héros  de  son  roman  de  Corinne  (1807),  dans 
Oswald.  <f  Quant  aux  nations,  je  n'estime  hautement  que  l'an- 
grlaise  »,  écrivait  Sismondi  à  M"'*'  d'Albany.  M"®  de  Staël  en  eût 
dit  pres({ue  autant  jusqu'au  jour  où  elle  sentit  quelle  aimait  la 
France  plus  que  tout  au  monde.  Même  dans  l  Allemagne,  elle 
s'est  obstinée  encore  à  montrer  toute  la  littérature  anglaise 
«  tendant  au  spiritualisme  »  et  elle  a  fait  de  Bacon  un  idéaliste 
à  la  manière  <le  Platon,  ce  qui  confine  au  paradoxe.  Les  meil- 
leures pages  (juelb^  ait  écrites  sur  un  écrivain  anglais  sont 
celles  où  elle  a  parlé  de  Shakespeare  :  la  première  en  France, 
elle  a  vu  la  place  que  tient  dans  ce  théâtre  l'idée  philosophique, 
le  sentiment  de  l'au-delà,  le  frisson  de  la  mort;  la  première, 
elle  en  a  compris  rimliiilde  et  poétique  mélancolie.  Elle  a  eu 

1.  Le  Jean-Sans-Terre  de  Denis  est  «le  1791,  son  Ol/iello  de  1792,  le  Timon 
d'Athènes  de  Mercier,  de  1794.  Èpicfiaris  et  Néron,  de  Legouvé  (1793),  est  une 
iniitalion  luinlaiiie  de  Hicliard  III.  Imogènes  ou  la  Gageure  imprévue,  de 
Dejaiire  (17'.lt)).  adajite  Cyinbeline.  etc. 

2.  Sur  Geoirroy,  critique  des  littératures  étrangères,  voir  le  livre  récent,  et 
d'ailleurs  trop  indulgent,  que  lui  a  consacré  M.  Marc  Desgranges  (1897).  —  La 
Poétique  anglaise  de  Hennet  a  paru  en  1806  (3  vol.  in-8). 

Histoire  de  la  langue.  VII.  4û 


TOC.  LKS    ItKLATKiNS    LITTKIJA IHKS    AVI-:!;   LKTKAMiKK 

\  raiiiiciiL  à  travei's  Shakcsjx'aro,  lo  seiiliincul  du  génie  anglais. 
(Jnan(.l,en  1813  et  1814,  elle  séjourna  «le  nouveau  on  xVng-leterre, 
elle  connut  lîyron,  Slieridan,  Coleridge,  et  rêva  (récrire  un  livre 
où  elle  ferait  pour  rAngleterre  ce  qu'elle  vejiait  de  faire  pour 
l'Allemagne.  Il  faut  regretter  qu'elle  n'en  ait  pas  eu  le  temps. 
Du  moins  avons-nous  des  cliapilrcs  de  cette  œuvre  épars  dans 
la  Llttf' rature,  dans  Corinne  et  dans  les  Considérations. 

Chateaubriand  a  vécu  beaucoup  plus  en  pays  anglo-saxon 
que  M™"  de  Staid  :  non  seulement  il  a  fait  un  voyage  de  plu- 
sieurs mois  (Ml  Amérique,  mais  du  21  mai  1793  au  8  mai  1800, 
de  sa  vingt-cinquième  à  sa  trente-deuxième  année,  —  les 
années  décisives  de  la  vie,  —  il  a  vécu  en  Angleterre.  Il  y  est 
plus  tard  retourné  en  «  magnifique  ambassadeur  »,  comme 
il  aime  à  dire  dans  les  Mémoires  (V outre- tombe.  Lui-même 
s'est  plu  à  insister  sur  la  grande  influence  que  ce  séjour  a  })u 
avoir  sur  ses  d(^stinées  intellectuelles.  N'a-t-il  pas,  dans  ses 
rudes  années  de  Londres,  vécu  de  traductions  de  l'anglais? 
N'a-t-il  pas  parlé  d'amour,  en  anglais,  à  Charlotte  Ives?  N"a-t-il 
pas  mis  en  français,  vers  ou  prose,  Ossian  ou  John  Smith  son 
imitateur,  le  Cimetière  de  campar/ne  de  Gray  et  j)lus  tard  tout 
le  Paradis  perdu'!  C'est  en  trathiisant  Dargo,  Duthona  ou  Gaiil 
qu'il  a  forgé  l'instrument  poétique  avec  lequel  il  écrira  les 
Ma'iijrs.  Quoi  de  jdus  net  que  cet  aveu  des  Mémoires  sur  la 
disposition  dans  laquelle  il  quitta  l'Angleterre  en  1800  :  «  J'étais 
Anglais  de  manières,  de  goût  et,  jnsqnci  rin  certain  point,  de 
pensées  :  car  si,  comme  on  le  prétend,  lord  Byron  s'est  inspiré 
quelquefois  de  liené  dans  son  Childe-Harold,  il  est  vrai  de  dire 
aussi  fjuc  huit  anii(''es  de  résidence  en  Grande-Bretagne,  précé- 
dées d'un  voyage  en  Amérique,  qu'une  longue  habitude  de 
parler,  d'écrire  et  môme  de  penser  en  anglais,  avaient  nécessai- 
rement influé  sur  le  tour  et  l'expression  de  mes  idées  »?  Et 
quand  son  ami  Joubert  le  revit  en  France,  ne  parlait-il  pas  tout 
d'abord  de  «  le  débarbouiller  de  Rousseau,  d'Ossian,  des 
vapeurs  de  la  Tamise  »? 

Il  est  vrai  qu'à  son  retour  en  France,  l'amitié  de  Fontanes  et 
son  antipathie  pour  M"®  de  Staël  lui  inspirèrent,  dans  le  Mer- 
cure, quelques  articles  assez  étranges  sur  l'Angleterre,  sur 
Young  ou  sur  Shakespeare  :  le  futur  auteur  de  Génie  du  Chris- 


LA    l'KHIOllK   m     CONSILAT    HT    llK    I/KMIMHK  TOT 

lianisuie  y  essayait  de  rattacher  au  (•atlKjlicismc  la  |tlii|iait  des 
grands  écrivains  arii^lais  cl  de  montrer,  non  sculcmcnl  (jur 
Pope  était  catholique  et  que  «  Dryden  le  fut  |)ar  intervalles  », 
mais  encore  que,  itrohahlement,  «  ShaU('.s|)care  apparlenait  à 
l'Eglise  romaine  »,  Mais  il  s'est  lui-même  accusé  plus  tard 
d'avoir  examiné  Shakespeare  avec  la  «  lunette  classique  »,  et  il 
l'a  ]dacé,  pour  «  faire  amende  honorable  »,  au  nombre  des 
«  cinq  ou  six  écrivains  qui  ont  suffi  aux  besoins  et  à  l'alimenl 
de  la  pensée  »,  parmi  «  ces  génies-mères  qui  semblent  avoir 
enfanté  ou  allaité  tous  les  autres  ».  Le  véritable  sentiment  de 
Chateaubriand  sur  les  écrivains  anglais  doit  être  cherché  dans 
le  Génie,  dans  V Essai  sur  la  littérature  anglaise  {183G)  ',  enfin 
dans  les  Mémoires  (C outre-tombe.  On  trouvera  dans  VEssai 
moins  une  histoire  de  la  littérature  qu'un  recueil  d'articles  dont 
la  plupart  valent  beaucoup  mieux  que  le  mépris,  tout  à  fait 
injustifié,  de  Sainte-Beuve  pour  ce  livre.  On  y  constate,  il  est 
vrai,  que  l'auteur  de  René  pardonnait  difficilement  à  Byron  de 
l'avoir  imité,  et  que  celui  des  Martyrs  en  voulait  à  Walter  Scott 
de  son  incomparable  succès.  Mais  on  y  découvrira  sans  peine 
plus  d'une  admirable  page,  notamment  sur  celui  de  tous  les 
écrivains  anglais  qu'il  a  le  plus  aimé  et  le  plus  imité,  sur  ce 
Milton  dans  lequel  il  trouvait  toujours  «  un  charme  extraordi- 
naire de  vieillesse  et  de  jeunesse,  d'inquiétude  et  de  paix,  de 
tristesse  et  de  joie,  de  raison  et  d'amour  ».  Quand  les  Martyrs 
parurent  en  1809,  les  lecteurs  purent  constater,  par  les  imita- 
tions et  par  le  commentaire,  combien  cette  admiration  était 
profonde  et  sincère. 

Vienne  maintenant  Guillaume  Schlegel  et  viennent  les  cha- 
pitres, si  neufs  pour  l'époque  où  ils  furent  écrits,  qu'il  a.  dans 
son  Cours  de  littérature  dramatique  (traduit  en  1814),  consacrés 
à  l'ancien  théâtre  anglais  et  aux  contemporains  de  Shakespeare  -. 

1.  On  lit  dans  l'Avertissement  :  «  L'Essai  sut'  la  lilte'ralure  anr/laise  se  com- 
pose :  1"  de  quelques  morceaux  détachés  de  mes  anciennes  études,  morceaux 
corrigés  dans  le  style,  rectifiés  pour  les  Jugements,  augmentés  ou  resserrés 
quant  au  texte  :  2°  de  divers  extraits  de  mes  Méinoii'es...  :  3"  de  recherches  récentes 
relatives  à  la  matière  de  cet  Essai.  »  Plusieurs  morceaux  avaient  paru  dans  le 
Mercure  de  1800  et  de  1801.  —  Chateaubriand  cite,  parmi  ces  sources,  Warlon, 
Evans,  Percy,  Owen,  Roquefort,  etc.  11  a  aussi  puisé  dans  l'Idée  de  la  poésie 
anglaise  de  l'abbé  Vart  (,1749)  et  ilans  les  Essais  historiques  sur  les  bardes  de 
l'abbé  de  La  Rue  (1834),  prêtre  émigré  et  ami  de  W.  Scott. 

2.  G.  Schlegel  s'est  surtout  servi  des  travaux  île  Malone  et  de  Dodsley. 


708  LHS   1{KLATI()NS   IJTTKltAlltKS  AVKC   L  KTUANdKU 

('(iininonl  sdiilciiir  (\\\o  la  ixM'iode  impériale  ait  été  entièrement 
sti'iilc  pour  la  connaissance  de  TAnglelerre  en  France? 

Les  relations  avec  l'Italie  et  l'Espagne.  —  L'action 
(le  la  pensée  française,  |)eii  sensilde  alors  au  delà  de  la  Manche, 
s'est  exercée,  en  revanche,  au  delà  des  Alpes,  dans  le  domaine 
de  lail  cnnime  dans  celui  de  la  |>(tliti(|ue.  Les  répuhliques  que' 
la  Kévolulion  crée  successivement  en  Italie,  le  royaume  d'Italie 
avec  Napoléon  et  Eugène  de  Beauharnais,  celui  de  Naples  avec 
Joseph  Bonaparte  et  Murât,  n'ont  pas  seulement  adopté  nos 
codes  et  notre  administrai i(»u  L'influence  de  nos  mœurs  et  de 
notre  littérature  y  a  été  prépondérante,  souvent  même  tyran- 
nique.  «  Les  Français,  écrivait  Foscolo ,  dévastateurs  des 
peuples,  se  servent  de  la  liberté  comme  les  papes  se  servaient 
des  croisades'  «,  et  Alfieri  en  était  réduil  à  fuir  son  j)ays  pour 
fuir  notre  influence. 

Quand,  au  lendemain  du  Génie  du  Chris/ ian/^me,  en  1803, 
Chateaubriand  fut  nommé  secrétaire  d'ambassade  à  Rome,  il 
fut  profondément  frappé  de  la  décadence  lamentable  de  ce 
peu|de.  Lui  qui  croyait  arriver  dans  la  patrie  de  la  foi,  il 
écrivait  à  Chènedollé  :  «  Si  vous  saviez  ce  que  serait  ce  pays, 
s'il  n'avait  pas  ses  ruines!  Le  cœur  me  saigne...  »  Mais  —  et 
c'est  l'éternelle  revanche  de  cette  terre  d'Italie  —  il  subit  pro- 
fondément le  tliaiine  enveloppant  de  Rome,  «  qui  sommeille  au 
milieu  de  ses  ruines  »,  de  la  campagne  romaine,  si  désolée, 
mais  «  composée  de  la  poussière  des  morts  et  des' débris  des 
empires  «,  du  paysage  de  Naples,  [dus  suave  et  plus  frais  que 
«  des  fleurs  et  des  fruits  humides  de  rosée  ».  Dans  l'incompa- 
rable lettre  à  Fontanes,  dans  les  lettres  à  Jouberl,  dans  les 
Marli/rs,  il  a  su  exprimei-,  comme  jamais  écrivain  français  ne 
l'avait  exprimé,  le  prestige  de  Tllalie  })ittoresque,  et  les  roman- 
tiques, de  George  Sand  à  Gautier,  n'auront  vraiment  qu'à  mar- 
cher sur  ses  traces.  En  revanche,  il  a  peu  vu  l'Italie  moderne. 
D'Alfieri,  il  n'ainuiit  que  les  Mémoires,  mais  il  ne  goûtait  pas, 
au  témoignage  de  M.  de  Marcellus,  «  le  style  raidi,  froid  et 
pompeux  de   ses  drames  ».  L'Italie   a   beaucoup   agi,  comme 


i.  Voir  Ch.  Dejob,  Essai  de  hiblioffraphie  pour  servir  à  l'hixloirp  de  l'influence 
française  en  Italie  de  1796  à  1814  (dans  -V"""  de  :>lacl  et  Vllalin,  1890). 


LA    l'KIUllDI';    1)1     CO.NSTLAT    KT    l»K    L'K.MI>llt K  709 

rOrioiil,  siii-   limM^iiiJilion   de    (llialcaiildiiiml.   Si   1  On   cxcriile 
Dante,  t'Ilr  a  |»('ii  a^-i  sur  sa  [lenséc. 

Coriinir  OH  f  halle  est  le  fruit  «lu  vova^e  que  M'""  de  Staël  fit 
au  delà  des  Alpes,  en  d804  et  en  1805,  au  lendemain  de  la  mort 
de  Necker.  Fort  bien  accueillie  par  les  autorités  franr^-iises  et 
par   les    Italiens,  fêtée  ])our   son  esprit    et  [lonr  ses  dons  [toéti- 
ques,  qui  lui  valurent  une  réception  enthousiaste  à  l'Académie 
des  Arcades,  elle  ajustement  vu  de  l'Italie  ce  que  Chateaubriand 
en  avait  négligé  :  la  vie  sociale,  littéraire  et  politi(jue.  Assu- 
rément, elle  a  parlé  judicieusement  de  l'Italie  ancienne  et  il  y 
a  dans  Corinne  des  chapitres  curieux  sur  les  ruines  de  Rome. 
Mais  elle  a  peint  mieux  encore  la  Rome  ou  la  Naples  de  iSOo. 
Elle  était  guidée  ici  par  ses  amis  italiens,  dont  le  plus  célèbre 
est  Monti'.  Surtout,  elle  se  laissait  ravir  par  son  enthousiasme 
pour  ces  natures  méridionales,   essentiellement  sociables,  ora- 
toires  et  lyriques,  dont  elle  a  fait  comme  une  synthèse  dans 
Corinne.  Corinne,  c'est  le  g-énie  italien  :  «  Ici  les  sensations  se 
confondent  avec    les   idées,   la  vie  se  puise  tout  entière  à  la 
même  source,  et  l'àme,  comme  l'air,  occupe  les  confins  de  la 
terre  et  du  ciel.  »  Personne  n'a  parlé  avec  plus  de  sympathie  que 
M™^  de  Staël  des  Italiens  du  commencement  de  ce  siècle.  Elle 
déplorait  leurs  faiblesses,  leurs  superstitions,  leurs  discordes, 
et  les  palinodies  de  Monti,  et  l'abaissement  général  des  carac- 
tères. Mais  elle  ajoutait  :  «  Il  n'y  a  point  d'hommes  plus  persé- 
vérants,   ni  plus    actifs,    quand  une   fois  leurs  passions    sont 
excitées.  »  Servi  siam,  si,  disait  Altîeri,  ma  servi  ognor  fre- 
■menti.    C'est  avec   une  grande   sympathie    pour  les   destinées 
de  l'Italie  qu'elle  a  parlé  de  Cesarotti,  de  Yerri,  de  Bettinelli, 
d'Alfîeri,  de  Monti,  de  Pindemonte,  —  et  cela  sans  préjudice 
des  classiques  de   la  veille  ou  de  lavant-veille.  Aussi  a-t-elle 
mérité  la  reconnaissance  durable  des  Italiens.   Son  livre  sou- 
leva un  enthousiasme  g"énéral.  On  se  plut  à  y  entrevoir  «  l'Italie 
de  l'avenir  »,  et  Byron  a  avoué  quelque  part  que,  quand  il  son- 
greait  à  ce  pays,  il  pensait  «  aA'ec  les  pensées  de  M""  de  Staël  ». 
Elle-même   devait  y  revenir  en  1815  et  181  G.  Elle  rencontra 
alors  Confalonieri,  apôtre  de  l'indépendance,  et  écrivit  dans  la 

1.  Lellere  inédite  del  Foscolo,  del  Giordani  e  délia  signora  di  Staël  a  Vinc. 
Monti  (Livourne,  18"6). 


710  LKS   KKLATIUNS  LITTKUAIIIKS   AVKC,   L  l'ITUAMlHll 

Biblioteca  italiaua  m»  ailich»  i-ol(Milissniil  (|iii  suscilii  le  inouve- 
iiiriif  roinaiitiqiK^  italien.  Son  nom  reste  attaché  à  l'histoire  de 
la  reiiaissaiico  intellectuelle  et  |»olifi([ne  de  l'Italie. 

Elle  a  contrihui''  aussi  à  réclosion  des  travaux  dont  la  litté- 
rature italienne  fut,  sous  l'Empire,  l'objet  en  France.  Ginguené 
commence  en  4811  la  publication  de  son  Histoire  littéraire 
d^Italie,  bientôt  traduite  en  italien.  Le  Genevois  Simonde  de 
Sismondi,  ami  de  M""  de  Staël,  publie  son  Histoire  de  la  litté- 
rature du  midi  de  V Europe  (1813),  le  premier  tableau  général 
des  littératui-es  romanes  publié  chez  nous,  jiarticulièrement 
solide  en  ce  qui  touche  l'Italie,  dont  l'auteur  parlait  d'expérience 
et  avec  amour.  Do  tout  ce  mouvement  d'érudition,  qui  aboutira, 
à  travers  Stendhal,  à  Fauriel  et  à  J.-J.  Ampère,  M"'"  de  Staël 
n'a  pas  assurément  tout  le  mérite,  mais  elle  a  du  moins  donné 
le  signal. 

Sismondi,  dans  son  livre,  traitait  longuement  aussi  de  cette 
Espagne  que  le  xvnr'  siècle  avait  tant  méprisée,  mais  dont  Cha- 
teaubriand venait  justement,  dans  son  charmant  récit  du  Dernier 
Aliencérage,  d'exalter  le  génie  héroïque  et  romanesque  '.  L'année 
suivante,  la  traduction  française  du  livre  de  G.  Schlegel  per- 
mettait au  public  français  de  s'orienter  dans  l'ancien  théâtre 
espagnol,  dont  l'auteur  faisait  comme  le  type  achevé  du  drame 
nouveau.  «  Parmi  les  peuples  de  l'Europe  moderne,  écrivait-il, 
il  n'y  a  en  a  que  deux,  les  Anglais  et  les  Espagnols  (car  le 
théâtre  allemand  n'existe  encore  qu'en  espérance),  qui  aient  un 
théâtre  national  et  original  ».  L'Espagne  est,  avec  l'Angleterre, 
la  seule  nation  véritablement  romantique.  Telle  était  l'admira- 
tion de  Schlegel  pour  la  littérature  espagnole  qu'il  [)leurait 
devant  Stendhal  en  parlant  de  Calderon  et  qu'au  témoignage  de 
Benjamin  Constant,  s'il  lui  arrivait  de  défendre  son  cher  Cer- 
vantes, «  il  jiàlissait  et  ses  yeux  se  rem|dissaient  de  larmes  -  ». 

Les  relations  avec  l'Allemagne.  —  De  toutes  les 
nations  de  l'Europe,  l'Allemagne  est  peut-être  celle  sur  laquelle 
le  joug  de  Napoléon  a  jiesé  le  plus  durement,  mais  c'est  celle 
aussi  sur  laquelle^  rinlluence  française  s'est  le  plus  exercée.  La 

1.  Sismondi  a  lieaucoiiii  puisé  dans  Vllisioire  de  la  li/lrra litre  esprir/nule  de 
BoulerwfrU,  traduite  en  1S12  (2  vol.  in-S").  Voir  aussi  de  iMaliuonlet  et  L.  de 
Caiitelcu,  Essai  sur  la  litl.  espafjnole  (1810). 

1.  Stendhal,  Covresp.  inéd.,  i.  I,  p.  31.  —  B.  Constant.  Journal  intime,  p.  33. 


I 


LA    l'KUKlDK    llf   CONSILAT    KT    l)K   LK.MMIItl-;  711 

Franco  impériale  a  imposé  à  rAlIemagn»'  s(jii  adminislralioii 
et  ses  codes  el  ses  mœurs.  L'Allemagne  nous  a  renvoyé,  en 
échange,  sa  philosophie  et  sa  littéraUire. 

Ce  n'est  pas  M"""  de  Staël,  comme  on  la  dit  souvent,  qui, 
la  premièie,  a  l'ait  connaître  cette  littérature  en  France.  Le 
livre  De  l Allcindipv'  est  lui-même  comme  le  dei-nier  terme 
d'un  mouvement  d'idées  qui  date  de  la  Révolution.  jSuUe  part 
l'émigration  n'avait  été  si  nomhreuse  qu'en  Allemagne:  nulle 
part  elle  n'avait  produit  de  plus  importantes  consé([uences  dans 
Idrdre  de  la  pensée.  Nomhre  de  Français  de  marque  s'étaient, 
pendant  leur  exil  en  Allemagne,  initiés  à  la  langue  et  à  la  pensée 
de  ce  pays  :  Narhonne  et  Mounier  avaient  correspondu  avec 
Schiller  ou  Gœthe;  Gérando  avait  étudié  les  philosophes  alle- 
mands et  préparé  son  Histoire  comparée  des  si/stèines  de  philo- 
sopliie  (1801),  oi^i  ils  tiennent  une  grande  place;  Camille  Jordan 
avait  fréquenté  Gœthe,  Schiller,  Wieland,  Herder,  et  avait 
expliqué  leur  œuvre  à  M""'  de  Staël;  le  marquis  de  la  Tresne, 
Senac  de  Meilhan,  Chènedollé,  Jordan,  avaient  traduit  et  étudié 
KIopstock;  des  émigrés  avaient  créé  le  Spectateur  du  \ord,  les 
Archives  littéraires  de  l'Europe,  d'autres  recueils  encore,  oii 
l'on  trouve  de  curieuses  études  sur  l'Allemagne.  Enfin,  surtout, 
(Charles  de  Yillers,  officier  français  émigré  à  rFiiixei'sité  de 
Gœttingue  et,  plus  tard,  professeur  de  littérature  française  à 
cette  même  Université,  s'était  épris  de  l'éducation,  de  la  reli- 
gion, de  la  philos(»phie  germaniques,  et  s'était  donné  pour  mis- 
sion de  révéler  à  la  France  le  génie  allemand.  Non  seulement 
Villers  avait  connu  de  près  la  plupart  des  grands  écrivains  de 
sa  patrie  d'adoption,  mais  il  avait,  dans  une  série  d'articles,  de 
livres  et  de  pamphlets,  très  curieux,  quoique  passionnés,  pour- 
suivi par  la  plume  son  apostolat'.  Dans  son  Coup  d\eil  sur  les 
Universités  et  le  mode  d" instruction  publique  de  r Allemagne  pro- 
testante (1808),  il  faisait  connaître  à  la  France  l'organisation 
des  Universités  allemandes  et  insistait  sur  le  caractère  encyclo- 
pédique et  scientifique  de  leur  enseignement.  Dans  sa  Philoso- 
phie de  Kant  (1801),  il  essayait  dacclimater  chez  nous  la  grande 
œuvre  du  philosophe  de  Kœnigsberg,  qui  devait,  suivant  lui. 

d.  Brie'e  an  C/i.  île  Villers,  ]).  p.  M.  Isicr  (2    rd..  Haniliouri.'.  IS8:5). 


712  LES   1U-:LAT1(INS   LITTKllAIllKS   AVKC   L  KTliANllKIl 

liàlrr  (liez  nous  «  le  développement  de  la  moralité  et  de  la 
science  ».  Dans  son  Essai  sur  la  ré  format  ion  de  Luther  (1804), 
il  f»lorifiait  le  protestantisme  et  nous  proposait  l'idéal  d'une  reli- 
gion fondée  uni(iuement  sur  la  conscience  morale.  Charles  de 
Villei's,  dont  les  livres  nOut  pas  beaucoup  agi  sur  le  giand 
public,  a  exercé  une  réelle  influence  sur  Benjamin  Constant  et 
sur  M"'"  de  Staël.  Il  a  confirmé  le  premier  dans  son  g-oût  pour 
l'Allemagne  et  dans  certaines  de  ses  aversions  pour  la  France. 
Il  ;i  [)0ussé  la  seconde  avenir  en  Allemagne  chercher  des  sourc(»s 
nouvelles  d'inspiration  poétique  et  dc-motion  morale. 

Si  Yillers  a  été  l'un  des  collaborateurs  de  M'"*  de  Staël,  il  n'a 
pas  été,  d'ailleurs,  le  seul.  Elle  a  dû  beaucoup  aux  conseils 
directs  du  précepteur  de  son  fils,  de  ce  Guillaume  Schlegel  dont 
elle  admirait  beaucoup  la  critique  spirituelle  et  ingénieuse  et 
dont  elle  a  entendu,  à  Vienne,  en  1808,  le  cours  célèbre  sur  la 
littérature  dramatique  '.  Elle  a  dû  également  beaucoup  aux  con- 
versations de  Benjamin  Constant,  dont  la  médiocre  traduction 
de  W'ollritstein,  accompagnée  de  curieuses  réflexions  siu^  le 
théâtre  allemand  (1809),  témoigne  du  moins  d'une  grande 
curiosité  des  choses  germaniques.  Elle  est  redevable  à  Camille 
Jordan,  à  Chênedollé,  à  ses  visiteurs  allemands  de  Coppet.  — 
Tout  cela  n'empêche  pas  le  livi-e  De  C Allemagne  (1810-1813)  de 
rester  l'œuvre  la  jjIus  importante  que  l'étude  des  littératures 
étrangères  ait  inspirée  en  France  au  xix°  siècle. 

De  ses  deux  séjours  en  Allemagne  (cinq  mois  à  Wëimar  et  à 
Berlin,  six  mois  à  Vienne  et  dans  l'Allemagne  du  Sud),  elle  a 
rapporté  une  (ruvre  toulTuc,  plus  licbe  encore  de  confessions 
personnelles  que  d'observations,  mais  non  |»as  dénuée  pour  cela 
de  critique  et  d'expérience,  où  les  Allemands  de  1815  eurent 
quelque  peine  à  reconnaître  les  Allemands  de  1804,  —  ces  dix 
années  n'avaieut-elles  [)as  tout  bouleversé  en  Euro|)e  et  dans  le 
monde?  —  mais  où  revit,  en  suuime,  la  grande  Allemagne  du 
commencement  de  ce  siècle,  lAllemagne  de  llerder,  dcWieland, 
de  Schiller,  de  Jean-Paul  et  de  Gœthe.  Oiluvrc  incomplète,  si 
l'on  veut,  mais  œuvre  géniale,  qui  a  révélé,  comme  Gœthe  en 
convient.  l'Allemagne  aux  Allemands,  et  (jui  a  sûrement,  pen- 

1.  Voir,  sur  la  dolle  «le  M'""  de  Stai-I  envers  lui.  Osr.'i"  F.  Waizel,  Fvau  von 
Slaëls  Uiicli  ..  De  l\illemat/ite  •■  und  Wilfielm  Se fdeyel  (\\\'imiii\  1S9S). 


LA    l>K|{lii|lK   ])r   CdNSILAT    KT    IIK    L  KMl»!  Il  H  7  1  :{ 

daiit  un  (lenii-sirclc  ou  prosquo,  inspiré  aux  J'^iaiirais  le  rL'Sjicct 
et  laïunui'  (le  leurs  voisins. 

Ce  <|u'elle  a  le  mieux  vu  do  l'Allcmaprne,  c'est  la  Saxe  et, 
de  la  Saxe,  c'est  Wciiiiar.  Elle  n'a  aiuié  ni  la  Prusse,  trop  mili- 
litaire  et  sèche,  ni  rAlleinagiie  du  Sud,  trop  frivole  et  troj»  peu 
inlellectncllc.  D'après  le  milieu  saxon  où  elle  a  surtout  vécu, 
elle  s'est  forué  l'imaiio  d'un  peuple  naturellement  grave,  phi- 
losophe, assez  [)eu  enclin  aux  plaisirs  de  la  société  —  c'est  le 
principal  rej)roche  qu'elle  lui  adresse,  —  mais  admirahlement 
doué  pour  la  méditation  solitaire  et  les  travaux  de  l'esprit,  admi- 
rahlement riche  en  métaphysiciens,  en  poètes,  en  apôtres.  Il 
est  vrai  qu'elle  a,  faute  de  préparation  spéciale,  assez  mal  parlé 
des  philosophes,  qu'elle  admirait  de  confiance  et  d'un  peu  trop 
loin.  Mais  elle  a  très  hien  parlé  des  mceurs  allemandes,  de 
la  langue,  des  Universités,  de  la  religion.  Elle  en  a  jtarlé  avec 
une  évidente  sympathie,  mais  sans  abdiquer,  comme  Villers, 
sa  qualité  de  Française,  sans  tomber  dans  le  pamphlet,  dans  la 
satire  ou  même  dans  l'ironie.  Si  le  livre  se  termine  sur  une 
exclamation  douloureuse  et  pathétique,  qui  a  fort  choqué  la 
police  impériale,  ce  n'est  là  que  l'expression  de  son  patriotisme 
ardent  et  de  son  haut  spiritualisme.  En  parlant  de  l'Allemagne, 
elle  n'a  jamais  cessé,  quoi  qu'en  aient  dit  ses  ennemis,  de  songer 
à  la  France. 

A-t-elle  prétendu,  en  louant  la  littérature  allemande,  rabaisser 
la  nôtre?  Le  reproche  n'est  pas  moins  injuste.  Elle  a  cru,  très 
sincèrement,  qu'à  une  littérature  épuisée  et  desséchée  et 
asservie,  il  y  avait  intérêt  à  opposer  une  littérature  vigoureuse, 
originale,  riche  de  sève  morale,  —  et  elle  l'a  cru  très  légiti- 
mement. Au  surplus,  l'expérience  lui  a  donné  raison.  Toute  la 
poétique  du  drame  romantique  sortira  des  chapitres  si  neufs 
qu'elle  a  consacrés  au  théâtre  de  Lessing,  de  Schiller,  de  Go'the, 
ou  même  de  Zacharias  Werner.  Jamais  encore  on  m'avait  uni, 
dans  un  plus  intime  et  plus  heureux  alliage,  l'analyse  des- 
œuvres et  la  critique.  Si  elle  a  commis  des  erreurs  de  détail, 
soit  dans  ses  traductions,  soit  dans  ses  jugements  ',  elle  n'en  a 

1.  Il  manque  une  lionne  édition  critique  de  VAllemaffne.  —  Comme  exemples 
des  inexactitudes  de  M""  de  Staël,  qui  souvent  cite  ou  analyse  de  mémoire,  on 
peut  voir  l'analyse  de  la  Lenore  do  HiirL'er,  celles  de  Ifoii  Cdrlus  ou  de  Jeanne 


714  LES   UHLATKl.NS   UTTKILVIHKS   AVKC  L"ÉTI!AM;i:1! 

pas  moins  l'cndii  avec  un  siiii:uliei'  Itonliour  d'expression  la 
physionomie  générale  des  hommes  et  des  choses.  Surtout  elle 
les  a  fait  aimer.  Ce  livre  éloquent,  passionné,  tout  chaud  d'en- 
thousiasme, —  cette  «  prière  d'une  àme  exilée  qui  demande  un 
refug-e  dans  l'univers  moral  »  ,  selon  l'expression  d'Edgar 
Ouinel,  —  toucha  au  C(i'ur  hi  France  do  1813,  doù  allait  sortir 
la  France  de  1820  et  de  18IJ0.  «  La  France  et  l'Allemagne, 
écrira  V.  Hugo  —  écho  de  M""  de  Staël,  dans  le  Wiin  —  sont 
essentiellement  rEuro[»e.  L" AUemcujne  est  le  cœur  et  la  France 
la  tête.  »  Le  livre  de  M'""  de  Staël  a  fait  aimer  la  littérature  de 
l'Allemagne  à  travers  l'àme  allemande. 

Plus  généralement  il  a  imprimé  une  direction  décisive  à  la 
critique  internationale.  Elle  était,  jusque-là,  purement  éruditc 
et  intellectuelle  :  d'excellents  et  consciencieux  historiens,  les 
Ginguené  ou  les  Sismondi,  puhliaient,  sur  les  littératures  étran- 
gères, des  livres  solides  ou  ijigénieux,  mais  froids.  M'""  de  Staël 
la  première,  en  puhliant  sur  une  littérature  voisine  de  la  nôtre, 
un  livre  ému  et  profond,  donna  l'exemple  d'une  nouvelle  sorte 
de  critique.  Elle  montra  qu'on  pouvait  parler  des  littératures 
modernes  avec  la  même  sincérité  d'accent,  la  même  chaleur 
d'enthousiasme,  presque  la  même  ferveur  que  des  littératures 
anciennes.  Cela  étonna  et  cela  choqua.  Il  y  eut  des  protesta- 
tions sincères,  il  y  en  eut  plus  encore  d'intéressées.  Mais  l'admi- 
ration est  contagieuse,  et  il  ne  faudra  pas  heaucoup  d'années 
pour  que  la  critique  romantique  parle  de  toute  l'Europe  litté- 
raire, —  indiscrètement  peut-être,  mais  sincèrement,  —  sur 
le  ton  dont  M"'"  de  Staël  avait  parlé  de  l'Allemagne. 


//.   —  La  Restauration  et  la  Monarchie 

de  Juillet  (1815-1848). 

Le  cosmopolitisme  romantique.  —  Dès  les  commence- 
ments du  mouvement  romantique,  les  critiques  des  deux  partis 
ont  comjiris  (|ue  le  sort  de  ce  mouvement  était  intimement  lié 

il  Arc  «le  Schiller. —  Elle  a  beaucoup  puisé,  <le  son  propre  aveu,  dans  les  œuvres" 
rriliques  de  Schiller  el  de  F.  Schlegel,  dans  lleeren  ou  Jean  de  Millier,  dans  YUis- 
toire  (l'Alicmof/iie  de  Mascow.  dans  Ancillon. 


LA    liKSTAIIl  ATKi.N    KT    LA    MON  AIICII I  K    DK   .M  ILLLT  7  l  il 

à  rintolligcncc  des  litl(''r;iliir('s  ('tran,ii'<'Tos.  'i'uiidis,  en  cnct.  ([iif 
la  littérature  de  rKmpire  s'elTorrail  clicz  nous  di'  ressusciter 
les  théories  et  les  formes  classicjues,  tandis  que  Chateauliriarid 
lui-même,  dans  les  Marlijrs,  ne  réussissait  pas,  avec  tout  son 
génie,  à  se  dégager  de  l'imitation  antique,  certaines  nations 
étrangères  produisaient  des  o'uvres  orientées  [dus  rr.iriclicment 
vers  des  horizons  nouveaux.  En  AngleteriT.  (ïoleridge  et 
Wordsworth  donnaient  dès  1798  les  Lijrical  Jkillfids:  Byron 
débutait  en  1807,  terminait  en  d812  les  deux  premiers  chants 
de  son  Childe-HarohK  en  1817  son  Manfred;  Walter  Scott  com- 
mençait, en  1814,  par  Waverley,  la  longue  série  de  ses  romans 
historiques.  En  Allemagne.  Scliiller  était  mort  en  1803,  mais 
Goethe  jmhliait  en  1808  la  première  partie  de  Faust,  en  1800 
les  Af/inifés  électives,  en  1819  le  Divan  oriental.  Avant  1820, 
Jean-Paul  et  HofTmann  écrivaient  leurs  principales  oeuvres, 
Fichte  et  Hegel  leurs  ouvrages  philosophiques,  NieJjuhr,  son 
Histoire  romaine  (1811).  En  Italie  même,  où  Alfieri  était  mort 
en  1803,  Loopardi  donnait  ses  Canzoni  (1818),  ]Manzoni  ses 
Inni  sacri  (1810)  et  sa  tragédie  de  Carmagnola  (1820). 

En  rapprochant  ici  les  dates  de  quelques  œuvres  étrangères 
dont  la  plupart  ont  exercé  une  influence  en  France,  je  n'ai 
d'autre  but  que  d'expliquer  comment  et  pourquoi  nos  roman- 
tiques ont  pu  et  dû,  dès  les  commencements,  porter  le  débat 
sur  ce  terrain.  Ils  sentaient  fort  bien  que  la  plupart  des  grandes 
littératures  européennes  avaient  pris  sur  nous  une  sorte 
d'avance.  De  là  vient  que  Dussault,  attaquant  les  doctrines 
romantiques,  les  dénonçait  comme  des  «  fruits  étrangers  ».  De 
là  vient  que  Stendhal,  les  défendant,  pouvait  écrire  en  1823, 
non  sans  apparence  de  raison  :  «  L'Allemagne,  l'Angleterre  et 
l'Espagne  sont  entièrement  et  pleinement  romantiques.  Il  en 
est  autrement  en  France'...  »  Ils  sont  nombreux  alors  ceux 
qui  s'étaient,  suivant  l'expression  si  énergique  de  Lamartine, 
«  réfugiés  dans  la  pensée  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne  », 
ceux  qui  ont  pu  se  proclamer  avec  lui  «  fils  de  M""  de  Staël  ». 
Que  faisaient-ils  donc  que  réaliser  le  programme  qu'elle  avait 

1.  Sur  l'infliionfe  élrantrêre  dans  le  roiiianlisine,  voir  A.  de  Musset,  Lettres 
de  Dupuis  et  Cotonel:  Th.  Gautier,  Histoire  (tu  romantisme,  p.  51  et  suiv.  ;  Lamar- 
tine, Des  destinées  de  la  ■poésie:  A.  Dumas,  Souvenirs  (Irun)ati(jues,  etc. 


710  LKS    1U':L.\TI(I.NS    LITTHlîAliiKS   \\  VA]    I/KTILWC.  h^lt 

ti'acé  ol  (|ii<'  i"o|»reiiait  jijirùs  vWc  luii  «les  plus  i^raiids  d'enti'o 
eux,  AlIVed  de  Viiiny,  quand  il  écrivait  :  «  Sans  doute,  nos 
i^rands  maîtres  nous  ont  laissé  un  magnifique  trésor  national, 
mais  eniin  il  n'est  pas  inépuisable,  et  Ton  sentira  de  plus  en 
plus  la  nécessité  d'ajouter  des  tableaux  aux  nôtres,  comme  à 
l'Ecole  IVançaise  nos  musées  ont  joint  les  chefs-d'œuvre  des 
écoles  italienne,  ilamande  et  espaifnole.  Les  exclusions  étroites 
ne  sont  pas  dans  le  iiénie  de  notre  glorieuse  nation  K  » 

Assurément  cette  admiration  pour  les  maîtres  étrangers  a 
été  parfois  un  peu  confuse  et  indiscrète.  Souvent  aussi  elle  n'a 
reposé  que  sur  une  connaissance  incomplète  des  modèles.  Mais, 
en  vérité,  tous  ceux  de  nos  classiques  qui  se  réclamaient  des 
écrivains  anciens  étaient-ils  donc  de  si  grands  connaisseurs  de 
l'antiquité?  n'ont-ils  jamais  commis  d'erreurs  de  sens,  d'ana- 
clironismes  ou  de  fautes  de  goût?  ne  trouve-t-on  pas,  jusque 
dans  les  œuvres  des«plus  grands,  d'étranges  libertés  prises  avec 
l'histoire?  Et,  si  l'on  a  parfois  accablé  les  romantiques  pour 
avoir  travesti  leurs  modèles  étrangers  ou  pour  les  avoir  défi- 
gurés, n'est-ce  pas  que  l'on  confond  deux  choses  voisines, 
mais  cependant  différentes  :  la  connaissance  précise  du  décor, 
du  costume,  des  détails  historiques  et  géographiques,  ce 
qu'on  appelle  d'un  mot  «  la  couleur  locale  »  —  et  l'intelli- 
gence des  sentiments,  des  idées,  que  ces  modèles  exprimaient, 
et  (pii  seule,  à  vrai  dire,  conduit  à  l'influence  littéraire  j)ro- 
prement  dite?  Corneille  a  mal  connu  les  «  mœurs  »  romaines, 
et  Racine  a  travesti  le  «  costume  »  grec.  L'influence  latine 
est-elle  pour  cela  absente  de  Cinna,  ou  l'inlluence  grecque 
de  Phèdre'! 

D'autre  part,  ni  Rousseau,  ni  Chateaubriand,  ni  M"""  de  Staël 
n'ont  produit  toiil  le  romantisme  français.  S'il  en  était  ainsi,  il 
faudrait  donc  expliquer  comment  l'un  des  plus  français  de  nos 
romantiques,  comment  Alfred  de  Musset  a  pii,  dans  la  (Con- 
fession cVun  enfant  du  siècle,  associer  dans  une  même  page  les 
noms  de  Napoléon,  de  Ryron  et  de  Gœthe  :  «  Or,  vers  ce  temps- 
là,  deux  poètes,  les  deux  ]dus  beaux  génies  du  siècle  après 
Napoléon,  venaient  de  consacrer  leur  vie  à  rassembler  tous  les 

1.  Avanl-propos  du  More  de  Venise  (183'.)). 


LA    UKSIAIIIATIIIX    |;t    LA    Mn.N  A IICII IK    DK   .ILILLKT  7  17 

('léments  d'aniroisse  ci  de  dou^Mir  rpars  .Luis  riiiiivcrs...  » 
L'un  avait  rcril  Faust  et  l'autre  Mfmfred.  Or  ..  iinainl  h-s  idom 
anglaises  et  alletnaiides  passèrent  ainsi  sur  nos  télés,  ce  fut 
comme  un  dégoût  morne  et  silencieux,  suivi  d'une  convulsion 
terrible...  »  L'innuence  de  Byron,  celle  de  (iiellie  a  donc 
ini|>iimé  une  diicclion  nouvelle  a  la  UK'daucolie  du  siècle,  et  il 
est  certain  que  le  si«''cle  eût  été  mélancolique  sans  eux,  mais 
peut-être  bien  qu'il  eut  été  mélancolique  autrement. 

Toute  la  question  de  l'influence  éfraui^ère  dans  le  runumtisme 
français  se  réduit  à  rechercher  de  quelle  façon  nouvelle  pour 
nous  certains  écrivains  étrangers  avaient  exprimé  des  senti- 
ments qui  ne  sont,  en  leur  f(.nd,  le  privilège  d'aucun  peuple. 
Schiller  et  Shakespeare  en  France.  —  Quoique  Shake- 
speare fût  célèbre  chez  nous  depuis  le  xvm"  siècle,  cependant 
il  n'a  été  pleinement  compris  que  vers  182",  c'est-à-dire  après 
Schiller.  Il  semble  que  le  théâtre  allemand  ait  fravé  en  France 
la  voie  au  théâtre  anglais. 

M""^  de  Staël  et  Guillaume  Schlegel  avaient  parlé  très  lon- 
guement du  théâtre  allemand.  B.  Constant  avait,  dès  1809, 
adapté  Wallenstein  et  par  là  déchaîné  une  longue  série  d'imita- 
tions de  Schiller.  Mais  les  deux  publications  qui  déterminèrent  la 
vogue  du  théâtre  allemand  furent  la  traduction  de  Schiller  par 
Barante,  en  1821,  et  celle,  dans  la  collection  des  Chefs-d'œuvre 
des  théâtres  étrangers  de  Ladvocat,  de  presque  tout  le  théâtre 
de  Gœthe,  de  quelques  drames  de  Lessing,  de  Kotzebue  et  de 
Werner.  Les  dramaturges  romantiques,  surtout  de  second  ordre, 
Dumas  père  ou  Casimir  Delavigne,  ont  beaucoup  puisé,  dans 
ces  deux  recueils,  de  sujets  de  pièces.  Mais  tous,  ou  presque 
tous,  depuis  Lebrun  jusqu'à  Soumet,  — et  ceux-là  surtout  qu'on 
peut  appeler  «  les  semi-romantiques  »,  —  ont  pris  à  Schiller 
son  art  de  mettre  en  scène  les  grands  faits  historiques,  la  vie 
et  la  familiarité  de  ses  dialogues,  les  tirades  éloquentes  et  sen- 
tmientales  aussi,  dans  lesquelles  l'écrivain  allemand  avait  su 
marier  la  pensée  française  avec  la  sentimentalité  germaniiiue. 
«  Le  talent  de  Schiller,  écrivait  très  justement  Théophile  Gau- 
tier, est  un  produit  singulier  de  la  manière  de  Shakespeare  et 
de  la  philosophie  du  xvm''  siècle.  »  C'est  ce  qui  explique  sa  for- 
tune surprenante  et  si  facile  parmi  nous.  Aux  audaces  grossières 


7IS  LKS    IU-:L\T1()NS    IJTTKItAlIlKS    AVKC    L  KTUA  MlKli 

ilii  iiitModrainc  dos  Cai^iiicz  et  des  Pixérécourt,  Schiller  a|)})or- 
(ait  le  correctir  de  son  ail  consommé  et  le  tempéranieni  île  sa 
pensée  généreuse.  Pixérécourt  coupé  de  Schiller,  c'est  tout 
Dumas  père.  Le  poète  allemand  me  paraît  avoir  agi  surtout  sur 
la  constitution  même  du  drame  romantique,  en  tant  que  drame 
liis(()ii(jnf,  lyi'iijue  et  oi'aloire,  et  il  laut  joindre  à  son  nom  — 
plutôt  (jue  le  nom  de  Goethe  —  celui  de  Zacharias  Werner,  si 
admiré  de  Stendhal,  jxièfe  violenl,  fanatique  et  somhre,  mais 
dramatique  et  puissant. 

Bien  plus  profonde,  mais  bien  ])lus  lente  à  s'étahlir  a  été 
rintluence  de  Shakespeare'. 

On  discutait  depuis  tantôt  un  siècle  de  Shakesjieare.  On  ne  le 
connaissait  pas.  Les  traductions  du  xvnf  siècle  étaient  insuffi- 
santes. Les  notions  historiques  sur  INeuvre  et  sur  l'homme 
étaient  confuses.  Dumas  père,  encore,  distinguera,  sans  sour- 
ciller, trois  périodes  dans  la  vie  du  poète  :  la  jeunesse,  oii  il 
aurait  fait  Hamiet,  —  qui  est,  notons-le  timidement,  de  1602,  — 
la  maturité,  où  il  aurait  écrit  le  Hoi  Lear,  —  qui  est  de  1605, 
—  la  vieillesse,  à  laquelle  appartient  Richard  III,  —  qui  est 
de  4393.  Ce  qui  est  plus  grave,  en  1849  encore  Deschamps,  à 
la  suite  de  son  Macheth  et  de  son  Roméo,  réimprimera  la  fade 
et  inexacte  biographie  de  Letourneur.  D'une  façon  générale, 
jusqu'à  la  mort  de  Talma  en  1826,  on  a  surtout  connu  Shake- 
speare par  les  adaptations  de  Ducis,  parce  que  Talma  les  jouait 
avec  génie.  Ceux  qui,  comme  Népomucène  Lemèrcier,  écri- 
vaient des  ili-ames  ou  des  comédies  «  shakespeariennes  »  bor- 
naient leurs  audaces  à  multiplier  les  scènes,  à  violer  les  trois 
unités  et  à  inlroduii'e  quelques  familiai'ités  dans  le  dialogue. 
«  Ilamlel,  écrivait  (jieofi'roy,  est  une  composition  entièreiuent 
barbare  et  où  Ton  ne  découvre  ancviir  trace  des  idées  et  de  la 


I.  Les  principales  Iraduclions  sont,  pour  la  période  romantique  :  en  1821, 
Ltîtonrnour  revu  par  Guizol  et  A.  Pichot  (13  vol.  in-S");  —  en  1839-40,  Letourneur 
revu  par  F.  Michel  (3  vol.  in-S");  —  en  18il-43.  H.  Laroche  (7  vol.  in-! 2).  Il  y  faut 
ajouter  la  traduction  des  Chefs-d'œuvre  de  Shahesppare  par  A.  Bruguière  de 
Sorsuni,  l'ami  d'Alfred  de  Vigny  (1820,  2  vol.  in-S")  et  un  grand  nombre  de  tra- 
ductions et  ada|)lations  de  pièces  isolées,  dont  les  principales  sont  :  Richard  I II 
el  Jeanne  Shure  de  N.  Leniercier  (1823),  Roynéo  et  .lulirlle  de  Soulié  (1828), 
Macbeth,  mélodrame  de  Ducange  et  Bourgeois  (1829)  le  More  de  Venise  d'A.  de 
Vigny  (1829),  les  Macheth  de  J.  Lacroix  (1840)  el  d'E.  Deschamps  (lS4i),  Ilamlel 
d'A.  Dumas  el  P.  Mcurice  (iHil),. Jules  César  d'A.  Barbier  (1848),  Roméo  et  Juliette 
d'É.  Deschamps  (1839),  Comme  il  vous  plaira  de  George  Sand  (ISbC),  etc.- 


LA    RESTA  IIIATHIX    KT    LA    MONA  IICII I  K    llK  .IIIIJ.KT  7  I '.t 

incmièrr  (/'•  So/i/ioclf.  »  lliMoiicilicr  Sliak('S|»('are  avec  Sojdioclc, 
lininillcr  Sojiliocle  avec  SliaUcsiicaro,  ni  la  criliciiic  ni  riinila- 
tioii  ne  sortaient  lincro  de  là. 

L'intluence  de  Shakespeare  commence  d'abord  dans  la  criti(jii<'. 

—  De  1820  à  1827,  il  y  a  un  progrès  lent,  mais  notahle,  dans  la 
manière  dont  on  parle  du  poète.  C'est  Guizol  monlianl,  en  lètc 
de  sa  traduction  de  1821,  que  le  système  shakespearien  réj)ond, 
mieux  que  le  système  classique,  à  Tàg-e  moderne,  et  pourquoi; 
c'est  Stendhal,  dans  sa  spirituelle  —  et  d'ailleurs  suj)eiTicielle 

—  brochure  de  1823,  établissant  un  parallèle  entre  la  France 
de  1820  et  l'Angleterre  de  1500;  c'est  le  Globe  soutenant  vail- 
lamment et  prudemment  la  cause  de  Shakespeare,  en  deman- 
dant qu'on  mette  les  pièces  du  procès  sous  les  yeux  du  public, 
et  qu'on  joue,  dans  leur  intégrité,  quelques-uns  de  ses  drames. 
On  pressentait  Shakespeare,  on  le  devinait,  mais  on  ne  le 
connaissait  pas  encore. 

Les  choses  en  étaient  là,  quand,  en  1827,  Kemble  et  miss 
Smithson  jouèrent  à  Paris,  en  anglais,  Hamlet,  Roméo,  le  Mar- 
chand de  Venise,  Othello.  «  Supposez  un  aveugle-né  auquel  on 
rend  la  vue  »  :  ce  fut  l'impression  de  Dumas,  ce  fut  celle  de 
toute  une  génération.  Ils  auraient  tous  ajouté  avec  lui  :  «  Je 
reconnus  que,  dans  le  monde  théâtral,  tout  émanait  de  Shake- 
speare, comme,  dans  le  monde  réel,  tout  émane  du  soleil...  »  et 
ils  auraient  pu  ajouter  aussi  :  «  Dès  lors  ma  vocation  fut 
décidée.  »  Car  ce  fut  dans  l'enivrement  des  représentations 
anglaises  que  fut  écrite  la  Préface  de  Cromwell,  et  ce  fut  sous 
l'impression  toute  chaude  de  cette  révélation  que  la  trinité  de 
l'art,  lyrique,  épique  et  dramatique,  fut  ainsi  fixée  :  la  Bible, 
Homère,  Shakespeare.  Un  an  plus  tôt,  et  le  nom  de  Shakespeare 
n'eût  pas  été  là. 

Cette  date  de  1827  est  décisive  dans  l'histoire  de  Shakespeare 
en  France,  d'abord  à  cause  des  mémorables  représentations  de 
Kemble  à  Paris,  puis  parce  que  l'heure  était  venue  oii  le  génie 
romantique  avait  pris  suffisamment  conscience  de  lui-même 
pour  qu'une  part  du  génie  de  Shakespeare  pût  être  assimilée 
par  lui.  Berlioz  sortait  de  l'Odéon  tout  bouleversé,  et  E.  Dela- 
croix enthousiasmé  écrivait  à  Y.  Hugo  :  «  Les  Anglais  ont 
ouvert  leur  théâtre.  Hs  font  ties  prodiges...  Les   classiques  les 


7-20  LKS    llKLATIli.XS    LITTKKA I HHS    AVKC   L  ETHAM;I':U 

plus  o/'Sliti('s  baissent  paril/o»  *.  »  I/inlliioiico  «le  Shakespeare 
sur  lo  romantisme  français  s'est  traduite  dans  la  critique,  dans 
los  imitations  dircctos,  et  enfin  dans  l'orientation  cénérale  du 
théâtre. 

Et  d'abord  on  renonce  à  comparer  Shakespeare  au  théâtre 
antique,  on  renonce  à  le  juijer  |tar  h^  deiioi's,  par  les  qualités 
purement  extérieures.  Si  l'on  sonue  aux  vaines  et  puériles  dis- 
cussions qui  avaient  rempli  le  commencement  du  siècle,  c'est 
une  révolution  que  cette  déclaration  d'Emile  Deschamps  :  «  La 
question  n'est  pas  dans  la  coupe  mat<''ri('n(»  des  scènes  et  des 
actes,  dans  les  passages  suidts  d'une  forêt  à  un  château  et 
d'une  ])rovince  à  une  autre...,  mais  elle  est  réellement  dans  la 
[H'intiire  individualisée  des  caractères,  dans  le  remplacement 
continuel  du  récit  ])ar  l'action,  dans  la  naïveté  du  langage  ou 
le  coloris  poétique,  dans  le  style  enfin  tout  moderne  ^  »  Une 
autre  conception  du  héros  dramaticpie,  \m  procédé  nouveau 
pour  le  mettre  sur  la  scène,  une  langue  plus  poétique  et  lyrique, 
c'est  l'essentiel  de  ce  que  nos  romantiques  ont  demandé  à 
Shakespeare. 

Dumas,  qui  l'a  imité  directement  (principalement  dans  Cafi- 
lina  et  dans  Ilamlet),  lui  a  pris  surtout  le  mouvement,  le  pitto- 
resque, le  mélodrame  enfin,  qui  est  dans  Shakespeare,  il  est 
vrai,  mais  (pii  y  est  avec  autre  chose.  V.  Hugo,  qui  devait  lui 
consacrer  un  gros  livre  confus  et  qui  voyait  en  lui  «  l'homme 
océan  »,  a  principalement  goûté  chez  lui  ce  qui  venait  à  l'appui 
de  sa  théorie  (hi  «  grotesque  »  :  le  heurt  du  comique  et  du 
tragique,  du  trivial  et  du  sublime,  de  la  lumière  et  de  l'ombre  : 
il  v  a  sans  doute  des  souvenirs  de  Jnh's  César  dans  Cromioell  et 
de  Roméo  dans  le  dernier  acte  iVIfernani,  mais  il  y  a  surtout  du 
Caliban  dans  Triboulet  et  dans  ses  frères.  De  tous  les  roman- 
tiques, c'est  Yigny  et  Musset  qui  ont  le  mieux  compris  Shake- 

1.  Voir  sur  ces  représenlalions  :  A.  Dumas,  préface  de  sou  Tluhilre  cmniilel 
(t.  I);  Diil)ois  dans  le  Globe  de  IS-27;  Herlioz.  Corresp.  inéd.  (1879),  p.  67-68; 
E.  Delacroix,  Lettres,  p.  p.  Biirly,  p.  94;  Jiior/raplue  dramali(/uc  des  principaux 
artistes  aiif/lnis  venus  à  l'aris,  préc.  de  souvenirs  liislor.  du  tli.  anglais  à  Pa)is 
en  1827  et  l/iSS,  recueillis  par  N.-P.  Chaulin  (Paris,  182.S),  etc. 

2.  Préface  des  Etudes  françaises  et  étrangères  (1828).  —  Outre  celte  curieuse 
préface,  et  celles  de  V.  Hugo  et  de  Dumas,  on  consultera  surtout,  sur  Shake- 
speare en  France  :  A.  de  Vifrny,  lettre-préface  du  More  de  Venise;  G.  Sand,  élude 
sur  Hamlet,  et,  en  fait  de  critiques  de  profession,  Guizot,  Villeniain,  Saint-Marc 
Girardin  cl   Pliil.  Gliasles. 


LA    1U-:STAI  lîATKiN    KT    1,A    MnN  .\  IICII I  K    liK   .11  ILLKT  721 

s|M';iC('.  «  Miisscl,  ;i  dil  S;iiiit('-I>t'ii\(',  a  un  merveilleux  ialenl 
<le  [Kisticlie...  Il  a  ((tiKiiiis  |(laiis  ses  (Jomédi('s\  (|iiel(|iie  chose 
<le  très  semblalde  à  la  fantaisie  sliakes|teai-ieime  »  et  — -  pastielie 
à  pari  —  la  remarque  es!  très  jiisle.  Quant  à  Vigny,  il  lisait 
Shakespeare  dans  le  texte  (voire  dans  le  texte  «le  1623),  et  le 
lisait  depuis  l()n;L:lemps.  H  r^-xail  île  doter  la  i^'rance  de  ce 
qu'avait  lAUemai^ne,  une  traduction  nationale  du  poète.  En 
attendant,  il  prétendait  «  toucher  avec  un  prélude  de  Shake- 
speare cet  orgue  aux  cent  voix  qu'on  appelle  théâtre  ».  Ce  pré- 
lude, c'est  le  Mure  de  Venise,  adaptation  incomjdète,  mais  qui 
est  d'un  poète  et  qui  est  surtout  diin  maîti(.' écrivain. 

On  a  souvent  cherché  l'influence  de  Shakespeare  chez  nous 
où  elle  n'est  pas,  où  elle  ne  pouvait  j)as  être.  Par  exemple,  il 
n'a  coiilrihué  que  peu  au  dév(dop[teineiil  du  drame  historique  : 
si  l'on  cherche  ici  une  influence  étrangère,  c'est  Schiller,  et  plus 
encore  W.  Scott,  qu'il  faut  nommer.  Il  n'a  pas  aidé  heaucoup 
non  plus  à  hriser  le  moule  Je  la  tragédie  :  le  mélodrame  y 
avait  suffi  déjà.  En  revanche,  il  a  prodigieusement  agi  par  ce 
caractère  essentiel  de  son  génie,  —  qui  est  aussi  un  trait  de 
sa  race,  —  le  «  matérialisme  mental  »,  suivant  une  expression 
d'Emerson.  Et  par  là  il  faut  entendre  la  faculté  de  matérialiser 
les  idées,  les  sentiments,  les  personnages,  tout  le  drame. 

Shakespeare  pense  par  images,  uniquement  par  images. 
Il  ne  conçoit  pas  l'idée  ahstraite,  dépouillée  des  circonstances 
précises  et  matérielles  où  elle  a  germé.  Nos  ])oètes  l'ont  suivi 
<'n  cela  :  il  y  a  du  Shakespeare  dans  la  magnitique  langue 
lyrique  de  Rui)  Blas  ou  iVIfernani  ou  <lans  celle  des  comédies 
de  Musset  :  l'action  du  style  shakes[)earien  a  été  considérable 
chez  nous,  beaucoup  plus  considérable  <ju"on  ne  l'a  noté  sou- 
vent. —  Shakespeare  «  matérialise  »  ses  idées  :  il  objective,  il 
montre,  il  fait  toucher  du  doigt  tout  ce  que  nos  dramaturges 
cachent  ou  esquivent.  Il  oltjective  jusqu'aux  idées  fixes  :  fan- 
tomes,  spectres,  visions.  Les  fantômes  de  la  tragédie  étaient 
des  personnages.  Les  fantômes  de  Shakespeare  sont  des  idées 
matérialisées.  Hamlet  a  plus  fait  que  des  volumes  de  critique 
pour  nous  faire  sentir  l'horreur  et  la  beauté  de  ce  procédé 
d'art.  L'hallucination,  le  vertige  mental,  le  déséquilibre  de 
l'esprit  entrent  avec  Shakespeare  au  théâtre  :  ils  n'en  sont  plus 

Histoire  de  la  langue.  VM.  4D 


'■21  LKS    liKL  AÏIONS    LITTKliA  IKKS    WKC    L"i:T|{.\.\(i  Kll 

sortis.  —  Kniiii  l;i  iialure  |>Iivsi(jii(>  ilcviciil  |tr(>s(|ii(>  le  |»rotag<>- 
niste  (lu  «Iraiiie.  VAlc  csl  |i;u't()ul,  elle  eiivelo|»|)e.  loi'turc  les 
acteurs  du  diaine  :  elle  se  dérli.iîne  In  nuit  où  Machelli  tue 
Dunrau,  elle  s'irrite  de  la  trahison  des  lilles  de  Lear,  (die  se 
calme  et  silluniiue  devant  Ari(d.  Sui'lout,  elle  tient,  dans  la 
pensée  des  |)(»rsonnaijes  etdans  Icin-  laniiaiic  une  place  (ju'aucini 
poète  fran(;ais  ne  lui  avait  jamais  doiniée.  —  l']t  tous  ces  traits 
se  rain(''nent  au  tond  au  trait  uni(jue  (jue  nous  indiquions  tout  à 
l'heure,  ce  «  niat<''rialisnie  mental  »  (ju'il  a  possédé  jusqu'au 
,iî(''ni('.  cl  par  (tù   il  a   principalement  aizi  parmi   n(Uis. 

Le  roman  anglais.  —  Apr(''s  rinlUuînce  d(>  Shakespeare,  il 
n'y  en  eut  peut-être  [)as  de  plus  iténérale  ni  de  plus  profontle  que 
(elle  du  roman  historique  de  A\'alter  Scott.  Entre  1820  et  1830^ 
les  W'iiro-h'ii  Xovels,  l'une  des  (Puvres  étrang('n'es  les  plus  lues 
en  France  et  les  mieux  comprises,  ont  puissamment  aidé,  sinon 
à  la  constitution  du  roman  historique  fran(;;ais  (nos  roman- 
tiques étaient  trop  peu  historiens  jtour  s'y  arrêter  longtemps), 
du  moins  à  celle  du  romantisme  en  général  dans  quelques-uns 
de  ses  éléments  les  plus  im|iortants. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  le  vieux  roman  héroïque 
vivait  encore,  et,  quand  W.  Scott  eut  publié  ses  premières 
(Buvres,  M'""  de  Genlis,  héritière  du  genre,  avouait  dédaigneu- 
sement ne  ti'ouver  dans  W'nnrrlfi/  ou  dans  IiHui/ioe  «  ni  imagi- 
nation, ni  véritable  intérêt,  ni  morceaux  éloquents  ».  (Chateau- 
briand lui-même  mêlait  à  ses  Martyra  l)eaucou|)  trop  des  élé- 
ments de  la  classique  épopée  pour  donner,  saut"  par  échappées, 
l'illusion  d'un  tableau  d'histoire. 

Cette  illusion.  W.  Scott  la  donna.  De  1814  à  18;{2,  dans 
l'admirable  série  des  Wavcricy  Noi^rls,  il  a|tprocha  autant  que 
le  permettait  la  science  de  son  époque,  de  l'histoire  vivante  et 
familière.  11  symbolisa  en  des  personnages  de  chair  et  d'os  les 
tendances  sociales  de  tout  un  siècle,  notamment  celles  des  races 
vaincues  et  des  classes  déshéritées  :  «  11  est,  disait  (ieorge  Sand, 
le  poète  du  paysan,  du  soldat,  du  proscrit  et  de  l'artisan.  »  Il 
fit  couler  à  travei-s  les  faits  (juc  lui  fournissait  la  réalité  un 
large  flot  de  svm|>atlii(',  de  foi  et  de  resjx'ct  pour  les  vieux  âges. 
11  fut  Saxon  avec  (îedric  et  Écossais  avec  Quentin  Duiward. 
Sui'touf,  il  enrichit  et  varia   presque  à  lintini   la  te(dmi(pie  du 


LA    liKSTArilATIilX    KT    L\    MUXA  KCII I K    llK   .11  ILLKT  72:? 

r(jm;iii.  Il  |M'ii:iiil  les  iiid'iiis,  !(•>,  allilmlrs,  les  cosUiiiics,  dans  h- 
plus  grand  drlail  el  avec  dos  scrupules  d'anticiuaiic  cl  d'aiclii'u- 
logue,  qui  avait  prodigieusenienl  lu,  sans  èlre  poui-  cela  acraMc 
de  ses  lectures.  Assurément,  comme  le  note  Slendlial,  «  l'hahil 
et  le  collier  de  cuivre  d'un  sert"  du  iiioncu  agi'  sdul  [dus  la(il('> 
à  décrire  que  lt;s  mouvements  d'un  cœui-  humain  ».  Eiuoie 
est-ce  bien  quelque  chose  que  de  peindre  le  colliei-  et  riialut, 
s'il  est  vi'ai  (|ue  le  costume  ou  la  manière  de  vivre  soit  l'expres- 
sion (rime  é|io(pie.  Au  surplus,  W.  Scott  a  j)eint  aussi  les 
hommes,  la  natuie,  Tàme  des  siècles.  11  a  profondément  renou- 
velé la  forme  du  roman  histori([uc  en  substituant,  au  l'écit  auto- 
biographique, si  peu  conciliable  avec  la  vraisemblance,  d'admi- 
raides  narrations  el  de  plus  admirables  dialogues.  Dans  un  récit 
abondant,  familier  et  vivant,  il  a  campé  des  héros  comiques, 
romanesques  et  sublimes,  et  il  n'a  pas  reculé  devant  la  tache 
périlleuse  de  nous  montrer  dans  l'intimité  Marie  Stuart  ou 
Louis  XI.  Enfin,  il  a  fait  passer  dans  ses  créations  quelque 
chose  de  la  générosité  et  de  T honnêteté  foiu-ière  de  sa  projire 
nature.  Dans  la  littérature  romantique,  si  tourmentée,  si  artili- 
cielle  parfois,  si  morbi<le,  il  a  fait  comme  une  exce|)tion  bienfai- 
sante par  la  grandeur  calme  de  son  noble  et  hai-monieux  génie. 
Son  succès  en  Europe  fut  prodigieux.  11  fut  un  des  écrivains 
étrangers  (|ue  chez  nous  on  connut  de  })lus  près.  A.  de  Vigny 
se  fit  présenter  à  lui  lors  de  son  passage  à  Paris  ;  Amédée  Pichot 
alla  le  voir  et  lui  consacra  presque  un  volume  de  son  V'oyai/e 
en  Angleferre:  David  d'Angers  lui  rendit  visite,  lui  pro[)Osa  de 
faire  son  buste,  l'engagea  à  écrire  l'histoire  des  guerres  de 
Vendée';  Stendhal  correspondit  avec  lui,  lui  conseilla  vaine- 
ment l'étude  du  moyen  âge  italien,  lui  envoya  des  livres.  Cha- 
teaubriand, il  est  vrai,  ne  lui  pardonnait  pas  d'avoir  accaparé 
son  moyen  âge.  Mais  Victor  Hugo  lui  consacrait  dans  la  Mxsr 
franraisc  un  article  où  il  le  comparait  à  Napoléon.  Mais  tous 
les  jeunes  gens  qui,  en  18*20,  arrivaient  à  la  maturité,  grandis- 
saient dans  l'admiration  de  son  œuvre.  Michelet,  tout  en  ccui- 


I.  Voir  A.  Pichot,  Vu;/.  //<>/.  e(  lift,  en  Aiigl.  et  en  Ecosse  (l82o.  3  vol.  in-8i: 
H.  Jouin,  David  dAni/ers.  t.  I,  p.  l'JO:  Chateaubriand,  Essai  sur  la  lill.  aiigl.. 
ls;]G,  t.  il;  Stendhal.  Racine  et  Shakespeare  et  Corresp.  inédile:  V.  Hugo.  Littér. 
et  p/iilos.  miHées'.  A.  de  Vigny,  Journal  d'un  poète;  A.  Dumas,  Mémoires,  etc. 


724  Ll':s   UKLATIDNS   LlTTÉUAlltKS  AVKC   L'i-rniANCEl! 

Irsl.iiil  la  |)()ssil)ili(é  du  roman  Iiistorifjue,  admirait  ses  dcscrip- 
lioiis;  le  jeune  Quinel  trouvait  dans  ses  romans  —  el  dans 
ceux  de  Coo})ei',  éi^alement  traduits  —  des  aliments  [)Our  son 
ardente  imagination;  Maurice  de  Guérin  mettait  «  le  bonhomme 
W'allcr  Scoll  »  au  mèun:  raui:  (jue  Byron,  et  J.-J.  Ampère 
constatait  dans  le  Ghhe  que  rajjparition  de  Waverle])  a  fait 
rév^olution  dans  notre  littérature  «  en  nous  montrant  une  vérité 
jusque-là  inconnue  dans  les  mœurs  et  les  caractères  ».  Quand 
il  uiourui,  Sainte-Beuve  proclama  ([ue  sa  perte  était  un  deuil 
pour  le  monde  civilisé,  dont  il  avait  été,  «  plus  qu'aucun  autre 
des  écrivains  du  temps,  comme  Tenchanteur  prodiaue  et  Fai- 
malde  bienfaiteur  ». 

Nul  n'a  été  plus  traduit,  imité,  plaizié.  Stendhal  évaluait  à  plus 
lie  deux  cents  le  nombre  de  ses  disciples  directs  en  France. 
Heine  comptait,  dans  le  seul  salon  de  1831,  plus  de  trente 
tableaux  inspirés  par  lui.  Il  a  fourni  de  sujets,  non  seulement 
les  romanciers,  mais  les  peintres,  comme  Delacroix  ou  Girodet, 
mais  les  poètes  dramatiques,  comme  Hugo  (dans  A)n]i  Rubsart), 
Victor  Ducange  (dans  la  Sorcière),  Pixérécourt  (dans  le  Château 
(le  Loch  Leven)  et  tant  d'autres.  Son  œuvre  a  été,  pour  le  roman- 
tisme, comme  un  arsenal  presque  inépuisable.  Les  romanciers 
ont  démembré  son  héritage  :  A.  de  Vigny,  dans  Cinq-Mars,  lui 
a  pi'is  surtout  l'art  du  récit  et  du  dialogue;  A.  Dumas,  dans 
Isabcl  de  Bavière  et  dans  tout  son  théâtre,  le  sentiment  vif  du 
<1étail  familier  et  caractéristique;  Mérimée,  dans  la.  Chronique 
du  temps  de  Charles  IX,  le  scrupule  archéologique  et  la  mise  en 
œuvre  du  document;  V.  Hugo,  dans  Notre-Dame  de  Paris,  la 
vision  intense  du  passé  et  le  moyen  âge  pittoresque;  Balzac, 
dans  les  Chouans,  ou  G.  Sand,  dans  Maupral,  le  goût  du  roman 
national,  provincial,  ethnique.  A  vrai  dire  la  fortune  du  roman 
historique  en  France  a  été  brève.  Mais,  des  éléments  qui  le 
composaient,  les  uns  sont  allés  à  l'histoire,  par  Augustin 
ïhierrv,  Barante  et  Michelet;  les  autres  au  roman  de  mœurs, 
par  George  Sand  ou  Balzac.  Dans  les  deux  sens,  l'inlluence  de 
Walter  Scott  s'est  exercée  avec  une  incontestable  puissance. 

La  poésie  anglaise.  —  Les  grands  poètes  anglais  du 
xviu"  siècle  et  du  ronnuenceiuent  du  xix®  ont  |iresque  tous  été 
connus  en  France.  Dans  son   Voijarje  en  An(jleler)-e  el  en  Ecosse 


I 


LA    lti;sTAritATI(l.N    KT    L.\    MON  AltCll  I K    HK   .11  II.LKT  li:, 

{IH'll'}),  A.  Picliot  a  i>arlé  loiigiiciiiriil  de  W'onlswuitli,  de  Colr- 
ridg-e,  de  Soullicy,  nièmo  de  Shellcy,  inriiic  <lr  Keats.  Lo  G/ohf 
a  fait  connaître  Burns  ol  Cliallcrlon.  Ias  (imimcs  de  ce  dci-nirr 
ont  été  traduites,  et  son  nom  a  été  illustré  p.ir  le  drauii-  dr 
Vigny.  Cependant  la  jdupart  n'ont  agi  que  de  loin  et  d  une 
façon  vague.  Cowper  a  été  célébré  par  Sainte-Beuve.  Words- 
Nvorlh  a  eu  son  petit  ciM'cie  de  dévots,  groupés  autour  du  nièux' 
critique,  et  vénérant  avec  lui,  avec  George  Saud,  avec  M.iuricc 
de  Guérin  et  quel(|ues  autres 

Wordsworlli  peu  connu,  qui  des  lacs  solitaires 
Sait  tous  les  bleus  reflets,  les  bruits  et  les  mystères. 

Le  plus  grand  des  poètes  anglais  —  et  le  plus  grand  de  tons 
sle  lyriques,  —  c'a  été,  aux  yeux  des  romantiques,  lord  Bvron, 

Lui,  dont  l'Europe,  encore  toute  armée, 
Écoutait  en  tremblant  les  sauvages  concerts; 
Lui  qui,  depuis  dix  ans,  fuyait  sa  renommée. 
Et  de  sa  solitude  emplissait  l'univers; 
Lui,  le  grand  inspiré  de  la  Mélancolie... 

(k4ui-là  n'avait  rien  de  trop  purement  anglais.  Même  il  était 
en  révolte  ouverte  avec  sa  patrie  et  avec  la  société.  Il  «  vivait  » 
le  romantisme,  il  résumait  en  lui  et  personnifiait  toute  une 
époque.  11  était  sombre,  liaineux,  orgueilleux  et  sublime  à  sou- 
hait. On  ne  voulait  pas  savoir  ce  que  cette  hautaine  attitude 
cachait  de  vanité  blessée  et  de  misère  morale.  On  était  dupe 
de  cette  agitation  fiévreuse,  sous  laquelle  se  dissimulait  un 
continuel  labeur.  Quand  il  mourut  à  Missolonghi,  il  passa  mar- 
tyr, et  A.  de  Vigny  célébra  en  admirables  vers  la  grandeur  du 
j)oète-soldat,  à  qui  le  rêve  n'avait  pas  suffi  et  qui  succombait 
pour  avoir  tenté  d'agir  '. 

1.  A.  de  Vigny,  Sur  lu  mm-t  de  Bijron,  pièce  publiée  (laii>  la  Mi/.<-  /r/nraise  (1821) 
et  réimprimée  par  E.  Assc  dans  A.  de  Viqruj  et  les  édUions  orujin'ales  de  ses 
poésies  (p.  o8).  —  Sur  Byron  en  Franre,  voir  Cliatcaubriand,  Essai  sur  la  lill. 
itnr,l.  et  le  volume  de  M.  de  Marcelhis  (Chateaubriand  et  son  temps);  Sten- 
dhal, Lord  Byron  en  Italie  (dans  Haci/ic  et  Sha/^espeare)  et  Corresp.  inédite 
(liistoire  curieuse  des  rapports  de  Stendhal  avec  Hyron);  V.  Hugo,  Lord  B>/ron 
et  ses  rapports  avec  la  lilt.  actuelle  (article  de  la  Muse  française,  réimprimé  dans 
Litt.  et  philos,  mêlées);  A.  de  M^ny,  Journal  d'un  loèfe'al  Conservateur  lilté- 
raire,  1820;  Lamartine,  l'Homme,  dans  les  premières  Méditations  et  le  commen- 
taire, etc.;  Musset,  Conf.  d'un  enf.  du  siècle  et  Lettre  à  Lamartine  (183G); 
A.  Dumas,  Mémoires,  t.  IV:  G.  Sand,  Essai  sur  le  drame  fantasti'jue:  éludes 
erili(iues  d'A.  l'idiot,  Villeiu.iin.  l'hil.  Chasies.  etc. 


72C.  I-KS   liKLATIO.NS    LITTKUA 1 1U;S    AVKC    L  KTKANGKIÎ 

Byroii  a  été  admiré  chez  nous  autan!  pcul-ètre  poui-  sa  vie 
(|uepour  SOS  œuvres.  Cependant  l'écrivain  a  exercé  imc  inOuence 
considérable  sur  le  théâtre  et  sur  la  poésie  lyrique.  Dès  481  î) 
et  I8'20,  Amédée  Pichot  et  Eusèhe  de  Salles  jaibliaient  une 
jiremière  traduction  '  de  ses  œuvres,  avec  une  curieuse  préface 
dans  laquelle  ils  présentaient  Lara  et  le  Corsaire  sous  le  patro- 
nag'e  de  Jean  Shogar  et  excusaient  Fauteur  de  «  jeter  un  coloris 
céleste  sur  des  pensées  et  des  actions  blâmables  ».  Parmi 
ses  premiers  lecteurs  fut  le  jeune  Michelet  :  «  Je  l'ai  dévoré, 
écrit-il  dans  son  Jonrnal  en  1820.  Impossible  de  faire  autre 
chose.  J'étais  comi)ie  ceux  qui  boivent  des  liqueurs  fortes...  » 
Ce  fut,  en  effet,  une  ivresse,  et  qui  (hu-a  jusque  vers  1840. 
En  1837  (^ncore,  Ponsard,  le  classique  Ponsard,  ne  débutait-il 
pas  dans  les  lettres  par  une  traduction  de  Manfredt  Byron  fut 
très  vite  francisé.  C'est  Dumas  (|ui  nous  l'apprend  :  «  Dn  disait 
Byron  comme  on  disail  W.  Scott  et  Chateaubriand  ».  (]e  dernier 
même  en  convenait,  avec  une  mauvaise  humeur  marquée,  et 
un  jour  que  M.  de  Marcellus  lui  vantait  Voltaire,  il  lui  opposait 
Byron,  qui  avait,  disait-il,  «  creusé  dans  la  littérature  de  sa  patrie 
un  sillon  bien  jjIus  profond  ». 

Les  drames  (b'  Byron,  œuvres  surtout  lyriques,  ont  peu  réussi 
chez  nous.  En  revanche  le  type  du  iiéros  byronien  a  envahi 
notre  théâtre.  Byron  avait,  disait  V.  Hugo,  fondé  une  école 
nouvelle,  opposée  à  celle  de  Chateaubriand  :  il  représentait 
l'esprit  du  mal  en  face  de  l'esprit  du  bien,  la  négation  en  face  de 
l'espérance.  Mais,  à  part  son  août  de  l'Orient,  de  la  Grèce  et  de 
l'Italie.  V.  ITuiio  n'a  de  commun  avec  lui  que  certains  pro- 
cédés narratifs  et  descriptifs  :  il  a  adapté  Mazeppa;  surtout  il 
a  jicinf.  dans  les  Orientales,  dans  la  manière  de  Byron,  <|uel- 
ques  tableaux  de  bataille,  quelques  tempêtes,  aussi  colorées 
que  celles  de  son  précurseur;  et  enfin,  il  a  fait  place,  dans  ses 
drames,  au  héros  byronien,  mais  transformé  et  adouci.  Vigny 

l.II  y  eut.  ensuite,  une  traduction  d'Aniédée  Pichol  seul,  souvent  réiniprimée 
(en  185.2.  elle  en  était  à  sa  onzième  édition),  puis  une  autre  de  Paulin  Paris  (1830- 
;il).  puis  une  troisième  de  Benjamin  I-aroelie  (1837).  Au  lendemain  dtï  la  mort  de 
Byron,  de  Léonville  publia  même  un  choix  do  Byron  pour  la  jeunesse  [Beautés 
(le  lord  liijroii.  lS2o.  in-12).  —  Je  rite  aussi  un  CItoix  de  poésies  de  Bi/ron,  W.  Scott 
l't  Moore,  iradiiclion  libre  par  l'un  des  rédacteurs  de  la  nHjHollii'i/ue  univer- 
selle (en  deux  volumes),  parée  qu'il  seml)le  hii'u  (jne  Lamartine  ail  d'abord  lu 
lUrnn  dans  cetli'  Iradiulion  (voir-le  commentaii'i'  i\<'  la  '!"  Méditation). 


I 


LA    l!i:ST  Al  II  ATlil.N    KT    1,\    M(i\  A  lîCII  I  K.    DK   .iriUj;T  7:^7 

a  siihi  bien  [>liis  |ir(»r()inl(Mii('iil  riiilliicncr  de  |;i  iiK'IaiMolic 
l)vroiii(Mino,  o(  il  se  peut  (\v\Kloa  ou  hi  sœur  clfs  auf/rs,  tnijsh-vc. 
s'ins|iii'e  de  flcarni  und  Karlli,  a  Mi/slni/  '  :  suilout,  rallilnde 
murale  de  ce  poète-soldal  et  martyr  semble  Tavcdr  inofomb''- 
ment  touché,  comme  ceHe  d'un  IVère  d'armes. 

Lamartine  a  coulé  lui-même  couimcnl,  a|irés  avoir  eutrevu 
à  Genève  «  le  visaj^e  |tàle  et  faulasticjue  »  de  iiyron  à  travers  la 
brume  du  crépuscule,  il  était  deveiui  «  ivre  de  cette  poésie  ». 
«  J'avais  entîn  trouvé  la  fibre  sensible  d'un  poète  à  l'unisson 
de  ces  voix  intérieures.  »  En  1820,  il  lui  adresse  l'épître  de 
riiomme  : 

Jainie  de  les  concorts  la  sauvage  harmonie, 
Comme  j'aime  le  biuit  de  la  foudre  et  des  vents 
Se  mêlant  dans  l'orage  à  la  voix  des  torrents... 

Plus  tard,  à  la  mort  du  poète,  il  continue  Childe-Harold.  Plus 
tard  encore,  il  se  souvient  ])eul-ètre  de  Ifeaven  and  Earth  dans  la 
Chute  d'un  Ange.  Et  entin,  son  |)ropre  voyage  d'Orient  est  un 
itinéraire  poétique  à  la  Byron.  Mais  au  fond  il  a  toujours  été 
choqué  de  l'orgueil  et  du  désespoir  hyroniens.  Il  prêchait  la 
résignation  à  Byron  en  1820,  il  la  lui  a  toujoiu's  prèchée. 
Stendhal  dit  vrai  :  Lamartine,  «  c'est  lord  Byron  peigné  à  la 
française  »,  lord  Byron  moins  romantique,  mais  moralement 
bien  plus  grand.  L'intluence  de  Byron  sur  lui  a  été  surtout  litté- 
raire. Si  le  poète  anglais  a  modifié  son  être  moral,  c'a  été  par 
périodes,  aux  moments  de  langueur  et  de  désespoir  et  d'abandon. 
Il  a  agi  sur  lui  à  la  façon  des  poisons  qu'on  craint  et  qu'on  fuit, 
et  qu'on  fuit  parce  qu'on  en  a  connu  les  ellets. 

Celui  qui  s'est  le  plus  abandonné  au  charme  dangereux,  ça 
été  Musset.  Il  a  très  lég-itimement,  eu  des  vers  fameux,  [)rotesté 
contre  l'accusation  de  plagiat.  Mais  il  a,  dans  une  belle  page  de 
la  Confession  d'un  enfant  du  siècle,  avoué  le  trouble  étrange  oîi 
le  plong-ea  le  cri  de  douleur  de  Manfred  :  «  Ce  fut  comme  une 
dénégation  de  toutes  choses  du  ciel  et  de  la  terre...  »  Manfred, 
comme  Don  Juan,  c'est  la  négation  qui  se  double  de  l'ironie  : 

1.  Peut-être  aussi  Vigny  ;i-t-il  lu  Les  amours  des  Anç/es,  de  Thomas  .Moore. 
|ioènie  qui  a  obtenu  du  succès  eu  France  h  celte  époque  cl  que  Tautcur  —  que 
Vijrny  a  peut-être  connu  —  a  d'ailleurs  composé  à  Saint-Ch)ud  et  à  Bellevue,  en 
l^^iM  et  [S-2-2  (cf.  E.  Asse,  Vifpuj  et  les  éd.  orig.  de  ses  poésies,  p.  7ti). 


728  LKs  UKL  \tiiin;s  mttkha i kks  avkc  i/ktiiaxii ku 

OuL'Ue  atmosphère  élrange  on  ic-|iiiv  aiitonr  (rrllc! 
Elle  grise,  elle  tue,  et  n'en  est  que  i)lus  belle! 
Deux  anges  destructeurs  marchent  à  son  côté, 
Doux  (i  ci-ucls  tous  deux,  —  la  mort.  —  la  voliiiité. 

IJdcolorc,  c'est  la  tristesse  amère  qui  suit  la  débauche,  c'est 
la  volupté  et  c'est  la  mort,  —  et  c'est  propi-eiuent  la  muse  de 
lord  Byron. 

La  littérature  allemande.  —  Ou  a  vu  [)lus  haut  couiment 
et  en  quel  sens  le  théâtre  allemand  a  agi  sur  nos  romantiques. 
Kn  dehors  du  théâtre,  nous  avons  dii  à  l'Allemagne  des  thèmes 
d'inspiration,  deux  ou  trois  variantes  du  lyrisme  romanti(jue  et 
un  certain  nombre  d'idées  critiques. 

L'Allemagne  a  peut-être  plus  fourni  que  l'Angleterre  à  la 
curiosité  romantique  pour  la  couleur  locale.  L'Ecosse  de 
W.  Scott  fut  assez  vite  épuisée.  On  se  lassa  moins  vite  de 
Lenore,  du  Roi  de  Thulé,  des  légendes  et  châteaux  du  Rhin. 
En  1843  encore,  c'est  le  moyen  âge  germanique  que  glorifie  le 
drame  des  liurf/raves.  Chateaubriand  avait,  dans  les  Marlj/rs- 
(liv.  VI),  découvert  ce  filon  et  montré  ces  Germains  du  iv"  siècle 
dont  les  yeux  avaient  «  la  couleur  d'une  mer  orageuse  »  et  dont 
la  chevelure  est  «  semblable  à  du  sang  et  du  feu  ».  Toute  l'école 
romantique  a  été  comme  amoureuse  de  la  Germanie  antique  : 
Célestin  Nanteuil  et  les  peintres  l'ont  glorifiée  à  plaisir  *;  Hugo 
l'a  décrite  dans  le  Rhin  et  célébrée  dans  la  Lér/oide  des  siècles; 
Musset  môme  a  laissé  errer  son  imagination  dans  ces  paysages 
essentiellement  romantiques  qu'avait  essayé  de  fixer  le  crayon 
d'Eug.  Delacroix.  L'Allemagne,  c'était  la  chevalerie,  c'était 
l'art  g^othique,  c'était  le  moyen  âge. 

De  l'Allemagne  contemporaine,  les  premiers  romantiques 
n'ont  su  que  peu  de  chose.  Ils  vivaient  du  livre  de  M""  de 
Staël.  Ce  ne  fut  qu'après  1830,  lors  de  la  fondation  de  la  Revue 
des  Deux  Mondrs,  (ju'on  eut,  avec  Quinet,  Lerminier,  Marmier, 
J.-J.  Ampère,  ^^hil.  Chastes,  Blaze  de  Bury,  Saint-René  Tail- 
hiiidier,  <h'S  études  sérieuses  et  suivies  sur  l'Allemagne  (h'  (•<• 
temps.  L'enquête,  commençant  au  moment  où  le  romantisme 

1.  Sur  l'inniience  de  l'Alleiii.i,!.Mi(;  ll,•^^;^  l'art  romaiiliinic.  voir  (lliampfleury. 
Les  vignettes  romantifjues,  hist.  de  la  litt.  et  de  Vart  (  IX2.j-l8i(l),  Dentu,  1H83.  in-i 
(ch.  VI  :  De  l'infl.  qevman.  sur  le  romantisme ,  cli.  vui,  Lenore,  eh.  ix,  Hoffmann). 
—  Voir  aussi  les  adinirai)les  illustrations  de  Delacroix  pour  Faust  (iR28). 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR. 


T.  VIT,  en. 

XV 

V» 

v 

AruiauJ  Cûliu  i  Cie,  Eaitcur-,  I'. 


ILLLUSTRATION  POUR  UNE  SCENE  DU        FAUST"  DE  GŒTHE 

D'APRÈS  UNE  LITHOGRAPHIE  D'EUGÈNE  DELACROIX 

Bib.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  De  183 


LA    IIKSTAII!  AThiN    KT    LA    .\|(i\  \  ItCll  I  !■:    Dl';   .M  ILLKT  7  21^ 

(''liiil  <l(''j;t  cdiislilm'',  .1  (Ml  (les  r(''Siin;ils  s(''i'i('ii\  en  criliiiuc  ri 
en  liisloiro,  mais  moins  sensiMos  dans  la  poésie,  (;t  !(.'  roman. 

L  Allomag'nc  littéraire  a  snrtonl  donné  à  nos  romantiques 
Ffii/sf^  Wcrtlicr  et  les  Confrs  (rilolTmann.  Elle  nons  a  erivov('' 
aussi,  il  est  vrai,  Henri  llcitir.  Mais  on  ne  la  coiinii  dic/.  nous 
coinme  poète  que  sous  le  second  emidrc 

W^crlfier,  déjà  eélèbre  au  xvni''  siècle,  n"a  été  vraiment  com- 
pris que  vers  1820.  H  est  devenu  alors  un  livre  vivant.  Lamar- 
tine l'avoue  :  Werther,  après  avoir  été  «  une  maladie  de  son 
adolescence  poétique  »,  a  «  donné  sa  voix  aux  Méditations  et 
à  Joceltjn  »,  —  il  eût  pu  dire  aussi  à  Raphtiël.  Musset,  revenant 
de  Venise,  après  la  rupture  avec  George  Sand,  n'ouvre,  dans 
son  désespoir,  que  deux  livres  :  la  Nouvelle  Héloise  et  Werther. 
Chatterton  et  Joseph  Delorme  et  Valérie  ont  lu  aussi  le  roman 
de  Goethe,  et  il  n'importe  (ju'ils  l'aient  revécu  à  leur  manière, 
puisque  c'est  la  meilleure  preuve  qu'ils  en  étaient  pleins. 

Auprès  de  ]]'erther,  les  autres  romans  de  Gœthe  ont  j>aru 
froids.  Il  a  fallu  Faust  —  «  la  plus  sombre  figui'e  humaine  qui 
eût  jamais  représenté  le  mal  et  le  malheur  »,  comme  dit  Musset 
—  pour  soutenir  le  parallèle.  Avons-nous  pleinement  compris 
ce  Faust  que  nous  avons,  dès  1823,  traduit  et  imité  '?  pour  ne 
rien  dire  du  second  Faust,  —  dans  lequel  Lamennais  voyait 
l'œuvre  d'un  «  charlatan  »,  —  avons-nous  su  démêler  les  inten- 
tions véritables  du  poète?  avons-nous  dégagé  la  philosophie  du 
poème  et  le  sens  caché?  Il  semble  plus  probable  que  les  roman- 
tiques ont  lu  «  le  merveilleux  livre  »  comme  le  lisait  Berlioz, 
moins  en  critiques  qu'en  poètes.  Faust  fut  le  poème  du  doute, 
le  héros  en  fut  «  l'athée  à  barbe  grise  »,  que  «  l'archange 
déchu  » 

Sous  son  manteau  de  feu,  comme  une  ombre  légère, 
Emporte  dans  l'espace  à  ses  pieds  suspendu. 

• 

Celui-là  a  paru  un  digne  frère  de  Manfred.  Il  a  inspiré  la 
Damnation  à  Berlioz,  Ahasvérus  h  Quinet,  peut-être  quelques 
parties  de  ses  romans  philosophiques  à  Balzac.  Ainsi  son 
influence  a  été  durable  en  raison  même  de  son  irritante  com- 


l.  Faust  a  été  traduit  en   1S23  deux,  fois,  par  Sainto-Aiil.iire  el  Stapfer:  p;ir 
Gérard  de  Nerval  en  IS2S:  plus  tanL  par  Henri  Blaze. 


730  Li:S    UKLATKI.NS    l.ITTI' HA  I HKS    AVKC    I/I'TRaNGKK 

plexité.  Théophile  Gautier,  dans  VIJisloIrc  du  romaiili^me,  dit 
très  justement  :  «  On  s'iniliait  aux  mystères  du  Faust  de  Gœthe, 
qui  contient  tout,  selon  l'expression  de  M""'  de  Staël,  et  mente 
tjiielf/ne  chose  cCitii  peu  phis  qne  tout  ». 

Entre  aulres  choses,  il  contenait  du  fantastique,  et,  au  sens 
<tù  l'entendait  Hugo,  du  «  g-rotesque  ».  Le  Brocken,  les  sorcières 
et  le  sahhat  ont  valu  à  Faust  la  même  fortune  qu'avaient  eue 
Lenore,  quelques  fragments  de  Jean-Paul  et  surtout  les  Contes 
d'HolTmann.  Celui-ci  fut,  pour  toute  une  génération,  l'un  des 
représentants  les  plus  authentiques  de  l'Allemagne,  patrie  «  des 
hallucinations  de  l'inielligence  ».  Quatre  traducteurs  n'épui- 
sèrent pas  le  succès  du  Majorât,  de  il/""  de  Scudéri  ou  de  Don 
Juan  *.  On  en  aima  l'observation,  limitée,  mais  singulièrement 
aiguë  et  précise,  la  poésie  imprévue  et  un  peu  étrange,  sur- 
tout le  fantastique.  Sainte-Beuve  admirait  beaucoup  Hoffmann 
jiour  avoir  dégagé  «  le  magnétisme  en  poésie  »  et  discerné 
«  tout  un  revers  imprévu  des  perspectives  naturelles  et  des 
destinées  humaines  ».  Toute  une  littérature  diabolique  et  fan- 
tastique est  sortie  des  Contes  de  ce  précurseur  d'Edgar  Poe  : 
Nodier,  Soulié,  Th.  Gautier  ont  été  ses  clients,  mais  peut-être 
aussi  Balzac  et  sûrement  —  car  elle  l'a  proclamé  assez  haut  — 
George  Sand. 

L'influence  de  la  poésie  lyrique  allemande  a  été  médiocre  : 
elle  s'est  manifestée  uniquement  par  des  traductions  -.  En 
revanche  quelques  historiens  et  criti([ues  ont  dû  à  1"' Allemagne 
des  idées  fécondes. 

L'histoire  et  plus  encore,  la  philosophie  de  l'histoire,  avaient 
pris  au  delà  du  Rhin  un  puissant  essor  avec  Herder  {Idées  sur  la 
philosophie  de  fhistoire  de  lluananité,  1784-1791),  avec  Niebuhr 
{Histoire  romaine,  1811),  avec  Creuzer  {Sijinbolique  et  Mythologie 
des  anciens  peuples,  1810-1812),  enfin  avec  les  frères  Grimm, 
dont  les  multiples  travaux  avaient  enrichi  à  la  fois  l'histoire 
des  religions,  celle  des  institutions  et  celle  des  langues.  Toutes 
ces  œuvres,  très  différentes  entre  elles,  avaient  cependant  des 

1.  Iloirmaiin  a  été  traduit  pai-  Loève-Veimars,  dont  la  traduction,  illustrée  par 
Tony  Johannot,  a  paru  en  livraisons  de  lS2y  à  1833,  juiis  i)ar  Toussenel, 
H.  K^niont,  X.  Marinier. 

2.  Voir  les  Éludes  françaises  et  élraïujcres  d'E.  Dcschamps  (1828),  les  Poésie,s 
/utropéeiincs  de  Léon  Halévy  (1833),  etc. 


l.A    llKSTAri!  \Tlii.N    KT    I..\    NKiN  \  IICII I K    llK   .11  ILLKT  T:il 

CM r;R' tores  <'()nimiiiis  :  elles  iciimuiI.i iciil  ;iii\  (»ri;ji ries  des  |ieii|iles, 
lies  races,  (In  llKUlde;  elles  f;iis;iieill  eiilrer  il.lllS  riiisloiie  l,i 
niétliO(l(^  et  les  r«'«siillals  de  la  mylliol(ii;ie,  de  riiisloire  des  reli- 
,::i()ns,  (\o  la  liiii:iiisfi(|ue  ;  oiilin,  elles  étaioni,  jii'ofondénienl 
nationales,  |taree  (iiTelles  tendaient  toutes  à  une  prlorilicalion  de- 
là Germanie  ancienne  et  moderne.  Lliisloii-e  devenait  |diiloso- 
phique,  érudile  et  nationale.  Ce  lrij)le  caractère  fia|)j»a  pro- 
fondément Ouinet  et  Miclielet.  Le  premier  savait  l'allemand 
à  fond,  a\ait  loniztemps  A'écn  à  lleid(^ll»erg,  avait  frécpienlé 
Creuzer  et  Nicbubr  :  il  [lublia,  avec  les  encouragements  de 
V.  Cousin,  une  traduction  du  livn^  de  Herder  :  «  L'ouvrajic  de 
Herder.  disait  justement  Cousin,  est  le  premiei'  i;rand  monu- 
ment élevé  à  l'idée  du  progrès  perpétuel  de  l'humanilé,  en  tout 
sens  et  dans  toutes  les  directions.  »  Quinet  prit  à  ses  maîtres 
allemands  la  passion  de  l'histoire  |diilosophi(jue,  conçue  comme 
une  perpétuelle  enquête  sur  toutes  les  races  et  sur  tous  les  peu- 
ples, à  l'aide  de  toutes  les  sciences.  —  Michelet  leur  prit  plutôt 
leur  g-oût  pour  l'histoire  nationale.  11  avait,  dès  1825,  séjourné 
en  Allemagne,  appris  l'allemand,  étudié  les  philosophes  alle- 
mands jusqu'à  en  avoir  —  dit  Quinet  —  «  la  tète  brisée  ».  Il 
aimait  Niebuhr  et  Jacob  Orimm  et  il  disait  :  «  ma  chère  Alle- 
magne. y>  Tl  a  composé  à  limitation  de  J.  Grimm  ses  Origines 
(h(  droit  finançais  et  il  n'aurait  pas  fait,  sans  Niebuhr,  son  His- 
lo/rf  romaine  :  «  Rome,  dit-il  de  son  maître  dans  la  préface,  fut 
renouvelée.  ])ar  l'invasion  des  hommes  du  Nord,  et  il  a  fallu 
aussi  un  homme  du  Nord,  un  Barbare,  ])Our  renouveler  l'his- 
toire de  Rome.  « 

Le  maître  de  Quinet  et  de  Michelet,  ce  fut  Victor  Cousin, 
grand  apôtre  de  la  philosophie  allemande  en  France,  mais 
apôtre  plus  éloquent  que  savant  et  parfois  même  compromet- 
tant. Après  Yillers  et  M'°'=  de  Staël  et  Gérando,  il  a  essayé  de 
faire  connaître  eu  Franc(^  Kant.  Fichte.  Scbelling,  et,  en  outre, 
Hegel,  qu'il  avait  personnellement  connu.  Mais  Hegel  a  ren- 
contré devant  le  grand  public  un  ennemi  redoutalde  en  Henri 
Heine,  et,  au  .surplus,  les  romantiques  étaient,  en  majorité,  trop 
peu  philosophes  pour  tirer  grand  profit  de  ses  doctrines.  Cousin 
a  cependant  réussi  à  inspirer  aux  lecteurs  français  le  respect 
de  la  |iensée  allemande,  il  (M1  a  vant(''  en  beaux  termes  la  |»ro- 


7;{-2  LKS    lU'lLATKlXS    LITTKIIA  I UKS    .WKi;    l/KT|{.\X(i  hllî 

loïKlcni'  cl  la  lilicrlr.  el,  (mi  l'aisaiit  prt'ssoiilir  la  Ircoiidilt'',  il  ;i 
|trr'|»aiv  la  voie  à  Taino  cl  à  Renan. 

La  littérature  italienne.  —  LWniileterrc  a,  plus  quo 
louto  autre  nation,  ai:i  snr  rorienlation  littéraire  du  roman-, 
tisme.  Mais,  [dus  (jue  l'Ang-letorre  et  plus  môme  que  l'Allemagne, 
les  nations  méridionales  ont  agi  sur  limaginatioTi  romantique. 
La  littérature  moderne  de  l'Italie  a  peu  fourni  à  la  nôtre  entre 
1815  et  18i8.  Celle  de  l'Espagne  n'a  exactement  rien  donné. 
En  revanche,  il  y  a  eu  une  iulluence  italienne,  espagnole,  orien- 
tale, en  ce  sens  surtout  que  Ton  a  aimé  de  tous  ces  pays  le 
paysage,  les  mœurs  et  le  passé.  Il  s'en  faut  qu'une  telle  influence 
soit  insignifiante,  encore  qu'elle  ne  soit  nullement  comparable 
à    l'influence   d'un  Shakespeare,  d'un   lîyron   ou    d'un   Gœthe. 

Chateaubriand,  M'""  de  Staël,  Sismondi,  Stendhal  avaient  ])ré- 
paré  les  voies  en  ce  qui  touche  l'Italie.  Le  salon  de  M"'  d'Albany 
avait  beaucoup  aidé  à  la  naissance  de  relations  personnelles 
entre  écrivains  des  deux  nations  '  :  Roustetleu,  Sismondi, 
M""*  de  Souza,  M™'  de  Staël,  Stendhal,  d'autres  encore,  entre- 
tenaient avec  la  veuve  d'Alfieri  des  relations  dont  (juelques- 
unes  avaient  commencé  dès  avant  la  Révolution,  quand  celle-ci 
était  venue,  avec  son  amant,  s'installer  à  Paris.  Plus  tard,  le 
salon  de  la  princesse  de  R^lgiojoso,  l'amie  de  Musset,  de 
r)uinet,  de  Heine  et  surtout  de  Mignet,  groupera,  en  plein 
romantisme,  les  amis  de  l'Italie. 

Mais,  vers  1820,  le  grand  champion  de  l'Italie  devant  l'opi- 
nion était  celui  qui  s'a[»pelait  lui-même  Arrigo  Beyle,  Milanesc\ 
Dans  Rome,  Naples  et  Florence  (1817),  dans  V Histoire  de  ta 
peinture  en  Italie  (1817),  dans  les  Promenades  dans  /?ome (1827), 
dans  ses  romans  et  dans  toute  son  oeuvre,  Stendhal  s'est  con- 
stitué le  défenseur  de  la  virtuosité  et  de  !'«  énergie  »  italienne. 
Personne  n'a  plus  insisté  sur  cette  idée  de  M""  de  Staël,  —  qu'il 
a  souvent  répétée  tout  en  s'en  moquant,  —  que  l'amour  en  Italie 
est  «  une  impression  rapide  et  profonde  qui  s'exprimerait  bien 
plutôt  par  des  actions  silencieuses  et  passionnées  que  par  un 
ingénieux  langage  ».  La  passion  italienne,  c'est  ce  que  Stendhal 


1.  Voir  les  études  de  SaiiiL-Ilcné  Taillandier  et  de  A.  Roiiinonl  sur  M'"'  d'Al- 
bany el  son  cercle,  et  les  lettres  de  Sismondi  à  la  comtesse  inil)liées  par  le  pre- 
mier (ISOt). 


LA    IIKSTAI  ItATIIi.N    KT    LA    MdN  A  ItCll  I K    llK   ,11  N.LKT  ir.\ 

;i  suiloiil  r.iil  Jiiiiicr  à  (|ii('l(|ii<'s-iiiis  de  nos  r(>iii;iiili<|iics,  ;i  l.ni- 
teur  des  Coules  iVKspag)ie  el  d'Ilulie  ou  encore  à  (M-liii  dr  Co- 
lomba et  de  Malleo  Falcone.  Musset,  Méi-iniée,  Théo|diil<'  (i.iiiticr, 
George  Sand  auront  tous  même  lendrrssc  pour  <cll(!  tcrr*'  où 
Byron,  avant  Sloiidlial,  Imr  av.til  drjà  ;i|)|iri.s  ;"i  cliciclicr  1rs 
belles  amours  cl  les  i)eaux  crimes.  Tous,  ils  l'ont  ainirc  cl 
peinte  en  fervents  de  l'art  et  du  soleil,  et  ils  lui  ont  demande 
ce  qu'elle  réservei'a  toujours  au  monde  jusque  dans  ses  pirt's 
erreurs,  le  sentiment  de  la  beauté'. 

Mais  d(\s  raisons  d'un  autre  oi'dre  ont  attiré,  dans  la  premièi'e 
moitié  de  ce  siècle,  des  admirateurs  au  pays  d'Alfieri,  de  Fos- 
colo,  de  Silvio  Pellico  ou  de  Manzoni. 

0  terre  du  passé,  que  faire  eu  tes  collines? 
Quand  on  a  mesuré  tes  arcs  et  tes  ruines 
Et  Touillé  quelques  noms  dans  l'urne  de  la  mort. 
On  se  retourne  enfin  vers  les  vivants:  tout  dort!... 

Cette  tirade  de  Lamartine,  —  qui  lui  a  valu  son  dutd  a\ec  le 
colonel  Pepe,  —  ce  reproclie  éloquent  du  poète  n'imjdiquait-il 
aucune  sympatbie  secrète? 

Poussière  du  passé  qu'un  vont  stérile  agile! 

Oui,  mais  de  cette  [)0ussière  quebjues  voix  s'élevaient,  qui  récla- 
maient la  liberté  et  l'unité  du  pays.  La  cause  de  rindéjiendance 
italienne,  qui  a  été  celle  du  romantisme  italien,  a  valu  à 
l'Italie  beaucoup  d'amis,  parfois  indiscrets,  parmi  les  écrivains 
français  de  cette  période  :  Edgar  Quinet  et  Micbelet,  Auguste 
Barbier  et  Brizeux,  des  critiques,  des  poètes,  des  bistoriens  -. 
Avant  l'auteur  des  Poèines  barbares,  ils  ont  dit  : 

Lève-toi,  lève-toi,  magnanime  Italie... 

La  France  te  viendra,  les  deux  ailes  ouvertes. 

Par  la  route  de  l'aigle  et  de  la  liberté  ! 


1.  Sur  rintluciice  de  l'Italie  chez  Lainarliiie,  voir  E.  ZyromsUi,  Lama  ri  i  ne  poète 
lyrique  (1890),  liv.  I,  cliap.  v.  —  Pour  la  façon  dont  les  romantiques  ont  peint 
l'Italie,  Alph.  Uoyer,  Venezia  la  bella  (1833,  i  vol.  in-8),  les  œuvres  de  G.  Sand. 
Th.  Gautier,  Antoiiy  Descluiinps,  etc.  —  Sur  les  voyageurs  à  Rome,  Bournet. 
Borne,  études  de  littérature  el  d'art  (1883),  et  l'appendice  de  l'édilion  du  \'oi/a</e 
(le  Montaigne,  par  Al.  d'.Vncoiia,  188'.t. 

■2.  Voir  le  Pianto  d'.V.  Barbier  (1837),  VAndroniède  de  Brizenx  (ISi8).  —  Voir 
aussi  E.  Quinet,  Allemar/ne  el  Italie  (1839),  et,  pour  une  note  dilîéreute.  Casimir 
Delavigne  {Parthénope  dans  les  Messenienncs). 


T.-tl.  LKS   RHLATMINS    IJ  TTKl!  A  IHKS   AVKC    I/KTIIA  .\(i  Kli 

La  |ilii[);irl  de  nus  liraiids  romantiques  oui.  subi  celle  double 
inlliience  de  Tlhilie  :  rinnueiice  eslliétif|ue,  liiilliieuce  palrio- 
lit|ii»'.  Toutes  deux  sont  très  sensibles  chez  Lainarlin*»  :  les 
Iraces  îles  voyaiies  (ju'il  avail  faits  au  delà  des  Alpes  en  1811-12 
rien  1820-21  sdiil  |M(d'(»ii(b's  dans  ses  vers.  Rome  lui  a  été  une 
I omitajiiie  de  m(-lanc(die.  Naples,  «  le  pays  des  sens  »  et  de 
<iiazi(dla,  lui  a  d(jimé,  comme  il  l'écrivait  un  jour  à  Yirieu, 
«  les  immenses  impressions  (bi  j>ays  du  génie  ».  Sa  poésie  est 
|>b'ine  de  souvenirs  italiens,  lumineux  et  chatoyants.  b]f  combien 
de  souvenirs  pareils  et  d'impressions  aussi  poétiques  dans 
Geori^e  Sand  ou  dans  Mnssel  ! 

Mais  (uront-ils  lu,  en  l'ail  de  livres  italiens?  l*eu  de  ciiose, 
à  dire  vrai.  Deux  ou  irois  des  classi(|ues  et  un  très  [)elit  nombre 
des  moilernes. 

Parmi  les  classiques,  au  premier  rauii,  Uanle  el  Pétrarque. 
Pt'lrai'que  a  été  lune  des  sources  du  lyrisme  lamartinien  :  le 
jour  oii  fut  composé  rholement,  le  poète  avait  emporté  sur  la 
montagne  —  c'est  lui  ([ui  nous  l'apprend  —  un  volume  du 
Canzoniere.  Aussi  bien,  il  le  lisait  dès  sa  jeunesse  et  il  y  avait 
trouve  lécho  d'une  «  àme  sonore  et  mélodieuse  »,  emportée 
vers  un  idéal  amoureux  et  religieux  voisin  du  sien.  —  Dante 
avail  été,  comme  P(''lrarqu(\  glorifié  par  la  critique  de  l'Em- 
pii-e  :  Népomucène  Lemercier  lui  adressait,  en  tète  de  la 
l'anJui/iorrisiade,  une  respectueuse  et  encore  plus  étrange 
«•pitre.  Mais  la  renaissance  de  Dante  en  France  es]  due  avant 
lout  à  Chateaubriand,  et  cest  au  Génie  du  (J/n'istiaiiisme  (ju'il 
faut  faire  remonter  toutes  les  études  qui  lui  furent  alors  con- 
sacrées :  les  chapitres  de  Sismondi  ou  de  Ginguené,  les 
belles  leçons  de  Fauricl  à  la  Sorbonne  en  1833  et  183i,  le  livre 
dOzanam  sur  Dante  el  la  philosophie  catholique  au  xni"  siècle 
(1839),  les  études  de  J.-J.  Ampère'.  Dante,  mieux  connu,  inspira 
les  peintres,  au  premier  rang  E.  Delacroix  pour  sa  Barque  de 
Dante.  Il  trouva  des  traducteurs,  dont  le  plus  notable  est  Emile 
Deschamps  -.  La  grande  épopée   dantesque   n'était-elle  pas  le 

I.  \x  livre  qui  i;sl  s(irli  du  ruiirsilf  Faiiriel  n'ji  paru  i|ii"('n  lSo4  :  Dante  et  les 
origines  de  la  lant/iie  el  de  In  /ittérnture  italiennes.  Celui  (rOzanani  a  été  refondu 
l'I  coiiiplété  en  184;».  Celui  de  i.-J.  \n\piivc  {la  Grèce,  Ii07ne  el  l> finie) n  paru  en  1848. 

■2.  La  Dirine  Comédie  de  Dante  Aliqliieri.  traduite  en  sers  lianrais  d'aiis.  18^'j, 

JM-S). 


LA    liKSTAI  I!  ATKIN    l'.T    I.A    MllN  A  ItCll  I  K    llK   .11  ll-LKT  IX; 

pai'l'aif  iiioilrir  ilr  ccl  .ni  (lu  iiiovrii  i\in'.  (|iii  li;iiil;iil  I  iiMai:iii<'i- 
lion  (le  nos  r(Hiiaiili(|ut'.s,  mais  doiil,  à  vrai  dire,  ils  iToiil  jamais 
réussi  à  rclrouvei'  le  sens  prolondémenl  icliiiieux?  ('-«-rlains  cii- 
liqnes  romantiques,  Ozanam  ou  Faiiriel,  oui  iK'Ui'Irt''  forl  avant 
dans  la  Diriiic  Coinrilic  11  semhie  ([uc  les  |)orl('s  n  aient  liuèrc 
compris  que  les  dehors  de  ('(riivre,  et  [tins  particulièrement  les 
épisodes  dramali([ues,  eomme  ((diii  (rLg'')lin  ou  de  Paolo  et 
Francesca.  —  Boccare  enfin  a  inspiré  le  Musset  de  Simone,  qui 
d'ailleurs  procède  (''i:alement  de  La   h'onlaine. 

De  la  littérature  moderne,  très  [)eu  d'ieuvres  ont  passé  les 
Alpes.  Les  tragédies  dAllieri  —  qui  au  surplus  ne  sont  pas 
romantiques  —  avaient  été  plusieurs  fois  traduites  et  éditées  à 
Paris,  et  ses  Mémoires  avaient  donné  de  lliomme  ime  idée  (pii 
ne  |)ouvail  (pie  tlatterles  tendances  nouvelles  :  «  ("/est  un  homme, 
écrivait  le  jeune  Lamartine  à  son  ami  Virieu,  que  j'aime 
presque  autant  que  Rousseau,  et  qui  était  à  coup  sur  plus  réel- 
lement homme  de  génie  et  poète  '.  »  Alfîeri,  c'était  Byron  avant 
liyron.  Mais  l'écrivain  est  hien  loin  d'avoir  exercé  une  action 
comparable.  Stendhal  disait  de  lui  dédaigneusement  :  «  Il  n'a 
fait  qu'amaigrir,  que  spolpare  encore  le  maigre  système  fran- 
çais »,  et,  si  Népoinucène  Lemercier  lui  a  pris  son  Aijamennon, 
les  romantiques  l'ont  respecté  de  loin  sans  le  fréquenter  beaucouj». 
Sismondi  le  louait  d'avoir  placé  sur  la  scène  «  l'homme  seul, 
l'homme  avec  ses  pensées  et  ses  passions  »,  en  retranchant  tout 
ce  qui  eût  pu  faire  de  ses  héros  des  Grecs,  des  Komains,  des 
Ecossais,  des  (ioths,  —  et  c'est  de  cela  même  qu'on  lui  a  su 
mauvais  gré  chez  nous. 

De  tout  le  romantisme  italien,  deux  noms  seulement  ont  été 
vraiment  célèbres  en  France,  ceux  de  Manzoni  et  de  Silvio 
Pellico;  encore,  celui-ci  n'a-t-il  pas  dû  sa  gloire  à  des  motifs 
purement  littéraires.  Monti  avait  été  fort  admiré  de  M"""  de 
Staël  et  fort  loué  —  quoique  parfois  ironicjuement  —  par 
Stendhal  :  il  n'avait  pas  été  lu.  Et  on  en  dirait  autant  de  Fos- 
colo,  si  Jt/copo  (fiiis.  |dusieurs  l'ois  traduit  en  notre  langue, 
n'avait  été  présenté  au  public  français  par  Dumas  père,  et 
n'était  venu    s'ajoutei-    aux    jiomhreuses    tentatives    «    werthé- 

I.  Lellre  du  3  janvier  ISlI.  —  Voir  Sismoiuli,  Lilt.  du  midi  de  l'Europe  : 
Stendlial.  Racine  ef  S/iokespeare:  Villem.iiii.  Lift,  du  xviir  siècle,  etc. 


7:îi-.  IJ:S    llKLATIllNS    LITTHIlA  IIIKS    AVKC   L  KTIl  ANC  Kll 

riciiiu's  »  (le  noi^  runuinli(juos,  sans  pouvoir  (railleurs  so  coni- 
I tarer  à  Wcrllicr.  Musset  a  loué  en  très  beaux  vers  le  «  sombre 
amant  de  la  mort  »,  le  «  pauvre  »  Tjeopardi,  mais  c'est  plus 
tard  seulement  qu'on  étudiera  de  |)rès  chez  nous  l'admirable 
auteur  des  ('(oizoïii,  le  plus  grand  poète  de  l'Italie  au  xix'  siècde. 
Le  romantisme  italien  s'est  personnifié  aux  yeux  des  roman- 
tiques français  en  Silvio  Tellico  et  en  Manzoni.  Tous  deux 
avaient  dû  beaucoup  à  la  France,  s'il  est  vrai,  comme  Taflirme 
(iantîi,  que  le  romantisme  avait  pénétré  en  Italie  par  les  écrits 
de  M""  de  Staël,  si  vraiment  rlle  avait  contribué  à  rendre  à  ce 
|)euple  le  sentiment  de  la  dignité  morale  et  les  hautes  ambitions 
littéraires.  A  la  ditlérence  du  romantisme  français,  qui  fut 
.surtout  un  mouvement  d'art,  ou  du  romantisme  anglais,  qui 
fut  un  mouvement  moral,  le  romantisme  italien  fut  avant  tout 
un  mouvement  politique.  Les  Prisofis  de  Pellico  valurent  à 
l'auteur  —  et  par  contre-coup  à  sa  patrie  —  plus  de  sympathies 
que  toutes  ses  tragédies  :  l'auteur  avait,  au  surplus,  g-randi  en 
France  et  enseig^né  à  Milan  notre  littérature  :  il  n'a  que  son 
patriotisme  de  profondément  italien  '.  Quant  à  Manzoni,  dont  se 
réclame  le  poète  de  Francesca  de  Rirnini  et  de  Conradin,  il  est 
essentiel  de  noter  qu'il  s'est  formé  à  l'école  de  Chateaubriand 
et  par  les  conseils  de  Fauriel.  Par  le  sentiment  religieux  qui 
éclate  dans  ses  Inni  sacri,  il  relève  (hrectement  de  l'auteur  du 
Génie  du  Christianisme,  et,  dans  sa  Lettre  à  M.  Chauvet,  il  n'a 
fait  que  dévelo[)per  les  idées  qu'il  avait  puisées  dans  la  conver- 
sation de  ce  «  cher  et  précieux  Fauriel  »  —  comme  l'appelait  sa 
mère  —  qui  fut  son  li-adudeur  eu  nK'iue  temps  que  son  com- 
mentateur et  son  maître  '-.  Carmcujnola  et  Adelclii,  connus  en 
France  presque  dès  leur  apparition,  ont-ils  influé  profondément 
sur  les  destinées  de  notre  drame  national?  11  est  permis  d'en 
douter.  Avant  tout  patrioti(iues  et  l'eligieuses,  ces  o'uvres 
étaient,  en  tant  (|uc  (hauics  liistorifpics.  des  échos  de  Schiller 

1.  l'Iusii.'urs  ('(lilioiis  d.iiis  h;  Icxle  mi^in.il  ili's  niivrcs  ili-  Silvin  l'ellicu  ont 
paru  à  l'aris  cuire  1830  ol  1840.  Le»  Prisons  ([iiXV)  mil  olé  Iradiiilcs  dans  toiilcs 
les  langues. 

2.  La  Iradnrliuii  du  théâtre  de  .Manzoni  i»ar  Fauriel  a  paru  en  1823.  — Voir, 
sur  .Manzuni,  Stendhal,  Corr.  iiiéd.,  l.  11.  —  Lamartine  a  imité  de  Manzoni,  dans 
\'Ode  à  Buntiparte,  le  poème  In  murle  di  Sapoleone.  —  Pour  rinlluenre  de  Man- 
zoni en  Franrc,  voir  Ch.  De.jol»,  Études  sur  la  Irof/'-die  (Paris,  s.  d.),  et  M.  Sou- 
riau.  /.a  pré  fan;  de  Crornivell  (ISÏiT).  p.  o  et  suiv. 


I 


I 


LA    HKSTAIHATIOX    KT    LA    Md.X  A IICII I  K   llK  .11  ILLKT  7:»7 

et  (le  Walter  ScoU.  Us  ii'oiil  [mi  (|ir;i|i|torl('i-  une  cotifiriniiliori 
nouvelle  à  des  théories  déjà  connues  chez  nous.  Et,  quant  au 
beau  roman  des  Promessi  Sposi,  s'il  a  fait,  suivant  l'expression 
cie  Goethe,  couler  «  de  l'eau  sur  le  moulin  du  romantisme  />,  il 
est  bon  de  not(M"  qu'à  la  date  1827,  où  h>  roman  a  |»;iru,  le 
moulin  marchait  déjà,  grâce  à  l'auteur  iVlvanhoe.  Le  jdus  cl.iir 
de  l'influence  de  Manzoni  chez  nous,  ce  sont  peut-.Hre  les  idées 
qui  cmt  passé  de  la  Lettre  à  M.  Chauvet  sur  (es  unités  dans  la 
préface  de  Cromiuell  :  ce  sont  quelques  vues  ingénieuses  et 
fortes  sur  la  nature  du  romantisme. 

L'Espagne.  —  L'Espagne  —  «  cette  nation  plus  grande 
encore  que  folle  »,  comme  l'appelait  La  Fontaine  —  nous  avait 
déjà,  à  plusieurs  reprises,  et  dès  l'époque  classique,  envoyé  ses 
poètes  et  ses  romanciers.  Les  romantiques  n'ont  donc  décou- 
vert ni  Lope  ni  Calderon  ni  même  le  Romancero.  Ils  n'ont  fait 
que  puiser  une  fois  de  plus  à  ces  sources  déjà  connues,  mais 
que  le  xvm^  siècle  avait  négligées.  Cela  dit,  il  faut  noter  qu'ils 
les  ont  explorées  a^ec  un  zèle  nouveau  et  digne  il'éloge. 

Ils  ont  assurément  mieux  —  ou  moins  incomplètement  — 
compris  qu'on  ne  l'avait  fait  encore  le  drame  espagnol  : 
Schlegel  ou  Sismondi  les  initiaient  à  cette  littérature  puissante 
et  touffue,  et  Villemain,  Fauriel,  Viardot,  Ferdinand  Denis,  de 
Puibusque  ou  Philarète  Chasles  continuaient  pour  eux  cette 
œuvre  d'initiation,  en  l'étendant  même  au  Portugal  '.  Esmé- 
nard  et  La  Beaumelle,  par  leurs  traductions,  assuraient  au 
drame  espagnol  une  place  honorable  dans  les  Chefs-d'œuvre  des 
théâtres  étran(jers  -.  Abel  Hugo  et  Damas  Hinard  traduisaient  le 
Romancero^.  Enfin  L.  Yiardot  donnait,  en  4836,  une  nouvelle 
version,  très  lue,  de  Don  Quichotte.  11  y  eut  donc  tout  un  mou- 
vement d'études  sur  l'Espagne.  Mais  il  faut  noter  qu'à  l'excep- 

1.  Villoinain,  Litléraliire  du  moyen  fîge  (18o0,  1  voL);  FaurieL  élude  ?ur  Lope 
(le  Veira  {Revue  des  Deux  Mondes,  iSo'.i);  Viardol,  Études  sur  riiistoire  de  la  litl. 
de  V Espagne  (1835)  ;  F.  Denis,  Clironiques  dievalercsques  de  r Espar/ne  et  du  Por- 
tugal (1839,  2  vol.);  Ph.  Chasles,  Études  sur  l'Espagne  (184");  de  Puibusque, 
Hist.  comp.  de  littér.  esp.  et  franc.  (1843);  Ch.  Mapnin,  Causeries  et  7nédilatinns 
(1843).  —  A.-M.  Sané,  Poésie  lyrique  portugaise  (1808);  F.  Denis,  Résume  de  l'his- 
toire littéraire  du  Portugal  (1826),  etc. 

2.  Chefs-d'œuvre  des  théâtres  étrangers  (1822);  Damas-IIinanl.  Chefs-d'œuvre  du 
théâtre  espagnol  (1841-44,  3  vol.). 

3.  Greuzé  de  Lasser,  Les  7'omances  du  Cid  (1814):  Abel  Hugo,  Romances  histo- 
riques (1822);  Damas-Hinard.  Roinancero  gênerai  avec  inlrod.  et  notes  (1844, 
2  vol.). 

Histoire  de  la  langue.  VII.  47 


738  LES   IJKLATIOXS   LITTKIJA  iUKS   AVKC.   L  KTRANC.Kll 

lion  ilu  liomancero,  déjà  étudié  en  Allemagne  par  Herder, 
aucune  de  ces  œuvres  n'était  vraiment  nouvelle  ])our  le  public 
français.  Aucune  surtout  ne  nous  apportait  de  forme  littéraire 
assimilable.  Rien  n'était,  au  fond,  plus  éloigné  du  drame  de 
Hugo,  jMenéndez  y  l^dayo  ou  de  Dumas  (|ue  la  Comedia  de 
Calderon  ou  de  Lope.  Le  drame  romantique  n'est  espagnol  ni 
j)ar  sa  structure  intime,  essenticdlement  logique  et  française, 
ni  par  le  sentiment  qu'il  exprime  :  car  jamais  dramatique  espa- 
gnol n'a  ])ensé  sui-  le  point  d'iionneur,  sur  l'amour  ou  sur  le 
suicide,  comme  llernani  ou  comme  Uuy  Blas.  Nous  pouvons  en 
croire  là-dessus  M.  Juan  Valero  ou  M.  Menéndez  y  Pelayo. 
Quant  au  Romancero,  qu'Emile  Deschamps  a  imité  avec  une 
inexactitude  si  ingénue  '.  il  n'a  pas  tant  révélé  à  nos  poètes  un 
lyrisme  nouveau  (|u  il  ne  leur  a  fait  aimer  une  Espagne  héroïque 
et  sauvage. 

Là,  en  etîet,  est  la  véritable  iniluence  de  l'Espagne  sur  nous  : 
elle  a  enrichi  le  domaine  de  l'imagination  poétique.  Dans  le 
drame,  elle  a  inspiré  au  poète  de  liuy  Blas  et  (YHernam,  — 
assez  médiocrement  informé,  en  réalité,  des  choses  espagnoles, 
—  des  scènes  d'un  accent  magnifique  et  lyrique,  des  rêves  che- 
valeresques et  nobles,  des  visions  somptueuses  et  grandioses. 
Une  fois  de  plus  la  terre  classique  de  la  chevalerie  a  fait 
passer  sur  la  France  un  frisson  d'héroïsme.  Le  Romancero  a 
<lirecteiuent  agi  sur  le  Romancero  du  Cid  dans  la  Légende  des 
siècles,  et  la  Preciosa  de  la  Bohémienne  de  Séville  de-  Cervantes 
revit  dans  Esmeralda.  Hugo  n'a  guère  connu  la  Comedia  espa- 
gnole. Ses  personnages,  a  dit  le  plus  autorisé  des  critiques 
espagnols  de  nos  jours,  M.  Menéndez  y  Pelayo,  «  sont  des  pan- 
tins du  théâtre  des  marionnettes,  qui  ne  sont  pas  plus  espagnols 
que  turcs  et  qui  ne  peuvent  être  admis  comme  représentation 
authentique  de  la  race  que  par  quelque  Américain  du  Sud  ayant 
étudié  à  Paris  notre  histoire  et  nos  mœurs'  ».  Mais  il  a  connu 
le   Romancero    et   mieux    encore    le    roman    picaresque.    C'est 

1.  Voir,  dans  les  Éludes  françaises  el  élratu/ères,  la  série  dos  Homances  sur 
Hodrir/ue,  i'oi  des  Goihs,  imitées  de  l'espagnol.  C'est  une  ])reinièi'o  ébauche  des 
poèmes  espa^rnols  «le  la  Léf/ende  des  siècles. 

2.  Voir  M.  Soiiriau  :  la  Préface  de  Cromivell,  p.  10  cl  suiv.  ;  Raoul  Rosières, 
La  f/enèse  d'Ilernani  'Études  sur  la  poésie  contemporaine,  1896);  Menéndez  y 
l'elayo,  Hist.  de  las  Ideas  estéticas  en  Esp.  (t.  V)  ;  Morel-Falio,  L'Espagne  en 
France  (Études  sur  V Espar/ne,  l.S,S6). 


LA    Ur.STAIItATloN    KT   LA   MoNA IICII I K   IIK  .IIILLKT  7:{«.i 

Emile  Gaslelar  qui  Ta  ilil  un  jour  en  Sorhonnc,  cl  nous  devons 
l'en  croire  :  «  Dans  le  génie  ilc  Victor  ]liitjo,  il  i('s|i|('iiilil 
quelque  chose  de  notre  soleil.  » 

Ainsi  la  litt«''raturc  espagnole  a  été  niiii  ronnin'  des  roman- 
tiques :  la  lanî^ue  a  été  généralement  peu  sue  et  //////  Jart/al  est 
émaillé  <le  citations  en  un  castillan  suspect.  En  dépit  des  elTorls 
de  Martînez  de  la  Rosa,  qui  a  séjourné  à  Paris  et  a  connu  plu- 
sieurs des  romanliques  français,  le  pays  a  été  peu  étudié,  et 
Breton  de  Los  llerreros  a  pu  railler  légitimement,  dans  ses 
comédies,  l'étrange  ignorance  des  Français  à  l'endroit  de  sa 
patrie.  Malgré  cette  ignorance,  les  nmiantiques  ont  beaucoup 
aimé  l'Espagne  et  ils  en  ont  beaucoup  parlé  :  entre  tous, 
Victor  Hugo  dans  les  Orientales  a  témoigné  de  façon  écla- 
tante de  cette  sympathie  sentimentale.  Quelques-uns,  il  faut  le 
dire  bien  vite,  ont  peint  il'après  la  nature  ou  l'histoire  :  Fon- 
taney  dans  ses  jolies  Scènes  de  la  vie  castillane  et  andalouse; 
Th.  Gautier,  dans  son  admirable  Voijage;  Mérimée,  qui,  pour 
écrire  l'Histoire  de  don  Pèdre  le  Cruel,  faisait  de  longues  séances 
aux  archives  d'Aragon  et  dont  La  famille  Carvajal  ou  Carmen 
sont  de  vigoureuses  et  véridiques  peintures  de  mœurs. 

L'Orient.  —  On  aimait  de  l'Espagrne  le  catholicisme ,  le 
moyen  âge,  le  pittoresque.  On  a  aimé  de  l'Orient  l'Islam  et  le 
soleil.  «  En  Orient,  disait  Victor  Hugo,  tout  est  grand,  riche, 
fécond,  comme  dans  le  moyen  âge,  cette  autre  mer  de  poésie.  » 
L'Orient  romantique  procède  des  Massacres  de  Scio  et  de  la 
Prise  de  Jajfa  :  les  peintres  l'ont  découvert  avant  les  poètes, 
et  ce  ne  sont  pas  des  livres  qui  Font  d'abord  fait  connaître. 
L'expédition  de  Bonaparte  en  Egypte  avait  provoi|ué,  il  est 
vrai,  un  admirale  mouvement  d'études  orientalistes,  mais  (jui 
n'eut  pas  de  conséquences  littéraires  immédiates'.  \^^ Itinéraire 
de  Chateaubriand  (1811)  donna  le  signal  et  l'exemple  des 
voyages  en  Palestine  et  en  Grèce.  Byron  suivit,  puis  Gérard 
de  Nerval,  Lamartine,  Th.  Gautier,  et  tant  d'autres.  L'Orient 
n'a  rien  donné  à  la  pensée  romantiipie.  Mais  il  a  hanté  toutes 
les  imaginations. 

1.  Il  faut  citer  cependant  le  Choix  de  poésies  ovientales,  traduites  en  verset  en 
prose  par  MM.  Ernest  Foiiinet.  Garcin  de  Tassy.  etc..  recueillies  par  M.  Fran- 
cisque Micliel  {Paris,  18211-1 8:îO)  :  plusieurs  des  collahoraleurs,  par  exemple 
Silveslre  de  Sacy,  étaient  des  orientalistes  éminents. 


740  LES  RELATIONS  LITTÉUAIRES  AVEC  L'ÉTllANGEll 

Un  événement  historique  éveilla  de  nouvelles  sympathies,  et 
ce  fut  la  guerre  d'iiulépendance  grecque.  Dès  l'annce  1820,  on 
])eut  dire  que  le  philhellénisme  naît  en  France  '.  En  1825,  Pou- 
que ville,  ancien  consul  de  France  auprès  d'Ali  Pacha,  publie 
son  Histoire  de  la  régénération  de  la  Grèce.  En  1824  et  25,  Fau- 
riel  publie  ses  Chants  pojnilaires  de  la  Grèce  moderne.  Ces  livres 
ont  été  les  deux  sources  littéraires  du  philhellénisme  roman- 
tique. Lamartine  a  puisé  dans  toutes  deux  ])Our  son  Dernier 
chant  du  pèlerinage  de  Childe-Harold.  Hugo  s'est  directement 
inspiré  de  Fauriel  dans  les  Orientales.  Ce  fut  une  croisade 
poéticjue.  Chateaubriand  intervint;  Quinet  publia  un  livre  élo- 
(juent  et  savant  sur  la  Grèce  moderne  (1830).  Mais  surtout  Victor 
Hugo,  dans  les  Orientales,  célébra  la  vaillance  du  Klephte  et  la 
liberté  du  Palikare.  C'est  la  Grèce  de  Canaris  et  de  Missolonghi 
([u'il  peignait  en  couleurs  criardes  et  très  conventionnelles, 
mêlant,  dans  la  flotte  turque,  les  caravelles  espagnoles  aux 
barques  vénitiennes  et  —  ce  qui  est  plus  étrang'e  encore  —  aux 
jonques  chinoises. 

La  Grèce  de  Hug'o  valait  ce  que  vaut  l'Orient  romantique  : 
il  n'a  donné  à  la  France  de  ce  temps  ni  une  idée  littéraire  ni 
une  théorie  d'art,  mais  il  lui  a  fourni  un  poétique  répertoire 
d'images,  de  couleurs  et  de  sons. 


BIBLIOGRAPHIE 

Louis  P.  Betz,  Es$ai  de  hibUographie  des  questions  de  lUtératnre  com- 
parée {Henie  de  philologie  française,  1890-98).  —  Hugo  P.  Thieme, 
Bihliogr.  de  la  lilt.  franc,  au  XIX<^  siècle,  1897.  —  L.  Robeccbi,  Suggio 
d'una  bibliografia  délia  questione  classico  romantica  (à  la  suite  des  Poésie 
de  Carlo  Porta.  Milan,  1887). 

A.  Michiels,  llisl.  des  idées  littéraires  en  France  au  XIX^  siècle,  Bruxelles, 
[H't-2,  2  vol.  —  Ch.  Magnîn,  Causeries  et  méditations,  1813,  t.  II.  — 
G.  Brandes.  Die  Haiipslrijmungen  der  Littcratur  des  19.  Jahrhunderts, 
Leipzig,  1897,  o^"  éd.  —  Ad.  Stem,  Gescfi.  der  neuern  Lileralur,  Leipzig, 
i88->-8.'),  7  vol. 

A.  Lacroix,  De  r influence  de  Shakespeare  sur  le  tliédtre  français,  Bruxelles, 
18oG.  —  G.  Larroumet,  Shaliespeare  et  le  théâtre  français  [Études  dliist. 
et  de  crit.  dramat.,  1892).  —  W.  Reymond,  Corneille,  Shakespeare  et 
(roethe,  élude  sur  Vinjluencc  anglo-gerinani(iue  en  France,  avec  préfacel^de 
Sainte-Beuve,  1864.  —  A.  Beljame,  Introduction  à  la  traduction  de'^Mac- 

I.  Ju  ne  reviens  pas  sur  tout  ce  mouvement  :  vuir  ci-dessus,  p.  2".u-281. 


IHIUJiMiirM'IllK  Ttl 

licth.  IS'.iT.  —  O.  Schmidt,  Ilomscau  itnd  Di/ron,  Greifswald.  1887.  — 
O.  Weddigen,  Lord  Btjron's  Einflus>i  aiif  die  europxisiJie  Litleratur  der 
Neuzeit,  Hanovre,  1884.  —  L.  Maigron,  Le  roman  historii^ae  en  France  : 
essai  sur  l'iupucure  de  W.  Scott,  18'.i8.  —  Joseph  Texte.  /.'(  iinr^ic  hikistc 
en  France  {Étiidoi  de  litt.  européenne,  18118).  —  H.  Parigot.  Le  drame 
d'Alex.  Dumas,  18'J1>,  cli.  ii  et  m  (inll.  ariL'l.  el  iiill.  allem.  :  Shakespeare, 
W.  Scott,  Byron,  Goethe,  Schiller).  —  M.  Souriau,  Introduction  à  la  Pré- 
face de  Cromiri'll,  is'.iT  (influences  étrangères  chez  V.  Hugo). 

Lady  Blennerhasset,  .)/'""  de  Staël  et  son  temps,  trad.  fr.,  1890,  3  vol. 

—  Th.  Supfle  cl  V.  Rossel,  ouvrages  cités  ci-dessus,  t.  VI,  j).  77»j.  — 
Joseph  Texte.  Le>  oriijincs  de  l'influence  allemande  dans  la  litt.  fr.  du 
XIX°  s.  [liev.  d'kist.  litl.  de  la  France,  15  janvier  1808)  el  L'influence  alle- 
mande dans  le  romantisme  français  {Études  de  littérature  européenne.  1808). 

Edgar  Quinet,  Allemagne  et  Italie,  1830.  —  Saint-René  Taillandier, 
La  comtesse  d'Albany,  18()2.  —  Ch.  Dejob,  M""'  de  Staél  et  l'Italie  (avec 
une  bibliogr.  de  l'infl.  franc,  en  Italie  de  1700  à  1814),  1890,  et  Études  sur 
la  trar/édie.   s.  d.  —  V.  Waille,  Le  romantisme  de  Manzoni,  Alger,  1890. 

—  Al.  d'Ancona  :  bibliographie  des  voyageurs  français  en  Italie,  à  la  suite 
de  LItalia  alla  fine  del  secolo  XVI",  Ciltà  di  Castello,  1N80,  et  Varietà  sto- 
riche  e  lelterarie.  Milan,  1883  (Musset  et  Tltalie).  —  E.  Zyromski,  Lamar- 
tine poète  h/rii/ue.  1800  (liv.  I,  ch.  iv  :  Pétrarque,  ch.  v,  L'Italie). 

A.  Moiel-Fa,tiOyS,' Espagne  en  France  et  L'histoire  dans  Ruy  Blns  {Études 
sur  l'Espagne,  188s).  —  E.  Mérimée,  L  école  romantique  et  l'Espagne, 
Toulouse,  1889.  —  Menéndez  y  Pelayo,  Historia  de  las  Ideas  Estéiicas  en 
Espana,  1886-90,  t.  IV  et  V.  —  R.  Rosières,  La  gotèse  d'Hcrnani  (Études 
sur  la  poésie  contemp.,  1896).  —  Foulché  Delbosc.  Bibliographie  des 
voyages  en  Espagne  et  en  Portugal,  1890,  et  L'Espagne  dans  /ts  Orientales 
de  V.  Hugo  {Revue  hispanique,  t.  X).  —  G.  Lanson,  Emile  Deschamps  et 
le  Romanfero  (Rcv.  d'hist.  litt.  de  la  France,  15  janvier  1899).  —  M.  Ber- 
nardez  Branco,  Portugal  e  os  estrangeiros,  Lisbonne.  1879,  :2  vol. 


L'influence  du  romantisme  à  l'étranger  s'étendant  fort  au  delà  de  1848, 
il  en  sera  traité  au  volume  suivant. 


CHAPITRE   XV 

L'ART    FRANÇAIS    DANS  SES   RAPPORTS 
AVEC    LA    LITTÉRATURE    AU    XIX^    SIÈCLE 


Ou  a  vu  plus  haut"  que  l'art  français,  aux  xvif  et  xvui"  siècles, 
présente  les  mêmes  caractères  que  la  littérature,  subit  les  mômes 
influences,  poursuit  le  même  développement.  Si  bien  que  l'art 
[)eut  servir  de  contre-épreuve  à  la  littérature  ou  la  littérature  à 
lart.  Cette  similitude,  déjà  frappante  avant  la  Révolution,  l'est 
davanlape  après.  Les  dernières  barrières  intellectuelles  s'étant 
abattues  avec  les  dernières  barrières  sociales,  toutes  les  œuvres 
de  l'esprit  sont  devenues  mitoyennes.  Ce  qui  était  parenté  entre 
les  beaux-arts  devient  maintenant  fraternité.  L'art  du  xix"  siècle 
passera  par  toutes  les  étapes  de  la  littérature,  classicisme  et 
romantisme,  réalisme,  naturalisme,  symbolisme,  pour  aboutir 
comme  elle  au  cosmopolitisme  et  à  l'anarchie  d'aujourd'hui.  Le 
rapprochement  qui  s'opérait  jadis  ])ar  degrés  est  devenu  fusion. 
Rapprocher  Poussin  de  Corneille,  c'est  établir  une  analogie  non 
pas  fausse,  mais  lointaine.  Entre  Watteau  et  Marivaux  la  res- 
semblance se  précise;  de  (ireuze  à  Diderot  le  rapport  est  direct. 
Mais  combien  plus  direct  encore  celui  de  Delacroix  à  Victor 
Hugo,  de  Paul  Delaroche  à  Casimir  Delavigne,  de  Courbet  à 
Flaubert,  de  Manet  à  Zola?  A  ce  point  que  de  grands  écrivains 
se  sont  constitués  les  défenseurs  opiniâtres  d'un  art  plastique 

1.  Par  M.  Samuel  Rocheblave,  docteur  es  lettres,  professeur  à  l'École  des 
Beaux-Arts. 

2.  T.  V,  chap.  xii,  et  t.  Vf,  cliap.  xv. 


CLASSICIS.MK    I:T    lîd.M  A  NTISM  K  74:{ 

exactement  corresitoiKhiiit  h  Iciii-  lith-ratiirc  cl  invriscmniL 
Victor  Hugo  ne  dessine  pas  anliN'nient  iju'il  n'écrit.  (Jue  sera-ce, 
si  l'on  observe  que  la  critique  d'art  a  séduit  au  passade,  et  quel- 
quefois fixé,  des  écrivains  de  marque,  et  cela  d'un  hout  à  l'autre 
du  siècle,  de  Guizot  à  Taine  et  à  .M.  Cdicrliuliez?  qu'en  outrr,  lii 
|)lui»art  de  ces  critiques  avaient  regu  une  éducation  artistique 
assez  avancée,  tels  Mérimée,  Th.  Gautier,  (Charles  JJlaiic,  quand 
ils  n'étaient  pas  des  artistes  de  profession,  comme  Dtdacroix, 
Fromentin  et  M.  Eugène  Guillaume?  Que  sera-ce  enlin,  si  l'on 
icmarque  que  l'œuvre  d'art,  étudiée,  décrite  et  transcrite  à  la 
pluuir,  devient,  entre  les  mains  de  certains  écrivains,  matière 
à  littérature,  et  matière  pres(|ue  exclusive,  si  bien  que  ces  sortes 
de  transpositions  d'un  art  à  l'autre  sont  peut-être  la  partie  la 
plus  originale,  sinon  la  plus  féconde,  de  l'oeuvre  dun  lli.  Gautier 
ou  des  frères  de  Goncourt?  Plus  (|ue  jamais,  le  ra[q>rocliement 
de  l'art  et  de  la  littérature  s'impose. 


/.  —  CLissicisme  et  Romantisme 
de   1800   à  i836  environ. 

L'art  Empire.  —  Prudhon.  —  Le  romantisme  littéraire 
et  le  romantisme  artistique  s  étaient  annoncés  dès  le  début  du 
siècle,  l'un  avec  le  Génie  du  Christianisme  (1802),  l'autre  avec 
les  Pestiférés  de  Jaff'a  (1804).  C'était,  de  part  et  d'autre,  un  beau 
chant  du  départ  pour  le  siècle;  mais  le  siècle  ne  devait  s'ébranler 
pour  le  suivre  que  plus  tard,  au  second  aj)pel.  Dans  l'intervalle, 
l'art  romantique  naissant,  et  d'ailleurs  inconscient,  rentre  dans 
l'ombre. 

C'est  dès  lors,  durant  quinze  années,  «  l'art  Em[)ire  »,  ce 
froid  succédané  de  l'art  David,  comme  c'est,  en  littérature,  l'ère 
des  Delille,  des  Nép.  Lemercier,  et  de  celui  que  Chateaubriand 
appelait,  non  sans  complaisance,  «  le  dernier  écrivain  de  l'école 
classique  de  la  branche  aînée  »,  Fontanes.  Les  artistes,  eux, 
sont  des  classiques  de  la  branche  cadette.  L'esthétique  de  David, 
érigée  en  pédagogie  étroite  et  tracassière,  porte  dès  le  consulat 
une  estampille  officielle,  et  fait  partie  du  protocole.  Le  gi'aïul 


744        l/AllT    FllANÇAIS   ET    l.A    LITTKRATlItH   Al"   Xl\"  SIKCLE 

juiblic  en  avait  eu  un  avant-goùl  non  ti(un[)eur  lorsque  le  cortège 
Irionijilial  des  grands  corps  de  l'Elal,  sorte  de  Panathénée  franco- 
gi'ecque,  alla  recevoir  à  Charenton  les  chefs-d'œuvre  que  Bona- 
parte avait  razziés  en  Italie,  et  que  les  membres  de  l'Institut 
défilèrent  en  encadrant  le  Laocoun,  tandis  que  les  artistes  de 
rOpéra,  en  cothurnes,  en  chiamydes,  une  lyre  au  poing,  chan- 
taient le  Carmen  saecutare  de  Philidor  (l"i)8). 

C'est  dans  ce  style-là  que  toute  une  génération  s'évertue  à 
sculpter,  à  peindre,  à  bâtir  et  à  décorer.  Ajoutons  le  goût  per- 
sonnel du  niaître,  très  prononcé  en  faveur  de  l'antique  et  surtout 
du  romain.  Tout  l'attirait  vers  la  patrie  de  César,  et  son  ori- 
gine ilalienne,  et  son  cerveau  latin,  et  jusqu'à  cette  ligne  de 
visage  qui,  maigre,  faisait  songer  à  l'onyx  des  camées,  et, 
grasse,  à  l'albàlre  des  bustes  césariens.  Quand  l'ancien  cadet  de 
Brienne,  idéologue  plus  qu'il  ne  croyait,  eut  foulé  le  sol  vierge 
de  rÉgyplc  avec  une  escorte  de  savants,  quand  il  eut  fixé  l'aigle 
romaine  au  bout  de  ses  enseignes,  et  assis  l'État  sur  un  code 
romain,  alors  le  champ  de  l'art,  si  limité  déjà  par  David,  se 
circonscrit  encore.  Et  les  thèmes  de  l'art  officiel  tournèrent 
tous  dans  le  cycle  impérial.  De  là  des  allégories  encore  plus 
stéréotypées  que  celles  de  l'ancien  régime.  De  là  cette  foule 
d'attributs  guerriers  partout  prodigués  avec  une  emphase  enfan- 
tine. De  là  enfin  ce  goût  du  sec,  du  roide  et  du  tendu,  qui 
passa  des  proclamations  de  l'Empereur  jusque  dans  les  bas- 
reliefs. 

Tel  est  alors  le  style  «  héroïque  ».  La  peinture  elle-même  va 
se  faire  lapidaire,  tandis  que  l'architecture  ado|>tcra,  comme  la 
sculpture,  une  solennelle  nudité.  La  colonne  toscane,  si  dépourvue 
de  grâce,  sera  jtrise  pour  le  type  de  la  grave  simi)licité,  à  moins 
que  des  fûts  antiques,  en  marbres  précieux  et  colorés,  ne  lui 
soient  préférés  dans  les  palais  du  maître,  pour  l'ancien  lustre 
qu'ils  jettent  sur  un  luxe  tout  neuf.  Tout  est  dorénavant  aux 
trophées,  aux  casques  et  aux  glaives.  Tandis  que  les  poètes, 
imitateurs  de  Lebrun-Pindare,  font  rimer  gloire  et  victoire, 
canon  et  Napoléon,  l'ameublement  et  la  décoration  entrecroi- 
sent les  mômes  rimes  sous  forme  de  motifs  rigides,  découpés 
à  l'emporte-pièce,  aux  pieds  des  consoles  d'acajou  ou  des  colon - 
nettes  de  pendules,  comme  aux  ressauts  des  entablements,  aux 


cLAssicisMi:  i;t  i!(i.m.\.\tismk  7i;; 

angles  (l<^s  corniches,  ;iu  pouiloiir  îles  l\  iii|);iiis.  Le  cnix  rc  iloré, 
métal  tout  militaire,  reluit  en  sphinx,  en  ohrlisijucs,  eu  |»yra- 
midions  :  une  ornementation  tle  placage  se  range  à  l'alignenienl 
sous  les  lignes  géométriques  qui  la  couronnent.  L'art,  (jui  se 
sent  à  la  parade,  garde  la  tenue  du  soldat  (|ui  allriid  la  revue 
C'est  en  style  de  camée  que  Lemot  scul[)te  le  has-relief  du  fronton 
de  la  colonnade  du  Louvre,  plat  comme  une  applique;  et  c'est 
du  romain  appauvri,  du  pompéien  phtisi([ue,  que  les  architectes 
Percier  et  Fontaine,  raison  sociale  de  l'architecture  Empire,  ont 
répandu  avec  une  indigente  profusion  dans  la  grande  Galerie  <lu 
bord  de  l'eau,  sur  la  cheminée  de  la  salle  des  Cariatides,  et  en 
vingt  lieux  officiels.  Pendant  ce  temps,  Bosio,  le  «  Canova 
français  »,  édulcorait  encore  le  style  de  Canova.  Quant  à  la 
peinture,  elle  mettait  en  images  l'histoire  ancienne.  L'art  des 
«  Bélisaire  »  avait  repris  de  plus  belle  avec  les  continuateurs 
de  David,  dont  un  seul,  l'énergique  Lethicre,  faisait  preuve  de 
tempérament,  à  côté  du  glacial  Pierre  Guérin  et  du  pseudo-clas- 
sique Girodet-Trioson,  un  faux  coloriste  doublé  d'un  faux  litté- 
rateur. 

Et  pourtant,  cet  art  d'apparat  se  pique  d'élégance,  et  même 
d'une  sorte  de  fantaisie.  Subissant  à  sa  façon  l'influence  légère 
des  souffles  nouveaux,  il  s'intléchit  dans  le  même  sens  que  l'es- 
prit public,  essayant  d'un  mariage  entre  la  forme  antique  et  le 
sentiment  moderne,  entre  le  classi(|ue  et  le  romanesque.  Peut- 
être  ce  pédantisme  hybride  est-il  ce  qui  date  le  mieux,  vers  l'Em- 
pire, les  productions  de  l'art  cOmme  celles  de  la  littérature.  Les 
périphrases  didactiques  de  l'abbé  Delille  reflètent  déjà  quelque 
chose  de  cet  esprit  :  mais  on  le  prend  sur  le  vif  chez  Chateau- 
briand, dans  la  partie  des  Natcliez  à  laquelle  il  a  «  ajouté  la  cou- 
leur épique'  ».  Le  père  du  romantisme,  qui  craignait  alors  de 
trop  innover,  s'appliquait  à  suivre  le  conseil  de  son  ami  Fon- 
tanes,  c'est-à-dire  à  «  mettre  la  langue  classique  dans  la  bouche 
des  personnages  romantiques  ».  C'est  donc  parmi  les  romanti- 
ques sans  le  savoir,  qu'il  faudrait  à  la  rigueur  ranger  des  Davi- 
diens  comme  Girodet  et  Gérard  lui-même,  s'il  fallait  d'autre 
part  appeler  Napoléon  un  romantique  à  cause  de  son  goût  pour 

1.  Un  critique  pénétrant,  M.  G.  Lanson,  a  bien  noté  ce  point  d'art  comme 
plusieurs  autres,  dans  sa  remarquable  Histoire  de  la  littérature  française. 


740        L  AllT   FRANÇAIS   ET   LA    LITTEIt  ATIUI':   AU  XIX*^  SIÈCLE 

Ossian.  En  réalité,  la  même  sciilimoiitalité  romanesque  attirait 
déjà  les  classiques  les  plus  décidés  hors  des  voies  de  l'école,  tant 
il  est  vrai  qu'on  ne  résiste  pas  à  l'esprit  de  son  temps.  Et  la  lit- 
térature commençait  à  mener  l'art  à  grandes  guides.  Girodet 
peignait  ses  Funérailles  cfAtala  dès  1808,  du  même  style,  il  est 
vrai,  dont  il  tiaduira  plus  tard  Anacréon,  soit  en  vers,  soit  en 
dessins  aux  deux  crayons.  Gérard  nous  olTrira  de  même  une 
(Jorinne  de  romance  {1811)).  Tous  deux,  au  début  de  leur  cariiére 
(1802),  avaient  lutté  sur  les  lambris  de  la  Malmaison  à  qui  tra- 
duirait le  mieux  en  style  épico-classique  des  épisodes  tirés 
d'Ossian.  «  Je  ne  me  connais  pas  à  cette  peinture-là  »,  s'était 
écrié  David,  à  la  vue  de  ces  élucubrations.  Qui  pouvait  en  effet 
s'y  reconnaître?  Le  chef  de  l'école  était  pourtant  mal  venu  à 
renier  sa  postérité  légitime,  quoique  dégénérée. 

Un  artiste,  un  seul,  baptisait  d'une  grâce  toute  française  cette 
antiquité  de  convention,  et  renouvelait  en  peinture  le  miracle 
d'André  Cbénier.  Pierre-Paul  Prudhon,  ce  Chénierplus  vaporeux 
et  plus  chaste,  retrouvait  par  les  voies  ingénues  de  l'amour  la 
poésie  (jue  l'auteur  de  Y  Aveugle  demandait  surtout  à  un  indus- 
trieux savoir.  N'était-ce  pas  le  même  rêve  que  poursuivaient 
ces  deux  artistes,  obscurs  tous  deux,  et  s'ignorant  l'un  l'autre  ', 
lorsque,  aux  alentours  de  1790,  ils  découvraient  l'un  la  langue 
d'Homère,  l'autre  la  statuaire  antique,  cette  autre  langue  des 
dieux?  Tous  deux  sont  parvenus,  par  des  moyens  où  la  science 
le  dispute  à  l'inspiration,  à  faire  exprimer  à  l'antique  des  pen- 
sers  nouveaux,  des  émotions  nouvelles.  Cette  même  statuaire 
(jui  a  réfrigéré  toute  la  peinture  de  David  et  de  ses  épigones, 
quelle  moite  chaleur  de  vie  ne  communique-t-elle  pas  à  tout 
l'œuvre  de  Prudhon!  Ce  n'est  plus  marbre  ou  porcelaine,  que 
ces  ligures  à  péplos  qui  remuent  mollement  dans  les  grandes 
allégories  du  peintre,  dans  ses  bas-reliefs  au  crayon,  dans  ses 
fusains  :  c'est  chair  de  divinités  corrégiennes,  qui  s'humanisent, 
et  qui  sourient.  Qui  dira  le  prix  de  ce  sourire,  moitié  Joconde  et 
moitié  Faune  du  Caj)itole,  que  le  tendre  artiste  fait  voltiger  sur 
la  face  compassée  de  la  peinture  impériale,  et  qu'il  ose  attacher, 
dans  sa  candeur,  aux  lèvres  de  l'hôtesse  de  la  Malmaison?  ('elui 

1.  Chénier  esl  né  en  l"(J2.  Prudhon.  né  en  l'ÎGO,  morl  en  1823,  a  pu  à  la 
ri.t-'ueiir  lii'c  André  Chénier  en  isr.i:  mais  c'esl   i>en  prol)aliie. 


I 


CLASSIUISMK    KT    IKIMA  NTISMH  747 

((ui  a  su  pL'iK'li'or  dHu  Ici  «iiiirmc  des  sujets  aussi  liauals  (|u  un 
ZéphyiT  ([ui  se  Iwilancc  ou  une  Psyclu'-  <|u"cnlèv(,'fit  des  Amours, 
celui-là  s'était  fait  une  anti(juitt'  darliste,  c'est-à-<lire  une  anti- 
quité vivante.  Non  que  lajjiràce,  où  il  Iriomplie,  le  limitât  d'ail- 
leurs aux  sujets  gracieux.  Cette  àme  aimante  a  ex[)rimé  le  drame 
en  |)einture,  comme  elle  l'a  éprouvé  dans  la  réalité.  Beaux 
drames,  en  elTet,  et  d'une  tendance  déjà  romanti(jue,  ipie  des 
toiles  comme  la  Justice  et  la  Vengeance  divine  poursuivant  le 
Crime  {\  808),  sans  parler  de  ce  Christ  en  croix,  d'une  si  poignante 
impression.  Le  romantisme,  ici,  c'est  d'abord  la  sombre  énerg"ie 
de  la  composition,  l'acte  ou  le  geste  des  personnages,  qui  n'ont 
rien  de  contenu,  d'attendu.  C'est  aussi  que  le  drame  d'action  est 
comme  subordonné  à  un  drame  de  lumière.  Dans  cette  expres- 
sion morale,  en  quelque  sorte,  de  la  lumière  et  de  son  accent,  il 
y  avait  un  exemple  qui  ne  devait  point  être  perdu  pour  Géricault, 
ni  surtout  pour  Delacroix. 

L'art  romantique  et  ses  contacts  littéraires.  —  Mais 
les  temps  sont  venus.  L'orage  qui  couvait  (qui  l'eut  cru?)  dans 
le  placide  atelier  de  Guérin,  éclate.  Une  grande  toile  grisâtre  et 
verdàtre,  hideuse  comme  la  mort  qu'elle  peint,  sublime  d'hor- 
reur tragi({ue,  bouleverse  toutes  les  idées  reçues,  et  fait  acclamer 
maître  un  jeune  artiste,  hier  inconnu.  Le  Naufrage  de  la  Méduse 
a  fait  son  apparition  (1819).  Il  sème  l'épouvante.  David  est  en 
exil,  l'Académie  aux  abois.  Derrière  Géricault,  les  juges  ordi- 
naires du  Salon  sentent  gronder  une  jeunesse  batailleuse, 
rétive  à  la  règle,  celle  que  Musset  nous  représente  «  conçue 
entre  deux  batailles  ».  Les  signes  de  révolte  se  multiplient.  En 
vain  le  fougueux  porte-drapeau,  Géricault,  tombe  à  trente-trois 
ans  (en  1824),  perte  à  jamais  déplorable  :  il  a  pu  compter  dans 
ses  rangs  un  volontaire  comme  Delacroix;  la  vue  de  la  Barque 
du  Dante  (1822)  a  consolé  son  agonie.  En  1824  ils  sont  un 
groupe;  en  182"  ils  seront  légion  hautement  victorieuse.  La 
même  année  paraît  la  Préface  de  Cromwell  '.  Art  nouveau  et 
jeune  littérature  foncent  ensemble  sur  le  même  ennemi.  Cette 
fois  ce  n'est  plus  l'émeute,  c'est  bien  la  révolution. 


1.   Parue  en  décembre    18-2",  chez  Ambroise    Dupont,    avec    la    date    de    182S 
(Maurice  Souriau,  La  Préface  de  Cromwell,  Avant-propos). 


74S        L'AUT   FUAN(;A1S    KT   la    LITTKRATl  IU']   Ail   XIX''  SIKCLE 

Faul-il  définir  Tart  romantique?  La  tâche  sera  malaisée,  s'il 
s'agit  de  dire  exactement  ce  qu'est  l'art  nouveau;  aisée,  s'il 
s'agit  seulement  de  marquer  ce  qu'il  n'est  pas.  L'art  romanti- 
que, en  toutes  choses,  a  pris  le  contrepied  de  l'art  classique;  il 
est  une  réaction,  systématique  peut-être,  il  n'est  pas  un  système. 
Les  critiques  de  la  première  heure  ne  le  définissaient  eux-mêmes 
que  par  à  peu  près  :  «  Depuis  quelques  années,  écrit  Delécluze, 
en  France  on  désigne  jiar  le  mot  classique  tout  peintre  sans 
imagination,  qui  fait  profession  d'imiter  machinalement  les 
ouvrages  de  la  statuaire  antique....  Enfin,  on  stigmatise  parti- 
culièrement de  ce  nom  les  imitateurs  maladroits  du  peintre 
David.  »  ïl  ajoutait  :  «  Romantique  :  mot  emprunté  à  la  langue 
anglaise,  où  il  veut  dire  sauvage,  inculte,  romanesque,  fa\ix.  On 
ne  sait  j)as  encore  au  juste  ce  que  l'on  entend  à  présent  par  la 
peinture  romantique.  Toutefois,  on  peut  juger  que....  Je  coloris 
et  reff'et  [ijI  sont  placés  en  première  ligne  parmi  les  moyens  cVimiter 
et  d^ayir  sur  les  spectateurs,  tandis  que  Vexpression  des  formes 
est  négligée  comme  un  accessoire  insignifiant  \  »  Ces  derniers 
mots  trahissent  les  secrètes  préférences  de  l'ancien  élève  de 
David,  devenu  le  critique  des  Débats.  Cependant,  à  tout  prendre, 
la  distinction  est  juste.  L'art  romantique  est  bien  l'antithèse  de 
l'art  classique  :  antithèse  qui  a  sa  source  profonde  dans  ces 
deux  principes  ou  plutôt  dans  ces  deux  convictions  :  la  pluralité 
des  types  du  Beau  (c'est-à-dire  la  négation  du  Beau  absolu,  de 
r  «  idéal  »  classique)  et  la  valeur  éiii inente  du  sentiment  per- 
sonnel en  art. 

Ne  reconnaît-on  pas  là  l'esprit  même  du  romantisme  litté- 
raire? L'émancipation  de  l'artiste  devait  suivre  celle  de  l'écri- 
vain. Elle  était  la  conséquence  logique  de  cet  «  individualisme  » 
qui,  brisant  les  moules  étroits  des  anciennes  doctrines,  a  créé 
la  pensée  moderne.  Du  moment  que  l'on  cherchait  sur  quels 
«  immortels  principes  »  on  assoirait  l'art  nouveau  à  côté  de  la 
littérature  nouvelle,  force  était  bien  de  reconnaître  que  les 
anciennes  règles  ne  reposaient  sur  aucun  fondement  solide,  et 
que,  là  comme  ailleurs,  le  seul  agent  vital,  c'était  la  liberté. 
David,  au  surplus,  avait  donné  aux  novateurs  un  exemple  qui 

1.  Delécluze,  Traité  de  peinture,  1828. 


CLASSICISMK   KT    UO.MA  NTISM  K  740 

(levait  tourner  coiilro  lui,  loisijuc  sa  |iriii|iiic  s'était  faite  «  civi- 
que »  avec  le  Marat,  puis  «  moderne  »  avec  le  Sacre,  avec  les 
Aigles.  Il  avait  beau  maintenant  brandir  ses  foudres  du  fond 
de  son  exil  à  Bruxelles,  détourner  l'instinctif  et  génial  Gros  de 
«  peindre  des  anecdotes  »  (les  IkUailles  de  Gros,  des  anecdotes!), 
tout  le  trabissait  à  la  fois,  mais  surloul  l'intolérance  et  l'insuf- 
fisance de  ses  disciples.  A  leur  nescio  vos,  articulé  chaque  jour 
d'une  voix  plus  sénile,  toute  la  vaillante  jeunesse  répondit  par 
des  cris  qu'il  fallut  bien  entendre,  et  par  des  cbefs-d'œuvre  qu'il 
fallut  bien  se  résoudre  à  laisser  voir.  Et  l'on  mesura,  de  part  et 
d'autre,  l'abîme  qui  s'était  creusé  entre  l'art  d'hier  et  l'art  d'au- 
jourd'hui. Hier  c'était  un  coin  du  passé  antique,  et  encore  soi- 
gneusement sarclé,  qui  constituait  l'unique  domaine  de  l'art  : 
aujourd'hui,  le  monde.  Hier,  quelques  grands  événements  con- 
temporains pouvaient  seuls  tenter  le  pinceau,  le  ciseau  ;  et  encore 
n'étaient-ce  que  des  «  anecdotes  »,  ou  des  laideurs  qu'il  fallait 
ennoblir  par  le  nu  héroïque,  comme  le  Napoléon  de  Chaudet, 
montant,  nu-jambes,  sa  faction  de  César  sur  le  fût  d'une 
colonne  :  aujourd'hui,  tout  le  passé  national,  toute  cette  histoire 
dont  Michelet  va  dire  qu'elle  est  une  résurrection.  Hier,  la 
défiance  pour  les  illusions  du  pittoresque  et  les  amorces  de  la 
couleur  :  aujourd'hui  les  imaginations  de  la  couleur  locale  et 
le  flamboiement  de  la  palette.  Hier  les  sujets  choisis,  la  com- 
position réglée,  le  ton  uni  :  aujourd'hui  la  furie,  le  déchaînement, 
la  soif  de  tout  étreindre,  pour  faire  palpiter  le  marl)re,  et  rugir 
la  toile.  A  l'ancienne  esthétique,  celle  des  règles  et  du  choix,  la 
nouvelle  répond  :  ni  choix,  ni  régies.  Mais  au  nom  de  quoi  ce 
bouleversement?  Une  seule  réponse,  affirmative  celle-là,  et  non 
négative  comme  les  autres  :  «  Au  nom  de  la  vie  ».  Le  pi-incipe 
qui  fonde  le  romantisme  artistique,  identique  à  celui  qui  fonde 
le  romantisme  littéraire,  est  celui-ci  :  «  Tout  ce  qui  a  vie  a 
droit  '  » . 

Mais  encore,  que  faut-il  entendre  par  «  tout  ce  qui  a  vie  »? 
Est-ce  vraiment  «  tout  »  ce  qu'il  y  a  dans  la  nature?  —  Non 
seulement  tout  ce  qu'il  y  a  dans  la  nature,  mais  tout  ce  qu'il  v 
a  dans  l'imagination.  Sans  doute,  on  ne  commencera  point  par 

1.  Alfred  Dumesnil,  La  foi  cherchée  dans  l'art. 


T.-.d        l/.\HT    FIIAMIAIS   KT   LA    LITTKIi ATIHE   AU   XIX*"  SIKCLE 

ce  (ju  il  y  a  de  plus  outré  dans  celle  liherlé,  lr()|»  semblable  à 
une  gageure;  mais  au  bout  de  deux  ou  trois  ^générations,  on  y 
arrivera.  Le  principe  est  posé.  C'est  la  liberté  de  l'art,  la  liberté 
absolue,  avec  toutes  les  licences,  tous  les  écarts  possibles, 
v(»irr  toutes  les  folies.  Plulot  courir  les  chances  de  cet  abus  que 
lit'  l'autre.  La  vie  naturelle  va  maintenant  griser  l'art  comme 
une  lièvre.  Pour  la  première  fois,  il  quitte  la  serre  chaude  de 
latelier,  où  le  renfermé  d'ambroisie  classique  tient  lieu  d'oxy- 
gène; il  vit  dans  l'atmosphère  commune,  il  respire  l'air  de  son 
lemps  à  pleins  poumons.  Eu  (|uète  de  rajeunissement,  tout  lui 
est  source  de  Jouvence.  Ici  c'est  l'histoire,  fraîchement  exhumée  ; 
là,  c'est  la  nouvelle  littérature,  parée  de  son  éclat  étrange,  comme 
ces  jolies  sauvagesses  dont  Chateaubriand  nous  peint  la  séduc- 
tion. Ailleurs  ce  sont  les  inondes  fabuleux,  réels  ou  imaginaires, 
les  rêves  de  l'Orient,  les  fictions  germaniques  ou  anglo-saxonnes. 
Tout  cela,  c'est  littérature.  Mais  c'est  art  aussi,  parfois  au  même 
degré  de  force,  d'intensité.  Tant  la  cohésion  fut  alors  soudaine, 
|irofoiide,  complète,  entre  les  diverses  formes  de  la  pensée,  ce 
qui  ne  s'était  pas  vu  chez  nous  depuis  le  moyen  âge.  Rappelons 
ilonc  brièvement  quels  sont,  parmi  tant  d'auteurs,  ceux  dont 
les  artistes  romantiques  se  sont  le  plus  volontiers  inspirés. 

Trois  noms  priment  ici  les  autres  :  Chateaubriand,  M™"  Je  Staël, 
Victor  Hugo.  V.  Hugo  toutefois  ne  vient  qu'après  les  deux 
autres,  soit  en  date,  soit  en  intluence.  L'art  romantique  est 
déjà  infus  dans  l'œuvre  de  Chateaubriand,  mal  déguisé  sous  son 
hermaphroilisme  classique.  Le  dessin  des  personnages,  des 
femmes  surtout,  a  beau  rester  insignifiant  et  gracile  comme 
dans  les  figurines  de  Canova,  on  sent  par-dessous  la  vaghezza  de 
l'àme;  et  c'est  jiar  cette  vaghezza  que  la  peinture  a  d'abord  été 
attaquée.  Le  «  mal  du  siècle  »,  grâce  à  l'affinité  mystérieuse  des 
arts,  a  eu  des  conséquences  plastiques.  Comme  Chateaubriand, 
les  artistes  ont  porté  leur  cœur  en  écharpe.  Des  mots  à  long 
ret<'nlissement,  les  vibrations  secrètes  et  j)rofondes  émanées  du 
«  christianisme  des  cloches  »,  ont  réveillé  en  eux  une  àme  qu'ils 
ne  se  connaissaient  pas.  Cette  àme,  ils  se  sont  appliqués  à  la 
traduire,  parfois  sur  les  thèmes  fournis  directement  par  la  litté- 
rature. Faut-il  rappeler  les  Funérailles  d' A  ta/a,  et  son  succès 
incroyable?  La  poésie   insinuée   par   l'exotisme  séducteur  des 


CLASSICIS.MK    KT    IKi.M  A  NTISM  K  i:\\ 

Natcli^':-.  par  cos  «  Nuits  »  «In  Noiivc.iii-Moinlr,  p.-ir  ces  (•(Midirrs 
do  s(»I(mI  iiicandosrculs,  où  r(»ii  vfiil  r.isirc  roiiiici-  <■  une  l.iii- 
i^ciitc  (Viw  sur  Tare  roulant  des  mers  »,  (oulcs  ces  maL:tii(i<|in's 
vulupt/'s  (le  la  parole  uo  pfuivaionf  rirr  p<'r<lu('s  p(»ur  larl. 
Encore  moins  la  joailli'i-i*^  liispano-inanres(|ue  tic  ce  nmlr  eu 
cloisonné,  le  Dernier  Ahencrrraiit^  (pii  dt-coupe  rliaïuuc  de  ses 
pages  en  émaux  étincelants.  Ce  sont  liien,  d'autre  |iai't,  les 
|)aiies  du  Génie  du  Chri&lianisme  consacrées  aux  cathédrales  (jui 
donnent  naissance  au  «  o-othique  troubadour  »;  lorsque,  plus 
tai'd,  le  |»uldic  risque  île  l'avoir  oublié,  Chateaubriand  le  lui 
rappelle  avec  insistance  '. 

M'"®  de  Staël,  de  son  coté,  a  exercé  sur  l'art  une  inlluence 
tout  aussi  profonde  et  peut-être  plus  immédiate.  Elle  a  ilonné 
le  ton  aux  artistes  par  le  ton  dont  elle  a  parlé  de  l'art.  Elle  a 
découvert  Tentliousiasme;  elle  l'a  installé  en  roi,  en  <lieu,  dans 
tous  les  domaines  de  l'esprit.  Elle  a  fait  de  l'exaltation  le  syno- 
nyme de  l'inspiration;  elle  a  voulu  que  l'artiste,  comme  l'écri- 
vain, brûlât  d'une  passion  cérébrale,  qui  est  à  la  flamme  du  cœur 
ce  que  la  fièvre  est  à  la  santé.  Poussant  à  bout  l'idée  du  Génie 
(lu  Christianisme,  elle  a  posé  dans  Willemar/ne  l'antithèse  et 
même  l'hostilité  de  la  poésie  classique  et  de  la  poésie  roman- 
tique. Elle  mettait  le  doigt  sur  le  nœud  même  de  la  question, 
dans  cette  ligne  qui  frappe  comme  un  éclair  :  «  Les  arts,  en 
France,  ne  sont  pas,  comme  ailleurs,  natifs  du  pays  même  où 
leurs  beautés  se  développent  -  ».  Déjà,  dans  Corinne,  elle  faisait 
discourir  ainsi  son  héroïne  :  «  Lès  sentiments  religieux  des  Grecs 
et  des  Romains,  la  disposition  de  leur  àme...  n(^  pouvant  être  la 
nôtre,  il  nous  est  impossible  de  créer  dans  leur  sens,  d'inventer, 
pour  ainsi  dire,  sur  leur  terrain...  Il  n'en  est  pas  de  même  des 
sujets  qui  appartiennent  à  notre  propre  histoire  ou  à  notre  propre 
religion.  Les  peintres  peuvent  en  avoir  eux-mêmes  l'inspiration 
personnelle;  ils  sentent  ce  qu'ils  peignent,  ils  ])eig'nent  ce  qu'ils 
ont  vu.  La  vie  leur  sert  pour  imaginer  la  vie;  mais  en  se  trans- 
portant dans  l'antiquité,  il  faut  qu'ils  inventent  d'après  les  livres 
et  les  statues  \  »  Or  ce  n'est  point  là,  chez  M'""  de  Staël,  impres- 

1.  "  C'est  encore  à  cet  ouvrage  (le  Génie)  que  se  rallache  le  iroùt  actuel  pour 
les  édifices  du  moyen  âge...  »  {Mémoires  cV outre-Tombe,  [lassage  écrit  en  IS:57.) 
i.  De  VAllemar/ne,  chap.  xi. 
3.  Corinne,  liv.  VIII. 


7-i2        l/Airr   FIIANÇAIS   ET   LA    UTTEUATIUK   M   XIX''  i>\VA]LK 

sicdi  nioinonlanée  de  femme,  aperçu  jeté  en  passant.  C'est  le 
lond  inome  de  ses  principaux  ouvrages.  Au  nom  de  la  vie  encore, 
elle  arrache  le  lecteur  à  ses  idées  fi-ançaises  pour  le  ielov  en 
pleine  Allemagne,  en  pleine  Italie  :  et,  si  l'Allemagne  donne 
surtout  matière  à  dissertations  animées,  l'Italie  fournit  des 
cadres  si  parlants  à  rimaiiinalion,  que  beaucoup  d'artistes  dres- 
sent leur  chevalet  en  face  dune  [)age  de  Corinne.  L'antiquité 
même  prendra,  sous  cette  plume  échauffée,  une  couleur  roma- 
nesque (jui  la  déformera  :  et  cette  faute  est  le  meilleur  exemple 
des  exigences  de  l'art.  Au  reste,  assez  de  choses  prêchent 
dans  son  œuvre  le  romantisme  direct  ',  pour  que  ce  roman- 
tisme à  rebours,  en  quelque  sorte,  ne  soit  considéré  chez 
M"''  de  Staël  que  comme  une  topique  contre-épreuve. 

Victor  Hugo,  venu  plus  tard,  et  lançant  son  manifeste  lorsque 
Géricault  et  Delacroix  avaient  déjà  gagné  les  batailles  décisives, 
élargira  pour  l'art  ce  premier  romantisme  de  sentiment,  en  y 
ajoutant  ce  que  l'on  pourrait  appeler  un  romantisme  de  docu- 
ment. Sa  principale  action  date  de  la  formule  fameuse  :  «  Si 
le  poète  doit  choisir  dans  les  choses  {et  il  le  doit),  ce  n'est 
pas  le  beau,  mais  le  caractéristique  ».  La  théorie  du  caractère, 
et  celle  du  grotesque,  n'ont  pas  été,  certainement,  sans  ren- 
forcer d'une  autorité  de  doctrine  les  eflets  d'art  que  les  peintres 
avaient  déjà  trouvés  d'instinct.  Toutefois,  la  véritable  influence 
artistique  de  V.  Hugo  (si  tant  est  (ju'il  n'ait  pas  suivi  ceux  qu'il 
prétendait  guider),  s'exercera  surtout  [)lus  tard,  soit  sous  l'espèce 
archéologique,  soit  sous  l'espèce  réaliste.  En  attendant,  on  peut 
noter  l'accord  entre  les  artistes  et  lui  sur  le  principe  essentiel  : 
«  Il  est  temps  de  le  dire  hautement,...  tout  ce  qui  est  dans  la 
nature  est  dans  l'art  "  ». 

A  ces  influences  françaises  s'ajoutent  des  influences  étran- 
gères. On  ne  peut  ici  que  les  signaler  d'un  mot.  Mais  comment 
oublier  le  contre-coup  des  nouveautés  d'outre-Uhin  et  d'outre- 
Manche,  qu'auteurs,  traducteurs,  imitateurs  venaient  d'accli- 
mater chf'z  nous?  Nous  avions  déjà  Ossian.  Voici  Shakespeare, 

1.  Par  exemple  ceci,  sur  le  pont  SaiiiL-Angc  :  «  Le  silence  du  lieu,  les  pâles 
ombres  du  Tibre,  les  rayons  de  la  lune  qui  éclairaient  les  statues  placées  sur 
le  pont  et  /'(lisaient  des  statues  comme  des  ombres  blanclies  reçjai'dant  fixement 
couler  les  flots  et  les  temps  qui  ne  les  concernent  plus...  >■  (Corinne,  II,  fin). 

2.  Souriau,  op.  cil.,  p.  43. 


o 
o 

D 
X 

ce 
o 

H 
O 

I— I 

> 

Û 

< 

O 


2:    i: 

Q      I 


Q 

■UJ 

w 

i 

6 

< 


CLASSICISMK    KT    IKlM ANTIS.MK  7;i:{ 

Gœlhc,  Scliilli'i-,  Biir^ci-,  voici  les  hikislos,  voici  lUroii.  Lr 
théâtre  étranger  force  nos  portes.  Vigny  se  vante  d'avoir  «  lait 
escalader  par  cet  Arabe  (Otli(dlo)  la  citadelle  du  tlié;\tre  français  », 
et  d'avoir  «  arboré  le  drapeau  de  l'art  aux  armes  de  Shake- 
speare ».  Faust,  à  peine  traduit  par  Albert  Stapfer,  trouve  en 
Delacroix  un  «  illustrateur  »  magistral.  Le  même  Dcburoix 
puisera  tout  à  l'heure  à  pleines  mains  dans  Shakespeare, 
en  compagnie  de  Chassériau  et  de  bien  d'autres.  Quant  à 
IIolTmann,  dont  les  Contes  fantastiques  ont  halluciné  toute 
une  génération,  sou  humour  passera  dans  les  frontispices 
grouillants  de  Xanteuil,  les  compositions  de  Gigoux  et  des 
Johannot.  La  critique  commence  à  faire  le  déjjart  des  influences 
étrangères  dans  notre  littérature  romanti(|ue  *  ;  quicou(jue 
tentera  un  travail  analogue  pour  notre  art,  sera  payé  de  sa 
peine. 

La  mêlée  artistique.  —  L'art  et  les  mœurs.  —  Le 
Naufrage  de  la  Méduse  avait  marqué  l'airranchissement  délinitif 
de  la  peinture.  Dès  lors,  les  hardiesses  se  précipitent.  De  l'ate- 
lier de  Guérin,  «  comme  du  cheval  de  Troie  »,  s'élancent,  à  la 
suite  de  Géricault,  des  assaillants  qui  se  nomment  Delacroix, 
Ary  SchelTer,  Champmartin,  etc.  La  Barque  du  Dante  (1822) 
révèle  Delacroix  armé  de  toutes  pièces  :  coloris  vigoureux, 
composition  savante,  fière  anatomie,  fougue  et  concentration 
de  la  pensée,  le  futur  chef  du  romantisme  est  là  comj)let,  dès 
sa  [)remière  toile,  puissant  dans  un  équilibre  qui  s'altérera 
plus  tard.  Géricault,  son  laurier  à  la  main,  peut  mourir  comme 
le  courrier  de  Marathon.  Voici  sur  ses  pas  l'armée  victorieuse. 
Deux  dates  marquent  les  dernières  et  triomphales  étapes  : 
1824  et  182".  Au  salon  de  1824,  à  côté  du  Massacre  de  Scio  de 
Delacroix,  toile  heurtée,  brossée  par  quelque  Némésis  furieuse, 
une  phalange  d'artistes  plus  ou  moins  novateurs  s'annonçait 
brillante  :  Ary  Scheffer  avec  un  sujet  national,  la  Mort  de 
Gaston  de  Foix;  Eugène  Devéria  avec  une  Madone  romantique, 
Champmartin  avec  un  Massacre  des  Innocents  haut  en  couleur, 
Léopold  Robert  avec  cet  Improvisateur  napolitain   qui  semble 

1.  Josepli  Texte,  Eludes  de  lillérature  européenne,  IS'.IS.  —  Voir  surtout  le 
chapitre  sur  la  poésie  laldste  en  France,  et  celui  sur  l'influence  allemande  en 
France.  —  Voir  aussi,  le  chapitre  xiv  du  présent  volume. 

Histoire  de  la  langue.  VU,  -iS 


734        L'AUT   français    KT   LA   LITTI'lll ATfllK   AU  XLV  SIKI^LE 

inspiré  de  Corinne,  David  d'Ang'ers  avec  sa  Murt  de  Bonchamp, 
classique  [)ai'  le  nu,  mais  romantique  par  Taccent  et  le  geste. 
Ingros  lui  même,  sorti  de  la  tradition  académique  avec  son  très 
noide  Vœu  de  Louis  XIII,  était  poursuivi  par  les  quolibets  des 
Davidiens  et  rangé  d'office  parmi  les  révolutionnaires. 

Eu  1827,  les  vainqueurs  achèvent  d'écraser  la  «  queue  de 
David  »,  Delacroix  expose  son  fulgurant  Sardanapale,  Louis 
Boulanger  son  Mazeppa,  Ary  Sclietï'er  ses  douloureuses  Femmes 
souliotes,  pendant  que  Decamps,  en  ses  premières  toiles  exoti- 
ques, prélude  à  la  conquête  de  rOrient.  Par  contre,  il  est 
vrai,  V Apothéose  d'Homère  révélait  un  Ingres  inattendu,  et  cet 
événement  était  gros  de  conséquences.  Mais  l'art  de  ï Apo- 
théose, comme  celui  du  Sarda)iapale,  était  un  art  nouveau. 
La  comparaison  se  tournait  en  confusion  pour  les  derniers 
classiques,  les  Wattelet,  les  Turpin  de  Crissé,  etc.  A  peine 
pouvait-on  mettre  en  ligne  de  compte  quelques  talents  de 
tendance  intermédiaire,  Heim,  Sclinetz  et  Cogniet  alors  à  leurs 
débuts,  petite  troupe  qui  se  grossira  de  quelques  transfuges 
du  romantisme  et  tentera  plus  tard  de  concilier  les  deux 
partis. 

Ainsi  la  peinture  romantique  triomphait  sur  toute  la  ligne. 
En  trois  enjambées  elle  était  au  but.  Elle  distançait  la  littéra- 
ture, qui  attendait  encore  son  manifeste;  mais  elle  aidait  à 
l'éclosion  de  ce  manifeste,  elle  y  préparait  l'esprit  public,  en 
attendant  que  le  concours  des  artistes  imposât  à  la  foule  une 
œuvre  littéraire  qui  fût  sœur  jumelle  de  sa  doctrine.  Ce  sont 
les  ateliers  qui  ont  fourni  la  «  claque  »  iVIIernani.  Rapins  et 
littérateurs  étaient  d'ailleurs  montés  au  même  diapason.  On  a 
tiré  l'épée  pour  le  Massacre  de  Scio.  L'art  était  partagé  entre 
deux  factions,  qui  échangeaient  les  vocables  de  classique  et  de 
romantique  comme  des  injures.  Parmi  les  œuvres,  la  passion 
ne  permettait  guère  le  choix;  il  s'agissait  de  parti,  plus  encore 
que  de  talent.  VAthalie  de  Sigalon,  Vlnès  de  Castro  de  Saint- 
Epvre,  suscitaient  autant  d'enthousiastes  que  le  Virgile  aux 
Enfers  de  Delacroix.  Les  noms  de  Racine,  de  Dante,  de  Shake- 
speare, servaient  de  boucliers  et  de  massues.  La  mêlée  devenait 
artistico-littéraire,  se  compliquait  souvent,  s'obscurcissait.  Une 
ou  deux  volontés  nettes  émeriient  seules  de  ce  tourbillon:  l'abo- 


CLAssicisMK  i;t  ito.MANTis.M !•:  Tir.; 

lition  (le  tous  les  poncifs  esl  lu  j)reinière,  l'ailoplion  de  loiiles 
les  nouveautés  est  la  seconde.  On  voulait  un  ;iil  pareil  ;'i  rr|»o(pi(' 
où  l'on  vivait  :  <les  figures  de  chair  et  de  sang,  et  non  des  man- 
nequins posés  sur  des  socles;  de  la  passion,  voire  tourmentée 
et  convulsée;  du  drame  et  de  la  couleur,  du  drame  surtout. 
V.  Hugo  faisant  tout  aboutir  au  drame,  dans  sa  fameuse  Pré- 
face de  Cromivell,  reproduisait  l'idée  favorite  des  artistes. 

Ce  débordement  de  vie,  cette  sorte  de  grouillement  fébrile 
érigé  en  loi  de  l'art,  avait  l'avantage  de  ra[)procher  la  pein- 
ture de  la  foule,  d'agir  sur  ses  nerfs,  d'intéresser  la  masse 
<les  s|>ectateurs  aux  choses  artistiques;  de  mettre,  en  quelque 
sorte,  le  parterre  aux  loges.  Cette  tendance  démocratique,  qu'on 
retrouve  aussi  dans  les  œuvres  littéraires,  va  se  fortifier  d'un 
élément  nouveau,  l'art  populaire,  et,  pour  trancher  le  mot,  l'art 
à  bon  marché.  On  ne  saurait  tro|>  s'aviser  de  l'étroit  lien  qui 
imit  l'art  à  l'industrie  d'art,  parfois  jusqu'à  l'en  faire  dépendre. 
Une  invention  d'apparence  purement  ouArière,  comme  le  trans- 
port d'un  dessin  sur  une  pierre  savonneuse,  fut  le  véhicule 
énergique  de  Fart  romantique  à  ses  débuts,  et  l'agent  le  }tlus 
actif  de  ses  déformations  successives.  La  lithographie  décou- 
verte, l'entre-deux  de  l'art  fut  trouvé.  C'est,  dès  lors,  l'action 
instantanée  de  l'art  sur  la  foule,  et  inversement  de  la  foule  sur 
l'art.  C'est  la  répercussion  à  l'infini,  la  vulgarisation  à  outrance, 
avec  sa  conséquence,  la  vulgarité,  et  l'unisson  possible  de  toutes 
les  formes  de  l'esprit  public  avec  toutes  les  formes  d'un  art  non 
classique.  Comment  en  efTet  l'art  de  la  ligne  s'accommoderait-il 
d'un  procédé  dont  l'essence  est  de  l'altérer?  Tout  ce  qui  est 
expéditif,  pittoresque,  trouvait  l'instrument  fait  exprès  pour 
l'exprimer.  \J illustration  était  créée  :  l'illustration  au  bois  ou 
à  la  pierre,  celle  qui  est  portative,  modique,  et  qui  passe  du 
cabinet  de  lecture  au  boudoir. 

Faut-il  montrer  les  conséquences  de  cette  innovation  indus- 
trielle? C'est  tout  l'art  «  gothique  troubadour  »  qui  prend  corps; 
c'est  AValter  Scott,  ]iyron,  Manfred,  Lénore,  le  Roi  des  Aulnes, 
Werther,  Mignon,  imposés  aux  yeux  sous  la  forme  du  jour; 
c'est  la  scène  du  dernier  roman,  de  la  dernière  pièce,  fixée  à 
la  mode  de  18-30;  c'est  le  sujet-pendule,  l'en-tète  de  romance, 
le  keapsake  Paris-Londres,  voire  le  journal  de  modes,  influant 


■/uO        l'art   FUANÇAIS   ET   LA    LlTTICllATlItE   AU   XIX''  SIÈCLE 

sur  le  goût  public.  Ce  sont,  encore,  de  véritables  artistes, 
comme  les  Devéria,  détournés  de  l'art  sérieux  et  lent  vers  les 
improvisations  lucratives.  C'est,  enfin,  le  combat  pour  un  idéal 
d'art  rendu  chaque  jour  plus  difficile,  parmi  cet  esprit  positif 
du  siècle  qui  s'accentuera  constamment  par  la  satire  et  la  cari- 
cature, de  Charlet  à  Grandville,  de  Grandville  à  Gavarni,  de 
Gavarni  à  Daumior,  de  Daumicr  à  Forain. 

La  révolution  de  1830  et  le  triomphe  des  idées  bourgeoises 
devaient  incliner  davantage  encore  l'art  romantique  à  la  démo- 
cratie. Gustave  Planche,  le  plus  clairvoyant,  sinon  toujours  le 
plus  impartial  des  juges  d'alors,  se  plaignait  ([ue  les  mœurs 
politiques  eussent  envahi  jusqu'au  domaine  de  l'art.  Mais  quoi? 
pouvait-on  rêver  encore,  après  1830,  d'un  art  chambré  dans 
l'académie?  De  toute  façon,  ce  (ju'on  appelait  la  «  peinture 
romaine  »  était  finie.  La  ruine  de  toutes  les  majestés  y 
était  pour  beaucoup;  l'esprit  critique  naissant,  pour  quelque 
chose  «  Le  succès  des  Salines  et  des  Hortices,  dit  finement 
G.  Planche,  reposait  sur  une  foi  puérile,  sur  un  respect  ridicule 
pour  les  études  de  collège.  Les  travaux  de  la  critique  allemande 
et  française  ont  ramené  le  peuple  souverain  à  sa  vraie  taille. 
Aujourd'hui  que  nous  les  avons  mesurés,  nous  les  voulons  bien 
tels  que  Shakespeare  nous  les  a  montrés  dans  Jules  César  et 
Coriolan;  mais  autrement,  nous  n'en  voulons  plus.  De  chair  et 
d'os,  parlant,  agissant  comme  nous,  animés  de  nos  passions, 
ignobles  et  salis  par  les  mômes  vices,  rongés  par  les  mômes 
désirs,  d'or  et  de  boue,  à  la  bonne  heure ^  !...  »  Quel  commentaire 
de  ces  lignes  que  la  Barricade  de  Delacroix,  exposée  justement 
au  salon  de  1831  !  Une  fille  du  peuple,  débraillée,  marchant  pieds 
nus  à  travers  la  mitraille  et  brandissant  un  drapeau,  voilà  ce 
qu'était  devenue  l'antique  allégorie  de  la  Liberté.  Le  cadavre  de 
l'ouvrier  en  chemise  parmi  les  pavés,  le  bourgeois  armé  et  le 
gamin  au  pistolet  qui  encadrent  cette  apparition^  la  foule  qui 
hurle  derrière,  voilà  le  drame  tout  cru,  la  vérité  chaude  de  sang. 
Toile  populaire  et  inspirée,  vraie  et  symbolique  tout  ensemble, 
sans  que  le  symbole  ait  rien  coûté  à  la  vérité.  Triomphe  de  l'art 
nouveau  en  un  sens,  mais  exemple  de  casse-cou;  car  il  fallait 

1.  G.  l'ianclie,  Revue  du  Salon  de  IS31. 


1 


GLASSICIS.MK   KT   IIO.MANTISMK  7:57 

Delacroix  poiif  emporter  uno  telle  i:;it:eiire.  Lui  m-iiI  |M»iivail 
ainsi  faire  tressaillir  l'idéal  aux  flancs  du  réel.  Celte  Liberté, 
Barbier  nous  la  rendra  en  vers,  et  ce  Gavroche,  V.  Uwiin  l'illus- 
trera de  sa  prose  épique.  Mais  en  art,  que  produira  cette  audace 
de  génie,  sans  le  génie?  Viennent  les  imitateurs,  et  la  «  sainte 
populace  »  sera  la  canaille,  et  la  «  lille  du  peuple  »  ile\ieudr;i 
Marianne,  un  nouveau  poncif. 

Le  malheur  de  l'art  romantique  fut,  en  effet,  qu'il  tomba  vite 
de  l'inspiration  à  la  routine.  Les  imitateurs,  ces  traîtres  de  toute 
école,  eurent  tôt  fait  de  révéler  son  faible.  Dès  1827,  les  amis 
éclairés  de  l'art  romantique  jetaient  le  cri  d'alarme  :  plus 
d'études,  la  peinture  est  lâchée,  la  composition  molle,  la  science 
nulle.  Si  on  évite  de  peindre  le  nu,  c'est  qu'on  ne  le  saurait 
pas.  «  La  couleur  n'est  pas  plus,  chez  la  majorité  des  novateurs, 
un  sentiment  intime,  que  le  dessin  ne  l'était  chez  les  élèves  de 
l'école  du  style'.  »  Les  artistes  n'ont  fait  que  changer  de  con- 
ventions; ils  en  ont  adopté  seulement  de  plus  faciles.  Delacroix 
reste  Delacroix.  Les  autres  se  partagent  ses  défauts. 

La  querelle  du  dessin  et  de  la  couleur.  —  Ingres  et 
Delacroix.  —  C'est  alors  que  la  nécessité  de  fortifier  les  études 
suscite  au  romantisme  l'utile  adversaire  qui  va  remonter  les 
ressorts  de  l'enseignement.  Ingres-  se  désignait  pour  ce  rôle 
avec  V Apothéose  d'Homère,  tableau  qui  devance  par  la  date  et 
qui  surpasse  en  signification  le  manifeste  de  Nisard  Contre  la 
littérature  facile.  Déjà  les  travaux  exécutés  par  Ingres  durant 
ses  longues  années  de  séjour  à  Rome  et  à  Florence,  dénoueraient 
des  études  scrupuleuses,  tenaces,  soulignées  de  je  ne  sais  quelle 
ambition  hautaine  et  froide.  Le  vœu  de  Louis  XIII  avait  fait 
entrer  son  auteur  à  l'Institut,  vers  la  quarante-cinquième  année. 
Il  y  trouva  les  Davidiens  encore  nombreux.  Toutes  les  espé- 
rances se  tournèrent  vers  lui;  il  ne  les  trompa  point.  Ij" Apo- 
théose d'Homère,  la  première  œuvre  d'Ingres  après  son  retour 
à  Paris,  ei  peut-être  son  œuvre  maîtresse,  rétablissait  ouverte- 
ment, dès  1827,  tout  ce  que  la  nouvelle  école  affectait  de 
mépriser.   Ce  n'était  plus,  il  est  vrai,  la  peinture   davidienne 


1.  Jal.  Salon  de  ISil. 

2.  Dominique  Ingres,  né  â  Montauban  en  1T81.  mort  en  1867. 


t:;s      lakt  français  et  la  litthiiattre  au  xix'-  siècle 

en  style  de  bas-relief,  le  faux  grec,  et  l'emphase  académique  : 
c'était  l'école  romaine  réintégrée  comme  exemple,  liaphaël 
désigné  comme  le  maître  à  suivre,  les  lois  de  la  composition 
remises  en  vigueur,  le  dessin  prôné  comme  l'âme  de  la  [tein- 
ture, la  couleur  traitée  comme  un  accessoire,  l'élévation  du 
style  et  la  pensée  assig-nées  comme  le  but  suprême  de  l'art.  Un 
grand  talent,  soutenu  d'une  volonté  plus  grande  encore,  tel  était 
le  double  enseignement  qui  arma  l'auteur  de  ï^ipotliéosc  d'une 
soudaine  autorité.  A  dater  de  là,  Ingres,  maître  redouté  d'un 
atelier  en  vogue,  influent  au  Salon,  tout-puissant  à  l'Institut, 
voulut  couper  court  aux  succès  du  romantisme.  Il  était  trouvé, 
ce  chef  après  lequel  soupirait  Gros,  lorsque  ce  grand  artiste, 
bourrelé  de  remords  en  songeant  à  ses  audaces,  tombait  dans 
une  pénitence  finale  qui  le  mena  au  suicide.  L'école  était  scindée 
en  deux.  Alors  éclate  la  fameuse  querelle  «  du  dessin  et  de  la 
couleur  ». 

Querelle  artistique,  doublée  d'une  querelle  littéraire,  et  qui 
résume  nettement  le  débat  du  romantisme  et  de  ses  adver- 
saires. L'art  est-il  dans  le  dessin?  est-il  dans  la  couleur?  La 
ligne  est-elle  plus  expressive  que  l'effet?  est-elle  plus  exacte? 
C'est  l'éternel  dissentiment  du  dessinateur  et  du  peintre,  du 
froid  observateur  et  du  coloriste  passionné,  de  l'école  romaine 
et  de  l'école  vénitienne,  d'Ingres  et  de  Delacroix'.  En  fait,  la 
nature  ne  fournit  pas  de  «  lignes  »  ;  la  forme  tourne,  et  les  con- 
tours s'absorbent  les  uns  dans  les  autres;  pourtant,  comment 
nier  que  le  dessin  soit  «  la  probité  de  l'art  »,  et  qui  plus  est,  sa 
base?  D'autre  part,  la  nature  abonde  en  effets  lumineux,  pitto- 
resques, dramatiques  :  ce  n'est  point  le  contour  d'un  arbre  qui 
nous  frappe,  mais  son  caractère;  c'est  l'énergie  d'un  geste,  la 
passion  d'un  regard,  qui  nous  peignent  une  personne.  S'il  s'agit 
d'une  scène,  quel  rôle  que  celui  du  mouvement  général,  du  jeu 
de  la  lumière  et  des  ombres!  Ne  sera-ce  point  assez  que  le 
contour  principal,  ou  plutôt  ici  la  silhouette  d'ensemble,  vive, 
palpite,  et  profère  le  cri  que  notre  oreille  croit  entendre?  Sans 
doute,  à  condition  toutefois  que  les  lignes  particulières  ne  soient 
point  trop  incorrectes,  et  que  l'eflét  ne   soit    pas   obtenu   aux 

I.  Eugène  Delacroix,  né  en  1798,  mort  en  1863. 


CLASSICISMK    KT    HOMA  NTISM  K  TT.O 

(!é|iens  (le  Toxactitude.  Il  ost  nti  dessin  .iiiiiiu''  i|iii  csl  une 
peinture;  il  est  une  peinture  colorée  qui  conserve  le;  dessin. 
La  grande  mésintellif;enee  entre  Inirres  et  Delacroix  provient 
moins  de  Terreur  partielle  dont  chacun  s'applaudit  que  de 
roj)position  de  leurs  tempéraments.  L'un  est  froid,  l'aulrr  jias- 
sionné;  l'un  docte,  l'autre  enthousiaste;  l'un  exécute  comme  il 
a  médité,  lentement,  méthodiquement;  l'autre  souiTre  doulou- 
reusement d'une  longue  gestation,  juiis  couvre  la  toile  avec 
('inp(u-tement  et  furie;  l'un  décrit  avec  exactitude,  achève  avec 
minutie,  et  son  scrupule  ne  va  point  sans  grandeur:  l'autre 
entlamme  l'idée  principale,  suggère  le  reste,  est  éloquent  à  mots 
entrecoupés.  L'un  cherche  la  heauté  pure;  mais  à  force  de 
l'épurer,  il  la  glace.  L'autre,  à  défaut  do  la  heauté,  fait  briller 
son  éclair  '. 

Quelle  matière  à  parallèles,  genre  La  lîruyère,  que  l'antithèse 
qui  se  poursuit  trente  ans  entre  ces  deux  hommes,  ce  grand 
talent  et  ce  grand  génie,  depuis  V Apothéose  d.  Homère  opposée  à 
YEntrée  des  Croisés  à  Constantinople,  jusqu'à  V Apothéose  de 
Napoléon  et  au  Triomphe  de  la  paix,  achevés  et  exposés  en  même 
temps  dans  les  salons  de  l'Hôtel  de  Ville  en  1854!  Chacun  d'eux 
réfléchit  une  des  grandes  faces  de  l'art,  une  seule,  en  cela 
incomplet  et  partial.  Toutefois,  si  l'on  considère  les  œuvres 
plus  que  les  idées,  et  la  puissance  plus  que  la  doctrine,  nul 
doute  alors  :  Ingres  est  un  grand  professeur  avec  des  parties  de 
maître,  Delacroix  est  un  maître  tout  entier  et  un  créateur  incom- 
parable. Penseur  profond,  àme  tourmentée,  il  est  à  lui  seul  le 
romantisme  fait  art.  Du  bout  de  son  pinceau,  il  remue  l'huma- 
nité jusqu'aux  entrailles.  Il  a  vraiment,  seul  en  son  temps,  le 
don  de  magie,  d'évocation  à  la  Shakespeare,  soit  qu'il  crée  ces 
femmes  douloureuses,  terribles,  comme  sa  Médée,  qui  arra- 
chaient à  Victor  Hugo  ce  cri  :  «  Soyez  fières,  vous  êtes  irrésisti- 
blement laides!  »  soit  qu'il  écrive  la  légende  des  siècles  à  sa 
façon  en  des  pages  telles  que  la  Bataille  de  Taillebourfi .  Bientôt 
la  toile,  si  ample  soit-elle,  est  étroite  à  sa  vaste  pensée.  Il  lui 
faut  les  plafonds,  il  lui  faut  les  coupoles.  Là  seulement  il  se 
donne  l'essor.  Du  haut  de  la  galerie  d'Apollon  au  Louvre,  de  la 

I.  (Victor  Hugo.)  Voir  Souriau,  op.  cit.,  p.  103-5. 


7(10        L  ART   FRANÇAIS   ET   LA   LlTTKRATrilK   AT   XIX"  SIKCLE 

coupole  tlu  Luxembourg-  et  tlu  Salon  du  roi  au  Palais-Bourbon, 
Dolarroix  plane  infiniment  au-dessus  d'Ingres  et  des  petitesses 
de  la  Stratonice,  Véronèse  moins  bruyant  et  Rubens  plus  ému. 
En  vain  les  succès  d'Ingres  ont-ils  passé  pour  une  revanche  de 
l'idéalisme,  sur  un  certain  «  matérialisme  »  romantique.  S'il 
s'agit  des  romantiques  du  second  ordre,  ce  jugement  est  vrai, 
encore  qu'Ingres  représente  en  regard  d'eux  moins  l'idéalisme 
que  la  correction  classique.  Mais  s'il  s'agit  du  chef  de  l'école, 
l'erreur  est  évidente  :  le  grand  peintre  idéaliste  de  cette  époque, 
c'est  Delacroix  ;  et  j'ajouterais  volontiers  qu'il  est  le  seul  de  ce 
siècle,  si  nous  n'avions  eu  dejuiis,  dans  un  autre  onh'e  de  senti- 
ments, un  Pnvis  de  Chavannos. 

La  sculpture  romantique.  —  David  d'Angers.  — 
Tandis  qu'en  peinture  la  dispute  s'élevait  entre  le  dessin  et  la 
couleur,  en  sculpture  la  question  se  posait  entre  l'antique  et 
le  moderne.  Nos  sculpteurs  aussi  cherchaient  un  rajeunissement. 
Mais  fallait-il  abandonner  tout  à  fait  l'antique?  Les  uns,  partisans 
d'une  sorte  de  conciliation,  tentaient  d'accentuer  le  mouvement 
des  lignes  ou  de  leur  communiquer  plus  de  souplesse,  tout  en  se 
guidant  sur  le  canon  traditionnel  :  et  le  quadrige  du  Carrousel, 
de  Bosio,  le  Sparlacus  de  Foyatier,  le  Courrier  de  Maralhon  de 
Cortot,  sont  des  gages  très  estimables  de  cet  acheminement 
vers  plus  de  liberté.  Pradier,  par  contre,  plus  réputé  et  plus 
fécond,  aurait  plutôt  figé  la  plastique  qu'il  n'aurait  accordé  les 
deux  tendances,  s'il  ne  s'était  trouvé  à  ses  côtés  des  artistes  plus 
incomplets  peut-être  et  surtout  plus  malhabiles,  qui,  nonobstant 
de  graves  lacunes,  tirèrent  du  marbre  ou  du  bronze  des  accents 
analogues  à  ceux  de  la  peinture. 

Il  y  a  donc  une  sculpture  romantique,  malgré  le  contraste 
apparent  de  ces  deux  mots.  Mais  c'est  seulement  un  peu  tard, 
autour  de  1830,  qu'elle  naquit;  et  elle  dura  peu.  Elle  n'en  offre 
que  plus  d'intérêt,  à  cause  de  la  rareté  ou  de  la  singularité  de 
ses  spécimens.  Les  sculpteurs  j)urcment  romantiques  se  trahis- 
sent à  leurs  sujets  :  la  littérature  moderne,  le  moyen  âg^e  et  la 
Bible,  les  fournissent  presque  tous.  Dès  l'apparition  de  Notre- 
Dame  de  Paris  (1831),  le  marbre  va  compter  avec  Phébus  de 
ChAteaupers.  Jehan  du  Seigneur,  qui  exposait  cette  année-là 
un  Roland  furieux,  nu,  et  épileplique,  donne  au  salon  de  1833 


'^f^^^. 


GUSTAVE   PLANCHE  et  THÉOPHILE   GAUTIER 

D'APRÈS   LES    MÉDAILLONS   DE   DAVID    D'ANGERS 
repioJuiis  en  lithographie  par  Eug.  Mure 


Hist.  de  la  Langue  et  de  la  Lin.  fr.  -  t.  VII,  cli.  X\"I. 


Armand  Colin  &  C'«,  Édiieuis,  Par 


CLASSICISMK    KT    liO.MA  NTISMK  701 

un  Quasi  modo  et  J£'smerrt/f/«,cn  attend.uil  un  IhnjohiTl  <iiii  égaya 
la  critique  (1836).  Etex,  qui  devait  liiiir  p.ir  la  S(  iil|»ture  géo- 
métrique, (lélnitait  avec  un  Caïii  hirsute  et  ta[)ag('ur  (1833;,  et 
une  Franroiso  de  Rimini.  Antonin  Moine,  artiste  intéressant  et 
maltieureux,  que  des  insuccès  trop  immérités  conduisirent  au 
suicide,  sculptait  en  style  miltonesque  VAnge  du  Jugement  der- 
nier (183G).  PréauK,  le  type  du  sculpteur  romantique,  au  ciseau 
truculent,  avait  des  trouvailles  funèbres,  comme  son  célèbre 
masque  du  Silence,  ou  des  effets  shakespeariens,  comme  VOphélie 
noyée  du  musée  de  Marseille.  L'exotisme  littéraire  produisait  le 
Chaclas  de  Duret  (1836),  bronze  curieux,  oii  la  recherche  du  type 
ethnique  et  certains  détails  de  Tattitude  gardent  encore  aujour- 
d'hui leur  saveur'.  Dans  ces  mêmes  années,  Rude  préludait 
avec  Barye  au  grand  élan  qui  tout  à  l'heure  va  soulever  l'école 
entière,  le  premier  avec  son  Pécheur  napolitain,  qui  n'est  encore 
qu'une  timide  hardiesse  (1833),  le  second  avec  ses  grands  fauves 
qui  rugissent  déjà  très  haut,  quoique  le  public  inattentif  les 
confonde  encore  avec  les  lions  bêlants  de  Fratin. 

Mais  le  sculpteur  le  plus  en  vue,  celui  dont  le  nom  est  insé- 
parable du  mouvement  romantique,  tant  à  cause  de  ses  rela- 
tions littéraires  qu'à  cause  du  caractère  de  ses  œuvres,  c'est 
David  d'Angers  -,  l'artiste  exalté  par  Vigny,  célébré  par  Hugo, 
et  si  étroitement  uni  au  cénacle  qu'il  l'a  fait  tout  entier  revivre 
en  effigie.  Romantique,  certes,  il  l'était  de  cœur  et  de  tête,  celui 
qui  dressait  en  marbre  ou  coulait  en  bronze  Hugo  olympien, 
Balzac  puissant,  Gœthe  profond,  Cuvier  pensif,  Canaris 
héroïque,  Paganini  tourmenté,  Géricault  robuste,  Lamartine 
beau,  beaux  aussi  Théophile  Gautier  au  profil  gaulois,  Gustave 
Planche  au  profil  grec,  et  toute  cette  galerie  de  bustes  qui 
atteint  une  centaine,  sans  parler  des  médaillons,  qui  dépassent 
sept  cents  !  Ce  qui  revit  dans  la  partie  iconographique  de  son 
œuvre,  c'est  l'époque  du  romantisme,  idéalisée,  transfigurée  il 
est  vrai,  par  l'enthousiasme  de  David,  mais  pourtant  si  exacte- 
ment saisie,  et  diversifiée  avec  une  telle  finesse,  que  la  litté- 


1.  Par    exemple  la   position  des  pieds  placés  l'iiii   sur  l'autre.  Ce  geste,  qui 
surprenait  G.  Planche,  est.  parait-il,  familier  aux  Indiens. 

2.  Né  en  1788  à  Angers,  mort  en  1856.  —Voir  H.  Jouin.  David  iV  Ancien,  2  vol. 
in-4  (Pion).  Du  même  :  David  d'Angers  et  ses  relations  littéraires,  1  vol.  (Pion). 


7C.2        L'AHT    FIIAN(;AIS   et   la    LlTIKUATrill-:   AU   XIX'-  SIKCLE 

rahiro  elle-même  s'éclaire  au  commentaire  du  sculpteur.  La 
reclit'rche  de  l'iiulividualité,  nul  ne  Ta  poussée  aussi  loin  que 
David  en  ses  m(''daillons.  Autant  d'accenls  différtMits  que  de 
profils.  Un  détail  suffit  pour  donner  à  chaque  physionomie  sa 
marque  :  aux  artistes,  le  mouvement  de  la  chevelure,  aux  pen- 
seurs le  développement  du  front  ou  l'enfoncement  de  l'œil,  aux 
natures  penchées  une  certaine  inflexion  du  cou,  à  tous  un  je 
ne  sais  quoi  qui  les  distingue  et  les  ferait  deviner.  C'est  par 
là  que  David,  aidant  la  nature  à  faire  son  propre  commentaire, 
était  romantique  au  sens  artistique  du  mot.  Il  ne  l'était  pas 
moins  au  sens  littéraire,  quand  il  traduisait  en  gestes  de  sculp- 
ture des  métaphores  parfois  singulièrement  heureuses  :  Fénelon 
appliquant  la  main  sur  le  cœur  du  })etit  dauphin,  Cuvier  plon- 
geant le  doigt  dans  les  entrailles  d'un  glohe.  Son  œuvre  four- 
mille d'inventions  ingénieuses.  Par  malheur,  David  d'Angers 
est  aussi  un  élève  de  l'autre  David  par  sa  su[ierstition  du  nu  et 
son  goût  pour  le  style  «  héroïque  ».  La  sculpture  monumentale, 
qui  devient  avec  lui  facilement  sentimentale,  l'a  parfois  trahi,  à 
Marseille  par  exemple  [Porte  cVAix).  Ses  statues  funéraires 
sont  inégales.  Si  le  monument  de  la  comtesse  de  Bourck  (1823) 
est  d'une  poésie  admirahle,  qui  rappelle  à  la  fois  les  stèles  spiri- 
tualistes  de  l'Attique  et  une  Harmonie  de  Lamartine,  la  statue 
du  général  Foy  (1825)  représenté  tout  nu,  drapé  dans  une  toge 
avec  un  geste  de  tribun  à  «  favoris  »,  est  du  faux  moderne.  Au 
moins  le  fronton  du  Panthéon,  découvert  en  1837,  respecte-t-il 
la  vérité  historique,  en  reproduisant  les  costumes  d'un  Bichat, 
d'un  Malesherbes.  Le  Napoléon  allant  arracher  les  couronnes 
que  la  Patrie  semble  lui  faire  attendre,  est  encore  une  de  ces 
actions  parlantes  qui  n'appartiennent  qu'à  David. 

Au  total,  la  sculpture  proprement  romantique,  beaucoup  plus 
hvbride  que  la  peinture  romanticjue,  ne  })Ouvait  faire  révolution 
directe  dans  l'école.  Mais  elle  en  a  si  frénétiquement  secoué 
toutes  les  chaînes,  que  les  plus  rouillées  se  sont  rompues.  Le 
finit  lie  cette  belle  folie.  Rude  et  Barye  le  recueilleront. 


DU   RUMAXTIS.MK   Ai:    MKALISMI-:  1(\:\ 

II.   —  Du  Romantisme  au   Réalisme 
de   1 836  à  1880   environ. 

Réaction.  —  L'année  183G  mai'i|uo  un  arrêt  dans  la  fur- 
tune  (le  l'art  romantique.  Au  Salon,  des  refus  retentissants 
annoncent  que,  dans  l'esprit  du  jury  au  moins,  il  y  a  quelque 
chose  de  changé.  D'autre  part,  nous  savons  par  Chateaubriand 
qu'à  la  même  date  le  gothique  a  tant  fatigué,  «  qu'on  en  meurt 
d'ennui  ».  L'art,  parti  plus  tôt  que  la  littérature,  trouve  plus  tôt 
qu'elle  sa  journée  des  Bui^graves.  Refusés,  non  seulement 
Préault  et  Antonin  Moine,  mais  Louis  Boulanger,  Paul  Huet, 
Marilhat,  Th.  Rousseau,  et  Delacroix  en  personne  avec  une 
Scène  (VHamlet  !  Les  auteurs  de  ces  exécutions  s'appellent 
Blondel,  Hersent,  Bidault,  etc.,  tous  membres  de  l'Institut. 

C'en  était  fini  de  l'art  romantique  selon  la  formule  de  1819. 
Eug.  Delacroix,  toujours  hors  de  page  et  maintenant  hors 
d'école,  va  poursuivre  son  ascension  d'un  vol  toujours  crois- 
sant. Comme  Victor  Hugo,  il  sera  seul.  En  face  de  ses  anciennes 
troupes  va  se  dresser  une  puissance  naguère  encore  faiblement 
organisée  pour  la  défense,  et  maintenant  armée  pour  la  domi- 
nation, l'Académie  des  Beaux-Arts  '.  Pendant  près  d'un  quart 
de  siècle  (de  1816  à  1839),  le  secrétaire  perpétuel  de  la  compa- 
gnie est  Quatremère  de  Quincy,  un  savant  doublé  d'un  théori- 
cien ultra-classique.  Dix  ans  ont  suffi  pour  la  renouveler.  En  1838, 
sur  quarante  membres  treize  ont  été  reçus  sous  Charles  X,  quinze 
•  iepuis  1830".  Ingres  a  eu  la  main  dans  vingt  élections.  Il  est 
maintenant  Directeur  de  l'Ecole  de  Rome.  L'influence  d'un 
homme  va  de  nouveau  peser  sur  l'art.  La  peinture  entière, 
façonnée  au  triple  travail  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  de  l'Ecole 
de  Rome,  et  de  l'Institut,  va  s'acheminer,  parla  force  des  choses, 
vers  ces  solutions  moyennes,  ces  conciliations  bourgeoises,  qui 
sont  aussi  celles  de  la  presse  libérale,  des  salons  bien  pensants 
et  de  la  littérature  Louis-Philippe. 


1.  Réorganisée  en  181G  (ancienne  •■  quatrième  classe   »  île  rinslitut). 
i.  L'Académie  des  Beaux-Arts,  par  le  comte  H.  Delaborde,  cliap.  v  et  vu. 


TG't        L'AItT    FIIANÇAIS   l'^T    LA    LITThmATIRE   AU   XIX''  SIEIILE 

Les  transformations  du  romantisme.  —  En  môme 
toinps,  le  romantisme  se  décompose.  Dans  son  impétuosité, 
il  a  lancé  tout  son  feu  en  quelques  années.  Cette  généreuse 
flamme  a  fondu  d'abord  toutes  les  matières  qu'on  lui  jetait  en 
pâture  :  g-râce  à  elle,  on  a  pris  pour  une  fusion  ce  qui  était  un 
amalgame.  Le  refroidissement  venu,  on  a  pu  étudier  les  effets 
de  l'éruption.  Et  voici  qu'au  lieu  d'un  art  nouveau,  sorte  de 
bronze  de  Corintlie  forgé  par  l'incendie,  on  n'a  trouvé  que  des 
fragments  d'arts  didérents,  agglutinés  comme  par  rencontre. 
Au  lieu  d'une  synthèse,  une  analyse;  au  lieu  d'un  corps,  une 
désagrégation. 

Mais  l'assemblage  momentané  avait  été  fécond;  la  dissocia- 
tion devait  l'être  plus  encore.  Il  n'est  pas  difficile,  en  effet,  de 
distinguer  dans  le  romantisme  artistique  (comme  dans  l'autre) 
plusieurs  éléments,  différents  jusqu'à  l'hostilité,  et  qui,  se  para- 
lysant l'un  l'autre  au  moment  de  leur  naissance  commune, 
devaient  gagner  chacun  à  s'isoler,  à  se  détacher  de  la  masse. 
Ces  divers  principes  ne  pouvaient  devenir  générateurs  qu'après 
leur  mise  complète  en  liberté. 

Laissons  de  côté  l'inspiration  et  le  génie,  choses  individuelles, 
beaux  accidents  qui  ne  sauraient  être  érigés  en  preuves.  Voyons 
l'esprit  même  de  l'art  romantique.  Qu'est-ce,  d'une  part,  que 
cette  curiosité  pour  l'histoire,  cet  élan  sur  les  pas  de  Michelet, 
au  moment  où  celui-ci  opère  son  miracle  de  «  résurrection  »? 
De  pittoresque  qu'elle  est  simplement  au  début,  cette  curiosité 
va  devenir  morale,  et  de  morale  scientifique.  Elle  va  douer 
notre  art  d'un  sens  qui  lui  manquait,  le  sens  du  passé.  Et  non 
pas  de  notre  passé  seulement,  mais  de  tous  les  passés.  La 
recherche  scientifique  de  l'art  du  moyen  âge  aura  pour  corol- 
laire celle  de  l'art  antique.  La  commission  des  monuments 
historiques  inaugure  ce  mouvement  (1837);  dix  ans  après, 
l'école  d'Athènes  l'achève  {184"). 

D'autre  part,  s'il  s'agit  du  présent,  quelles  conséquences  ne 
va  pas  engendrer  la  nouvelle  esthétique,  avec  son  souci  non  du 
«  beau  »,  mais  du  «  caractéristique  »,  avec  son  dédain  des  for- 
mules, son  mépris  du  «  style  »,  et  sa  passion  du  vrai?  Les 
artistes,  au  lieu  de  fermer  les  yeux  ou  de  les  baisser  (Ingres 
recommandait  à  ses  élèves  de  baisser  les  yeux  devant  les  toiles 


I»l'    IKI.M  AXTIS.MI':    AI"    KKALISMK  76;i 

(le  Ruhoiis),  les  ouvriront  loiil  i:iuii(ls  [loiir  s'accouluiiicr  ;'i  voir 
juste,  donc  à  jxMiKlre  et  à  sculpter  vi'.ii.  Ci-oiia-t-oii  <ju\ivanl 
Géricault  ce  qui  manquât  le  plus  à  nos  artistes  fût  le  sens  du 
monde  extérieur?  Le  mot  si  profond  de  Théophile  Gautier  :  «  Je 
suis  un  homme  pour  qui  le  monde  extérieur  existe  »,  c'est  au 
romantisme  qu'il  faut  en  faire  honneur.  Et  dés  lors,  comme 
on  ne  voit  pas  simplement  avec  les  yeux  mais  avec  l'àme,  et 
comme  on  ne  peint  pas  simplement  avec  des  couleurs  mais  avec 
du  sentiment,  voilà  la  «  vérité  »  en  art  diversifiée  à  l'infini.  Se 
hien  pénétrer  des  choses,  et  les  rendre  comme  on  les  voit, 
comme  on  les  sent,  presque  srnis  choix,  car  en  art  «  il  n'y  a 
de  différence  qu'entre  une  chose  hien  faite  et  une  chose  mal 
faite  »  ',  n'est-ce  pas  là  tout  le  réalisme  en  g-erme,  et  non  moins 
la  théorie  de  l'art  pour  l'art? 

Enfin,  si  l'art  n'est  plus  parqué  dans  une  antiquité  de  conven- 
tion, à  des  époques  de  convention,  et  si  tout  pays  est  capable 
de  provoquer  l'émotion  artistique,  pourquoi  refuser  au  climat 
de  rx\fri(jue  le  pittoresque  qu'on  accorde  au  climat  de  la  Grèce? 
pourquoi  l'artiste,  suivant  nos  armées  sur  le  sol  vierge  de 
l'Algérie  comme  Gros  suivait  en  Egypte  le  général  Bonaparte, 
ne  planterait-il  pas  son  chevalet  devant  la  tente  du  Bédouin, 
devant  l'école  arabe,  devant  la  mosquée  à  l'heure  du  muezzin? 
Pourquoi  enfin,  sans  changer  de  contrée,  ne  se  demanderait-il 
pas  si  les  coteaux  modérés  de  l'Ile-de-France,  les  lignes  gra- 
cieuses de  la  Touraine,  les  ver.dures  gonflées  de  la  Normandie, 
ne  remplaceraient  pas  avec  avantage,  pour  des  yeux  français, 
les  éternelles  plaines  de  la  campagne  romaine,  et  le  sempiternel 
«  paysage  historique  »,  cher  à  Victor  Bertin?  On  le  voit  donc  : 
sens  du  passé,  sens  du  présent,  science,  couleur,  réalisme, 
orientalisme,  découverte  de  la  nature  «  naturelle  »,  tels  sont 
les  principaux  éléments  qui,  dégagés  presque  simultanément 
du  romantisme  en  dissolution,  vont  créer  en  art  des  combinai- 
sons nouvelles. 

L'art  «  juste-milieu  ».  —  La  première  est  ce  que  l'on 
peut  appeler  l'art  «  juste-milieu  ».  Ne  pouvait-on  accorder  ces 
deux   antagonistes,  la  couleur  et  le  dessin?  On  le  tenta.  Des 

) .  Préface  de  Cromnell. 


TCic.      L"Airr  fk.\.n(;ais  et  la  littkuatiiU':  au  xix"  siècle 

romanliques  de  la  première  lioure,  comme  Ary  SchefTer,  tem- 
péramcMifs  jtlus  poétiques  que  vigoureux,  donnèrent  des  gages 
aux  deux  camps,  sans  se  résoudre  à  prendre  parti.  Môme 
incertitude  chez  Léopold  Robert,  coloriste  trop  vernissé,  mais 
styliste  intéressant,  dont  la  mort  prématurée  fut  une  perte  ^ 
D'autres,  incontestablement  teintés  de  romantisme,  mais  sur- 
tout jjons  et  solides  talents  d'école,  Léon  Cogniet,  Jean  Gigoux, 
tendaient  nettement  à  rajeunir  la  peinture  d'histoire  :  pleins 
de  mérite  l'un  et  l'autre,  mais  tous  deux  exposés  à  donner  les 
dimensions  d'une  «  grande  machine  »  à  des  anecdotes.  D'au- 
tres encore,  nés  peintres  de  chevaux  et  cocardiers,  comme 
Horace  Vernet,  prenaient  la  facilité  pour  le  style,  peignaient 
liaphaël  au  Vatican  en  couleurs  «le  chromolithographie,  et 
Judith  retroussant  ses  manches  avec  un  geste  de  grisette. 
A  l'école  de  Rome,  un  éclectisme  jjIus  sérieux  était  en  hon- 
neur. Deux  très  aimables  artistes,  l'un  plus  recueilli,  l'autre 
plus  observateur,  Granet  et  Schnetz,  découvraient  l'Italie  fami- 
lière et  la  peignaient  avec  harmonie,  justesse,  l'un  à  l'ombre 
amicale  de  ses  cloîtres,  l'autre  au  plein  jour  de  la  rue.  Granet 
sut  d'ordinaire  ne  point  forcer  sa  note.  Schnetz,  lui,  voulut 
dilater  son  talent,  et  se  trompa.  Tel  autre,  Alaux,  s'est  perdu 
et  comme  noyé  dans  le  sien.  Les  grandes  entreprises,  batailles 
ou  plafonds,  ont  fait  lire  en  gros  caractères  les  défauts  de  cet 
art  mixte  qui  n'a  qu'une  demi-vérité,  une  demi-couleur,  une 
demi-conviction.  Si  la  galerie  des  Batailles,  à  Versailles  (Dela- 
croix excepté),  ne  suffît  pas  à  faire  éclater  sa  faiblesse,  un  coup 
d'œil  jeté  sur  les  plafonds  du  Louvre  suffira  pour  faire  com- 
prendre combien  la  peinture  d'alors  a  poussé  l'art  du  compro- 
mis jusqu'à  la  nullité. 

Faut-il  faire  exception  pour  le  triomphateur  des  Salons, 
Paul  Delaroche  '?  Il  fut  si  rudoyé  jadis  par  Gustave  Planche 
qu'on  serait  un  moment  tenté  de  le  défendre.  Et  pourtant  ce 
n'est  ])()iiil  le  public  qui  avait  raison  contre  le  critique.  Aujour- 
d'hui «|ue  l'art  d'un  Scribe  est  jugé,  celui  d'un  Paul  Delaroche 
ne  saurait  ne  pas  l'être.   Sans  doute  ses  scènes  sont  ingénieu- 


1.  Né  en  IT'ii,  il  se  siiiciila  en  lS3o,  la  même  année  que  Gros. 

2.  Né  en  ITOT,  mort  en  185G. 


un    mi.MANTlSMH   AI"    liHAIJSMK  707 

scinc'iit  arrangées;  le  délîiil  en  <!sl,  adroil,  la  jiaiiloiuime  discrète 
et  claire  :  le  Cromwell,  le  Charles  I"'',  la  Jane  (ireii,  le  SlrafJ'ord, 
on!  loiit  ce  (|iril  faiil  [)Our  ca[)tiv('r  la  l'oiilc,  lui  représenter 
une  histoire  selon  son  intelligence,  et  des  drames  selon  son 
cœur.  Cette  facture  propre,  finie,  pourléchée,  ne  devait  j)as 
moins  aguicher  des  yeux  bourgeois.  xVIais  quoi!  voilà  donc  tout 
ce  quun  |iointre  en  renom,  [)i'('S(|u<'  tiii  chef  d'école,  parvenait 
à  tirer  de  la  grande  initiation  historique  que  donnaient  alors  à 
la  France  un  Michelet,  un  Thierry,  un  Guizot?  Un  soldat  lan- 
çant de  la  fumée  au  visage  de  Charles  ï"  prisonnier,  Jane  Grey 
apitoyant  les  âmes  sensibles  du  spectacle  de  ses  jolies  épaules, 
voilà  sur  quels  titres  artistiques  un  homme  adroit  fondait  sa 
popularité!  Casimir  DelaA'igne  lui-même  était  plus  vigoureux, 
Ponsard  sera  plus  sincère.  Les  Enfanta  cV Edouard  du  peintre  sont 
inférieurs  à  ceux  du  dramaturge.  Tout  l'art  de  Paul  Delaroche 
tient  dans  Y  Assassinai  du  duc  de  Guise,  sa  meilleure  toile,  celle 
011  il  a  été  le  plus  près  du  sérieux.  Quant  à  sa  décoration  de 
V Hémicycle  de  V Ecole  des  Beaux-Arts,  c'est  de  la  petite  peinture 
à  grande  échelle,  et  une  galerie  de  portraits  plutôt  qu'une 
composition. 

L'orientalisme.  — Tandis  que  la  peinture  académique  cher- 
chait, comme  la  philosophie  officielle,  un  rajeunissement  illu- 
soire dans  «  l'éclectisme  »,  et  tentait  à  sa  manière  un  accord 
boiteux  entre  le  vrai  et  le  beau,  une  autre  peinture,  élancée  de 
l'ancien  romantisme,  émigrait  vers  des  cieux  tout  neufs. 
L'Orient,  entre-bàillé  par  la  baguette  de  l'enchanteur  Chateau- 
briand, s'ouvrait  aujourd'hui  à  portes  battantes,  après  la  guerre 
de  l'indépendance  grecque.  Désormais,  la  Grèce,  non  pas  celle 
des  pédants,  mais  la  Grèce  des  enthousiastes,  violée,  martyre, 
portait  la  double  auréole  de  la  soufi'rance  et  de  la  liberté.  Tous 
les  arts  généreux  en  frémirent.  Delacroix,  enchaîné  à  Paris  par 
la  pauvreté,  brossait  de  verve  le  Massacre  de  Scio;  Byron  allait 
s'ensevelir  sous  les  murs  de  Missolonghi  ;  V.  Hugo  écrivait  les 
pièces  vengeresses  de  ses  Orientales  ;  David  d'Angers  ciselait  un 
digne  pendant  à  1'  «  Enfant  grec  »  de  Victor  Hugo,  avec  sa  Grèce 
enfant  au  tombeau  de  Botzaris  (1827).  Plus  tard  le  vieux  sculp- 
teur voudra  terminer  sa  vie  par  un  pèlerinage  en  Grèce  (1852), 
et  foulera  avec  dévotion  le  sol  qui  porte  encore  Canaris. 


7GS        L"aI{T    FHAN(;a1S   ht   la    LlTTKUATrUK   Al'  XIX^^  SIÈCLE 

'Uorieiitalisnie  est  né. 

Jusque-là,  l'Orient  n'apparaît  dans  les  arts  qu'à  travers  les 
(InMeries  des  mascarades,  des  tréteaux,  ou  les  fantaisies  des 
romans  de  la  bibliothèque  bleue.  Chateaubriand,  dans  V Itiné- 
raire (1811),  nous  montre  le  premier  un  pacha  de  Tripolizza  : 
c'est  déjà  une  scène  à  la  Decamps.  Après  la  page  révolutionnaire 
du  Massacre  de  Scia,  V.  Huiio,  fureteur  jjittoresque,  dévalisera 
les  a  divans  »,  les  «  ghazel  »  et  les  «  pantoum  »  arabo-persans 
pour  enrichir  ses  Orientales  de  pierres  fausses,  au  moins  aussi 
brillantes  que  des  pierres  vraies.  Son  Orient  est  en  partie  espa- 
gnol, en  partie  né  des  Mille  et  une  Nuits.  Qu'importe?  Ossian 
n'était-il  pas  une  supercherie,  et  le  Théâtre  de  Clara  Gazul, 
publié  d'hier  (182o),  une  mystification?  Chacun  le  sait,  et  l'ima- 
gination n'en  repart  que  de  plus  belle.  Les  artistes  voudront 
dessiner  des  giaours,  peindre  des  «  spahis»,  représenter  d'après 
nature  les  adieux  de  l'hôtesse  arabe.  Decamps  court  chez  les 
Turcs,  Delacroix  chez  les  Marocains,  Marilhat  chez  les  Egyptiens. 
Cependant  Alger  nous  a  ouvert  ses  portes  (1830).  L'état-major 
compte  dans  ses  rangs  un  peintre  qui  sera  l'historiographe  des 
campagnes  d'Afrique,  Horace  Vernet.  Les  pays  du  soleil  sont 
désormais  terres  conquises  à  l'art,  à  la  poésie.  Des  ïhcrmopyles 
aux  Dardanelles,  de  Constantinople  à  Alger,  d'Alger  à  Mogador, 
toutes  les  plages  brûlantes  de  la  Méditerranée,  nouvelles  sirènes, 
chanteront  aux  artistes  leur  chant  barbare  et  d'autant  plus 
séducteur. 

La  découverte  de  l'Orient  est  pour  l'histoire  de  l'art  français 
un  de  ces  «  points  tournants  »  dont  l'importance  n'est  égalée 
que  par  la  découverte  du  moyen  âge.  Le  moyen  âge  nous  révé- 
lait une  société  civilisée,  mais  morte;  qui  fut  nôtre  jadis,  mais 
dont  nous  avions  perdu  le  sentiment.  L'Orient  mettait  nos 
artistes  en  face  d'une  société  barbare,  mais  vivante,  dont  l'im- 
prévu déroutait  toute  esthétique,  et  qui  provoquait  chez  eux  le 
jeu  j)urement  artistique  de  leurs  facultés.  En  débarquant,  ils 
laissaient  dans  la  felouque  le  bagage  oiseux  d'académies  qui  les 
chargeait.  Lumière,  forme,  couleur,  tout  les  frappait  d'un  aspect 
nouveau,  vif,  éclatant,  les  prenait  aux  sens  et  à  l'âme.  Les 
paysages  aux  transparentes  profondeurs,  les  villes  aux  silhouettes 
blanches  profilées  sur  l'azur  foncé,  les  forçaient  à  renouveler 


DU   UII.MA.NTISMI':   AC    IIKALIS.MI-:  7G9 

leur  Juliette;  les  seène.s  de  mœurs  aiiiuisaient  leurs  qualités 
d'observation,  tandis  que  1  étude  des  types,  la  noblesse  natu- 
relle des  g-estes,  le  port  de  costumes  invariables  dejmis  des  siè- 
cles, leur  révélaient  la  nature  dans  ses  diversités  etbniques,  et 
leur  montraient  chez  des  contemporains  une  antiquité  [)rimitive. 
Ici  toute  doctrine  devenait  fausse.  Etudier,  étudier  encore  sur 
nature,  et  s'imprégner  de  l'ambiance,  voilà  ce  que  firent  nos 
orientalistes,  voilà  ce  qui  régénéra  leur  art.  Désapprendre 
l'école,  c'était  apprendre  le  vrai,  et  gagner  le  style  par  surcroît. 
Quiconque  sait  atteindre  l'àme  des  choses  sous  leur  épiderme, 
n'a  pas  besoin  qu'on  lui  apprenne  à  «  styliser  »  ;  tôt  ou  tard  il 
se  fera  un  langage  qui  ne  sera  qu'à  lui,  pour  dire  comme  per- 
sonne ce  que  tous  auront  observé  comme  lui. 

Ce  serait  en  effet  une  erreur  de  croire  que,  parce  qu'ils  ont 
surtout  copié  ce  qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  nos  peintres 
orientalistes  se  ressemblent.  Ils  se  peignent  dans  leurs  peintures, 
comme  on  se  trahit  dans  le  portrait  d'autrui.  Delacroix,  dans 
ses  Femmes  cf Alger,  sa  Xoce  Juive,  ses  Convulsioimaires  de 
Tanger,  a  peint  l'Orient  fatal  et  morne,  aux  chamarrures  écla- 
tantes, à  l'àme  sourde  et  bestiale  :  de  la  couleur  sur  un  vide 
moral.  Decamps,  talent  robuste,  tout  lumière  et  tout  santé, 
réfléchit  en  son  amusant  miroir  les  scènes  populaires,  montre 
des  bazars,  des  bouchers,  des  patrouilles  turques,  remue  en  un 
fouillis  pittoresque  gamins,  chiens  et  animaux,  non  sans  tracer, 
d'un  pinceau  hardi,  déjà  magistral,  quelque  paysage  de  vigou- 
reux caractère.  L'humour  français,  assaisonné  des  chaleurs  du 
coloris,  se  retrouve  en  ses  «  singeries  »,  morceaux  excellents 
<jue  Chardin  eût  pu  signer.  Marilhat,  qui  s'intitulait  1'  «  Égvptien 
Marilhat  »,  était  plutôt  un  ouvrier  de  la  brosse,  épris  du  relief  et 
<le  la  ressemblance  matérielle.  Tout  autre  fut  Chassériau,  ce 
créole  de  Panama,  talent  riche  et  bizarre,  qui  semble  poursuivre 
un  «  rêve  athénien  au  pays  mahométan  ».  Préoccupé  de  la  ligne, 
hanté  d'un  idéal  de  noblesse  qu'il  avait  puisé  peut-être  à  l'école 
d'Ingres,  mais  plutôt  encore  dans  sa  propre  àme,  Chassériau  a 
peint  des  Arabes  prêts  pour  le  marbre.  Il  y  avait  de  l'Éginète 
-chez  ce  beau  coloriste,  qui  éveille  l'idée  d'un  Leconte  de  Liste 
de  l'orientalisme.  A  ces  noms  s'ajoutent  d'eux-mêmes  ceux  de 
l'élégant  Berchère,  du  fin  et  nerveux  Fromentin,  puis,  plus  près 

Histoire  de  la  langue.  VII.  49 


770        L'ART   FRANÇAIS    KT    LA   LITTÉRATURE  AU  XIX''  SIÈCLE 

de  nous,  du  fier  Regnault  et  de  Benjamin  Constant  à  la  cha- 
toyante palette.  Pour  ces  derniers  artistes,  l'Orient  a  été  une 
seconde  Ecole  des  Beaux-Arts,  institutrice  de  tout  ce  que  ne 
pouvait  leur  apprendre  la  première.  Les  conséquences  de  cette 
initiation  se  sont  si  bien  fait  sentir  partout,  qu'on  peut  compter 
parmi  les  plus  directes  le  renouvellement  de  la  peinture  reli- 
gieuse. Des  Juifs  d'Alger,  des  Bédouins,  des  Arméniens,  ont  dès 
lors  profilé  leurs  silhouettes  autour  de  la  crèche  de  l'Enfant- 
Jésus,  ou  dans  le  cortège  de  l'Entrée  à  Jérusalem.  D'Horace 
Vernet  à  Bida,  les  artistes  nous  ont  fait  une  Bible  africaine  ou 
syrienne,  en  attendant  que  James  Tissot,  émule  de  Madox 
Brown,  nous  fît  un  Evangile  palestinien.  Nous  voilà  loin  de  la 
Bible  anfiquisantc  du  Poussin. 

La  sculpture.  Rude  et  Barye.  —  De  son  côté  la  sculpture 
ne  faisait  pas  de  moindres  découvertes.  Nourri  d'antiquité  dans 
une  académie  de  province,  mais  surtout  imbu  jusqu'aux  moelles 
de  ce  réalisme  bourguignon  qui  fit  vers  le  xv"  siècle  la  gloire  de  la 
sculpture  dijonnaise,  le  fils  d'un  modeste  artisan,  François  Rude*, 
rompit  enfin  l'attache  de  l'école,  et  fit  éclater  à  l'Arc  de  Triomphe 
une  sculpture  frémissante  de  vie.  C'est  la  grande  page  sculptu- 
rale du  siècle  que  cette  Marseillaisehur\a.nt  un  chant  de  liberté  : 
fragment  unique  d'une  épopée  que  l'artiste  avait  projeté  d'inscrire 
complète,  aux  quatre  piédroits  du  monument.  La  déroute  de 
l'académisme  date  de  ce  morceau  colossal  (1836).  On  ne  sait 
qu'y  admirer  le  plus,  de  la  sûreté  de  la  main  ou  de  la  fougue  de 
la  pensée.  L'incomparable  maîtrise  de  l'accent,  la  cohésion  par- 
faite du  tout,  défiant  les  petitesses  de  l'analyse,  proclamaient 
qu'elle  pouvait  donc  exister,  cette  sculpture  moderne  que  deman- 
dait Michelet,  glorification  symbolique  d'un  siècle  démocratique, 
histoire  la})idaire  aux  proportions  grandioses  où  le  peuple  eût 
épelé  les  grands  faits  de  l'humanité.  Ici,  en  efîet,  l'œuvre  du 
sculpteur  va  rejoindre  celle  de  l'historien  et  du  chantre  de  l'Arc 
de  Triomphe.  Et  il  ne  s'agit  pas  seulement  d'une  rencontre.  La 
Jeanne  Darc  de  Rude,  le  mausolée  de  Fixin,  ce  saisissant  Napo- 
léon s' éveillant  à  la  postérité,  nous  montrent  que  dans  la  poitrine 
de  Rude  habitait  une  âme  vraiment  populaire,  la  grande  âme 

1.  Né  à  Dijon  en  178i,  mort  en  1855. 


Dr    Ud.MANTISMR    Al"    IIKALISMH  771 

(les  foules.  Par  elle,  Rude  retrouvait  dinstiuct  la  vraie  tradition 
de  la  sculi)ture  française,  celle  du  sentiment  collectif  accusé 
par  le  relief  d'une  réalité  intense.  Et  non  seulement  il  rendait, 
du  coup,  à  la  sculpture  toute  sa  popularité  d'autrefois,  mais 
il  renouvelait  son  art  sans  y  prendre  garde,  par  l'entraînant 
exemple  d'une  mâle  sincérité. 

Rude  ne  montrait  pas  moins  l'inanité  de  certaines  définitions. 
Sous  quel  Aocable,  en  effet,  ranger  un  tel  artiste?  Romantique, 
ne  l'était-il  point  par  la  passion  enthousiaste,  par  l'élan  du  «-este, 
la  crânerie  de  l'allure?  N'était-il  point  antique  par  la  beauté,  la 
solidité  de  ses  nus?  L'idéalisme  le  plus  inspiré  ne  ravonnait-il 
point  sur  le  visage  de  son  Gaulois  barbu,  de  l'adolescent  qui 
s'élance,  tandis  que  le  réalisme  le  plus  fougueux  imprimait  son 
accent  sur  cette  Marseillaise,  Méduse  patriotique  au  cri  de 
Mégère,  qui  rompt  la  pierre  de  son  enjambée  masculine?  Rude 
connaissait  Homère  :  il  y  paraît  à  l'Arc  de  Triomphe,  comme  en 
la  série  des  bas-reliefs  d'une  Histoire  d'Achille  exécutés  en  Bel- 
gique. Il  n'était  pas  étranger  non  plus  à  la  g^ràce  de  Platon, 
l'auteur  de  YÊros  dominateur,  et  de  cette  Hébé  dont  il  voulut 
faire  son  testament  artistique.  Mais,  plus  sensible  encore  à  la 
vie,  à  l'héroïsme  modernes,  il  a  su  tantôt  les  élever  jusqu'au 
symbole  sublime  par  des  créations  vivantes  qui  ne  s'écartent 
jamais  de  la  nature  observée,  tantôt  les  saisir  au  vol  et  les 
emprisonner  tels  quels  dans  le  bronze.  Son  Maréchal  Xeij  figure 
le  cri  et  le  geste  de  la  Grande  Armée,  incarnés  dans  un  homme 
qui  par  son  nom  est  légende,  et  par  son  accoutrement  réalité, 
de  la  botte  au  bicorne.  Rude  touche  ici  à  la  limite  de  son  art.  Il 
se  sauve  de  la  froideur,  fruit  ordinaire  d'une  exactitude  trop 
rigoureuse,  par  l'action  qui  se  dégage  de  la  silhouette.  Ce  roi- 
dissement  de  tout  l'être,  qui  se  prolonge  en  un  sabre  brandi,  est 
d'une  éloquence  guerrière  qui  emporte  tout.  Ainsi  Rude  transfi- 
gurait —  en  les  copiant  minutieusement  —  ces  «  bottes  et  ces 
culottes  »  qui  faisaient  le  désespoir  de  David  d'Angers. 

Partir  de  la  nature  vivante  et  l'élever  à  l'idéal  par  la  force  de 
la  conception,  voilà  Rude.  En  lui  aboutit  le  meilleur  de  la  révo- 
lution romantique.  L'idéal  n'est  plus  à  la  base  des  études;  il  ne 
se  trouve  qu'au  sommet.  D'où  la  préoccupation  de  faire  vrai 
d'abord,  vrai  ensuite,  vrai   toujours.  Un  pas  de  plus,  et  nous 


772       L'AHT  français  ET  LA  LITTÉRATURE  AU  XIX"  SIÈCLE 

touchons  avec  Barye  *  au  fond  de  la  doctrine  nouvelle,  La 
nature  vivante  ne  suffit  plus;  c'est  l'étude  anatomique  qui 
devient  le  fondement.  Géricault  travaillait  à  Tairiphithéàtre. 
Bai've  passe  sa  vie  au  muséum.  C'est  le  temps  des  Cuvier,  des 
GeoiYroy  Saint-Hilaire.  Dégoûté  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts, 
l'ancien  ouvrier  ciseleur  s'éprend  des  animaux  de  ménagerie. 
Il  étudie  l'histoire  naturelle  avec  passion.  D'autres  font  de  la 
phrénologie.  Lui  dessine,  dissèque,  palpe,  mesure  au  compas  les 
squelettes  de  la  galerie  d'anatomie,  applique  enfin  le  principe 
qu'un  ferme  esprit,  Emeric  David,  proclamait  naguère  :  «  le 
dessous  avant  le  dessus  ».  Puis,  remontant  de  l'intérieur  à  la 
surface,  il  se  rend  maître  de  l'expression,  du  poil,  de  la  grifTe, 
du  rictus. 

Admirahle  création  de  l'artiste  qui  a  refait  de  bout  en  bout 
toute  une  sculpture  animale  qui  manquait  à  la  France,  et  telle 
qu'aucune  nation  moderne,  ni  aucun  peuple  ancien,  sauf 
l'Assyrie,  ne  peut  nous  en  opposer  une  semblable!  L'œuvre  de 
Barve  est  la  plue  originale  du  siècle.  Sa  beauté  a  quelque  chose 
d'éternel.  Car  Barye,  non  plus  que  Rude,  ne  s'est  pas  borné  à 
copier.  Tout  entier  à  son  dessein,  de  rendre  l'être  complet,  et 
d'incarner  une  espèce,  une  race,  en  un  seul  individu,  il  a  su 
choisir  parmi  ses  accents  ceux  qui  étaient  expressifs  de  son 
objet,  et  y  subordonner  le  reste.  Il  y  a  chez  lui  (la  remarque 
est  d'un  maître,  M.  Eugène  Guillaume),  malgré  l'exécution 
très  serrée  de  la  forme,  des  simplifications  voulues  (|ui  font 
de  chaque  individu  un  type,  et  lui  confèrent  une  autorité  de* 
«  représentant  ».  Entre  le  Lion  au  serpent,  de  1831,  et  le  Lion 
assis  du  Louvre  (1841),  la  marche  en  ce  sens  est  frappante. 
Ce  L(07i  assis,  point  culminant  de  la  sculpture  animale  chez 
Barye,  est  un  modèle  d'architecture  en  même  temps  que  de  vie. 
C'est  que  Barye  est  un  Dorien  de  France.  Sans  imiter  d'ailleurs 
les  Grecs,  il  les  rejoint,  il  les  retrouve.  Le  Thésée  et  le  Mino- 
laure,  le  Centaure  et  le  Lapilhe,  morceaux  forts  et  calmes,  sont 
de  la  famille  des  plus  belles  métopes  d'Olympie. 

Placés  au  centre  du  siècle.  Rude  et  Barye  résument  et  concen- 
trent en  quelque  sorte,  dans  un  art  qui  est  la  condensation  des 

I.  Né  en  nOO,  mort  en  ISTo. 


DU    lUIMAXTISMH    AU    IIKA  IJSM  K  77:5 

aulfc'S  ai'ls,  les  j^rands  niouveinciits  (Je  ce  siècle.  Huile  a  retenu 
la  moelle  du  romantisme,  mais  en  l'enrichissant  de  fort  et 
substantiel  réalisme.  Barye  s'est  satisfait  «le  science  et  de 
méthode,  mais  comme  un  savant,  qui  généralise  les  détails, 
et  poursuit  lètre  à  travers  les  êtres.  (Mil  d'anatomiste,  cerveau 
de  penseur,  il  n'est  point  sans  analogie  avec  ces  organisations 
supérieures  qui  s'appelèrent  Cuvier,  Claude  Bernard.  Gomme 
eux,  c'est  à  la  mort  qu'il  a  su  arracher  les  secrets  de  la  vie,  pour 
la  faire  ensuite  rayonner  sur  des  créations  immortelles. 

L'architecture.  —  L'archéologie  et  lart.  —  L'archi- 
tecture ne  pouvait  échapper  entièrement  aux  influences  (jui 
avaient  déjà  transformé  la  peinture  et  la  sculpture.  On  accuse 
pourtant  volontiers  ce  siècle  de  n'avoir  point  d'architecture. 
Si  l'on  entend  par  là  qu'il  n'a  point  inventé  de  toutes  pièces 
un  style  architectural,  l'assertion  n'est  point  fausse.  Mais  il  faut 
considérer  que  les  styles  d'architecture  sont  lents  à  se  former, 
plus  lents  à  disparaître.  Ce  n'est  point  par  années  qu'il  faut 
compter  avec  eux,  c'est  par  générations,  quelquefois  par  siècles. 
Il  en  est  de  l'art  de  construire  en  pierres  comme  de  l'art  de 
construire  avec  des  mots.  Quand  une  langue  a  sa  syntaxe, 
elle  s'y  tient.  Nous  voyons  les  Grecs  élaborer  les  «  ordres  » 
durant  des  siècles;  puis,  ceux-ci  fixés,  s'y  tenir.  Notre  architec- 
ture, de  même,  n'a  guère  plus  changé  que  notre  langage;  elle  n'a 
même  changé  qu  avec  notre  langage,  A  notre  époque  latine  cor- 
respond l'architecture  romane;  à  l'essor  de  la  langue  populaire 
correspond  l'architecture  française  ou  ogivale;  à  la  constitution 
d'une  langue  savante  correspond,  dès  la  Renaissance,  la  restau- 
ration de  l'architecture  antique,  qui  a  régné  près  de  trois  siècles. 
Comment  une  architecture  nouvelle  aurait-elle  jailli  du  sol  dès 
la  Préface  de  Cromwellf  On  n'improvise  pas  en  pierre  comme 
sur  la  toile.  Et,  si  le  romantisme  échevelé  du  Massacre  de  Scio 
n'est  applicable  qu'à  la  peinture;  s'il  lui  a  fallu  s'assagir  et  s'en- 
richir d'éléments  solides  pour  mettre  sa  marque  sur  l'art  moins 
mobile  de  la  sculpture,  à  plus  forte  raison  n'a-t-il  pu  atteindre 
qu'en  dernière  épreuve  la  massive  architecture,  la  douairière 
des  arts,  assise  sur  trois  siècles  de  tradition. 

Il  n'y  a  donc  pas  une  architecture  romantique.  Mais  il  y  a 
une  architecture  du  xix°  siècle,  fille  de  la  rénovation  artistique 


774        L'AUT   français   KT   LA    LITTÉRATURE  AU  XIX<>  SIÈCLE 

(le  la  Restauration.  Le  romantisme  a  eu  pour  effet,  en  archi- 
tecture, de  rendre  désormais  impossibles  des  pratiques  d'art 
surannées,  et  de  rendre  possibles  toutes  les  autres.  Négatif  dans 
son  principe,  il  a  été,  il  sera  surtout  extrêmement  fertile  en 
conséquences.  Déjà  le  temps  commence  à  les  dégager. 

Toute  notre  architecture  monumentale,  depuis  la  Renaissance 
jusqu'à  la  Restauration,  a  reposé  sur  les  «  ordres  ».  Coulée  dans 
le   moule    académique,  cette   architecture    morte,    sans    aucun 
rapport  avec  notre  vie  nationale,  ne  se  réclamait  d'aucun  autre 
principe   (jue  d'un  principe   d'imitation,   lui-même   irraisonné. 
De  là  un  enseignement  des  formes  architectoniques  purement 
abstrait,  et  partant,  stérile.  C'est  de  cet  enseignement  sans  racines 
françaises,  et  même  sans  logique  élémentaire,  que  sont  sortis 
des  monuments  aussi  mal  conçus  et  aussi  peu  utilisables  que 
le  Panthéon,  ou  ces  «  temples  grecs,  bâtards  du  Parthénon  », 
que  [»ersifle  justement  Alfred  de  Musset.  Tel,  le  palais  Bourbon; 
telle,  cette  église  de  la  Madeleine  qui,  acceptable  encore  comme 
Temple  de  la  Gloire,  ainsi  que  Napoléon  l'avait  conçu  et  com- 
mencé,   choque  le  bon   sens   par   sa  transformation   en  église 
royale.  Placage  d'ordonnances,  formules  arbitraires,  correspon- 
dance nulle  entre  le  dehors  et  le  dedans,  voilà  ce  qu'avait  pro- 
duit à  la  longue  le  classicisme  entêté,  aveugle,  de  nos  artistes, 
lorsque  parut  Viollet-le-Duc. 

Viollet-le-Duc  *  a  ruiné  ce  principe  anti-artistique  et  anti- 
français, ce  qui  rend  déjà  son  nom  considérable.  Il  a  fait  mieux. 
Il  a  mis  à  la  place  le  vrai  principe  de  l'art  de  bâtir,  qui  est 
l'appropriation  des  moyens  aux  fins,  et  la  correspondance  de 
l'expression  extérieure  aux  organes  intérieurs  d'un  bâtiment. 
Et  ces  deux  choses,  il  les  a  parallèlement  accomplies  en  pre- 
nant pour  base  commune  de  son  enseignement  théorique  et 
pratique  l'art  jusqu'alors  le  ]dus  grand  et  le  plus  méconnu,  le 
plus  national  et  le  plus  délaissé,  le  plus  logique  et  le  plus 
homogène  que  le  monde  ait  conim  depuis  l'époque  de  Périclès, 
j'entends  l'architecture  française  du  moyen  âge.  La  connais- 
sance du  moyen  âge  architectural,  la  conquête  de  ses  méthodes 
artistiques  qui  sont  la  logique,  la  finesse  et  la  perfection  mêmes, 

1.  Né  en  1814,  mort  en  1878. 


DU  IIOMANTISMK   AU   UKALISME  775 

enliii  ra[)plicatioii  (ruii  })rinci|i(î  nouveau  (c'est-à-dire  très 
ancien)  soit  à  la  restauration  des  vieux  édifices,  soit  à  l'édifica- 
tion d'autres  monuments,  —  voilà  le  coup  de  maître  de  Viollet- 
le  Duc,  et,  on  peut  le  dire  sans  exaiiération,  le  coup  de  maître 
du  génie  artistique  français  au  lendemain  du  romantisme.  Ce 
qui  était  dans  Notre-Dame  de  Paris  (1831)  instinct  poétique, 
admiration  romanesque,  s'est  transformé  en  science,  en  doc- 
trine féconde,  en  œuvres  d'une  lointaine  portée,  grâce  au  labeur 
de  cette  admirable  Commission  des  Monuments  historiques, 
fondée  par  Guizot  en  183",  qui  arrêta  net  le  vandalisme  de  nos 
architectes  ignorants,  et  qui  permit  à  nos  g-randes  cathédrales 
de  recouvrer  leur  ancienne  beauté,  sous  la  main  de  restaurateurs 
qui  s'appelèrent  Viollet-le-Duc,  Lassus,  Emile  Boeswilhvald, 
et  dont  les  auxiliaires,  dans  l'archéologie  et  dans  les  lettres, 
furent  un  Caumont,  un  Yitet,  un  Mérimée,  un  Didron,  un 
Gailhabaud,  un  Montalembert.  La  cause  du  moyen  âge  artistique 
était  désormais  gagnée  auprès  du  public  lettré.  Mais,  ce  qui 
valait  mieux  encore,  Yiollet-le-Duc  avait  fait  de  Notre-Dame  un 
chantier  où,  reprenant  pièce  à  pièce  tous  les  rouages  d'une 
cathédrale,  il  démontrait,  in  anima  viva,  que  l'œuvre  d'archi- 
tecture est  un  organisme  complet,  qui  doit  se  transformer  avec 
la  vie  des  peuples  suivant  les  temps  et  les  lieux,  et  non  je  ne  sais 
quel  art  de  façade,  calqué  sur  Vignole,  qui  s'applique  mécanique- 
ment à  tous  les  édifices,  quels  que  soient  les  mœurs,  le  climat 
et  la  société. 

S'avisant  en  même  temps  que  presque  tous  les  arts  du  moyen 
âge  étaient  perdus  (on  ne  savait  plus  ni  composer  un  carton  de 
vitrail,  ni  fabriquer  des  verres  colorés,  ni  forger  le  métal  au 
marteau),  cet  esprit  prodigieusement  inventif  s'appliqua  à 
retrouver  les  industries  anciennes,  et  il  y  réussit.  Sous  ses 
doigts  créateurs,  tout  refleurit  à  miracle.  Sa  facilité  d'assimila- 
tion était  si  grande,  que  des  motifs  de  flore,  de  décoration  néo- 
médiévale, jaillissaient  en  abondance  sous  son  crayon,  dans  les 
démonstrations  qu'il  faisait  à  l'atelier.  Un  grand  mouvement  d'art 
industriel,  dont  nous  voyons  aujourd'hui  la  force,  eut  dans  ces 
improvisations  de  Yiollet-le-Duc  sa  source  cachée.  Si  ce  mou- 
vement fut  long  à  s'accuser,  ce  n'est  point  la  faute  de  Yiollet-le- 
Duc,  mais  celle  d'une  réaction  jalouse,  qui,  contrariée  dans  ses 


770        l'art  français   ET  LA   LITTERATURE  AU  XIX°  SIÈCLE 

errements  habituels,  sut  faire  en  sorte  que  ce  maître  de  l'art, 
malg:ré  la  faveur  déclarée  de  Napoléon  III,  ne  pût  occuper  une 
chaire  créée  pour  lui  comme  il  était  créé  pour  elle,  et  qu'un 
enseignement  reconnu  depuis  indispensable,  et  restauré  en  1893 
à  l'Ecole  des  Beaux-Arts  grâce  à  la  Commission  des  Monuments 
historiques,  échouât  en  1803  sous  les  sifflets. 

C'était  beaucoup  d'avoir  aboli  la  superstition  classique  en 
architecture,  et  d'avoir  ressaisi  la  tradition  française  de  nos 
vieux  «  maîtres  de  l'œuvre  ».  Ce  n'était  pas  assez  pour  fonder 
une  architecture  nouvelle,  celle  d'un  siècle  d'industrie  et  de 
démocratie.  Cette  seconde  tâche,  Baltard  d'abord,  puis  Labrouste 
l'assumeront.  L'architecte  des  Halles,  et  celui  de  la  bibliothèque 
Sainte-Geneviève  et  de  la  grande  salle  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale, ont  été  les  pionniers  d'un  art  nouveau,  dont  le  xx"  siècle 
verra  vraisemblablement  l'épanouissement  complet.  Résolu- 
ment, ils  ont  rompu^avec  les  routines  de  l'école  :  et,  plutôt  que 
d'assujettir  à  la  conception  classique  des  édifices  qui  répondent 
à  des  besoins  inconnus  jusqu'à  nos  jours,  ils  ne  se  sont  inspirés 
que  des  nécessités  imposées  par  ces  besoins  mêmes.  De  là  des 
hardiesses  de  deux  sortes,  d'une  part  dans  les  formes  et  les 
proportions  des  halls,  de  l'autre  dans  la  nature  des  matériaux 
employés.  Pour  la  première  fois  le  support  de  fer  joue  un  rôle 
dans  un  monument  public. 

Ainsi  est  attaquée  la  dernière  superstition  de  l'école,  celle 
de  la  «  noblesse  »  des  matériaux.  11  en  allait  encore,  jusque-là, 
dans  notre  architecture,  comme  dans  la  langue  avant  Victor 
Hug-o.  Il  y  avait  le  parler  noble  et  le  parler  bas.  L'architecte  de 
la  tradition  Mansart  parlait  Vaugelas,  c'est-à-dire  ne  connaissait 
que  la  pierre  ou  le  marbre.  Mais  pourquoi  l'industrie  ne  jouerait- 
elle  pas  son  rôle  dans  le  siècle  de  l'industrie?  Les  Grecs 
n'auraient-ils  employé  que  le  marbre  du  Pentélique  s'ils  avaient 
connu  la  métallurgie?  Quelle  carrière  d'ailleurs  va  fournir  assez 
de  tambours  de  colonnes  pour  abriter  ces  foules  qu'un  mode  de 
locomotion  nouveau  va  disperser  en  d'incessants  voyages,  pour 
ces  usines,  ces  ateliers  qui  s'accroissent,  ces  marchés  qui  s'en- 
flent, ces  entrepôts  de  toute  nature  d'où  sortira  bientôt  l'idée  des 
Exj)Ositions  universelles?  A  ce  langage  imprévu  des  choses,  la 
bâtisse  doit  s'accommoder.  Et  si  le  classique  n'y  suffît,  que  le 


Dr   IIO.MAXTISME    AI"   UKALISME  777 

moderne  y  subvienne.  Fer,  fonte,  acier  vont  recevoir  leurs 
lettres  de  naturalisation  artistique.  C'est  bien  la  «  tempête  au 
fond  de  l'encrier  »,  dont  parle  l'auteur  des  Conlemplalions,  la 
tempête  des  épures.  Plus  de  matériaux  sénateurs,  plus  de  maté- 
riaux roturiers!  L'ère  de  l'architecture  industrielle  est  ouverte. 
C'est  l'heure  où  un  amateur  de  lettres,  qui  devait  finir  à  l'Aca- 
démie française,  débute  par  un  volume  de  poésies  oîi  il  chante 
les  chemins  de  fer  '. 

Ces  tentatives  originales  ne  nuisent  d'ailleurs  en  rien  à  l'élude 
de  l'art  ancien,  au  contraire.  Une  émulation  scientifique  s'établit 
entre  les  architectes  à  tendances  antiques  et  les  architectes  à 
tendances  modernes.  Tous,  à  vrai  dire,  ont  traversé  l'antiquité, 
seule  enseignée  à  l'école  des  Beaux-Arts.  Mais  cet  enseignement 
archéologique,  forcé  à  son  tour  de  se  retremper  aux  sources, 
donne  lieu,  dès  la  commission  de  Morée  (1828),  à  d'admirables 
travaux.  Une  fois  la  Grèce  ouverte  à  nos  antiquaires,  la  curio- 
sité de  ceux-ci  déborde  sur  les  îles  grecques,  les  côtes  d'Asie 
Mineure,  l'Egfypte,  et  toutes  les  terres  orientales  qui  tentaient 
à  la  même  heure  le  pinceau  de  nos  peintres.  L'archéologue 
espérait  découvrir  quelque  nouveau  chef-d'œuvre,  digne  de 
la  Vénus  de  Milo  récemment  apportée  en  France;  l'archi- 
tecte rouvrait  le  grand  ouvrage  de  Le  Roy,  si  longtemps 
délaissé,  et  relevait  le  plan  des  temples  dévastés.  Labrouste 
fait  des  études  approfondies  sur  les  temples  de  Pœstum, 
Duban  sur  les  constructions  pompéiennes;  Vaudoyer,  Duc, 
rivalisent  de  zèle  avec  eux.  L'archéologie  pure  est  enseignée 
au  Cabinet  Royal  des  médailles  par  Raoul-Rochette;  bientôt 
le  même  savant  deviendra  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  Beaux-Arts,  et  Beulé,  un  ancien  membre  de  l'école  fran- 
çaise d'Athènes,  héritera  de  lui  cette  double  fonction.  Cepen- 
dant l'école  d'Athènes,  à  côté  des  épigraphistes,  reçoit  aussi 
des  architectes;  et  dès  lors  des  «  restaurations  »  s'ensuivent, 
documentées,  précises,  oii  la  science  et  l'art  contractent  le 
mariage  préconisé  jadis  par  Caylus.  Les  explorations,  les  mis- 
sions se  multiplient.  Armée  de  l'instrument  d'analyse  créé  par 
Ottfried  MûUer,  ce  rénovateur  de  la  science  de  Winckelmann, 

1.  Maxime  du  Camp,  Chants  moderries,  18c5. 


778       l'art   français  ET  LA  LITTÉRATURE   AU  XIX'^'  SIÈCLE 

la  (  riti(]ue  projette  son  lumineux  réflecteur  sur  tous  les  coins 
de  l'antique  bassin  méditerranéen.  Sur  les  pas  d'Abel  Blouet,  de 
Raoul  Rochette  et  do  Beulé,  vont  s'élancer  bientôt  les  Mariette, 
les  Renan,  puis  Eugène  Guillaume,  Olivier  Rayet,  en  attendant 
que  la  sculpture  grecque  trouve  son  historien  en  M.  Max.  Colli- 
gnon,  et  tous  les  arts  de  l'antiquité  leurs  encyclopédistes  en 
MM.  George  Perrot  et  Chipiez. 

Ce  mouvement,  encore  accru  dos  découvertes  linguistiques 
qui  s'y  rattachent  (Champollion,  Emm.  de  Rougé,  etc.),  exerce 
une  influence  marquée  sur  l'histoire  de  l'art  français,  et  sur 
l'esprit  de  son  enseignement.  Tous  les  jugements  sur  l'art 
antique  sont  bouleversés;  les  cadres  historiques  de  Winckel- 
mann,  et  même  ceux  d'Ottfried  Miiller,  sont  à  refaire.  L'esthé- 
tique abstraite,  qui  avait  pour  base  le  prétendu  idéalisme  a 
'priori  des  Grecs,  s'écroule  avec  fracas,  entraînant  dans  sa  chute 
la  doctrine  de  Quatremère.  Les  statues  du  Parthénon  détrônent 
le  traditionnel  Laocoon,  et  le  remettent  à  sa  vraie  place,  sur 
les  confins  de  la  décadence.  L'archaïsme  de  la  vieille  école 
attique  montre  le  réalisme  des  premiers  imagiers  grecs,  et 
prouve  l'évolution  de  la  sculpture  grecque,  tandis  que  les 
chapiteaux  d'Asie  Mineure  prouvent  celle  de  l'architecture. 
Savants  et  artistes  comprennent  enfin  que  l'art  grec,  loin  de 
s'être  immobilisé  dès  le  début  dans  une  perfection  canonique 
et  doctrinaire,  s'est  cherché  longtemps  dans  l'art  étranger, 
a  tâtonné,  a  pris  conscience  enfin  de  lui-même,  et  dès  lors 
s'est  toujours  adapté  aux  lois  changeantes  de  la  vie.  Bref,  on 
découvre  qu'il  n'en  va  pas  autrement  de  la  Grèce  que  du  moyen 
âge  lui-même,  révélé  d'hier  par  Viollet-le-Duc.  Or,  comme  nous 
ne  sommes  ni  des  Grecs,  ni  des  hommes  du  moyen  âge,  force 
était  bien,  en  admirant  les  leçons  de  leur  art,  de  leur  laisser 
cet  art  lui-même.  Plus  l'antiquité  vraie  se  révélait  à  nos  yeux, 
plus  s'imposait  cette  vérité,  qu'il  ne  fallait  pas  imiter  l'inimi- 
table. Elle  était  un  exemple  à  étudier,  non  un  modèle  à  copier, 
une  abstraction  à  contrefaire.  Elle  passait  désormais  au  premier 
raFig  pour  l'enseignement,  au  dernier  pour  l'imitation.  Le  grand 
bienfait  de  l'archéologie  contemporaine,  c'est  d'avoir  placé  la 
Grèce  si  haut  dans  notre  admiration,  qu'elle  a  découragé  nos 
artistes  de  la  recommencer. 


DU  ROMANTISME   AL"  REALISME  779 

Le  paysage.  —  Ainsi,  tic  toutes  parts,  la  «  doctrine  »  tom- 
bait en  morceaux.  Les  diverses  murailles  de  la  Chine  que  les 
conventions  académiijues,  les  abstractions  décole  avaient  éle- 
vées entre  la  nature  et  l'artiste,  tombaient  par  larges  pans,  lais- 
sant voir  à  travers  leurs  brèches  le  ciel  tout  neuf  et  la  nature 
drue.  Une  bande  enthousiaste  s'élança  à  l'assaut  de  ces  cou- 
leurs fraîches,  fascinée  par  «  l'or  des  genêts  et  la  pourpre  des 
bruyères  »  :  la  dernière  bastille,  le  «  paysage  historique  »,  était 
enfin  emportée,  autour  de  1840.  Jean-Jacques  Rousseau  triom- 
phait avec  Théodore  Rousseau. 

On  ne  peut  raconter  ici  les  destinées  du  paysage  depuis  Wat- 
teau  '.  Rappelons  seulement  que,  pendant  l'épidémie  davi- 
dienne,  un  professeur  qui  fut  le  David  du  paysage,  Yalen- 
ciennes,  avait  fixé  les  lois  de  «  ce  genre  »,  suivant  un  canon 
pédantesque  et  solennel,  dont  le  Poussin  mal  compris  faisait 
l'autorité  principale.  Les  fabriques,  les  monuments  «  héroï- 
ques »,  les  personnages  «  mythologiques  »,  l'heure  du  jour 
elle-même,  y  étaient  prescrits  en  articles  rigoureux;  et  Claude 
Lorrain,  au  cours  de  ces  théorèmes,  recevait  de  bons  coups  de 
férule.  L'Académie  avait  consacré  ce  nouveau  dogme  en  insti- 
tuant, en  181G,  le  prix  de  paysage  historique.  Victor  Berlin, 
Xavier  Bidault  et  Wattelet,  sont  le  produit  d'un  enseignement 
qui  faillit,  par  contre-coup,  étouffer  Théodore  Rousseau  et  faire 
avorter  Corot.  Mais  enfin  ce  dernier  joug,  plus  absurde  que 
tous  les  autres,  parut  insupportable.  Battu  en  brèche  par  les 
chefs-d'œuvre  de  Th.  Rousseau,  le  jury  dut  enfin  se  rendre.  Des 
1841,  toutes  les  portes  s'ouvraient  à  nos  paysagistes.  Ils  étaient 
une  pléiade  déjà  ;  leurs  rangs  se  grossirent  encore  ;  ils  augmentent 
toujours.  Les  caractériser  ici,  les  différencier,  la  plume  de  Théo- 
phile Gautier  y  suffirait  à  peine.  De  Jules  Dupré  à  Millet,  de 
Cabat  à  Cazin,  de  Brascassat  à  Français,  de  Troyon  ou  de  Rosa 
Bonheur  à  Duez  ou  à  M.  Roll,  quelle  phalange,  et  combien 
variée,  sans  parler  de  Daubigny,  de  Diaz,  de  Chintreuil,  de 
Courbet,  et  du  mélodieux  Corot!  Par  eux,  une  grande  explo- 
sion de  sève  française  s'est  fait  jour.  Grâce  à  elle  nos  artistes 
—  fait  inuuï  depuis  la  Renaissance  —  se  sont  attachés  à  la  terre 

1.  Voir  André  Michel,  Xofes  sur  l'Art  moderne,  début. 


780        l'art   français   KT   LA   LITTERATURE   AU   XIX"-^  SIECLE 

natale,  ont  dégag-é  la  poésie  de  nos  divers  terroirs,  et  relevé  le 
sentiment  languissant  à  une  hauteur  de  sincérité  que  l'Angle- 
terre, jadis  en  cela  noire  initiatrice,  peut  nous  envier  aujour- 
d'hui. 

Envisagée  au  simple  point  de  vue  artistique,  la  rénovation 
du  paysage  offre  une  signification  considérable.  Une  cathédrale 
de  France  bien  analysée  a  ruiné  le  préjugé  de  l'architecture 
antique.  Une  clairière  do  Franchart  bien  observée  met  à  néant 
le  [)aysage  historique.  L'artiste  qui  se  délecte  parmi  ces  jeux  de 
la  lumière  et  de  la  verdure,  voit-il  des  fabriques,  des  faunes,  des 
œgipans,  ou  des  Tanaquil  prédisant  à  Luciimon  son  élévation 
fvture  (paysage  de  Victor  Berlin)?  Non,  mais  des  rochers,  des 
percées  lumineuses,  des  eaux  dormantes,  du  soleil,  du  clair- 
obscur.  Si  quelque  chose  trouble  le  silence  auguste,  c'est  le 
paysan  de  La  Fontaine,  l'homme  à  la  houe  de  Millet,  ou  encore 
l'angélus  lointain  qui  donne  subitement  aux  travailleurs  inclinés 
l'aspect  d'une  poésie  lamartinienne.  Dès  lors,  à  quoi  bon  courir 
l'Italie  en  quête  de  motifs,  pour  peindre  une  fois  de  plus  etNarni, 
et  Némi,  et  Tivoli,  avec  ou  sans  pifferari?  Voici  la  forêt  de  Fon- 
tainebleau, presque  vierge,  avec  ses  habitants  presque  incultes, 
aux  portes  de  Paris.  Bas-Bréau,  Barbizon,  simples  hameaux,, 
invitent  l'artiste  à  entrer  en  communion  avec  la  nature  : 
«  Plonge-toi  dans  son  sein  !  »  lui  crie  le  poète.  Et  il  s'y  plonge^ 
Le  littérateur  fait  de  même.  Encore  une  source  retrouvée. 

La  concordance  de  la  littérature  et  de  l'art,  en  effet,  est 
ici  remarquable.  Le  paysagiste,  devancé  par  les  romantiques 
dans  la  description  de  la  nature,  va  se  rattraper.  La  littérature, 
de  son  coté,  se  pique  d'émulation,  et  fait  des  emprunts  à  l'artiste. 
Une  large  veine  naturaliste,  presque  panthéiste,  circule  dans 
Michelet,  dans  V.  Hugo  :  chez  G.  Sand,  ce  n'est  plus  une  A^eine, 
c'est  un  fleuve.  Si  Th.  Rousseau,  ou  Charles  Jacque,  avaient 
écrit  en  vers,  l'auraient-ils  fait  d'autre  sorte  que  V.  Hugo,  dans 
la  pièce   qu'il   consacre   aux    environs  du   modeste  Tréport^? 

'•  Tu  vois  cela  d'ici.  Des  ocres  et  des  craies 

Plaines  où  des  sillons  croisent  leurs  mille  raies... 
De  vieux  toits  enfumant  le  |)a3sage  bistre; 
Un  flcvce,  qui  n'est  />'(.s  le  Gani/c  ou  le  Cayslrc, 

Pauvre  cours  d'eau  normand  troublé  de  sels  marins 

Des  poules  et  des  coqs,  étalant  leurs  dorures,  etc. 

V.  Hugo,  Contemplations,  t.  1.  Lettre  (non  datée,  prolinltlemenl  vers  1840). 


DU  ROMANTISME  AL   IlÉALISMK  78i 

Millcl.  qui  s'iiidienait  du  «  patatras  de  la  diute  des  aritres  » 
•«[uand  r  «  administration  »  émondait  le  Bas-Bréau,  n'aurait-il 
pu  s'écrier  lui  aussi,  comme  l'épique  Grand-Bùcheux  des  Maî- 
tres Sonneurs  :  «  Je  n'ai  jamais  vu  tomber  un  vieux  chêne,  ou 
seulement  un  jeune  saule,  sans  trembler  de  pitié  ou  de  crainte, 
•comme  un  assassin  des  œuvres  du  bon  Dieu  »?  C'est  (ju'il  entre 
du  mystère,  disons  même  de  la  religion,  dans  la  tendresse  de 
Millet,  comme  de  G.  Sand,  pour  la  nature,  pour  la  terre  («  la 
tonne  terre  »,  dira  Fr.  Fabié).  C'est  bien  l'Isis  gauloise  qu'ils 
ont  célébrée  dans  l'àme  paysanne,  c'est-à-dire  «  une  véritable 
■organisation  rustique,  un  de  ces  types  purs  comme  il  s'en  trouve 
encore  aux  champs,  types  admirables  et  mystérieux,  qui  sem- 
blent faits  pour  un  âge  d'or  qui  n'existe  pas,  et  où  la  perfectibi- 
lité serait  inutile,  puisqu'on  aurait  la  perfection  ». 

Ces  traits,  dont  G.  Sand  peint  Jeanne  la  pastoure,  évoquent 
une  vision  sociale  dont  heureusement  Millet,  simple  artiste,  ne 
s'est  pas  préoccupé.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ici  littérature 
et  peinture  se  complètent.  Parfois  même  ces  deux  arts  ont  tendu 
à  se  confondre,  jamais  avec  bonheur.  La  philosophie  de  Chena- 
vard,  dans  ses  fameux  cartons  destinés  au  Panthéon,  est  plutôt 
pâle;  certaine  idylle  fouriériste  de  Papety,  qu'on  peut  voir  au 
Musée  de  Compiègne  {Rêve  de  bonheur),  est  plus  proche  de  la 
niaiserie  que  de  la  béatitude.  Enfin  Courbet  montrera  bientôt, 
à  force  de  ridicule,  combien  l'artiste  a  tort  de  forcer  son  talent, 
-et  de  prétendre  prêcher  par.  le  pinceau.  Sans  réclame,  sans 
boniment,  un  Dupré,  un  Rousseau,  un  Corot,  un  Millet,  en  disent 
long,  dans  leurs  toiles  muettes,  sur  la  communion  de  l'homme 
avec  la  nature,  et  sur  cette  Arcadie  terrestre  qui  demeure  le 
rêve  incorrigible  de  l'humanité. 

Le  réalisme.  —  Courbet.  —  L'art  du  second  Empire. 
—  Toutes  ces  nouveautés,  nées  simultanément  dans  une  période 
d'une  douzaine  d'années,  à  dater  d'environ  1836,  dépassent  infi- 
niment en  portée  la  date  de  1848,  et  vont  en  réalité  toucher  le 
seuil  du  siècle  que  nous  franchissons.  Les  promoteurs  de  ces 
divers  mouvements  sont  tous  vivants  en  1870;  quelques-uns 
produisent  encore  après  1880.  Quant  aux  deux  grands  chefs 
de  l'école  classique  et  romantique,  ils  vivent  encore,  Delacroix 
Jusqu'en  1863,  Ingres  jusqu'en  1867.  C'est  dire  combien  il  est 


782        LA  HT   FRANÇAIS  ET   LA   LITTEUATURK  AU  XIX"  SIECLE 

difficile  de  réduire  à  l'unité  des  formes  d'art  à  ce  point  diver- 
gentes. C'est  expli(]uer  en  môme  temps  comment,  de  ce  point 
central  du  siècle  où  nous  voici  placés,  il  suffira  de  deux  enjam- 
bées pour  achever  l'étape. 

Nous  avons  vu  comment  le  romantisme,  en  se  désagrégeant, 
avait  fourni  aux  div(u*s  arts  un  germe  fécond  que  chacun  de 
ceux-ci  avait  développé  suivant  sa  nature  propre.  Un  rajeunis- 
sement s'en  était  suivi,  fruit  d'une  nourriture  solide,  parfois 
grossière.  Le  réalisme  était  latent  au  fond  du  romantisme.  Le 
passage  du  romantisme  au  réalisme  est  si  naturel,  et  même 
si  insensible,  qu'à  peine  peut-on  parler  d'un  changement  de 
nature  :  il  n'y  a  qu'un  changement  de  dose  dans  les  éléments. 
Osera-t-on  ajouter  que  les  longues  querelles  du  réalisme  et  de 
l'idéalisme  paraissent  aujourd'hui  très  vaines,  et  risquent  de  ne 
reposer  que  sur  des  malentendus?  Pas  plus  l'idéalisme  que  le 
réalisme  ne  sont  dans  les  sujets,  ni  même  dans  la  manière  de 
les  traiter  :  ils  sont  dans  l'artiste,  et  tiennent  beaucoup  moins  à 
son  vouloir  qu'à  sa  nature  particulière.  S'il  est  vrai  que  l'art 
c'est  K  l'homme  ajouté  à  la  nature  »,  cette  addition  est  la  seule 
pierre  de  touche  de  l'art,  et  encore  est-elle  souvent  ambiguë. 
Tel  artiste  est  à  la  fois  idéaliste  et  réaliste.  Beaucoup  de  ceux 
que  nous  avons  nommés,  Rude,  Barye,  Rousseau,  sont  les  deux 
à  la  fois.  C'est  qu'en  effet  (et  ceci  complique  la  question  d'une 
question  nouvelle)  leur  génération  fut  telle  aussi,  comme  la 
littérature  de  leur  temps.  Il  est  des  générations  lyriques,  par- 
tant idéalistes  à  outrance  :  ainsi  celle  de  1820.  Il  en  est  qui  sont 
à  la  fois  exactes  et  passionnées  :  ainsi  celle  de  Balzac.  Il  en  est 
enfin  de  résolument  pratiques  et  positives  :  à  celles-là  le  réa- 
lisme raisonné  sert  d'idéal;  et  l'art  ne  saurait  manquer  de  réflé- 
chir un  tel  caractère.  Tout  le  réalisme  latent  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure  va  maintenant  se  ramasser,  faire  bloc,  et,  grâce 
au  charlatanisme  d'un  artiste  de  gros  talent,  afficher  un  air  de 
doctrine  qui  fera  momentanément  fortune. 

Entre  1830  et  1853,  la  philosophie  «  humanitaire  »  s'est  noyée 
dans  le  sang;  l'art  «  philanthropique  »  est  vieux  jeu.  Le  milita- 
risme nouveau  n'offre  encore  rien  pour  l'artiste  :  il  a  laissé  choir, 
dans  les  entreprises  de  la  force,  les  rayons  dont  Raffet,  Charlet, 
avaient  entouré  la  légende  napoléonienne,  et  les  littérateurs 


UIJ   ROMANTISMI-:   AI     ItKALlSMK  783 

avec  eux.  Le  temps  des  g^rognards  est  fini;  celui  de  la  caserne 
commence.  La  nation  va  se  consoler  <le  la  perte  de  sa  liberté  en 
s'enrichissant.  Un  mouvement  brusque  fera  verser  l'esprit 
public  du  côté  où  il  penchait  déjà,  vers  la  matière.  Ainsi 
Courbet  ',  (jui  se  cherche  avant  1848,  et  (|ui  se  trouve  aussitôt 
après.  Le  paysan  madré  qui  avait  débuté  par  une  Lélia  eut  tôt 
fait  de  comprendre  son  temps.  Au  salon  de  1850-1  Sol,  il  expo- 
sait, entre  autres  morceaux,  trois  de  ses  toiles  les  plus  célèbres, 
Y  Enterrement  à  Ornans,  les  Casseurs  de  pierres,  les  Paijsans  de 
Flagey.  En  1853,  les  Baigneuses,  les  Lutteurs  et  la  Fileuse;  dans 
les  dix  années  suivantes,  les  Demoiselles  de  la  Seine,  le  Retour 
de  la  conférence,  la  Femme  au  perroquet,  etc.  En  1855,  il  ouvrait 
son  Exposition  particulière.  Bientôt  il  prenait  la  plume.  «  Le 
fond  du  réalisme,  écrivait-il,  c'est  la  négation  de  l'idéal  et  de  tout 
ce  qui  s'ensuit.  C'est  par  là  que  l'on  arrive  en  plein  à  l'émanci- 
pation de  la  raison,  à  l'émancipation  de  l'individu,  et  finalement 
à  la  démocratie.  »  Proudhon  venait  à  la  rescousse  avec  un  livre 
posthume  {Du  j)rincipe  de  l'art  et  de  sa  destination  sociale,  1861), 
qui  n'éclaircissait  pas  beaucoup  ce  galimatias.  Autour  de  la 
question,  les  critiques,  grands  assembleurs  de  colères,  épaissirent 
la  confusion,  en  compliquant  la  querelle  artistique  d'une  que- 
relle littéraire.  Si  Proudhon,  Baudelaire,  Champfleury,  Thoré- 
Biirger,  et  surtout  le  démocrate  Castagnary,  partisan  d'une 
peinture  «  laïque  »,  tenaient  pour  Courbet,  d'autre  part  le  peintre 
d'Ornans  avait  contre  lui  les  répugnances  des  délicats  comme 
Th.  Gautier,  ou  des  vrais  puissants,  comme  V.  Hugo.  Toute  la 
critique  officielle  était  naturellement  contre  lui.  Courbet  put 
ainsi  occuper  de  sa  personne  toute  une  génération,  jusqu'au 
delà  de  1870.  Sa  vanité  y  trouvait  son  compte.  Sa  réputation 
d'artiste,  par  contre,  y  a  un  peu  perdu.  Quant  à  ses  idées,  qu'il 
croyait  révolutionnaires,  elles  sont  plutôt  enfantines. 

La  peinture,  pour  Courbet,  est  un  art  concret.  L'abstrait  est 
interdit  au  peintre.  Il  doit  se  défendre  d'une  idée  ou  d'un  senti- 
ment, comme  d'une  trahison  envers  son  modèle.  Ce  modèle  est 
d'ailleurs  pris  au  hasard,  c'est-à-dire  toujours  emprunté  à  des 
échantillons  grossiers,  qui  reflètent  une  matérialité  bestiale.  Au 

1.  Né  en  1819  à  Ornans  (Doubs),  mort  en  Suisse  en  1817. 


784        LAUT    FRANÇAIS   ET   LA  LITTERATURE    AU  XIX''   SIECLE 

fond,  Courbet  ne  connaît  de  Thumanité  que  «  la  bête  humaine  ». 
Son  art  est  un  choix  à  rebours.  Mais,  s'il  a  méconnu  et  la  nature 
et  la  peinture,  il  a  bien  connu  son  talent,  très  fort  dans  d'étroites 
limites.  Artiste,  il  l'a  été  d'une  façon  non  point  très  relevée, 
mais  très  réelle,  par  la  stricte  fidélité  de  son  pinceau,  et  l'éner- 
gique rendu  du  modèle.  Ouvrier  excellent  dans  cette  lutte  du 
portrait  avec  l'objet,  peintre  qui  eût  pu  devenir  grand  peintre, 
si  la  conception  chez  lui  eût  été  jointe  aux  qualités  souvent 
magistrales  de  l'exécution.  Aussi  Courbet,  insu})portable  dans 
ses  toiles  à  gageure,  est-il  très  intéressant  dans  le  portrait,  et 
retrouve-t-il  tout  le  bénéfice  de  ses  qualités  robustes  dans  ses 
paysages,  précisément  parce  qu'il  n'y  reflète  rien  qui  ne  soit 
vrai,  et  que  la  «  nature  naturelle  »,  ici,  suffit  pour  nous 
charmer.  Courbet  est  donc  bien,  par  ses  qualités  comme  par 
ses  défauts,  le  réaliste  pur,  celui  qui  se  défend  d'ajouter  quoi 
que  ce  soit  à  son  modèle,  et  qui  se  déclare  créateur  parce  qu'il 
se  refuse  toute  création. 

C'est  par  là  qu'il  est  significatif  d'une  époque.  Sa  peinture  va 
rejoindre  la  littérature  que  créait  Flaubert  avec  Madame  Bovary 
(1857).  L'impersonnalité  est  sans  doute  moins  laborieuse  chez 
le  peintre.  Mais,  par  le  goût  de  l'observation,  par  le  choix  des 
modèles,  l'art  de  Flaubert  est  le  frère  de  l'art  de  Courbet.  Avec 
des  nuances,  il  serait  facile  de  prolonger  le  parallèle  de  l'art  réa- 
liste avec  la  littérature  du  Second  Empire,  de  comparer  l'art  de 
Carpeaux  et  de  Clésinger  avec  celui  de  Feydeau,  du  Taine  de 
Frédéric-Thomas  Graindorge,  de  Dumas  fils,  etc.  Zola  et  Maupas- 
sant  sont  au  bout  de  celui-ci,  Manet  au  bout  de  celui-là.  Parmi 
les  divers  courants  qui  se  font  jour  alors  dans  les  lettres  comme 
dans  les  arts,  le  plus  fort  de  beaucoup  est  le  courant  réaliste. 
La  vie  mondaine,  une  morale  facile,  trop  d'argent  trop  facile- 
ment gagné,  le  goût  d'un  luxe  voyant  qui  sent  son  parvenu,  une 
fièvre  d'amusement,  Paris  se  couvrant  de  constructions  chères, 
la  contagion,  enfin,  comme  l'appelle  Augier,  voilà  l'esprit  qui 
gagne  tout,  met  partout  sa  marque,  jusque  sur  ces  têtes  vides  où 
l'art  de  Carpeaux  a  fait  luire  le  sourire  aigu  du  désir.  C'est  à 
ces  signes  de  frivolité  sensuelle  et  d'élégance  pimentée,  à  cette 
soif  de  jouir  ingénument  déclarée,  que  se  reconnaîtront  toujours 
la  peinture  et  la  sculpture  «  Second  Empire  ».  Quant  à  l'archi- 


IlL'   UIIMANTISME  AL"   lUvMJSMI-:  78:; 

lecture,  elle  trouvera  son  expression  dans  les  richesses  inutiles 
(lu  Louvre  de  Napoléon  III  et  dans  l'harmonieuse  incohérence 
de  rOpéra,  oîi  triomphe  l'opulence  d'un  escalier.  (Jluvrc  d'ail- 
leurs puissante,  où  tout  est  prodliialité,  mémo  le  talent. 

Après  Courbet.  —  Impressionisme  et  dilettantisme. 
—  Les  écrivains  d'art.  —  L'art  bruyant,  voilà  ce  qu'a  inau- 
iiuré  Courbet,  pendant  qu'autour  de  lui  d'autres  inauguraient  la 
littérature  bruyante.  Désormais  la  peinture  (car  c'est  surtout 
d'elle  qu'il  s'agit)  se  fera  tapageuse  et  volontiers  scandaleuse. 
Les  polémiques  se  monteront  au  ton  d'une  presse  désormais 
sans  frein.  La  politique  elle-même  se  nichera  dans  la  criti(|ue 
d'art.  Quant  à  l'artiste,  occupé  d'amasser  le  public  devant  ses 
toiles,  et  de  se  faire  remarquer  dans  ces  capharnaiims  qu'on 
appelle  les  Salons,  il  cherchera  à  frapper  fort,  sinon  à  frapper 
juste.  Le  public,  lui,  verra  surtout  dans  l'art  un  spectacle  de 
plus,  offert  à  sa  vorace  curiosité.  Les  audacieux,  qui  ne  s'étaient 
jamais  vus  à  pareille  fête,  auront  des  attentions  pour  les 
badauds.  Courbet  n'était  pas  à  la  fln  de  sa  carrière,  qu'il  était 
déjà  délaissé  :  son  réalisme  fatiguait.  On  avait  déjà  mieux, 
Y  impressionisme,  mot  peu  français,  chose  peu  artistique  :  mais 
l'art,  comme  la  langue,  n'en  est  plus  à  un  barbarisme  près. 
Ce  ne  sont  plus  les  choses  qu'on  va  peindre  :  c'est  l'impression 
momentanée  qu'elles  produisent  sur  l'œil,  quand  elles  sont 
noyées  dans  l'air  ambiant,  et  sujettes,  pour  nos  sens  imparfaits, 
à  toutes  les  déformations  de  la  lumière.  L'école  an  plein  air  est 
fondée.  Fi  d'une  lumière  savante  et  de  la  peinture  étudiée! 
Plantons  le  chevalet  dans  la  rue,  en  face  d'un  buveur,  et  c'est 
le  Bon  bock;  ou  sur  les  bords  d'une  rivière,  et  ce  sont  les 
Canotiers  d'Argenteuil.  A  ce  jeu,  Manet,  en  dépit  de  son  réel 
talent,  détruit  l'une  des  deux  choses  que  Courbet  avait  laissées 
debout,  le  dessin.  En  revanche,  il  ne  maintient  pas  l'autre,  la 
couleur,  car,  ce  qu'il  voit  bleu,  un  autre  le  verra  violet,  et  dix 
yeux  donneront  dix  impressionismes. 

Pourtant  cette  nouveauté  a  laissé  sa  marque  dans  l'art,  et 
n'a  pas  été  uniquement  négative.  Il  était  bon  d'étudier  les  per- 
sonnages dans  leur  atmosphère,  et  d'observer  «  l'ambiance  des 
sujets  »,  suivant  le  jargon  dont  les  littérateurs  ont  abusé  autant 
que  les  artistes.  Il  était  bon  aussi  d'étudier,  sur  documents  en 

Histoire  de  la  langue.  Vit.  50 


780        l'art   français  ET   LA   LITTÉRATURE  AU  XIX'   SIÈCLE 

quelque  sorte  (ainsi  feront  Zola,  les  Goncourt),  cette  vie  con- 
temporaine que  le  roman,  le  théà  re,  vont  nous  servir  en 
«  tranches  ».  Un  Bastien-Lepage,  s'il  eût  vécu,  nous  eût  montré 
que  la  riiiueur  du  dessin  n'était  pas  incompatible  avec  les  effets 
de  plein  air,  et  que  la  vulgarité  des  modèles  n'exclut  pas  tou- 
jours l'expression,  voire  une  certaine  poésie. 

Mais  tout  cela  est  laid.  L'art  est-il  désormais  brouillé  avec  la 
beauté?  On  peut  répondre  qu'une  époque  a  l'art  qu'elle  mérite. 
D'ailleurs,  le  dilctlantisme,  né  d'hier,  ne  crée-t-il  pas  toutes 
sortes  d'échap[)atoires?  Voici  la  modernité,  ou  la  recherche  du 
détail  inédit,  dans  la  peinture  des  élégances  vicieuses  :  du  Lan- 
cret,  mode  1880,  commenté  par  de  jeunes  revues  échauffées 
de  littérature  malsaine.  Voici  le  japonisme,  avec  ses  enfantil- 
lages gracieux,  son  art  décoratif  brillant,  sautillant.  Voici  les 
grâces  du  xvni^  siècle,  restaurées  par  la  passion  des  collection- 
neurs, à  l'heure  où  renaît  le  pastel.  Voici  le  bibelot,  voici 
l'aquarelle,  et  toutes  ces  fantaisies  d'art  où  se  reconnaît  le  goût 
raffiné  de  la  Parisienne.  N'est-ce  rien  que  tout  cela? 

C'est  beaucoup.  C'est  même  trop  pour  un  art  sain  et  vigou- 
reux. A  ces  modes  changeantes,  à  ces  caprices  mièvres,  se  recon- 
naît l'influence  d'une  certaine  littérature  très  fine,  mais  un  peu 
malade,  celle  qui  s'est  proposé  pour  but  presque  unique  de  noter 
des  sensations.  De  Stendhal  à  Th.  Gautier,  de  Th.  Gautier  à 
Baudelaire,  de  Baudelaire  aux  frères  de  Goncourt  —  en  passant 
par  Edgar  Poe,  que  Baudelaire  a  francisé  —  raffinement  a  été 
s'aiguisant  toujours  davantage  :  la  sensibilité,  exaspérée  par  des 
attouchements  de  i)lus  en  plus  délicats,  est  devenue  sensitivité, 
etlasensitivité,  névrose.  Plus  rien  de  naturel,  de  simple,  ne  peut 
approcher  de  pareils  organismes  sans  les  blesser,  sans  provoquer 
chez  eux  des  réactions  ou  des  suggestions  nerveuses  sans  rap- 
port normal  avec  l'objet.  La  traduction  qu'ils  donnent  de  ces 
contacts  douloureux  avec  les  choses  est  saccadée,  vibratoire, 
lancinante.  Les  procédés  de  style,  dans  le  Journal  de  Goncourt, 
relèvent  presque  de  la  pathologie.  Leur  transcription  en  peinture 
n'est  guère  différente.  Le  «  pointillisme  »,  le  «  tachisme  »,  etc., 
ne  sont  pas  moins  des  maladies  que  des  singularités.  Il  y  a  une 
sorte  d'hystérie  esthétique  dans  certaines  manifestations  de  l'art, 
produits  évidents  d'une  éducation  trop  exclusivement  délicate. 


DU  ROMANTISME  AU   UKAMS.MK  787 

Ainsi,  (rime  part  les  grossièretés  voulues,  de  l'autre  les  raffi- 
nements alambiqués,  sortent  tour  à  tour  du  réalisme,  comme  le 
réalisme  était  sorti  du  romantisme;  et  ces  nouvelles  formes 
d'art,  altérations  diverses  de  la  nature  et  du  vrai,  ne  s'en  récla- 
ment pas  moins  du  vrai  et  de  la  nature.  Il  est  tant  de  vrais,  et 
tant  de  7iatures\  On  ne  dispute  plus  sur  la  question  de  1'  «  idéal  » 
dans  l'art,  cette  controverse  est  surannée  :  ni  même  sur  le 
«  classique  »  en  art;  le  sens  du  classique  est  perdu,  pour  cent 
raisons.  La  critique  d'art,  à  vrai  dire,  y  a  fort  contribué  pour 
son  compte.  Les  doctrinaires  ont  disparu;  les  convaincus  se 
font  rares.  Il  reste  les  polémistes  et  les  dilettantes  :  les  uns  qui 
voudraient  guider  et  ne  le  peuvent  guère,  les  autres  qui  pour- 
raient et  ne  le  veulent  plus.  Il  reste  encore  les  historiens,  un 
Charles  Blanc,  un  Paul  Mantz,  qui  se  font  de  plus  en  plus 
réservés,  et  les  théoriciens  philosophes.  Mais  un  Taine,  qui 
exerce  une  forte  prise  sur  quiconque  lit  et  pense,  n'en  a  aucune 
sur  l'artiste,  qui  maintenant  pense  peu  et  lit  encore  moins.  Plus 
de  règle,  plus  de  doctrine,  aucune  esthétique,  mais  des  sens  très 
déliés,  et  des  instincts  partout  à  l'affût,  voilà,  à  peu  près,  l'état 
de  l'art  en  1880.  Par  là  s'explique  l'anarchie  de  l'art  présent. 


///.   —  L'art  présent. 
(Vingt  dernières  années  du  siècle.) 

Influences  sociales.  Art  et  démocratie.  —  L'art  présent 
est  un  chaos.  Beaucoup  s"en  affligent,  et  concluent  à  la  déca- 
dence. C'est  trop  se  hâter.  Il  est  des  anarchies  inévitables;  il  en 
est  même  de  salutaires.  Toute  la  question  est  de  savoir  si  l'art 
présent  souffre  d'une  impuissance  constitutive,  ou  s'il  subit  une 
crise  qui  n'est  d'ailleurs  particulière  ni  à  l'art,  ni  à  la  France. 

Quand  on  considère  l'état  de  liberté  complète,  ou,  pour  em- 
prunter le  mot  d'un  critique  ',  l'état  d'  «  indétermination  >,,  où 
le  romantisme  a  placé  l'art  comme  la  poésie,  au  début  du  siècle; 

1.  M.  Gustave  Lanson. 


7SK        l/AUT    FRANÇAIS  ET  LA   LITTERATURE   AU  XIX"   SIECLE 

quand  on  suit  les  étapes  de  cet  art  nouveau,  livré  sans  guide  à 
son  instinct,  à  travers  les  générations  si  diverses  qui  ont  précédé 
la  nôtre,  on  ne  peut  s'étonner  que  le  résultat  obtenu  au  prix  de 
tant  d'efforts  soit  un  émiettement  total.  Plus  d'école,  mais  une 
poussière  de  talents;  plus  de  corps,  mais  des  individus.  L'indi- 
vidu, c'est-à-dire  l'infinitésimal,  voilà  la  dernière  expression  de 
l'art  dans  notre  constitution  démocratique,  qui  est,  elle  aussi, 
l'âme  française  infinitésimale.  A  quoi  bon  nier  l'évidence?  Depuis 
vingt  ans  surtout,  l'art  ne  vit  ni  d'idées  générales,  ni  d'aspira- 
tions communes,  ni  d'efforts  résolument  orientés  :  il  vit  d'indi- 
vidualités isolées,  d'essais  parcellaires.  Et  pourtant,  toutes  les 
libertés,  pratiquées  aujourd'hui  sans  obstacle,  rendraient  possi- 
ble quelqu'une  de  ces  imposantes  manifestations  de  l'art  oii  la 
plus  extrême  diversité  se  fond  en  une  harmonie  grandiose.  Gom- 
ment donc  expliquer  que,  jamais  moins  d'obstacles  ne  s'étant 
opposés  à  l'éclosion  de  chefs-d'œuvre,  et  jamais  l'artiste  n'ayant 
eu  un  contact  plus  direct  avec  la  nature,  avec  la  vie,  matière 
première  de  toute  œuvre  sincère  et  durable,  ce  soit  justement 
à  cette  heure  que  les  chefs-d'œuvre  se  fassent  le  plus  long- 
temps désirer? 

L'objection  serait  de  force,  et  pourrait  prouver  contre  cette 
liberté  laborieusement  conquise,  si  l'on  ne  répondait  aussitôt 
que  l'art,  né  de  cette  liberté,  ne  saurait  avoir  d'autre  nour- 
riture, d'autre  vie,  d'autre  âme  enfin,  que  celles  même  de  la 
nation.  Quand  toute  la  nation  tressaillera  d'une  émotion  com- 
mune, l'art  saura  faire  écho  à  cette  émotion.  Mais  si  c'est  le 
chaos  que  la  pensée  française,  si  ses  aspirations  sont  l'anar- 
chie même,  si  l'élite  intellectuelle  est  noyée  dans  la  masse, 
comment  exiger  qu'un  art  fondé  sur  l'observation  soit  empreint 
d'un  caractère  que  n'a  point  l'original  sur  lequel  il  se  règle? 
Veut-on  qu'il  se  fasse  menteur  pour  nous  plaire?  Un  art  acadé- 
mique, une  tradition  purement  conventionnelle,  peuvent,  certes, 
vivre  en  tout  temps,  et  se  superposer  à  toutes  les  sociétés  : 
mais,  s'il  s'agit  d'art  vivant,  comment  ne  pas  voir  ({u'uu  art 
noble  ne  peut  éclore  en  un  temps  dépourvu  de  grandeur  morale, 
et  qu'ici,  suivant  la  règle  de  Taine,  il  faut  demander  compte 
aux  «  facteurs  »  de  la  qualité  du  «  produit  »? 

L'art  subit  donc  profondément  certaines  influences  sociales. 


l'a  HT    l'ItKSKNT  789 

Il  subit  aussi  dos  influences  industrielles.  La  nécessitr  de  faire 
vite,  de  tout  subordonner  à  des  conditions  nouvelles  de  cons- 
truction, à  dos  combinaisons  inodifos  de  formes  et  de  matières, 
stimule  les  audaces  du  peintre,  du  décorateur,  du  céramiste,  de 
l'ornemaniste.  Dans  cette  émulation,  on  ne  peut  se  distinguer 
sans  quelque  excentricité.  Voilà  la  singularité  prise  pour  la 
règle,  ou  à  peu  près.  Des  inventions  mécaniques,  d'autre  part, 
ont  leur  répercussion  sur  l'art  entier.  La  photographie  rend,  à 
cette  heure,  des  services  inestimables  à  l'histoire  de  l'art.  Mais 
à  l'art  qui  se  fait,  qui  dira  si  elle  est  plutôt  profitable  ou  funeste? 
Tous  les  arts  de  la  gravure  sont  déjà  frappés  au  cœur.  Par 
contre,  il  y  a  du  procédé  photographique,  de  1'  «  instantané  », 
dans  le  tableau  à  personnages,  dans  le  paysage,  même  dans  la 
sculpture.  Et  pourtant,  qui  voudrait  maudire  une  invention  qui 
est  à  mi-chemin  de  l'art,  et  qui,  dans  son  principe  réaliste,  est 
déjà  comme  un  art  consultatif? 

Influences  littéraires  et  artistiques.  —  Heureusement, 
l'art  n'est  pas  étroitement  asservi  à  l'influence  du  «  milieu  »  ;  et 
la  doctrine  de  Taine,  trop  systématique,  reçoit  un  démenti  à 
côté  d'une  confirmation.  L'artiste,  ailé  comme  le  poète,  se 
réfugie  comme  lui  dans  un  «  milieu  »  où  il  puisse  respirer  à 
son  aise,  s'il  étoutTe  dans  le  nôtre.  Il  y  a  donc  constamment, 
à  côté  d'un  art  qui  suit  le  courant  du  siècle,  un  art  qui  le 
remonte  ou  qui  s'en  évade.  La  littérature  fait  de  même.  Et  c'est 
ainsi  qu'à  côté  de  ces  «  grèves  »,  de  ces  «  jours  de  paie  »,  de 
ces  scènes  d'ouvriers,  de  ces  cafés  chantants,  etc.,  qui  sont  la 
pâture  ordinaire  d'une  peinture  sortie  de  VAssommoù'  ou  de 
Germinal,  on  peut  remarquer  un  autre  art  dont  les  accointances 
avec  une  littérature  raffinée  sont  évidentes.  Les  Parnassiens,  à 
égale  distance  du  romantisme  débridé  et  du  gros  réalisme,  n'ont 
pas  été  sans  influence  sur  cet  art,  par  leur  souci  de  la  forme 
pure,  et  la  délicate  orfèvrerie  de  leurs  couleurs.  Les  svmbolistes, 
de  leur  côté,  ces  heureux  ennemis  de  l'allégorie  poncive,  en 
rajeunissant  les  mythes  antiques,  en  revêtant  les  plus  vieux 
sentiments  de  l'humanité  de  formes  imprévues  et  précieuses, 
ont  suggéré  à  un  Oustave  Moreau  d'exquises  découvertes.  Un 
second  romantisme,  plus  subtil  que  le  premier,  a  ravivé  tel  nom 
presque  oublié,  qui  a  bénéficié  d'une  gloire  posthume  :  Alfred 


790        L'AUT   français  ET   LA  LITTÉRATUIIE   AU   XIX'=   SIÈCLE 

de  Vigny  s'est  réveillé  notre  contemporain.  Un  Leconte  île  Liste, 
un  llérédia,  sculpteurs  de  visions  au  relief  de  marbre,  ou  créa- 
teurs de  magiques  sonorités,  ont  fait  rêver  d'un  art  qui  alliât  la 
rareté  de  la  pensée  à  la  flerté  du  contour.  Leur  poésie  était  déjà 
une  plastique;  la  plastique  s'est  faite  poésie  à  son  tour.  L'école 
décadente  elle-même  n'a  pas  été  inutile.  S'il  est  sorti  en  ces 
dernières  années  des  Fleurs  du  mal  })lus  de  mouches  vertes  que 
de  papillons;  si  Stéphane  Mallarmé  et  Verlaine  n'ont  pas  manqué 
d'inspirer  aux  artistes  plus  de  bizarreries  que  de  beautés,  le 
vague  même  et  le  décousu  de  leurs  cantilènes  n'ont  pas  laissé 
cependant  d'avoir  pour  les  artistes  une  valeur  de  confuse  évoca- 
tion. Et  il  en  a  été  de  même  pour  toutes  les  nouveautés  qu'ont 
découvertes  successivement  la  troupe  bigarrée  des  jeunes  revues, 
le  théâtre  septentrional,  le  roman  exotique.  Ajoutons,  fait  capital, 
l'influence  récente  de  la  musique,  et  surtout  le  luagnérisme.  Des 
«  états  d'àme  »  singuliers,  changeants  comme  les  modes  des 
habits,  ont  été  arborés  d'hiver  en  hiver,  tirant  leur  origine,  ici, 
d'un  poème  de  Keats  ou  de  Spencer,  là  d'une  pièce  d'Ibsen,  là 
d'une  nouvelle  de  Loti,  ce  Chateaubriand  fin  de  siècle.  Un 
être  hybride,  mi-partie  artiste,  mi-partie  littérateur,  est  sorti 
de  là,  dandy  mixte  et  critique  amphibie  de  ces  dix  dernières 
années,  1'  «  esthète  ». 

Les  mêmes  artistes  qui  s'imprégnaient  ainsi  de  littérature 
raffinée,  ne  s'éprenaient  point  —  est-il  besoin  de  le  dire?  —  de 
peinture  et  de  sculpture  «  classique  ».  Leurs  préférences  allaient 
aux  primitifs,  seuls  modèles  à  la  fois  savants  et  naïfs,  clairs 
et  énigmatiques.  L'influence  des  primitifs,  visible  dès  l'époque 
d'Ingres,  est  devenue  très  considérable  dans  ces  dernières  années, 
au  point  d'avoir  profondément  modifié  l'art  contemporain.  Le 
moyen  âge  finissant  a  trouvé  dans  ce  besoin  de  fraîcheur, 
d'ingénuité,  qui  s'est  fait  de  plus  en  plus  impérieux  chez  nous, 
un  regain  de  popularité. 

Mais  c'est  surtout  l'Italie  ancienne  et  l'Angleterre  d'aujour- 
d'hui qui  ont  profité  de  cet  engouement.  Le  doux  Botticelli 
en  a  séduit  un  grand  nombre,  avec  ses  corps  pliant  comme 
des  écharpes,  et  le  doux  zézaiement  de  ses  formes;  Mantegna 
a  retenu  les  esprits  plus  serrés,  Carpaccio  les  palettes  plus 
chaudes;  les  Flandres  de  Memling  et  l'Allemagne  de  Durer  ont 


L  A  HT    PKESK.NT  791 

eu  plus  (l'un  dévot;  mais  en  particulier  l'Ang-lelerro  préraphaé- 
lite a  chez  nous  failli  faire  école.  Plus  fréquent  à  nos  expositions, 
Burne-Jones  aurait  certainement  teinté  de  ses  couleurs  moel- 
leuses l'évolution  idéaliste  qui  s'achève  en  ce  moment  sous  les 
auspices  d'influences  décidément  françaises.  Enfin  l'esthétique 
mystique  d'un  Ruskin,  et  sa  «  religion  de  la  beauté  »,  se  sont 
répandues  de  proche  en  proche,  gagnant  l'Europe  après  la 
France,  et  l'Amérique  après  l'Europe. 

Ainsi  s'est  élargi  à  l'infini  le  cercle  de  l'art  présent.  Si  mul- 
tiples sont  les  influences  qu'il  subit,  si  contradictoires  les  aspi- 
rations parmi  lesquelles  il  se  débat,  si  fortes  et  si  générales  les 
impulsions  dont  il  est  frappé  et  qu'il  communique  à  son  tour, 
qu'on  peut  bien  l'accuser  d'être  incohérent,  certes,  quoiqu'il  ne 
soit  pas  plus  incohérent  que  la  littérature  présente,  la  musique 
présente  et  en  général  les  idées  présentes,  non  seulement  en 
France,  mais  à  l'étranger  :  quant  à  prononcer  que  cette  incohé- 
rence est  définitive,  ou  qu'elle  doive  demeurer  stérile,  c'est  ce 
que  trop  de  symptômes  démentent  pour  qu'on  soit  seulement 
tenté  de  le  penser. 

Vitalité  de  l'art  français.  —  Rarement,  en  effet,  l'art 
français  a  donné  des  preuves  d'une  vitalité,  sinon  plus  homogène 
et  plus  robuste,  du  moins  plus  diverse  et  plus  originale.  On  en 
pourrait  donner  des  preuves  tirées  de  l'abondance  de  sa  pro- 
duction, des  imitations  qu'il  suscite  hors  de  France,  de  l'em- 
pressement que  mettent  les  artistes  étrangers  à  fréquenter  chez 
nos  maîtres,  ou  à  briguer  les  récompenses  de  nos  Salons. 
Laissons  ces  divers  arguments,  tirés  de  l'apparence  des  choses, 
pour  en  donner  trois  qui  nous  semblent  tirés  du  fond. 

Le  premier,  c'est  cette  véritable  renaissance  de  l'idéalisme 
qui  a  marqué  la  peinture  depuis  vingt  ans,  et  qui  est  due  en 
notable  partie  au  grand  artiste  mort  hier  presque  avec  le  siècle, 
Puvis  de  Chavannes'.  L'un  des  premiers,  Puvis  de  Chavannes, 
réagissant  contre  le  réalisme  borné  de  sa  génération,  a  compris 
que  l'artiste  est  un  interprète  bien  plus  qu'un  traducteur;  que 
l'œuvre  d'art  n'est  pas  un  simple  miroir  de  ce  qui  est,  mais  un 
foyer  où  se  concentrent  tous  les  rayons  de  poésie  épars  dans  la 

1.  Né  à  Lyon  en  lS2i,  mort  h  Paris  en  189S. 


792        l'art   français  ET   LA   LITTÉRATURK   AU  XIX'^   SIÈCLE 

multitude  des  choses;  que  la  création  en  art  est  un  dégagement, 
et  non  une  imitation  des  choses;  et  qu'enfin  l'artiste  n'est  com- 
plet que  s'il  fait  vivre  dans  le  monde  que  chacun  voit  un  monde 
que  lui  seul  a  conçu.  De  là  ces  tranquilles  et  fortes  pages  de 
légende,  claires  et  profondes  comme  la  vie  générale  de  l'huma- 
nité, ou  ces  symboles  d'une  auguste  simplification,  où  tout  un 
monde  de  sentiments  tient  en  quelques  silhouettes,  quelques 
gestes,  parmi  une  lumière  empruntée  aux  Champs  Elysées  de 
Virgile.  Le  Panthéon,  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris,  Amiens,  Lyon, 
Marseille,  disent  la  gloire  de  Pu  vis  de  Chavannes.  L'effet  de  ses 
œuvres  sera  senti  mieux  encore  dans  le  recul  de  la  postérité. 

Le  second  argument,  c'est  la  verdeur  de  notre  école  de  sculp- 
ture, sans  contredit  la  première  du  monde.  A  l'ombre  de  maî- 
tres tels  que  Falguière,  P.  Dubois,  Rodin,  et  dont  quelques-uns, 
comme  Frémiet,  continuent  la  tradition  de  Barye  et  de  Rude, 
grandit  tout  un  peuple  d'ardents  ouvriers,  qui  ont  prolongé  la 
gamme  de  la  sculpture  jusqu'à  la  plus  expressive  acuité.  De  l'élé- 
gant Puech  jusqu'au  jeune  et  magistral  Gardet,  longue  est  la 
théorie  de  nos  bons  sculpteurs,  vaillants  héritiers  de  nos  antiques 
«  ymagiers  »,  et  qui,  comme  eux,  taillent  leur  rêve  à  coups  de 
ciseau,  ou  incrustent  «  un  plomb  brûlant  sur  la  réalité  ». 

La  troisième  preuve,  et  non  la  moindre,  est  la  résurrection 
des  arts  décoratifs.  Enfin  nous  voyons  lever  la  moisson  que 
Viollet-le-Duc  a  semée.  Après  s'être  égarées  hors  de  France, 
—  en  Belgique,  en  Angleterre,  —  d'où  elles  nous  sont  revenues 
fortifiées,  les  idées  (\u  grand  restaurateur  médiéval  sont  retour- 
nées vers  leur  pays  d'origine,  où  elles  fécondent  maintenant 
tous  les  arts.  Bientôt  le  mariage  entre  l'art  et  l'industrie  sera 
complet.  La  décoration  de  nos  appartements,  le  travail  du  bois, 
du  cuivre  et  du  fer,  l'ornementation  des  meubles,  se  ressentent 
d'une  interprétation  nouvelle  de  la  flore  ou  de  l'être  humain, 
pris  comme  motif  de  décoration.  Le  grès,  l'étain  reprennent 
leur  ancien  rang  artistique.  Un  céramiste  comme  Carriès,  mort 
à  la  peine,  un  verrier  comme  Galle,  créateurs  au  sens  total  du 
mot,  sont  des  noms  à  inscrire  à  la  suite  de  Palissy.  L'habita- 
tion, forcée  de  suivre  l'ameublement,  comme  le  cadre  s'adapte 
au  tableau,  change  à  son  tour  d'aspect  et  de  forme.  Voilà  donc 
la  rénovation  de  l'architecture  entraînée  par  le  mouvement  des 


M        •- 


O 


l/AliT    l'ItKSKXT  793 

nrts  décoratifs.  Cette  fois  la  inanlic  est  rationnelle  :  du  dedans 
la  transfonnation  passe  au  dehors.  L'aiTliilecture  de  l'avenir, 
dont  le  siècle  présent  a  long(eni[is  déses[»éré,  s'annonce  au 
moment  oii  ce  siècle  s'achève. 

L'art  ((  européen  ».  —  H  faudrait  trailleurs  se  garder  de 
croire  que  cet  état  général  de  l'art,  et  même  ces  renaissances 
partielles,  soient  choses  particulières  à  la  France.  Pas  plus  que 
sa  littérature,  son  art,  depuis  environ  vingt  ans,  n'est  soustrait 
aux  grands  courants  d'idées  et  de  sentiments,  —  actions  ou 
réactions,  —  qui  circulent  d'un  continent  à  l'autre,  et  mettent 
en  branle  la  machine  intellectuelle  de  l'humanité.  Le  fait 
capital  de  ce  dernier  quart  de  siècle,  c'est,  pour  toutes  les 
choses  du  goût  et  des  idées,  une  tendance  à  &  européanise7\  Mais 
est-ce  assez  dire  encore?  L'Amérique,  loin  de  se  laisser  dis- 
tancer, a  fait  une  victorieuse  apparition  sur  le  champ  de  bataille 
de  l'art,  —  et  pas  sur  celui-là  seulement.  L'art  «  européen  » 
aura  désormais  Londres  et  New-York  pour  pôles.  Paris  semble 
jusqu'ici  destiné  à  demeurer  le  centre.  C'est  qu'en  effet,  durant 
les  deux  derniers  siècles,  il  n'a  pas  été  strictement  national, 
nous  avons  dit  ailleurs  pourquoi.  Imbu  d'un  esprit  académique 
ou  classique,  partout  pris  pour  la  vraie  tradition  du  bon  goût, 
il  ne  s'est  pas  fait  tort  de  ce  fait  aux  yeux  de  l'étranger,  au  con- 
traire. D'autre  part,  si  au  cours  de  ce  siècle,  l'art  a  rompu 
l'attache  académique,  c'est  pour  suivre  librement  de  grands 
courants  de  pensée,  qui  n'étaient  point  spéciaux  à  la  France, 
quand  ils  ne  lui  venaient  pas  directement  de  l'étranger.  De  toute 
façon,  notre  art  comme  notre  littérature  n'ont  pas  été  jusqu'ici 
très  «  nationalistes  »  :  et  ce  caractère,  joint  au  goût  qu'on  nous 
reconnaît  encore,  fait  au  dehors  notre  succès.  Mais  ce  succès  lui- 
même,  sera-t-il  indéfini?  En  ce  qui  concerne  l'art,  les  choses 
pourraient  bientôt  changer,  si  l'on  n'y  prend  garde.  Dans  cet  art 
<(  cosmopolite  »  que  sont  en  train  de  nous  faire  les  Salons  inter- 
nationaux et  les  Expositions  Universelles,  plusieurs  nations 
briguent  avec  la  notre  l'honneur  de  conduire  l'art  «  européen  ». 
L'Angleterre  se  distingue  parmi  nos  rivales  :  par  deux  fois  en 
ce  siècle,  l'influence  de  ses  peintres  a  été  directe  sur  les  nôtres. 
La  Belgique  est  au  premier  rang  pour  la  peinture  «  forte  » 
et  les  arts  du  métal;  l'Amérique  a  des  audaces  qui,  là  comme 


794       L  ART   FRANÇAIS   ET  LA  LITTERATURE  AU  XIX°  SIECLE 

ailleurs,  lui  réussissent.  Enfin  l'Allemagne,  en  pleine  et  magni- 
fique effervescence  artistique,  annonce,  à  des  siijnes  non  équi- 
voques, qu'elle  disputera  le  pas  à  l'Ang-leterre  artistique  comme 
elle  fait  à  l'Angleterre  commerciale.  C'est  à  la  France  de  main- 
tenir sa  primauté  sur  les  autres  capitales  de  l'art.  Ainsi  les 
prémisses  littéraires  posées  jadis  par  M""  de  Staël  reçoivent,  à 
quatre-vingt-dix  ans  de  distance,  leur  conclusion  artistique.  «  Il 
faut  avoir  l'esprit  européen  »,  disait  l'auteur  de  ï Allemagne.  Le 
problème,  pour  notre  art  d'aujourd'hui,  est  de  devenir  «  euro- 
péen »  sans  cesser  pour  cela  d'être  «  français  ». 


BIBLIOGRAPHIE 

Ch.  Blanc,  École  française,  t.  III;  Les  artistes  de  mon  temps,  187G; 
Ingres,  sa  vie  et  son  œuvre.  —  H.  Delaborde,  L'Académie  des  Beaux-Arts 
depuis  la  fondation  de  V Institut,  1891;  Ingres,  sa  vie,  ses  travaux,  1870.  — 
Gust.  Planche,  Portraits  d'artistes,  2  vol.,  1853  ;  Études  sur  l'École  française, 
2  vol.,  1855;  Études  sur  les  arts,  1855.  —  Th.  Gautier,  Histoire  du  roman- 
tisme; L'art  moderne;  Les  Beaux- Arts  en  Europe,  1855.  —  E.  Chesneau, 
Les  chefs  d'école,  1862  ;  Peintres  et  statuaires  romantiques,  1879.  —  H.  Jouin, 
David  d'Angers,  2  vol.,  1878;  David  d'Angers  et  ses  relations  littéraires,  1890. 

—  Th.  Sylvestre.  Les  ((rlistes  français;  Les  artistes  vivants  français  et 
étrangers,  1877.  —  Baudelaire,  t.  II  et  III  des  (Euores  complètes.  —  Eug. 
Guillaume,  Notices  et  Discours,  1895.  —  Ph.  Burty,  Lettres  d'Eugène 
Delacroix,  1878. —  Alfred  Robaut,  L'œuvre  complet  d'Eu  g.  Delacroix,  1885. 

—  Eug.  Delacroix,  Questions  sur  le  Beau,  1851-;  Des  variations  du  Beau, 
1857;  son  Journal  (paru  en  1893-1895).  —  Anthyme  Saint-Paul,  Viollet- 
le-Duc.  —  VioUet-le-Duc,  Dictionnaire  d'architecture.  —  L.  Magne, 
L'architecture  française  au  XIX^  siècle,  1890.  —  A.  Bertrand,  François 
Rude,  1888.  —  Arsène  Alexandre,  Barye,  1889.  —  Dumesnil,  Corot.  — 
Ad.  Moreau,  D/'camps  et  son  œuvre,  1869.  —  L.  Gonse,  Eug.  Fromentin, 
1881.  —  O.  Gréard,  Meissonnier,  1897,  —  C"~  de  Laborde,  Rapport...  sur 
l'Exposition  universelle  de  Londres  en  1832.  —  A.  Sensier,  Souvenirs  sur 
Th.  Rousseau,  1872;  La  vie  et  l'œuvre  de  J.-Fr.  Millet.  —  E.  Chesneau, 
Carpeaux.  —  D'Ideville.  Courbet.  —  M.  Vachon,  Puvis  de  Chavannes.  — 
Salons  de  W.  Burger  (Th.  Thon'').  — Castagnary,  Salons,  2  vol.,  1892.  — 
David-Sauvageot,  Le  réalisme  et  le  naturalisme  dans  la  nature  et  dans 
l'art,  1890.  —  G.  Larroumet,  Études  de  littéral,  et  d'art,  4'=  série,  1896.  — 
André  Michel,  La  sculpture  du  siècle  à  l' Exposition  de  4889  {Gaz.  des 
Beau.i--Arts);  Moles  sur  l'art  moderne,  1896. 


CHAPITRE   XVI 
LA    LANGUE    FRANÇAISE  ' 


PREMIERE  PARTIE 

LA    RÉVOLUTION    ET    L'EMPIRE^ 


/.   —  Histoire  externe  de  la  langue. 

Le  français  dans  l'école.  Coup  d'œil  en  arrière.  Les 
premières  années  du  XVIir  siècle.  —  Par  un  contraste 
dont  les  contemporains  eux-mêmes  furent  frappés,  pendant 
que  notre  langue  étendait  ses  conquêtes  d'un  bout  à  l'autre  du 
monde  civilisé,  elle  n'arrivait  qu'à  peine  à  pénétrer  ces  «  pays 
latins  »  que  formaient  en  France  même. les  diverses  Facultés; 
recherchée  partout  ailleurs,  elle  devait  vaincre  ici  de  haute  lutte. 

Le  xvn^  siècle  avait  vu  déjà  quelques  progrès  s'accomplir 
dans  certaines  écoles  où  des  maîtres  hardis  rompaient  avec  la 
routine.  J'ai  parlé  de  Port-Royal.  Dans  l'Oratoire  le  P.  de  Cou- 

1.  Par  M.  Ferdinand  Brunot,  maître  de  conférences  à  la  Faculté  des  lettres 
de  l'Université  de  Paris. 

•2.  Toute  l'histoire  de  la  langue  depuis  1789  devait  paraître  à  la  fin  du  tome  Vlll. 
Cette  histoire  ne  saurait  en  eiïet,  telle  que  M.  Brunot  l'a  conçue,  se  couper  en 
1850.  La  publication  d'un  chapitre  relatif  à  la  langue  dans  le  présent  volume 
ayant,  pour  des  raisons  matérielles,  paru  utile,  M.  Brunot  a  bien  voulu  détacher 
la  première  partie  de  son  étude  pour  la  placer  ici.  Bien  qu'elle  s'arrête  autour 
de  181.5,  et  que  la  langue  de  cette  époque  se  rattache,  par  la  plupart  de  ses 
caractères,  à  celle  du  XYur  siècle  finissant,  elle  annonce  déjà  ce  qui  va  suivre, 
puisque  cette  époque  est  celle,  sinon  des  ouvriers  de  la  grande  révolution  lin- 
guistique de  notre  siècle,  du  moins  de  leurs  précurseurs.  {Note  des  éditeurs.) 


796  I-V  LANGUE  FRANÇAISE 

dren  avait  aussi  établi  que  les  études  latines  seraient  précédées 
d'un  enseignement  pratique  et  élémentaire  des  règles  et  de 
l'orthographe  du  français.  Plus  tard  une  nouvelle  classe,  la 
se[)tième,  fut  encore  créée  pour  permettre  de  trouver  le  temps 
nécessaire  à  cet  enseignement.  Le  catéchisme,  l'histoire  étaient 
enseignés  à  Juilly  en  français  '. 

Plusieurs  demandèrent  bientôt  que  les  professeurs  adop- 
tassent partout  ces  nouveautés  qui  paraissaient  rationnelles.  Les 
uns  n'y  voyaient  ou  feignaient  de  n'y  voir  qu'un  moyen  de 
rendre  plus  courtes  et  plus  faciles  les  études  latines,  et  l'appren- 
tissage grammatical".  D'autres  avouaient  nettement  qu'il  y  avait 
quelque  intérêt  à  savoir  par  principes  sa  propre  langue,  et  à 
accoutumer  les  enfants  à  bien  parler  «  selon  la  pureté  de  la 
langue  françoise  '  ».  Il  se  rencontra  môme  des  hommes,  comme 
le  célèbre  abbé  Fleury,  qui  osèrent  penser  que  l'étude  de  cette 
langue  pouvait  suffire  dans  nombre  d'états,  et  qu'on  se  désa- 
buserait de  «  la  nécessité  du  latin  pour  n'être  pas  ignorant*  ». 
Malgré  ces  exemples  et  ces  professions  de  foi,  tout  restait  à  gagner 
dans  la  plupart  des  collèges  et  des  écoles,  et  même  cette  habi- 

1.  Voir  Hamcl,  llisl.  de  Vabhayc  et  du  collège  de  Jailli/,  Paris,  Gervais,   1888. 

2.  Voir  le  Dessein  d'une  nouvelle  méthode  pour  instruire  la  jeunesse,  présenté  à 
MM.  de  Sorbonne  (Paris,  Le  Coinle,  1653).  Cf.  Malehranclie,  Rech.  de  la  vérité, 
Paris,  ni2,  in-4,  H.  Prof.  :  N'eslil  pas  évident  qu'il  faiil  se  servir  de  ce  qu'on 
sçait  pour  apprendre  ce  qu'on  ne  sçail  pas  :  et  que  ce  seroil  se  moquer  d'un 
François,  que  de  lui  donner  une  grammaire  en  vers  allemands  pour  lui  apprendre 
l'allemand?  Cependant  on  met  entre  les  mains  des  enfants  les  vers  latins  de 
Despautére  pour  leur  apprendre  le  latin,  des  vers  obscurs  en  toute  manière  à 
des  enfants  qui  ont  même  de  la  difficuUé  à  comprendre  les  choses  les  plus 
faciles.  Cf.  Laurent  Manger,  Grammaire,  1703  :  Quiconque  sçait  une  langue  i)ar 
les  principes  et  les  règles  de  la  Grammaire,  apprend  les  autres  sans  peine  et  en 
peu  de  temps,  et  comme  il  est  sans  doute  que  la  Langue  vulgaire  est  la  plus 
facile,  en  ce  que  l'on  y  pratique  par  usage  ce  que  l'on  ignore  seulement  par 
règles,  que  la  science  en  est  la  plus  nécessaire  par  nipporl  au  continuel  usage, 
et  que  personne  n'en  est  itrivé  sans  honte  et  sans  regret:  il  s'ensuit  que  c'est 
celle  dont  on  doit  faire  la  première  étude  à  l'exemple  des  anciens  Domains... 
Ceu.\  qui  apprendront  le  Latin  après,  s'épargneront  par  ce  moyen  la  peine  de 
plusieurs  années. 

3.  Tel  Cl.  Joly,  Avis  pour  Vinstruclion  des  enfants  (1675).  Cf.  Laurent  Manger, 
cité  plus  haut,  et  Crouzas,  Traité  de  l'éducation  des  enfants,  163,  16  V,  271  (1722). 

4.  Voir  le  Traité  du  choix  et  de  lu  méthode  des  études,  Paris,  Auhouin,  Émery 
cl  Clousier,  1687,  in-8,  p.  178.  Hien  entendu  Fleury  voudrait  qu'on  apprit  à  lire 
en  français  (17i),  et  qu'on  étudiât  la  grammaire  en  français  d'abord.  «  Lorsqu'il 
faudroit  un  peu  écrire,  on  lui  feroit  rédiger  les  histoires,  (jue  l'on  lui  auroit 
contées,  cl  on  lui  corrigeroil  les  mots  bas  ou  impropres,  les  mauvaises  cons- 
tructions, et  les  fautes  d'orthographe...  Ainsi  avec  peu  de  préceptes  et  beaucoup 
d'exercice,  il  apprcndroit  en  deux  ou  trois  années  autant  de  grammaire  qu'il  en 
faut  à  un  honnête  homme  pour  l'usage  de  la  vie,  et  plus  que  n'en  savent  pour 
l'ordinaire  ceux  qui  ont  passé  iiuit  ou  dix  ans  an  collège.  »  (177.) 


IlISTOIItK   EXTKILXH   \)E   LA    LANGUE  797 

tilde  (raj)|H'eii(lr<'  à  lire  ('ii  l.itiii,  iloiil  tiii  Chinois,  suivant 
l'expression  de  Malebrancho,  nVùl  pu  s'empêcher  de  rire,  «Hait 
approuvée  «  des  plus  scavans  cl  des  plus  sag-es».  Y  trouver  à 
redire  paraissait  encore,  d'a[)rès  le  témoifi-nago  du  niènne,  une 
témérité'.  ■ 

Rollin.  —  Pour  l'oser  et  surtout  j)0ur  la  faire  accepter  à 
l'Université,  il  fallait  un  homme  d'un  mérite  peu  commun,  joi- 
gnant à  l'indépendance  de  l'esprit  une  autorité  déjà  reconnue. 
Cet  homme  se  trouva,  ce  fut  Rollin.  Une  première  fois,  dans 
une  circonstance  solennelle,  le  19  décembre  4719,  le  jour  oii  il 
avait  été  chargé  de  remercier  le  roi  d'avoir  institué  la  gratuité 
de  l'instruction,  il  aAait  jeté  cette  idée  de  faire  marcher  de  front 
l'étude  des  trois  langues.  Il  la  reprit  dans  le  Traité  des  Études.  Le 
chapitre  premier  de  ce  livre,  qui  a  fait  époque  dans  l'histoire  de 
de  l'Université  et  de  la  pédagogie,  porte  pour  titre  :  «  de  l'Étude 
la  langue  françoise  -  ».  Après  avoir  brièvement  constaté  combien 
«  il  est  rare  qu'on  s'applique  à  en  approfondir  le  génie  et  à  en 
étudier  toutes  les  délicatesses  »,  et  comment  on  en  ignore  souvent 
jusqu'aux  règles  les  plus  communes,  «  ce  qui  paroît  quelquefois 
dans  les  lettres  mêmes  des  plus  habiles  gens  »,  Rollin  s'élève  à 
une  étude  générale  des  exercices  qui  peuvent  être  employés 
pour  apprendre  le  français  par  principes  :  composition,  traduc- 
tion, lecture  expliquée,  étude  des  règles.  Je  n'ai  pas  à  montrer 
avec  quel  tact  il  choisit  ses  modèles  parmi  les  écrivains,  ni  par 
quelle  intuition  pédagogique  il  découvre  cette  explication  fran- 
çaise, aujourd'hui  encore  si  mal  pratiquée,  et  dont  il  donne 
déjà  un  modèle  presque  satisfaisant.  C'est  là  de  l'histoire  de 
l'éducation.  Je  dois  dire  cependant  qu'on  aperçoit  aisément 
combien  d'Aguesseau  avait  tort  de  lui  dire  en  manière  de  com- 
pliment :  «  Vous  parlez  le  français  comme  si  c'était  votre  langue 
naturelle  ».  On  voit,  au  contraire,  à  la  théorie  que  Rollin  donne, 
qu'il  a  réfléchi,  et  travaillé  le  français.  Il  en  a  peut-être  l'ins- 
tinct, il  en  a  fait  en  tout  cas  l'étude.  Il  a  lu  Regnier-Desmarais, 


1.  Malebranche,  pass.  cité.  Cf.  Girard,  L'ortliogr.  fr.,  ni6,  l'abbé  de  Saint  Pierre, 
Projet  pour  perfectionner  l'orthographe  des  langues  d'Europe,  1730,  et  Trotet, 
L'art  d'enseigner  à  lire,  l'î34. 

2.  Cf.  le  cliap.  m  du  livre  II,  où  il  dit  que  c'est  l'étude  du  latin  qui  fait  pro- 
prement l'occupation  des  classes,  et  qui  est  comme  le  fond  des  exercices  du 
collège. 


798  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

Arnaukl,  Vaugelas,  Bouhours,  Corneille  et  Ménage,  aussi  bien 
que  Fléchier,  Pellisson,  Racine,  Nicole  et  Bossuet.  Et  il  sait  ce 
qui  manque  à  leurs  livres,  comme  ce  qui  y  est.  C'est  pourquoi 
il  peut  dresser  un  programme  dont  la  portée  est  très  vaste,  et 
qui  montre  non  seulement  ce  que  pouvaient  et  devaient  appren- 
dre les  élèves,  mais  ce  qu'il  fallait  faire  pour  perfectionner  la 
langue  elle-même.  Encore  craint-il  de  donner  à  cette  partie  des 
éludes  trop  peu  de  temps  et  d'importance*,  tant  il  en  voit  la 
nécessité  \ 

Les  successeurs  de  Rollin.  Quelques  progrès.  —  On 
pense  bien  que  de  pareils  conseils  furent  entendus  hors  du 
collège  de  Beauvais  et  de  l'Université  de  Paris.  Dès  1720, 
dans  le  projet  de  réforme  de  la  Faculté  des  arts,  Pourchot  fait 
des  concessions  \  En  1731,  Gaullyer  veut  que  son  élève,  dans 
son  jeune  âge,  apprenne  «  la  feuille  de  grammaire  françoise, 
plus  tard  les  principes  de  cette  même  grammaire  en  même 
temps  que  ceux  de  la  rhétorique  et  de  la  versification^  ». 

Restaut  affirmait  en  1730  qu'il  était  ordinaire  de  trouver  des 
rhétoriciens  qui  n'avaient  aucune  connaissance  des  règles  les 
plus  essentielles^  mais  Batteux  pouvait  proclamer,  en  1750,  à 
la  distribution   des   prix  du  Concours  général,  que  les   lettres 

1.  »  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ail  personne  qui  puisse  croire  qu'une  demi-heure 
employée  par  jour,  ou  au  moins  de  deux  jours  l'un,  à  l'étude  de  la  langue  du 
pays,  soil  un  temps  trop  considérable,...  j'ai  bien  plus  lieu  de  craindre  qu'on  ne 
nous  reproche  d'y  en  donner  trop  peu.  » 

2.  Cf.  IV,  .j24,  de  l'édition  de  Savy,  Lyon,  1808  :  Le  principal  but  qu'on  se 
propose  c'est  de  les  préparer  (les  jeunes  gens)  aux  emplois  qu'ils  doivent  un 
jour  exercer;  instruire,  plaider,  faire  le  rapport  d'une  alTaire,  dire  son  avis 
dans  une  compagnie.  Or  tout  cela  se  fait  en  françois...  Enfin,  nous  est-il  permis 
de  négliger  absolument  le  soin  de  notre  langue,  dont  nous  devons  faire  usage 
tous  les  jours,  et  de  donner  toute  notre  application  à  des  langues  mortes  et 
étrangères?  Le  sentiment  du  public  sur  ce  point  n'a  pas  été  douteux.  Voir 
aussi  la  lettre  citée  par  l'abbé  Froment,  p.  xxxvi,  et  la  préface  (datée  du 
19  juin  1741)  de  ses  Réflexions  sur  les  fondemenls  de  l'art  de  parler,  Paris, 
Prault,  17.56. 

3.  Cap.  m,  11.  Ut  pueri  a  prima  aetalc  assuefiant  Latino  sermoni,  qui  solus 
fere  in  superioribus  scholis  usurpatur,  et  quandoque  pro  varia  locorum  et  tem- 
porum  ratione  plane  necessarius  est  :  dabunt  operam  professores  ut  adoles- 
centes in  sciiolis  latine  loquantur  et  respondeant. 

Ib.,  12.  Ne  lamen  vernaculam  linguam  ignorent,  et  in  sua  patria  hospites  sint 
et  peregrini,  Gallica;  etiam  linguœ  elemenlis  imbuantur,  et  Gallicis  tum  lectio- 
nibus,  tum  scriplionibus,  accurate  et  pure  loquendi  facultatem  excolent  (cité 
par  Jourdain,  llisl.  de  l'Univ.  P.just.,  CLXVll). 

4.  Méthode  pour  commencer  les  humanités  ...  par  M.  Le  Fevre  de  Saumur,  avec 
des  notes  ...  par  M.  Gaullyer,  professeur  en  l'Université  de  Paris,  au  collège  du 
Plessis-Sorbonne,  Paris,  Vve  J.-B.  Brocas  et  Cl.  Simon,  \1?A,  p.  109,  123,  131. 

5.  Gram.,  p.  22. 


IIISTOIIU':   EXTERNE    llE   LA   LAN(;LE  799 

fraiic^aisos  Iciiaienl  Irès  grande  place  dans  les  études.  Tandis 
que  lui-même  avait  fait  toutes  ses  classes  sans  entendic  pailcr 
de  La  Fontaine,  de  Corneille,  de  Racine,  de  Despréaux  ',  ses 
élèves  plus  heureux  voyaient  les  grands  écrivains  français 
reçus  dans  l'Université,  non  en  hôtes,  mais  en  citoyens,  non 
pour  chasser  les  anciens  de  leur  asile,  mais  pour  y  être  adoptés 
à  titre  d'alliés,  l'étude  des  uns  devant  compléter  celle  des 
autres-. 

La  contradiction  n'est  qu'apparente;  c'est  dans  ces  vinf^t 
années,  divers  ordres  de  faits  le  montrent,  que  le  français,  qui 
se  faisait  déjà  tolérer,  commença  à  se  faire  reconnaître.  Au 
Concours  général,  qui  venait  d'être  institué,  il  y  a  en  rhétorique, 
dès  1747,  un  prix  de  discours  français.  L'Université  renonce 
aussi  à  imposer  le  latin  à  ses  suppôts  \  Enfin  et  surtout  elle 
laisse  tomber  en  fait  l'obligation  de  parler  latin,  et  la  raison 
en  est  sans  aucun  doute  qu'on  ne  pouvait  plus  l'observer*. 

1.  Traité  de  l'arrangement  des  mots,  Paris,  178S,  Let.  à  mes  neveux,  IX-X. 

2.  Oratio  de  gustu  veterum  in  studio  litterarum  relinendo,  Parisiis,  l"oO,  apiid 
Ant.  Blondel,  p.  16.  «  Ingérant  commenta  ejusmodi  falsa  et  varia,  nec  velint 
oculis  suis  videre  quod  omnes  boni  vident,  et  vero  probant  maxime,  Galiicarum 
literarum  plurimam  menlionem  fieri  in  studiis  nostris  :  poêlas  noslrates,  ora- 
tores,  scriptores  rerum  pridem  receptos  esse  intra  Academiam  :  eos  cognatos 
antiquis,  eadem  magistra  nalura  educatos,  iisdem  alimentis  onutrilos,  haberi 
apud  nos  et  habitare;  non  tanquam  transfugas  in  castris  alienis,  aut  hospiles 
externa  in  domo,  sed  tanquam  cives  in  suo;  coloris,  saporis,  natur;e  simili- 
tudine  in  jus  et  corpus  veteris  lilteraturae  cooptatos  ac  translalos;  studio 
denique  eodem  et  pari  diligentia  observâtes  a  nobis  et  cultos.  Non  sic  quidem 
ut  veteres  moverint  loco,  aut  sedibus  suis  ejecerint;  sed  ita  oequatis  ab  ipsa 
Academia  fœderum  et  societatis  legibus,  ut  ex  antiquis  id  maxime  ostendalur 
quo  ingenio,  quo  delectu  rerum  et  verborum  dicendum  sit;  ex  recenlioriijus 
vero,  qua  moderatione  et  prudentia  mos  veterum  sit  usurpandus,  iisque 
nostris  adliibendus.  » 

3.  Le  4  nov.  l'4l,  elle  accepte  que  les  procès-verbaux  d'enquête  relatifs  aux 
collèges,  où  peuvent  figurer  toutes  sortes  de  personnes,  soient  en  langue  vulgaire 

4.  Piuche,  dans  le  Supplément  à  la  mécanique  des  lajiguea,  i7o3,  p.  3,  dit  : 
Parmi  nous,  dans  nos  meilleurs  collèges,  soit  de  séculiers,  soit  de  réguliers,  on 
a  enfin  reconnu  l'inconvénient  de  parler  perpétuellement  une  langue  qu'on  ne 
sait  pas,  et  on  a  supprimé  la  coutume.  (Cité  par  Sicard,  54.)  Cf.  Specf.de  la  nat., 
V,  Io7-i58.  Et  cependant  Pluche  est  un  latiniste  impénitent.  Il  voudrait  arrêter 
à  presque  rien  l'éducation  des  filles,  et  malgré  cela  ne  déconseillerait  pas  de 
leur  apprendre  le  latin  des  bons  auteurs  et  des  prières  {Ib.,  Vl,  89,  éd.  1755). 

Cent  autres  textes  prouveraient  qu'on  ne  sait  plus  le  latin.  Voir,  en  particulier, 
le  Disc.  prél.  de  Gouget,  Bib.  fr.,  i,  xui,  etc.  :  La  plupart  des  jeunes  gens  sortent 
du  collège  avec  une  provision  si  modique  de  Latin,  qu'ils  ont  bientôt  oublié  le 
peu  qu'ils  ont  appris.  Cf.  p.  xix  :  Y  en  a-t-il  beaucoup,  parmi  ceux  mêmes  qui  se 
vantent  d'être  versés  dans  la  lecture  des  anciens,  t]ui  puissent  se  glorifier  de 
marcher  avec  eux  dans  une  pleine  liberté,  de  joiiir  de  leur  entretien  aussi  aisé- 
ment, que  de  la  conversation  de  ceux  qui  parlent  notre  langue  maternelle?  Que 
sera-ce  donc  de  ceux  qui  ne  font  que  bégaier  une  langue  mal  apprise?  En  1731 
le  Nouv^"  du  Paru.,  I,  314  (treizième  lettre),  dit  :  Le  latin  étant  une  languequ'on  ne 


800  LA   LANGLE   FRANÇAISE 

Ce  sont  là  des  indices  d'un  grand  changement.  Mais  qui  ne 
sait  combien,  en  matière  d'enseignement,  la  routine  est  tenace? 
Elle  résiste  à  des  prescriptions  formelles  et  à  des  ordres  posi- 
tifs. On  pense  vsi  elle  était  facile  à  déraciner  dans  ces  corps 
enseignants  tout  hétérogènes,  sans  programme  commun,  et 
qu'aucune  réforme  générale  n'obligeait  à  changer  la  coutume. 
11  est  bien  vrai  que  les  études  françaises  semblent  avoir  cess^ 
à  ce  moment-là  d'être  subreptices,  elles  restaient  du  moins 
facultatives.  C'était  affaire  à  l'initiative  des  principaux  et  des 
régents. 

Chez  les  Jésuites,  les  mêmes  hésitations  et  de  plus  grandes  se 
rencontraient.  Sur  un  décret  de  la  seizième  assemblée  géné- 
rale de  la  fin  du  xvn"  siècle  ,  Jouvency  fait  une  place  au 
français,  mais  toute  petite  K  A  en  croire  les  pièces  jouées  en 
public,  latin  et  français  se  seraient  réconciliés  dans  une  har- 
monieuse unité  ^  Il  n'en  était  rien,  et  la  tradition  resta  toute- 
puissante.  Jusqu'à  la  chute  de  la  Compagnie,  en  1762,  les 
méthodes  demeurèrent  toutes  latines. 

Aussi  entend-on  de  toutes  parts  les  plaintes  continuer  à  ce 
sujet.  Gédoyn,  tout  en  constatant  que  le  latin  est  tellement 
tombé  qu'à  peine  un  ouvrage  en  cette  langue  trouve  des  impri- 
meurs et  des  lecteurs,  se  demande  comment  on  n'apprend  pas 
en  France  aux  enfants  une  langue  qu'on  leur  apprend  dans  toute 
l'Europe  ^  D'Alembert,  dans  l'Encyclopédie,  après  avoir  rendu 
justice  à  Rollin  et  à  quelques  audacieux  qui,  à  Paris,  le  suivent 

parle  plus,  et  que  presque  personne  n'est  assuré  de  bien  écrire...  un  François 
doit  donc  écrire  en  françois  et  non  dans  une  langue  éteinte,  dont  très  peu  de 
personnes  connoissent  aujourd'hui  les  grâces.  La  même  année,  on  voit  paraître 
une  Introduction  générale  à  l'étude  des  Sciences  et  des  Belles-Lettres,  e» 
faveur  des  personnes  qui  ne  savent  que  le  français  (voir  ib.,  IH,  201,  let.  48),  etc. 

1.  Voir  :  Josephi  Juvencii  ratio  discendi  et  docendi,  Parisiis,  apud  fratres 
Barbou,  1725,  i"  p.  art.  m,  *>  unique  :  De  studio  lingufc  vernaculae  :  •<  Quamvis 
pra'cipua  magislrorum  Societatis  cura  versari  debeat  in  linguis  Latina  et  Graeca 
penitus  cognoscendis,  non  est  negligenda  lamen  lingua  vernacula.  Ejus  studium 
in  tribus  maxime  constilit  :  Primo,  ut  quoniam  auclores  lalini  pueris  expli- 
cantur,  et  in  patrium  vertuntur  sermonem,  id  fiât  quam  elegantissimè..;  Se- 
cundo, quœ  diclabuntur  in  Schola  vernacule  argumenta  scriptionum,  ea  sint 
ad  omnes  patrii  sermonis  exacta  régulas,  et  ab  omni  sermonis  vitio  repurgata. 
Tertio  dabitur  opéra  ut  in  privatis  colloquiis,  et  quotidiano  congressu,  sermo 
adhibeatur  quam  minime  barbarus.  Profueril  quaj  nolataerunt  inter  legendum, 
quœ  ab  aliis  observala  de  viliis  virlutibusque  sermonis,  inlerdum  referre  et 
excutere.  » 

2.  Joseph  vendu  par  ses  frères,  1704.  Prologue.  (Cité  par  Sicard,  Les  et.  class, 
avant  la  Révol..  424.) 

3.  Oiivr.  div..  Paris,  de  Bure  l'aîné,  1745,  p.  31,  7,  19,  33,  37. 


HISTOIRK  KXTEUNK   DK   LA    LANCIK  801 

«  et  commencent  à  enseigner  le  françois  »,  ajoute  dans  les 
termes  mêmes  de  Gédoyn  :  «  Le  temps  (qu'on  emploie  à  com- 
poser en  latin)  seroit  l>ien  mieux  employé  à  apprendre  par 
principes  sa  propre  langue,  qu'on  ignore  toujours  au  sortir  du 
collège,  et  qu'on  ignore  au  point  de  la  parler  tr»'"s  mal.  Une 
bonne  grammaire  françoise  seroit  tout-à-la  fois  une  excellente 
Métaphysique,  et  vaudroit  bien  les  rapsodies  qu'on  lui  subs- 
titue... Les  humanistes  se  trompent  :  il  est  plus  difficile  d'écrire 
et  de  parler  bien  sa  langue,  que  de  parler  et  d'écrire  bien  une 
langue  morte.  J'ai  entendu  regretter  les  thèses  qu'on  soutenoit 
autrefois  en  grec  :  j'ai  bien  plus  de  regret  qu'on  ne  les  soutienne 
pas  en  françois;  on  seroit  obligé  d'y  parler  raison  ou  de  se 
taire  '.  » 

La  réforme  parlementaire.  —  Lors  de  la  grande  réforme 
parlementaire  de  1"62,  la  question  ne  pouvait  donc  manquer 
d'être  posée;  elle  le  fut  partout.  La  Faculté  des  arts  de  Paris  se 
prononça,  en  partie  au  moins,  pour  les  nouveautés.  Si  les  pro- 
fesseurs de  philosophie  restèrent  fidèles  au  latin,  cherchant 
seulement  à  l'épurer  -,  les  professeurs  de  rhétorique  jugèrent 
qu'il  était  à  propos  de  faire  une  loi  de  ce  qui  avait  été  dès  long- 
temps introduit  par  Fusage;  ils  dressèrent  une  liste  d'ouvrages 
à  lire  en  prose  et  en  vers,  et  admirent  à  côté  de  la  version  la 
composition  française,  soit  comme  devoir,  soit  comme  exercice 
public  ^  Mêmes  propositions  pour  les  classes  de  grammaire  et 
d'humanités.  Dans  le  Projet  d'un  nouveau  règlement  d'études  le 
français  est  partout.  En  seconde,  le  cours  d'histoire  fini,  on 
occupera  le  temps  à  la  lecture  de  la  littérature  française,  «  aussi 
intéressante  que  la  littérature  ancienne ,  et  aussi  capable  de 
former  le  goût  »  ;  dans  les  premières  classes,  le  professeur 
fera  des  réflexions  grammaticales  sur  la  lecture,  il  fera  remar- 
quer le  génie  de  la  langue  française,  les  différents  tours,  la 
propriété  des  termes   (14),  on  étudiera  une  grammaire  aussi 

1.  Art.  Collège.  L'auteur  de  la  Lettre  d'un  professeur  éme'rite  de  Vi'nirersilé  de 
Paris  [ha  Roy?)...  Bruxelles  et  Paris,  Brocas,  1777,  a  entrepris  de  réfuter  d'Alem- 
bert.  Il  jette  par  moments  un  jour  nouveau  sur  l'état  de  la  question.  ••  Le  latin, 
dit-il,  est  la  langue  de  la  religion,  c'est  celle  des  universités,  ils  s'imaginent 
en  la  faisant  tomber,  détruire  ces  corps  et  enlever  à  l'Église  la  plus  grande 
partie  de  ses  ministres.  •■  Voir  p.  121  et  suiv. 

2.  Arch.  de  CUniv..  Bib.  Sorbonne.  ms.  XV,  pièce  91. 

3.  1"  déc.  170-2.  Plan  de  renseignement  de  la  rétorique.  II/.,  pièce  90. 
Histoire  de  la  langue.  VU.  51 


802  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

simple  que  possible  (24),  on  soignera  l'orthographe  (30),  on 
pourra  multiplier  les  exercices  en  français,  pour  les  enfants  qui 
no  font  ni  grec  ni  vers  (35),  on  fera  des  exercices  de  compo- 
sition, on  apprendra  même  la  versification  française  (58,  59, 
et  6")  '. 

Ceux  qui,  en  dehors  des  membres  de  l'Université,  s'occupent 
de  la  réorganisation  des  collèges,  font  des  propositions  analo- 
gues. Les  officiers  de  la  sénéchaussée  de  Lyon  %  ceux  d'Or- 
léans ^  ceux  de  La  Flèche  %  ceux  de  Montbrison  %  ceux  de 
Tours  \  se  rencontrent  pour  demander  un  enseignement  régu- 
lier du  français. 

Les  parlementaires,  de  leur  côté,  en  font  un  article  fonda- 
mental de  leur  programme.  La  Chalotais  \  outre  qu'il  voudrait 
voir  enseigner  en  français  la  philosophie  elle-même,  partagerait 
volontiers  les  écoles  en  deux  classes  :  celles  du  malin  seraient 
pour  le  français,  et  il  ne  regarderait  j)as  comme  un  mal  que  des 
enfants  n'ayant  besoin  ni  de  grec,  ni  de  latin  ne  suivissent  que 
celles-là.  Il  dresse  après  Rollin,  et  d'après  lui,  toute  une  liste  de 
classiques,  grammairiens  et  écrivains. 

Guy  ton  de  Morveau  est  d'avis  de  faire  marcher  de  front  les 
trois  langues.  Encore  eût-il  mis  la  française  la  première,  s'il  eût 
voulu  marquer  par  cet  ordre  son  utilité  et  la  préférence  qu'elle 
mérite  *.  Il  conseille,  comme  ses  collègues,  qu'on  étudie  le  fran- 
çais, mais  en  outre  et  surtout  il  pose  fermement  ce  principe 
déjà  entrevu  par  d'autres,  et  auquel  il  a  eu  l'honneur  de  donner 
quelque  temps  son  nom,  que  «  toute  instruction  qui  a  pour  but 
d'orner  la  mémoire  ou  d'acquérir  des  connaissances  doit  être 
faite  dans  la  langue  maternelle  (172).  Sinon  l'étude  '  en  devient 
plus  longue,  parce  (jiie  l'intelligence  est  rétardée  par  l'embarras 

1.  Plan  de  Venieirineninnl  de  la  rélorique.  Ib.,  pièce  Oo.  Cf.  ,^  67. 

2.  Mémoire  présenté  au  Parlement.  Mômes  arcliives.  pièce  98. 
:5.  Ib.,  i)ièce  'J".i. 

i.  Cités  par  Ilollaml,  Plan  d'éduc.  o43. 
o.  Ib.,  717. 

6.  76.,  739. 

7.  Voir  son  Essai  d'éducation  nationale,  déposé  le  24  mars  1763,  conformé- 
ment aux  réquisitions  du  7  déc.   1761    et  du  24  mai  1762,  p.  Il,  73,  74,  83  et  88. 

8.  Mémoire  sur  réducation  publique  avec  le  prospectus  d'un  colléf/e,  1764,  s.  1., 
p.  Hk 

9.  Cf.  p.  207,  sur  la  rhelorique  qui  devrait  être  toute  française;  p.  227,  sur 
la  philosophie  qui  doit  l'être  également;  cf.  308  et  suivanteSji,  où  se  trouve  le  plan 
par  classes  des  études  franraises. 


HISTOIRE   EXTKHNK    DK   LA    LANGUE  xo;! 

iV\in  langajio  rtrangcr;  clic  osl  plus  |»(''niMo,  parce  (ju'à  lolijct 
principal  se  joint  un  travail  de  pure  forme;  elle  est  moins  fruc- 
tueuse enfin,  parce  que,  pour  s'approprier  réellement  ses  con- 
naissances, il  faut  les  acquérir  dans  la  langue  où  l'on  aura  plus 
d'occasion  d'en  faire  usage  »  (1"3). 

A  ces  hommes  célèbres  se  joignent  des  hommes  obscurs,  le 
P.  Navarre  ',  dom  Rivard  -,  etc.  Divers  collèges  en  province 
suivent  l'impulsion.  Gompiègne  ^  Gray  ',  Langres  %  présentent 
des  propositions,  ou  prennent  des  mesures.  De  Wailly  est  mis 
par  l'Université  de  Paris  au  nombre  des  livres  recommandés 
pour  l'instruction  de  la  jeunesse  (17G.')). 

Au  Gollège  de  France,  malgré  des  exceptions  déjà  anciennes, 
il  avait  été  de  nouveau  défendu,  le  9  janvier  1684,  de  «  dicter  ny 
expliquer  en  françois*'  ».  Et  l'affiche  resta  en  latin  jusqu'en  1791  ". 
Gependant  diverses  concessions  avaient  été  consenties.  D'abord 
on  ne  parlait  latin  que  devant  le  public,  en  délibération  la  com- 
pagnie usait  du  français,  les  registres  en  font  foi.  En  outre,  le 
20  juin  1773,  une  innovation  importante  se  produit.  Yn  arrêt 
du  conseil  royal  substitue  à  la  chaire  de  philosophie  grecque  et 
latine  une  chaire  de  littérature  française,  à  l'usage  des  étran- 
gers «  qui  sont  attirés  dans  la  capitale  par  le  désir  de  connaître 
nos  meilleurs  écrivains,  et  de  ceux  des  François  qui  veulent 
perfectionner  leur  style,  et  acquérir  une  connaissance  raisonnée 
de  leur  langue  '  » .  Six  ans  plus  tard ,  dans  une  circonstance  solen- 
nelle, après  une  longue  délibération,  le  collège,  ayant  à  faire 
l'éloge  du  duc  de  La  Vrillière,  se  prononce  en  majorité  pour  le 
français,  malgré  la  tradition. 


1.  Discours  (jui  a  remporté  le  prix  aux  Jeux  floraux.  I763,in-r2".  B.N.  Inv''''X.  lOJOo. 

2.  Mémoire  sur  les  moi/ens  de  perfectionner  les  études  publiques  et  particulières. 
1"G"J,  Paris.  Vve  Méquignon,  p.  10.  30,  31.  Cf.  De  l'éducation  publique,  .\mster- 
(lani,  1763.  el  la  Lettre  oit  l'on  examine  quel  plan  d'études  on  pourrait  suirre 
dans  les  écoles  pu'diques,  in- 12",  1762,  p.  3. 

3.  Voir  Prion.  Histoire  du  collège  de  Compiègne.  p.  105. 

4.  Godard,  Histoire  du  collège  de  Gray,  Gray,  IS87. 

5.  Président  Rolland,  Plan  d'éducation,  145. 

6.  Voir  les  registres  I.  f"  49  :  ••  liln  ce  mesme  jour  sur  ce  qu'on  a  représenté  que 
quelque  professeur  s'estoit  donné  la  liberté  d'entrer  en  chaire  avec  un  halùt 
fort  indécent,  et  qu'on  avoil  faict  des  leçons  françoisos.  il  a  été  défendu  à 
quelque  professeur  que  ce  soit  d'entrer  en  chaire  pour  enseigner  autrement 
quavec  une  robe  el  un   bonnet  quarré  et  de  dicter  ny  expliquer  en  françois.  - 

7.  Il  y  a  des  programmes  en  français,  celui  de  iMichel  Denyau  (1069).  celui  de 
Priset  de  .Molière  (physii]ue.  1736),  celui  de  Jean  Darcot.  méilecin  (1770-1776). 

S.  Isaiiibert,  Bec.  des  une.  t.  fr.,  XXll,  "i-'iS  et  s. 


804  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

A  rOratoire,  des  progrès  sensibles  se  marquent  aussi.  Depuis 
1757,  les  thèses  de  logique  et  de  physique  se  font  en  français. 
Toutes  sortes  de  prix  sont  consacrés  aux  exercices  en  cette 
langue.  Les  exercices  publics  latins  sont,  après  une  lutte  sécu- 
laire, définitivement  écartés. 

Enfin,  lors  de  la  création  des  Écoles  militaires  (1776),  divers 
essais  se  produisent,  qui  annoncent  l'avenir.  D'abord  on  n'ap- 
prend plus  le  latin  que  pour  «  la  simple  intelligence  des  auteurs 
classiques  »,  et  c'est  le  français  qui  est  la  lang-ue  vivante,  qui 
devient  dans  le  cours  de  l'abbé  Batteux  l'instrument  et  l'objet 
de  l'enseignenienl,  même  pour  la  philosophie.  A  Sorèze,  en 
1759,  on  établit  même  pour  quelques-uns  (les  palatins)  un  ensei- 
gnement spécial  qui  en  1767  comptait  36  élèves  sur  320. 

Malg"ré  tout,  la  vieille  forteresse  est  encore  debout.  Dans  le 
règ-lement  de  lagrég-ation,  qui  doit  recruter  les  nouveaux  maî- 
tres, en  1766,  on  voit  figurer  des  thèmes  et  des  versions,  aucun 
exercice  de  composition  française,  les  deux  dissertations  sont 
en  latin  '.  Et  le  Président  Rolland  est  obligé  en  1783  de 
reprendre  à  peu  près  textuellement  idées  et  regrets  de  Guyton 
de  Morveau  -. 

1.  Titre  IV,  art.  2  et  3. 

2.  "  Un  autre  objet  au  moins  aussi  essentiel  me  paroit  aussi  demander  une 
réforme;  je  ne  puis  m'empêclier  de  regretter  le  peu  de  soin  qu'on  se  donne 
pour  apprendre  aux  enfans  leur  langue  naturelle.  L'Université  annonce,  à  la 
vérité,  qu'elle  ne  néglige  ])oinl  cette  étude,  mais  j'en  appelle  encore  à  l'expé- 
rience, et  (juoiqu'il  soit  question  de  la  Langue  françoise  dans  le  Plan  proposé 
par  l'Université,  je  ne  vois  point  que  les  Professeurs  en  doivent  suivre  les  leçons 
avec  exactitude;  je  ne  vois  pas  qu'elle  marche  d'un  pas  égal  avec  la  Langue 
latine,  et  que  dans  les  versions  on  soit  aussi  attentif  à  la  pureté  du  style,  qu'à 
la  fidélité  de  la   traduction.  11  me  semble  que   l'étude  des  Langues  Françoise, 

'Gi'ccque  et  Latine,  devroient  aller  de  niveau,  que  ce  seroit  à  la  première  qu'on 
devroit  faire  l'application  des  principes  de  la  grammaire,  qu'ils  seroient  alors 
plus  faciles  à  entendre  et  à  retenir,  et  que  dans  tout  le  cours  des  études,  la 
Langue  naturelle  devroit  être  le  pointde  comparaison  aucjuel  les  autres  seroient 
nécessairement  rappelées.  Il  est  utile  pour  quelques  uns  de  connoilre  les  Lan- 
gues anciennes  ou  étrangères;  il  est  nécessaire  pour  tous  de  savoir  leur  Langue 
naturelle,  et  les  fautes  de  langage  dans  lesquelles  nous  tombons  tous  les  jours, 
nous  doivent  rendre  attentifs  à  préserver  les  Écoles  d'une  négligence  aussi 
funeste  et  aussi  inexcusable.  En  un  mot,  pour  que  les  jeunes  gens  sachent  bien, 
tant  leur  Langue,  que  ce  qu'on  leur  montre,  j'adopterois,  sans  aucune  restric- 
tion ni  modification,  le  Principe  que  M.  de  Morveau  a  établi  dans  plusieurs 
endroits  de  son  Mémoire  sur  l'Éducation,  qu'il  est  nécessaire  d'ai)prendre  en 
François  ce  qu'on  apprend  pour  les  choses  mêmes.  Si  on  s'occupoil  davantage 
dans  les  éludes  de  Langue  Françoise,  les  Maîtres  et  les  Kcolicrs  se  familiarise- 
roienl  avec  elle:  nous  ne  leur  verrions  pas  donner  en  foule  occasion  la  préfé- 
rence à  la  Langue  Latine;  soutenir,  par  exemple,  tpie  les  lnscri|itions  ne  peu- 
vent être  rédigées  qu'en  Latin.  •  (Président  Holland,  Plan  cVcdiicat.,  j).  12".)  On 
trouve  à  la  suite  um;  dissertation  sur  ce  dernier  point. 


IIISTOIUK   KXTKUMC   1)1-:   LA    LANlilK  SOIl 

Un  gros  oltstach»  soiuMc  avoir  été  l'ob.slinalion  des  Facultés 
supérieures.  HoUand  cite  liiiiidnneiit  l'exemple  de  Vienne,  oîi  la 
future  impératrice-reine  avait  décide''  (jne  des  scjtt  professeurs, 
celui  de  théologie  polémi(|ue  enseignerait  en  langue  vulgaire 
(116).  En  droit,  l'usage  reste  aussi  à  |teu  près  constant  '.  Kn 
vain  le  roi,  en  nommant  un  siècle  auj»aravant  un  professeur  de 
droit  français,  qui  professait  en  français,  avait-il  lui-même 
ouvert  la  voie  ^  Personne  n'y  était  entré.  Rolland  a  comme 
conscience  de  son  im[)uissance.  11  voit  que  ce  qui  empêche  la 
Faculté  des  arts  de  donner  en  français  l'enseignement  philoso- 
phique (c'est-à-dire,  ne  l'ouhlions  pas,  l'enseignement  de  cer- 
taines sciences  aussi  bien  que  de  la  philosophie  proprement 
dite),  c'est  l'usage  des  Facultés  supérieures.  «  Il  faut  que  leurs  dis- 
ciples s'accoutument  de  bonne  heure  à  parler  la  langue  qui  y  est 
en  usage.  »  11  dit  qu'on  ne  saurait  concevoir  combien  cet  usage 
est  nuisible  à  la  perfection  de  notre  langue  qui  s'enrichiiait  par 
l'exercice,  et  t[ue  l'argumentation  pourrait  rendre  plus  claire  et 
plus  précise.  Et  cependant  il  n'ose  rien  demander,  sinon  une 
réforme  de  détail,  peut-être  intéressante  en  ce  qui  concerne  la 
politique,  insignifiante  autrement  '.  Pour  l'ensemble,  il  se 
résigne  :  «  Je  croirois  utile,  dit-il,  en  propres  termes,  de  laisser 
à  ces  Ecoles  leur  ancien  usage  ».  Peut-être  sentait-il  que  ces 
vieux  organismes,  à  peu  près  morts,  comme  les  récentes  études 
de  M.  Liard  l'ont  montré,  étaient  incapables  d'une  pareille  trans- 
formation. 


1.  Cf.  Le  Roy  (/),  Let.  (riin  professeur,  p.  279  :  Les  Irailés  (de  philosophie)  doi- 
vent être  en  latin,  pour  bien  des  raisons.  C'est  la  langue  des  théologiens,  c"esl 
celle  des  institutions,  des  canonistes.  Le  8  mars  17G4,  les  professeurs  de  Bourges 
demandent  seulement  au  parlement  d'ordonner  que  l'un  des  quatre  professeurs 
et  docteurs  régent  de  droits  civil  el  canonique  enseignent  en  françois  le  Droit 
public,  les  Libertés  de  l'église  gallicane,  el  les  ipiatre  propositions  du  clergé 
de  1682.  (Rolland,  Plan  d'édiic,  483.) 

2.  Ce  professeur  était  Launay.  Le  28  décembre  1680,  il  ouvrit  son  cours  en 
français  :  Aujourd'hui,  que  nous  voyons  notre  langue  élevée  presque  à  la  hau- 
teur de  la  grecque  el  de  la  latine,  aujourd'hui  qu'elle  est  si  opulente  et  si  noble, 
ne  seroil-ce  pas  lui  faire  une  grande  injure  que  d'avoir  recours  à  une  langue 
étrangère  pour  représenter  une  jurisprudence  qu'elle  a  formée,  qu'elle  a  revestue 
de  tous  les  ornements  qui  peuvent  la  rendre  agréable,  qu'elle  a  enrichie  de 
tous  les  termes  nécessaires  pour  la  rendre  intelligible  à  tout  le  monde?  (Jour- 
dain, Hist.  de  l'Univ.,  231.) 

3.  Si  l'on  adoptoit  ce  qu'a  projjosé  relativement  aux  quatre  articles  du  clergé 
le  Bailliage  île  Tours,  on  pourroit  ordonner  qu'ils  seroienl  traités,  discutés  el 
soutenus  dans  noire  Langue  naturelle;  il  me  semble  que  ce  «  mezzo  termine  - 
concilieroil  tout.  (0.  c,  seconde  partie,  MéUi.,  143.) 


80(>  LA   LA.NGIK    FKAN(;aISK 

On  voit,  cil  tout  cas,  que  roppositioii  venait  moins  de  la 
Faculté  des  arts  que  des  autres.  Sans  doute  le  français  n'avait 
pas  vaincu  dans  les  collèges.  Encore  y  avait-il  été  accepté; 
ailleurs  il  n'avait  à  peu  près  rien  ol)teuu  '. 

La  Révolution.  Hostilité  contre  le  latinisme.  —  Les 
Cahiers  ([ue  nous  avons  sont  jtcu  explicites  sur  les  questions 
de  programmes  d'enseignement.  A  peine  un  ou  deux  se  pro- 
noncent-ils contre  la  méthode  qui  consume  les  premières  années 
de  l'homme  dans  l'étude  aride  d'une  langue  morte  {Arch.  parL, 
II,  4U5  et  6G3).  Mais  la  suite  des  événements  n'en  amena  pas 
moins,  îà  comme  ailleurs,  un  bouleversement  complet. 

Il  était  en  effet  dans  l'idée  de  tous  ceux  qui  ont  pris  part  à  la 
réorganisation  de  l'instruction  publique  de  «  secouer  le  joug 
du  latinisme.  »  On  le  voit  dans  le  rapport  mémorable  de 
Condorcet.  Lavoisier,  Romme,  d'autres  encore  s'en  sont  expli- 
qués avec  véhémence-. 

L'enseignement  exclusif  de  la  langue  latine  s'explique,  dit 
Lavoisier,  par  la  vue  qui  a  guidé  ceux  qui  ont  institué  autrefois 
l'éducation  publique  :  faire  des  moines,  des  prêtres  et  des  théo- 
logiens. Pour  «  former  des  citoyens  ^  »,  il  faut  rompre  avec 
cette  coutume.  Romme  suppose  même  que  le  maintien  de  la 
tradition  n"a  été  assuré  que  par  le  désir  de  garder  la  jeunesse 
dans  une  ignorance  présomptueuse  et  crédule,  somme  toute 
pour  «  voiler  au  peuple  les  moyens  employés  afin  de  prolonger 
son  ignorance  et  ses  querelles,  ses  maux  et  sa  crédulité  '  ». 
Un  écrit  posthume  attibué  à  Mirabeau  y  voit  sinon  une  telle 
perfidie,  du  moins  des  dangers   très  réels  :  «  Les  hommes  qui 

1.  Voir  à  la  veille  de  la  Révoliilion  les  plaintes  de  Mercier,  dans  son  Tableau  de 
Paris,  chap.  lxxxi  et  cxviii,  et  une  sortie  très  violente,  p.  23,  et  48  du  Rêve  d'un 
pauvre  f/dcheux  sur  les  défauts  de,  Péducallon  des  pensions,  mis  au  jour  par  le  save- 
tier d'à  côte  (Berne  et  Paris,  Cailleau,  17.S8).  Cf.  au  contraire  en  ITSS  l'iionimafie 
rendu  aux  Universités  par  De  Piis,  Harm.  imil.  de  la  l.  fr.,  p.  p,  v.  4,  et  la  note. 

2.  Voir  Dannoii,  Let.  sur  l'éducation,  17,S9,  dans  le  Journal  encyclopédique,  103, 
28i,  465.  On  lit  p.  46G  :  ■■  Le  jargon  demi  latin  de  nos  écoles  devait-il  donc  subsister 
.jusqu'à  la  fin  du  xviii*  siècle"/ Pourquoi,  lorsque  la  langue  françoise  est  si  propre 
aux  matières  philosophi(|nes,  s'obstiner  à  les  revêtirde  la  plus  insipide  latinité? 
N'est-il  pas  évident,  que,  sans  cet  usage  ridicule,  on  peut  apitrendre  très  soli- 
dement la  langue  de  Cicéron  et  de  Virgile?  >> 

3.  Lavoisier,  Réflexions  sur  l'instruction  publique,  dans  Guillaume,  Procès-ver- 
baux du  Comité  d'Instruction  publique  de  la  Convention,  II,  lviu.  Je  citerai  désor- 
mais cette  excellente  collection  par  l'abréviation  suivante  :  Guil.,  P.  v.  L  p.  Leg- 
ou  Conv. 

4.  Rapport  de  Romme,  Guil..  P.  v.  i.  p.  Conv.,  I,  203. 


IIISTOIRK  EXTERNE   l)K   LA    LANHIK  807 

réfléchissent  savent  combien  il  est  tliflicile  de  donner  à  la  pin- 
part  des  idées  un  certain  degré  de  précision  dans  une  langue 
étrangère,  combien,  au  contraire,  il  est  facile  de  la  faire  servir 
à  jeter  du  vague  sur  les  notions  les  plus  simples'  ».  En  outre, 
sans  le  perfectionnement  de  la  langue  vulgaire,  on  espérerait  en 
vain  dissiper  les  erreurs  du  peuple,  et  ce  perfectionnement  est 
l'ouvrage  d'une  cultiu'e  assidue  et  méthodique.  A  force  d'exprimer 
toutes  sortes  d'idées,  on  apprend  à  chercher  les  formes  qui  les 
re[)roduisent  le  mieux,  et  à  bien  limiter  le  sens  des  signes.  Les 
progrès  de  l'art  de  la  parole  amènent  à  leur  suite  ceux  de  l'art 
de  penser  ou  plutôt  ces  deux  arts  n'en  font  qu'un.  » 

En  somme,  réagir  contre  un  régime  et  des  influences  fâcheuses 
et  détestées,  émanciper  l'école  de  l'Eglise,  faciliter  et  abréger 
l'instruction,  éloigner  des  esprits  un  certain  nombre  de  chances 
d'erreurs  en  substituant  une  langue  parfaitement  connue  à 
une  langue  étrangère,  assurer  par  les  progrès  mêmes  de  cette 
langue  de  nouveaux  progrès  de  l'esprit  d'analyse,  qui  est  indis- 
pensable à  un  peuple  libre,  voilà  quelques-uns  des  avantages 
attachés  à  la  substitution  du  français  au  latin  dans  l'enseigne- 
ment. Tout  n'est  pas  chimérique,  tant  s'en  faut,  dans  ces  consi- 
dérations. 

Je  n'ai  pas  à  juger  ici  l'œuvre  scolaire  de  la  Révolution,  ni 
à  prononcer  si,  comme  on  le  dit,  elle  a  plus  ruiné  qu'édifié.  En 
eflet  pour  l'objet  ({ui  m'occupe,  tout  fut  utile,  les  suppressions 
au  moins  autant  que  les  créations.  Il  est  évident  que  l'inter- 
ruption même  que  les  grands  événements  politiques  mirent 
entre  l'abolition  de  l'ancien  système  d'éducation  et  l'édification 
du  nouveau  fut  excellente.  Quand  les  écoles  se  rouvrirent  un 
peu  partout,  soit  sous  la  direction  des  instituteurs,  soit  même 
avec  leurs  anciens  maîtres  d'école,  la  sécularisation  étant  faite, 
la  nécessité  de  servir  la  messe  et  de  chanter  au  lutrin  une 
fois  écartée,  les  raisons  qui  engageaient  autrefois  le  maître 
d'école  à  enseigner  à  lire  en  latin  d'abord  parurent  quelque  peu 
obscures;  dans  les  Ecoles  centrales  substituées  aux  collèges, 
l'utilité  de  disserter  sur  la  chimie  de  Lavoisier  ou  le  système 
métrique  en  latin  eût  eu  quelque  peine  à  s'imposer  aux  nou- 

1.  Ai'chiv.  pari.,  XXX,  316. 


808  LA   LANGLE  FRANÇAISE 

veaux  maîtres  et  peut-être  aux  anciens.  Et  quand  les  lycées 
furent  établis,  les  collèges  rouverts,  personne  ne  vit  plus  même 
comme  possible  ce  qui,  sans  ce  changement  brusque,  eût 
long-temps  été  considéré  comme  indispensable.  Plus  tard  on 
restaura,  là  comme  ailleurs;  la  tradition  latine  fut  au  nombre 
des  choses  brisées  qu'il  était  impossible  de  rétablir  sous  leur 
ancienne  forme. 

On  n'attend  pas  que  j'énumère  toutes  les  mesures  qui  furent 
prises  par  les  Assemblées  j)our  assurer  la  prépondérance  du 
français.  Il  y  en  eut  qui  nous  paraissent  bien  peu  importantes 
aujourd'hui,  mais  qui  avaient  agité  le  monde  des  lettres  :  comme 
celle  des  inscriptions.  Il  fut  décrété  le  10  janvier  1794,  sur  la 
proposition  de  Grég-oire,  que  la  langue  nationale  y  serait  désor- 
mais seule  employée  '. 

Dans  les  écoles  de  tout  ordre,  il  fut  également  prescrit  qu'on 
enseignerait  dorénavant  en  français.  A  dire  vrai,  l'initiative 
venait  quelquefois  de  ces  écoles  mêmes,  tant  on  sentait  que  cette 
substitution  de  langue  était  aussi  une  forme  de  l'esprit  nou- 
veau. Dès  le  mois  de  décembre  1789  l'Université  de  Paris,  sur 
une  pétition  des  élèves  de  philosophie,  avait  chargé  des  maîtres 
de  composer  en  français  de  nouveaux  ouvrages  élémentaires  -. 
A  Sorèze,  en  1792,  on  cessa,  suivant  l'expression  d'un  des  chefs, 
de  subordonner  aux  progrès  dans  le  latin  des  connaissances  qui 
en  étaient  indépendantes.  En  1793,  on  voit  le  collège  du  Mans 
envoyer  une  adresse  à  la  Convention  et  signaler  parmi  toutes  les 
améliorations  qu'on  y  enseigne  la  politique  et  la  philosophie 
dans  la  langue  dont  l'étude  doit  être  la  plus  familière  à  tout  le 
monde  ^  Le  Collège  de  France,  le  seul  établissement  peut-être 
dont  l'esprit  fût  apprécié  [)ar  les  révolutionnaires,  devient,  à 
partir  de  1791,  tout  français'. 

1;  Voir  Giiil.,  P.  v.  1.  p.  Coiiv.,  111,  71.  Lu  Convcnlion  renvoie  le  2  fri- 
maire an  II  au  Comité  d'hislniclion  piii)lique  la  proposition  de  faire  effacer 
toutes  les  inscriptions  latines.  Boutroue  est  nommé  rapporteur  le  15  frimaire 
(ib.,  p.  69);  à  la  séance  du  1  nivôse  (27  déc.)  un  membre  demande  qu'elles  soient 
toutes  supfirimées  (i/j.,  p.  217).  Le  19  nivôse  {ib.,  p.  257),  Grégoire  est  chargé 
de  présenter  un  décret.  Le  rapport  est  fait  le  21  nivôse  et  le  décret  adopté 
(Cuil.,  ib.,  260). 

2.  Voir  Jourdain,  Ilist.  de  l'Univ.,  p.  485. 

3.  (iuil.,  P.  V.  I.  p.  Gonv.,  H,  613,  25  août. 

i.  Mais  Lien  des  collèges  durent  persister  juscpraii  Lout  dans  la  vieille  rou- 
tine.—  Chauveau,  principal  à  Poitiers,  écrit   le  2"  jour  des  sans-culottidcs  de 


lllSTiilIlK   KXTKIINH   l)K   LA   LANOIK  809 

Au  reste  des  articles  porlaiil  olilijralion  de  l'air»-  lous  les  ccjurs 
en  français  figurciil  dans  lous  les  plans  ',  dans  celui  de  Taliey- 
rand  -,  comme  dans  celui  de  Condorcet  \  jusqu'au  jour  où  il 
devient  inutile  de  rien  spécifier  à  ce  sujet,  la  chose  s'entendant 
d'elle-même.  Et  on  sait  qu'ici  la  prali(|ue  fut  conforme  à  la 
doctrine.  Dans  les  nouvelles  écoles,  normales,  centrales,  plus 
tard  dans  les  lycées,  les  cours  furent  en  français  '. 

L'enseignement  du  français.  —  L'oblig^ation  d'enseigner 
le  français  métluMli(|uemenl  nest  pas  marquée  moins  forte- 
ment par  les  pouvoirs  nouveaux;  on  le  place  non  seulement 
tout  en  bas,  à  l'école  primaire,  mais  môme  dans  ce  qui  des  écoles 
d'alors  peut  ressembler  à  notre  enseiiinement  secondaire  et 
supérieur.  Pour  l'enseiiinement  primaire,  inutile  d'insister.  Une 
des  tâches  essentielles  que  tous  les  décrets  et  toutes  les  pro- 
positions attribuent  aux  instituteurs  et  aux  institutrices  c'est 
d'enseigner  à  parler  et  à  écrire  correctement  '\  A  l'Ecole  nor- 
male de  l'an  II,  Sicard  est  chargé  du  cours  de  grammaire 
générale  et  raisonnée,  si  cher  aux  savants  du  temps,  et  c'est 
le  français  qui  lui  sert  de  base.  Il  en  est  de  même  dans  les 
Ecoles  centrales  pourvues  chacune  d'une  chaire  de  grammaire 
générale  :  les  études  latines  y  étant  très  faibles,  c'est  encore  le 
français  qui  y  est  l'objet  principal  de  l'analyse.  Il  y  a  mieux  '^,  et 

l'an  II,  que  la  science  de  la  langue  latine  est  la  seule  qui  soit  en  usage  dans  ses 
six  classes  (Rec.  dea  lettres  de  Grër/oire,  lettre  inédite,  p.  526  du  manuscrit). 

1.  Archiv.  pari.,  XXX,  510.  Projet  de  décret,  litre  II,  2  :  L'Assemblée  nationale 
enjoint  aux  professeurs  de  théologie  d'enseigner  à  l'avenir  en  français.  École  de 
médecine,  art.  21  :  L'enseignement  de  la  médecine  et  de  la  chirurgie,  ainsi  que 
lous  les  examens  pour  les  graduations,  se  feront  en  français.  Les  thèses  ou 
dissertations  des  candidats  seront  écrites  dans  la  même  langue. 

2.  Proj.  de  Talleyrand,  ib.  Écoles  de  médecine,  art.  17.  —  Ecoles  pour  l'ensei- 
gnement du  droit,  art.  i.  Les  leçons  se  feront  en  français. 

3.  Rapport,  titre  IV,  (jualr.  cl.,  art.  3.  Les  cours,  dans  tous  les  instituts,  se 
donneront  en  français.  Dans  les  lycées  (c'est-à-dire  nos  Facultés)  de  même.  Voir 
le  litre  VI,  quatr.  cl.,  art.  11.  Les  sciences  et  les  arts  seront  enseignés  en  français 
dans  tous  les  lycées. 

4.  Voir  la  loi  du  7  ventôse  an  III. 

0.  Voir  le  projet  de  Talleyrand,  celui  de  Ch.  Duval  (Guil.,  P.  v.  1.  p.  Conv.,  I,  561). 
celui  de  Delacroix  {ib.,  II,  99),  le  décret  du  30  vend,  an  II  ij6.,  679),  le  projet 
Michel-Edme  Petit  {ib.,  lll,  113),  l'opinion  de  Baraillon  (23  brum.  an  III),  le 
décret  du  27  bruni,  an  III,  titre  IV,  art.  2,  ^  4,  etc.;  cf.  le  chap.  i,  art.  5,  qui 
stipule  que  les  cours  y  seront  donnés  en  français. 

6.  Kn  germinal  an  X  (1802),  Duhamel,  professeur  de  grammaire  à  TÉcole  du  Pan- 
théon, i)ublie  un  mémoire  tendant  à  élablir  deux  chaires  au  Collège  de  France, 
l'une  d'analyse  de  l'esprit  humain  et  l'autre  <le  langue  française  (Paris,  Remont 
et  Desray),  .Mus.  pédag.,  39,209.  11  avait  fait,  en  1790.  un  cours  public  et  gratuit  de 
français  au  collège  d'IIarcourl  (.Mon.,  VI,  190). 


810  LA  LANGUE   FRANÇAISE 

on  voit  poindre  le  projet  d'un  enseignement  historique.  Talley- 
rand  chargeait  un  professeur  d'enseigner  :  «  la  grammaire  en 
général,  la  syntaxe  des  lang^ues  anciennes  comparée  avec  celle 
des  langues  modernes,  la  grammaire  française  en  particulier,  la 
comparaison  du  français  avec  les  langues  vivantes,  les  variations 
du  français  à  difTérentes  époques.  »  En  1793  (le  28  sept.), 
le  Comité  d'Instruction  publique  reçut  communication  d'un 
mémoire  de  Maugard  sur  la  nécessité  d'étudier  l'ancien  langage 
français,  et  un  tableau  comparatif  des  langages  des  xii,  xni,xiv, 
XV,  XVI,  xvn  et  xvni*  siècles.  Le  citoyen  Maugard,  bien  accueilli 
par  le  Comité,  fut  admis  à  la  barre  de  la  Convention  le  1  brumaire, 
et  sa  pétition  est  insérée  au  Bulletin  le  jour  suivant.  Il  y  est  dit, 
parmi  d'autres  choses  moins  originales  et  du  goût  de  l'époque  : 
«  Vous  faire  sentir  la  nécessité  d'avoir  recours  aux  anciens  monu- 
ments pour  trouver  la  vérité,  c'est  vous  convaincre  de  celle  d'en 
entendre  et  par  conséquent  d'en  étudier  l'idiome;  cette  étude, 
qui  peut  être  rendue  très  facile,  serait  d'ailleurs  utile  aux  pro- 
grès des  lettres,  et  propre  à  enrichir  notre  langue  moderne 
d'une  multitude  de  termes  énergiques  qui  n'ont  pas  été  rem- 
placés, et  qui  méritent  bien  de  revoir  le  jour  '.  » 

Enseignement  des  éléments  à  l'école,  étude  raisonnée  dans 
les  écoles  centrales,  étude  théorique,  comparée  et  historique  du 
français  tout  au  sommet,  il  y  a  là  le  plan  d'un  enseignement 
complet.  Il  ne  fut  jamais  complètement  organisé,  bien  entendu, 
il  ne  l'est  pas  encore. 

Le  français  langue  nationale.  Mesures  contre  les 
idiomes  étrangers.  —  Ce  n'est  pas  au  latin  seulement  que 
s'en  prirent  les  révolutionnaires.  Ils  entendirent  aussi  ruiner 
les  «  idiomes  étrangers  »,  dont  la  persistance  compromettait  en 
France  l'unité  de  langage.  La  chancellerie  royale  avait,  sous  ce 
rapport,  donné  l'exemple.  L'édit  de  4G21,  portant  création  du 
parlement  de  Pau,  y  avait  prescrit  l'usage  exclusif  du  français. 
En  1633,  un  nouvel  édil  interdit  l'usage  du  flamand  dans  la  ville 
d'Ypres  et  toutes  les  autres  chàtellenies  de  Flandre.  Un  arrêt 
du  conseil  du  30  janvier  1685  faisait  défense  à  tous  juges,  ma- 
gistrats, baillis,  notaires,  greffiers  et  autres  de  recevoir  aucun 

1.  Voir,  sur  celle  afTaire,  Guil.,  P.  v.  I.  p.  Conv.,  II.  512,  el  111,66. 


IIISTOIIIK    i-:\THI{.\K    |)K   I.A    LANfU'H  811 

a('t(^  en  allemand,  à  itcinc  do  nullité  cl  de  HOO  livres  d'amende. 
|']n  IV'vrier  1700,  rdil  analogae  rrhilil"  aux  jniidiflioMs  d(; 
Roussillon,  Conllans  et  Cerdagne.  Le  24  mars  lloi-,  une  décla- 
ration enregistrée  au  Conseil  souverain  de  Perpignan  ne  donnait 
plus  que  trois  mois  de  délai  pour  que  les  actes  en  calaliin  fussent 
valaldes.  Mais  en  fait  ces  mesures,  d  ap|>arence  rigoureuse, 
n'étaient  pas  appliquées,  et,  l'assimilation  linguisti<jue  n'ayant 
nullement  été  poursuivie  avec  méthode,  l'Assemblée  nationale 
se  trouva  en  présence  d'une  g-rave  difficulté.  Il  était  possilde  au 
gouvernement  royal  d'administrer  des  provinces  de  lang-ue 
étrangère;  il  était  au  contraire  difficile  de  faire  comprendre  les 
g-rands  événements  qui  s'accomplissaient  à  «les  g^ens  qui  ne 
pouvaient  lire  les  feuilles  publiques,  et  il  était  dang-ereux  de  tout 
bouleverser  sans  qu'ils  pussent  se  rendre  compte  des  motifs  et 
des  avantages  de  la  révolution. 

Au  premier  moment,  on  résolut  de  se  servir  de  traductions. 
Le  14  janvier  1790,  sur  la  proposition  de  Bouchette,  il  fut  décidé 
que  l'instruction  sur  les  nouvelles  municipalités  serait  mise  en 
flamand  et  en  allemand.  Le  soir  du  même  jour,  sur  la  proposi- 
tion de  Duport,  la  mesure  fut  généralisée,  et  il  fut  décrété  que 
le  pouvoir  exécutif  ferait  traduire  dans  tous  les  idiomes  les 
décrets  de  l'Assemblée'.  Cette  décision  ne  pouvait  être  que 
temporaire,  elle  fut  cependant  reprise,  sur  la  proposition  de 
Dentzel,  en  1792. 

Mais  la  Convention  était  à  peine  réunie  depuis  un  mois 
que  la  question  fut  posée  autrement.  Le  22  octobre  1792,  le 
Comité  d'instruction  publique  chargea  son  président,  Arbogast, 
de  présenter  des  articles  additionnels  à  la  loi  concernant  les 
écoles  primaires,  pour  les  citoyens  qui  n'entendaient  point  la 
langue  française-.  Adoptés  par  le  Comité,  rapportés  à  l'Assem- 
blée successivement  par  M.-J.  Chénier  et  par  Lanthenas,  ils 
furent  incorporés  au  projet  de  décret  dont  le  titre  I  seul  fut 
voté.  Ils  portaient  en  substance  que  l'enseignement  de  la  lecture 
et  de  l'écriture  se  ferait  en  français,  que  pour  le  reste  on 
emploierait  concurremment  le  français  et  l'idiome  du  pays, 
«  autant  qu'il  seroit  nécessaire  pour  propager  rapidement  les 

1.  Archiv.  pari.,  XI.  182  et  ISo. 

2.  Guil.,  P.  V.  l'.  II.  Conv..  1,  13. 


812  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

connaissances  utiles'  ».  Ces  demi-mesures  ne  pouvaient  satis- 
faire des  hommes  dont  un  des  jirincipaux  ennemis  était  le  fédé- 
ralisme, et  qui,  ayant  à  défendre  la  France  contre  l'étranger, 
devaient  haïr  tout  ce  qui  sem])lait  favoriserdes  connivences.  Les 
<livers  projets  de  Serre-,  de  Dupont'',  imposent  la  langue  com- 
mune. Ce  fut  les  5,  7,  9  hrumaire  an  II  (26,  28,  30  oct.  1193) 
que,  sur  la  j)roposition  de  Homme,  la  Convention  vota  les 
décrets  complémentaires  de  celui  du  30  vendémiaire  (21  oct.) 
relatifs  à  l'organisation  des  écoles.  Les  articles  G  et  7  sont 
formels,  le  premier  répète  l'article  I  du  projet  Arbogast-Lanthe- 
nas  :  L'enseig-nement  public  est  partout  dirig-é  de  manière  qu'un 
de  ses  premiers  bienfaits  soit  que  la  langue  française  devienne 
en  peu  de  temps  la  langue  familière  de  toutes  les  parties  de  la 
République.  Dans  toutes  les  parties  de  la  République,  l'instruc- 
tion ne  se  fait  (ju'en  langue  française. 

Ces  prescriptions  générales  ne  parurent  bientôt  plus  suffire. 
Barère  dénonça,  le  8  pluviôse  an  II  (28  janv.  1794),  le  péril 
que  faisaient  courir  à  la  République  les  idiomes  anciens,  welches, 
gascons,  celtiques,  wisigoths,  phocéens  et  orientaux.  Se  fondant 
sur  les  rapports  des  représentants,  il  affirmait  qu'ils  avaient 
empêché  la  Révolution  de  pénétrer  dans  neuf  départements 
importants.  En  Bretagne,  les  prêtres,  à  l'aide  du  bas-breton, 
dirigent  les  consciences,  empêchent  les  paysans  de  connaître  les 
lois  et  d'aimer  la  République.  Dans  le  Haut  et  le  BasTRhin,  c'est 
l'identité  de  langage  qui  a  fait  appeler  le  Prussien  et  l'Autrichien 
en  Alsace,  qui  a  ensuite  poussé  le  paysan  à  émigrer.  Les 
Basques,  avec  leur  langue  sonore  et  imagée,  regardée  comme 
un  héritage  des  ancêtres,  restent  sous  la  domination  des  prêtres, 
alors  ([u'ils  ont  montré  de  (|uel  dévouement  ils  étaient  capables 
pour  la  République,  en  la  défendant  le  long  de  la  Bidassoa.  En 
Corse,  Paoli,  «  Anglois  par  reconnaissance,  dissimulé  par  habi- 
tude, faible  par  son  âge,  Italien  par  principe,  sacerdotal  par 
besoin,  se  sert  de  l'italien  pour  pervertir  l'esprit  public  ».  En 
somme,  «  le  fédéralisme  et  la  superstition  parlent  bas-breton; 

1.  GiiilL.P.  V.  I.p.  Conv..  ]).  70. Voir  à  la  page  79  l'exposé  des  motifs  de  Lanthenas. 

2.  Ib.,  p.  2s8,  art.  li.  Le  projet  a  été  imprimé  vers  juin  ',)3,  mais  préparé  sans 
doute  lin  92. 

3.  //;.,  672,  art.  11.  ..  La  République  étant  une  et  indivisible,  l'éducation  se  fera 
dans  la  langue  française,  commune  à  la  grande  majorité  des  citoyens.  » 


histoiuf:  kxternk  dr  la  langue  sis 

It'inii^  ration  et  la  liaiiu'  de  la  Hi'iiiiMiijiio  parlent  allrinainl  ;  la 
fontre-révoliition  parle  italien,  et  le  fanatisme  parle  hasque. 
Drisons  ces  instruments  de  dom maire  et  d'erreur.  La  monarchie 
avait  des  raisons  de  ressembler  à  la  tour  de  Babel;  dans  la  dé- 
mocratie, laisser  les  citoyens  ignorants  de  la  lang-ue  nationale, 
incapables  de  contrôler  le  pouvoir,  c'est  trahir  la  patrie,  c'est 
méconnaître  les  bienfaits  de  l'imprimerie,  chaque  imprimeur 
étant  un  instituteur  de  langue  et  de  législation.  Le  franc^ais 
deviendra  la  langue  universelle,  étant  la  langue  des  peuples.  En 
attendant,  comme  il  a  eu  Ibonueur  de  servir  à  la  déclaration  des 
droits  de  l'homme,  il  doit  devenir  la  langue  de  tous  les  Français. 
Chez  un  peuple  libre  la  langue  doit  être  une  et  la  même 
pour  tous  '.  » 

Cette  violente  diatribe  semble  bien  s'inspirer'  d'une  adresse 
(|ue  le  grammairien  Domergue,  alors  employé  du  Comité,  lut 
au  Conseil  général  de  la  commune  de  Paris  le  23  pluviôse, 
et  qu'il  destinait  aux  communes  et  aux  sociétés  populaires  de 
la  République.  Bien  que  la  conclusion  soit  autre  et  que  Domergue 
propose  d'autres  moyens  que  Barère  —  à  savoir  la  publication 
périodique  d'un  journal*  —  pour  unifier  la  langue,  l'exposé  des 
motifs  est  sensiblement  le  même.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  fut  décidé, 
sur  la  proposition  du  Comité  de  salut  public,  que  des  institu- 
teurs de  langue  française  seraient  créés  dans  un  délai  de  dix 
jours,  dans  tous  les  départements  dont  les  habitants  parlaient 
bas-breton,  italien  et  allemande  Un  décret  du   30  pluviôse  y 

l.GuiL.  P.  V.  I.  p.  Conv.,  III.  349-3.ii. 

■2.  Le  post-scriptuin  de  cette  adresse  fait  allusion  au  vole  du  8  pluviôse,  mais 
il  a  été  ajouté  après  coup.  Domergue  fut  destitué  le  21  ventôse. 

3.  Domergue  propose  de  faire  un  Journal  contenant  la  grammaire,  le  voca- 
liulaire,  la  grammaire  raisonnée,  la  solution  îles  dilTérentes  difficultés,  le  com- 
mentaire grammatical  des  auteurs  célèbres,  et  enfin  le  recueil  des  meilleurs 
morceaux  d'éloquence  et  de  poésie,  avec  des  notes  didactiques.  La  propagation 
de  notre  langue  lui  parait  à  lui  aussi  ••  un  conducteur  électrique  de  la  liberté,  de 
l'égalité  et  de  la  raison,  capable  de  contribuer  à  la  régénération  publique  de 
l'Europe  ». 

i.  Art.  1.  Il  sera  établi  dans  dix  jours,  à  compter  du  jour  de  la  publication  du 
présent  décret,  un  instituteur  de  langue  françoise  dans  chaque  commune  des 
départements  du  Morbihan,  du  Finistère,  des  Côtcs-du-Nord,  et  dans  la  partie 
de  la  Loire-Inférieure  dont  les  hai)itants  parlent  l'idiome  appelé  bas-breton. 

Art.  2.  11  sera  procédé  à  la  même  nomination  d'un  instituteur  île  la  langue 
françoise  dans  chaque  commune  de  campagne  des  départements  du  Haut  et 
Bas-Rhin,  dans  le  département  de  Corse,  dans  la  partie  du  déparlement  de  la 
Moselle,  du  département  du  Nord,  du  Mont-Terrible,  des  Alpes-Marilimes  et  des 
Basses-Pyrénées,  dont  les  halûtants  parlent  un  idiome  étranger. 

.Vrt.  4.  Ils  seront  tenus  d'enseigner  tous  les  jours  la  langue  française  et  la  Décla- 


814  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

ajouta  ceux  où  on  parlait  catalan.  Outre  l'instruction  à  donner 
aux  enfants,  lesdits  instituteurs  devaient,  les  jours  de  décade, 
«  donner  lecture  au  peuple  et  traduire  vocalementles  lois,  en  pré- 
férant celles  qui  étaient  analogues  à  Tagriculture  et  aux  droits 
des  citoyens  ».  Les  Clubs  étaient  invités  à  collaborer  à  cette 
œuvre,  et  le  Comité  de  Salut  public  était  chargé  de  prendre 
toutes  les  mesures  nécessaires'.  C'était  là  la  difficulté;  eût-on 
disposé  non  de  dix  jours,  mais  de  dix  mois,  il  était  impossible 
d'improviser  ce  personnel  bilingue.  Le  1"  messidor  le  Comité 
d'instruction  publique  préparait  bien  un  projet  de  décret  portant 
création  d'Écoles  normales  où  seraient  formés  les  instituteurs. 
Mais,  sauf  à  Strasbourg,  où  Simond  essaya  de  fonder  une  école 
normale-,  le  projet  ne  semble  pas  avoir  reçu  de  sanction.  Celui 
de  jduviôse  resta  par  suite  lettre  morte.  Et  la  loi  du  2"  bru- 
maire an  III  accepta  raisonnablement  que  l'idiome  du  pays 
pourrait  être  employé  comme  moyen  auxiliaire  ^  Le  fran- 
çais restait  la  langue  essentielle.  C'était  tout  ce  qu'on  pouvait 
imposer  et  prétendre.  Il  n'avait  pas  été  inutile  pourtant  de  mon- 
trer le  but. 

Dans  l'administration  on  voulut  opposer  la  même  rigueur,  au 
cours  de  l'an  II.  Le  2  et  le  16  thermidor,  on  s'occupa,  sur 
le  rapport  de  Merlin  de  Douai,  au  nom  du  Comité  de  législation, 
de  rendre  obligatoire  la  langue  française  pour  tous  les  actes. 
Merlin  connaissait  assez  bien  la  politique  suivie  par  les  rois  à 
cet  égard,  et  loin  d'opposer  les  devoirs  des  républicains  aux  pra- 
tiques des  tyrans,  il  rappelait  avec  à-propos   l'ordonnance  de 

ration  des  droits  de  l'iiomme  alternativement  à  tous  les  jeunes  citoyens  des 
deux  sexes,  que  les  pères,  mères  et  tuteurs  sont  obligés  d'envoyer  dans  les 
écoles  publiques. 

Les  jours  de  décade,  ils  tlonneront  lecture  au  peuple  et  traduiront  vocaleniout 
les  lois  de  la  Républi(jue,  en  prcf(''i'anL  celles  qui  sont  analogues  à  ragricullurc 
et  aux  droits  des  citoyens. 

Art.  5.  Les  sociétés  populaires  sont  invitées  à  jiropager  l'établissement  des 
clubs  pour  la  traduction  vocale  des  décrets  et  des  lois  de  la  République,  et  à 
mulliplier  les  moyens  de  faire  connoili'e  la  langue  française  dans  les  cam- 
pagnes les  plus  reculées. 

Le  Comité  de  Salut  public  csl  chargé  de  prendre  à  ce  sujet  toutes  les  mesures 
qu'il  croira  nécessaires.  Froc.  v.  de  la  Conv.,  XXX,  191,  dans  fiuil.,  P.  v.  c.  p. 
Conv.,  m,  :ji8.  Le  30  pluviôse,  on  étendit  la  mesure  à  laMeurllie  et  aux  Pyré- 
nées-Orientales. 

1.  11  existe  une  circulaire  du  Comité  relaliveà  cet  objet  et  envoyée  aux  Agents 
nationaux  près  des  communes.  Elle  porte  le  n"  d3i9  et  est  datée  du  28  i)rairial. 

•2.  Dupuy,  Le  Cent,  de  VEc.  norm..,  p.  43. 

3.  Gréar<l,  L(i  léç/isl.de  iinslriiclion  primaire,  j».  103. 


HISTOIRE   EXTERNE  DE   LA   LANGUE  XI 13 

Villcrs-Colterets  ot  celles  qui  l'ont  suivie,  et  il  concluait  qu'on 
avait  bien  le  droit  pour  consolider  la  liberté  du  jxMqdc  d'em- 
ployer les  mesures  autrefois  mises  en  œuvre  «  pour  river  les 
fers  de  ceux  qu'on  osoit  appeler  des  sujets  ».  Un  décn't  défendit 
l'emploi  d'aucun  idiome  autre  (pie  le  français,  môme  sous  seing- 
privé,  et  interdit  l'enregistrement  des  actes  faits  en  violation  de 
la  loi,  à  peine  de  destitution  et  de  six  mois  de  prison.  Mais  des 
réclamations  vinrent,  en  particulier  d'Alsace,  et  il  fallut  sur- 
seoir. Le  16  fructidor,  il  fut  décidé  qu'on  demanderait  un  nou- 
veau rapport,  qui  ne  fut  jamais  fait,  et  l'afTaire  ne  fut  reprise  que 
le  25  prairial  an  XI.  L'arrêté  rendu  alors  était  beaucoup  moins 
exclusif.  Il  tolérait  que  la  traduction  des  actes  en  langue  du 
pays  fût  inscrite  en  marge  de  la  minute  par  les  officiers  publics, 
et  reconnaissait  la  validité  des  actes  sous  seing  privé  non  écrits 
en  français.  Encore  la  grande  extension  du  territoire  obligeâ- 
t-elle bientôt  à  de  nouvelles  concessions.  Des  décrets  successifs, 
tout  en  maintenant  la  langue  française  en  principe,  admirent 
dans  les  pays  de  langue  italienne,  allemande,  flamande,  hollan- 
daise, qui  avaient  été  conquis,  l'emploi  de  la  langue  indigène 
jusque  dans  les  actes  publics  et  privés.  En  Toscane,  le  libéra- 
lisme alla  même  plus  loin,  et,  considérant  que  les  peuples  de  ce 
pays  sont  ceux  qui  parlent  le  dialecte  italien  le  plus  parfait,  et 
qu'il  importait  à  la  gloire  de  l'empire  et  à  celle  des  lettres  que 
«  cette  langue  élégante  et  féconde  se  transmît  dans  sa  pureté  », 
l'empereur  signa  un  décret  mettant  sur  le  même  pied  le  toscan 
et  le  français. 

Projet  d'anéantissement  des  patois.  —  Il  semble  que 
ce  soit  Talleyrand  qui  ait  eu  l'honneur  de  poser  le  premier 
devant  les  assemblées  révolutionnaires  la  grosse  question  de  la 
suppression  nécessaire  des  patois  '  (10  sept.  1791).  Mais,  à  cette 
date,  Grégoire  avait  déjà  depuis  longtemps  commencé  de  s'en 
occuper-.  Le  13  août  1790,  il  avait  envoyé  par  toute  la  France 

1.  Sur  tout  ce  (jui  suit  voir  Letires  à  Gréi/oire  siii'  les  patois  de  France 
(1790-1794),  publiées  par  A.  Gazier,  Paris,  18S0,  in-8. 

2.  Assemlilée  nationale.  10  sept.  1791.  Rapport  au  nom  ilii  Comité  de  constitu- 
tion, par  Talleyrand-Périgoril,  anc.  évèciue  d'Aulun  [Arr/i.  pari.,  l"  série,  XXX, 
p.  i47  et  suiv.)  : 

"  Une  singularité  frappante  de  l'état  dont  nous  sommes  alTrancliisesl  sans  doute 
que  la  langue  nationale,  (jui  chatpie  Jour  étendoit  ses  conquêtes  au  delà  des 
limites  de  la  France,  soit  restée,  au  milieu  de  nous,  comme  inaccessible  à  un 


816  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

une  série  de  43  questions  relatives  au  patois  et  aux  mœurs  des 
gens  de  la  campagne.  Une  grande  partie  de  ces  questions  pour- 
raient être  d'im  philologue  uniquement  occupé  à  se  renseigner 
sur  l'état  des  dialectes,  leurs  caractères,  les  sources  où  on  peut 
les  étudier.  Certaines  dénoncent  déjà  que  cette  enquête  a  un  but 
«  d'utilité  publique  »,  telle  par  exemple  la  29"  :  «  Quelle  seroit 
l'importance  religieuse  et  })olitique  de  détruire  entièrement  ces 
patois?  »  — k  " 

Nous  n'avons  pas  toutes  les  réponses  que  reçut  ^wégoire. 
Mais  celles  qui  ont  été  publiées  attestent  d'abord  qu'on  ne  par- 
lait universellement  français  presque  nulle  part',  sauf  dans  le 
centre.  Ailleurs,  en  pays  de  langue  d'oui,  les  villes  seules  et  quel- 
quefois leur  banlieue  usaient  du  français,  quelques-unes  depuis 
peu  de  temps  -.  En  pays  de  langue  d'oc,  les  villes  même  qui  le 
parlaient  étaient  une  faible  exception.  Partout  le  patois  régnait 
en  maître,  tout  en  s'imprégnant  de  plus  en  plus  de  français  ^ 

Quelques-uns  des  correspondants  de  Grégoire  estiment  ({u'il 
n'est  d'aucune  importance  de  détruire  les   patois  \  Quelques- 


si  grand  nombre  de  ses  habitants,  et  que  le  premier  lien  de  communication  ait 
pu  paraître,  pour  plusieurs  de  nos  confrères,  une  barrière  insurmontable.  Une 
telle  bizarrerie  doit,  il  est  vrai,  son  existence  à  diverses  causes  agissant  fortui- 
tement et  sans  dessein;  mais  c'est  avec  réflexion,  c'est  avec  suite  que  les  effets 
ont  été  tournés  contre  le  peuple.  Les  écoles  primaires  vont  mettre  fin  à  celte 
étrange  inégalité  :  la  langue  de  la  constitution  et  des  lois  y  sera  enseignée  à 
tous,  et  cette  foule  de  dialectes  corrompus,  dernier  reste  de  la  féodalité,  sera 
contrainte  de  disparaître  ;  la  force  des  choses  le  commande.  » 

1.  La  première  question  de  Grégoire  :  L'usage  de  la  langue  française  esl-il 
universel  dans  votre  contrée?  a  été  mal  comprise  assez  souvent.  II  faut  rappro- 
cher les  réponses  faites  à  la  19"  :  Les  campagnards  savent-ils  également  le  fran- 
çais? 11  faut  du  reste  se  servir  avec  prudence  des  indications  des  correspon- 
dants de  Grégoire,  qui  ont  toutes  sortes  de  parti  i)ris,  sont  souvent  très  igno- 
rants, ou  se  croient  trop  savants.  Ainsi  le  conventionnel  Colaud  de  la  Salcette 
répond  :  <<  L'usage  de  la  langue  française  est  universel,  tout  le  monde  l'entend 
dans  le  district  de  Die,  et  dans  tout  le  département  de  la  Drôme  ».  C'est  déjà  une 
première  équivoque;  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  on  l'entend,  mais  si  on  en  use. 
Elle  s'accuse  à  la  page  suivante  :  "  Tous  les  paysans  parlent  patois,  même  dans 
les  villes  ;  mais  tous  entendent  le  français.  ••  Le  correspondant  poitevin  répond 
que  les  paysans  parlent  français,  mais  il  ajoute  :  «  puisque  leur  langage  ordinaire 
n'est  qu'un  français  altéré  et  corrompu.  >■  Ces  mots  ôtent  toute  valeur  à  sa 
réponse. 

2.  En  Armagnac,  (piolques  progrès  dei)uis  trente  ans.  Des  gens,  à  Auch  sur- 
tout, l'écrivent  parfaitement.  A  Bordeaux,  à  Mont-dc-Marsan,  c'est  le  peuple  qui 
parle  patois.  En  Périgord,  les  l)ourgeois  parlent  français,  tandis  que  vingt  ans  aui)a- 
ravant  il  était  ridicule  de  francimander.  En  Limagne,  le  français  gagne  aussi  dans 
les  villes.  A  Limoges,  en  1789,  on  prêchait  encore  en  patois  à  l'église  Saint-Pierre. 

3.  Là-dessus  les  réponses  sont  à  peu  près  unanimes,  du  Morbihan  à  la  Bour- 
gogne, de  la  Picardie  au  Languedoc. 

4   En  Provence,  en  Daupiiiné,  en  pays  wallon. 


IMSTdllîK    KXTI'IIXK    l)K   LA    LAMill-:  817 

lins  mémo  .s'rpouvuiiteraiciit  du  sucrr-spour  les  mœurs  cl  l,-i  icli- 
gion';  presque  tous  proclameul  (pi'uu  immense  hieiir.iit  insul- 
terait (le  cette  assimilation  linguistique,  et  leurs  Idlrcs  n'ont 
dû  que  contlrmer  Grégoire  dans  son  dessein. 

Quant  à  la  mise  cà  exécution  de  ce  projet  colossal,  Grégoire 
pnf  en  examiner  à  hou  escient  les  diflicultés.  A  l'extrême  Nord 
et  à  rextrème  Midi  on  lui  soulignait  la  prescjue  impossibilité  de 
parvenir  à  un  résultat.  Il  n'y  a,  en  pays  wallon,  lui  écrivait-on, 
ni  cour,  ni  foyers  de  civilisation  purement  française,  pi  sociétés 
littéraires;  les  habitants  s'occupent  peu  de  ([uestions  d'art,  où 
la  langue  importe,  et  le  français  est  pour  eux  trop  surchargé  de 
règles.  Du  reste  le  wallon  est  très  riche,  très  énergique  et  très 
doux.  De  Provence  un  «  félibre  »  avant  la  lettre  lui  répondait  : 
«  Pour  détruire  le  patois,  il  faudrait  détruire  le  soleil,  la  fraîcheur 
des  nuits,  le  genre  d'aliments,  la  qualité  des  eaux,  l'homme 
tout  entier.  » 

Plus  décourageante  encore  que  ces  objections  était  la  variété 
des  moyens  proposés  ailleurs  :  de  partout  on  signale  que  la 
persuasion  seule,  dont  l'action  est  lente,  pourra  réussir,  et  que 
des  lois  échoueraient;  qu'il  faut  chang-er  les  habitudes  du  clorué 
et  interdire  prônes,  exercices,  catéchismes  en  patois  -,  exclure^ 
en  même  temps  les  patois  des  tribunaux  et  des  actes  civils, 
organiser  un  plan  d'éducation  à  l'aide  de  prix,  d'ouvraeés  élé- 
mentaires, d'instituteurs  purement  français,  hâter  la  distribu- 
tion dans  les  campagnes  de  livres  français,  relatifs  à  l'agricul- 
ture, au  commerce,  à  la  religion,  à  la  constitution,  multiplier 
les  voies  de  communication,  etc.  Tout  cela  n'était  pas  œuvre 
d'un  jour  et  ne  pouvait  s'organiser  par  décret.  Grégoire  pour- 
tant ne  se  découragea  pas. 

Quand  Barère  avait  proposé,  en  pluviôse,  de  créer  des  insti- 
tuteurs dans  les  pays  où  il  était  parlé  des  idiomes  étrangers,  un 
membre  avait  introduit  un  amendement  pour  étendre  cette 
mesure,  c'est-à-dire,  visiblement,  pour  s'attaquer  aux  dialectes. 
Barère  craignit  qu'on  risquât  tout  à  vouloir  trop  faire,  et  com- 
battit la  motion.  Grégoire  y  revint.  Il  avait  déjà  exprimé  dans  la 

1.  A  Saint-Claude,  en  Poitou,  à  Tréguier. 

-2.  Salins   demande   même    qu'on    hàle   l'éclosion    d'une    liturgie    en    lan'nif 
française.  '^    ' 

Histoire  de  la  langue.  VU.  ^O 


8J8  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

séance  du  30  juillet  1793  son  espoir  de  voir  disparaître  les  jar- 
gons locaux,  et  marqué  l'importance  de  la  question  '.  Il  recom- 
men(;a,  le  G  et  le  18  prairial  an  II  (juin  1794).  Le  discours  qu'il 
prononça  à  cette  occasion  à  la  Convention  est  célèbre.  Fait  à  la 
fois  pour  une  réunion  des  Jacobins  et  pour  une  académie,  il 
aurait  de  quoi  surprendre,  si  on  ne  savait  que  la  Convention, 
comme  le  dit  Grégoire  lui-même,  «  au  milieu  des  orages  politi- 
ques, tout  en  tenant  d'une  main  sûre  le  gouvernail  de  l'État, 
prouvait  que  rien  de  ce  qui  intéresse  la  gloire  de  la  nation 
no  lui  est  étranger  ».  Grégoire  a  fait  deux  parties  distinctes  de 
sa  harangue  :  la  seconde,  où  il  examine  les  moyens  de  révolu- 
tionner la  langue,  sera  étudiée  ailleurs.  La  première  est  con- 
sacrée à  montrer  qu'il  faut  l'uniformiser.  Grégoire,  qui  a  lu 
Rivarol,  peut-être  même  Charpentier,  commence  par  constater 
que  la  langue  française  est,  de  l'assentiment  de  tous  les  peuples, 
devenue  «  classique  »  en  Europe.  Si  notre  idiome  a  reçu  un 
tel  accueil  des  tyrans  et  des  cours,  à  qui  la  France  monarchique 
donnait  des  théâtres,  des  pompons,  des  modes  et  des  manières, 
quel  accueil  ne  doit-il  pas  se  promettre  de  la  part  des  peuples  à 
qui  la  France  républicaine  révèle  leurs  droits  en  leur  ouvrant  la 
route  de  la  liberté  M  Mais  par  une  fatalité  dont  les  causes  pre- 
mières remontent  aux  origines  de  l'histoire  de  notre  pays  et 
aux  invasions  qu'il  a  suivies,  cet  idiome  ne  règne  pas  encore  sur 
son  propre  territoire.  La  féodalité,  qui  morcela  la  France,  y 
conserva  soigneusement  la  disparité  d'idiomes,  comme  un 
moyen  de  reconnaître  et  de  ressaisir  les  serfs  primitifs.  Il  n'y 
a  qu'environ  quinze  départements  où  le  français  soit  parlé, 
encore  avec  des  altérations.  Nous  n'avons  plus  de  provinces  et 
nous  avons  encore  trente  patois.  «  On  peut  assurer  sans  exagé- 

1.  Lequinio  parle  incidi'iiiment  de  la  question  dans  son  plan  d'éducation  pro- 
posé le  2  juil.  1793;  voir  Guil.,  Pr.  v.  I.  p.  Gonv.,  I,  547. 

2.  '«  Les  connaissances  utiles,  comme  une  douce  rosée,  se  répandront  sur  toute 
la  masse  des  individus  qui  composent  la  nation;  ainsi  disparaîtront  insensihle- 
ment  les  jargons  locaux,  les  patois  de  six  millions  de  Français  qui  ne  parlent 
pas  la  langue  nationale.  Car,  .je  ne  puis  trop  le  répéter,  il  est  plus  important 
qu'on  ne  pense  en  politique  d'extirper  cette  diversité  d'idiomes  grossiers,  qui 
prolongent  l'enfance  de  la  raison  et  la  vieillesse  des  préjugés.  Leur  anéan- 
tissement sera  plus  prochain  encore,  si,  comme  je  l'espère,  vingt  millions  de 
catholiques  se  décident  à  ne  plus  parler  à  Dieu  sans  savoir  ce  qu'ils  lui  disent, 
mais  à  célébrer  l'office  divin  en  langue  vulgaire.  »  Discours  du  citoyen  Grégoire 
sur  l'éducation,  prononcé  à  la  séance  du  30  juil.  1793,  dans  Guil.,  P.  v.,  C.  l.  p. 
Coiiv.,  II,  177. 


IIISTnillE   EXTERNE   i)K    LA    LANGTE  819 

ration  qu'au  moins  six  millions  de  Français,  surtout  dans  les 
campagnes,  ignorent  la  langue  nationale,  qu'un  nombre  égal 
est  à  peu  près  incapable  de  soutenir  une  convorsalion  suivie; 
qu'en  dernier  résultat,  le  nombre  de  ceux  qui  la  parlent  pure- 
ment n'excède  pas  trois  millions,  et  probablement  le  nombre  de 
ceux  qui  l'écrivent  correctement  est  encore  moindre.  » 

Il  faut  au  contraire  (jue  tous  les  citoyens  puissent  se  commu- 
niquer leurs  pensées.  Il  faut  que,  dans  un  pays  oîi  l'accession 
aux  charges  a  été  rendue  possible  à  tous,  toute  une  majorité  de 
citoyens  ne  soient  pas  placés  dans  l'alternative  ou  de  les  rem- 
plir mal  ou  d'en  être  exclus.  Il  faut  que  les  décrets  du  pouvoir 
puissent  être  lus  et  compris  de  tous.  Dans  l'état  des  dialectes, 
des  décrets  seraient  intraduisibles.  Il  faut  que  ces  barrières  qui 
empêchent  l'amalgame  politique  tombent  comme  les  autres 
pour  effacer  ce  qui  reste  des  préventions  résultant  des 
anciennes  divisions  provinciales.  11  faut  enfin  que  le  français 
devienne  familier,  si  on  veut  cpie  l'agriculture,  l'art  nautique,  les 
arts  minéraux  progressent,  par  la  difl'usion  de  livres  dans  les 
campagnes.  Sans  cette  condition  les  progrès  restent  inconnus 
ou  inintelligibles. 

Les  diverses  objections  faites  à  ce  projet  peuvent  facilement 
se  réfuter.  En  vain  on  allègue  l'attachement  et  l'admiration  des 
Méridionaux  pour  leur  belle  langue.  D'Aslros  et  Goudouli  peu- 
vent-ils se  comparer  à  Pascal,  Fénelon  et  Jean-Jacques?  Nos 
frères  du  Midi  ont  abjuré  et.  combattu  le  fédéralisme  politique, 
ils  combattront  celui-ci.  Les  dialectes  resteront  d'ailleurs  un 
utile  objet  d'étude  pour  le  grammairien  philosophe  \  ils  pour- 
ront même  servir  à  enrichir  notre  langue.  On  ne  saurait  pour 
cela  prétendre  à  les  maintenir.  Sont-ils,  comme  on  le  dit,  l'abri 
des  bonnes  mœurs?  Mais  le  régime  républicain  va  supprimer 
toutes  les  causes  qui  en  amenaient  la  perversion. 

Comment  s'y  prendre,  disent  quelques  personnes  (jui  recon- 
naissent l'utilité  du  principe?  Les  moyens  sont  divers.  C'est  le 
passage  par  l'armée,  la  diffusion  de  petits  opuscules  utiles,  de 


I.  Le  pliysicien  J.-B.  Leroy,  dans  une  lettre  publiée  par  M.  Gazier,  p.  323  des 
Let.  à  Gre'f/.,  appelle  l'attention  de  Grégoire  sur  l'utilité  des  patois  pour  les 
recherches  sur  la  langue  nationale,  et  rappelle  qu'il  avait  donné  à  Sainle-Palaye 
le  conseil  de  les  étudier. 


820  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

bons  journaux,  des  chansons  choisies,  semblables  à  celles  où 
Lavater  a  célébré  la  République  helvétique,  le  théâtre,  d'où  il 
faudrait  exclure  les  personnages  grotesques  qui  parlent  jargon. 
Grégoire  voudrait  ([ue  les  municipalités,  les  sociétés  patrioti- 
ques prissent  l'habitude  de  tenir  leurs  réunions  en  français. 
Au  reste,  quelques  difficultés  qui  se  présentent,  «  l'unité  d'idiome 
étant  partie  intégrante  de  la  Révolution,  plus  on  opposera  de 
difficultés,  plus  on  prouvera  la  nécessité  d'opposer  des  moyens 
pour  les  combattre  ».  Dans  son  désir  de  faire  un  peu  de  bien,  si 
on  ne  peut  obtenir  un  succès  complet,  Grégoire  en  arrive  à  se 
demander  si  on  ne  pourrait  pas  imposer  à  la  nouvelle  généra- 
tion tout  au  moins  de  savoir  sa  langue,  et  il  dit  :  «  Dans  certains 
cantons  de  la  Suisse,  celui  qui  veut  se  marier  doit  préalable- 
ment justifier  qu'il  a  son  habit  militaire,  son  fusil  et  son  sabre  : 
en  consacrant  chez  nous  cet  usage,  pourquoi  les  futurs  époux  ne 
seraient-ils  pas  soumis  à  prouver  qu'ils  savent  lire,  écrire  et 
parler  la  langue  nationale?  »  Ni  la  Convention  ni  Grégoire  lui- 
même  ne  s'arrêtèrent  à  cette  proposition  originale.  On  s'en  tint 
à  mettre  «  l'idiome  de  la  liberté  à  l'ordre  du  jour  ».  Une  adresse 
aux  Français  fut  adoptée,  et  fit  appel  à  leur  patriotisme  et  à 
«  une  sainte  émulation  pour  bannir  les  jargons,  derniers  lam- 
beaux de  la  féodalité  et  monuments  de  l'esclavage  '.  » 

Inutile  d'ajouter  que  ces  velléités  ne  produisirent  point  de 
résultat  immédiat.  Aussi  bien  est-ce  une  puérilité  que  de  repro- 
cher à  la  Révolution  de  n'avoir  pas  créé  tout  en  dix  ans.  Elle  a 
marqué  le  but  vers  lequel,  bon  gré  malgré,  nous  marchons  tous. 


//.   —  Histoire  interne  de  la   langue. 

Généralités.  L'esprit  de  révolution  et  le  langage.  — 

C'est  une  erreur  très  répandue,  malgré  les  protestations  que 
Nodier  a  déjà  fait  entendre,  que  celle  qui  consiste  à  croire  que 
la  Révolution  a  bouleversé  la  langue  elle-même.  Quelques  livres 
à  titre  trompeur,  qui  ont  l'air  de  recueils  de  nouveautés  gram- 

1.  Ane.  Monit.,  réimp.,  XX,  062. 


IllSTiilItl-:    INTKllNK   \)i:   LA    LANCIK  821 

nialicalcs,  et  qui  sont  loiil  aulio  cliose  ',  oui  dû  conlrihiior  h 
créer  et  à  maintenir  ce  préjugé.  Mais  il  naissait  tout  naturelle 
ment  dans  Tesprit  de  ceux  qui  n'ont  pas  étudié  les  faits  :  il 
semble  en  effet  logique  qu'un  mouvement  qui  a  tout  emporté 
en  France  de  ce  qui  paraissait  le  plus  solide  n'ait  pas  laissé 
del)0ut  le  fragile  édifice  grammatical  que  la  société  polie  et 
choisie  des  siècles  précédents  avait  fait  à  son  usage. 

La  réalité  est  tout  autre.  Sans  doute  il  y  a  eu  des  chanpre- 
ments  et  des  nouveautés,  mais  M.  Aulard,  qui  a  apprécié  très 
exactement  les  caractères  linguistiques  des  diverses  époques 
révolutionnaires,  a  rappelé  à  propos  les  mots  d'un  royaliste, 
fougueux  adversaire  de  la  Législative  et  de  la  Convention  (Des- 
marais, Et.  crif.  des  hist.  de  la  Révol.  fr.,  1835,  p.  124)  :  «  La 
langue  de  Racine  et  de  Bossuet,  dit-il,  vociféra  le  sang  et  le 
carnage;  elle  rugit  avec  Danton,  elle  hurla  avec  Marat,  elle 
siffla  comme  le  serpent  dans  la  bouche  de  Robespierre.  Mais  elle 
resta  pure.  »  Le  mot  est  juste  dans  l'ensemble,  si  on  veut  bien, 
suivant  une  remarque  nécessaire,  ne  pas  tenir  compte  des  docu- 
ments provenant  des  illettrés. 

En  pleine  année  1191,  Domergue  est  à  Paris  l'àme  de  tout 
un  groupe  d'  «  amateurs  »,  qui  continue  à  dogmatiser  des  parti- 
cipes. Il  fait  reparaître  son  journal,  et  il  a  des  lecteurs,  des  cor- 
respondants même  :  un  citoyen  soldat  du  bataillon  des  Corde- 
liers,  qui  interroge  sur  le  mot  inestimable;  un  Hugues  de 
Saint-Cyran,  qui  se  renseigne  sur  la  position  d'une  virgule.  Et  la 
société  qui  s'intéresse  à  ce  débat  est  la  même  qui  se  mêle  aux 
affaires  publiques,  car  il  a  été  parié  à  ce  sujet,  et  par  six  per- 
sonnes, «  la  solde  pour  un  an  d'un  garde  national  volant  à  la 
défense  des  frontières  -  ».  Plusieurs,  avec  Chamfort,  conçoivent 

1.  Par  exemple,  le  Dictionnaire  laconique,  véridique  et  impavlial,  ou  étrennes 
aux  démagogues  sur  la  Révolution  française...  A  Palriopoiis...  l'an  troisième. 
Cf.  Dictionnaire  national  et  anecdotique  pour  servir  à  l'intelligence  des  mots  dont 
notre  langue  s'est  enrichie  depuis  la  Révolution. ..  Par  M.  de  PEpithèfe...  à  Poli- 
ticopolis.  1700.  L'ouvrage,  d'après  Quérard,  est  de  Chantreaii;  il  s'y  trouve  un 
certain  nombre  de  mots  tels  que  :  arrêté,  liaut  clergé,  bas  clergé,  déficit,  numé- 
raire, question  préalable,  etc.  Mais  c'est  peu  de  chose.  Le  plus  connu  de  ces 
ouvrages  est  celui  de  La  Harpe  :  Du  fanatisme  dans  la  langue  révolutionnaire. 
Paris.  Migiieret,  An  V  (1797).  Mais  il  suffit  de  lire  le  sous-titre  pour  recon- 
naître qu'oti  a  atTaire  à  un  pamphlet  politique  :  De  la  persécution  suscitée  par 
les  barijares  du  xviii'  siècle  contre  la  religion  catholique  et  ses  ttiinistres.  Quel- 
ques mots  cependant  sont  utilement  relevés.  Voir  .Vulard,  ies  orfl/.  de  la  Lpgisl. 
et  de  la  Content.,  1,  49. 

2.  Journal  de  la  langue  françoise,  L  12:{.  et  III,  .j9. 


822  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

que  rAcaJémie  doit  disparaître,  mais  ce  n'est  point  parce  qu'elle 
exerce  une  autorité,  c'est  tout  au  contraire  parce  qu'elle  n'en 
exerce  pas,  et  que  «  dans  le  moment  où  nos  législateurs  fondent 
la  plus  belle  constitution  et  le  bonheur  de  tous  sur  les  débris 
de  nos  antiques  chaînes,  le  sénat  littéraire  garde  un  silence  cou- 
pable sur  la  législation  gothique  de  notre  langue'».  Le  23  avril, 
Domergue  travaille,  «  sur  l'invitation  de  plusieurs  membres  du 
Corps  législatif,  à  réformer  l'institution  et  à  en  faire  une  société 
ouverte  et  active  ».  Et  trois  mois  plus  tard,  désespérant  sans 
doute  d'enlever  à  l'Académie  son  caractère  littéraire,  il  propose 
d'en  faire  une  autre,  «  qui  travaille,  sous  les  yeux  du  public,  à 
la  perfection  de  notre  idiome  ».  En  attendant,  il  fonde  la 
Sociélé  des  amateurs  de  la  langue,  avec  ses  divers  comités  : 
comité  de  principes,  comité  d'étymologie,  comité  de  définition 
et  de  synonymie,  comité  de  syntaxe,  comité  de  prosodie  et  de 
prononciation,  comité  d'orthographe,  comité  de  néologie,  comité 
de  rédaction.  Cette  «  assemblée  délibérante  »  devait  se  réunir  le 
1"  octobre,  d,  rue  de  Condé,  chez  lui-même  -.  Elle  se  réunit 
sûrement,  mais  je  ne  possède  aucun  détail  sur  les  noms  des 
membres  et  l'objet  des  séances  \ 

Ce  qu'on  peut  affirmer  d'après  \e  Journal,  c'est  que  Domergue 
et  les  siens,  s'ils  n'étaient  pas  tout  à  fait  fermés  aux  nouveautés 
[Jotirn.,  I,  195),  gardaient  leurs  principes,  et  n'avaient  nulle- 
ment été  ébranlés  par  la  tempête  révolutionnaire.  «  Hé!  mes- 
sieurs, félicitons-nous  de  ne  plus  vivre  sous  le  gouvernement  de 
Louis  XIV  et  de  Louis  XV,  mais  parlons  toujours  la  langue  des 
immortels  écrivains  qui  ont  fait  la  gloire  de  leur  règne!  »  (I,  26.) 
«  L'heureuse  révolution  dont  nous  sommes  les  témoins  frappe 
notre  esprit  de  tant  d'idées  inconnues  qu'ilfaut  absolument  des 

termes  ignorés  de  nos  pères  pour  les  rendre Mais  la  liberté 

littéraire  a  ses  bornes,  comme  la  liberté  civile.  {Ib.)  Nos  écri- 
vains politiques  gâtent  assez  la  langue,  sans  que  les  académi- 
ciens aient  besoin  de  s'en  mêler  [Ib.  I,  82).  » 

En  fait,  les  écrivains  politiques  eux-mêmes  ne  méritaient  pas 

1.  Journ.,  I,  116;  II,  211. 

2.  Ib.,  II,  122. 

3.  Dans  une  leUre  (Ui  25  prairial  an  II,  Domergue  invile  Grégoire  à  la  séance 
gramnialico-poélique  du  seplicli  suivant  (Let.  à  Grég.,  p.  321).  Dans  une  autre 
lettre  du  II  messidor,  Cabanis  fait  allusion  à  l'existence  de  la  Société.  {Ib.,  p.  333.) 


lllSTdlliK    I.NTKHNK    l)K    LA    LANdlK  82:5 

loul  à  r.iil  les  rcjuoclios  des  [luristcs;  ils  no  les  iiK'rilrronl  iiirmo 
jamais,  car  si  parfois  ils  «  j^Ataiont  la  langue  »,  c'était  sans 
intention  de  lui  faire  tort,  dans  la  hâte  du  travail  et  l'entraîne- 
nient  do  la  lulte.  On  jiourrail  donner  toutes  sortes  de  jirouves 
que  ceux  «roiiti-c  eux  (jui  avaient  reçu  (ju(d([ue  culture  se  mon- 
traient, quelquefois  presque  au  même  degré  que  des  grammai- 
riens, soucieux  de  la  ]>uroté.  Le  19  mai  1702,  on  rit  de  Merlin 
qui  avait  employé  à  la  tribune  le  mot  de  puùIlcisU',  réputé  nou- 
veau. Et  en  fait  Robespierre,  Yergniaud,  Saint-Just,  Danton  se 
gardent  de  ces  innocentes  témérités.  On  peut,  dit  Aiilard,  pai-- 
courir  leur  œuvre  sans  rencontrer  un  seul  vocable  créé  [lar  ces 
orateurs.  C'est  plutôt  le  reproche  contraire  qu'il  faudrait  faire 
à  Robespierre  et  à  Yergniaud  :  devant  les  mots  inventés  récem- 
ment pour  exprimer  dos  choses  nouvelles,  leur  goût  académique 
hésite,  recule,  et  classiquement  tourne  cet  écueil  au  moyen 
d'une  périphrase.  {Orat.  de  la  Législ.  et  de  la  Conv.,  I,  49.) 

Si,  ajoute  le  même,  des  écrivains  de  dernier  ordre,  des  rap- 
porteurs de  questions  techniques  abusent  des  nouveautés,  on 
voit  des  esprits  hardis  et  peu  suspects  s'arrêter  par  scrupule 
grammatical.  Est-ce  crainte  que  les  mots  mal  reçus  ne  nuisent 
aux  idées?  est-ce  tradition  et  éducation?  En  tout  cas  il  n'est  pas 
jusqu'à  Bonneville  qui  ne  se  corrige,  à  certains  jours,  plutôt 
que  de  risquer  un  barbarisme  :  «  J'avais  d'abord  écrit  :  forcera 

la  terre  à  se  déroiser,  à  se  dépre'traiUer Dans  la  crainte  que 

des  lecteurs  ineptes  ne  voulusserit  trouver  obscures  ou  ridicules 
ces  deux  expressions,  créées  par  un  sentiment  profond  de 
nos  malheurs,  je  n'ai  pas  osé  les  consacrer  dans  mon  texte 
(Mercier,  Néologie).  Aussi  ne  faut-il  pas  prendre  à  la  lettre  les 
déclamations  de  Barère  dans  son  discours  de  pluviôse  (Guil., 
P.  V.  I.  p.  Conv.,  III,  350).  Il  avait  beau  proclamer  que  c'en 
était  fait  des  puériles  distinctions  qui  obligeaient  à  siffler  la 
langue  d'une  manière  particulière  pour  être  un  homme  comme 
il  faut,  et  ajouter  que  «  l'orgueil  même  de  l'accent  plus  ou 
moins  pur  n'existait  plus,  depuis  que  des  citoyens  rassemblés 
de  toutes  les  parties  de  la  République  avaient  exprimé  dans  les 
assemblées  nationales  leurs  vœux  pour  la  liberté  »,  les  propo- 
sitions mêmes  qu'il  faisait  en  vue  de  détruire  «  l'aristocratie  de 
langage  »  montrent  qu'elle  était  debout.  Et  Chénier  ne  fut  pas 


82i  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

le  seul  sans  doule  à  se  moquer  de  ce  «  sot  fatras  »  (éd. 
Lemerre  18"i,  II,  203).  Deleyre  — -  peut-être  «  tenait-il  un  filet 
du  eascon  »  —  me  paraît  avoir  traduit  beaucoup  plus  naïvement 
le  désir  qui  subsistait  de  bien  parler  la  langue  nationale,  quand 
il  demandait  «  qu'afîn  de  répandre  dans  toute  la  République  la 
pureté  de  la  langue  française,  tant  pour  la  diction  que  pour 
la  prononciation,  on  envoyât  les  enfants  du  Midi  dans  les 
g'vmnases  du  Nord  où  l'on  parle  le  mieux,  et  les  enfants  du  Nord 
dans  les  gymnases  du  Midi,  pour  y  porter  le  bon  usage  {Idées 
sur  Véduc.  nationale,  dans  Guil.,  P.  v.  I.  p.  Gonv.,  I,  667). 
C'est  parce  que  la  Convention  n'avait  pas  abandonné  ce  pré- 
jugé qu'elle  inscrivait  parmi  les  gens  de  lettres  auxquels  des 
subventions  étaient  attribuées  ,  les  grammairiens  Domergue, 
Pougens,  Roubaut,  d'Açarq  (14  niv.  an  III)  ',  qu'elle  faisait 
enseigner  la  grammaire  générale  dans  toutes  les  écoles  cen- 
trales et  plaçait  la  grammaire  à  la  base  de  l'enseignement  dans 
toutes  les  écoles. 

Il  importait  de  marquer  ici  fortement  cet  état  de  l'esprit 
général.  Il  explique  d'abord  pourquoi  les  changements  ne  furent 
pas  très  grands  ;  il  explique  aussi  comment  ceux  mômes  qui 
proposèrent  de  révolutionner  la  langue  n'avaient  pas  en  réalité 
l'idée  de  la  rendre  libre,  mais  seulement  de  la  précipiter  violem- 
ment dans  la  voie  où  elle  marchait  de  leur  temps  :  vers  la 
logique  et  \ers  la  raison.  Le  moyen  d'y  réussir  ne  leur  parut 
non  plus  jamais  être  de  l'abandonner  librement  au  progrès, 
mais  de  l'y  contraindre  par  des  décrets,  en  substituant  à  l'auto- 
,  rite  académique  une  autre  autorité,  bien  plus  puissante  et  plus 
oppressive  :  l'autorité  administrative.  Je  ne  connais  aucune  ten- 
tative d'émancipation  véritable,  aucune  proposition  de  remettre 
la  langue  purement  et  simplement  à  l'usage  et  au  caprice  de 
ceux  à  qui  elle  appartenait  :  je  veux  dire  de  ceux  qui  avaient  à 
la  parler  et  à  l'écrire. 

Projets  de  culture  administrative  de  la  langue.  — 
1°  L'oiniiOGiiAPHE.  —  Dès  1791,  dans  le  Journal  de  la  langue 
française,  Boinvilliers.  posant  la  question  devant  de  nouveaux 
juges,  s'adresse  aux  «  représentants  de  la  nation  »  pour  leur 

\.  Sous  le  Directoire  Houllé,  Giiéioult,  Boinvilliers,  Bloiulin,  Delormel  sonl  de 
même  récompensés. 


iiismiiti';  i.NTKii.Ni-;  m-:  la  lancii-:  825 

ilemander  de  ri'lnnncr  les  \  iccs  cl  les  ;il>iis  ',  Su  «  (•(iiisliliili(jii  »', 
plus  que  liiiiiilc  el  contradictoire,  ne  valait  rien,  mais  l'idée  que 
rorthoiji'a|die  pouvait  être  refaite  ou  au  moins  nioililiée  par 
mesure  administrative  était  nouvelle  et  féconde .  Domergue 
inséra  le  projet  de  Boinvilliers,  au  grand  scandale  de  nombreux 
lecteurs  {ib.,  II,  232),  et  bientôt  Louis  Verdure  el  lui  rcprircul  la 
lutte  contre  le  «  monstre  »,  avec  l'intention  de  raltacjuer  non 
plus  «  à  coups  d'épingle  »,  mais  à  coups  de  massue  '. 

Devant  les  assemblées,  la  question  faillit  être  plusieurs  fois 
posée.  Daunou  la  porta  au  Comité  d'Instruction  publique  ^  Il 
s'en  prend  non  plus  aux  objections  des  retardataires,  mais  à  la 
seule  qui  soit  réelle,  à  savoir  qu'un  changement  dans  l'ortho- 
graphe doit  entraver  ou  abolir  l'usage  des  livres  écrits  suivant 
la  méthode  ordinaire.  Or  Daunou  ne  propose  point  d'imprimer 
désormais,  même  les  lois,  dans  l'orthographe  philosophique, 
mais  bien  seulement  les  livres  classiques  pour  les  enfants'.  Pour 

1.  Voir  II,  lu.  '<  Tandis  que  vous  vous  occupiez  de  la  renaissance  de  l'État,  je 
travaillais  de  mon  côté  à  la  régénération  de  la  langue,  et,  s'il  m'est  permis  de 
comparer  les  petites  choses  aux  grandes,  je  puis,  Messieurs,  mais  dans  un 
autre  sens,  m'écrier  avec  vous  :  la  Constitution  est  faite!  »  Cf.  II,  109. 

2.  II,  198  el  -228. 

3.  "  Je  réclame,  dit-il,  dans  son  Essai  sur  l'Instruction  publique  (sec.  moitié  de 
juil.  n93;  Guil.,  /V.  ?-.  C.  I.  p.  Conv.,  I,  594),  comme  un  moyen  de  raison  publique, 
le  changement  de  l'orthographe  nationale,  et  je  ne  crois  pas  cette  proposition 
indigne  d'être  adressée  à  des  législateurs  qui  comjUeront  pour  quelque  chose 
le  progrès,  ou  plutôt,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  la  santé  de  l'esprit  humain. 
Il  n'est  point  ici  question  de  quelques  corrections  partielles,  semblables  à  celles 
que  l'on  a  tentées,  et  qui  ne  sont  bien  souvent  que  de  nouvelles  manières  de 
contrarier  la  nature.  Je  demande  la  restauration  de  tout  le  système  orthogra- 
phique, et  que,  d'après  l'analyse  exacte  des  sons  divers  dont  notre  Idiome  se 
compose,  Ton  institue  entre  ces  sons  et  les  caractères  de  l'écriture  une  corréla- 
tion si  précise  et  si  constante,  que,  les  uns  et  les  autres  devenant  égaux  en 
nombre,  jamais  un  même  son  ne  soit  désigné  par  deux  diirérents  caractères, 
ni  un  même  c;iractère  applicable  à  deux  sons  dilTérents.  Cette  analyse  des  sons 
de  notre  idiome,  la  philosophie  l'a  déjà  faite  ou  du  moins  Ta  fort  avancée.  Cette 
correspondance  invariable  entre  la  langue  parlée  et  la  langue  écrite,  il  ne  faut 
plus  que  la  vouloir  pour  l'établir  avec  succès.  Nous  ne  pouvons  pas  désirer, 
pour  cette  réforme  importante,  une  plus  favorable  époque  que  celle  où  les  pré- 
jugés se  taisent,  où  les  habitudes  s'ébranlent,  où  Ton  travaille  enfin  à  régénérer 
l'instruction.  » 

4.  ••  Lorsque,  dans  la  méthode  actuelle,  un  enfant  sait  bien  lire  le  français, 
combien  de  temps  lui  faut-il  pour  se  mettre  au  fait  des  caractères  grecs  el  pour 
apprendre  à  les  lire?  Deux  jours,  ou  quinze,  si  vous  le  voulez.  Eh  bien!  il  n'en 
faudra  pas  davantage  pour  qu'à  la  fin  de  leur  éducation  commune,  à  Tàge  d'en- 
viron douze  ans,  vous  donniez  de  même  à  vos  élèves  la  clef  de  votre  orthographe 
vulgaire,  et  que  vous  les  mettiez  en  état  de  lire  avec  facilité  des  livres  dont 
jusqu'alors  ils  auront  fort  bien  pu  se  passer.  Vous  sentez  qu'à  cet  âge  votre 
système  usuel  de  lecture  pourra  leur  être  enseigné  sans  péril,  et  que  des  esprits 
sains,  pénétrants,  actifs,  n'y  verront  qu'une  convention  bizarre,  qu'ils  appren- 
dront comme  un  fait,  ci  qu'ils  ne  recevront  pas  comme  une  doctrine.  » 


820  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

les  autres,  il  faut  laisser  agir  le  temps,  la  liberté  et  la  raison  '. 

Grégoire  fit  également  allusion  clans  son  rapport  de  prairial 
an  II  à  la  réforme,  tout  en  écartant  l'idée  d'un  bouleversement, 
et  reçut  à  ce  propos  les  félicitations  de  plusieurs  correspon- 
dants -. 

A  l'Ecole  normale  de  l'an  III  la  question  fut  posée  par  Sicard 
dans  les  séances  du  quintidi,  à  propos  de  la  discussion  d'un 
des  livres  élémentaires  dont  la  composition  avait  été  prescrite". 
Le  15  pluviôse,  le  professeur  de  grammaire  générale  proposa 
aux  discussions  des  élèves,  des  «  éléments  de  lecture  et  d'écri- 
ture »  préparés  par  lui.  Il  ne  s'y  agissait  de  rien  moins  que  d'une 
classification  et  d'une  notation  nouvelle  des  sons  de  la  langue  ^ 
Timide  encore  par  quelques  côtés,  l'essai  de  simplification  et  de 
régularisation  de  Sicard  donna  lieu  à  une  discussion  appro- 
fondie" où  se  mêlèrent  non  seulement  des  élèves  inconnus,  mais 
Garât  et  Volney.  L'e  muet  arrêta  d'abord  l'attention.  Il  ne  pou- 
vait s'agir  de  le  supprimer,  c'était  une  «  propriété  nationale  » 
{Ici.,  111).  L'un  voulait  le  remplacer  par  un  caractère  spécial, 
l'autre  par  une  apostrophe.  En  tout  cas  il  paraissait  juste  de 
l'ôter  de  cette  échelle  des  e,  où  sa  place  lui  donne  au  delà  de  la 
Loire  une  valeur  qu'il  n'a  pas  en  deçà^ 

Mais  Volney  ayant  posé  le  principe  «  que  c'est  un  vice  radical 
dans  un  alphabet,  de  donner  deux  signes  à  des  sons  simples  et 
un  seul  signe  à  des  sons  composés  »,  Sicard  exposa  qu'en  effet 
il  y  avait  une  réforme  essentielle  à  faire  dans  l'alphabet,  qui 
devait  être  entièrement  refondu  '. 

1.  Il  insère  la  réforme  de  rorlhographe  dans  son  Projet  unahjiiqiie  tVimc  loi 
sur  Vinslruciion  iniblique. 

2.  Voir  dans  les  Lellres  à  Grégoire  la  lettre  de  Silex  Cabanis  (p.  331),  et  celle 
de  Louis  Mahier,  très  précise  et  très  hardie  (332-333). 

3.  Voir  Dupuy,  L'école  normale  de  Van  HI,  164  et  suiv. 

4.  Nous  ne  l'avons  pas  en  entier.  Peut-être  la  substance  en  est-elle  resiée  dans 
le  Manuel  de  l'enfance  que  je  n'ai  pu  trouver  à  la  Bibliothèque  nationale.  En  tout 
cas,  nous  savons  qu'il  maintenait  ph  =  f,  et  oienl  dans  les  verbes  (Déb.,  II,  99). 

0.  Voir  le  livre  des  Débats  des  Écoles  normales  (H,  97),  et  la  Feuille  de  la 
République  du  IS  pluviôse. 

fj.  Crouzel,  élève  du  département  de  Paris,  principal  du  collège  du  Panthéon 
français,  ci-devant  Montaigu,  prit  thème  de  cette  controverse  pour  adresser 
au  citoyen  Sicard  une  réclamation  qui  mérite  de  prendre  place  dans  l'histoire  de 
la  langue  auprès  de  la  jolie  lettre  de  Voiture  sur  le  car.  On  la  trouvera  dans 
Dupuy,  0.  c,  p.  166. 

1.  Il  serait  convenable  qu'il  fût  le  même  pour  tous  les  peuples  de  la  lerre; 
au  moins  qu'il  n'y  eût  pas  contradiction  dans  une  seule  langue.  Les  consonnes 
devraient  être  mieux  classées;  enfin  l'alphabet  devrait  être  entièrement  refait, 


IIISTOIUK   INTKIIM-;    llK    LA    I>AN(;i:K  S27 

C'est  alors  que  le  vieux  gi'amniairicn  de  W'ailly  inlri\cM;inl, 
r('|M'il  soti  |u'()i;rainine  aueicn,  et  (léclai-.inl  (|u'il  r.ill.iil  cIlimi;»'!- 
rorlliogiaphe  des  ancêtres,  comme  on  avait  cliangé  leur  syn- 
taxe, pour  la  rendre  conforme  à  la  lecture,  il  proposa  un  projet 
manuscrit.  Encouragé,  Sicard  s'écria  qu'il  «  allait  tout  dire  ». 
Il  «  confessa  »  alors  qu'il  faut  aulanl  de  signes  que  de  prononcia- 
tions différentes.  11  n'avait  pas  osé  proposer  un  nouveau  sylla- 
baire, il  avait  placé  l'ancienne  méthode  à  côté  de  la  nouvelle, 
mais  bien  loin  d'être  contraire  aux  propositions  du  citoyen  de 
Wailly,  il  les  adoptait  avec  reconnaissance.  Et  dans  une  scène 
d'attendrissement,  digne  de  celles  qu'il  avait  déjà  jouées  en  pré- 
sentant à  son  auditoire  ses  sourds-muets,  il  proposa  à  l'admira- 
tion de  l'Assemblée  «  ce  vieillard  vénérable,  qui  ne  se  faisoit 
pas  grâce  à  lui-même,  qui  après  avoir  dicté  sur  la  langue  natio- 
nale des  lois  à  toute  l'Europe,  devenu  élève,  loin  de  défendre 
son  propre  ouvrage,  venait  annoncer  la  résolution  oiJ  il  est  de  se 
réunir  à  nous  pour  élever  un  autre  édifice  sur  les  ruines  du 
sien  ».  C'était  bien  là  montrer  que  le  temps  était  passé  «  des 
petites  jalousies  et  des  petites  rivalités  !  » 

Le  quintidi  suivant,  25  pluviôse,  devait  être  la  nuit  du  4  août 
de  cette  révolution  grammaticale.  Méhée,  dansVAjnides  ciloijens 
du  20,  annonçait  «  qu'il  allait  se  faire  une  révolution  dans  la 
langue  comme  dans  le  régime  »;  il  prétendait  même  que  la 
Convention  avait  déjà  tout  approuvé  et  que  par  son  ordre  on 
fondait  de  nouveaux  caractères  pour  les  lettres  destinées  à  par- 
tager le  domaine  envahi  par  cinq  voyelles  incapables  de  gou- 
verner seules.  (Dupuy,  0.  c,  165-166.) 

En  réalité  les  cinq  voyelles  «  intrigantes  »  triomphèrent 
complètement.  Des  hommes  de  lettres  assistaient  à  la  séance. 
Est-ce  à  leur  intervention,  est-ce  seulement  à  l'opposition  des 
élèves  instituteurs,  que  ce  projet  vint  se  heurter?  Il  est  intéres- 
sant en  tout  cas  de  savoir  que  le  corps  enseignant,  réuni  pt)ur 
la  première  fois,  comme  il  pouvait  être  réuni,  repoussa  absolu- 

«  et  cet  ouvrage,  qu'on  devrait  regarder  comme  une  sorte  de  frontispice  de 
toutes  les  sciences,  puisque  l'art  de  parler  et  de  lire  peut  en  être  considéré 
comme  le  vestibule,  en  quelque  sorte,  l'alphabet  n'aurait  pas  dû  èlre  livré  à 
des  manouvriers  sans  logique,  qui  en  ont  distribué  sans  raison  les  éléments 
divers.  Portons,  il  en  est  temjjs,  sur  cette  partie  si  imporlanle  de  rédilico,  qu'il 
nous  est  ordonné  de  reconstruire,  une  main  hardie  qui  ose  le  refaire  à  neuf.  » 
(Z>e6.,  Il,  127.) 


82S  LA    LANGUE   FRANÇAISE 

ment  l'idée  (Vune  réforme  radicale,  telle  que  Sicard  la  présen- 
tait d'après  de  Wailly  '. 

L'insuccès  fut  tel  que  d'après  la  Feuille  de  la  République  le 
professeur  renonça  à  ses  idées  dans  cette  même  séance  du  23. 
Et  en  elTet,  dès  le  20,  dans  son  cours,  il  déclarait  à  un  élève 
«  qu'il  fallait  être  extrêmement  sobre  quand  il  s'agissait  de 
réformer  une  chose  aussi  universelle  que  l'orthographe  d'une 
langue  quelconque,  et  qu'il  «  ne  fallait  proposer  et  adopter  que 
les  réformes  commandées  par  une  nécessité  -  ».  Le  9  ventôse, 
Benoni  Debrun  voulant  revenir  à  ce  sujet,  Sicard  se  réfugia 
derrière  le  Comité  d'Instruction  publique,  chargé  d'en  connaître. 

Il  y  eut  bien,  dans  les  séances  du  5,  du  15,  du  25  ventôse, 
un  nouveau  projet  de  préparé,  qu'un  membre  du  Comité  réclama 
le  26  pour  le  distribuer  à  la  Convention.  Mais  au  lieu  d'aller  à 
Daunou  et  Grégoire,  le  projet  fut  remis  à  Massieu,  et,  celui-ci 
ayant  été  arrêté,  le  manuscrit  de  Sicard  resta  sous  scellés  jus- 
qu'au IV  jour  complémentaire  de  l'an  III. 

2"  La  langue  elle-même.  —  Talleyrand,  sans  faire  de  propo- 
sition ferme,  entretint  déjà  l'assemblée  de  la  nécessité  qu'il  y 
avait,  de  «  perfectionner  notre  idiome  ».  Il  était  tout  naturel 
qu'on  se  préoccupât  d'avoir  une  langue  politique  précise,  instru- 
ment indispensable  de  discussion.  En  bons  condillaciens,  les 
députés  d'élite  devaient  même  juger  que  «  plus  les  idées  sont 
grandes  et  fortes,  plus  il  importe  que  l'on  attache  un  sens  précis 
et  uniforme  aux  signes  destinés  à  les  transmettre,  de  funestes 
erreurs  pouvant  naître  d'une  simple  équivoque^  ».  Aussi  Talley- 
rand exprimait-il  une  idée  toute  naturelle,  en  déclarant  «  digne 
des  bons  citoyens  autant  que  des  bons  esprits  de  concourir  par 
leurs  eflbrts  à  écarter  des  mots  de  la  langue  française  les  signi- 
fications vagues  et  indéterminées,  si  commodes  pour  l'ignorance 
et  la  mauvaise  foi  ».  Mais  il  est  déjà  étrange  de  le  voir  «  généraliser 
ce  problème  très  philosophique  »,  en  déclarant  son  opinion  sur 
la  pauvreté  du  vocabulaire  et  l'étroitesse  de  la  syntaxe,  sur  les 
moyens  de  développer  l'un  et  d'affranchir  l'autre  \ 

1.  Dé  h.,  I,  o.-i. 

i.  Di;b.,  1,  287. 

3.  On  comprend  mieux  la  signification  de  ces  paroles  quand  on  se  rappelle 
les  discussions  de  la  Gonslituanle  sur  certains  mots,  tels  que  permanence  de 
l'Assemblée,  sanction  royale  (sept.  1789),  etc. 

4.  Ainsi  notre  langue  a  perdu  un  grand  nombre  de  mots  énergiques,  qu'un 


lliSTdlIlK    I.NTK15NI':   DH   LA    LANCl"!';  82'.» 

El  il  M  est  |i;is  diflicile  do  retrouver  ailleins  tr.ice  de  ces  |»r<''- 
occupalioiis.  Qu'un  Lagraniro  ait  dériaré  à  l'Ecole  Morin;ile 
qu'un  des  objets  de  l'Ecole  «  était  de  rectifier  la  lan^^ue  des 
sciences  »  ',  c'était  chose  naturelle,  et  ijui  était  dite  .à  sa  i)lace. 
Il  est  déjà  plus  intéressant  de  voir  AiLogasl  jirofiter  de  l'occasion 
que  donne  la  composition  des  livres  élémentaires  pour  deiii.nider 
au  Comité  d'Instruction  puljli([ue  de  veiller  à  ce  qu'on  [)erfec- 
tionne  les  nomenclatures,  dans  l'intérêt  des  es[>rits,  des  sciences, 
mais  aussi  de  la  langue,  parce  qu'elle  est  la  plus  précise  et  la 
plus  analytique,  et  (pi'ello  acquerra,  par  cette  amélioration,  un 
degré  de  perfection  de  [»lus,  et  de  nouveaux  droits  à  devenir  la 
langue  universelle  -. 

Mais  c'est  à  Grégoire  que  revient  encore  l'idée  de  profiler 
des  circonstances  politiques  pour  refaire  la  langue  entière. 

«  Je  finirai,  dit-il  dans  ce  discours  de  prairial  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  en  présentant  l'esquisse  d'un  projet  vaste  et  dont 
l'exécution  est  digne  de  a'ous  :  c'est  celui  de  révolutionner 
notre  langue.  J'explique  ma  pensée. 

«  Les  mots  étant  les  liens  de  la  société  et  les  dépositaires  de 
toutes  nos  connaissances,  il  s'ensuit  que  l'imperfection  des  lan- 

goût,  plutôt  faible  que  délicat,  a  proscrits;  il  faut  les  lui  rendre  :  les  langues 
anciennes  et  quelques  unes  d'entre  les  modernes  sont  riches  d'expressions 
fortes,  de  tournures  hardies,  qui  conviennent  parfaitement  à  nos  nouvelles 
mœurs;  il  faut  s'en  emparer  :  la  langue  française  est  embarrassée  de  mots  lou- 
ches et  synonymiques,  de  constructions  timides  cl  traînantes.  <le  locutions 
oiseuses  et  serviles  ;  il  faut  l'en  alTranchir.  Voilà  le  problème  complet  h 
résoudre  (Arc/i.  parlem..  V  siric,  XX.X.,  447  et  suiv.). 

I .  Dt'bals,  I,  45. 

•2.  Voir,  dans  son  Bapport  et  projet  de  décret  sur  la  composition  des  livres  élé- 
mentaires (Guil.,  Pr.-v.  I.  p.  Conv.,  I,  'Ji  et  suiv.),  l'exposé  tout  condillacien  des 
motifs  :  «  Les  langues,  dit-il,  sont  des  méthodes  analytiques,  et  les  raisonne- 
ments dépendent  presque  entièrement  du  langage.  Les  termes,  et  surtout  les 
termes  techniques,  représentent  toujours  une  nouvelle  combinaison  d'idées, 
ou  un  fait  constaté  suffisamment  ;  ils  consacrent  une  analyse  iléjà  faite,  pour 
en  faciliter  d'autres  plus  difficiles.  L'état  de  la  science  se  trouve  tout  entier 
dans  la  langue  qu'elle  parle,  dans  la  nomenclature  dont  elle  se  sert;  mais  dans 
beaucoup  de  sciences  et  d'arts  cette  nomenclature  est  encore  vicieuse,  elle  est 
au-dessous  des  connaissances  acquises,  et  souvent  en  contradiction  avec  les 
faits  les  mieux  constatés.  Il  est  donc  de  la  plus  grande  importance  de  donner 
une  attention  particulière  à  ces  nomenclatures  dans  des  livres  qui  doivent, 
autant  qu'il  est  possible,  ne  contenir  aucune  erreur,  et  ne  laisser  subsister  aucun 
préjugé.  Déjà  des  essais  heureux  de  reforme,  dans  la  langue  de  la  chimie  et  de 
la  physique,  ont  constaté  cette  vérité  à  la  face  de  l'Europe.  C'est  un  mérite 
encore  qui  est  particulier  à  la  France;  et  si  j'avois  à  appuyer  celle  assertion 
d'un  autre  exemple,  je  cilerois  vos  travaux,  législateurs,  ceux  des  .assemblées 
constituante  et  législative,  oii.  pour  rectifier  les  idées  sur  des  matières  politi- 
ques, on  est  aussi  forcé  de  rectifier  la  nomenclature,  celle  de  l'ancien  régime 
ne  pouvant  convenir  à  celui  de  la  liberté.   » 


8;{0  LA    LANGUE  FRANÇAISE 

gues  est  une  grande  source  d'erreur.  Gondillac  vouloit  qu'on 
ne  pût  faire  un  raisonnement  faux  sans  faire  un  solécisme  et 
récij)roquement;  c'est  peut-être  exiger  trop.  Il  seroit  impossible 
de  ramener  une  langue  au  plan  de  la  nature  et  de  l'affran- 
cliir  des  caprices  de  l'usage.  Le  sort  de  toutes  les  langues  est 
d'éprouver  des  modifications....  »  Quand  un  peuple  s'instruit, 
nécessairement  sa  langue  s'enrichit,  parce  que  l'augmentation 
des  connaissances  établit  nécessairement  des  alliances  nouvelles 
entre  les  paroles  et  les  pensées  et  nécessite  même  des  termes 
nouveaux.  Vouloir  condamner  une  langue  à  l'invariabilité,  ce 
seroit  condamner  le  génie  national  à  devenir  stationnaire. 

«  Mais  ne  pourroit-on  pas  au  moins  donner  un  caractère  plus 
])rononcé,  une  consistance  plus  décidée  à  notre  syntaxe,  à  notre 
prosodie,  faire  à  notre  idiome  les  améliorations  dont  il  est  sus- 
ceptible, et,  sans  en  altérer  le  fond,  l'enrichir,  le  simplifier,  en 
faciliter  l'étude  aux  nationaux  et  aux  autres  peuples?  Perfec- 
tionner une  langue,  dit  Micliaëlis,  c'est  augmenter  le  fonds 
de  la  sagesse  d'une  nation.  » 

S'il  est  im[)Ossible  d'écrire  comme  on  prononce,  il  est  pos- 
sible d'opérer  sur  l'orthographe  des  rectifications  utiles. 

Enfin  quiconque  a  lu  Vaugelas,  Bouhours,  Ménage,  Hardouin, 
Olivet,  et  quelques  autres,  a  pu  se  convaincre  que  notre  langue 
est  remplie  d'équivoques  et  d'incertitudes  :  il  serait  également 
utile  et  facile  de  les  fixer...  Une  nouvelle  grammaire  et  un  nou- 
veau dictionnaire  français  ne  paraissent  aux  hommes  vulgaires 
qu'un  objet  de  littérature;  l'homme  qui  voit  à  grande  distance 
placera  cette  mesure  dans  ses  conceptions  politiques. 

La  richesse  d'un  idiome  n'est  pas  d'avoir  des  synonymes;  la 
véritable  abondance  consiste  à  exprimer  toutes  les  pensées,  tous 
les  sentiments  et  leurs  nuances.  Jamais  sans  doute  le  nombre 
des  expressions  n'atteindra  celui  des  alTectionset  des  idées;  c'est 
un  malheur  inévitable,  cependant  on  peut  atténuer  cette  priva- 
tion. 

La  j)lupart  des  idiomes,  même  ceux  du  Nord,  y  compris  le 
russe,  ont  beaucoup  d'imitatifs,  d'augmentatifs,  de  diminutifs, 
de  péjoratifs.  Notre  langue  est  une  des  plus  indigentes  à  cet 
égard,  son  génie  paraît  y  répugner  ;  cependant,  sans  encourir 
le  ridicule  qu'on  répandait  avec  raison  sur  le  boursouflage  scien- 


lllSTOllil':    IXTKli.NK    \\K    LA    LAXCIK  831 

li(i(|ii(>  (le  Baïf,  Hoiisard  cl  .lodellc,  on  pciil  se  luoinctlre  quel- 
ques heureuses  acqiiisilions.  J)éj.i  Pougens  a  fait  une  ample 
moisson  de  privatifs,  dont  la  majeure  partie  sera  prohaMemenI 
admise. 

Barbazan,  l^a  Ravalières  et  tous  ceux  qui  ont  suivi  les  révo- 
lutions de  la  langue  française,  déplorent  la  perle  de  beaucoup 
d'expressions  énergiques,  et  d'inversions  hardies,  exilées  j)ar  le 
caprice,  qui  n'ont  pas  été  remplacées  et  qu'il  serait  imjiortanl 
de  faire  revivre. 

Pour  compléter  nos  familles  de  mots,  il  est  encore  d'autres 
moyens  :  l'un  serait  d'emprunter  des  idiomes  étrangers  les 
termes  qui  nous  manquent  et  de  les  adapter  au  nôtre,  sans  tou- 
tefois se  livrer  aux  excès  d'un  néologisme  ridicule.  Le  second 
moyen,  c'est  de  faire  disparaître  toutes  les  anomalies  résultant 
soit  des  verbes  irréguliers  et  défectifs,  soit  des  exceptions  aux 
règles  générales.  A  l'Institution  des  sourds  et  muets,  les  enfants 
ne  peuvent  concevoir  cette  bizarrerie  qui  contredit  la  marche 
de  la  nature,  dont  ils  sont  les  élèves  \ 

Grégoire  reçut  pour  sa  philippique  les  encouragements  de 
Pougens  {Let.  à  Grég.,  .326),  de  Domergue  (321),  de  Mahier, 
instituteur  à  Chàteau-Gontier  (332). 

Un  anonyme  écrit  :  «  Une  double  révolution  est  nécessaire 
dans  la  langue  françoise  :  l'une  dans  la  partie  physique,  l'autre 
dans  la  partie  analytique  ou  intellectuelle.  La  première,  pour 
la  rendre  sonore,  accentuée,  prosodique  ;  la  seconde,  pour  la 
rendre  claire  et  précise,  et  écarter  toute  équivoque  du  discours. 
C'est  à  la  musique,  c'est  aux  grands  musiciens  qu'il  appartient 
de  commencer  la  révolution  physique,  et  c'est  dans  les  solen- 
nités nationales  qu'ils  ont  la  facilité  d'y  réussir...,  c'est  au 
Comité  d'Intruction  publique  qu'il  est  réservé  de  faire  la  révo- 

1.  Si  l'on  veut  comiirendre  toute  la  pensée  de  Grégoire,  il  faut  voir  comment 
elle  fut  interprétée  par  ses  correspondants  :  Je  n'aime  point  les  composés 
enhardir,  enliarnacher,  enorgueillir;  hurdir,  harnacher,  orr/iieillir  me  paraissent 
préférables.  11  y  a  noml)re  de  verbes  comme  bouillir,  s'asseoir,  (]u"il  serait  à 
propos  de  réformer  et  de  simplifier  ;  les  anomalités  ne  font  que  confusion  et 
emliarras...  Quon  simplilie  les  verbes  :  pourquoi  dire,  par  exemple,  nous 
voulons,  vous  voulez,  ils  veulent,  au  lieu  de  ils  voulent.  ou  ils  voulont.  comme 
on  dit  au  futur  ils  voudront^  \)&  mémo  pourquoi  ne  pas  dire  au  fuUir  7>  rou- 
lerai, tu  voûteras?  Pourquoi  ne  pas  dire  :  Je  vas,  tu  vas,  il  va,  nous  vallons, 
vou<  valiez,  ils  vallont...  Je  vaux,  tu  vaiw,  il  vaut,  nous  voulons,  vous  vaulez,  ils 
vaulont,  etc.  (Mahier,  Let.  à  Gr.,  333-334)? 


832  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

lulion  dans  la  partie  analytique.  Faire  que  nul  ne  puisse  parler 
sans  s'entendre  et  sans  être  entendu,  voilà  le  travail  que  la 
philosophie  demande  en  ce  moment  au  législateur  et  pour  lequel 
le  législateur  doit  appeler  à  un  grand  concours  les  philosophes 
citoyens  [Lel.  à  Gr.,  337-3i0).  Il  va,  dans  le  recueil  des  lettres 
originales,  d'autres  approbations  du  même  genre  :  de  Grivel, 
p.  323,  il'un  nommé  Briquet,  de  Rochefort,  p.  562,  de  Virchaux, 
de  Lille,  qui  dès  le  5  décembre  1790  demande  qu'on  perfec- 
tionne la  langue,  en  même  temps  qu'on  la  rendra  obligatoire 
dans  le  premier  enseignement  (p.  ICI). 

La  Convention  ne  paraît  pas  avoir  été  surprise,  étant  habituée 
à  connaître  de  tout,  de  se  voir  adresser  cette  nouvelle  «  lettre  à 
l'Académie  »,  et  de  s'entendre  demander  de  réduire  en  un  code 
la  jurisprudence  coutumière  de  Vaugelas,  de  Bouhours  et  de 
leurs  successeurs.  Elle  connaissait  Pougens,  l'apôtre  du  néolo- 
gisme; elle  allait  déléguer  à  l'Ecole  normale  de  Paris  Sicard, 
qui  s'était  fait  une  spécialité  d'étudier  la  syntaxe  d'une  langue 
parlée  d'après  les  observations  faites  sur  des  muets;  au  lieu 
d'écarter  par  la  question  préalable  la  motion  de  Grégoire,  elle 
décrétale  16  prairial  an  II  que  «  le  Comité  d'Instruction  publique 
présenteroit  un  rapport  sur  les  moyens  d'exécution  pour  une 
nouvelle  grammaire  et  un  nouveau  vocabulaire  de  la  langue 
françoise  »,  qu'en  outre  «  il  présenteroit  des  vues  sur  les  chan- 
gements qui  en  faciliteroient  l'étude  et  lui  donneroient  le  carac- 
tère qui  convient  à  la  langue  de  la  liberté  ». 

Bien  entendu  il  n'advint  rien  de  ces  projets.  Il  m'a  paru  cepen- 
dant nécessaire  de  les  faire  connaître  pour  bien  marquer  quelle 
conception  on  en  était  arrivé  à  se  faire,  à  force  de  logique,  des 
rapports  entre  les  langues  et  les  peuples.  La  grammaire  géné- 
rale avait  tîni  par  fausser  à  ce  point  la  conception  qu'on  avait  des 
droits  et  du  pouvoir  des  théoriciens,  que  les  adversaires  même  de 
ces  propositions  ne  répondent  pas  en  en  faisant  voir  l'absurdité. 
Imposer  pareille  contrainte  au  développement  naturel  de  la  langue 
ne  semble  pas  leur  paraître  impossible.  Domergue  a  écrit  dans 
son  journal  (1,296,  et  II,  38)  un  article  qui  semble  une  réponse 
anticipée  aux  utopies  de  Grégoire;  il  ne  lui  fait  pas  d'autre 
objection  que  celle  qu'on  faisait  aux  partisans  de  l'orthographe 


lllSTOlliK   IXTKHXK   l»K   I.A    l.ANdl'K  8:{:{ 

phonétique,  savoir  qu'on  ne  pouvait  r(»m|)ro  avec  la  langue  qui 
avait  été  celle  de  nos  grands  écrivains  '. 

Langage  populaire  et  langage  poissard.  —  Les  titres 
à  priviléi;)'  ayant  été  abolis,  il  él.iit  jM'csque  inévitable  ({ue  la 
passion  de  l'ég^alité  à  outrance  s'en  prît  aussi  à  ces  titres  sans 
valeur  (jue  la  politesse  avait  vulgarisés  et  aux  formules  devenues 
banales,  mais  qui,  prises  à  la  lettre,  eussent  été  humiliantes  pour 
des  «  hommes  libres  ».  Quand  Mirabeau,  dès  le  2o  mai  178'J, 
rejetait  son  titre  de  comte,  comment  conserver  :  «  Monsieur,  je 
suis  votre  valet  »?  On  a  accusé  Brissot  d'avoir  mené  cette  cam- 
pagne. 11  se  borna,  dit  Aulard  {Orat.  de  la  LégisL  et  de  la  Conv., 
I,  19),  à  de  sages  réflexions  sur  remj)loi  des  mots  monsieur  et 
citoyen.  On  substitua  le  second  au  premier.  Brissot  proposait  de 
ne  faire  précéder  les  noms  d'aucun  titre.  «  Disons  Petion, 
Condorcet,  Payne,  comme  on  disait  à  Rome  Gaton,  Cicéron, 
Brutus.  » 

Talleyrand  ne  disait-il  pas  la  même  chose  quand,  dans  son 
Rapport  à  la  Constituante,  il  s'attaquait  à  ces  anciennes  formes 
obséquieuses,  à  ces  précautions  timides  de  la  faiblesse,  à  ces 
souplesses  d"un  langage  détourné  qui  semblait  craindre  que  la 
vérité  ne  se  montrât  tout  entière,  à  ce  luxe  imposteur  et  ser- 
vile,  qui  accusait  notre  misère?  Il  faut  que  tout  cela  se  perde, 
ajoutait-il,  dans  un  langage  simple,  fier  et  rapide,  car  \k  où  la 
pensée  est  libre,  la  langue  doit  devenir  prompte  et  franche,  et 
la  pudeur  seule  a  le  droit  d'y  conserver  ses  voiles. 

Les  grammairiens  n'étaient  pas  les  moins  empressés. 
Domergue,  tout  en  défendant  le  vous  [Journ.,  I,  55,  et  I,  45). 
estimait  aussi  que  les  mots   Monsieur  et  Madame  seraient  un 


1.  •<  Je  respecte  la  raison,  maispDur  Jouir  du  l)onlicur  suprême  d'une  langue 
tout  à  fait  philosophique,  faul-il  crililer  de  coups  de  canif  les  pages  inviolables 
de  nos  immortels  écrivains?  J'ignore  jusqu'à  quel  point  nous  portera  l'esprit 
de  réforme  qui  meut  les  tètes  frani^aises.  Mais  vraisemblablement  on  n'élèvera 
pas  l'édifice  d'une  langue,  parfaitement  conforme  à  la  raison,  sur  les  membres 
déchirés  de  Racine,  de  Voltaire,  de  Fénelon.  de  Thomas,  de  l'abbé  Barthélémy. 
Nos  législateurs  ont  soufflé  sur  les  parlements,  les  parlements  ne  sont  plus,  et 
la  justice  mérite  enfin  son  nom;  ils  ont  soufflé  sur  le  clergé,  le  clergé  n'est 
plus,  et  la  religion  et  l'évangile  se  sont  embrassés.  Mais  que  d'un  souftle  dévas- 
tateur, des  législateurs  de  la  langue  renversent  son  système  pour  en  édifier  un 
nouveau;  je  vois  disparoitre,  sans  être  remplacés,  les  chefs-d'œuvre  du  goût, 
du  génie,  de  la  raison  elle-même.  La  philosophie,  semblable  à  la  flamme  dévo- 
rante, changeroit  en  un  vaste  monceau  de  cendres,  les  plus  magnifitjues  mois- 
sons, parce  que  des  plantes  nuisibles  ou  parasites  ont  crû  parmi  le  froment.  • 

Histoire  de   la  langue.  VU.  <J<^ 


834  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

jour  «  rayés  du  vocabulaire  d'un  peuple  dont  l'ég-alité  est  la 
plus  belle  prérog-ative  »  et  il  commentait  ses  lettres  comme  eût 
fait  Varron  :  Urbain  Domergue  à  Pierre  Lehardy,  salut! 

La  guerre  qu'on  fit  à  ces  usages  peut  sembler  puérile,  elle 
s'explique  comme  d'autres  faits  beaucoup  plus  graves,  par  le 
désir  qu'on  avait,  croyant  s'être  afTranchi,  de  vouloir  paraître 
véritablement  l'être,  et  le  besoin  de  détruire  pour  cela  jusqu'aux 
vestiges  des  monuments,  quels  qu'ils  fussent,  qui  rappelaient  la 
servitude  passée.  L'imitation  de  l'antique,  si  fort  dans  le  goût 
du  temps,  encourageait  ces  tendances. 

Elles  allèrent  jusqu'à  vouloir  imposer  le  tutoiement  proposé 
par  le  Mercure  National  dès  le  mois  de  décembre  1790.  C'est 
en  4702  que  les  Sociétés  populaires  s'employèrent  à  propager 
le  nouvel  usage.  Le  Comité  de  Salut  public  l'adopta  en  brumaire 
an  II  *.  Un  mois  après,  le  tbéàtre  vint  en  aide  à  l'usage  auquel 
le  régime  de  la  Terreur  rendait  l'opposition  assez  dangereuse, 
et  Aristide  Valcour  (Plancher)  donna  son   opéra-vaudeville    : 


1.  En  1793,  dans  la  séance  du  10  brumaire,  une  dépulation  des  Sociétés  se 
présenta  à  la  barre  de  la  Convention,  et  après  d'autres  demandes,  un  membre 
nommé  Malbec  dit  : 

«  Citoyens  représentants,  les  principes  de  notre  langue  doivent  nous  être  aussi 
chers  que  les  lois  de  notre  république.  Nous  distinguons  trois  personnes  pour 
le  singulier  et  trois  pour  le  pluriel,  et,  au  mépris  de  cette  règle,  l'esprit  de 
fanatisme,  d'orgueil  et  de  féodalité,  nous  a  fait  contracter  l'habitude  de  nous 
servir  de  la  seconde  personne  du  pluriel  lorsque  nous  parlons  à  un  seul.  Beau- 
coup de  maux  résultent  encore  de  cet  abus;  il  oppose  une  barrière  à  l'intelli- 
gence des  sans-culottes;  il  entretient  la  morgue  du  pervers  et  l'adulation;  sous 
le  prétexte  du  respect,  éloigne  les  principes  des  vertus  fraternelles.  Ces  obser- 
vations communiquées  à  toutes  les  Sociétés  populaires,  elles  ont  arrêté,  à  l'una- 
nimité, que  pétition  vous  seroit  faite  de  nous  donner  une  loi  portant  réforme 
de  ces  vices. 

«  Je  demande,  au  nom  de  tous  mes  commettants,  un  décret  portant  que  tous 
les  républicains  franrois  seront  tenus  à  l'avenir,  pour  se  conformer  aux  prin- 
cipes de  leur  langage  en  ce  qui  concerne  la  distinction  du  singulier  au  pluriel, 
de  tutoyer  sans  distinction  ceux  ou  celles  h  qui  ils  parleront  en  seul,  à  peine 
d'être  déclarés  suspects,  comme  adulateurs,  en  se  prêtant,  par  ce  moyen,  au 
soutien  de  la  morgue  qui  sert  de  prétexte  ù  l'inégalité  entre  nous.  » 

Phelippeaux  demanda  l'insertion  au  bulletin  et  mention  honorable  de  la  pro- 
position. Bazire  opina  pour  un  décret.  Mais  l'avis  de  Phelippeaux  prévalut,  et 
dans  la  séance  du  21  brumaire,  Bazire  ayant  rei)ris  sa  i)ro|iosition  de  loi,  Thu- 
riot  s'y  opposa.  <■  On  sait  bien,  dit-il,  que  le  vous  est  al)surde,  que  c'est  une 
faute  contre  la  langue,  de  parler  à  une  personne  comme  on  parlerait  à  deux,  à 
plusieurs,  mais  aussi  n'est-il  pas  contraire  à  la  liberté  de  prescrire  aux  citoyens 
la  manière  dont  ils  doivent  s'exprimer?  Ce  n'est  pas  un  crime  de  parler  mal  le 
françois.  »  La  (Convention  passa  à  l'ordre  du  jour.  [Monit.  Réimp.,  XV1II,314.) 

Cf.  Monit.  Réimp.,  XVIII,  402,  col.  1.  Au  comité  d'instruction  i)ublique,  Opoix, 
membre  de  la  Convention,  eût  voulu  que  le  tutoiement  ne  fût  que  de  la  langue 
officielle,  et  ne  s'employât  que  dans  le  langage  public  et  vis-à-vis  des  autorités. 
{Pr.  V.  c.  I.  p.  Conv.,  III,  12.) 


IIISTIIIIIK    I.NTKII.NK   l)|-:    LA    LA.NCI  K  h:!;! 

le  Vous  cl  le  Toi  (IVim.iiiT  ;ui  II);  Dorviiiiiy  le  (•(»f)i;iil  ,i  jm'ii  |)rrs 
en  nivôse  '. 

Apros  la  réaction  de  tlicnniilor,  le  i-clour  fui  rajiidc,  le  motif 
qui  avait  dicté  cette  mesure  aux  Jacobins,  ne  devant  pas  sur- 
vivre à  la  «  tyrannie  ».  A  l'Kcole  normale  de  Paris  la  question 
fut  agitée  plusieurs  fois,  eu  particulier  dans  la  séance  du  I  \  ger- 
minal, où  La  Harpe  prononça  un  long  plaidoyer,  établissant 
d'abord  que  la  raison  tirée  contre  le  vous  des  principes  de  la 
grammaire  g^énérale  était  mauvaise,  attendu  que  s'il  est  vrai 
que  «  dans  les  principes  »  ce  qui  exprime  le  jduritd  ne  [)uisse 
jamais  convenir  au  singulier,  il  faut  remarquer  que  cha(iue 
langue  a  ses  idiotismes.  Tl  montrait  ensuite  les  inconvénients 
[)olitiques  et  moraux  du  nouvel  usage  :  Le  tutoiement  est  chose 
propre  aux  pays  despotiques.  La  différence  du  vous  et  du  toi 
est  une  source  inépuisable  de  richesses  qu'on  peut  appeler  idio- 
tiques,  nationales.  Le  respect  est  une  chose  naturelle  envers 
certains  êtres;  il  ne  faut  donc  pas  songer  à  en  abolir  le  signe. 
Répandre  la  grossièreté  dans  le  langage  était  un  calcul  des  ban- 
dits -.  Le  Comité  de  Salut  public  continua  à  employer  presque 
toujours  le  tutoiement  jusqu'à  la  fin  de  la  Convention.  Cet 
emploi  cessa  dans  la  Convention  à  partir  de  messidor  an  III; 
dans  l'armée,  il  avait  été  supprimé  depuis  frimaire  an  III.  (Voir 
un  article  de  Aulard  dans  la  Révolution  franraise  du  1 4  juin  1898.) 
Ce  qui  était  plus  intéressant  que  ces  tentatives  artificielles  de 

1.  Bil.  nal.,  Yth  11(33'  et  20987.  La  résolution  sur  le  vous  et  le  toi  parvient,  au 
début  de  l'action,  dans  un  village  où  l'on  parle  le  patois  de  Molière  :  elle  fait 
des  heureux  et  des  niécontenls.  Justin  et  Virginie  bénissent  la  Montagne  : 

Toi  du  cœur  est  le  cri  brûlant, 
Et  ce  triste  vous  est  de  glace. 

Le  paysan  Marcel,  père  de  Virginie,  trouve  que  cette  disposition  complète 
l'égalité.  «  Petit  à  petit,  je  parvianrons  à  ne  faire  tretous  qu'une  même  famille.  ■■ 
Jusqu'à  la  jardinière  Barbe  qui  s'y  met,  «  bien  que  ça  lui  écorclie  la  bouche!  ■' 
«  Oui.  j'sçais  ben  qu'on  dit  ça  (que  les  hommes  sont  égaux)  :  mais  t-nez,  y  a 
toujours  la  p'tite  cérémonie.  »  Mais  qui  se  fâche  quand  on  la  tutoie,  c'est  la 
mère  Marcel  :  Oser  s'attaquer  à  moi.  Pour  me  faire  un  tel  outrage!  Elle  s'apaise 
bien  au  nom  de  la  loi.  mais  dit  son  fait  au  nouveau  vocabulaire  :  ■■  quoi  qu'toul 
ça  signifie  i 

J'nons  brouillons  avec  préméUi,  dodi, 

Kt  l'avions  lundi,  mardi  dans  not'manclie. 

«  Jusqu'à  ce  qu'on  se  soit  fourré  tout  ça  dans  la  tète,  on  ne  sçait  plus  comment 
on  vit.  >.  Le  vaudeville  se  termine  naturellement  par  le  mariage  de  Virginie  et 
de  Gaston  •<  parce  que  le  mot  Tf  et  le  mot  toi  n'sont  faits  que  pour  la  bon'foi  ». 
2.  Cours  (h  se.  et  arts.  IV,  201  et  suiv.  Cf.  les  discussions  de  la  séance  du 
19  germinal  avec  Sicard,  dans  les  Débats.  I,  o30. 


8;$0  LA  LANOUK  FRANIIAISK 

iiivi'llcincnt,  (-"(''lait  de  savoir  si  la  fusion  des  classes  n'allait  pas 
entraîner  la  fusion  des  langages  et  amener  la  langue  littéraire  à 
s(^  pénétrer  des  formes,  des  mots,  et  des  tours  de  la  langue  com- 
munément parlée  dans  le  peuple,  dont  le  goût  avait  jusque-là 
maintenu  la  complète  exclusion. 

De  tout  temps  il  avait  existé  un  langage  poissard  qui  avait 
reparu  aux  époques  de  grandes  discussions,  dans  des  pamphlets 
de  circonstance.  Il  a  servi  aux  controverses  politiques  au  temps 
des  Mazarinades,  et  aux  controverses  religieuses  à  l'occasion 
de  divers  épisodes  de  la  lutt<'  entre  les  jansénistes  elles  jésuites, 
témoin  les  Sarcelles  de  Jouin  (4730-1754).  Vadé  et  Lécluse  lui 
avaient  redonné  une  vogue  véritable.  Il  était  donc  naturel  que 
dès  1789  des  satires  ou  des  facéties  parussent  sous  ce  vêtement, 
et  elles  se  produisirent  abondamment.  Les  royalistes  ne  furent 
pas,  comme  on  Fa  dit,  les  derniers  à  se  servir  de  ce  moyen 
d'action  sur  le  populaire,  et  de  part  et  d'autre  une  littérature 
jioissarde  se  développa.  Il  est  impossible,  sans  sortir  de  mon 
cadre,  d'en  donner  ici  un  aperçu.  Outre  les  productions  célèbres 
du  père  Duchesne,  de  la  mère  Duchesne,  de  Jean-Bart,  on  trou- 
vera indiquées  dans  l'ouvrage  de  Nisard  ^  et  dans  la  Bibliogra- 
pbie  de  Tourneux"  nombre  de  pièces  dont  les  unes  sont  tout 
entières  dans  le  langage  de  la  Pipe  cassée  et  des  Lettres  de  la 
Grenouillère,  dont  les  autres  sont  simplement  émaillées  de  fleurs 
cueillies  dans  le  «  salon  des  Porcherons  »  ou  aux  Halles  ^ 

Au  premier  abord,  tout  comme  à  la  lecture  du  poème  épi- 
traci-poissardi-héroï-comiquc  du  maître,  quand  on  parcourt  ces 
'j)amphlets,  on  a  le  sentiment  de  l'artificiel.  Les  jurons  même 
j)arnissenl  souvent  forgés  :  Sacré  mille  noms  d\m  récliaiai  de  la 
divinité  !  (I,  p.  2),  Trois  millions  de  moustaches  !  {ib.,  p.  6),  me 
semblent  aussi  prétentieux  et  peu  usuels  que  Triple  million  de 


\.  Voir  Gh.  Nisard,  Élude  sur  le  htiifjrujc  populaire  el  patois  de  Paris  el  de  sa 
banlieue.  Paris.  Frank,  1872. 

2.  Tourneiix,  Biid.  de  Vhisl.  de  Paris  sous  la  Piévolution;  voir  les  n'"  973,  97i, 
975,  977,  978,  etc.,  etc. 

3.  Je  désigne  par  I  :  les  Etoufj'emcnts  du  père  Jean  liarl  bouf/rement  en  colère 
(Lc2  2477);  par  H  :  la  Trompette  du  père  Duchesne  (m"  101-147);  par  III  :  les  Trois 
poissardes  buvant  à  la  santé  du  Tiers-État  (Li).  Jy  1229);  par  IV  :  le  Journal 
des  Halles  ajusté,  ravaudé,  et  repassé  par  M.  Josse,  écrivain  à  la  Pointe  St  Eus- 
tache  (Lc2  2382);  par  V  :  les  Lettres  bougrement  patriotiques  du  véritable  père 
Duchesne  (Lc^  4i8). 


lllSTdlUK    INTKIINK   KK   LA    LAMilK  8:{T 

boulets  rtiUK's!  cl  Jhiu/tlr  nom  duu  rahcslfin!  (II,  n"  102,  \\.  !l.) 
Le  reste  est  également  lies  mélangé.  Que  dire  <riiii('  phrase 
comme  celle-ci  :  Sacré  milh'  iioina  (lini  rliapcnn  df  rtiriHiuil^  (jui 
puisse  servir  de  latrines  empoisonnées  à  Proserpine!  Que  tous  les 
diables  puissent  décomposer  la  sacrée  prétraille,  moinaille,  robi- 
naille  et  mitraille  qui  cherchent  à  diviser  par  tous  moyens  infer- 
naux la  urande  famille  franroise!  (T,  p.  2.) 

Même  résultat  quand  on  |)rend  un  à  un  mots  et  expressions. 
Je  relève  dans  le  pamphlet  I  :  bourjre  de  drôle;  Jean- foutre; 
noyer  comme  un  vieux  chien  ;  la  religion  fut  de  tout  temps  T  asticot 
des  sots  (p.  2;;  je  vous  ferais  bien  rôtir  les  argots  (p.  5);  fjredi- 
naille{ïh.).  Dans  le  pamphlet  II  :  s  amuser  à  la  moutat-de {{Oi,  1); 
ci-devant  clique  (ib.,  2);  ustubrelus  (ih.)  ;  avoir  la  brelue  (p.  5); 
se  moucher  du  pied  (p.  6);  rincer  quelqu'un  (ib.);  mille  zieux 
(p.  7);  les  prêtres  font  embêté  comme  une  oije  (p.  ~);  H  nous 
carambolera  d'importance  (p.  8)  ;  envoyer  ad  patres  (ib.)  ;  se  donner 
un  coup  de  peigne  (n°  102,  p.  11);  se  eontreflater  du  tintamarre 
(ib.);  se  faire  échiner  pour  la  république  (p.  19);  se  mettre  en 
ribole  (ib.);  voyager  à  passes  comme  les  capucins  (ib.);  envoyer 
au  berniquet  (ih.);  s'étriper  (p.  20);  aristobètes  (p.  21);  tomber 
dans  le  margouillis  (ib.)  ;  la  caboche  de  Voltaire,  etc.:  j'en 
passe  —  pour  la  décence. 

Citons  encore  :  8e  sentir  le  cœur  en  yarouage  (III,  p.  4);  piau 
de  chat  (3);  regarder  quelqu'un  moins  que  tripette  {ih.);  faire  le 
paroli  d'entrée  aux  Etats  Généraux  (p.  9  ;  j'entendons,  f  avons 
imaginé  (IV,  n"  1,  p.  1:  mettre  la  gueule  en  pantoufle  (p.  5); 
tirer  son  escarpin  (ib.);  les  coeffeux  (p.  6);  manigance  des  mou- 
chards (p.  7);  chevaliers  de  la  manchette  (ib.);  gouines  (ib.); 
n"  2  :  munifatalité  (p.  3);  reluquer  les  femmes  (ib.);  .se  donner 
les  violons  {=  se  vanter);  avoir  voix  débusquative  dans  les 
assemblées  (ib.);  faire  rasoir  (p.  7)  ;  n°  3  :  lanterner  {=  pendre, 
p.  3);  jacobinistes  (p.  6);  n"  4  :  recevoir  des  tornioles  (p.  4"!; 
les  aristocrates  en  finneronf  (p.  6);  n"  o  :  les  arislocruches  (p.  1); 
n"  7  :  le  boucan  orléanique  (p.  2);  recevoir  la  chlague  {\,  1"1., 
p.  1);  boire  le  sacré-chien  tout  pur  (p.  2);  foutaises  (p.  7);  chimer 
(ib,,  2®  1.,  p.  2);  des  femmes  superlicocantieuses  (p.  o);  rous- 
cailler quelqu'un  (ib.);  pensionocrates  (ib..  3'  1.,  p.  2);  robinot 
craies  (ib.);  monopoleur  (ib.);  rapsodie   vomitive  (3);  être  fri- 


838  LA    LA.\(;i  K    FIIA.MIAISK 

(5"  1.,  p.  G);  canaille  clér/oulanle  d^éc.unie  aristorage  {V  L,  p.  4); 
sécrabonillcr  (p.  5);  hichonncr  (8''  L,  p.  3). 

Il  y  a  (le  tout  clans  ce  langage  :  des  archaïsmes  et  des  nou- 
veautés, des  mots  français  simplement  déformés  par  une  pro- 
nonciation populaire  et  d'autres  écorchés  exprès,  des  vocables 
tout  à  fait  intacts,  mais  proscrits  par  les  convenances,  de  Farg-ot 
jiur,  des  métaphores  ou  des  alliances  de  mots  fantaisistes,  en 
somme  un  mélange  hétérogène,  visiblement  composé  pour  un 
eflet  littéraire,  avec  des  éléments  réellement  vivants  et  d'autres 
conventionnels  '. 

Nisard  en  a  relevé  d'autres  :  avisoire  (=  avis)  ;  brelandage 
(manège);  complotement,  confidence  {=  confiance);  définition 
(=1  fin);  devinement,  émotion  {==  motion);  finition  {=  fin); 
graisse  (=  réprimande,  savon)  ;  gueusasse;  incarcérer  (=: insérer); 
insolenter,  nomation  {=  nomindiiion);  j)a(ira{=  soufFre-douleur)^ 

Cependant,  il  est  probable  qu'un  classement  approfondi  per- 
mettrait de  disting-uer  dans  le  g-enre  des  variétés  difTérentes 
suivant  les  époques  et  les  provenances.  Il  y  a  du  poissard  où 
les  titres  même  rappellent  encore  Yadé  et  où  tout  sent  la  tra- 
dition du  pécheur  du  Gros-Caillou.  D'autres  productions  sont 
plus  proches  du  vrai  lang-ag-e  populaire  et  ne  restent  peut-être 
distinctes  du  parler  de  certains  contemporains  que  comme  les 
Précieuses  ridicules  le  sont  du  parler  précieux,  par  l'outrance 
voulue  de  la  manière,  et  l'accumulation  stylistique  de  formes  et 
de  tours  réellement  existants  \ 

i.  Uirn  (le  |ilus  curieux  que  di;  voir  le  père  Ducliesne  oublier  la  condition  du 
Miarchaud  de  fourneaux  et  reprendre  le  style  emphatique  (Le//,  boiig.  palr'to- 
tif/ues  du  père  Duchesne,  1"'  lettre,  Lc^  448,  p.  2)  :  Distinguez-vous  par  de  belles 
actions  et  vous  commanderez  à  votre  tour.  On  s'imaginoit  récompenser  assez 
vos  services  avec  un  médaillon  modeste  et  simple;  eli  bien!  vous  pourrez  voir 
reposer  sur  voti-e  sein  cicatrisé  l'honorable  croix  qu'on  n'a  pas  eu  honte  de 
prodiguer  à  des  jean-foulres  de  mouchards  qui  la  portent  encore  préférableraent 
à  des  braves  à  qui  des  foudres  de  guerre  ont  enlevé  un  gigot,  un  œil  ou  la 
mâchoire?  Otez-cn  deux  mots  mis  exprès,  et  considérez  les  foudres  de  guerre,  qui 
annoncent  les  tubes  d'airain  des  Natchez;  c'est  bien  la  périphrase  de  Delille. 
(;f.,  p.  3,  une  tirade  à  la  Pompignan  sur  le  monde  :  Le  tonnerre  casse-t-il  les 
vitres  et  met-il  tout  en  poudre  sans  ses  ordres?  Ce  vaste  océan  si  beau,  si 
imposant,  manque-t-il  jamais  deux  fois  par. jour  à  la  retraite? 

■2.  P.  286  et  suiv.;  p.  301  et  suiv. 

3.  A  certains  moments,  le  père  Duchesne  confesse  sur  un  ton  moitié  sérieux, 
moitié  plaisant,  qu'il  y  a  lieu  de  cesser  de  verser  l'ordure  :  Je  jurerai,  sans 
être  immoral  ou  indécent...  Les  f...  et  les  b.  .  me  sont  défendus  par  la  sagesse, 
qui  m'a  tiré  fortement  les  oreilles  pour  avoir  longtemps  conservé  cette  habi- 
tude à  laquelle  je  n'attachois  pas  de  conséquence.  La  dame  d'un  ton  sévère 
m'a  rudement  gourmande  lautre  jour  :  «Apprends,  m'a  t-eile  dit,  que  les  vertus 


lllSTiilHK   INTKH.NK    l)l':   LA    LANCIK  8:K» 

11  est  possildf  (jue,  si  les  circonstarires  [xjliliijiics  iiuviiit'iil 
pas  cliangv,  si  vu  |taili(iili<  r  Ir  iN-veloppemeiit  des  sociétés 
populaires  ne  s'était  pas  trouvé  eniayé,  au  lieu  de  cette  littéra- 
ture populacière  se  serait  développée  une  littérature  vraiment 
populaire,  où  la  laniiue  pO[>ulaii'e  eût  pu  s'inti'oduirc  au  moins 
partiellement.  Mais  il  reste  à  savoir  jusqu'où  fût  allée  cette 
pénétration.  Pas  bien  loin  assurément,  on  peut  raftîrmer,  aju'ès 
avoir  lu  des  textes  vraiment  populaires.  Car  si  on  y  trouve  des 
traces  de  la  langue  courante  :  se  re/luer,  raverdir,  etc.,  ce  sont 
moins  des  libertés  que  des  fautes.  11  est  visible  que  le  plus  vif 
désir  de  ceux  qui  écrivent  comme  de  ceux  qui  parlent  est 
d'atteindre  à  la  langue  emphatique  des  contemporains  «  qui 
parlent  bien  »,  et  démailler  le  style  de  belles  formules.  On  se 
hausse  à  leur  emphase  romaine  au  lieu  d'essayer  de  leur 
imposer  sa  trivialité.  Le  goût  du  vrai  peuple  est  à  ce  (pi  il 
croit  le  beau  et  le  grand,  là  comme  ailleurs.  Et  après  la  tour- 
mente c'est  à  qui  oubliera  qu'il  a  été  «  peuple  ». 

La  réaction  muscadine  marqua  moins  encore  sur  la  langue 
que  les  excès  des  exaltés.  On  sait  que  dans  un  certain  monde  le 
«  garatisme  »  amena  une  prononciation  amollie  '.  Les  incroyables 

seules  doivent  maintenir  la  République  et  que  pour  prêcher,  il  ne  faut  plus 
employer  le  langage  obscène  de  la  débauche  crapuleuse  et  des  vices  qui  dégra- 
dent l'homme.  C"étoil  bon  sous  l'ancien  régime  qui  permettoit  la  grosse  joie 
pour  dispenser  d'avoir  des  mœurs.  Un  peuple  trivial  dans  son  langage,  et  sans 
mœurs,  ne  peut  être  longtemps  libre.  S'il  est  licencieux,  il  retombe  bientôt 
dans  l'esclavage.  Ainsi,  mon  vieil  ami,  grilTonne  tant  que  tu  voudras,  mais 
ménage  les  chastes  oreilles  de  l'innocence,  en  lui  prêchant  une  morale  austère 
et  pure.  Parle  de  Bacchus  et  de  ses  fredaines,  parle  de  ses  fourneaux  et 
débite  tant  que  tu  voudras  de  gaudrioles,  mais,  au  nom  de  la  patrie,  ne 
parsème  pas  tes  agréables  folies  de  trivialités  dégoûtantes...  sois  l'écrivain  des 
campagnes  et  du  peuple,  égaye-le,  mais  ne  le  dégrade  pas...  11  étoit  bon  de 
jeter  à  la  tète  couronnée  des  despotes  quelques  gros  jurons,  pour  les  épouvanter; 
mais  la  voix  tonnante  des  canons  suffit  à  présent...  Le  char  de  la  liberté 
débourbé  maintenant  roulera,  sans  qu'on  soit  obligé  de  jurer  comme  un  char- 
retier pour  qu'il  roule  majestueusement  pendant  des  siècles  (II). 

1.  Voir  le  Journal  des  Incroyables  ou  les  hommes  à  Pa-ole  (fhonneu 
(B.N.Lc226C6).  Plus  d'r  :  Cela  choqueroit  les  oreilles  délicates  de  nos  petits 
maîtres  et  surtout  des  Incroyables  féminins,  qui  elles  seules  ont  fait  plus  des 
deux  tiers  de  la  réforme.  L'autre  jour  je  fus  à  même  d'entendre  une  de  ces 
conversations.  C'était  un  petit  dialogue  entre  un  couple  dincroyaldes  des  deux 
sexes.  Le  voici  tel  que  je  l'entendis  alors  :  <•  Savez-vous,  disait  le  jeune  incroyable, 
savez-vous  une  histoi-e  singu-ière  qui  vient  da-iver  au  theat-e  Moliè-e  :  c'est  en 
vé-ité  cha-mant!  —  Vous  mint-iguez,  dit  llnc-oyable  femelle  —  quelle  est  donc 
cette  avenlu-e  singu-ière?  —  Vous  connaissez  la  Duza-ilin.  Eh  bien!  on  zouail 
Figa-o;  on  en  était  au  second  acte;  le  spectac-e  était  b-illant;  chacun,  conl-e 
l'ordinai-e,  était  attentif  au  zeu  des  acteurs;  j'écoutais  avec  pai-ir.  Tout  d'un 
coup,  des  c-is  d'enfant  pa-tent  du  fond  d'une  loze  :  on  tou-ne  les  yeux  de  ce 
côté  pour  fai-e  cesser  le  b-uit;  mais  quelle  est  la  su-p-ise  commune!  »  etc.. 


840  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

ont  assez  souvent  paru  à  la  scène  et  dans  le  roman  pour  que 
je  n'insiste  pas  sur  cette  mode  ridicule,  connue  de  tous.  Il  est 
toutefois  assez  curieux  que  ceux  mêmes  qui  les  ont  dénoncés 
acceptent  que  la  lang-ue  eût  «  gagné  quelque  douceur  par  le 
rapj)roclienient  et  la  coïncidence  de  ses  voyelles  ». 

Les  mots  nouveaux.  —  Le  néologisme  était  de  nécessité, 
s'il  le  fut  jamais,  parmi  tant  de  nouveautés  politiques  et 
sociales.  Et  il  faut  bien  dire  que  les  grammairiens  eux-mêmes 
s'y  montraient  beaucoup  moins  hostiles.  Pougens  avait  publié 
en  1794  son  Dictionnaire  des  privatifs.  Boinvilliers  avait  aussi 
ramassé  un  certain  nombre  de  mots  à  la  suite  de  sa  gram- 
maire *.  Domergue  lui-même,  sans  se  montrer  novateur  aussi 
systématique,  déclarait  que  «  le  temps  n'étoit  plus,  oîi  un 
mot  conforme  aux  lois  de  la  néologie,  et  commandé  par  le 
besoin,  étoit  admis  ou  rejette  par  le  despotisme  du  caprice  » 
[Journ.,  III,  375)  '. 

M.  Aulard  a  déjà  montré  que  la  première  époque  a  été  celle 
de   la  principale  production.  Bien   entendu,  c'est  aux  affaires 


1.  Domerj^fue.  Journal  de  la  l.  fr.,  II,  41.  «  II  est  à  propos  de  vous  informer  que 
j'ai  placé  à  la  fin  de  ma  grammaire,  un  cours  complet  de  mots  dont  un  grand 
nombre  nationaux  ou  originaires  de  la  langue  latine  manquaient  à  la  nôtre,  qui, 
pauvre  el  timide  à  l'excès,  recevra  toujours  avec  reconnaissance  les  subsides 
que  les  langues  anciènes  s'empresseront  de  lui  fournir.  »  Les  événements  durent 
ramener  Boinvilliers  à  la  sagesse.  Car  sa  Cacologie  s'ouvre  par  cet  exemple 
significatif  :  ■<  Le  Peuple  français,  qui  a  vu  dans  quels  périls  on  l'a  entrainé,  en 
lui  fesant  un  crime  de  la  modération,  la  plus  belle  de  toutes  les  vertus,  sera 
désormais  trop  sage  et  trop  prudent  pour  rien  entreprendre  avec  précipitation.  » 

Dans  le  recueil  des  lettres  à  Grégoire,  je  lis  une  lettre  de  Grivel  disant 
qu'il  avait  pensé  à  faire  un  recueil  de  tous  les  composés  utiles  dont  nous  avons 
les  simples  et  des  simples  dont  nous  avons  les  composés  (.')24). 

2.  Cf.  Ib.,  II,  201.  <■  Les  éléments  des  mots  sont  une  cire  molle  que  le  génie 
et  le  besoin  façonnent  à  leur  gré.  Mais  toutes  les  formes  ne  sont  pas  heureuses, 
c'est  à  la  néologie  à  leur  imprimer  le  cachet  de  la  monnoie  courante,  et  elle  ne 
doit  accorder  celte  faveur  qu'aux  conditions  suivantes  :  nécessité,  analogie, 
dérivation  d'un  idiome  poli,  euphonie. 

«  Tous  nos  grands  écrivains  ont  créé  des  mots,  et  ce  Racine  si  pur,  et  qui  nous 
paraît  si  peu  néologue,  a  été  de  son  temps  en  butte  au  reproche  de  néologisme. 
Les  petits  grammairiens,  les  faux  délicats  resserrant  la  langue  dans  la  sphère 
étroite  de  leur  conception,  crient  à  l'innovation,  dès  qu'un  mot  nouveau  sort 
de  la  plume  d'un  écrivain  vivement  affecté;  heureusement  leur  foible  voix  est 
étoulTée  par  les  acclamations  des  peuples.  Et  que  seroit  notre  langue,  que 
seroient  toutes  les  langues  sans  le  souffle  inspirateur  et  fécond  du  génie? 

••  Il  est  permis  à  qui  que  ce  soit  d'émettre  des  mots  nouveaux,  de  donner  des 
acceittions  nouvelles  aux  mots  anciens,  en  se  conformant  aux  règles  de  la 
néologie  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  néologisme.  La  néologie  est  aux 
idiomes  ce  que  la  morale  est  aux  mœurs;  elle  les  fonde  et  les  règle.  Le  néolo- 
gisme est  à  un  écrit  ce  que  le  vice  est  au  cœur,  il  le  souille.  »  (Domergue  à 
Edouard  Bruno-Mertian.) 


lllSTdlIlh:   iNTKRNI-;    HK    LA    LAMilH  «*• 

politiques,  à  raflministration  que  se  rai>iM)rl»'til  \r  plus  ^q-aii<l 
nonil>re  des  mots  nouveaux.  (Ju  ne  saurait  rii  (lomici-  ici  une 
idée  complète. 

Les  appellations  seules  des  partis  sont  eu  noniljre  éiioiine. 
On  se  perd,  dit  M.  Cliallamel,  dans  la  foule  des  expressions 
en  usage  pour  désigner  successivement  les  factions  contre- 
révolutionnaires  ou  réactionnaires  pendant  une  (piinzaine 
d'années  '.  Et  à  Ténumération  qu'il  fait,  on  pourrait  en  opposer 
une,  non  moins  fournie,  des  noms  qu'ont  portés  les  partis  qui 
conduisaient  le  mouvement  et  préparaient,  au  dire  de  leurs 
adversaires,  «  la  canaillocratie  »   :  robesj)ierristes,  danlonisles, 

I.  ..  Ce  furent  les  Aristocrates,  les  Royalistes,  noms  comniunumenl  altribues  a 
tous  les  réacteurs,  dès  le  début  de  la  grande  crise;  -  les  Ci-devants,  nobles,  ou 
anciens  fonctionnaires  de  la  monarchie:  —  les  Noirs:  —  les  Alarmistes,  toujours 
prêts  à  propager  les  mauvaises  nouvelles,  et  au  besoin,  à  en  inventer;  —  les 
Apitoi/eurs,  qui  afTectaienl  de  plaimlre  le  sort  des  émigrés,  des  prêtres  refrac- 
taires  et  des  contre-révolutionnaires  en  général;  —  les  Ageiits  de  Ihlt  ou  de 
Cobourg  ou  les  PU  listes,  payés  par  l'étranger;  —  la  Faction  de  l'étranger,  outre 
les  Salariés  de  Cobourg;  —  les  H,mmes  de  Coblentz  et  les  Émigrés;—  les  Condéeiis, 
en  relation  avec  l'armée  de  Condé;  —  les  Héros  de  cinq  cents  livres  (chevaliers 
dô  Saint-Louis);  les  Êgorgeurs  ou  Compagnons  de  Jéini,  dans  le  Midi,  et  les 
Chiffonistes,  membres  de  la  ChilTone,  royalistes  d'Arles;  les  Chevaliers  du 
poignard,  SLuleiivs  d'une  conspiration  monarchiste:—  les  memlires  du  Comité 
autrichien;  —  la  Faction  des  décotes,  ne  voyant  en  toutes  choses  que  les  intérêts, 
de  la  religion;  —  les  Christocoles,  de  même  opinion;  —  les  Calotins,  amis  au 
clergé;—  les  Vetidéens  et  les  Chouans;  —  les  Corneurs  de  la  Vendée:  —  les 
Orléanistes,  appartenant  au  parti  du  duo  d'Orléans;  —  et  les  Phihppotins  ;  les 
Robinocrates  ou  Aristo-robino-crates  rêvant  l'autorité  pour  les  hommes  de  robe, 
magistrats  ou  avocats;  —  les  Accapareurs,  spéculant  sur  la  cherté  des  grains, 

—  les  Affameurs,  détruisant  les  objets  d'alimentation,  pour  exaspérer  le  peuple; 

—  les  Corru'jteurs,  ou  acheteurs  de  consciences;  —  les  Êpauletliers.  officiers  de 
la  Garde  nationale;  —  les  Endorineurs,  conseillant  les  voies  de  douceur  et 
travaillant  pour  eux-mêmes;  les  Fagettistes;  —  les  Impartiaux,  les  Feuillants; 

—  les  Modérés;  les  Insouciants,  ou  indifTérents  en  matière  politique;  —  les 
Pétitionistes,  partisans  du  maire  de  Paris;  —  les  Rolandins  ou  Rolandistes,  dévoues 
au  ministre  Holand  et  à  sa  femme;  —  les  Fédéralistes,  du  groui)e  des  Girondins: 

—  les  Aboyeurs  ou  crieurs  de  journaux. 

'.  Puis  sous  la  Convention,  les  noms  des  réactionnaires  varièrent  encore.  Ce 
furent:  \ei  Suspects;  —  les  indulgents,  adoptant  les  idées  de  clémence  émises 
par  Camille  Desmoulins;  —  les  hommes  d'État,  ou  députés  de  la  Gironde  et 
leurs  partisans;  —les  Intrigants;  —  les  Dantonistes;  —  les  Crapauds  du  Marauy 
ou  les  Marécageur,  ou  le  Ventre,  c'est-à-dire  les  irrésolus  île  l'Assemblée;  les 
Diffamateurs  sous  toutes  les  formes. 

••  Enfin,  après  le  9  thermidor,  ce  furent  :  les  Thermidoriens;  les  Réagisseurs; 

—  les  Victimes,  membres  des  familles  que  la  Révolution  avait  frappées;  —  la 
Jeunesse  de  Fréron  ou  les  Fréi-onistes,  ou  les  Messieurs  à  bâtons,  ou  la  Jeunesse 
dorée;  les  Collets  noirs  ou  les  Collets  verts;  —  les  Muscadins,  immolant  tout  au 
plaisir;  —  les  Agioteurs,  faisant  des  fortunes  scandaleuses  à  la  Bourse  per  fas 
et  ne  fas;  —  \gs  Clichyens;  —  les  Salmidiens,  ou  Salmistes,  ou  Salmigondis  du 
club  de  Salm:  —  les  Vendémiaristes,  sectionnaires  qui  marchèrent  contre  la 
Convention;  les  Vainqueui-s  de  Germinal,  qui  mirent  Paris  en  état  de  siège,  et 
les  Constitutionnels,  défenseurs  de  la  Constitution  de  l'an  III.  soupçonnés  de 
conspirer  contre  le  Directoire  et  de  vouloir  rétablir  une  monarchie  tempérée.  • 


S4-2  LA   LANOLE   FRANÇAISE 

hêberlisies,  jacobins,  enragés,  monfar/imrds,  etc.  Tous  ces  noms 
ne  sont  pas  sans  doute,  par  leur  forme  linguistique,  des  nou- 
veautés; ils  ont  eu  au  moins  un  élément  nouveau,  le  sens  (ju'on 
leur  attribuait.  Quelques-uns  sont  restés,  la  masse  a  disparu, 
avec  les  idées  qu'elle  représentait. 

Mots  nouveaux  aujourd'hui  disparus.  —  En  dehors 
des  mots  s})éciaux  dont  je  viens  de  })arler,  une  foule  de  mots 
qui  auraient  pu  vivre,  n'ont  pas  survécu;  les  mots  de  combat  les 
plus  heureux  n'ont  souvent  en  eflet  qu'une  très  faible  vitalité, 
et  n'obtiennent  la  vogue  que  parce  qu'ils  marquent  d'une 
manière  vigoureuse  ou  plaisante  un  caractère  éphémère  d'une 
chose  éternelle.  Ce  caractère  une  fois  effacé,  l'appellation  paraît 
froide  et  sort  d'usage.  D'autres  mots  de  polémique  meurent 
d'avoir  été  faits  avec  trop  de  bonheur.  Ils  sont  si  empreints  de 
l'esprit  do  leurs  auteurs  qu'ils  leur  demeurent  en  quelque  sorte 
propres,  et  que  ceux-là  seuls  osent  les  répéter  qui  ne  craignent 
point  le  plagiat.  Ces  mots-là  ne  sont  féconds  qu'en  un  sens,  ils 
éveillent  le  désir  d'en  créer  d'autres,  contraires  ou  analogues. 

Parmi  les  mots  morts,  il  faudrait  citer  d'abord  des  catégories 
entières,  tels  les  termes  du  calendrier  ou  plutôt  du  «  décadrier  » 
révolutionnaire,  où  les  noms  des  jours  étaient  mal  faits,  mais 
où  les  noms  des  mois,  véritables  trouvailles  d'un  poète,  avaient 
été  si  heureusement  appropriés  aux  saisons'.  Bien  d'autres  ont 
précédé  ou  suivi  la  terminologie  de  Fabre  d'Eglantine  dans  sa 
chute  -.  En  voici  :  aclivi/ié  (qui  a  le  titre  de  citoyen  actif,  Néol. 
fr.);  adunation  (Sieyès,  Joiirn.  d'insl.  sociale,  1793,  n"  6);  affa- 

1.  Le  calendrier  grégorien  fut  rétabli  par  décret  de  fructidor  an  XIIL  Mahier, 
dans  une  lettre  à  Grégoire,  eût  voulu  des  noms  plus  proches  des  mots  popu- 
laires :  vinaire  ou  vendungiaire,  neigiose,  inoissonor,  flammidor  ou  fruitidov. 
fleurial.  Cette  seule  proposition  fait  ressortir  la  supériorité  des  ternies  ofliciels. 
En  revanche,  jour-un,  Joiir-deu.r,  me  parait  bien  meilleur  que  prhnidi,  etc. 
{Let.  à  Gréçi,,  336.) 

2.  Dans  les  listes  qui  suivent  Hive  =  Lettre  de  l'abbé  Rive  à  son  très  cher  et 
tresilliislrc amiCamille Desvioulins...^\e\\\\\QYOT^o\i?>,ch.Q./.^\. X\>\\on&,'à\.  mars  1791  ; 
Anacharsis  =^  Réponse  d'Anacharsis  Cloots  aux  diatribes  Rolando-Brissolrnes 
(B.  N.  Ib'^f  72S;);  Marat  =  Marat,  Journal  de  la  République  française;  l'Ombre 
=  Ij'Ornbre  du  Mardi-Gras  ou  les  Mascarades  de  la  Cour,  Paris,  aux  dépens  du 
faubourg  Saint-Antoine,  1791;i)/s:=  un  Dictionnaire  manuscrit  de  l'époque,  que 
je  possède,  et  qui  a  été  auparavant  dans  la  Bibliothèque  Taylor.  Ce  diction- 
naire compte  8182  mots.  Une  foule  d'entre  eux  sont  antérieurs  à  la  Révolution. 
Néol.  fr.  —  le  Néologiste  français  (B.  Nat.,  X,  14  33o);  A  =  l'édition  du  Dict.  de 
l'Académie  de  IV-iS;  S.  A.  =  \e  Supplément  de  la  même  édition  ;  Reaum.àL.  =  Beau- 
mo.rchais  à  Lecointre  son  dénonciateur  ou  compte-rendu  des  !)  mois  les  plus  pénibles 
de  ma  vie.  S.  1.  n.  d.  (B.  X.  Ln2"  1328). 


IIISTOII!!';    LNTKIINK   |)K    LA    LANlilK  Hi'.i 

iiH'ur  {NcoL  fr.)  ;  (tn/icivi(/iie  (Mirai».,  coll.,  W .  L.)-  <''•  inilimornl, 
antipopulaire  {Miivi{[,  ii"  1,  |t.  i),  a)ilirf-jni/jl/r((in,  onlitei-rorislr, 
anfipolitiquc  (Rive  dit  l'avoir  créé);  aposloliser  {NéoL  fr.;  Ms., 
cité  par  Lit(ré  au  xvf  s.);  appitoijeiir  {Néol.  fr.\  Ms.);  arislo- 
craliser  [iù.  L.  le  cite  dans  Oresine)  ;  arislocralinme  {ih.)\  aris- 
tof'élons  (J/s.);  aristodcmorralie  (iO.);  assir/nat  (29  ocl.  1790, 
Montesquiou,  Mirab.);  bar  (poids  d'un  mètre  cube  d'eau, 
31  juil.  ni)-],  Néol.  fr.);  harbariser  (Grég-.  Uap.  d<'  fructidor 
a)i  II.  L.  Nt'ol.  fr.;  Ms.);  ùarnaverie  [Xéol.  fr.;  Ms.);  brouillon- 
nerie  (Beauni.  à  L..  V  ép.,  j).  12);  brûle- châteaux  {Ms.)\ 
canaillarchie  [Néol.  fr.  L.  cite  canaillocratie  dans  Joseph  de 
Maistre)  ;  ci-devant  (subst.;  on  avait  ri  quand  le  7  janv.  1700 
Foucault  avait  parlé  de  ci-devant  châteaux,  et  demandé  la  suppres- 
sion du  mot);  cohiber  (Rive,  p.  11-12);  culocratie  {Néol.  fr.; 
allusion  à  l'assemblée  qui  opinait  par  assis  et  levé);  décadaire 
(11^3),  décadrier  (calendrier,  Néol.  fr.);  décimaliser  {Proc.  v.  C. 
I.'p.  Conv.  III,  42);  décoaliser  {Ms.);  défédéraliser  [Néol.  fr.); 
démagogisme  {Néol.  fr.)  ;  démagoguinette  (la  constitution  de  1789, 
ib.);  démuscadiner  {ib.);  dépanthéonisation  {ib.  et  ms.);  dépu- 
ticide  {ib.,  ib.);  déroijaliser  ^  {Néol.  fr.  Babœuf.  Pièces  I,  64  L.); 
diderotiser  {]M\e,  p.  25);  diplomaliste  (=  iliplomate,  ib.,  p,  4); 
dispendieusement  {Point  du  jour,  4  nov.  1789);  duhemiste  {Néol. 
fr.)  ;  épithétiser  {Néol.  fr.)  ;  fayettiser  {Néol.  fr.  et  Ms.,  Rive,  p.  6)  ; 
foucaudière  (barque  à  noyades,  Néol.  fr.)  ;  fouloniser  (==  pendre, 
ib.);  hécatombiste  (signalé  avec  arrière-but,  et  organiser,  comme 
mot  nouveau  par  le  Censeur  des  journaux  du  20  pluv.  an  IV); 
guilloiinaire  (un  rapport  —  Néol.  fr.);  impatriote  (Beaum.  à 
L.  S' ép.,  p.  10);  inaccurate  (anglicisme)  (Rive,  p.  26);  inapos- 
toUque  (Rive,  p.  21,  note):  incivisme  (Barr.  1794,  Néol.  fr.;  Ms. 
S.  A .)  ;  inerrance  (Rive,  p.  13.  Cf.  inerrant  du  même)  ;  inlrigailler 
{Néol.fr.;  Ms.);  isolation  (Thouret,  1791.  H.  D.  T.);  laboriosité 
{Néol.  fr.;  Ms.;  L.  cite  Palsgrave);  législatrice  (Batz.  Arch. 
pari.,  3  juil.  1790);  logoscope  (29  j.  1792);  liberticide  (Babeuf, 
pièces,  I,  95,  L.  Rive,  p.  8);  logaume  (Domergue)  •;  maratismc 

1.  Déprétrisev.  démarqtdser.  sont  relevés  par  Wey,  Rev.  du  t..  I.  178,  daprés 
Mercier  :  «  11  est  curieux,  dit-il,  d'énumérer  la  quantité  de  vocaiilcs  que  l'on 
composa  dans  ces  jours  de  démolition,  de  dévastation,  de  destruction.  •■  (Notez 
que  le  premier  de  ces  mots  est  sous  la  forme  déprèlrer  dans  Palissy;  que  le 
second  est  dans  Regnard.). 


844  LA   LANOLK  FRANÇAISE 

{Néol.  fr.)\  minifi/érialismp  {ib.);  mirabellcment  (ib.);  modéran- 
(isme  ib.  et  ms.  S.  A.  1798);  iiionarchien  (Rive,  p.  i,  noté  par 
Aulard,  Or.,  p.  358);  monarchif^fr  (id.,  p.  21);  motionner  [Néol. 
fr.\  Afs.,  d'où  motionnalré)\  municipaliser  {ib.,  S.  A.);  nomo- 
clas(('{\{ï\e,  p.  4);  noyadeur  {Néol.  fr.);  non-responsabilité  [Rixe, 
p.  14;  cf.  non-tolérance,  id.,  p.  6)  ;  patriomane  (Néol.  fr.  —  Cf. 
s'empatrioter,  ib.);  phosphoriser  (Néol.  fr.);  plébécratie  (ib.); 
pojmlicide  (Bab. ,  pièces,  I,  83,  Néol.  fr. ,  Ms.)  ; précaulionnel  (Néol. 
fr.);  profligateur  (Rive,  p.  2o) ;  projettiste  (Néol.  fr.);  ptrussio- 
manie  (ib.);  républicaniser  (Camhon,  1793.  L.);  réquisilionnaire 
[Néol.  fr.,  Ms.,  S.  A.);  rétroat/ir  (Rive,  p.  9);  rétrorévolution- 
naire  (Néol.  fr.)  ;  rohespierriser  (Néol.  fr. ,  Ms.)  ;  royal iser  (Bab.  L. 
Néol.  fr.,  Ms.);  sabrade  (Néol.  fr.,  Ms.);  sacerdolisme  (Rive, 
p.  12);  sanyuinocratie  (Néol.  fr.,  Ms.);  sansculotlisme,  sans- 
cidottide,  sans  -  culoltisation  (partout);  septembriseur,  septem- 
briser,  -ade,  -ation  (Néol.  fr.,  Ms.);  subalternéité  (Néol.  fr.); 
subalferner  {Ms.);  si/stétnal''  (Néol.  fr.);  vocifératenr  {ib.  Ms.)-. 
Mots  nouveaux  qui  se  sont  conservés.  —  Parmi  les 
mots  nouveaux  il  suffit  de  rappeler  qu'il  faut  compter  des  nomen- 
clatures entières,  et  parmi  elles  celle  du  système  métrique,  rendue 
obligatoire  le  18  germinal  an  III,  et  qui  a  fini  par  devenir  presque 
entièrement  usuelle  ^  Voici  d'autres  survivants  : 


i.  •'  Nous  nommons  royaume  un  pays  régi  souverainement  par  un  roi;  le  pays 
où  la  loi  seule  commande,  je  le  nommerais  loyaume  »  (Dom.,  Jour'n.,  Ill,  186). 

2.  Il  faudrait  ajouter  qu'un  assez  grand  nombre  de  mots  avaient  pris  un  sens 
qu'ils  ont  perdu  :  suspect,  culotté  (opposé  <à  sans-culotte),  nutionalisle  (membre 
de  l'Assemblée  nationale);  opinion  ^=  discours,  etc. 

3.  Je  dis  presque,  parce  que  des  mots  comme  myriaçframme,  décilitre  sont 
encore,  malgré  l'école,  du  langage  savant.  Le  reste  de  la  nomenclature  a  eu 
du  reste  beaucoup  de  peine  à  passer.  Nodier,  Wey  [Rem.  s.  l.  l.  fr.  II,  65) 
l'attaquent  encore  avec  véhémence.  Il  est  vrai  que  les  mots  ont  été  mal  faits, 
puisqu'ils  sont  souvent  hybrides,  gréco-latins,  ou  savants  par  à  peu  près. 
Kilomètre  en  elTet  ne  peut  venir  ni  de  xOaoç  qui  signifie  bourrique,  ni  de  -/iXioç, 
qui  signifie  mille.  Mais  ce  n'est  pas  la  faute  de  la  Convention,  si  on  a  barbarisé. 
Son  <lécret  déclarait  qu'il  fallait  enrichir  la  langue  de  mots  nouveaux  et  simples, 
et  pour  soulager  la  mémoire,  le  nombre  devait  en  être  le  plus  petit  possible 
{Proc.-verb.,  II,  \~t).  En  l'an  IX,  un  arrêté  du  13  brumaire  autorisait  toute  une 
série  de  mots  usuels  :  -myriamètre  :  lieue;  kilomètre  :  mille;  décamètre  :  perche; 
décimètre  :  palme;  centimètre  :  doigt;  millimètre,  trait;  hectare  :  arpent;  are  : 
perche  carrée;  décalitre  :  velte;  litre  :  pinte;  décilitre:  verre;  kilolitre  :  muid  ; 
hectolitre  :  setier;  décalitre  :  boisseau;  décistère  :  solive;  kilogramme  :  quintal  ; 
hectogramme  :  once;  décayramme  :  gros;  yramme  :  denier;  décigramme  :  grain. 
En  tout  cas  le  mal  est  fait  :  Les  «  arle(}uins  lexicographiques  >■  sont  en  usage, 
et  il  est  venu,  le  temps  entrevu  avec  effroi  par  Wey,  où  on  écrit  à  ses  amis  : 
«  Je  pense  à  vous  souvent,  et  volontiers  J'oublie  les  quatre  cents  kilomètres 
qui  nous  séparent.  »  Notre  temps  a  même  vu  d'autres  horreurs. 


IIISTdlllK    INTKILNK    l)K    LA    LAMil  K  «4:i 

Action^   (Cous.  Jacf/.,  S.   A.);  (ulminislntllf  (l'oinl  du  jour, 
6   nov.    1781));    adminhtré  (subst.,    Cous,    .hn-jf.,   Air/i.  pavL, 
24  nov.   1700,   p.   72:'>);    aérouaule  {S.    A.):   acroslicr  (Coiiv., 
déc.  1794,  H.  D.  T.):  'ilarmisle  {S.  A.,  Cous.  Jacq.);  unarchist-r 
(Mirab.,  Séance  du  28  fév.  1791);  anarchiste  (Lab.,  Lnnu.  r/w.); 
annuité   {S.   A.)\   antisocial    (Mir.,    Coll.,  1,    70,    11.     I).    T.); 
approximatif  (Xéol.  fr.,  .1/s.);  archibète  {Cous.  Jacq.)\  bivoua- 
quer (^.)';  boisaye  {A.)\   brise-raison  (Deaum.  cà  L.,  2"  ép.); 
brouille  {A.)\  bureaucratique  {A.);  cabanon  {A.);  cannibalisme 
{Néol.   fr.,   Ms.  Ce  dernier  donne  a.us^i  cannibali té)  ;  captateur 
(A.);   centralisation    {S.  A.,  Néol.    fr.,    Ms.);    centupler   (A.); 
céréales  {Enc.  métli.,  1792,  IL  D.  T.);  chatoyant  (A.);  civisme 
{citoi/enneté  est  dans  Beaumarcbais,  Néol.  fr. ,  Ms.,  S.  A .)  ;  coalisé 
avec    (Beaum.    à  L.,    2"  ép.);   conscription   {Enc.  méth.,  1789, 
S.  A.);  conspiratrice  (Lab.,   L.  révol.,  Néol.  fr.);  constituant 
(1789);   constitvtionnellement   (Arch.   pari.,  Rap.   Batz,    3  jiiil. 
1790);  dècathoiiciser  (Mirab.  L.)  ;  déconsidération  (Bign.,   1798, 
H.  D.  T.);  déf)énérescence  (1795,  Vauquelin,  H.  D.  T.);  déqra- 
dant{rm,GohievAl.  D.  T.);  dérjriser  (Slirah.,  1789,  il.  I).  T.), 
délirant  (Mirab.,   17  juin  1789,  H.  D.  T.);  démoraliser  {S.  A., 
Lab.,  L.  révol.);  départemental  {Duh.  Cranc,  1792,  H.  D.  T.); 
dépopulariser  (Mallet  du  Pan,   Cons.   sïir  la  Nat.  de   la  Rév., 
42-50);  désagréger  (Guyt.    de   Morv.,    1798,  H.    D.  T.);  déso- 
bligeance   (1798,    ib.);    dissidence    {S.   A.);    échangeable    {A.); 
égorgeur  (Lab.,  L.  révol.);  élaborer  {A.);  émigré  (subs.,  Décr. 
du   9  juil.  1791);    escadrille  {Néol.    fr.):   éventualité  (Beaum. 
à   L.,    l"'  ép.,    p.    lo);   expropriation    (Beaum.    à   L.,    T*   ép., 
p.  15);  extradition  {ib.,  2"  ép.)  ;  fanatiser  (blâmé  par  Lab.,  L. 
révol.,  p.  129);  fédéralisme  (Robes[).,  1792,  IL  D.  T.,  .4.);  frac- 
tionner  (Grég-.  dans  Wey,  Rév.  L,  I,  [");  fusillade  [Néol.  fr., 
Ms.,  Bonap.,  1796,  dans  H.  D.  T.);  gemmation  (1798,  Rich.,  H. 
D.  T.);  gradé  [Néol.  fr.):  guillotine  (1790,  H.  D.  T.);  inamovible 
{S.  A.);  inconstitutionnel  {Point  du  Jour,  23  juin   1789;  Ms.; 
A.);    incriminer  (Malouet,    1791,  H.   D.    T.,  Ms.,  N'éol.  fr.); 

1.  Les  mots  marqués  A.,  c'osl-à-dire  insérés  dans  ce  corps  du  Diclionnairc 
de  l'Académie,  sont  très  proltahlement  antérieurs,  quoiqu'ils  n'aient  pas  été 
signalés  jusqu'ici  avant  la  Uévolulion.  Voir  plus  loin  le  f,  Le  Dictionnaire. 

•2.  Les  mois  marqués  dun  astérisque  sont  cités  par  H.  D.  T.  comme  dos  néolo- 

gismes  lie  notre  temps.  Sn  =  Snetlage. 


846  LA    LANGUI':   FRANÇAISE 

industriel  (Beaum.  à  L.,  3"  ép.);  influencer  (.4.,Necker,  1792, 
H.  D.  T.);  influent  (Malouet,  1791,  Opin.,  II,  IG,  H.  D.  T.); 
insermenté  [S.  A.;  Ms.,  Condorcet,  le  16  fév.  1792  dit  non  ser- 
menlé);  insignifiance  [A.)  ;  insurrectionnel  {Néol.  fr.,  J/s.,  S.  A.); 
jury  {S.  A.,  M  s.  Domergue  eût  \ou\u  jurande);  juguler  {Néol. 
f'r.);  législature  (Mirab.,  II.  D.  T.,  .S'.  A.,  Ms.);  liquidateur 
(1793,  H.  D.  T.,  A.);  loquace  {Néol.  f'r.);  luxueux  {Néol.  fr.); 
malfaisance  (1791,  Volney,  Ruines.,  H.  D.  T.,  .1.);  mitraillade 
[Néol.  fr.,  Ms.,  S.  A.);  navrant  {Néol.  fr.);  neutralisation  (1797, 
Thouvenel,  H.  D.  ï.,  Néol.  fr.,  Ms.,  A.);  observable  {A.); 
patenté  {Néol.  fr.,  H.  D.  T.;  cf.  patentai,  patenter,  Ms.);  per- 
cepteur {Néol.  fr.,  A.);  populariser  {Néol.  fr.,  Ms.,  S.  A.); 
présentable  {A.);  rassasiable  {Néol.  f'r.);  raviver  {Néol.  fr.); 
recrutement  (H.  D.  T.,  1790,  Néol.  fr.,  Ms.);  régulariser 
{Néol.  fr.,  Ms.);  réincarcérer  {Néol.  fr.);  révolulionnairement 
{Néol.  fr.);  roueries  {Néol.  fr.,  Ms.);  sanctionner  {Néol.  fr.. 
Point  du  jour,  27  juin  1789);  séparatistes  {Néol.  fr.);  tacti- 
cien {Néol.  fr.,  Ms.);  terrifier  {Néol.  fr.,  Ms.,  terroriste  {Néol. 
fr.,  S.  A.);  ultra-révolutionnaire  {Néol.  fr.,  S.A.);  utiliser  {Ib.); 
vandalisme  (Grég-.,  Mém.,  I). 

Il  faut  ajouter  que  pendant  cette  période  une  foule  de  mots 
ont  pris  des  sens  nouveaux  : 

Acclamation  {Point  du  jour,  21  juin  1789,  d'où  l'expression  : 
vote  par  acclamation,  *S^.  A.);  additionnel  (en  termes  législatifs, 
Ex.  :  paragraphe  —  S.  A.);  adjoint  { —  à  l'officier  municipal, 
Ib.)  ;  adresse  (au  sens  anglais  :  discours  au  roi, Point  du  jour, 
10  nov.  1789);  canton  (Ib.,  22  juin  1789);  cantonnement  {A .) ; 
chouan  (anciennement  :  chat-huant,  Lab.,  L.  révoL);  commune 
(division  administrative.  Point  du  jour,  10  nov.  89,  S.  A); 
conscrit  {S.  A.);  convention  (sens  américain,  Point  du  jour, 
17  sept.  1789);  désorganiser  { —  un  État,  Boulay  de  la  M., 
d'après  Mercier.  Cf.  Lab.,  L.  révol.,  138,  note);  institut;  insti- 
tuteur {=  maître  d'école,  adopté  par  la  Convention  le  18  frim. 
an  I;  cf.  Arch.  Pari.,  9  janv.  1790);  insurrection  (qui  se  disait 
auparavant  de  la  seule  Pologne  et  dans  le  sens  de  levée  en  masse, 
Point  du  jour,  l.o  juil.  1789);  liste  civile  (au  sens  de  dotation); 
obtuse  (dit   d'une  idée,  Grégoire  d'après  Wey,   Rem.,  I,    184); 


IIISTilIlil-;    I.NTHIINK    m-:    la    I.  ANCI  K  8i7 

ouirafjeuscmriil  (au  li-.,  ncmm.  ;i  L.,  2"  rj».,  |i.  :{;;);  priO/nlc  (.ni 
sens  (le  coiilrilnilion,  S.  A.);  ir f racla irr;  irsobitioii  (proposi- 
tion adoptée  jiar  l'Asseinblée;  l'oinf  du  jour,  .".  nov.  89);  sus- 
ceptible (lioniinc  —  iWuw  cliarge,  ^1.);  ur/jence  (en  Icr-riics 
législatifs  S.  A.,  Point  du  jour,  2"  sept.  80). 

Enfin  un  grand  nombre  d'expressions  nouvelles  se  sont 
formées  :  accusateur  public,  accusateurs  nationaux  {Const.  de 
l"9o,  .4);  appel  au  peuple  {A?'ch.  pari.,  I,  594,  i)  ;  acte  constitu- 
tionnel; bas  clergé  (trouvé  indécent  par  Laharpe,  L.  rév.);  biens 
nationaux  (Aulard,  Jac,  I,  28);  bureau  central  [S.  A.);  carte 
civique  {Néol.  fr.);  carte  de  sûreté  [S.  A.);  tribunal  de  cassation 
(Ib.);  citoi/en  actif  {Point  du  Jour,  6  nov.  1789);  convention  natio- 
nale [Arch.  pari.,  I,  587,  2  se|it.  1789);  comité  révolutionnaire 
{S.  A.);  tribunal  correctionnel  {Ib.);  grand  juge  militaire  {Ib.); 
école  normale,  école  pioUj technique.  État  fédéral  {Arch.  pari.,  I, 
o95,  2;  7  sept.  89);  haut  Juré  (1791)  ;  haute  cour  de  Justice  {Const. 
de  1795,  S.  A.);  homme  de  loi  {Ib.):  inscription  civique  (Const. 
de  1791,  S.  A.);  majorité  simple  {Point  du  Jour,  27  nov.  89); 
à  la  lanterne  {Chans.  révol.,  d'oii  lanterner,  lanternation);  mandat 
m/)<?m///(8  juillet  1789)  ;  ordre  du  Jour  {Point  du  Jour,  l"  août  89, 
S.  A.);  jn-ocia^ateur  de  la  nation  {S.  A.);  question  préalable 
{S.  A.,  on  dit  aussi  question  préliminaire  dans  la  séance  du 
14  sept.  1789,  et  le  terme  est  encore  ex|)li(jué  dans  le  Point  du 
Jour  du  15  sept,);  serment  civique  {Arch.  pari.,  31  mai  1790); 
visites  domiciliaires  {S.  A.);  veto  suspoisif  {Point  du  Jour, 
séance  du  15  sept.   1789,  Néol.  fr.,  S.  A.). 

Le  Dictionnaire.  —  On  avait  utîert  au  Comité  d'instruction 
publique,  le  11  pluviôse  de  l'an  II,  de  ])ublicr  une  nouvelle  édi- 
tion du  Dictionnaire  de  l'Académie  '.  La  proposition  ne  paraît 
pas  avoir  eu  de  suite  immédiate.  Grégoire  et  Coupé  furent  seu- 
lement chargés  de  voir  le  manuscrit.  En  l'absence  de  Mar- 
montel,  ce  fut  Morellet,  secrétaire,  qui  envova  les  cahiers,  les- 
quels se  composaient  de  feuilles  du  dictionnaire  de  1762  anno- 
tées  en  marge,  et  de   cahiers   d'observations   détachées  -.  Le 

1.  Guil.,  Prov.  V.  C.  I.  p.  Conv..  111,  87  i. 

2.  On  trouve  dans  Guillaume  (/6..  II,  320)  de?  lellres  de  Morellel  relatives  à  cet 
envoi.  Dans  ses  mémoires  Morellet  raconte  que  les  commissaires  qui  vinrent  lui 


848  LA   LANGLE   FllANÇAISE 

décret  rendu  en  prairial,  sur  la  proposition  de  Grégoire,  portait 
qu'un  rapport  serait  présenté  sur  les  moyens  d'exécution  d'un 
nouveau  vocabulaire.  Cependant  ce  n'est  que  le  1"  jour  com- 
plémentaire de  l'an  111  (17  sepemhre  1795)  ([ue  Lakanal  apporta 
un  rapport  duquel  il  résulte  qu'une  proposition  d'édition  avait 
été  faite  au  nom  de  Smits,  une  autre  au  nom  de  Maradan. 
Les  deux  libraires  s'entendirent,  et  un  décret  fut  rendu,  qui 
est  reproduit  en  tête  de  chaque  exemplaire,  confiant  aux 
deux  libraires  le  soin  de  publier  le  travail  de  l'Académie  à 
15  000  exemplaires. 

Dix  mois  leur  étaient  donnés.  L'ouvrage  ne  parut  qu'en 
l'an  VII,  précédé  d'un  discours  préliminaire  de  Garât  '.  Un  appen- 
dice renferme  les  mots  «  que  la  Révolution  et  la  République  ont 
ajoutés  à  la  langue  ».  J'ignore  par  qui  le  travail  a  été  fait.  Il 
était  assurément  ingrat.  Comment  affirmer  avec  assurance  que 
tel  mot  était  nouveau?  C'était  risquer  de  se  tromper  bien  sou- 
vent. Comment  d'autre  part  distinguer,  dans  le  fatras  des  néo- 
logismes,  ceux  qui  étaient  réellement  d'usage,  en  l'absence  de 
l'arbitre  ordinaire,  l'Académie,  qui  n'existait  plus?  Les  anonymes 
qui  s'étaient  chargés  de  la  besogne  se  renfermèrent  dans  une 
extrême  prudence,  donnant  moins  les  mots  nouveaux  que  les 
nouvelles  acceptions  ou  les  nouvelles  locutions  qui  paraissaient 
reçues.  Par  là,  ils  n'évitèrent  pas  de  se  tromper  -,  c'était  impos- 
sible, mais  leur  choix  a  été  assez  judicieux,  et  ainsi  ils  restè- 
rent, somme  toute,  fidèles  à  la  tradition  académique  ^ 


réclamer  le  Diclidiinaire  élaii;iil.  Dural-Cubières  et  Domergue,  et  il  ajoute  d'inté- 
ressants délails  :  ■•  Le  manuscrit  qu'on  avait  commencé  de  livrer  à  Flmpression 
était  le  f'ruil  du  travail  des  séances  de  trente  années...  Ce  travail  consistait  en 
corrections  faites  à  la  marge  d'un  exemplaire  de  celte  édition,  ou  recueillies 
sur  des  papiers  séparés;  elles  étaient  pour  la  iilupart  de  Duclos,  d'Olivet, 
d'Alembert,  Arnaud  (sic).  Suard,  Beauzée  et  en  général  d'académiciens  qui  ont 
fait  de  la  langue  et  de  l'art  d'écrire  une  étude  approfondie.  « 

1.  Voir  Courlat,  Monogr.  du  Dicl.  de  l'Ac,  \).  D'après  cet  auteur,  il  semble  que 
les  principaux  metteurs  en  œuvre  aient  été  Suard  et  Bourlet  de  Yauxcelles. 
Adamanlinos  Koraïs  a  compté  dans  l'ouvrage  29  712  mots. 

Une  édition  de  1S02  donnée  par  Lavcaux  chez  Moutardier  el  Leclcro,  quoique 
sensiblement  diiïérente  de  celle-ci,  fut  définitivement  condamnée  comme  contre- 
façon par  la  cour  de  Rouen  jugeant  en  seconde  instance,  le  12  niv.  an  Xlll 
(lijanv.  iSOO). 

2.  Voir  aux  mots  détention,  district,  gouvernani,  inviolabilité',  etc. 

3.  Snellage  avait  publié  à  Gôttingen  en  179;>  un  Dictionnaire  nouveau  français 
contenant  les  expressions  de  nouvelle  création  du  peuple  français  (Bib.  Nat.  X. 
1344.  E"»).  Il  s'engagea  à  ce  propos  une  polémicjue.  Casanova  répondit  à  la 
publication  par  une  lettre  :  «  A  Léonard  Snellage.  docteur  en  droit  de  l'Univer- 


III^^T'MIIK    l.\Ti;i(.\|.:    |)|.;    i^v    LA.NCIK 


Le    XLV   siècle. 


Hi'J 


Mercier.  —  Le  .siècle  avait  à  peine  un  an  .|n('  la  piocliaine 
rév..lu(ion  linouistique  s'annonea  par  un  n.anilrsle  iTlrn(i.s- 
sanl  :  la  Néolooie  de  Mercier.  Paradoxal  m  tout,  allant  .le 
l'extravagance  à  la  vision  prophéti.pi..,  l'auteur  .1.-  rA»  '■J HO 
était  peut-être  Je  seul  iioninie  de  son  temps,  dans  le  cerveau 
duquel  le  soleil  de  messidor  pût  fairr  colore  semblable  ouvrage 
et  semblable  j)réface. 

Les  langues  pauvres,  dit-il,  s'opposent  à  la  pensée.  Les 
phrases  ou  les  circonlocutions  promettent  beaucoup,  et  donnent 
peu,  mais  un  mot  neuf  réveille  plus  que  des  sons,  et  fait  vibrer 
chez  vous  la  fibre  inconnue  (xj).  Multipliez  les  mots  simples. 
Les  mots  font  la  matière  première  des  syntaxes.  Avec  eux,  sans 
syntaxe  et  sans  grammaire,  vous  aurez  sous  les  yeux  un  tableau 
raccourci  et  fidèle  de  toutes  les  images  de  la  nature  (xvin-xix). 

site  de  Gœttingue,  Jac-ines  Casanova,  docteur  en  droit  de  l'Université  de  Pavie  » 
J  ai  eu  en  mains  l'exemplaire  de  celte  lettre  que  possède  la  Bibliolhè,|ue  rovalé 
ue  &axe,et  que  M.  le  conservateur  a  bien  voulu  envoyer  à  Paris  à  mon  intention, 
l^est  la  plus  curieuse -sinon  la  plus  correcte  -  critique  .ju'on  ait  faite  du  nou- 
veau lexique.  Casanova  accuse  les  journalistes  qui  ont  fait  les  mots  de  n'avoir 
cherche  qu  a  éblouir,  en  employant  des  moyens  qui,  si  la  France  n'avait  été  en 

^r"H„r?'V"^"''J'^".^ '"■'■'■'  ^"'^  '■'^''"'^  rire,  comme  faisaient  les  néolo^'ismes  du 
carlin  de  la  Comédie  italienne;  si  le  français,  après  cette  anarchie,  ne  retourne 
pas  a  son  ancien  état,  il  fera  rire,  etdcviendra  un  patois  populaire  que  les  bons 
écrivains  n'emi)loieronl  jamais. 

f'./î  ™''.'f  "io-misie  (mot  berneur),  ambular.ce,  appitoijer  (mot  pitovable) 
culoUe  (risible,  et  né  dans  l'ivresse);  e/«6/v(7«f/c  (expression  baroque  comme 
tant  daulres  a  la  place  desquelles  Snetlafie  et  Casanova  eussent  pu,  un  diction- 
naire Italien  ou  espagnol  à  la  main,  en  enfanter  mille  autres,  qui  leur  eu'^- 
sent  valu  un  diplôme  de  ..  fraternisation  »); /«crtrcc/-er  (inutile  imisqu'on  aewun- 
sonnei;  mais  qui  pourra  donner  lieu  à  carcère,  dont  le  Comité  d'instruction 
publique  déterminera  le  genre);  moiwrchien  (sans  doute  inventé  par  les  dames 
de  la  Jlalle  avec  celte  terminaison  en  chien  qui  a  tant  de  noblesse); /j)est<ma6/e 
pre/enttei>x  (sur  lesquels  il  est  sûr  que  les  abeilles  ne  s'arrêteront  pas),  singer 
(quon  a  eu  au  moins  tort  de  faire  actif),  sans-jupon  (qui  ne  manque  pas'de 
charmes,  et  qui  est  moins  malhonnête  que  sans-culotte,  car  au  bout  du  compte 
le  jupon  n'exclut  pas  les  jupes). 

Comme  on  peut  le  deviner  d'après  ces  quelques  mots,  il  v  a  plus  de  politique 
dans  ce  petit  cent  que  de  linguistique.  Toutefois  les  considérations  littéraire* 
1  amour  du  français  tel  qu'il  était  ins|.irenl  visiblement  l'auleur.  Et  il  m'a 
semble  intéressant  de  rapporter  ici  un  écho  de  cette  discussion,  bien  qu'elle 
naît  pu  avoir  aucun  intérêt  pour  le  développement  du  lexique!  parce  qu'au 
xviii"  siècle  notre  langue  avait  appartenu  à  l'Europe,  et  qu'il  est  utile  de 
recueillir  les  impressions  que  les  changements  survenus  faisaient  à  des  étrangers 
qui  l'avaient  adoptée. 

Histoire  de  la  langue.  VU.  .j  i 


850  LA   LANGUE  FHANIIAISK 

Qui  s'y  oppose?  En  droit,  rioii.  Il  n'est  besoin  d'invoquer  ni 
Horace  ni  Cicéron  :  riiomnie  pensant  ne  connaît  point  d'autre 
autorité  que  son  propre  génie,  c'est  lui  cpii  fait  la  parole;  la 
langue  n'est  point  un  objet  de  convention  (xvn-xvni);  elle  est 
à  qui  sait  la  faire  obéir  à  ses  idées  (xuv,  note). 

Deux  [)ouvoirs  semblent  régler  la  nôtre  :  l'Académie,  les  gram- 
mairiens. Mais  par  qui  a  été  fait  le  dialecte  national?  Par  la  masse 
des  écrivains  (iv);  s'il  eût  fallu  faire  une  Académie,  c'était  une 
académie  de  permutation  et  de  combinaison  de  mots  nouveaux 
et  de  phrases  nouvelles  (xxi).  Au  lieu  de  cette  institution 
féconde,  rêve  impossible  du  reste,  puisque  le  génie  en  ce  genre 
n'a  point  de  compagnons,  nous  n'avons  eu  que  la  défunte 
Académie  française,  qui  n'a  vu  l'édifice  immense  des  langages 
humains  que  d'après  ses  fantaisies,  qui  a  eu  ses  amours  et  ses 
haines  pour  des  mots,  animosités  et  tendresses  aveugles.  Sa 
serpe,  instrument  de  dommage,  a  fait  tomber  nos  antiques 
richesses  (xx).  Quant  aux  maîtres  du  grand  siècle,  la  langue 
était  pure  sous  leur  plume,  d'accord,  mais  toute  la  langue  était- 
elle  sous  leur  plume?  (xxn-xxm) 

Voilà  pour  le  droit.  En  fait,  il  est  impossible  de  fixer  les 
langues  (v).  «  Il  en  est  d'une  langue  comme  d'un  fleuve  que 
rien  n'arrête,  qui  s'accroît  dans  son  cours,  et  qui  devient  plus 
large  et  plus  majestueux,  à  mesure  qu"il  s'éloigne  de  sa  source. 
Et  qui  ne  lirait  d'un  tribunal  (jui  vous  dit  :  je  vais  fixer  la  lanr/ue. 
Arrête,  imprudent!  tu  vas  la  clouer,  la  crucifier.  »  (vn-vuj) 

Du  reste,  la  chose  serait-elle  bonne?  Avons-nous  fait  assez  de 
progrès?  La  langue  poétique  est  encore  à  naître.  Nous  n'avons 
ni  augmentatifs  ni  diminutifs.  Notre  vocabulaire  timide  s'est 
traîné  pendant  cent  années  dans  la  faiblesse  et  dans  la  peur, 
il  trabit  à  chaque  pas  l'audace  de  la  pensée  et  le  feu  du  senti- 
ment (xxiv-xxv).  Quand  il  s'agit  de  traduire,  nous  nous  aper- 
cevons que  nous  n'avons  qu'un  bégaiement  enfantin,  monotone,  . 
auprès  de  la  voix  forte,  sonore  et  musicale  de  certaines  langues 
étrangères,  qui  se  ploient  aux  mètres  les  plus  difficiles  de  la 
Grèce  et  de  Rome  (ib.). 

Nous  avons  laissé  passer  de  belles  occasions  d'être  riches. 
Il  est  encore  indécis  si  nous  n'aA'Ons  pas  perdu  à  ne  pas 
adopter    entièrement   la   langue    d'Amyot    et    de    Montaigne, 


IIISTOIIiK    l\Ti:i{.\K   l)K    LA    LWCIK  Hii! 

(xii-xiii).  Il  laiil  cil  uccusci-  r.uMOLir  saljil,  1  i.luiàliic  avouf;le 
pour  quatre  ou  cinq  écrivains  plus  modernes  qui  onl  confiuèté 
le  gros  des  lecteurs,  et  comme  ordonnr  la  su|)pr('ssi()n  et  prfis- 
cription  d'un  nombre  très  considérable  de  mots  très  expressifs 
et  très  énergiques,  qui  ne  sont  point  remj»lacés  (xl).  N'est-il 
pas  des  mots  que  le  l)réjugé  a  rendus  ignobles,  et  que  de  grands 
écrivains  ont  eu  le  courage  de  rendre  à  la  langue,  môme  dans 
des  vers  pompeux,  comme  mche,  bled,  chien,  pavél  La  Fontaine 
se  plaisait  à  placer  avec  grâce  tel  mot  qui  veil lissait  (xxxi). 

Il  ne  serait  pas  même  indigne  de  l'écrivain  moraliste  de  des 
cendre  à  l'examen  des  patois  et  de  leur  dérober  des  expres- 
sions enflammées  et  des  tours  naïfs  qui  nous  manquent  (xxx). 
En  outre  il  faudrait  varier  les  significations.  Il  v  a  plusieurs 
langues  dans  une  seule  pour  qui  sait  bien,  en  tournant  tous 
les  mots,  les  faire  passer  dans  des  acceptions  diverses,  multi- 
pliées ou  sans  cesse  modifiées.  C'est  ainsi  qu'une  discipline  très 
active,  imprimée  à  un  régiment,  double  et  triple  le  nombre  des 
soldats  (xxi). 

La  syntaxe  elle-même  doit  reprendre  un  j»eu  de  liberté. 
«  Nous  rapprochons  les  mots,  nous  les  enchaînons  les  uns  aux 
autres,  mais  nous  ne  les  groupons  jamais,  nous  ne  les  construi- 
sons pas,  nous  les  accumulons;  nous  ne  saurions  les  disposer 
de  manière  à  se  prêter  mutuellement  de  la  force  et  de  l'appui  ; 
les  mouvements  circulaires  et  les  mouvements  obliques  nous 
sont  également  défendus  '  (xlii). 

Craint-on  pour  la  clarté  de  la  langue?  La  néologie  n'y  est 
point  opposée  (xii).  «  Ce  mot  n'est  pas  français,  dit-on,  et  moi  je 
dis  qu'il  est  français,  car  tu  m'as  compris.  » 

Et  dans  une  péroraison  où  il  prédit  le  déplacement  de  l'auto- 
rité qui  s'est  fait  plus  tard,  Mercier  s'écrie  :  «  L  autorité  législative 
résidera  dans  l'homme  qui  fera  adopter  ses  néologies.  Si  l'usage 
consacre  ses  expressions,  si  plus  heureux,  il  se  fait  lire,  tous  les 
journalistes  puristes  du  monde  ne  paraîtront  plus  alors  devant 
lui  que  livrés  aune  chicane  puérile  et  sèche;  il  |)laira  aux  es|irils 
pénétrants,  étendus,  qui,  guidés  par  le  sentiment,  surpasseront 
bientôt  le  néologue  lui-même,  satisfait  de  s'avouer  vaincu.  Les 

1.  Laiileui'  annonce  un  traité  sur  les  iiiversit)ns  (xi.iu.  note). 


Soi  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

génies  créateurs,  c'est  d'eux  tjue  j'attends,  non  point  des  suf- 
frages, mais  la  grande  langue  harmonieuse  et  forte  dont  je  ne 
leur  ai  offert  tout  au  plus  que  V instrument.  » 

Que  vaut  coi  instrument,  je  ne  m'attarderai  pas  longtemps  à 
lexaminer.  11  y  a  dans  ces  400  pages  de  néologismes  une  foule 
de  mots  (pii  avai(Mit  existé  autrefois,  d'autres  qui  venaient  de 
paraître  pendant  la  dernière  période  du  xyu!*"  siècle,  d'autres 
enfin  qui  sont  créés  par  Mei'cier  lui-même. 

Ils  sont  tels  qu'on  pouvait  les  attendre  de  cet  homme  singu- 
lier :  les  uns  tout  naturels,  les  autres  hardis  jusqu'à  l'étrange, 
les  uns  nécessaires,  utiles  au  moins,  les  autres  extravagants  et 
hors  d'état  d'être  mis  en  œuvre.  Aussi  en  était-il  de  morts-nés  : 
astucier,  antomalité  (Kétif),  benuré  {=  chanceux),  brutification, 
calcable  (bon  à  mettre  dehors  à  coups  de  pied),  comédiassier, 
couimiscéabilité  (Rétif),  ci/niser,  criminatlon  (Rétif),  dépaternlser, 
emphilosophié  (Linguet),  fidélise)^  flagrer  (Rétif),  rjarruleux 
(Lequinio),  f/7'ofesquer,  hainer,  horloger  sa  me,  inalogue  (con- 
traire de  analogue), /;*uér/^e' (chose  fausse  qu'on  croit  être  vraie), 
léoniser  (rendre  un  lion),  massifier  (Rétif),  se  nullifier,  pyraniider, 
littéromanie ,  métaphyshiiter,  ocidocrate,  paroler  (parler  long- 
temps), pologniser  (partager  un  pays),  ragonnanter,  réformider\ 
réglementailler,  religionner  (vivre  de  religion  comme  les  prêtres), 
respectueuseté  (Rétif),  revigourer,  ridkidisme,  rienniste  -,  riibi- 
conder,  sacrificature,  sagacieux,  sentimetiteux ,  superficiellité, 
tigreiix,  tiluUser  (donner  un  titre)  ,  se  lurgir  (Rétif),  uniter, 
virginelle,  se  zéroïser. 

'  Mais  même  parmi  les  morts,  combien  étaient  logiques  et 
complétaient  heureusement  les  séries  existantes  :  heiireuser, 
insolenter,  janneur,  noireté,  riideiir,  mémeté,  morguer,  noUtion, 
nnisib'dité, paucité, pervertissement, personalisme,  vétiérabilité, etc. 

D'autres  étaient  expressifs,  quelquefois  sonores  :  cancre,  con- 

i.  La  sottise  réforinide  la  néologie,  on  ne  conçoit  f^iière  ce  qui  porteroit  les 
écrivains  à  roformider  une  richesse  qui  charge  leur  palette  de  couleurs  vives  et 
nouvelles. 

2.  "  Citoyen  néologue,  hier  Je  fus,  avec  quelques  personnes,  obligé  de  décliner 
mon  nom,  prénom  et  profession  :  leur  dictée  fut  aussi  longue  que  celle  de  cer- 
tains barons  allemands.  Je  me  donnai,  moi,  la  qualité  de  riennisle.  L'homme 
de  loi  refusa  de  l'écrire,  prétendant  qu'elle  existait  bien  dans  le  monde,  mais 
qu'elle  n'était  pas  dans  le  Dict.  de  l'Académie.  Pour  lever  ses  scrupules,  j'ose 
vous  prier  de  donner  place  à  ce  mot  dans  votre  vocal)ulaiie.  Salut  et  joie  en  la 
critique!  ■•   L'"' 


lllSTillUK    l.\Ti;il.\K    liK    I.A    LAMIIK  Su3 

spiratice,  clKirhilancr,  eiic/ic/iffh-, /'uracrs  (1.  \)i'si\\(t\i\\\is).(/ai((/r/o- 
listes,  Journaillon,  liujnbrer,  nonchalanter,  iiohomhrer,  voulance. 

Mercier  ;iv;iil  le  sentiment  |>rofon(l  des  besoins  de  la  laiiirue. 
et  l'instinct  de  la  création  vci'hale,  car  nn  assez  prand  nonihr»' 
de  ses  pr(i|»(»siti(»ns  (»nt  r[r  lalilii'cs  par  la  suite.  Voici  des  nujts 
aujourdliui  français,  qu'il  avait  recueillis  dans  îles  «'crits,  et 
qu'il  a  j)résentés  à  Tagrément  du  public  :  (ululf)',  adu/ff-ration, 
advcndce,  agilaleur,  a  g  rr  inenter,  ajourer,  assainissement,  ban- 
queroutier, bureaucratie,  don  f/uichottisme,  remparer ,  sanc- 
tionner, sonorité,  stipendié,  tantinet,  tituber,  tip-anneau,  uni- 
for  tner,  vagissement,  valse,  vandalisme,  vaporeux,  véloce,  ver- 
bosité, volition. 

En  voici  qu'il  a  faits  :  acclimatement,  aérage,  affinage,  barba- 
riser,  boxeur,  se  bronzer,  caricaturer,  désenroler,  relecture,  poli- 
tiquer,  rénovation,  sanitaire,  sélection,  sensiblerie,  terminologie, 
théoricien,  thuriféraire,  topique,  trôner,  vaticiner,  versatilité, 
viciable,  victime,  se  viriliser.  Ils  sont  aujourd'hui  admis.  Plu- 
sieurs ont  même  des  airs  très  classiques. 

On  pense  comment  furent  accueillies  de  si  extraordinaires 
théories.  Beaucoup  tardèrent  un  silence  dédaigneux,  quelques 
autres  s'amusèrent  à  des  comptes  rendus  d'un  esprit  facile, 
farci  des  mots  les  plus  saugrenus  du  livre  '.  La  néolosfie  fut 
mise  au  rang  de  la  «  platopodologie  »,  ou  connaissance  de 
l'homme  par  l'inspection  de  son  pied.  Mais  Mercier  fut  plus 
heureux  contre  Bouhours  que  contre  Copernic.  Si  son  siècle 
était  trop  jeune  pour  le  lire. 

Le  nôtre  a  dû  hii  plaire  et  ses  liomines  sont  nés. 


1.  ■•  Voilà  que  malgré  elle  (noire  langue),  il  vient  de  lui  arriver  un  grand 
secours,  c'est  la  néologie,  qui  nous  met  dans  labondance  pour  longtemps  en  nous 
procurant,  outre  une  préface  de  "C  pages,  pleine  de  pensées  fécondatrices,  une 
collection  de  mots  nouveaux...  Ce  ne  sont  pas  seulement  des  nouveautés,  que 
Venrichisseur  écrivain  nous  présente,  ce  sont  des  >ieuvelés,cesl-!i-(\ïve  des  choses 
que  nous  possédions  déjà,  et  dont  nous  restions  privés,  parce  que  l'étroitesse 
de  notre  génie  sabstenait  d'en  faire  usage...  C'était  une  richesse,  qui  attendait 
un  i-essuscileur...  Ingrats  que  nous  sommes,  qui  vivions  dans  l'uubliance  de  nos 
bienfaiteurs  et  de  leurs  bienfaits,  nous  ne  savions  pas  (|ue  nous  devions  le  mot 
oburiev  au  C.  Rétif,  et  le  mot  déjouir  au  citoyen  Moussard.  et  la  francisation  à 
Louis  Verdure,  et  une  foule  d'/ieureuselés  pareilles  a  la  plume  libérale  de  Bon- 
neville  de  Saint-Aure,  de  l^aganel,  du  D'  Sacraton.  tlUrbaiu  Domergue.  de  La 
Houche-de-Fer,  de  Pio,  Manuel,  etc..  tous  hommes  i-crrrur.  qui,  depuis  vingt 
cinq  ans.  semblent  s'être  pludunijés  pour  comballre  la  timidité  puristiquc.  En 
vain   les  abécédaires,  Vétouffeur   Laharpe.   les  sermonneurs   du   Mercure   et    la 


Soi  LA   LANGIK   FRANÇAISE 

Chateaubriand.  —  Chateaubriand  ost-il  dans  ses  premières 
œuvi'es  aussi  révolutionnnire  qu'on  l'a  prétendu?  On  ne  saurait 
nier  que  dans  ÏEssai  sur  les  révolutions,  il  semble  un  des  moins 
soumis  à  la  règle  parmi  ses  contemporains.  A  côté  de  formules 
vieillies*,  cet  ouvrage  présente  de  nombreuses  négligences,  des 
hardiesses  aussi,  et  témoigne  d'une  assez  grande  liberté  dans 
l'emploi  des  mots  et  des  tours.  On  y  trouve  des  néologismes', 
soit  créés,  soit  empruntés  aux  langues  vivantes^  ou  aux  langues 
savantes*,  quelques  archaïsmes  ^  des  consiructions  inconnues, 
souvent  très  libres".  Toutefois  ce  n'est  pas  dans  cette  voie  que 
Chateaubriand  a  persévéré.  Une  fois  en  possession  de  son 
talent,  dans  Atala,  dans  René,  dans  le  Génie  et  V Itinéraire,  sans 
revenir  à  la  règle,  il  se  montre  à  la  fois  plus  hardi  et  plus 
réservé.  On  sait  quelles  tempêtes  a  soulevées  l'apparition  de 
chacun  de  ces  livres.  C'est  tout  un  juste  volume  dans  l'édition 
du  Génie  de  Ballanche,  et  le  style  n'est  point  épargné,  comme 
on  pense,  par  des  hommes  si  pointilleux".  Mais  ce  n'est  point 
les  mots  eux-mêmes  ni  les  fautes  grammaticales,  sauf  dans 
quelques  cas,  qui  ont  scandalisé  les  Morellet  et  les  Ginguené. 

On  n'est  point  sûr,  en  vérité,  dans  de  semldables  dépouille- 
ments, de  noter  tout  ce  qui  est  vraiment  nouveau.  Les  mots 


lpf,'ion  des  f'eailUstes,  en  vain  lonlc  celte  race  zdillsnnle  s'csl  obstinée  à  perpé- 
tuer l'indigence  antique,  la  résolution  était  prise  d'éZee/no.s?/ner  la  gueuse  fière...  » 
(Mercure,  Vendém.  an  X,  cf.  le  Merc.  d'avril  1807.) 

1.  Le  flambeau  des  révolutions  passe'es  à  la  main,  nous  entrerons  hardiment 
dans  la  nuit  des  révolutions  futures  (chap.  i,  p.  14  de  l'éd.  originale);  passagers 
inconnus  embarqués  sur  le  fleuve  du  tems  (eliap.  xvni,  p.  94),  l'écueil  des  révolu- 
tions (chap.  XLix,  p.  2f)o),  le  timon  de  Z'Ê^a/ (chap.  xxxui,  p.  190). 

2.  Une  force  itivasive  {chap.  xxxvi,  p.  -214),  venant  Inapropos  (chnp.  lviii.  p.  306), 
dont  r homme  ait  jamais  été  dirpiifié  (chap.  xxxni,  p.  189). 

3.  Délivrer  une  opinion  (2-  ]>..  chap.  ii,  p.  403). 

4.  Esprits  raréfiés  (chaj).  \iv,  p.  "4),  quoique  les  mœurs  finassent  (chap.  xxiv, 
p.  147). 

o.  //  souloil  tenir  (chap.  xvi,  p.  83),  calamileuses  (2^  p.,  chap.  ii,  p.  i02),  cada- 
véreuses (chap.  xxxiv,  p.  192),  la  simplesse  (chap.  xlix,  p.  204). 

6.  Séant  fur/e  (chap.  xxxni,  p.  189),  prolestoit  amitié  à  ses  ennemis  (chap.  li, 
p.  272,  et  chap.  lxui,  p.  328;  Féraud  prétend  qu'on  ne  le  dit  plus  que  dans  l'ex- 
pression «  je  vous  le  proteste  sur  mon  honneur  »),  admettre  la  voie  spécula- 
tive...pour  infiniment  dans  ses  causes  (chap.  xvii,  p.  86),  images  consonnantes  à  la 
tendresse  (chap.  l,  p.  267). 

7.  Voir  le  Génie,  édition  IJallanche.  an  Xlll,  t.  IX.  Connue  les  critiques  insé- 
rées là  ne  le  sont  souvent  que  par  extraits,  j'ai  dû  citer  les  originaux  :  Gin- 
guené, Coup  d'œil  rapide  sur  le  Génie  du  christianisme,  1802  (Bibl.  Nal.,  Inv. 
D.  80762),  .Morellet,  Observations  critiques  sur  Atala,  an  IX  (Bibl.  Nat.,  Inv. 
Y2  55206),  Massey  de  Tyrone,  Les  deux  écoles  ou  Essais  salyriques  sur  quelques 
illustres  modernes.  1.S29  (Hib.  Nat.,  Ve  2744i). 


lIlSTdlllK   INTHItNK   HK  LA    LANGIK  Hlii; 

•  lovcnus  aujciiinriiui  usuels  se  fr»iil  |irn  rciii.irfjiici-.  Toutefois 
il  m'a  scini)lé  (ju  il  y  avait  hioii  peu  de  m'-olof^isines  j)i-o(iro- 
inciit  «lits,  ot  ([u'ils  étaient  hien  peu  marquants  :  inafjiquement 
[Gén.,  1,11")  eût  été  fort  bien  créé  par  le  xvii"  siècle,  qui  en  a 
fuit  tant  «le  semblables  adverbes;  cj-folir  (f/j.,  1,1H7)  est  à  jteine 
neuf,  puisque  Bernardin  de  Saint-Pierre  avait  parlé  du  roc  fjtii 
s'exfolie;  la  toutc-pri'spnce  y\fi  Dieu  [Ih.,  I,1G")  vient  tout  natu- 
rellement de  l'analog-ie  de  toute-puissance;  ci/prière  {Afnl.,  4'J. 
Littré  a  noté  le  mot  dans  le  Génie  et  les  Natchez)  et  quelques 
autres  frappent  |dus,  mais  il  n'était  écrivain  qui  depuis  les  envi- 
rons de  i~60  n'en  eût  l'isqué  autant  et  plus.  Je  «:ompte  à  peine 
saclicm,  manitou,  tomahaiok,  mocassine,  sagamité  et  leurs  sem- 
blables. Usités  ou  non,  ils  étaient  là  pour  la  couleur  locale,  et 
ne  risquaient  point  de  corrompre  la  langue,  dans  laquelle  ils 
avaient  peu  de  chances  d'entrer. 

La  syntaxe  est  un  peu  })lus  indépendante.  Les  prépositions, 
en  particulier,  sont  employées  avec  une  liberté  vraiment  2rran«le  : 
Ils  sont  résolus  He  chercher  fortune  (Laveaux  eût  voulu  à, 
puisque  l'action  se  produit  en  dehors  du  sujet,  Gén.,  1,206);  cin- 
glant aux  extrémités  de  la  terre  {René,  98)  ;  aux  approches  du 
printemps,  elle  (la  poule  d'eau)  se  retire  à  quel«|ue  source 
écartée  (6^en.,  1,192);  dompter  des  passions  a»  joug  de  la  famille 
(II).,  1,78);  entrer  à  la  vie  (Mart.,  1,190)  ;  au  bout  desquels  jours 
iltin.,  p.  6)  '. 

On  rencontre  aussi  des  ellipses  prohibées,  qui  doiment  même 
quelquefois  de  l'obscurité  à  la  phrase  :  «  Quelle  imagination 
assez  paresseuse  a  besoin  qu'on  l'aide  à  se  représenter?  »  [Gén., 
1,80.)  «  Ohî  quel  cœur  si  mal  fait  n'a  tressailli?  »  (René,  "9  -.) 
Mais  la  vraie  manière  d'innover  que  Chateaubriand  a  prati- 
quée à  cette  époque  est  celle  qu'avait  recommandée  Marmontel, 


1.  Je  cile  Alala  et  René  d'après  l'édition  de  Garnier,  sauf  quand  je  donne  le 
premier  texte,  ee  que  j'indique.  Les  autres  ouvrages  sont  cités  d'après  les  édi- 
tions originales. 

i.  Ginguené  relève  d'autres  fautes  dans  la  Décade,  n"'  2".  28.  2y  de  1802.  Cf.  le 
Coup  d'œil  rapide  sur  le  Génie  du  C/irislianisme,  Bib.  Nat..  D.  80  '762,  p.  '6  : 
On  note  un  exemple  de  confusion  de  gérondifs  et  de  participes  :  «  Si  l'on  an'ive 
en  ne  croyant  rien  dans  les  royaumes  de  la  solitude,  on  en  sort  en  croyant  tout.  • 
Cette  phrase  n'est  pas  française.  La  négation  est  omise  :  «  On  ne  peut  douter 
</ne  les  inslifutions  religieuses  seriùssent  au  maintien  des  tnœurs....  On  ne  peut  se 
ilissimuler  que  la  marine  et  le  commerce  soient  nés  de  ces  institutions...  •  Ou  bien 
les  modes  sont  mal   employés  :    ••  tout  formidable  que  soit  ce  sublime  -,  etc. 


836  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

et  nombre  d'autres  qui  se  récLamaient  de  son  autorité.  Comme 
dans  les  Mémoires  (Toulre-loinhe,  dans  les  premières  œuvres 
publiées,  il  archaïse  volontiers  : 

D'une  autre  part  les  fins  de  Ibomme  étant  restées  {Gén.,  1, 
31  ;  cf.  René,  100);  la  pluie  et  les  venis  ne  lui  importent  guère, 
tandis  quelle  a  dans  sa  mamelle  une  goutte  de  lait  pour  nourrir 
son  fils  {Ib.,  I,  279)  ;  ces  fortes  attacbes  par  qui  nous  sommes 
encbaînés  au  lieu  natal  {Ib.,  I,  242);  rbéroïne,  courbée  sous  la 
croix,  s'avança  courageusement  à  fencontre  des  douleurs 
[René,  98);  Cymodocée  fut  cboisie  ^/es  vieillards  {Mari.,  I,  130). 
Il  afTecte  de  placer  à  la  manière  ancienne  le  pronom  devant 
l'auxiliaire  :  se  vient  coucber  (^4/.,  p.  18);  elle  me  vint  tout  à 
coup  surprendre  {René,  89);  prit  un  sentier  qui  la  devoit  con- 
duire cbez  son  père  {Mari.,  I,  133). 

Enfin  peut-être  est-ce  en  souvenir  des  anciennes  libertés  qu'il 
construit  si  hardiment  les  phrases,  en  laissant  deviner  seulement 
les  rapports  entre  certains  mots,  mais  sans  les  marquer  expres- 
sément, comme  les  exigeants  le  demandaient.  Voici  des  pos- 
sessifs sans  antécédents  : 

«  Accablés  de  soucis  et  de  craintes,  exposés  à  tomber  entre  les 
mains  des  Indiens  ennemis,  à  être  engloutis  dans  les  eaux, 
piqués  des  serpents,  dévorés  des  bêtes...  nos  maux  sembloient 
ne  pouvoir  plus  s'accroître  {Al.,  39-40);...  jouet  continuel  de  la 
fortune,  brisé  sur  tous  les  rivages,  longtemps  exilé  de  mon  pays, 
et  n'v  trouvant  à  mon  retour  qu'une  cabane  en  ruine  et  des  amis 
dans  la  tombe,  telle  devoit  être  la  destinée  de  Cbactas  »  (p.  51). 
Mais  Chateaubriand  avait-il  dès  lors  une  doctrine  sur  ces 
questions?  Était-il  décidé  à  rompre  avec  la  grammaire  officielle, 
et  à  élargir  la  langue  de  la  prose  poétique,  même  en  se  ratta- 
chant à  la  tradition  des  classiques  et  de  leurs  devanciers?  C'est 
fort  douteux.  Les  corrections  à^Alala  pourraient  fournir  à  cet 
égard  de  précieuses  indications.  On  y  reconnaît  vite  des  traces 
de  déférence.  Morellet  (p.  14)  ne  ^  pouvoit  attribuer  qu'à 
rim|»rimeur  l'incorrection  de  cette  phrase  :  ...  j'eusse  préféré 
d'être  jeté  aux  crocodiles  de  la  fontaine,  que  de  me  trouver  seul 
avec  Atala.  »  Chateaubriand  a  corrigé  (p.  25).  Il  a  de  même 
ôté  prél  il  pour  ;))rs  de,  etc.  Laharpe,  dans  l'ouvrage  apologé- 
tique qu'il  préparait,  voulait,  dit-on,  le  défend n^  du  reproche 


IIISTilillK    INTKU.NK   DK   LA    LAMilK  S'M 

(rincorrcclion.  Il  ncùl  |ias  eu  lir,nicoii|t  tir  |H'iiir.  Ce  rit'-l.iil  ()as 
là  le  véril.ililc  pi  tint  du  dt'lial. 

Chatoaiiltriaiid,  ses  adversaires  l'ont  Meri  vu,  est  surtout 
novateur  par  le  style.  Je  n'ai  point  ici  à  éli.difr  tous  les  pro- 
cédés de  ce  style.  Chercher  à  Irouvci-  le  secret  de  riiarnionie  de 
sa  phrase,  ou  caractériser  ses  iinaiies  est  ch(»se  ijui  ne  m  ap|)ar- 
tient  point.  Je  voudrais  montrer  seulement  la  nouveauté  de  ses 
expressions,  et  marquer  comment  il  a,  par  son  exemple  et  son 
autorité,  entraîné  la  lang^ue  dans  une  voie  oîi  Jean-Jacques  et 
Bernardin  de  Saint-Pierre  lui-même  n'avaient  pas  sufli  à  l'en- 
gasrer . 

Ce  désir  de  renijuveler  les  expressions  ne  le  quitte  iiuère 
lorsqu'il  écrit,  et  s'accuse  encore  lorsqu'il  revise.  De  là  d'ahord 
de  léeers  changements  aux  façons  de  dire  ordinaires;  souvent 
l'adjectif,  le  verhe  sont  nouveaux,  mais  si  naturels  que  l'alliance 
de  mots  semhle  ancienne  :  onihre  ivan^parenle  (Mart.,  I,  133); 
la  me?-  x' étant  aplanie  {Ilin.,  I,  13),  étaler  en  mtine  lieu  les  funé- 
railles de  BritannicKs  {Ib.,  I,  17).  Ou  bien  c'est  un  rapproche- 
ment bien  plus  hardi  :  (hs  pleurs  d'attendrissement  et  de  religion 
{Gén.,  I,  41);  tu  veux  donc  que  je  p'eure  tout  mon  cœur  [Atala, 
p.  26)  ;  tous  reposent  en  elle  une  aveugle  confiance  {Gén.,  I,  p.  274). 

L'image  est  transformée.  Suivant  un  procédé  cher  aux  classi- 
ques, à  Corneille  particulièrement,  les  abstraits  prennent  la 
place  des  concrets  :  une  insipide  enfance  de  plantes,  d'animaux, 
d'éléments,  eût  couronné  une.  terre  sans  poésie  (Gén.,  I,  i62\  Et, 
comme  chez  nos  contemporains,  ces  abstraits  sont  souvent  au 
pluriel  :  les  ouvertures  des  golfes,  les  innomhrables  utilités  des 
mers,  rien  n  échappait  à  la  sagacité  {Gén..  T,  170);  ces  millions 
de  soleils  so)tt,  au  plus  haut  du  firmament,  les  grandes  évidences 
de  Dieu  [Ib.,  I,  247  ').  Enfin  et  surtout  une  floraison  de  méta- 
phores, colorées  ou  plastiques,  vient  donner  aux  mots  les  plus 
ordinaires  un  aspect  moderne  :  le  Jour  bleuâtre  et  velouté  de  la 
lune  {Gén.,  1,  227);  la  tendre  lumière  {Mart.,  I,  133);  les  racines 
de  murs  rasés  (If in.,   I,  108);  déjà  l'ombre  repose  sur  la  terre 

l.  Gel  emploi  est  beaucouii  plus  hardi  que  celui  qui  consisle  à  mettre  simple- 
ment au  pluriel  des  mots  comme  /'atle.  néant  :  les  fuites  du  monastère  {llené. 
100),  les  muur.  dont  vous  vous  fjlai;/nez  xont  de  purs  néants  (René,  101).  Ce  sont 
en  particulier  les  épouvantements  de  la  mort,  tpii  ont  excilé  la  colère  des  criti- 
ques [W.   llolTiiian.  a.   c). 


8:i8  LA    LANGUE   FRANÇAISE 

[Gén.,  I,  180).  Bientôt  Tespace  ne  fut  plus  tendu  que  du  double 
azur  de  la  mer  et  du  ciel  {Gén.,  I,  222).  Des  bouleaux  formoient 
des  lies  d'ombre  flottantes,  sur  une  mer  immobile  de  lumière  {Gén., 
I,  227).  Une  vallée  tortueuse  s  ouvrit  devant  nous,  elle  circuloit 
autour  de  plusieurs  monticules  {liin.,  l,  71)  \La  lune]  suivait 
paisiblement  sa  course  azurée  {Gén.,  1,  227)  '. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  A'ieillo  périphrase  dont  Chateaubriand 
ne  rajeunisse  l'usage.  Certes,  il  abuse  un  peu  de  Vastre  des  nuits, 
et  il  eût  pu  laisser  à  Delille  des  formes  de  dire  si  précieuses 
qu'elles  touchent  parfois  au  grotesque,  telles  celles-ci  :  les  buis- 
sons de  fleurs  cachoient  jjcirmi  leurs  boutons  des  rossignols  étonnés 
de  chanter  leurs  premiers  airs,  en  échauffant  les  fragiles  espé- 
rances de  leurs  premières  voluptés  {Gén.,  1,  160).  L'enfant  naît, 
la  mamelle  est  pleine,  la  bouche  du  jeime  convive  71' est  point 
armée,  de  peur  de  blesser  la  coupe  du  banquet  maternel  {Ib.,  I, 
278)  ;  en  revanche  il  s'en  sert  habilement,  non  plus  seulement 
pour  déflnir,  mais  pour  embrumer  les  idées  et  les  envelopper  de 
vague,  pour  dire  les  «  choses  du  mystère  »  -  {At.,  p.  29,  orig.). 

S'il  n'eût  fait  que  cela.  Chateaubriand  n'eût  encore  été  qu'un 
trouveur  d'expressions.  Il  a  mieux  mérité  de  la  langue.  Ayant, 
avec  d'autres,  le  sentiment,  vague  sans  doute,  que  la  langue  litté- 
raire était  trop  étroite,  il  a  osé,  profitant  sans  doute  de  ce  genre 
nouveau  de  la  prose  poétique,  s'essayer  à  reprendre  diverses 
catégories  de  mots.  Ce  sont  d'abord  des  mots  soi-disant  vulgaires. 

Sans  doute  le  mot  noble  le  hante  encore  parfois  :  rameau  fait 

encore  trop  concurrence  à  branche.   On    voudrait  aujourd'hui 

'l)ifler  les  ormeaux,  V airain  {René,  79),  la  poudre  {=  la  poussière, 

ib.   81),    les  demeures  des  mortels  {ib.,  8-3),   le  toit  des  ancêtres 

{ib.,  94);  les  couches  abandonnées  {ib.)  qui  sentent  leur  temps  '\ 

Mais  tout  en  abusant  du  sein,  il  a  osé  dire  comme  la  saluta- 
lion  angélique  :   le  ventre  de  ta  mère,  et  en   1829  retentissait 

1.  Ginguené  (p.  83)  ne  pouvait  accepter  :  la  terre  bâilla  de  toutes  parts,  le 
puits  de  Vahymc.  Morellet  en  voulait  à  la  patrie  absente,  aux  cabanes  suspendues  au 
front  de  la  rnontar/ne. 

.1.  Ginf-'uené  le  lui  reproche  dans  la  Décade  et  raille  :  le  ijrand  solitaire  de 
l'Univers,  l'éternel  célibataire  des  mondes,  l'Homère  des  oiseaux,  la  fille  des 
hommes.  Cf.  Wey,  Hem.  sur  la  langue  fr.,  184o,  I,  268. 

:j.  On  trouve  des  traces  de  ce  projugé  dans  ses  corrections.  11  avait  d'abord 
écrit  (At.,  or.  167)  :  Sa  langue  vint  avec  un  respect  profond  cJiercher  le  Dieu  (/ue 
lui  présenloit  la  main  du  prêtre;  il  y  substitua  :  Ses  lèvres  s' entr' ouvrirent  et  vin- 
rent avec  respect  chercher  le  Dieu  caché  sous  le  pain  mystique. 


iiisTdim*:  iNTKiiNi':  dk  la  lancik  8:19 

ciicoro  réclio  dos  plai.sanlories  (nic  colle  lôiiK'rih''  lui  \;iliil. 
D'aiilros,  (Idiit  HolTman,  ne  so  roiniicnl  [Miinl  ilr  roinplrr  |i;iniii 
les  /jalai/uirs  du  inonde.  On  vil  avec  liori'our  lîoné  couvrir  ses 
yeux  deson  mo«('Ao//'(i».  94)  et  la  fomnio  d'un  uialfdol  so  riscjuor 
à  essiujer  ses  pleurs  avec  le  coin  de  son  /ailier  {G en.,  1,  222  '). 

En  niomr  l('iii|»s  (|iril  hasarde  ce  retour  à  la  lauijuo  coiunniuc. 
Chateaubriand  met  tout  son  art  à  parfaire  ce  niôlanp'  dos  mots 
scientili(|ues  et  des  mots  populaires  qui  avait  commencé  depuis 
le  XYin"  siècle,  et  cela  malgré  les  railleurs  qui  lui  reprochent  de 
savoir  «  la  mnémonique,  la  mégalantropog-énésie,  la  stentoro- 
technie,  la  psychologie,  l'archéologie  et  l'encyclologie  '  ».  Et 
je  ne  A'ois  pas  que  né)iuphar,  pistia,  hi(jnonia,  magnolia,  azalea, 
sassafras,  et  tant  d'autres  qui  sont  dans  Alala  ou  dans  René  y 
sentent  le  moins  du  monde  leur  |>édant  de  laboratoire;  tout  au 
contraire  Chateaubriand  a  l'art  de  rapprocher  éléments  antiques, 
savants  et  ordinaires,  de  confondre  convolvulus,  naïades  et 
cresson  dans  des  phrases  d'une  harmonie  parfaite  et  d'une 
précision   qui  n'enlèvent  rien  à  la  grâce  \ 

Il  y  a  plus,  il  excelle  à  se  servir  des  plus  rares  de  ces  mots, 
de  ceux  qui  avaient  pou  do  chances  d'être  entendus,  non  point 
pour  leur  faire  signifier  quelque  chose,  mais  pour  leur  faire 
traduire  une  impression  '\  Je  m'étonne  que  les  grammairiens 
si  soucieux  de  faire  de  notre  langue  la  reproductrice  aussi 
fidèle  que  possible  de  l'idée  pure  ne  se  soient  point  aperçus  du 
danger.  De  l'expression  générale  qui  traduisait  mal  on  passe 
d'un  coup  à  l'expression  si  précise  (ju'elle  ne  traduit  plus,  parce 
qu'en  fait  elle  ne  signifie  rien  |)Our  le  commun  des  lecteurs, 
étant  incomprise. 

C'était  donc   une    singulière   méprise   que   celle   d'IIolTman, 

1.  Cf.  la  Décade  philosophique,  xxiii,  227.  au  sujet  du  ver  qui  cherche  en 
rampant  un  passage  vers  sa  proie.  On  reproche  aussi  à  Chateaubriand  une  des- 
cription réaliste  d'un  martyre  :  •■  On  lui  écrasa  les  gencives,..-  on  versa  sur 
sa  tète  des  cendres  cmlirnsées  >■. 

2.  Saintdéran,  p.  13-14. 

3.  ■<  Les  convolvulus,  les  mousses,  les  capillaires  d'eau,  suspendent  devant  son 
nid  des  draperies  de  verdure...,  le  cresson  et  la  lentille  lui  fournissent  une 
nourriture  délicate;  l'eau  murmure  doucement  à  son  oreille;  de  beaux  insectes 
tluviatiles  occupent  ses  regards;  et  les  naïades  du  ruisseau,  pour  mieux  cacher 
lette  jeune  mère,  plantent  autour  d'elle  leurs  quenouilles  île  roseaux,  chargées 
d'une  laine  empourprée  >•  (Gén.,  I,  192). 

i.  Malherbe  fait  déjà  des  effets  de  ce  genre  avec  les  noms  géographiques,  mais 
combien  ici  les  essais  sont  plus  hardis! 


8G0  LA   LANGUE   FRAMIAISK 

prétendant  (ju'on  allait  à  réduire  la  langue.  «  (juand  j'aurai  dit, 
prétend-il  quelcpie  |»arl,  sentir,  sensation,  désert,  solitude, 
tombe,  mort,  larmes,  orages  du  cœur,  noir  océan,  sauvage, 
célibataire  du  monde,  vieux  chênes,  la  physionomie  du  ciel, 
labime  de  soi-même,  le  fracas  des  questions,  le  tonnerre  trem- 
blant, la  magie,  le  silence,  les  balayures  du  monde,  les  ruisseaux 
de  fleurs,  la  mélodie  des  sphères,  la  fraîche  continence  de  la 
lune,  et  les  é[)ouvantements  de  la  mort,  j'aurai  cité  à  peu  près 
la  moitié  du  nouveau  dictionnaire.  »  11  est  certain  que  nombre 
de  mots  spécieux,  comme  eût  dit  Vaugelas,  reviennent  un  peu 
souvent  dans  une  même  œuvre,  mais  leur  retour  est  très  loin 
de  témoigner  de  la  pauvreté  du  vocabulaire  de  Chateaubriand. 
Tout  au  contraire,  sans  avoir  encore  Tamour  du  mot  en  lui- 
même,  Chateaulu'iand  tend  à  rendre  à  la  lanirue  la  liberté,  la 
richesse  et  la  variété.  Outre  qu'il  transforme  l'expression,  ce 
qui  était  déjà  une  hardiesse,  sans  dogmes,  sans  système  peut- 
être,  avec  succès  pourtant,  il  élargit  d'instinct  le  domaine  de  la 
langue  poétique,  l'habitue  à  user  de  tous  les  mots  qui  existent, 
à  en  aller  chercher  d'anciens,  à  en  hasarder  quelques-uns.  Il 
n'aura  qu'à  développer  ses  procédés,  on  n'aura  qu'à  poser  en 
principes  ses  usages,  pour  faire  une  révolution.  Et  on  comprend 
que  Mercier  se  soit  écrié  :  «  J'aime  le  style  à^Atala,  parce  que 
jnime  le  style  qui,  indigné  des  obstacles  qu'il  rencontre,  élance, 
pour  les  franchir,  ses  phrases  audacieuses,  olîre  à  l'esprit 
étonné  des  merveilles  nées  du  sein  même  des  obstacles.  »  (NéoL, 
]).  XLvui,  note.) 

Autour  de  Chateaubriand.  Les  autres  écrivains.  — 
Sainl-Géran  semble  s'en  prendre  à  toute  une  sorte  d'école,  qui 
aurait  gravité  autour  de  Chateaubriand.  En  réalité  ni  le  Génie  de 
ramonr  de  M.  de  Miromesnil',  ni  les  Lettres  écrites  à  Grétry  par 
Hipp.  de  Livry-,  ni  même  les  Charmettes  de  M.  Raymond  ■\  ne 
menaçaient  la  paix  grammaticale.  Un  proviseur  pouvait,  quoi 
qu'on  en  dît,  écrire  de  ce  style,  sans  compromettre  l'Université. 

Des  deux  grandes  œuvres  qui  marquent  dans  la  littérature 
d'alors  :  l'une,  celle  de  Senancourt,  est  toute  conservatrice  en 


\.  l'aris,  Fn-ciiel.  180"  (BlhL  Nat.,  R.  19220). 

2.  Paris,  Oj-'ier  (Ltibl.  Nat.,  Z.  13533). 

3.  l'aris,  Pasclioud,  1X1 1. 


IIISTiilltK    I.NTKU.NK    liK    I.A    LANCII-:  SCI 

fait  (le;  laiigaiic'.  Dans  divers  rnilrdils  de  r.intrc.  .M""  de  Slind 
marque  que,  si  elle  laisse  échapper  des  expressions  contestahies, 
elle  n'est  point  d'avis  que  les  idées  nouvelles  se  vêlent  d'un  si  vie 
nouveau.  Il  faut  que  les  œuvres  [)[iilos(»phi(p.('s  par  l;i  pensée 
soient  en  luènie  lenips  (dassiipies  par  la  foriue.  KWa  liait  ce 
qu'elle  ap|»elle  la  viili:;nil(''  du  style,  —  sa  mère  eùl  voulu  sii|)- 
primer  r/m/'o,^//e,  —  et  si,  dans  une  note  ajoutée  à  la  seconde  édi- 
tion de  sa  LUtéralnre,  elle  corrige  quelque  peu  la  sévérité  d'un 
premier  jug-ement  sur  les  nouveautés  de  langag-e,  elle  pose 
encore  aux  néologues  des  conditions  que  les  puristes  eux- 
mêmes,  sauf  (|U(d(|ues  exasérés,  eussent  consenties-'. 

La  discipline  dans  la  langue.  —  Par  quelle  grâce  les 
idées  d'indépendance  grammaticale  eussent-elles  pu  naître  dans 
le  cerveau  des  autres  littérateurs  de  l'époque  impériale,  dépourvus 
par  ailleurs  de  tout  esprit  et  de  tout  désir  d'originalité?  Quand 
on  nous  dit  que  les  excès  du  plus  grossier,  du  plus  monstrueux 
néologisme  étaient  chez  M.  Lehrun  une  espèce  de  démence,  une 

1.  «  J'aurais  quelque  chose  à  «lire  sur  îles  expressions  qui  pourront  paraître  har- 
dies, et  que  pourtant  je  n'ai  pas  changées,  mais  quant  aux  incorrections,  je  n'y 
sais  point  d'excuse  recevable.  »  (Oùenn.  l'réf.,  2'  éd.,  p.  11.) 

2.  Voir  sa  Liilératurc^  éd.  lsl8,  11,  245  :  "  Depuis  la  révolution,  on  s'est  jeté 
dans  un  défaut  sinj^ulièrement  destructeur  de  toutes  les  beautés  du  style;  on  a 
voulu  rendre  toutes  les  expressions  abstraites,  abréger  toutes  les  phrases  par  des 
verbes  nouveaux  qui  dépouillent  le  style  de  toute  sa  grâce,  sans  lui  donner 
même  plus  de  précision.  Rien  n'est  plus  contraire  au  véritable  talent  d'un  grand 
écrivain  {utiliser,  activai',  préciser).  La  concision  no  consiste  pas  dans  l'art  de 
diminuer  le  nombre  des  mots. 

«  Ce  n'est  pas  non  plus  perfectionner  le  style,  «pie  d'inventer  des  mots  nouveaux. 
Les  maîtres  île  l'art  peuvent  en  faire-recevoir  quelques-uns,  lorsqu'ils  les  créent 
involontairement,  et  comme  entraînés  par  l'impulsion  de  leur  pensée;  mais  il 
n'es*  point,  en  général,  de  symptôme  plus  sûr  de  la  stérilité  des  idées,  que  l'in- 
vention des  mots.  Lorsqu'un  auteur  se  permet  un  mot  nouveau,  le  lecteur  qui 
n'y  est  point  accoutumé  s'arrête  pour  le  juger;  et  celte  distrat  lion  nuit  à  l'elTet 
général  et  continu  du  style. 

'<  Ce  sérail  nuire  au  style  français  que  d'établir  qu'il  n'est  pas  permis  de  se 
servir  à  présent  d'un  mot  qui  ne  se  trouve  pas  dans  le  Diclionnairc  de  l'.Vca- 
démie.  »  —  Elle  constate  que  ce  dictionnaire  est  abandonné  depuis  dix  ans,  et 
qu'il  serait  à  souhaiter  que  l'inslitut  chargeât  la  classe  des  belles-letlres  de 
constater  et  de  fixer  les  progrès  de  la  langue  française.  Il  n'y  a  pas  un  auteur 
de  quelque  talent  qui  n'ait  fait  admettre  une  tournure  ou  une  expression  nou- 
velle (Delille,  dans  l'Ilotnme  des  Champs,  s'est  servi  de  inspiratrice).  Et  elle 
donne  les  règles  :  1°  que  l'auteur  y  soit  conduit  par  la  force  même  du  sens,  et 
que  loin  d'avoir  cherché  ce  genre  de  singularité,  il  manque  comme  malgré 
lui  à  la  règle  qu'il  s'étoit  faite  de  l'éviter.  Le  mot  est  si  nécessaire  qu'on  n'en 
aperçoit  pas  la  nouveauté;  2"  il  faut  qu'il  n'ait  pas  d'équivalent,  qu'il  n'existe 
même  pas  de  tournure  heureuse  qui  puisse  i)roduire  une  égale  impression: 
3"  qu'il  soit  dans  l'analogie  de  la  langue;  1°  qu'il  soit  harmonieux.  Bien  entendu 
aucune  de  ces  conditions  imposées  ne  peut  s'appliquer  aux  sciences.  11  leur  faut 
des  termes  nouveaux  pour  des  faits  nouveaux,  et  les  vérités  positives  exigeaient 
une  langue   aussi  positive  qu'elles. 


862  LA   LANGIE   FRANÇAISE 

maladie  du  cerveau  ',  il  faut  se  souvenir  que  s'il  avait  la  pas- 
sion de  l'expression  nouvelle,  il  en  voyait  partout,  jusque  chez 
Despréaux,  et  que  cette  |)assion  se  contentait  facilement.  Il  ne 
faudrait  pas  accepter  non  plus  que  Saint-Ange  a  commencé  la 
fusion  de  la  langue  littéraire  et  de  la  langue  vulgaire,  parce  qu'il 
a  cru  qu'un  héros  [)0uvait  sans  déroger  : 

Dans  des  vases  d'airain  apprêter  à  la  fois 

Un  chou  dans  le  plus  grand,  dans  le  moindre  les  pois  -. 

Dussault  n'a-t-il  pas  reproché  à  Delille  d'ahuser  des  mots 
techniques'^?  La  vérité  est  que  le  bon  abbé,  tout  en  étant  moins 
éloigné  qu'on  ne  l'a  cru  du  mot  savant,  en  avait  cependant  bien 
rabattu  des  velléités  qu'il  manifestait  dans  sa  traduction  des 
Géorgiques  '". 

Millevoye,  Ghénedollé,  qu'on  accuse  de  crimes  analogues,  ne 
sont  pas  moins,  et  c'est  grand  dommage  pour  leur  mémoire, 
complètement  innocents.  Combien  pâle  aussi  le  regret  dont 
Lemercier  fait  suivre  son  Homère  et  Alexandre,  et  où  il  fail 
allusion  à  la  liberté  que  se  donnaient  Corneille,  Molière  et 
Racine  de  puiser  dans  les  langues  anciennes  et  modernes,  et  de 

4.  Voir  Annales  liliéraires  Hisil),  t.  III,  p.  421. 

2.  Var.  du  Journ.  de  VEmpire,  14  juil.  1800.  Cf.  le  Mercure  d'avril  ISO",  p.  121. 

3.  Ann.  littér.,  t.  II,  Sol. 

4.  La  préface  des  Géorgiques  parail  pres([ue  d'iui  révolutionnaire.  Elle  montre 
que  ce  sont  des  préjugés  qui  ont  avili  les  mots,  regrette  que  l'on  soit  obligé 
d'avoir  recours  à  la  lenteur  des  périphrases,  et  d'être  long  pour  ne  pas  être  bas. 
Reprenant  le  mot  de  Voltaire,  Delille  compare  le  français  à  ces  gentilshommes 
ruinés  qui  se  condamnent  à  l'indigence  de  peur  de  déroger.  Il  apprécie  dans  la 
traduction  le  mérite  (pi'elle  a  de  transporter  dans  la  langue  une  foule  de  tours, 
d'images,  d'impressions  qui  paraissent  éloignés  de  son  génie.  Il  n'hésite  même 
pas  à  reconnaître  à  l'écrivain  des  droits  particuliers  :  >•  Si  le  climat,  le  gouverne- 
ment, les  mœurs  influent,  comme  je  l'ai  dit,  sur  les  langues,  le  génie  des  grands 
écrivains  n'y  influe  pas  moins;  c'est  lui  qui  les  dompte,  les  ])lie  à  son  gré. 
qid  rajeunit  les  noms  antiques,  naturalise  les  nouveaux,  transporte  les  richesses 
d'une  langue  dans  une  autre,  rapproche  leur  distance,  les  force,  pour  ainsi  dire, 
à  sympathiser,  rend  fécond  l'idiome  le  plus  stérile,  enrichit  son  indigence,  for- 
tifie sa  foiblesse,  enhardit  sa  timidité,  met  à  profit  toutes  ses  ressources,  lui 
en  crée  de  nouvelles,  en  fait  la  langue  de  tous  les  lieux,  de  tous  les  temps,  de 
tous  les  arts...  (xxxv).  »  Qu'on  compare  cependant  ce  passage  de  la  Conver- 
sation : 

Quelquefois  à  la  languo,  on  dépit  du  purisme. 
Os(!  faire  prcsont  d'un  heureux  solécisme. 

Scandale  du  grammairien.  (Chap.  m.  éd.  Micli.,  XII,  336.) 

Une  note  aggrave  cet  écart  :  <•  Un  bon  nombre  de  François,  et  même  de  Pari- 
siens, pourroient  être  pris  ainsi  pour  de  véritables  étrangers;  premièrement  les 
pédants  qui  veulent  mieux  parler  que  les  autres,  secondemeni  plusieurs  gram- 
mairiens de  profession,  qui  ont  négligé  d'étudier  leur  langue  dans  la  bonne 
compagnie  »  (p.  361). 


IIISTdlItK    I.NTKItM-;    l)K    LA    LANOIK  Siiil 

S  innu'oiiricr  mm  sfiilniH'iil  les  scènes,  in.iis  les  e\|ire>sioiis  cl 
les  tours  '  !  Le  besoin  de  renouveler  l;i  loiMm'  si-  m.Uiine,  sonimc 
toute,  ave<'  beiiucoup  moins  de  vijiueur  (ju'à  la  lin  du  xvni'^  siècle. 

Au-dessus  de  tous  les  goùls  et  besoins  particuliers  rè;j;ne  en 
efTet  la  doctrine  conservatrice  dont  Geoffroy,  au  sortir  de  la 
tourmente,  avait  posé  la  formule  :  «  Notre  lanprue,  dil-il  en 
l'an  IX,  est  devenue  le  lien  commun  de  tous  les  peuples,  tout 
nous  impose  Tobligation  de  conserver  dans  toute  sa  pureté  ce 

dialecte   précieux Nos  victoires  fortifient  chaque   jour  son 

existence,  et  accroissent  son  domaine,  elle  n'a  rien  à  redouter 
des  barbares.  Mais  les  barbares  qu'elle  doit  craindre,  ce  soni 
ses  propres  écrivains;  le  néologisme,  l'affectation,  le  mauvais 
goût  feront  peut-être  un  jour  les  mêmes  ravages  que  des  armées 

de  Wisigoths  et  de  Vandales La  tyrannie  et  les  caprices  de 

l'usage,  l'ambition  inquiète  des  auteurs,  les  incertitudes  du 
public  semblent  réclamer  un  sénat  conservateur  de  la  langue 

française  qui  proscrive  les  innovations Doit-elle  être  encore 

exposée  aux  entreprises  téméraires  des  ambitieux  qui  veulent 
étonner,  doit-il  être  permis  à  tous  les  charlatans  qui  tendent 
des  pièges  à  la  crédulité  publique  de  fatiguer  encore,  de  tour- 
menter le  dialecte  national,  de  le  défigurer  par  des  barbarismes 
et  des  solécismes  que  les  sots  prennent  pour  des  traits  de  génie? 
Voltaire  lui-même  n'a  jamais  hérissé  ses  écrits  de  ce  jargon 
barbare;  lors  même  que  ses  idées  sont  corrompues,  sa  diction 
est  toujours  pure  -.  » 

Tout  cet  article,  dont  il  est  inutile  de  donner  de  plus  longs 
extraits,  se  résume  dans  cette  idée  :  il  n'y  a  rien  à  changer.  Ce 
programme  négatif  fut  pendant  près  de  vingt  ans  celui  des 
hommes  qui  tenaient  avec  GeotTroy  «  le  sceptre  de  la  critique  », 
Feletz,  Dussault  -,  Hoffman. 

1.  Voir  Dussault  (Annales  litU-mires.  II.  27),  à  propos  de  Vl'ipilre  sur  l'indé- 
pendance de  l'homme  de  lettres  de  Millevoye...  On  regrelle,  dit-il,  de  trouver 
dans  sa  pièce  des  bois  inspirateurs,  un  vers  indépendant,  des  puf/ilats  littéraires, 
apprendre  le  cœur  humain.  Cf.  à  propos  du  Voi/af/euv  le  Spectateur  français  du 
XIX'  siècle,  1809.  Ici  c'est  non  plus  seulement  à  des  alliances  de  mots  ou  à  des 
mots,  mais  à  des  inversions  forcées  que  s'en  prend  le  critique.  Voici  un  exemple 
de  ces  inversions  forcées  : 

Les  travaux,  les  dangers,  son  zèle  les  surmonte. 
L'obstacle,  il  le  combat,  le  trépas,  il  ralTronte. 

2.  Voir  ['.innée  littéraire,  t.  IV,  72. 

3.  Voir  le  Spectateur  français,  ISO'J,  p.  399. 


864  LA    LAN(1|:K    FllANCAlSK 

Les  grammairiens  \  ([uoique  un  peu  plus  libéraux  que  les 
critiques  —  Domergue  vécut  jusqu'en  1808,  —  leur  viennent 
en  aide. 

Et  au-dessus  des  hommes,  pour  achever  de  disci[diner  la 
langue,  se  créent  ou  se  rétablissent  des  institutions.  L'Académie 
avait,  en  théorie,  cessé  d'exister.  En  fait  la  section  de  gram- 
maire et  de  poésie  de  l'Institut  était  devenue  en  1803  la  classe 
de  langue  et  de  littérature  fi-ançaise,  et  la  chose  était  ainsi  res- 
taurée sans  le  nom,  qui  ne  fut  repris  qu'en  1816.  A  côté  de 
l'Académie  existait  une  Société  libre,  fondée  par  Domergue  le 
25  oct.  1807,  VAcadé?nie  ou  Conseil  grammatical-,  qui  publiait 
ses  décisions  :  les  Solutions^.  L'empereur  y  fit  ajouter  Y  Athénée 
de  la  langue  française,  dans  la  pensée  que  «  les  idiomes,  les 
usages,  et  les  mœurs  des  peuples  réunis  à  la  France  pouvant 
enrichir  la  langue,  mais  aussi  en  altérer  la  pureté,  il  était  plus 
nécessaire  que  jamais  d'y  veiller  ».  Comme  on  voit,  l'ordre 
était  assuré;  pas  pour  longtemps. 


1.  Quelques-uns  commencent  à  être  éclairés  par  la  grammaire  historique. 
Voir  Th.  Lorin,  Sur  les  avantages  qu'on  pourrait  tirer  de  la  lecture  des  anciens 
écrivains  français.  Paris,  1811.  Bib.  Nat.,  Z.  p.  2792.  «  Notre  langue,  en  s'épu- 
ranl,  a  perdu  l)caucoup  de  ses  grâces  enl'anlines,  qui,  à  la  vérité,  ne  peuvent 
convenir  à  la  haute  poésie,  à  la  mâle  éloquence  et  au  style  soutenu,  mais  qui 
ajouleroient  un  charme  nouveau  à  la  poésie  légère.  » 

2.  Voir  des  extraits  des  procès-verbaux  dans  le  Manuel  des  amateurs  de  la 
langue  française,  T  édition,  p.  1G3,  172,  200. 

3.  Solutions  grnnijnaticales,  par  Uri)Min  Domergue,  Paris,  1808,  iii-S». 


ONT  COLLABORÉ  A  CE  VOLUME 

CAHEN  (Albert),  i.rofosscur  a,i  lycée  Louis-le-(;ran,l 
CHANTAVOINE  (Henri),  professeur  au  Iveée  Henri  IV 
CROZALS  (J.  ,1e).  professeur  à  l'Université  de  Grenoble. 
DAV.D^SAUVAGEOT  (Albert),  professeur  au  collège  Stanislas. 

DES  E^tr^T.  n"""^'  ""'""  "'"''■'  ''  '^"''^  ''•^"^^-'^  ^'Athènes, 
de  (  l!.nno  Jt    ^'""'"'^""^')'  ^^^^^^  '''  ^^  ^-«"'té  des  lettres  de  l'Université 

DOUMIC  (Hcné),  professeur  au  collège  Stanislas. 

FAGUET  (Énule),  professeur  à  l'Université  de  Paris 

MICHEL  (Henry),  docteur  es  lettres,   chargé  de    cours  à  l'Université  de 

""df^l^Uy"    ^""""'""^^  '""'"'■   '^   '''''-'''  P--of^-e"'-  au   lycée  Janson- 
PETIT  DE  JULLEVILLE,  professeur  à  l'Université  de  Paris 

°^.x-ArK^  ^'"""''^'   '""^^^"^   ^^   ^^^^'•-'  P-r—  -'pÉcole   des 
TEXTE  fJoseph),  professeur  à  l'Université  de  Lvon. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


^7'^T!°''."^''  ''"""'  ^"   ''  ^"^  (Dix-neuviéme  siécleN  par  M.   É, 


CHAPITRE  I 

CHATEAUBRIAND 

Par  M.  K.M.tiA.NLEi.  des  Kssauts. 

/.  -  Chateaubriand,  de  sa  naissance  au  .  Génie  du  Christianisme  . 
{i7(j8-iSo2). 
Origines  de  Chateaubriand,  2.  —  Éléments  du  cr^nip  A^  ri    .       u  •      . 
-  Chateaubriand   à  Paris,    i.  _  ^  wVi   ,a^  ^7  F  '  ?  '''"^^' ^- 

Le,  ^acht.    \0.  _  Conversion  de   Chateaubriand,  12.  -  Atala     I 
iieué,  lo.  -  Les  innovations  de  Chateaubriand    Le  ,«o     r  '       ,  ~ 

cohe,  18.  -  Le  sentiment  de  hi  natur.^  18.  '  '  '"  ^  '^^  "^'-''^''»- 

Histoire  de  la  langue.  VII. 

00 


860  TABLE  DES  MATIERES 

//.  —  Du  "  Génie  du  Christianisme  »  à  la  mort  de  Chateaubriand 
[1802-1848). 

Le  Génie  du  Christianisme.  Opportunité  de  cet  ouvrage,  20.  —  Revendi- 
cation de  la  poésie  chrétienne,  23.  —  Intelligence  du  passé.  Création  de 
la  critique  moderne,  27. —  Passage  de  Cliateaubri.'ind  dnns  la  diplomatie. 
Les  Marlj/rs,  28.  —  L'Itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem,  33.  —  Le  dernier 
Abencérage,  36.  —  Le  style  do  Chateaubriand,  37.  —  Écrits  politiques  de 
Chateaubriand,  39.  —  La  vieillesse.  Dernières  œuvres.  Les  Mémoires,  43. 

—  Conclusion,  47. 
Bibliographie,  48. 

CHAPITRE    II 

JOSEPH   DE  MAISTRE.   Mme   DE   STAËL 

l\'if  M.  Albicut  (Iahex. 

/.  —  Joseph  de  Maistre. 

Jeunesse  et  éducation  de  Joseph  de  Maistre,  49.  —  Joseph  de  Maistre, 
depuis  son  entrée  dans  la  magistrature  (1774)  jusqu'à  sa  mort  (1821),  '63. 

—  L'œuvre.  Premiers  écrits,  ;)6.  —  Le  traité  De  la  souveraineté,  les  Consi- 
dérations sur  la  France  et  VEssai  sur  le  'principe  générateur  des  C07istitution.s 
politicjueSj  119.  —  Les  livres  Du  pape  et  De  VÈglise  gallicane,  63.  —  Les 
œuvres  posthumes  :  YExamen  de  la  philosophie  de  Bacon  et  les  Soirées  de 
Saint-Pétersbourg ,  G8.  —  La  Correspondance,  71. 

//.  —  M»^"  de  Staël. 

Enfance  et  jeunesse  de  M""  de  Staël.  Premiers  écrits,  73.  —  Son 
mariage  :  le  baron  de  Staël-Holstein,  77.  —  Opuscules  politiques.  Les 
Réflexions  sur  la  paix  et  sur  la  paix  intérieure,  79.  —  Opuscules  moraux 
et  littéraires.  Si.  —  M'^°  de  Staël  sous  le  Consulat  et  l'Empire,  83.  — 
Dernières  années  (1812-1817),  87.  —  Les  grandes  œuvres  :  Delphine,  89.  — 
Corinne,  92.  —  Le  livre  De  la  littérature,  90.  —  Le  livre  De  l'Allemagne,  99. 

—  Les  Considérations,  103.  —  Conclusion,  1U6. 
Bibliographie,  108. 

CHAPITRE  III 

LA   LITTÉRATURE   DU    PREMIER  EMPIRE 

Par  M.  Auguste  Bolrgoin. 

Causes  de  la  faiblesse  de  la  littérature  impériale,  110.  —  La  société  de 
l'Empire,  112.  —  La  Tragédie,  115.  —  Le  Drame  et  le  Mélodrame,  121.  — 
La  Comédie,  124.  —  La  Poésie  épique,  128.  —  La  Poésie  officielle,  129. 

—  La  Poésie  légère,  130.  —  La  Poésie  didactique,  131.  —  La  Poésie 
élégiaque,  133.  —  Les  Prosateurs  de  l'Empire,  137.  —  Napoléon  I'''  homme 
de  lettres,  137.  —  Le  Roman,  138.  —  L'Histoire,  140.  —  La  Critique  litté- 
raire et  le  Journalisme,  142.  —  L'Éloquence,  140.  —  Conclusion,  147. 

Bibliographie,  148. 

CHAPITRE  IV 

LE    ROMANTISME 

Par  M.  A.  David-Sauvaceot. 

/.   —   Principe   initial    du    romantisme  :    le   retour 
à  la  tradition  générale  de  VEurope. 

Le  Romantisme  en  général,  l'uO.  —  Les  deux  traditions,  151. 


TAI5LK   DHS   MATIKHKS  807 

//.  —  Des  causes  de  ce  retour. 

La  réacliou  naturelle  de  l'esprit  frunrais,  i:')2.  —  I/influoncc  étran- 
gère, 15i). 

m.  —  Le  principe  de  la  vente,  selon  le  romantisme. 

Le  rapproclieinent  de  Tart  et  de  la  vie,  loT.  —  L'abstraction  et  la 
Cduleur  locale,  160.  —  Vérité  complète  et  vérité  choisie,  161.  —  La  fixité 
classique  et  le  devenir,  162. 

IV.  —  Le  principe  de  la  liberté. 

L'idée  de  progrès,  163.  —  Cuerre  aux  autorités,  aux  codes  et  aux 
règles,  164.  —  Le  rationalisme  et  l'essor  naturel  du  génie,  167. 

V.  —  L'individualisme  et  les  sectes. 

Qu'est-ce  que  l'individualisme?  169.  —  Les  deux  grandes  tendances, 
subjective  et  objective,  170. 

VI.  —  La  tendance  objective  :  le  romantisme  de  l'observation. 
Ses  représentants,  171. 

VII.  —  La  tendance  subjective  :  le   romantisme  de  l'impression  personnelle. 

Les  sources,  174.  —  La  poésie  de  l'àme,  177.  —  La  poésie  de  la  sym- 
pathie humaine,  182.—  La  poésie  du  rêve  et  du  fantastique,  183. 

VIII.  —  Conclusion.  Evolution  du  romantisme  d'impression 
vers  la  poésie  objective.  185. 


CH.\PITRE    V 

LAMARTINE 

Par  M.  Petit  de  Ji  lleville. 

/.  —  La  jeunesse  de  Lamartine  {i/go-iS2o). 
Les    origines,    190.   —   Les    premiers   vers,  191.   —   Voyage    d'Italie. 
Graziella,  194.  —  La  Restauration,  196.  —  Klvire,  197.  —Lamartine  à  la 
veille  des  Méditations,  198. 

^^-  —  L>es  «  Méditations  »  aux  •  Harmonies  .  {iS20-iS3o). 

Les  Méditations,  201.  —  La  Mort   de  Socrate  et  les  secondes  Médita- 
tions, 206.  —  L'Académie,  211.  —  Les  Harmonies,  213. 

^^•^'  —  Des  a  Harmonies  «  aux  .  Recueillements  .  {iS3o-iS3g). 
Le  Voxjaijc  d'Orient,  217.  —  Le  «  Grand  Poème  »,  221.  —  Jocclyn,  222. 
—  La  Chute  d'un  Ange,  226.  —  Les  Recueillements,  230. 

IV.  —  Lamartine  orateur  et  historien. 
Lamartine  orateur,  234.  —  Lamartine  historien.  Les  Girondins,  239. 


868  TABLE  DES  MATIERES 

V.  —  La  vieillesse  et  la  mort  [i 84g-iS6g). 

.  Les  Confidences;  Raphaël,  242.  —  Le  Cours  familier  de  littérature,  244. 

—  La  Langue  et  le  style  de  L.imarline,  24.').  —  La  vieillesse  et  la  mort,  247. 

—  Dernier  jugement  de  Lamartine  sur  lui-même,  248. 
Bibliographie,  2o0. 

CHAPITRE  VI 

VICTOR    HUGO 

Par  M.  Gaston   Deschamps. 

/.  —  L'enfance  du  poète. 

Premières  années  de  Victor  Hugo,  2o4.  —  Victor  Hugo  écolier,  2o6. 

//.  —  La  Restauration  {i8 1 b-i 83o). 

Victor  Hugo  et  Chateaubriand,  261.  —  Le  mariage  du  poète,  265.  — 
Victor  Hugo  et  la  Royauté,  268.  —  La  Préface  de  Cromwell,  272.  — 
Victor  Hugo  et  le  philhellénisme,  275.  —  Victor  Hugo  et  Napoléon,  281. 

///.  —  De  i83o  à  1848. 
Victor  Hugo  et  le  moyen  âge,  287.  —  Victor  Hugo  et  la  Révolution,  291. 

IV.  —  De  J848  à  i885. 

Victor  Hugo  et  le  second  Empire,  294.  —  Victor  Hugo  et  la  troisième 
République,  300.  —  Conclusion,  306. 
Bibliographie,  309. 

CHAPITRE   VII 
LES  POÈTES 

De    1820    à    1850. 
Par  M.  HexNri  Chantavoine. 

7.  —  Les  derniers  classiques.  La  poésie  populaire  ou  moyenne. 

Réranger,  311.  —  Pierre  Lebrun,  314.  —  A.  Soumet,  315.  —  Casimir 
Delavigne,  315. 

//.  —  Deux  grands  poètes. 
Alfred  de  Vigny,  316.  —Alfred  de  Musset,  326. 

///.  —  Autour  du  Cénacle.  Les  amis  de  Victor  Hugo. 
Emile  Deschamps,  336.  —  Antony  Deschamps,  337.  —  Sainte-Reuve,  337. 

—  Théophile  Gautier,  340. 

JV.  —  Autres  poètes  romantiques. 

Félix  Arvers,  344.  —  Gérard  de  Nerval,  344.  —  Rarthélemy  et  Méi^y,  345. 

—  Auguste  Rarbier,  345. 

V.  —  Le  Romantisme  en  province. 
Auguste   Rrizeux,   347.  —  Victor    de   Laprade,   351.  —  Joséphin  Sou- 
lary,  353.  —  Joseph  Autran,  355.  —  Hégésippe  Moreau,  335. 


TAHLK   lJi:S   MATIKIŒS  869 

VI.  —  Les  Femmes  poètes. 

M""'  DL'slturdrs-Valiiioïc,  'SM).  —  M""'  Aiiuiltlc  Tastii,  iJijT.  —  M'"^  Aiiaïs 
SL'!j;alas,  3:j7.  —  M"»''  Ackt-rmann,  iJliS. 
Bibliographie.  3ÎJ9. 

CHAPITRE  VIII 
LE   THÉÂTRE    ROMANTIQUE 

Par   -M.    HiJNL    Dol.mic. 

I.  —  Les  origines. 
Les  lliéories,  3G1.  —  La  préface  de  Cromicell,  36o. 

JL  —  Le  mélodrame  et  le  théâtre  romantique. 

Henri  m  et  sa  cour,  369.  —  Lo  théâtre  de  Victor  Hugo,  372.  —  Los 
caractèi'os  du  drame  de  Victor  Hugo,  374.  —  Alfred  de  Vigny  :  Chat- 
terton, 384.  —  Le  théâtre  d'Alexandre  Dumas,  387.  —  Casimir  Dula- 
vigne,  389.  —  Conclusion,  390. 

IH.  —  La  Comédie. 
Eugène  Scribe,  392. 

IV.  —  Le  théâtre  d' Alfred  de  Musset. 

Les  Comédies  de  salon,  399.  —  Lorcnzaccio,  399.  —  La  fantaisie  au 
théâtre,  401.  —  Les  jeunes  filles,  40;j.  —  L'analyse  de  l'amour,  407.  — 
Conclusion,  411. 

Bibliographie,  412. 

CHAPITRE  IX 
LE   ROMAN 

Par  M.  Geohges  Pellissiek. 

/.    —    Le    Roman    personnel. 

Le  roman  lyriijue,  î-14.  —  Le  roman  d'analyse,  414.  —  Oberman,  414. 

—  Adolphe,  416. 

//.  —  Le  Roman  historique. 

Cinq-Mars  d'Alfred  de  Vigny,  419.  —  Romans  historiques  de  Mérimée, 
Victor  Hugo,  Alexandre  Dumas,  420. 

///.  —  Le  Roman  de  mœurs  contemporaines.  Le  Roman  «  idéaliste  ». 

Ceorge  Sand.  Les  quatre  périodes  de  sa  vie  littéraire,  421.  —  Unité 
fondamentale  de  son  u'uvre,  423.  —  Son  idéalisme,  424.  —  Sou  art,  431. 

—  Conclusion,  434.  —  Jules  Sandeau,  430. 

IV.  —  Le  Roman  de  mœurs  contemporaines.  Le  Roman  «  réaliste  •. 

Stendhal.  Sa  complexité,  436.  —  Sa  valeur  littéraire,  441;  —  Prosper 
Mérimée.  Lhomme,  44y.  —  L'artiste,  449.  —  Balzac.  L'homme,  4")b.  — 
Son  idéalisme,  439.  —  Réalisme  de  Balzac.  Sa  philosophie,  46  k  —  Son 
u  pessimisme  »,  467.  —  Sa  conception  du  romUn,  œuvre  documentaire,  469. 

—  L'art  de  Balzac,  474. 
Bibliographie,  477. 

53. 


870  TABLE  DES  MATIERES 

CHAPITRE   X 
L'HISTOIRE 

Par  M.  J.  DE  Ckozals. 

Les  grandes  écoles  liisloriques,  478. 

/.  —  L'Ecole  de  l'Imagination. 

Augustin  Thierry  (1795-18o6);  un  accent  nouveau,  480.  —  L'idée  pre- 
mière de  l'œuvre,  482.  —  Augustin  Thierry  publiciste,  483.  —  La  con- 
ception historique  d'Augustin  Thierry,  484.  —  Le  choix  de  la  méthode,  486. 

—  La  théorie  de  la  race,  488.  —  Le  style  d'Augustin  Thierry,  489.  — 
Brugière,  baron  de  Barante  (1782-1866).  ScribUur  ad  narrandum,  491.  — 
Michaud  et  VHislotre  des  Croisades  (1767-1839),  493.  —  Jules  Michelet 
(1798-1874).  Sa  vie  ;  la  chronologie  de  ses  œuvres,  495.  —  Le  caractère  de 
l'homme;  ses  opinions,  498.  —  L'œuvre  liistorique  de  Michelet,  500.  — 
Le  style  de  Michelet,  504. 

//.  —  L'Ecole  philosophique. 

François  Guizot  (1787-1874),  505.  —  Sa  doctrine  et  son  œuvre  histo- 
rique, 507.  —  Guizot  écrivain,  512.  —  Fi^ançois  Mignet  (1796-1884),  512. 

—  Son  œuvre,  515.  —  L'art  de  Mignet,  516. 

///.  —  L'intelligence  et  le  patriotisme  en  histoire. 

Adolphe  Thiers  (1797-1877).  L'Histoire  de  la  Révolution  française  (1823- 
1827),  518.  —  L'Avertissement  du  MF  volume  de  V Histoire  du  Consulat  et 
de  l'Empire,  521.  —  L'Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire  (1845-1862),  524. 

—  Thiers  écrivain,  527.  —  Henri  Martin  (1810-1883).  L'Histoire  de 
France,  529. 

IV.  —  L'histoire  à  tlièse  et  le  pamphlet  historique. 

Simonde  de  Sismondi  (1773-1842),  531.  —  Louis  Blanc  (1811-1882). 
L'Histoire  de  dix  ans.  Un  pamphlet  éloquent,  532.  —  L'Histoire  de  la 
Révolution  française f  53 i. 

Bibliographie,  '')36. 

CHAPITRE  XI 
ÉCRIVAINS   ET  ORATEURS   RELIGIEUX.   PHILOSOPHES 

Pur  M.  ALBEnT  Cahen. 

/.  —  Lamennais. 
l'icmièri'  partie  de  la  vie  de  Lamenna's  (1782-1817).  Premiers 
ouvrages,  538.  —  L'Essai  sur  l'indifférence  en  matière  de  rclufion,  543.  — 
Le  second  volume  de  ÏEssai,  546,  —  Lamennais  depuis  1823  jusqu'à  sa 
rupture  avec  l'Église,  551.  —  Lamennais  républicain.  Les  Paroles  d'un 
croyant,  557.  —  I.es  Affaires  de  Rome  et  VEsquisse  d'une  philosoph'ie,  563. 

—  Résumé,  566. 

//.  —  Lacordaire. 

Vie  de  Lacortlaire;  ses  œuvres  diverses,  507.  —  Avant  Lacordaire  :  les 
Conférences  de  Frayssiiious.  lia  prédication  de  Lacordaire,  575. 


TAlilJ']   DES  MATIKIIKS  871 

///.  —  La  philosophie. 

IMiil.. SI. plies   divers,   [{.illanehr   (1770-1847),    u81.  —   Victor  Cousin    ut 
réclrclisiiif,  liOO.  —  .loiillVoy,  Ij'Xj. 

Bibliographie,  .'JDS. 


CHAPITRE  XII 

ÉCRIVAINS   ET   ORATEURS    POLITIQUES 

De  1814  à  1852. 

Par    .M.    Henry    .Michel. 

/.  —  La  Restauration. 

LES     ÉCKIVAINS     POLITIQUKS 

Les  théocrates,  399.  —  Les  libéraux,  601.—  Benjamin  Constant,  602. 


—  Courier  et  Déranger,  604. 


LES  ORATEURS 


Le  milieu,  606.  —  Les  hommes,  606.  —  De  Serre,  607.  —  Hover- 
Collard,  607. 

//.  —  La  Monarchie  de  Juillet. 

LES     ORATEURS 

Casimir  Perier,  609.  —  Victor  de  Broj^lie,  610.  —  Guizot,  610.  — 
Thiers,  612.  —  Autres  orateurs,  614.  —  Lamartine,  615.  —  Berryer,  617. 

LES     É  cm  V  A  1 X  S     POLITIQUES 

Cormenin,  618.  —  Armand  Carrel,  620.  —  Les  théories  américaines 
de  Carrel,  621.  —  Sa  théorie  du  droit  commun,  622.  —  Les  questions 
sociales,  622.  —  Carrel  écrivain,  623.  —  Alexis  de  Tocqueville,  624.  —  La 
démocratie  en  Amérique  :  première  partie,  625.  —  Les  idées  maîtresses  de 
Tocqueville,  626.  —  La  deuxième  partie  de  Fouvrage,  628.  —  Tocqueville 
écrivain,  629.  —  Les  Souvenirs,  030. 

///.  —  La  deuxième  République. 
La  révolution  de  Février,  630.  —  Comment  évolue  la  révolution,  631. 

LES     ORATEURS 

La  salle  des  séances.  632.  —  Ledru-RoUin,  633.  —  Louis  Blanc,  63 S.  — 
Michel  (de  Bourges),  635.  —  Dufaure,  636.  —  Falloux,  637.  —  Monta- 
lembert,  638.  —  Victor  Hugo,  640. 

LES     ÉCRIVAINS     POLITIQUES 

Les  Journaux,  641.  —  Proudlion,  041.  —  Le  philosophe  politique,  642. 
—  L'écrivain,  644. 

Bibliographie,  644. 


872  TABLE  DES  MATIERES 

CHAPITRE  XIII 

LACRITIQUE 

De  1820  à  1850. 
Par  M.  Emile  P'aglet. 

1.  —  Critique  romantique  :  les  •<  auteurs  »  et  leurs  manifestes. 

Victor  Hugo,  640.  —  Alfred  de  Vigny,  048.  —  Lamartine,  649.  — 
Stendhal,  OoO.  —  Alfred  de  Musset,  Go2.  —  Casimir  Delavigne,  053.  — 
Henri  Heine,  054. 

JI.  —  Critique  romantique  :  les  critiques  proprement  dits. 

Simonde   de  Sismondi,  G5G.  —  Fauriel,  OaO.  —  Charles   Magnin,  057. 

—  Théophile  Gautier.  Jules  Janin,  658.  —  Sainte-Beuve,  000. 

///.  —  Critique  romantique  :  les  journaux. 
La  Mui^e  française,  007.  —  La  Minerve  française,  009.  —  Le  Globe,  009. 

IV.  —  Critique  classique  :  «  les  auteurs  ». 

Déranger,  073.  —  Stendhal,  073.  —  Mérimée,  073.  —  îs'épomucène 
Lemercier,  074.  —  Baour-Lormian,  075.  —  Ponsard,  070. 

V.  —  Critique  classique  :  les  critiques  proprement  dits. 

Dussault,  077.  —  Hoiïman,  078.  —  Charles  Dorimond,  abbé  de 
Féletz,  078.  —  Villemain,  079.  —  Saint-Marc  Girardin,  082.  —  Désiré 
Nisard,  084.  —  Gustave. Planche,  080.  —  Cuvillier-Fleury,  089. 

VI.  —  Critique  classique  :  revues  et  journaux. 

Le  Constituticnncl,  090.  —  Le  Journal  des  Débats,  093.  —  La  Revue  des 
Deux  Mondes,  097.  —  Conclusion,  099. 
Bibliographie,  099. 

CHAPITRE   XIV 

LES    RELATIONS    LITTÉRAIRES    DE   LA   FRANCE 
AVEC  L'ÉTRANGER 

De  1799  à  1848. 
Par  M.  JosiiPii  Texte. 

/.  —  La  période  du  Consulat  et  de  VEmpire  {i  -()()-i 8 1 5). 

La  France  et  réiraiigcr  sous  le  Consulat  et  TEmpire,  702.  —  Les  rela- 
tions avec  l'Angleterre,  704. —  Les  relations  avec  Pltalie  etPEspagae,  708. 

—  Les  relations  avec  l'Allemagne,  710. 

//.  —  La  Restauration  et  la  Monarchie  de  .luillet  (i S j }-i 84S). 

Le  cosmopolitisme  romantique,  714.  —  Schiller  et  Shakespeare  en 
France,  717.  —  Le  roman  anglais,  722.  —  La  poésie  anglaise,  724.  — 
La  littérature  allemande,  728.  —  La  lillénilure  italienne,  732.  —  L'Es- 
pagne, 737.  —  L'Orient,  739. 

Bibliographie,  740* 


TAHLK    IIKS    MATIKHKS  873 

CIIAPITKK    XV 

L'ART   FRANÇAIS  DANS  SES  RAPPORTS 

AVEC    LA    LITTÉRATURE    AU     XIX     SIÈCLE 

l'.ir  M.  Samii:l  nociiiiiiLAVc. 

/.  —  Classici<!ine  et  Romantisme  de  iSoo  à  i830  environ. 

L'art  Empire,  Pnuliion,  743.  —  L'art  roiiiantiiiuo  et  ses  conlacls  lillt'- 
raires,  747.  —  La  mèl<;o  aitistique.  L'art  et  les  mœurs,  7.''>3.  —  La  querelle 
du  dessin  et  de  la  couleur.  Ingres  et  Delacroix,  757.  —  La  seulpture 
romantique.  David  d'Angers,  700. 

//.  —  Du  Romantisme  au  Réalisme  de  iS36  à  /<S'<S'o  environ. 

Réaction,  763.  —  Les  transformations  du  romantisme,  704.  —  L'art 
«  juste-milieu  »,  7()o.  —  L'orientalisme,  767.  —  La  sculpture.  Rude  et 
Barye,  770.  —  L'architecture.  L'arciiéologie  et  l'art,  773.  —  Le  paysage,  779. 
—  Le  réalisme.  Courbet.  L'art  du  second  Empire,  781.  —  Après  Courbet. 
Impressionisme  et  dilettantisme.  Les  écrivains  d'art,  78a. 

///.  —  L'art  présent.  {Vingt  dernières  années  du  siècle.) 
hilluences  sociales.  Art   et  démocratie,   787.  —   Influences  littéraires 
et   artistiques,  789.  —   Vitalité   de  l'art    français,   7UI.  —  Lart  u   euro- 
péen >>,  793. 

CHAPITRE    XVI 
LA    LANGUE    FRANÇAISE    AU    XIX     SIÈCLE 

PREMIÈRE    PARTIE 

LA     RÉVOLUTION     ET     L'EMPIRE 

Par  M.  Fehoinami  BnrxoT. 

I.  —  Histoire  externe  de  la  langue. 

Le  français  dans  récole.  Coiip  d'œil  en  arrière.  Les  premières  années 
du  xviii^  siècle,  795.  —  Rollin,  797.  —  Les  successeurs  de  Rollin.  Quelques 
progrès,  798.  —  La  réforme  parlementaire,  801.  —  La  Révolution.  Hostilité 
contre  le  latinisme,  806.  —  L'enseignement  du  français,  809.  —  Le  français 
langue  nationale.  Mesures  contre  les  idiomes  étrangers,  810.  —  Projet 
d'anéantissement  des  patois,  815. 

//.  —  Histoire  interne  de  la  lans^iie. 

Généralités.  L'esprit  de  révolution  et  le  langage,  820.  —  Projets  de 
culture  administrative  de  la  langue,  824.  —  Langage  populaire  et  langage 
poissard,  833.  —  Les  mots  nouveaux,  840.  —  Mots  nouveaux  aujourd'hui 
disparus,  842.  —  Mots  nouveaux  qui  se  sont  conservés,  844.  —  Le  Diction- 
naire, 847. 

Le  XIX'  siècle. 

Mercier,  849.  —  Clialeaubriand,  854.  —  .\utour  de  Chateaubriand.  Les 
autres  écrivains,  860.  —  La  discipline  dans  la  langue,  861. 


PI. 

1 

IM. 

II 

PI. 

III, 

PI. 

IV 

PI. 

V, 

PI. 

VI, 

IM. 

VII. 

PI. 

VIII, 

PI. 

IX 

PI. 

X. 

PI. 

XI. 

PI. 

XII. 

PI. 

XIII. 

PI. 

XIV. 

PI. 

XV. 

PI. 

XVI, 

PI. 

XVII. 

PI. 

XVIII. 

PI. 

XIX. 

PI. 

XX. 

PI. 

XXI. 

l'I. 

XXIl. 

TABLE   DES   PLANCHES 

CONTENUES  DANS   LE   TOME   VII 
(Dix-neuvième  siècle.  —  Période  romantique.) 


PORTHAIT  DE    (  lHATEAl  liRIANI) . 16-17 

POUTRAIT    DE  JOSEI'II    DE    MaISTRE 6't-6.J 

Frontispice  de  Célestin  Naxteuil  pour  une  édition  de  Noire- 
Dame  de  Paris 1 .52- 1 53 

Portrait  de  La.martjne 224-225 

Portrait  de  Victor  Hcoo  (1829) 236-237 

Portrait  de  Victor  Hugo  (1879) 304-305 

Portrait  d'Alfred  de  Vigny 324-325 

Portrait  d'Ai.ired  de  Mu>5StT 332-333 

Portrait  dAlex.^ndre  Dumas 370-371 

Portrait  de  George  Sand 422-423 

Portrait  de  Balzac 464-465 

Portrait  de  Michelet 500-.50i 

PORTR.UT    DE   LAMENNAIS Oo8-5o9 

Portrait  de  Lacordaire o68-o69 

Portrait  de  Victor  CIousin 592-593 

Portrait  de  Guizot 610-611 

Portrait  de  Sainte-Beuve 664-665 

Portrait  de  Villemain 680-681 

Illustration  pour  une  scène  de  Faust 728-729 

Facsi.milé  d'un  dessin  original  de  Victor  Hugo 752-753 

Médaillons  de  Gustave  Planche  et  de  Théophile  Gautier.  760-761 

Frag.ment  d'une  fresque  de  Puvis  de  Ch.\ vannes 792-793 


Coulommier?.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


o3 


i^J^ 


Ma 


/^  -^^-i 


^^ 


^:^:x^ 


k/^ 


i-]^ 


,m^